Contenu de la décision
Tribunal canadien |
|
Canadian Human |
Référence : 2025 TCDP
Date : Le
Numéro(s) du/des dossier(s) :
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Entre :
la plaignante
(Dossier : T2736/11221)
- et -
la plaignante
(Dossier : HR-DP-3094-25)
- et -
Commission canadienne des droits de la personne
la Commission
- et -
l’intimé
Décision sur requête
Membre :
Table des matières
I. APERÇU
[1] Il s’agit d’une décision concernant une requête visant à ce que deux plaintes soient jointes pour instruction commune.
[2] La première plainte (T2736/11221, la « plainte Francis ») a été déposée par la Dre June Francis contre Air Canada, l’intimée, le 28 décembre 2018. Elle allègue qu'elle a été traitée de manière abusive, méprisante et humiliante par le personnel d’Air Canada au comptoir d’enregistrement de l’aéroport international de Vancouver, et qu'elle a ensuite été interpellée par un superviseur et un agent de sécurité. Elle allègue que sa couleur de peau, sa race, son sexe, son origine nationale et ethnique et son handicap ont joué un rôle dans le traitement qui lui a été réservé. La Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») a renvoyé la plainte au Tribunal pour instruction le 7 octobre 2021. L’audience relative à la plainte doit commencer le 28 juillet 2025 (c’est-à-dire la semaine prochaine).
[3] La deuxième plainte (HR-DP-3094-25, la « plainte Antwi ») a été déposée par Gertrude Antwi contre Air Canada le 13 novembre 2020. Mme Antwi allègue qu'elle a été traitée de manière abusive par l’équipage d’un vol exploité par Air Canada et qu'elle a été expulsée de force de l’avion. Elle allègue que sa race, son sexe et sa couleur de peau ont joué un rôle dans le traitement qui lui a été réservé. La Commission a renvoyé la plainte au Tribunal pour instruction le 19 mars 2025.
[4] Le 30 juin 2025, la Commission a déposé une requête visant à ce que les deux plaintes soient jointes et à ce que les témoignages de chacune soient entendus l’un après l’autre par le même membre du Tribunal. La Commission a proposé de maintenir les dates d’audience déjà prévues dans la plainte Francis, mais de reporter la comparution du témoin expert à une date après le témoignage dans la plainte Antwi. La Dre Francis et Mme Antwi, les plaignantes, acceptent cette proposition. Air Canada n’y consent pas, mais a proposé que certaines des questions soulevées dans les plaintes soient examinées conjointement.
II. DÉCISION
[5] La requête de la Commission est rejetée.
III. CADRE JURIDIQUE
[6] Le Tribunal doit instruire les plaintes sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique (voir au par. 48.9(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (LCDP)). Le Tribunal conserve le pouvoir discrétionnaire de joindre des plaintes distinctes pour instruction commune (voir au par. 50(2) de la LCDP).
[7] Le Tribunal devrait au moins examiner et soupeser les facteurs suivants pour décider s’il y a lieu d’ordonner l’instruction commune des plaintes :
1) L’intérêt public qu’il y a à éviter la multiplicité des procédures, y compris la réduction des coûts, des délais, des inconvénients pour les témoins, du besoin de répéter la preuve et du risque de parvenir à des résultats contradictoires;
2) Le préjudice que pourrait causer aux parties et au public en général une instruction commune, notamment en raison du prolongement de la durée de l’audience, étant donné la nécessité d’examiner des questions propres à l’autre partie, ainsi que du risque de confusion que pourrait engendrer la présentation d’éléments de preuve n’ayant peut-être pas rapport aux allégations mettant en cause particulièrement l’une ou l’autre partie;
3) L’existence de questions de fait ou de droit communes.
(voir McLearn c. Commission canadienne des droits de la personne et Emploi et Développement social Canada, 2025 TCDP 22, aux par. 11–13 [McLearn].)
[8] J’ai tenu compte de ces facteurs dans mon analyse.
IV. ANALYSE
[9] Compte tenu de la proximité des dates d'audience de la plainte Francis, j’ai fait en sorte que mes motifs soient aussi concis que possible.
[10] Tout d’abord, je peux confirmer aux parties que la présidente m’a chargé d’entendre la plainte Antwi.
[11] Cela dit, je ne suis pas convaincu par les arguments de la Commission en faveur de la jonction des plaintes, même si je suis chargé des deux. Je refuse également d’organiser les deux plaintes de manière séquentielle, comme le suggère Air Canada dans sa réponse à la requête. Il est important de souligner que je ne suis pas convaincu que l’approche de la Commission ou celle d’Air Canada apportera des avantages qui l’emportent sur le retard inévitable qu’entraînerait la jonction d’une plainte qui est sur le point d’être entendue avec une plainte pour laquelle le dépôt des exposés des précisions (EDP) n’est pas encore terminé. Par conséquent, je demande que la plainte Francis se poursuive comme prévu et selon le calendrier établi.
[12] Je ne suis pas convaincu que les points communs entre les plaintes justifient leur jonction. La Commission souligne qu’il existe des motifs communs entre les deux plaintes (race, sexe et couleur de peau) et que toutes deux invoquent l’intersectionnalité des motifs. Les plaignantes sont également représentées par les mêmes avocats.
[13] Cette situation est loin d’être unique. Il n’est pas rare que le Tribunal reçoive des plaintes émanant de différents plaignants contre le même intimé, invoquant les mêmes motifs de discrimination, parfois même représentés par le même avocat qui exerce régulièrement devant le Tribunal. Cela ne justifie pas nécessairement la jonction des plaintes pour instruction commune. En outre, l’existence de questions systémiques ne suffit pas nécessairement pour exiger que les plaintes soient instruites conjointement (Mercier et Besirovic et al. c. Service correctionnel du Canada et al., 2022 TCDP 19 au par. 56 [Mercier]).
[14] La Commission affirme qu’il y aura répétition de la preuve si les plaintes sont instruites séparément. Je ne souscris pas à cet argument. Les faits à l’origine des deux plaintes sont très différents. La plainte Francis concerne un incident survenu à l’aéroport international de Vancouver impliquant le personnel d’un comptoir d’Air Canada. La plainte Antwi concerne un incident impliquant l’équipage de vol et de cabine après que Mme Antwi a embarqué à bord d’un avion d’Air Canada aux États-Unis. Le risque de conclusions contradictoires ou incompatibles avec l’autre plainte est faible. J’aborde la possibilité d’une répétition des témoignages d’experts plus loin dans la présente décision.
[15] Le problème le plus important soulevé par la demande de jonction de la Commission est celui du respect des délais. Cette demande tardive entraînera inévitablement un retard dans la plainte Francis, même si les parties proposent de maintenir les dates d’audience prévues la semaine prochaine. Il est de ma responsabilité de veiller à ce que les plaintes soient traitées de manière expéditive (par. 48.9(1) de la LCDP; Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29 au par. 46; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 au par. 29). Le retard dans le traitement de la plainte Francis est déjà plus long qu’il ne devrait l’être. Les faits allégués dans la plainte se sont produits il y a plus de sept ans.
[16] La Dre Francis a déposé sa plainte auprès de la Commission il y a environ six ans et demi. Depuis lors, la plainte est en cours d'instance devant la Commission et le Tribunal.
[17] Le Tribunal a été saisi de la plainte Francis il y a près de quatre ans. Tous les EDP ont été déposés en juillet 2022. J’ai tenu la première conférence téléphonique de gestion de l’instance (CTGI) en octobre 2022. Une deuxième CTGI a eu lieu en mars 2023, au cours de laquelle les dates de l’audience ont été fixées à près d’un an plus tard (avril 2024) en raison de difficultés à concilier les disponibilités de toutes les parties. J’ai ajourné l’audience quelques jours avant son début à la demande des parties qui souhaitaient tenter de régler la plainte par voie de médiation. La médiation a eu lieu plusieurs semaines plus tard, mais elle n’a pas abouti. En octobre 2024, j’ai tenu une autre CTGI au cours de laquelle de nouvelles dates d’audience ont été fixées (du 12 au 16 mai 2025).
[18] Le 5 mai 2025, le Tribunal a reçu une lettre de l’avocat nouvellement désigné de la Dre Francis demandant un ajournement. Jusqu’à ce moment-là, elle s’était représentée elle-même. J’ai rapidement organisé une CTGI le 6 mai 2025, au cours de laquelle j’ai accepté la demande d’ajournement à condition que les nouvelles dates d’audience soient proches. J’ai exprimé ma préoccupation quant au nombre d’années qui s’étaient écoulées depuis l’incident en 2018. Les parties ont convenu de tenir l’audience du 28 juillet au 1er août 2025. L’audience a pour but d’entendre les témoins non experts ainsi que le témoin expert de la Commission (Rachel Zellars), qui a préparé un rapport sur la race, les préjugés, l’intersectionnalité et d’autres questions connexes.
[19] L’avocat de la Dre Francis a toutefois soulevé une nouvelle question concernant l’argument en défense d’Air Canada selon lequel cette dernière n’est pas responsable des dommages-intérêts en vertu de l’article 53 de la LCDP en raison des modalités de la Loi sur le transport aérien, L.R.C. (1985), ch. C-26. La Dre Francis souhaitait contester la constitutionnalité de ces restrictions sur le fondement de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »). Je l’ai autorisée à modifier son EDP et les autres à modifier le leur en conséquence.
[20] À la CTGI suivante, l’avocat de la Dre Francis a confirmé qu’il appellerait trois témoins experts supplémentaires pour traiter la question relative à la Charte. Il a été convenu que les dates seraient fixées lors de l’audience de juillet/août afin que ces personnes puissent témoigner par vidéoconférence, probablement à différentes dates réparties au cours de l’automne 2025.
[21] La Commission fait valoir que, bien que sa requête ait été déposée moins d’un mois avant la date prévue pour le début de l’audience relative à la plainte Francis, [TRADUCTION] « le moment est opportun pour la jonction des plaintes à ce stade ». Je ne souscris pas à cet argument. Il est préférable de traiter les demandes de jonction le plus tôt possible (Karas c. Société canadienne du sang et Santé Canada, 2020 TCDP 12 au par. 122 [Karas]). Bien qu’elle ait eu connaissance de l’audience imminente dans la plainte Francis, avant même que la plainte Antwi ne soit renvoyée devant le Tribunal, la Commission a déposé la présente requête plus de trois mois après le renvoi de la plainte Antwi.
[22] La Commission traite vraisemblablement la plainte Antwi depuis son dépôt en 2020. Pour des raisons qui m’échappent, la Commission n’a renvoyé la plainte devant le Tribunal que plus de quatre ans plus tard, le 19 mars 2025. La lettre de renvoi ne demandait pas à la présidente une instruction commune concernant la plainte, comme le prévoit le paragraphe 40(4) de la LCDP. Lors de la CTGI du 6 mai 2025, l’avocat de la Dre Francis a simplement mentionné qu’une autre plainte avait récemment été renvoyée devant le Tribunal. J’ai répondu qu'aucune plainte de ce type ne m'avait été confiée et que je n’étais donc pas en mesure de m’exprimer à ce sujet.
[23] Ce n’est que le 20 juin 2025 que la Commission a informé le Tribunal par courrier de son intention de présenter la requête. Comme il a été mentionné, la requête elle-même a été déposée le 30 juin 2025, moins d’un mois avant la date prévue pour le début de l’audience relative à la plainte Francis. Conformément au calendrier de dépôt des observations convenu par les parties, j’ai reçu les observations en réponse de la Commission et des plaignantes le vendredi 18 juillet 2025.
[24] La Commission et les plaignantes semblent affirmer que l’audience relative à la plainte Antwi pourrait facilement avoir lieu à l’automne 2025. Elles croient que le Tribunal sera en mesure de tenir une audience à tout moment. Cette affirmation ne tient pas compte des réalités du processus préalable à l’audience.
[25] Contrairement à la plainte Francis, la procédure relative à la plainte Antwi vient à peine de commencer. Mme Antwi a déposé son EDP la semaine dernière. La Commission a déposé son EDP cette semaine. L’EDP d’Air Canada et les réponses doivent être déposés d’ici août 2025. Dans le cours normal des choses, une CTGI est tenue une fois le processus relatif aux EDP terminé. Si tous les documents sont complets, ce qui n’est souvent pas le cas, les dates d’audience peuvent être fixées lors de cette première CTGI. Cependant, très souvent, en raison de l’indisponibilité des parties, des témoins et du membre du Tribunal, une audience ne peut être tenue avant plusieurs mois. En outre, des questions se posent fréquemment concernant notamment la divulgation de documents, la suffisance des détails, qui doivent être résolues dans les mois qui suivent, ce qui empêche encore davantage de fixer une date d’audience rapprochée. Les parties n’ont pris aucune mesure pour garantir au Tribunal que ces retards ne se produiront pas, par exemple en demandant au Tribunal de leur indiquer des dates précises pour les audiences auxquelles elles et le Tribunal seraient disponibles.
[26] En outre, il ressort d'affaires antérieures portant sur la jonction de plaintes que celles-ci se trouvaient essentiellement au même stade devant le Tribunal (Toutsaint c. Service correctionnel du Canada et West Coast Prison Justice Society c. Service correctionnel du Canada, 2021 TCDP 3 au par. 4; Karas au par. 122). Lorsque le Tribunal a ajourné des dates d’audience prévues afin de joindre des plaintes, les deux plaintes visées concernaient le même plaignant et comportaient un récit unique si étroitement lié qu’il ne pouvait être scindé (McLearn aux par. 14–16). Les allégations formulées dans les plaintes Francis et Antwi ne reposent pas sur un récit unique et étroitement lié.
[27] Par conséquent, il est loin d’être évident que la jonction des deux plaintes, telle qu'elle est proposée, n’entraînera que des retards mineurs et qu'elle garantira une procédure expéditive, comme l’exige la LCDP. Le Tribunal a déjà considéré le risque de retard comme un motif pour ne pas joindre des plaintes (Mercier aux par. 54–61).
[28] La proposition de la Commission de reporter les témoignages des experts chargés d’examiner les allégations relatives à la Charte à une date après l’audience relative à la plainte Antwi entraînera un délai encore plus long dans la plainte Francis. En revanche, si la procédure se déroule comme prévu , les parties à la plainte Antwi auront eu l’avantage de prendre connaissance des témoignages des experts lors de l’audience de la plainte Francis, ce qui leur permettra peut-être de mieux prévoir le recours aux témoignages lors de l’audience dans la plainte Antwi.
[29] Je souligne qu’Air Canada ne voit aucune répétition dans le témoignage de la personne chargée de présenter sa politique, qui doit comparaître la semaine prochaine. Air Canada affirme que le témoin se concentrera sur des aspects différents dans chaque plainte.
[30] S’engager dans le processus proposé par la Commission retardera inutilement le règlement de la plainte Francis et risque de prolonger l’audience de la plainte Antwi. L’audience relative à la plainte Francis est prête à être entendue dans son intégralité d’ici la fin de la semaine prochaine, à l’exception des trois témoins experts restants qui seront entendus peu après. Une décision sur le fond suivra. La proposition de la Commission entraînera inévitablement le report de la plainte Francis dans l’attente de l’audience de la plainte Antwi. En tout état de cause, l’instruction de la plainte Antwi bénéficierait probablement des conclusions qui auront déjà été formulées dans toute décision émanant de l’audience de la plainte Francis. Cela pourrait simplifier et recentrer l’audience de la plainte Antwi.
[31] La Commission et les plaignantes font valoir qu’elles risquent de perdre l’avantage de pouvoir utiliser la preuve fournie par chacune d’elles si les plaintes ne sont pas jointes. Cependant, ce n’est pas la première fois que le Tribunal est saisi de plaintes déposées par plus d'un plaignant contre un même intimé. Ce ne sont pas non plus les seules plaintes qui ont été renvoyées devant le Tribunal pour un comportement similaire de la part d’Air Canada (voir, par exemple, Cherette c. Air Canada, 2024 TCDP 8, qui est désormais réglée, ainsi que d’autres plaintes similaires dont le Tribunal a été saisi ces dernières années et dont la Commission et Air Canada ont connaissance). Dans tous ces cas, les parties sont libres de citer à témoigner d’autres plaignants ou victimes. Cela ne signifie pas que toutes les plaintes de ce type contre un intimé donné doivent être jointes.
[32] La Commission s’inquiète également de sa capacité à financer la préparation d’un autre rapport d’expert pour la plainte Antwi. Il n’appartient pas au Tribunal de s’enquérir de la situation budgétaire d’une partie ni de la commenter. En outre, compte tenu des particularités de la présente plainte, il peut exister d’autres moyens pour les parties à la plainte Antwi de présenter des éléments de preuve issus de la plainte Francis ou de s’y référer.
[33] Dans ses observations, Air Canada a proposé que les deux plaintes restent distinctes, mais qu’elles soient éventuellement jointes une fois qu’une décision sur la responsabilité aura été rendue dans chacune d’elles. S’il est conclu qu’Air Canada s’est livrée à une pratique discriminatoire dans l’un des cas, une audience sera alors tenue pour trancher la question relative à la Charte. Il est donc possible que les deux plaintes se poursuivent après une décision qui tranche toutes les questions, à l’exception des dommages-intérêts au titre de l’article 53. Je suis d’avis que cette approche prolongerait encore davantage la procédure et irait à l’encontre des principes d’informalité et de rapidité de la LCDP.
V. ORDONNANCE
[34] La requête de la Commission est rejetée. L’audience relative à la plainte Francis se déroulera comme prévu.
Signée par
Membre du Tribunal
Ottawa (Ontario)
Le
Tribunal canadien des droits de la personne
Parties au dossier
Numéro(s) du/des dossier(s) du Tribunal :
Intitulé de la cause :
Date de la
Requête traitée par écrit sans comparution des parties
Observations écrites par :