Contenu de la décision
Tribunal canadien |
|
Canadian Human |
Référence : 2025 TCDP
Date : Le
Numéros des dossiers :
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Entre :
les plaignants
- et -
Commission canadienne des droits de la personne
la Commission
- et -
l’intimé
Décision sur requête
Membre :
I. NATURE DE LA REQUÊTE
[1] Les plaignants, Robert Kopeck et Kewal Sidhu, affirment que l’intimé, l’International Longshore and Warehouse Union, section locale 500 (le « syndicat »), a commis des actes discriminatoires fondés sur l’âge, au sens des articles 9 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « LCDP »), en mettant en place une ligne de conduite qui limitait leurs chances d’emploi parce qu’ils touchaient un revenu de pension (les « plaintes »). Le syndicat nie avoir commis des actes discriminatoires.
[2] Les parties ont consenti à ce que les plaintes soient jointes, et que l’instruction soit scindée en deux étapes distinctes. S’il conclut à la responsabilité du syndicat, le Tribunal déterminera ensuite les mesures de réparation à accorder aux plaignants lors d’une prochaine audience.
[3] Après une audience de cinq jours sur la responsabilité du syndicat, je suis arrivé à la conclusion que les plaintes étaient fondées et que le syndicat avait commis des actes discriminatoires (Kewal Sidhu & Robert Kopeck c. International Longshore Warehouse Union, section locale 500, 2025 TCDP 11 (la « décision sur la responsabilité »)).
[4] En mars 2025, le syndicat a déposé une demande auprès de la Cour fédérale afin d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision sur la responsabilité. En avril 2025, le syndicat a déposé une requête auprès du Tribunal afin d’obtenir la suspension de l’instance en attendant l’issue du contrôle judiciaire (la « requête en suspension »). La présentation des observations sur la requête a pris fin en juin 2025.
[5] Les plaignants s’opposent à la requête en suspension. À l’appui de leur position, M. Kopeck a déposé un affidavit auquel sont annexés ses dossiers médicaux. Vu la nature délicate des dossiers, il sollicite une ordonnance de confidentialité pour l’affidavit.
II. DÉCISION SUR REQUÊTE
[6] La demande présentée par M. Kopeck en vue d’obtenir une ordonnance de confidentialité est accueillie. L’affidavit sera conservé sous scellés dans les dossiers du Tribunal et ne fera pas partie du dossier public.
[7] La requête en suspension du syndicat est rejetée.
III. ANALYSE
A. Requête en confidentialité
[8] M. Kopeck affirme, vu son état de santé, que le retard causé par la suspension de l’instance porterait préjudice aux plaignants. À l’appui de son argument, il a déposé un affidavit souscrit le 26 avril 2025 (l’« affidavit de M. Kopeck ») auquel sont annexés ses dossiers médicaux. Il demande que soit rendue une ordonnance de confidentialité relativement à l’affidavit afin de protéger sa vie privée. Le syndicat consent à la demande.
[9] Les instances judiciaires, y compris celles de notre Tribunal, sont présumément publiques et le principe de la publicité des débats judiciaires est essentiel au bon fonctionnement de la démocratie canadienne.
[10] Cependant, le droit canadien reconnaît qu’il y a des moments où il faut imposer des limites discrétionnaires à la publicité des débats afin de protéger d’autres intérêts publics, comme la vie privée (Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25 [Sherman (Succession)]). La nécessité de cette souplesse dans l’application du principe de la publicité des débats judiciaires pour le Tribunal est énoncée à l’article 52 de la LCDP, qui confère au Tribunal de vastes pouvoirs lui permettant de prendre les mesures et de rendre les ordonnances qu’il juge nécessaires pour assurer la confidentialité de l’instruction dans certaines circonstances.
[11] L’article 52 de la LCDP est libellé comme suit :
1. L’instruction est publique, mais le membre instructeur peut, sur demande en ce sens, prendre toute mesure ou rendre toute ordonnance pour assurer la confidentialité de l’instruction s’il est convaincu que, selon le cas :
a. il y a un risque sérieux de divulgation de questions touchant la sécurité publique;
b. il y a un risque sérieux d’atteinte au droit à une instruction équitable de sorte que la nécessité d’empêcher la divulgation des renseignements l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique;
c. il y a un risque sérieux de divulgation de questions personnelles ou autres de sorte que la nécessité d’empêcher leur divulgation dans l’intérêt des personnes concernées ou dans l’intérêt public l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique;
d. il y a une sérieuse possibilité que la vie, la liberté ou la sécurité d’une personne puisse être mise en danger par la publicité des débats.
[12] L’arrêt Sherman (Succession) de la Cour suprême du Canada clarifie l’analyse que le Tribunal doit réaliser en regard de la LCDP dans le cadre d’une requête en vue d’obtenir une ordonnance de confidentialité et concorde avec le critère établi à l’article 52 de la LCDP (SM, SV et JR c. Gendarmerie royale du Canada, 2021 TCDP 35, au par. 8).
[13] Dans cet arrêt, la Cour suprême a établi un critère à trois volets applicable aux ordonnances discrétionnaires ayant pour effet de limiter la publicité des débats judiciaires. Pour obtenir gain de cause au moment de solliciter une exception au principe de la publicité présumée des débats judiciaires, il faut démontrer ce qui suit :
a. la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;
b. l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque;
c. du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.
[14] S’agissant de la situation de M. Kopeck, c’est l’alinéa 52c) de la LCDP qui s’applique. L’affidavit de M. Kopeck contient des renseignements médicaux personnels très délicats dont la divulgation causera à M. Kopeck un préjudice indu. Ces dossiers médicaux relèvent de ce que la Cour suprême a désigné comme des droits à la vie privée qui sont importants et protégés, à savoir « l’identité fondamentale de la personne concernée : des renseignements si sensibles que leur diffusion pourrait porter atteinte à la dignité de la personne » (Sherman (Succession), au par. 34; voir aussi Lise Nordhage-Sangster c. Agence des services frontaliers du Canada et Mark Pridmore, 2023 TCDP 45, au par. 29).
[15] Le fait de limiter la divulgation de l’affidavit de M. Kopeck aura un effet minime sur le principe de la publicité des débats judiciaires puisque le contenu de l’affidavit ne se situe pas au cœur des questions litigieuses dont le Tribunal est saisi. De même, le syndicat ne subira aucun préjudice puisqu’il aura accès à l’affidavit. Par conséquent, du point de vue de la proportionnalité, les avantages d’une ordonnance de confidentialité l’emportent sur ses effets négatifs, et aucune autre mesure raisonnable ne pourra protéger l’intérêt à la vie privée de M. Kopeck.
B. Requête en suspension
[16] Il est établi en droit que le Tribunal a le pouvoir discrétionnaire de suspendre sa propre procédure. Toutefois, ce pouvoir ne devrait être exercé que s’il existe des circonstances exceptionnelles ou une urgence inhabituelle (Laurent Duverger c. 2553-4330 Québec Inc., 2018 TCDP 5, au par. 37; Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry c. Service correctionnel Canada, 2019 TCDP 30, au par. 14; Choudhary c. Greg Scott et Kinistin Saulteaux Nation, 2022 TCDP 28, au par. 19).
[17] Aux paragraphes 8 à 11 de la décision sur requête Adams c. Laboratoires Nucléaires Canadiens, 2024 TCDP 87, le Tribunal a résumé le droit applicable aux requêtes en suspension d’instance. Pour statuer sur une telle requête, le Tribunal doit déterminer s’il existe des considérations liées à l’intérêt de la justice qui justifient de faire droit à la requête. Ces considérations peuvent porter sur le risque de dédoublement des ressources judiciaires et juridiques, la durée de la suspension demandée, le motif de la requête, la perte potentielle de ressources judiciaires, l’état d’avancement de la procédure et tout préjudice éventuellement causé aux parties.
[18] Le syndicat affirme qu’il est dans l’intérêt de la justice de suspendre la procédure, et ce, pour plusieurs raisons.
[19] Selon le syndicat, en rendant la décision sur la responsabilité, le Tribunal s’est arrogé une compétence concurrente sur un litige qui relevait de la compétence du Conseil canadien des relations industrielles (le « CCRI ») et a rendu une décision qui va à l’encontre de décisions antérieures du CCRI. En outre, il affirme que les plaignants sollicitent une mesure de réparation qui est injuste pour les autres membres du syndicat et qui, si elle est mise en œuvre, obligera le CCRI à déterminer si cette mesure est autorisée par le Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2, ce qui pourrait donner lieu à d’autres décisions contradictoires. Il ajoute avoir demandé à la Cour fédérale de clarifier ces décisions, si bien qu’il est justifié de suspendre la procédure.
[20] L’argument qui précède ne me convainc pas. La raison pour laquelle le syndicat a demandé le contrôle judiciaire de la décision sur la responsabilité est que le Tribunal aurait commis une erreur en se déclarant compétence pour instruire les plaintes. À l’heure actuelle, il s’agit seulement d’une allégation, qui a été examinée et rejetée par le Tribunal. Avant l’audience sur la responsabilité, le syndicat a soulevé des arguments similaires dans le cadre d’une requête visant le rejet des plaintes. Dans cette requête, il avait fait valoir que le CCRI avait rejeté des plaintes connexes déposées par les plaignants et que les plaintes en l’espèce devaient être rejetées sur le fondement de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, pour abus de procédure et au motif d’une contestation indirecte des décisions du CCRI.
[21] Dans la décision par laquelle j’ai rejeté la requête du syndicat, j’ai jugé que les questions en litige dont étaient saisis le CCRI et le Tribunal n’avaient pas la même portée. J’ai conclu que le CCRI n’avait pas traité de manière exhaustive des questions de discrimination soulevées en l’espèce et n’avait pas non plus, dans son examen des questions en litige, appliqué le critère juridique permettant d’établir s’il y avait eu discrimination. J’ai également conclu que, dans tous les cas, le Tribunal ne devrait pas empêcher les plaignants de poursuivre leurs plaintes pour atteinte aux droits de la personne étant donné mes réserves concernant la qualité de la preuve présentée et invoquée par les parties à l’instance devant le CCRI (Sidhu et Kopeck c. ILWU, section locale 500, 2023 TCDP 4).
[22] Je ne crois pas que ce soit pertinent pour le Tribunal, lorsqu’il statue sur la requête en suspension, de faire des conjectures sur le bien-fondé des arguments qui pourraient être avancés par le syndicat devant la Cour ou de faire des conjectures, sans preuve, sur l’effet que pourrait avoir sa décision sur les décisions actuelles et futures du CCRI. Il n’est pas non plus pertinent pour le Tribunal, lorsqu’il statue sur la requête en suspension, de faire des conjectures, sans preuve, sur l’injustice que pourraient subir d’autres membres du syndicat si les mesures de réparation étaient accordées aux plaignants à l’issue d’une audience portant sur la réparation.
[23] Le syndicat déclare également que la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission »), après avoir décidé de renvoyer les plaintes au Tribunal, a procédé à la divulgation de son dossier, mais qu’elle a expliqué qu’il se pouvait que la communication ne soit pas complète pour des raisons liées à la COVID-19. Il affirme avoir découvert par la suite que la Commission avait divulgué le rapport d’enquête à de tierces parties qui étaient nommées comme intimées dans d’autres plaintes déposées par les plaignants. Il soutient qu’après avoir discuté de son rapport d’enquête avec une tierce partie intéressée, la Commission est revenue sur sa recommandation de rejeter les plaintes et a décidé d’y donner suite. Il estime que la façon de procéder de la Commission constitue une [traduction] « violation manifeste des règles de justice naturelle » qui justifie une suspension de l’instance jusqu’à ce que la Commission divulgue tout le dossier des communications pertinentes.
[24] Le syndicat déclare en outre qu’en se préparant pour le contrôle judiciaire de la décision sur la responsabilité, il a pris connaissance de plaintes que les plaignants ont déposées contre la British Columbia Maritime Employers’ Association (la « BCMEA ») sur la base des mêmes faits. Il affirme que les plaignants n’ont pas fourni les renseignements demandés en ce qui concerne les plaintes formulées contre la BCMEA. Sans ces renseignements, le syndicat prétend qu’il n’est pas en mesure de déterminer s’il doit demander l’adjonction de la BCMEA à titre d’intimée à la procédure du Tribunal ou s’il doit adopter une position selon laquelle la BCMEA est partiellement responsable des dommages-intérêts sollicités. Selon lui, la situation justifie donc une suspension de l’instance.
[25] Je ne suis pas convaincu par ces arguments. Le Tribunal n’a pas compétence pour examiner les décisions rendues par la Commission lors de son examen préalable, quels que soient les motifs sur lesquels elles sont fondées. Si le syndicat est en désaccord avec une décision de la Commission ou s’il croit que le processus était vicié, il doit demander le contrôle judiciaire (Mohammed Tibilla c. Agence du revenu du Canada, 2025 TCDP 24, au par. 31; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Warman, 2012 CF 1162, au par. 56 (confirmé 2014 CAF 18)).
[26] Par ailleurs, ce n’est pas parce que le syndicat pourrait exiger que les plaignants, la Commission ou une tierce partie lui communiquent d’autres renseignements ou des détails en vue de l’audience relative aux mesures de réparation qu’il faut suspendre la procédure. Le Tribunal n’a pas encore fixé la date de cette audience. Le syndicat a donc amplement de temps pour présenter une demande au Tribunal en vue d’obtenir toute mesure de réparation nécessaire avant l’audience.
[27] Le syndicat a déposé un avis de question constitutionnelle (l’« avis ») auprès du Tribunal dans lequel il conteste la constitutionnalité de certaines dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.). Avec le consentement des parties, le Tribunal a décidé de ne pas statuer sur l’avis avant de rendre sa décision sur la responsabilité. Le syndicat affirme que si l’instruction se poursuit, le Tribunal devra trancher une question juridique importante, soit celle de savoir si les exigences relatives à l’âge qui se trouvent dans la Loi de l’impôt sur le revenu et qui limitent l’accumulation des prestations de retraite violent la disposition de la Charte des droits et libertés relatives à l’égalité. Pour éviter de gaspiller des ressources inutilement, le syndicat soutient qu’il faudrait suspendre la procédure jusqu’à ce que le contrôle judiciaire soit terminé.
[28] Le syndicat affirme également que l’audience relative aux mesures de réparation sera complexe et que le Tribunal devra examiner de nombreux éléments de preuve pour déterminer l’étendue de la perte de revenu et des mesures de réparation demandées par les plaignants. Toujours pour éviter de gaspiller des ressources inutilement, le syndicat réitère qu’il faudrait suspendre la procédure jusqu’à ce que le contrôle judiciaire soit terminé.
[29] Je ne suis pas convaincu par ces arguments. Il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que l’audience relative aux mesures de réparation sera indûment complexe. Il n’y a que deux plaignants qui sollicitent des mesures de réparation et la période au cours de laquelle ils allèguent avoir subi une perte de revenu est distincte et bien définie. En outre, bien que le syndicat ait allégué que les plaignants n’avaient pas été en mesure de limiter le préjudice, le Tribunal se penche régulièrement sur la question de l’atténuation lors des audiences.
[30] Dans le cas où la décision sur la responsabilité est modifiée par la cour, ce serait gaspiller inutilement des ressources que de se pencher sur l’avis (à supposer que le Tribunal ait compétence pour le faire) et de poursuivre avec l’audience relative aux mesures de réparation, alors qu’un contrôle judiciaire est en cours.
[31] Toutefois, ce fait à lui seul ne justifie pas une suspension de l’instance lorsqu’il est mis en balance avec le préjudice que le passage du temps pourrait causer aux plaignants. Les deux plaignants sont actuellement âgés de 79 ans. Dans son affidavit, M. Kopeck fait état d’affections graves et aiguës susceptibles d’avoir une incidence sur sa longévité.
[32] Je note qu’aucune date n’a été fixée pour le contrôle judiciaire de la décision sur la responsabilité. De plus, rien n’indique quand le processus de contrôle judiciaire (y compris les appels) se terminera ou s’il se terminera rapidement. Le processus peut durer des années.
[33] Ainsi, le passage du temps pourrait causer un préjudice important aux plaignants étant donné leur âge avancé et la détérioration de leur état de santé. En revanche, le syndicat n’a présenté aucune preuve convaincante selon laquelle les plaignants subiraient un préjudice grave si le Tribunal poursuivait l’instruction, ce qui justifie le rejet de la requête en suspension.
IV. CONCLUSION ET ORDONNANCE
[34] La demande présentée par M. Kopeck en vue d’obtenir une ordonnance de confidentialité est accueillie. L’affidavit de M. Kopeck sera conservé sous scellés dans les dossiers du Tribunal et ne fera pas partie du dossier public.
[35] La requête en suspension est rejetée.
Signée par
Membre du Tribunal
Ottawa (Ontario)
Le
Tribunal canadien des droits de la personne
Parties au dossier
Numéros des dossiers du Tribunal :
Intitulé de la cause :
Date de la
Requête traitée par écrit sans comparution des parties
Observations écrites par :