Tribunal canadien des droits de la personne
Informations sur la décision
Cette décision sur requête porte sur la question de savoir si l’Agence du revenu du Canada (l’« intimée ») doit transmettre à Brad Rustad (le « plaignant ») certains documents qui seraient liés à son dossier.
Le plaignant soutient avoir été victime de discrimination, car l’intimée l’aurait traité défavorablement lors de vérifications de l’impôt sur le revenu et de la TPS en raison du fait que son épouse est membre des Premières Nations.
Il demande l’accès à des documents, qui, selon lui, pourraient être pertinents, puisqu’ils ont été préparés par le même vérificateur qui a effectué les vérifications en question.
Le Tribunal a donc ordonné à l’intimée de remettre ces documents au plaignant. Il a toutefois précisé que ces documents ne pourront être utilisés que dans le cadre de cette affaire et à aucune autre fin.
Contenu de la décision
Tribunal canadien |
|
Canadian Human |
Référence : 2025 TCDP
Date : Le
Numéro du dossier :
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Entre :
le plaignant
- et -
Commission canadienne des droits de la personne
la Commission
- et -
l’intimée
Décision sur requête
Membre :
Table des matières
(i) L’ARC doit-elle divulguer les documents visés par la demande 5?
(ii) L’ARC doit-elle divulguer les documents visés par les demandes 7 et 8?
I. APERÇU
[1] Le plaignant, Brad Rustad, a déposé la présente requête en vue d’obtenir une ordonnance obligeant l’intimée, l’Agence du revenu du Canada (l’« ARC »), à lui remettre des copies non caviardées de documents qui, selon lui, sont potentiellement pertinents à l’égard de son dossier. M. Rustad affirme être certain que ces documents existent puisque l’ARC lui en a envoyé des copies caviardées en réponse à une demande qu’il avait présentée en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21 (la « LPRP »). M. Rustad souhaite que l’ARC lui fournisse des copies non caviardées, aux fins de la présente instance. L’ARC prétend que les documents ne sont pas pertinents à l’égard du présent dossier parce qu’ils portent sur des questions que le plaignant n’aborde pas dans son exposé des précisions.
[2] Si je rejette sa requête, M. Rustad demande à ce que je suspende la procédure jusqu’à ce qu’il dépose une plainte auprès du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada au sujet des documents caviardés.
[3] L’ARC demande à ce que les deux requêtes du plaignant soient rejetées.
II. DÉCISION
[4] La requête en divulgation de M. Rustad est accueillie, car les documents auxquels il demande à avoir accès sont potentiellement pertinents quant à l’instruction de sa plainte.
[5] Puisque j’accueille la requête en divulgation, je n’ai pas à trancher la requête en suspension d’instance.
III. CONTEXTE
[6] La plainte de M. Rustad porte sur la question de savoir s’il a fait l’objet de discrimination fondée sur l’état matrimonial et le sexe de la part de l’ARC. Il allègue avoir subi un traitement défavorable lors de vérifications de l’impôt sur le revenu et de la TPS menées par l’ARC entre 2010 et 2021. Il affirme avoir été traité différemment parce qu’il est en couple avec une personne issue d’une Première nation et que l’ARC aurait ainsi commis un acte discriminatoire au sens de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « LCDP »).
[7] Alors que la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») enquêtait sur sa plainte, M. Rustad a déposé auprès de l’ARC une demande de renseignements en vertu de la LPRP afin d’obtenir des précisions sur les vérifications. En réponse à cette demande, l’ARC a remis à M. Rustad des documents contenant des passages caviardés. Il affirme avoir soumis ces documents lors de sa divulgation dans le cadre de l’enquête de la Commission.
[8] Lorsque M. Rustad a déposé son exposé des précisions aux fins de la présente instance, il n’a pas inclus une liste de documents pertinents à l’égard de son dossier, comme il était tenu de le faire. Il a plutôt déclaré qu’il s’appuierait sur tous les documents qu’il avait reçus à la suite de sa demande déposée en vertu de la LPRP. Lors d’une conférence de gestion préparatoire avec les parties, j’ai expliqué à M. Rustad que, dans le cadre de la présente instruction, il doit joindre une liste de documents à son exposé des précisions, car la procédure du Tribunal est entièrement nouvelle et distincte de celle de la Commission. Je lui ai donné la directive de déposer une liste de documents, mais il n’y a pas obtempéré. Or, il a plutôt produit un exposé des précisions modifié et a réitéré son intention d’utiliser [traduction] « l’ensemble des documents divulgués » qu’il avait obtenus grâce à sa demande de renseignements, puis il a demandé au Tribunal d’enjoindre à l’intimée de lui fournir des copies non caviardées de « tous les documents qui contiennent des passages caviardés ».
[9] Le Tribunal a demandé à M. Rustad de fournir à l’ARC une liste détaillée des documents qu’il souhaitait obtenir. Après avoir reçu la liste, l’ARC lui a remis des copies de certains documents, mais elle a mentionné qu’elle ne divulguerait pas les documents reliés à trois de ses demandes, soit les demandes 5, 7 et 8.
IV. QUESTIONS EN LITIGE
[10] Les questions en litige dans le cadre de la présente requête sont les suivantes :
-
L’ARC doit-elle divulguer les documents visés par la demande 5?
-
L’ARC doit-elle divulguer les documents visés par les demandes 7 et 8?
V. ANALYSE
A. Cadre juridique
[11] Le plaignant a souligné dans ses observations que les parties à une instance devant le Tribunal doivent avoir la possibilité pleine et entière de présenter leur dossier et de se préparer à l’audience (voir le paragraphe 50(1) de la LCDP).
[12] Selon les Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137 (les « Règles de pratique »), les parties sont tenues de divulguer les documents en leur possession relativement aux faits, aux questions soulevées dans la plainte ou aux réparations qui y sont sollicitées. Elles sont appelées à le faire peu après le début de la procédure, à commencer par leur exposé des précisions respectif (articles 18 et 20 des Règles de pratique). L’obligation de divulguer les documents potentiellement pertinents est continue, c’est-à-dire qu’elle se poursuit tout au long de l’instance (l’article 24 des Règles de pratique).
[13] Les parties ont raison de dire que le Tribunal tient compte des principes applicables en matière de divulgation qui ont été établis aux paragraphes 4 à 10 de la décision sur requête Brickner c. Gendarmerie royale du Canada, 2017 TCDP 28 [Brickner], lorsqu’il est appelé à déterminer s’il y a lieu de divulguer des documents. La partie requérante n’a pas un seuil élevé à atteindre pour établir la pertinence potentielle. En outre, la tendance favorise une divulgation plus étendue que moins étendue (Philps c. Ritchie-Smith Feeds Inc., 2019 TCDP 43 [Philips], au par. 10). La partie requérante doit démontrer qu’il existe un lien rationnel entre les renseignements qu’elle cherche à obtenir et les faits, les questions ou les réparations mentionnés par les parties (Brickner, au par. 6). L’analyse de l’exposé des précisions d’une partie peut être utile pour cerner les questions en litige dans la plainte et, par conséquent, pour établir quels sont les renseignements potentiellement pertinents et susceptibles de faire progresser le débat et les questions en litige dans le dossier (Turner c. Agence des services frontaliers du Canada, 2018 TCDP 1 [Turner], aux par. 43 et 44). Toutefois, l’exposé des précisions n’est pas le seul élément à considérer afin de déterminer ce qui est ou n’est pas pertinent quant à la plainte.
[14] La demande de divulgation doit être détaillée et elle ne doit pas être spéculative ou équivaloir à ce qui est communément appelé une « partie de pêche » (Brickner, au par. 7). Les documents demandés doivent être en possession de la partie, car le Tribunal ne peut ordonner à une partie de générer des documents qui n’existent pas (Brickner, au par. 10). Le Tribunal peut également évaluer si la valeur probante des documents l’emporte sur leur effet préjudiciable sur l’instance (Brickner, au par. 8). Toutefois, le Tribunal n’est pas tenu d’ordonner la divulgation lorsqu’elle risque d’entraîner un retard dans l’instruction de la plainte ou lorsque les renseignements recherchés ne se rapportent qu’à une question secondaire plutôt qu’aux principales questions en litige (Brickner, au par. 8).
[15] La divulgation est essentielle afin de garantir l’équité et l’efficacité de la procédure, et de s’assurer que les parties comprennent les arguments auxquels elles doivent répondre et qu’elles puissent ainsi se préparer à l’audience. Cependant, la divulgation d’un document ne veut pas dire que celui-ci sera produit ou admis en preuve à l’audience (Brickner, au par. 9).
(i) L’ARC doit-elle divulguer les documents visés par la demande 5?
[16] Oui, l’ARC doit divulguer les documents visés par la demande 5 parce qu’ils sont potentiellement pertinents quant à la principale question en litige dans la plainte de M. Rustad.
[17] Dans ses observations, l’ARC explique que la demande 5 concerne l’évaluation des risques préparée par l’une des personnes qui étaient chargées des vérifications concernant M. Rustad. L’évaluation a été réalisée dans le but de déterminer l’influence de la pandémie de COVID-19 sur M. Rustad.
[18] M. Rustad affirme qu’il existe un lien rationnel entre la demande 5 et ses allégations selon lesquelles il a été traité différemment par l’ARC lors de plusieurs vérifications. Il soutient que le contenu des documents sollicités dans cette demande pourrait expliquer pourquoi l’ARC l’a traité de la sorte, étant donné que la vérificatrice qui a préparé l’évaluation des risques est celle qui était chargée de ses vérifications de l’impôt sur le revenu et de la TPS.
[19] Cela dit, l’ARC fait valoir que les documents de la demande 5 ne portent pas sur les vérifications qui ont donné lieu à la présente plainte.
[20] Les parties ne contestent pas que les documents sollicités sont décrits de manière précise et qu’ils sont en la possession de l’intimée (Brickner, aux par. 7 et 10). En outre, je conviens que M. Rustad ne renvoie pas à l’évaluation des risques dans son exposé des précisions, mais j’estime qu’il existe un lien entre celle-ci et la principale question en litige dans la présente plainte. Ce lien suffit à atteindre le seuil requis pour établir la pertinence potentielle. La vérificatrice qui a effectué l’évaluation des risques est aussi celle qui était chargée des vérifications de l’impôt sur le revenu et de la TPS de M. Rustad. Les allégations de discrimination soulevées par M. Rustad portent sur ce qu’elle aurait fait et dit lorsqu’elle a effectué ces vérifications (Brickner, au par. 6).
[21] Je tiens également à signaler que l’intimée a déclaré dans ses observations qu’elle a divulgué le document visé par la demande 5 [traduction] « dans lequel une partie du caviardage relatif à la LPRP a été retiré ». M. Rustad souligne qu’aucun privilège de non-divulgation n’a été invoqué à l’égard des passages caviardés ou du document. Le paragraphe 20(2) des Règles de pratique exige que l’intimée fournisse une liste des documents à l’égard desquels un privilège de non-divulgation est invoqué et indique les motifs. Puisque l’ARC n’invoque pas ce privilège à l’égard du document en question, elle doit le divulguer à M. Rustad sans caviardage, conformément à l’alinéa 20(1)e) des Règles de pratique.
(ii) L’ARC doit-elle divulguer les documents visés par les demandes 7 et 8?
[22] Oui, l’ARC doit divulguer les documents visés par les demandes 7 et 8 parce qu’ils sont potentiellement pertinents quant à la principale question en litige dans la plainte de M. Rustad.
[23] M. Rustad a demandé des documents concernant un renvoi à la Division des enquêtes criminelles (la « DEC ») de l’ARC. Les documents demandés sont les suivants :
- Demande 7 : le courriel de renvoi et le formulaire T134 joint à celui-ci (documents LPRP 0005633 et les pages supplémentaires au sujet du formulaire T134).
- Demande 8 : tout document relatif au formulaire de renvoi T134 en lien avec les courriels datés du 5 novembre 2019 entre Ling Jiang et Christina Yee, y compris tout document connexe à l’examen effectué dans le cadre de l’enquête criminelle.
[24] M. Rustad affirme que les documents qu’il demande rendront compte des éléments considérés par la vérificatrice et le chef d’équipe à deux égards : 1) les motifs pour lesquels ils ont proposé un rajustement de ses impôts; 2) les faits qui ont mené au renvoi à la DEC ainsi que la réponse ou la décision de la DEC quant au renvoi. Il croit que ces renseignements confirmeront la validité de sa plainte et de sa position selon laquelle il a été traité différemment par les vérificateurs chargés de ses vérifications de l’impôt sur le revenu et de la TPS, en raison de ses caractéristiques protégées par la LCDP.
[25] L’ARC fait valoir que M. Rustad ne fait aucune référence au renvoi à la DEC dans sa plainte ni dans l’exposé des précisions qu’il a produit pour la présente instance. Ainsi, elle affirme qu’il n’y a pas de lien rationnel entre les deux documents demandés et les faits et questions soulevées dans la plainte. L’ARC soutient que le plaignant se sert de la présente requête pour [traduction] « abuser de l’obligation de divulgation de l’ARC et de la procédure du Tribunal afin d’élaborer sa plainte et solliciter de l’ARC la divulgation de documents non pertinents ».
[26] Le Tribunal a le devoir de veiller à ce que l’instruction soit axée sur les questions soulevées dans la plainte. Je suis d’accord avec l’intimée pour dire que M. Rustad ne mentionne pas le renvoi à la DEC dans son exposé des précisions. Cependant, dans la présente plainte, je suis appelée à déterminer si les caractéristiques protégées de M. Rustad ont été un facteur dans la façon dont il a été traité par l’ARC lors des vérifications réalisées entre 2010 et 2021. Les documents sollicités dans les demandes 7 et 8 concernent le travail effectué par la même personne qui était chargée des vérifications visées par la plainte de M. Rustad. Puisque le renvoi à la DEC a été effectué par la même vérificatrice et qu’il s’inscrit dans la même période que les vérifications visées par la présente plainte, il existe un lien rationnel entre la requête en divulgation et la principale question en litige (Brickner, au par. 6). Comme M. Rustad l’affirme dans ses observations, les documents pourraient contenir des précisions sur les politiques de l’ARC et la manière dont celles-ci ont été appliquées dans le cadre des vérifications de l’impôt sur le revenu et de la TPS concernant M. Rustad.
[27] La DEC en tant que telle ne s’inscrit pas dans la portée de sa plainte et M. Rustad ne prétend pas le contraire. Toutefois, les documents produits par les vérificateurs, lesquels ont conduit au renvoi à la DEC, sont potentiellement pertinents. La décision finale de la DEC est également pertinente dans la mesure où elle confirme ou infirme la théorie de M. Rustad à propos des [traduction] « éléments considérés par la vérificatrice et le chef d’équipe et des motifs » à l’égard du renvoi à la DEC. La divulgation des documents sollicités dans les demandes 7 et 8 l’emporte sur les effets préjudiciables qu’entraînerait leur non-divulgation, car ces documents pourraient contribuer à faire avancer le débat et aider le Tribunal à déterminer si les vérificateurs ont fait preuve de discrimination à l’égard de M. Rustad (Turner, au par. 44; Brickner, au par. 8). D’après les observations, l’intimée a les documents visés en sa possession et ne soutient pas que leur production entraînerait un retard dans la présente instruction. Le fait de privilégier une divulgation plus étendue dans la présente affaire est conforme au principe énoncé au paragraphe 10 de la décision sur requête Philips. En outre, M. Rustad pourra ainsi se préparer à l’audience, c’est-à-dire terminer sa liste de documents et sa divulgation.
[28] M. Rustad a atteint le seuil requis afin d’établir la pertinence potentielle des documents. Par conséquent, l’ARC doit divulguer les documents visés par les demandes 7 et 8, sous réserve de tout privilège de non-divulgation invoqué.
[29] Toutefois, le fait que le Tribunal ordonne à l’ARC de divulguer les documents ne veut pas dire qu’ils serviront nécessairement de preuve à l’audience. Les deux parties auront la possibilité d’appeler les vérificateurs à témoigner à l’audience et pourront leur poser des questions au sujet des vérifications. Si les documents sont produits en preuve, les parties pourront présenter des observations quant à leur admissibilité et à l’importance qui devrait leur être accordée (Brickner, au par. 9).
VI. ENGAGEMENT IMPLICITE
[30] Le Tribunal a statué que les documents échangés dans le cadre de son processus de divulgation préalable à l’audience sont protégés par un engagement implicite de confidentialité (Miller c. International Longshoremen’s Association, Local 269, 2022 TCDP 43, au par. 65). Le même engagement implicite de confidentialité s’applique à la présente instance. Par conséquent, M. Rustad doit limiter l’usage des documents qui lui sont divulgués, aux seules fins de la présente plainte (Constantinescu c. Service correctionnel du Canada, 2020 TCDP 4, au par. 138).
VII. ORDONNANCE
[31] La requête de M. Rustad est accueillie. L’ARC doit divulguer les documents visés par les demandes 5, 7 et 8. Tous les documents doivent être produits sans caviardage, sous réserve de tout privilège de non-divulgation invoqué, dans les 15 jours suivant la communication de la présente ordonnance aux parties.
[32] M. Rustad ne doit pas divulguer les renseignements obtenus dans le cadre du processus de divulgation en dehors de la présente procédure, conformément à l’engagement implicite de confidentialité.
Signée par
Membre du Tribunal
Ottawa (Ontario)
Le
Tribunal canadien des droits de la personne
Parties au dossier
Numéro du dossier du Tribunal :
Intitulé de la cause :
Date de la
Requête traitée par écrit sans comparution des parties
Observations écrites par :