Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2025 TCDP 40

Date : Le 12 mai 2025

Numéro du dossier : HR-DP-2928-23

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Chris Irlam

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Telus Communications Inc.

l’intimée

Décision sur requête

Membre : John Hutchings

 



I. APERÇU ET DÉCISION

[1] Chris Irlam, la plaignante, soutient que l’entreprise TELUS Communications Inc. (TELUS), l’intimée, a fait preuve de discrimination en milieu de travail envers elle alors qu’elle occupait le poste de technicienne. TELUS me demande de rejeter la plainte sans tenir d’audience. Elle affirme qu’il serait inéquitable de tenir une audience, au motif qu’un règlement a déjà été conclu avec Chris Irlam, lequel a permis de résoudre toute question relative aux atteintes aux droits de la personne, et que le délai écoulé entre les événements qui se seraient produits en 2017 et l’audience devant avoir lieu en juillet 2025 fait en sorte qu’il serait difficile pour TELUS de se défendre. TELUS fait également valoir que, en tout état de cause, je ne devrais pas statuer sur les allégations qui portent sur une période antérieure à l’inclusion explicite de l’identité de genre comme motif de distinction illicite dans la législation relative aux droits de la personne. Chris Irlam et la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») s’opposent au rejet de la plainte. Elles soutiennent que je devrais tenir compte des allégations relatives tant à la période antérieure que postérieure au changement législatif. Si la Commission s’oppose au rejet pur et simple de la plainte, elle soutient que je devrais radier de la plainte toutes les questions relatives au congédiement au motif qu’elles ont déjà été résolues et qu’elle ne les a pas renvoyées au Tribunal. La Commission affirme en outre que je devrais tenir compte uniquement de la discrimination en milieu de travail. Chris Irlam est d’avis qu’il n’est pas nécessaire de radier quelque question que ce soit.

[2] Je rejette la requête de TELUS. Le règlement n’a pas permis de résoudre entièrement le fond de la plainte. La preuve est insuffisante pour qu’il soit conclu que, en raison du délai écoulé entre les événements allégués et l’audience, il serait inéquitable de tenir une audience, et il n’y a aucun fondement juridique justifiant que les allégations de discrimination fondée sur le genre soient exclues en raison des modifications apportées à la législation relative aux droits de la personne.

II. QUESTIONS EN LITIGE

[3] Je dois trancher les questions suivantes :

  1. Devrais-je radier de la plainte toutes les questions relatives au congédiement au motif qu’elles ont déjà été résolues dans le cadre du règlement?

  2. Devrais-je rejeter les allégations de discrimination en milieu de travail au motif qu’elles ont déjà été résolues dans le cadre du règlement?

  3. Devrais-je rejeter la plainte au motif que les délais dans le processus de plainte font en sorte qu’il serait inéquitable de tenir une audience?

  4. Puis-je me prononcer sur les allégations de discrimination fondée sur le genre qui portent sur une période antérieure à l’inclusion de l’identité de genre à titre de motif de distinction illicite dans la législation relative aux droits de la personne?

III. ANALYSE

A. Je n’ai pas besoin de radier de la plainte les questions relatives au congédiement, car celui-ci ne fait pas l’objet d’un différend entre les parties

[4] Les parties ne contestent pas le fait que TELUS a mis fin à l’emploi de Chris Irlam, que TELUS a ensuite réglé un grief de congédiement avec le syndicat de Chris Irlam, dans l’entente de règlement du 17 novembre 2017, et que la Commission a décidé de ne pas renvoyer la question du congédiement au Tribunal parce que celle-ci avait déjà été résolue dans le cadre du règlement. Suivant les principes d’économie des ressources judiciaires et de proportionnalité, il est déconseillé de tirer des conclusions et de rendre des ordonnances qui ne sont pas nécessaires, notamment sur des questions qui ne sont pas en litige : Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, au par. 30. Je constate que Chris Irlam ne cherche pas à obtenir de réparation pour la perte de salaire qui a découlé du congédiement. Les parties ne s’entendent pas sur les allégations de discrimination en milieu de travail, mais il est difficile de voir en quoi le processus de congédiement serait pertinent dans l’examen de ces allégations portant sur une période antérieure.

[5] Les parties conviennent, et je suis également de cet avis, qu’aucune question relative au congédiement n’a été renvoyée au Tribunal pour instruction. Il est question du congédiement dans l’exposé des précisions des parties, mais je suis d’avis qu’il peut s’agir d’un contexte factuel pertinent, de sorte que je m’abstiendrai de radier ces questions : Murray c. Commission de l’immigration et du statut de réfugié, 2018 TCDP 32, au par. 64; Kirlew c. Service correctionnel du Canada, 2025 TCDP 16, au par. 17. Par conséquent, suivant les principes de l’économie des ressources judiciaires et de la proportionnalité, les allégations ou les demandes de réparation portant exclusivement sur le congédiement dépassent la portée de la plainte et ne devraient pas être soulevées dans les témoignages ni dans les arguments juridiques : Oleson c. Première Nation de Wagmatcook, 2019 TCDP 35 [Oleson], au par. 48. Étant donné ma conclusion selon laquelle le congédiement ne constitue pas une question en litige, il n’est pas nécessaire que je détermine si le règlement empêche les parties d’aborder cette question, et je ne tirerai aucune autre conclusion à cet égard.

B. Le règlement ne portait pas sur les allégations de discrimination en milieu de travail et ne justifie pas que la plainte soit rejetée sans la tenue d’une audience

[6] Il n’est pas contesté que la plainte dans la présente affaire porte sur des allégations de discrimination en milieu de travail qui se serait produite lorsque Chris Irlam travaillait pour TELUS. La Commission a décidé d’examiner ces allégations et de les renvoyer au Tribunal.

[7] Les parties sont d’accord pour dire que le règlement portait sur le congédiement de Chris Irlam, mais elles ne s’entendent pas sur la question de savoir s’il portait également sur les allégations de discrimination en milieu de travail. Chris Irlam et la Commission sont d’avis que le règlement portait exclusivement sur le congédiement. TELUS soutient pour sa part que le règlement concernait tout le différend entre l’entreprise et Chris Irlam, ce qui englobait à la fois le congédiement et les allégations de discrimination en milieu de travail. TELUS soutient ainsi que, étant donné que la question de la discrimination en milieu de travail a déjà été résolue dans le cadre du règlement, je devrais rejeter la plainte.

[8] Par sa requête en rejet de la plainte, TELUS attaque indirectement la décision de la Commission de renvoyer les allégations de discrimination en milieu de travail au Tribunal. Les parties peuvent contester une décision uniquement dans le cadre d’un processus visant expressément l’infirmation, la modification ou l’annulation de cette décision, comme un appel ou une demande de contrôle judiciaire. Autrement dit, les parties doivent contester les décisions de façon directe, et non de façon indirecte. Les attaques (ou contestations) indirectes sont interdites par la loi : Wilson c. La Reine, [1983] 2 RCS 594, à la p. 599; Jamison Todd c. La Ville d’Ottawa, 2017 TCDP 23, aux par. 43-48. Le fait de tenter d’empêcher l’exécution d’une ordonnance ou d’une décision constitue une attaque indirecte : Donald J. Lange, The Doctrine of Res Judicata in Canada, 4e éd., Toronto, LexisNexis, 2015, à la p. 469. Si une partie souhaite contester une décision rendue par la Commission, le recours approprié est le contrôle judiciaire : Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Warman, 2012 CF 1162, au par. 56, confirmée dans Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Warman, 2014 CAF 18; Oleson, aux par. 39-41. Dans la présente affaire, la Commission a indiqué dans son rapport qu’il [TRADUCTION] « n’était pas évident et manifeste que le règlement avait permis de traiter toutes les allégations relatives aux droits de la personne », et elle a décidé de renvoyer les allégations de discrimination en milieu de travail au Tribunal. La requête présentée par TELUS sous-entend que la Commission aurait dû parvenir à une issue différente en interprétant le règlement de façon plus large, autrement dit, qu’une analyse différente du document aurait changé la décision rendue par la Commission au sujet du renvoi. Si je refusais d’entendre ces allégations, j’empêcherais la mise en application de la décision de la Commission, qui s’est prononcée en faveur de leur examen. Par conséquent, je suis tenu par la loi de rejeter la requête de TELUS, puisqu’il s’agit d’une attaque indirecte de la décision de la Commission de renvoyer les allégations.

[9] Par ailleurs, je suis d’accord avec Chris Irlam et la Commission pour dire qu’il est loin d’être évident que la question de la discrimination en milieu de travail a été résolue dans le cadre du règlement.

[10] Avant de rejeter une demande au motif que la question a déjà été résolue autrement, je dois me demander s’il s’agissait essentiellement de la même question qui est soulevée dans la présente affaire : Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52 [Figliola], au par. 37; Canada (Commission des droits de la personne) c. Office des transports du Canada, 2011 CAF 332 [OTC], aux par. 24 et 26. En d’autres termes, je dois évaluer s’il « a été statué de façon appropriée » sur le fond de la plainte : Figliola, au par. 37. Je dois exercer ma compétence pour rejeter une plainte à une étape préliminaire avec prudence, et seulement dans les cas les plus clairs : Société de soutien à l’enfance et à la famille des premières nations du Canada c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445 [SSEFPNC], au par. 140. Bref, pour obtenir gain de cause dans sa requête en rejet de la plainte au motif que l’affaire de Chris Irlam a déjà été résolue dans le cadre du règlement, TELUS doit établir qu’il a été statué de façon appropriée sur la plainte et que la présente affaire fait partie des « cas les plus clairs » dans lesquels il conviendrait de rejeter la plainte : Figliola, au par. 37; OTC, aux par. 24 et 26; SSEFPNC, au par. 140.

[11] Je ne suis pas en mesure de conclure qu’il a été statué de façon appropriée sur le fond de la plainte dans le cadre du règlement. Suivant les principes du droit des obligations, je suis tenu d’attribuer aux termes figurant dans le règlement leur sens ordinaire et grammatical, conformément aux circonstances dont les parties avaient connaissance au moment du règlement du grief : Corner Brook (Ville) c. Bailey, 2021 CSC 29, aux par. 21 et 35; CD v. CAF, 2025 CHRT 31 [CD], au par. 18. Le règlement ne fait aucune mention de discrimination en milieu de travail qui se serait produite avant le congédiement. Le règlement a permis de résoudre un grief qui, selon l’avis de grief correspondant, portait sur l’article 4 de la convention collective, concernant la [TRADUCTION] « discrimination », entre autres articles qui auraient été enfreints. La nature du grief est énoncée comme suit : [traduction] « Chris a été congédiée par l’entreprise. » La réparation demandée est la [traduction] « réintégration de Chris et son indemnisation intégrale ». Chris Irlam affirme que le syndicat lui a recommandé de formuler des allégations de discrimination en milieu de travail dans le cadre d’une plainte pour atteinte aux droits de la personne, et non pendant le processus de grief. Pour sa part, la Commission soutient avoir conclu qu’il n’était pas évident et manifeste que le règlement portait également sur les allégations d’atteinte aux droits de la personne. TELUS me demande en réalité de dégager du règlement des modalités implicites concernant la discrimination en milieu de travail et d’en déduire que le différend en entier qui l’oppose à Chris Irlam a été résolu. J’estime que cette conclusion serait déraisonnable. Je juge plutôt qu’il est plus probable que le contraire que le renvoi à l’article 4 sur les droits de la personne soit issu d’un gabarit, et que, sans autre détail, ce renvoi ne signifie pas que le règlement en question a permis de résoudre de façon entière toutes les questions relatives aux droits de la personne : CD, aux par. 22-24. Autrement dit, le règlement ne contient pas de décharge complète et définitive en ce qui a trait aux allégations de discrimination en milieu de travail.

[12] La mention d’un article contre la discrimination d’une convention collective dans le cadre d’un grief de congédiement, sans autre précision, n’est pas suffisante pour appuyer une conclusion selon laquelle les parties avaient l’intention de résoudre des allégations portant sur une période antérieure au congédiement dans le règlement du grief. Je constate que le syndicat et la direction ont discuté de préoccupations portant sur une période antérieure au congédiement au cours d’une rencontre sur le grief, mais le règlement n’en fait aucune mention. Je ne suis donc pas en mesure de conclure qu’il s’agit d’une affaire faisant partie des « cas les plus clairs » justifiant que la plainte soit rejetée ou qu’il a été statué de façon appropriée sur le fond de la plainte.

C. La preuve n’est pas suffisante pour démontrer que la tenue d’une audience n’est pas équitable en raison du délai écoulé

[13] Je ne suis pas en mesure de conclure que la durée du processus de plainte a causé un préjudice suffisant pour avoir une incidence sur l’équité de l’audience.

[14] Pour qu’un délai équivaille à un abus de procédure, il doit avoir causé un préjudice important : Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29, au par. 72. Étant donné que le préjudice constitue une question de fait, TELUS doit établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y a eu manquement au principe de l’équité procédurale : Koke c. Corus Entertainment Inc. et Chris Gailus, 2024 TCDP 15, au par. 19. En d’autres termes, TELUS doit prouver que, en raison du délai écoulé, il est plus probable qu’improbable que l’audience soit inéquitable. Si le « délai encour[u] à partir du premier acte discriminatoire jusqu’à l’audience [...] est si long que le droit à une audience équitable du défendeur est compromis », le Tribunal a le pouvoir de rejeter la plainte pour « redresser la situation » : Grover c. Conseil national de recherches Canada, 2009 TCDP 1 [Grover], au par. 42.

[15] La preuve est insuffisante pour établir que le délai écoulé causerait un préjudice important de nature à compromettre l’audience. TELUS fait valoir que la présente affaire s’apparente à l’affaire Grover, dans laquelle le Tribunal a rejeté la plainte après avoir examiné une preuve substantielle établissant que de nombreux témoins n’avaient « pas de souvenirs indépendants au sujet des événements allégués » qui remontaient à plus de 17 ans avant la tenue de l’audience : Grover, aux par. 39 et 108. J’estime que les faits de la présente affaire ne s’apparentent pas à ceux de l’affaire Grover. Dans son exposé des précisions, TELUS nomme quatre témoins issus de la direction qui témoigneraient au sujet de l’emploi qu’occupait Chirs Irlam en 2017. Certes, il peut être difficile de se rappeler des détails au sujet d’événements survenus il y a environ huit ans, mais je ne peux conclure que, selon la prépondérance des probabilités, leurs souvenirs se seront « nécessairement » estompés, de telle sorte que, comme les témoins dans l’affaire Grover, ils ne seront plus « capables de se souvenir de façon indépendante des incidents allégués dans les plaintes » : Grover, au par. 100. TELUS soutient plutôt que les témoins [traduction] « pourraient ne plus se souvenir de façon générale des événements allégués ou pourraient avoir des souvenirs flous » (non souligné dans l’original). L’évocation d’une possibilité de souvenirs flous ou d’absence de souvenirs est insuffisante pour démontrer, selon la prépondérance des probabilités, « l’incapacité de prouver des faits nécessaires pour répondre aux plaintes » : Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, au par. 103; Grover au par. 100. Je ne peux donc pas conclure que le délai écoulé a causé un [traduction] « préjudice suffisant » pour qu’il soit clair qu’il s’agit d’un cas où il convient de rejeter la plainte.

D. Je peux me prononcer sur les allégations de discrimination fondée sur le genre qui portent sur une période antérieure à l’inclusion explicite de l’identité de genre à titre de motif de distinction illicite dans la législation relative aux droits de la personne

[16] Il n’y a aucun fondement permettant de radier les allégations de discrimination qui portent sur une période antérieure à l’inclusion de l’identité et de l’expression de genre à titre de motifs de distinction illicite dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « Loi »). Les plaignants ne sont tenus de fonder leurs allégations que sur un seul motif de distinction illicite pour pouvoir présenter une plainte. Avant la modification de la Loi qui a permis d’inclure expressément l’identité de genre dans les motifs de distinction illicite, le Tribunal examinait les plaintes de discrimination fondée sur le genre en les englobant dans des motifs comme le « sexe » : Montreuil c. Forces canadiennes, 2009 TCDP 28. La plainte de Chris Irlam est fondée sur les motifs de distinction illicite suivants : le sexe, l’orientation sexuelle, l’identité ou l’expression de genre et la déficience. Étant donné que la plainte porte sur plusieurs motifs et que les plaintes relatives à la diversité de genre trouvaient écho dans la jurisprudence avant que des changements soient apportés à la Loi pour leur donner un fondement explicite, je juge qu’il n’y a aucune raison d’établir une distinction entre les allégations portant sur une période antérieure à la modification législative et celles qui portent sur une période postérieure.

IV. ORDONNANCE

[17] Je rejette la requête. Je convoquerai une conférence de gestion préparatoire pour permettre une préparation en vue de l’audience.

 

Signée par

John Hutchings

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 12 mai 2025

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Numéro du dossier du Tribunal : HR-DP-2928-23

Intitulé de la cause : Chris Irlam c. Telus Communications Inc.

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 12 mai 2025

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites par :

Chris Irlam , pour la plaignante

Laure Prévost , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Nikita Gush , pour l’intimée

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