Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human Rights Tribunal

Référence : 2025 TCDP 56

Date : Le 23 mai 2025

Numéro du dossier : HR-DP-2856-22

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

E.F.

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Service correctionnel du Canada

l’intimé

Décision sur requête

Membre : Athanasios Hadjis

 


I. APERÇU

[1] L’intimé, le Service correctionnel du Canada (le « SCC »), a déposé une requête en radiation visant certains paragraphes de l’exposé des précisions de la plaignante, E.F. La plaignante et la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») contestent la requête.

II. DÉCISION

[2] Pour les motifs qui suivent, j’accueille la requête en partie.

III. QUESTION EN LITIGE

[3] Existe-t-il un lien suffisamment solide entre les allégations contenues dans la plainte et les paragraphes que le SCC cherche à faire radier?

IV. CONTEXTE

[4] Dans sa plainte, signée le 26 juin 2019, E.F. déclare qu’elle est une femme transgenre autochtone sous la garde du SCC et que sa plainte concerne une évaluation relative à la dysphorie de genre effectuée et préparée par le Dr Stephen Hucker, un psychiatre sous contrat avec le SCC. Le Dr Hucker l’a rencontrée le 6 juillet 2018 et a présenté un rapport le 3 août 2018.

[5] Selon E.F., après la rencontre, le Dr Hucker a divulgué des renseignements personnels sur son identité et son expression de genre à des personnes de sa collectivité d’origine, révélant ainsi son secret, sans son consentement. Le Dr Hucker s’est également entretenu avec l’ex-épouse d’E.F. et lui a demandé son avis.

[6] Comme je l’ai noté dans une décision antérieure concernant une demande d’ajout du Dr Hucker à la présente affaire (2023 TCDP 31), la plainte se concentre presque entièrement sur les actions du Dr Hucker. E.F. soutient que le Dr Hucker s’est appuyé sur l’opinion de son ex-épouse et sur le fait qu’E.F. n’avait pas révélé son genre plus tôt pour conclure qu’elle n’était pas une femme transgenre. Elle ajoute que le Dr Hucker l’a délibérément mégenrée à de nombreuses reprises dans son rapport. Par ailleurs, il a finalement recommandé qu’on ne lui offre pas d’hormones féminisantes et qu’elle abandonne sa [traduction] « stratégie » de transformation sexuelle.

[7] Dans sa plainte, E.F. soutient que la conduite du Dr Hucker à son égard constituait un acte de discrimination et de harcèlement délibéré ou inconsidéré, fondé sur l’identité et l’expression de genre. Elle précise qu’il a révélé son secret à des personnes de sa petite communauté, qu’il l’a privée du droit de déterminer elle-même son identité de genre et l’a accusée de falsifier son identité de genre sur la base de présomptions stéréotypées et discriminatoires.

[8] La plainte compte trois pages. Les allégations d’E.F. concernant la responsabilité du SCC sont exposées au dernier paragraphe de la partie intitulée [traduction] « Résumé et détails de la discrimination en cause », qui fait deux pages. E.F. affirme que le SCC contrôle son accès aux soins de santé et soutient qu’il a l’obligation de veiller à ce que les professionnels qu’il embauche adhèrent à ses politiques et respectent ses obligations en matière de droits de la personne. Comme le SCC a retenu les services du Dr Hucker, il est responsable des actes discriminatoires commis par ce dernier et d’avoir ajouté à la discrimination en défendant le rapport du Dr Hucker et en refusant de payer pour une nouvelle évaluation. À la dernière page de son formulaire de plainte, E.F. décrit en détail les conséquences qu’a eues pour elle l’acte discriminatoire allégué et les mesures qu’elle a prises pour y faire face en déposant un grief de détenu, que le directeur de l’établissement a rejeté.

[9] Conformément aux articles 18 à 20 des Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137, les parties ont déposé leur exposé des précisions contenant leur position quant aux faits sur lesquels la plainte est fondée et leur position sur les questions que celle-ci soulève.

[10] Le SCC affirme dans sa requête qu’E.F. a inclus dans son exposé des précisions des allégations plus larges de discrimination systémique qui introduisent fondamentalement de nouvelles plaintes, ce qui contourne l’examen préalable auquel doit procéder la Commission.

[11] Le SCC énumère une série de paragraphes (les « paragraphes contestés ») qui, selon lui, devraient être radiés, car ils se rapportent à des allégations qui ne sont pas liées à la plainte et qui ne relèvent donc pas de la compétence du Tribunal. Le SCC demande également que les déclarations de plusieurs personnes figurant sur la liste des témoins d’E.F. soient supprimées, car elles font référence à des renseignements et à des allégations qui ne relèvent pas de la plainte.

V. ANALYSE

[12] Le Tribunal tire sa compétence pour instruire les plaintes de l’article 49 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H -6 (la « Loi »). Aux termes de cette disposition, à la réception de la demande de la Commission, le président du Tribunal désigne un membre pour instruire la plainte (au par. 49(2)). La portée des instructions du Tribunal est ainsi limitée aux questions soulevées dans les plaintes qui accompagnent une telle demande (Kowalski c. Ryder Integrated Logistics, 2009 TCDP 22, au par. 7).

[13] Lorsque le Tribunal reçoit une requête visant à la circonscrire une plainte ou en radier certains éléments, il doit se servir des principes directeurs qu’il a élaborés pour déterminer l’étendue d’une plainte (voir Levasseur c. Société canadienne des postes, 2021 TCDP 32, au par. 7 [Levasseur]). Le Tribunal doit déterminer la teneur, la portée de la plainte dont il est saisi, et conclure s’il existe une connexion, un lien suffisant entre les allégations contenues dans l’exposé des précisions et la plainte initialement déposée devant la Commission (Levasseur, aux par. 15 et 16).

[14] Pour déterminer si les allégations contenues dans un exposé des précisions ont dépassé la portée de la plainte initiale, le Tribunal peut consulter non seulement la plainte initiale, mais aussi le rapport d’enquête de la Commission ainsi que les lettres envoyées par celle-ci au président et aux parties, de même que tout formulaire administratif (Levasseur, au par. 17).

[15] Pour les besoins de mon analyse, j’ai décidé de répartir les paragraphes de l’exposé des précisions que le SCC conteste en six catégories :

  • Les allégations qui se rapportent clairement aux faits allégués dans la plainte;

  • Les allégations portant sur des faits survenus après le dépôt de la plainte;

  • Les allégations générales de discrimination systémique;

  • Les allégations relatives aux mesures de réparation;

  • Les résumés qu’a faits E.F. des témoignages prévus de ses témoins;

  • Les allégations de harcèlement.

A. Les allégations qui se rapportent clairement aux faits allégués dans la plainte

[16] Dans sa liste de paragraphes contestés, le SCC en a inclus plusieurs qui, à mon avis, sont clairement liés aux faits allégués dans la plainte.

[17] Au bas de la page 2 de la plainte, E.F. déclare que le SCC exerce un contrôle total sur son accès aux soins de santé. Elle ne peut pas simplement choisir de consulter un autre médecin ou psychiatre, comme le ferait un patient dans la collectivité. Par conséquent, elle affirme que le SCC a l’obligation de veiller à ce que ces professionnels adhèrent aux politiques du SCC et respectent ses obligations en matière de droits de la personne. E.F. ajoute qu’étant donné que le Dr Hucker était sous contrat avec le SCC en tant que psychiatre, le SCC est responsable de son comportement prétendument discriminatoire.

[18] Plusieurs des paragraphes contestés se rapportent à ces allégations. Les paragraphes 4, 5, 85 et 187 contiennent des allégations similaires et décrivent les actions du Dr Hucker pour lesquelles E.F. prétend que le SCC devrait être tenu responsable. Ces actions sont également détaillées dans la plainte. Le paragraphe 175 contient une allégation générique concernant l’obligation du SCC de fournir des soins de santé à des personnes comme E.F. Tous ces paragraphes ne sont donc pas radiés.

[19] Une série de paragraphes contestés poursuivent le thème selon lequel le SCC devrait être tenu pour responsable d’avoir passé un contrat avec le Dr Hucker ainsi que de ne pas avoir surveillé et traité les préoccupations le concernant. Ces passages se trouvent aux sous-paragraphes 188(2) (à l’exception d’une clause qui sera examinée plus loin), (3), (4), (5) et (6). Ces derniers ne sont pas non plus radiés.

[20] La plainte contient également une allégation à la page 2 selon laquelle le Dr Hucker a appliqué des hypothèses stéréotypées et discriminatoires; E.F. donne ensuite plus de précisions à ce sujet. Des allégations similaires figurent au paragraphe 65 des paragraphes contestés. Ce passage n’est donc pas radié.

[21] À la fin de sa plainte, E.F. fait référence au rejet par le SCC de son grief concernant le rapport du Dr Hucker. La décision du SCC comportait une conclusion selon laquelle l’évaluation du Dr Hucker était conforme aux pratiques approuvées, ainsi qu’une suggestion qu’elle obtienne une autre évaluation psychiatrique à ses frais. Dans sa plainte, E.F. décrit la situation du SCC comme [traduction] « un retranchement dans sa position et un renforcement de celle-ci » à l’égard de la conduite discriminatoire du Dr Hucker.

[22] Ces allégations sont toutes essentiellement réitérées dans les paragraphes contestés, aux sous-paragraphes 188(7), (8), (9) et (10). Ces paragraphes ne sont donc pas radiés.

[23] E.F. mentionne également, à la page 3 de sa plainte, que [traduction] « le rapport discriminatoire » du Dr Hucker fait désormais partie intégrante de ses dossiers médicaux et correctionnels, ce qui l’empêche d’avoir [traduction] « accès à des soins d’affirmation de genre ». Cette disponibilité prétendue du rapport du Dr Hucker est évoquée aux sous-paragraphes 188(11) et (12), dans lesquels il est allégué que le SCC a fait défaut de garder le rapport confidentiel (dans une [traduction] « boîte à clés »). Ces dispositions ne sont pas non plus radiées.

B. Les allégations portant sur des faits survenus après le dépôt de la plainte

[24] Le SCC soutient que plusieurs des paragraphes contestés traitent d’allégations relatives à des incidents survenus après le dépôt de la plainte le 27 juin 2019. La première page du formulaire de plainte indique le 6 juillet 2018 sous la rubrique [traduction] « Date de début » et le 19 mai 2019 sous la rubrique [traduction] « Date de fin ». Selon l’exposé des précisions d’E.F., c’est à cette dernière date que le SCC a communiqué sa réponse initiale au grief concernant le rapport du Dr Hucker.

[25] Le SCC fait valoir que, si E.F. voulait invoquer des faits survenus après cette date, elle aurait dû déposer de nouvelles plaintes auprès de la Commission et suivre la procédure appropriée par la suite. Le SCC affirme que l’inclusion de ces nouvelles allégations lui porte préjudice, car il doit répondre à des allégations générales et potentiellement sans fondement, et remplir [traduction] « d’énormes » obligations de divulgation, au stade de l’instance devant le Tribunal, qui auraient autrement été exclues lors de l’examen préalable de la Commission.

[26] E.F. soutient que les enjeux relatifs à l’incidence du rapport du Dr Hucker se posaient toujours lorsqu’elle a déposé sa plainte, mais souligne que le formulaire de plainte de la Commission exige qu’une date soit inscrite dans la case [traduction] « Dernière date » dans le format « jj/mm/aaaa ». Ainsi, la date du rejet du grief par le SCC a été inscrite pour se conformer aux instructions du formulaire. E.F. souligne que la page de couverture du formulaire de plainte intitulé [traduction] « Résumé de la plainte » indique comme date de la discrimination alléguée [traduction] « juillet 2018 et continu ». Je comprends que ce résumé a été préparé par la Commission après qu’elle a reçu la plainte, mais il a été joint au formulaire de plainte qui a été renvoyé au Tribunal pour instruction.

[27] Le SCC conteste le fait qu’E.F. ait joint à ses observations un affidavit signé par le directeur exécutif par intérim des Services juridiques pour prisonniers/West Coast Prison Justice Society, expliquant en détail comment remplir le formulaire de plainte de la Commission. Le SCC soutient que l’affidavit est basé sur du ouï-dire, qu’il enfreint la règle interdisant aux avocats de fournir des éléments de preuve relativement aux dossiers dans lesquels ils occupent et qu’il constitue un argument juridique.

[28] Je juge que la question relative à l’affidavit détourne l’attention. Indépendamment de l’affidavit, le formulaire de plainte en soi montre à l’évidence qu’une personne se sentirait obligée d’y inscrire une date.

[29] Plus important encore, les allégations contenues dans la plainte même font référence à l’incidence potentielle et continue du rapport du Dr Hucker. Au deuxième paragraphe de la page 3, E.F. se plaint du fait que le rapport fait désormais partie de ses dossiers médicaux et correctionnels permanents et qu’elle a été qualifiée de [traduction] « fraudeuse », ce qui l’empêche d’avoir accès à des soins d’affirmation de genre. Comme il a été mentionné, E.F. a également déclaré dans la plainte que le SCC avait défendu les conclusions du Dr Hucker et refusé de payer pour une nouvelle évaluation. En d’autres termes, elle fait référence à l’incidence continue du rapport prétendument discriminatoire du Dr Hucker.

[30] Par conséquent, je conclus qu’il existe un lien ou, comme il est décrit dans la décision Levasseur au paragraphe 43, un continuum entre la plainte et tous les paragraphes contestés qui font référence à l’incidence continue du rapport du Dr Hucker sur E.F., même si cette incidence s’est manifestée après la plainte. Cela inclut les efforts d’E.F. pour remédier à cette incidence en cherchant à obtenir d’autres évaluations. Comme je l’explique plus loin dans la présente décision, ma conclusion ne s’étend pas à des allégations qui ne sont pas liées à cette incidence précise du rapport du Dr Hucker sur E.F.

[31] Les paragraphes contestés, 10, 114, 118, 119, 121, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135 et 136, se rapportent tous à cette incidence sur E.F.

[32] Je ne suis pas d’avis que le SCC subirait un préjudice irréparable si ces paragraphes contestés étaient maintenus. Le processus d’instruction n’en est qu’à ses débuts. Les dates d’audience n’ont pas été fixées, et le SCC a déjà eu l’occasion de répondre à tous les paragraphes contestés dans son exposé des précisions. Il n’est pas évident que l’examen de l’incidence actuelle du rapport du Dr Hucker sur E.F. entraînera des retards ou des coûts excessifs. La preuve se rapportera toujours à E.F.

[33] Les paragraphes contestés susmentionnés ne sont donc pas radiés.

C. Les allégations générales de discrimination systémique contre E.F. et toutes les personnes de diverses identités de genre placées sous la garde du SCC

[34] Le SCC affirme que plusieurs des paragraphes contestés comprennent une allégation générale de discrimination systémique de la part du SCC à l’encontre d’E.F. et de toutes les personnes de diverses identités de genre pour avoir omis de fournir en temps utile des soins d’affirmation de genre. Le SCC soutient qu’E.F. n’a pas soulevé cette allégation générale de discrimination systémique dans sa plainte et que cela introduit fondamentalement de nouvelles plaintes qui ne devraient pas être prises en compte par le Tribunal dans le cadre de l’instruction de la présente plainte. Je suis d’accord.

[35] Les paragraphes contestés contiennent des allégations selon lesquelles le SCC négligeait de façon systémique les soins d’affirmation de genre et ne leur accordait aucune priorité, notamment :

  • en omettant de veiller à ce que les patients de diverses identités de genre aient accès, dans tous les établissements du SCC, à des fournisseurs de soins primaires ayant une sensibilité et une expertise culturelles appropriées;

  • en omettant de mobiliser et de financer les fournisseurs de services communautaires locaux et les cliniques de télémédecine qui pourraient fournir des services d’affirmation de genre;

  • en envoyant des patients de diverses identités de genre vers des cliniques engorgées;

  • en manquant de transparence à l’égard des patients de diverses identités de genre.

[36] En ce qui concerne E.F. en particulier, ces paragraphes contestés contiennent des allégations selon lesquelles on lui a refusé pendant des années des soins d’affirmation de genre et selon lesquelles il n’y a toujours pas de plan pour qu’elle subisse la chirurgie d’affirmation de genre qui lui a été recommandée. Les passages ne mentionnent pas le rapport prétendument discriminatoire du Dr Hucker.

[37] En revanche, la plainte ne mentionne aucune de ces prétentions. Le terme ou la notion de discrimination systémique n’apparaît nulle part dans la plainte.

[38] E.F. fait valoir que la question est évoquée implicitement. Elle souligne le paragraphe au bas de la page 2 de sa plainte, qui mentionne que le SCC contrôle totalement son accès aux soins de santé et qu’elle ne peut pas simplement décider de consulter un autre médecin. Le SCC doit donc veiller à ce qu’un tel professionnel adhère aux politiques du SCC et respecte les obligations de celui-ci en matière de droits de la personne. Le paragraphe se termine par l’allégation selon laquelle le SCC est responsable d’avoir aggravé la pratique discriminatoire du Dr Hucker en défendant son rapport comme étant [traduction] « approuvé » et une [traduction] « pratique courante ».

[39] Je juge que ces passages n’ont aucun lien avec les paragraphes en cause. La plainte porte clairement sur la décision du SCC de choisir le Dr Hucker pour l’évaluation d’E.F. et sur l’approbation par le SCC des méthodes d’évaluation du Dr Hucker. Les passages n’ont rien à voir avec les allégations plus générales en matière de soins d’affirmation de genre qui figurent dans les paragraphes en cause.

[40] E.F. m’a renvoyé au rapport aux fins de décision préparé le 25 mars 2022 par l’agent des droits de la personne de la Commission. L’agent des droits de la personne avait reçu le mandat de préparer le rapport afin d’aider les commissaires de la Commission à décider de la suite à donner à la plainte.

[41] E.F. signale plusieurs références à des problèmes systémiques dans le rapport aux fins de décision. Dans la première page du rapport, l’agent des droits de la personne résume la plainte et déclare qu’E.F. [traduction] « prétend également que [le SCC] a adopté une politique ou une pratique discriminatoire, notamment en omettant d’appliquer la perspective des droits de la personne à la prestation de services de soins de santé aux personnes transgenres sous sa charge ». Le paragraphe suivant du résumé mentionne également qu’E.F. allègue que la politique du SCC concernant la divulgation de renseignements personnels en matière de santé ainsi que les obligations et l’éthique professionnelles dans une relation médecin-patient est discriminatoire.

[42] Ailleurs dans le rapport aux fins de décision, l’agent des droits de la personne mentionne que le processus de règlement des griefs des délinquants du SCC n’est pas en mesure de redresser les plaintes qui soulèvent des [traduction] « questions systémiques complexes ». Dans la section du rapport aux fins de décision réservée à l’analyse, l’agent des droits de la personne présente les observations d’E.F. qui comprennent des déclarations telles que l’affirmation selon laquelle le SCC doit veiller à ce que les détenus transgenres aient accès à des soins d’affirmation de genre appropriés et que les professionnels de la santé avec lesquels le SCC passe des contrats adhèrent à ses politiques et respectent les droits de la personne des détenus.

[43] Dans les conclusions du rapport aux fins de décision, l’agent des droits de la personne déclare que la plainte [traduction] « soulève des questions complexes et systémiques sur les politiques et pratiques en matière de santé de l’intimé, en ce qui concerne l’évaluation ou les soins d’affirmation de genre », ce qui laisse entendre que les détenus transgenres seraient vulnérables à la discrimination. Dans sa recommandation à la Commission, l’agent des droits de la personne conclut que la plainte comporte des allégations concernant le processus d’évaluation relative à la dysphorie de genre du SCC, qui pourrait avoir été mené en violation des politiques du SCC. L’agent des droits de la personne est également d’avis que la plainte soulève des [traduction] « questions plus larges » concernant la procédure d’évaluation du SCC permettant aux détenus transgenres d’accéder à des soins d’affirmation de genre.

[44] Selon la décision ultérieure de la Commission rendue le 15 juin 2022 de renvoyer la plainte au Tribunal pour instruction, la Commission avait examiné le formulaire de plainte, le rapport aux fins de décision et les observations des parties déposées en réponse au rapport aux fins de décision avant de rendre sa décision.

[45] E.F. affirme que ces passages indiquent les types de problèmes systémiques plus larges dans les paragraphes contestés auxquels le SCC s’oppose.

[46] Comme il a été souligné dans Levasseur, pour déterminer la portée d’une plainte, je peux consulter le rapport d’enquête (c’est-à-dire le rapport aux fins de décision), mais je ne suis pas nécessairement lié par les commentaires ou « recommandations » que l’agent des droits de la personne peut formuler, même si la Commission déclare dans sa décision qu’elle l’a examiné avant de rendre sa décision de renvoyer la plainte pour instruction. La Commission a renvoyé la plainte sans y apporter de changement ou de modification en particulier. Toute interprétation par l’agent des droits de la personne ou conclusion qu’il aurait pu tirer sur la nature de la plainte, même après avoir reçu les observations des parties, n’est pas pertinente si les allégations contenues dans les paragraphes contestés de l’exposé des précisions n’ont aucun lien avec la plainte.

[47] Je ne trouve aucun lien de ce type entre les allégations générales en question et la plainte, qui porte sur l’évaluation du Dr Hucker. Cela ne veut pas dire que des enjeux stratégiques ou systémiques ne peuvent pas émerger de la preuve concernant les actions du Dr Hucker. Toutefois, comme il a été noté au paragraphe 27 de l’affaire Richards c. Service correctionnel du Canada, 2025 TCDP 5, le processus du Tribunal ne consiste pas à procéder à une enquête générale sur un nombre sans cesse croissant d’allégations à l’égard d’un intimé. Ce n’est pas parce que la Commission apprend, au cours du processus d’enquête, qu’il y a d’autres questions qu’elle juge important de soumettre au Tribunal qu’il faut rattacher ces questions à une plainte existante de nature beaucoup plus ciblée. La modification des plaintes ou le dépôt de plaintes supplémentaires pour traiter d’autres questions nouvelles peuvent amplement avoir lieu au niveau de la Commission, avant le renvoi au Tribunal pour instruction. Mais une fois qu’une plainte est renvoyée pour instruction, le Tribunal ne peut traiter que les questions soulevées dans la plainte ou qui ont un lien avec la plainte.

[48] E.F. a fait référence aux décisions rendues dans les affaires Richards c. Service correctionnel du Canada, 2020 TCDP 27, et Last c. Service correctionnel du Canada, 2024 TCDP 112, dans lesquelles le Tribunal a rejeté les demandes du SCC visant à radier les allégations contenues dans les exposés des précisions, au motif qu’elles ne relevaient pas de la portée des plaintes. Cependant, dans les deux cas, les allégations contenues dans les plaintes comportaient des éléments sur lesquels les allégations plus larges de l’exposé des précisions étaient fondées. On ne peut pas en dire autant en l’espèce. La plainte est entièrement axée sur le comportement discriminatoire prétendu du Dr Hucker.

[49] E.F. souligne que le SCC, dans sa réponse au rapport aux fins de décision, a contesté les références du document à la discrimination systémique. La Commission a néanmoins décidé de renvoyer la plainte au Tribunal pour instruction, et le SCC n’a pas demandé de contrôle judiciaire de cette décision. Cela ne signifie pas que le SCC n’a pas le droit de faire valoir devant le Tribunal que les allégations contenues dans l’exposé des précisions d’E.F. ne s’inscrivent pas dans la portée de la plainte dont le Tribunal est saisi. Si les allégations contenues dans l’exposé des précisions d’un plaignant ne sont pas liées à sa plainte, le Tribunal n’est pas compétent pour les traiter, que la partie intimée ait ou non choisi de demander le contrôle judiciaire de la décision de renvoi de la Commission.

[50] Pour ces motifs, les paragraphes contestés suivants sont radiés : 1, 2, 14, 15, 17, 68, 69, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 188(1), 188(2) (uniquement la clause [traduction] « et tous les détenus de diverses identités de genre de la région de l’Ontario »), 188(13), 188(14), et 189.

D. Les allégations relatives aux mesures de réparation

[51] Le SCC soutient que les mesures de réparation demandées par E.F., tel qu’elles se reflètent dans les paragraphes contestés, devraient également être annulées, parce qu’elles sont fondées sur les mêmes allégations systémiques générales qui ne s’inscrivent pas dans la portée de la plainte et, par conséquent, de la compétence du Tribunal. Même si, selon l’alinéa 53(2)a) de la Loi, le Tribunal peut ordonner une mesure de réparation visant à mettre fin à l’acte discriminatoire ou à prévenir des actes semblables, le SCC soutient qu’une telle mesure est [traduction] « généralement reconnue comme étant orientée vers le traitement de la discrimination systémique » et que les mesures de réparation systémiques ne peuvent être imposées que lorsqu’il y a eu allégation relative à une discrimination systémique dans la plainte.

[52] Toutefois, comme la Commission le souligne à juste titre dans ses observations, le Tribunal dispose d’un large pouvoir discrétionnaire d’ordonner des mesures de réparation appropriées pour toute discrimination qu’il peut constater après avoir examiné la preuve dans le cadre d’une instruction complète, y compris des mesures de réparation systémiques appropriées en vertu de l’alinéa 53(2)a) (voir Hughes c. Élections Canada, 2010 TCDP 4, aux par. 49 à 51). Ce large pouvoir discrétionnaire d’ordonner des mesures de réparation vise à prévenir d’autres actes discriminatoires semblables, même si la plainte porte sur une discrimination subie par une seule personne. Le Tribunal examine l’opportunité d’une mesure de réparation après avoir entendu tous les éléments de preuve, et non pas à titre préliminaire. Rien n’empêche le SCC de s’opposer à une demande de réparation d’intérêt public à la fin de l’audience si elle n’est pas appropriée, compte tenu de la preuve (Richards c. Service correctionnel du Canada, 2020 TCDP 27, au par. 112).

[53] Le SCC a affirmé, comme il l’a fait pour les allégations de discrimination continue, qu’il subirait un préjudice par l’inclusion de ces demandes de réparation à ce stade et qu’elles prolongeraient indûment l’affaire. Toutefois, bien souvent, au moment du dépôt d’une plainte, peu de renseignements sont fournis sur les mesures de réparation demandées. L’un des objectifs des exposés des précisions est de fournir plus de détails sur les demandes de réparation. Le fait qu’une demande de réparation soit mentionnée pour la première fois dans l’exposé des précisions ne signifie pas qu’elle ne s’inscrit pas dans la portée de la plainte (Liu c. Sécurité publique Canada, 2024 TCDP 104, au par. 29). Le temps consacré à l’examen des mesures de réparation est une partie nécessaire du processus d’instruction et ne peut être évité.

[54] Je tiens à noter que le SCC a souligné dans sa requête la demande d’E.F. que le Tribunal ordonne le retrait du Dr Hucker de son poste, en faisant valoir que cela contreviendrait à l’alinéa 54a) de la Loi. Selon cette disposition, l’ordonnance du Tribunal ne peut exiger le retrait d’un employé d’un poste qu’il a accepté de bonne foi. Bien que l’application de l’alinéa 54a) doive certainement être examinée dans le cadre de la présente demande de redressement, il est prématuré à ce stade pour le Tribunal d’examiner la question de savoir si la demande relève directement de cette limitation ou, d’ailleurs, si le Tribunal a le pouvoir d’ordonner autrement le retrait du Dr Hucker.

[55] Pour ces motifs, la demande du SCC de radier les paragraphes contestés, 191, 201, et 202, est rejetée.

E. Les résumés qu’a faits E.F. des témoignages prévus de ses témoins

[56] Le SCC a demandé que toutes les déclarations prévues des témoins proposés par E.F., incluses dans son exposé des précisions, qui mentionnent des allégations qui ne s’inscrivent pas dans la portée de la plainte, soient également radiées. Ce n’est pas nécessaire. La portée de la plainte a été définie par la présente décision sur requête. Les parties ne pourront pas présenter d’éléments de preuve qui ne s’inscrivent pas dans la portée de la plainte. Cela dit, dans mon ordonnance ci-dessous, j’offre aux parties la possibilité de modifier leurs exposés des précisions et leurs réponses pour tenir compte de mes conclusions et rendre les actes de procédure plus compréhensibles, y compris les résumés des témoignages prévus de leurs témoins.

F. Les allégations de harcèlement

[57] Le SCC soutient qu’E.F., dans son exposé des précisions, a également cherché à ajouter une allégation, selon laquelle la conduite du Dr Hucker constituait du harcèlement, qui n’était pas incluse dans la plainte et sur laquelle la Commission n’avait pas enquêté. La plainte ne mentionne pas explicitement l’article 14 de la Loi, la disposition relative à l’acte discriminatoire qu’est le harcèlement. Le SCC maintient qu’E.F. aurait dû le faire si elle avait l’intention de déposer une plainte pour harcèlement.

[58] De même, la page de couverture [traduction] « Renseignements sur la plainte » du rapport aux fins de décision de l’agent des droits de la personne ne fait référence qu’à l’article 5 de la Loi (c’est-à-dire le refus de biens, de services, d’installations ou d’hébergement pour des motifs discriminatoires), et son premier paragraphe indique qu’E.F. prétend avoir été victime de discrimination en matière de prestation de services, en contravention de l’article 5. L’article 14 n’est aucunement mentionné. Le SCC soutient donc qu’une plainte pour harcèlement n’a pas été renvoyée au Tribunal pour instruction, puisque la Commission n’a jamais été saisie d’une telle plainte dans le rapport aux fins de décision et qu’elle n’a pas non plus indiqué précisément qu’une plainte pour harcèlement était renvoyée. Le SCC soutient que les parties et le Tribunal ne devraient pas être laissés dans l’incertitude quant à ce qui a été renvoyé à ce dernier.

[59] Le SCC n’a pas précisé dans sa requête lequel des paragraphes contestés contenait une allégation de harcèlement et devrait être radié. D’après mon examen, un seul des paragraphes contestés fait référence au harcèlement ou à une variante du terme - le sous-paragraphe 188(6)(iv). Il y est affirmé que le Dr Hucker a révélé des renseignements privés sur l’identité et l’expression de genre d’E.F., révélant son secret à sa famille et à d’autres personnes sans son consentement, et qu’il l’a fait d’une manière qui l’a soumise à la dérision et à la stigmatisation, ce qui [traduction] « équivaut à de la discrimination et/ou à du harcèlement ».

[60] J’ai déjà conclu que le sous-paragraphe 188(6)(iv) ne devait pas être radié, car le paragraphe dans son ensemble se rapporte à des allégations qui sont clairement énoncées dans la plainte. Toutefois, pour les motifs qui suivent, je juge que, quoiqu’il en soit, la clause relative au harcèlement ne devrait pas être radiée.

[61] La plainte fait incontestablement référence à la notion de harcèlement. Dans la partie de la plainte décrivant l’incidence des actions du Dr Hucker, E.F. déclare que [traduction] « ce harcèlement » est une violation grave de son droit à la vie privée qui aura des conséquences à long terme sur sa vie. Le paragraphe 5 de la page 1 de la plainte indique explicitement que le comportement du Dr Hucker à l’égard d’E.F. [traduction] « équivaut à de la discrimination et à du harcèlement délibérés et/ou inconsidérés, fondés sur l’identité et l’expression de genre ».

[62] Ainsi, l’allégation de harcèlement est clairement abordée dans la plainte et, par conséquent, il existe un lien avec le sous-paragraphe 186(6)(iv). Le fait que l’art. 14 n’ait pas été mentionné dans la plainte et dans le rapport aux fins de décision n’empêche pas E.F. d’alléguer et de faire valoir l’acte discriminatoire de harcèlement devant le Tribunal. D’ailleurs, l’article 5 n’était pas non plus mentionné dans la plainte. En effet, aucune disposition de la Loi n’est mentionnée dans le formulaire de plainte qu’E.F. a rempli. Seuls la page de couverture et le rapport aux fins de décision, tous deux préparés par la Commission, font référence à une disposition précise de la Loi (art. 5). Indépendamment de ce sur quoi la Commission ou l’agent des droits de la personne ont pu se concentrer, c’est la plainte que le Tribunal doit examiner, et non la page de couverture ou le rapport aux fins de décision.

[63] E.F. profite peut-être de l’occasion offerte par la présente requête pour préciser, à ce stade du processus d’instruction, qu’elle a l’intention de faire valoir qu’elle a été victime de harcèlement, mais cela ne porte pas préjudice au SCC. Les faits à l’appui de l’allégation de harcèlement semblent être essentiellement les mêmes que ceux relatifs à l’allégation de discrimination dans la prestation d’un service. La seule variation se présentera probablement dans les observations finales, lorsque les parties débattront de la question de savoir si les faits de l’affaire donnent lieu à l’un ou l’autre type d’acte discriminatoire, ou aux deux.

[64] Pour tous ces motifs, la demande du SCC est accueillie en partie. Pour assurer la viabilité des actes de procédure, E.F. doit modifier et déposer à nouveau son exposé des précisions en supprimant les parties radiées.

[65] E.F. soutient que, dans son propre exposé des précisions, le SCC n’a pas répondu aux paragraphes contestés et qu’il n’a pas divulgué tous les documents qu’on pourrait qualifier de pertinents par rapport à ces paragraphes.

[66] Le SCC devrait revoir son exposé des précisions et ses documents de communication, et fournir tous les renseignements ainsi que tous les documents supplémentaires qui devraient être inclus à la lumière de mes conclusions. E.F. et la Commission peuvent à leur tour déposer des réponses modifiées à l’exposé des précisions du SCC pour tenir compte de tout changement.

VI. ORDONNANCE

[67] La requête du SCC visant à radier certains paragraphes de l’exposé des précisions d’E.F. est accueillie en partie.

[68] Les paragraphes suivants de l’exposé des précisions d’E.F. sont radiés :

1, 2, 14, 15, 17, 68, 69, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 188(1), 188(2) (uniquement la clause [traduction] « et tous les détenus de diverses identités de genre de la région de l’Ontario »), 188(13), 188(14), et 189.

[69] E.F. doit déposer une version modifiée de son exposé des précisions, en supprimant les paragraphes radiés, au plus tard le 6 juin 2025.

[70] Le SCC peut modifier son exposé des précisions, la liste des documents et la liste des témoins prévus avant le 20 juin 2025.

[71] E.F. et la Commission peuvent déposer des réponses modifiées au plus tard le 27 juin 2025.

Signé par

Athanasios Hadjis

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 23 mai 2025

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : HR-DP-2856-22

Intitulé de la cause : E.F. c. Service correctionnel du Canada

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 23 mai 2025

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites :

Paul Quick , pour la plaignante

Laure Prévost, pour la Commission canadienne des droits de la personne

David Aaron et Aman Owais , pour l’intimé

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