Tribunal canadien des droits de la personne
Informations sur la décision
Sebastiano Loconte, le plaignant, allègue qu’Air Canada, l’intimée, n’a pas pris de mesures d’adaptation pour ses déficiences et l’a congédié de façon discriminatoire. Air Canada a demandé au Tribunal canadien des droits de la personne de rejeter la plainte sans tenir d’audience, en soutenant que le fonds de la plainte avait déjà été traité par WorkSafeBC, le Conseil canadien des relations industrielles (CCRI) et un arbitre.
Le Tribunal a rejeté la demande d’Air Canada et a décidé que la plainte sera entendue lors d’une audience.
Le Tribunal a conclu que WorkSafeBC n’avait pas compétence pour accorder les réparations prévues par la Loi canadienne sur les droits de la personne et a seulement examiné la déficience physique de M. Loconte, sans se pencher sur sa déficience mentale alléguée.
Le CCRI a examiné si le syndicat de M. Loconte avait manqué à son devoir de représentation équitable, mais n’a pas traité le fond de sa plainte en matière de droits de la personne, ni la question de l’obligation d’accommodement.
L’arbitre a mentionné la déficience mentale alléguée de M. Loconte dans le résumé des faits, mais n’a pas clairement statué sur la question de savoir si Air Canada avait respecté son obligation de prendre des mesures d’adaptation. Le raisonnement de la décision arbitrale portait principalement sur la déficience physique, en s’appuyant sur les conclusions de WorkSafeBC.
Puisqu’aucune de ces instances n’a clairement traité les mêmes questions en matière de droits de la personne, en particulier celles liées à la déficience mentale, le Tribunal a conclu qu’il n’y avait pas de raison de rejeter la plainte sans audience.
Contenu de la décision
Tribunal canadien |
|
Canadian Human |
Référence : 2025 TCDP
Date : Le
Numéro(s) du/des dossier(s) :
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Entre :
le plaignant
- et -
Commission canadienne des droits de la personne
la Commission
- et -
l’intimée
Décision sur requête
Membre :
Table des matières
1. D’autres décideurs se sont prononcés sur le dossier de M. Loconte, mais n’ont pas statué sur le fond de sa plainte relative aux droits de la personne. Leurs décisions ne permettent pas de rejeter la plainte sans audience.
I. APERÇU ET DÉCISION
Sebastiano Loconte, le plaignant, affirme qu’Air Canada (AC), l’intimée, l’a congédié après avoir manqué à son obligation de prendre des mesures raisonnables tenant compte de ses déficiences. AC me demande de rejeter la plainte du plaignant sans tenir d’audience. Elle affirme que la tenue d’une audience serait injuste et coûteuse, car la WorkSafeBC (la « WSBC »), le Conseil canadien des relations industrielles (le « CCRI ») et un arbitre se sont déjà prononcés sur ce dossier. M. Loconte et la Commission canadienne des droits de l’homme nient que les décisions antérieures portaient sur le fond de la plainte. Ils souhaitent que le Tribunal se prononce sur celle-ci.
Je rejette la requête d’AC visant à faire rejeter la plainte de M. Loconte parce que je suis incapable de conclure que les autres décideurs ont déjà statué sur le fond de la plainte, plus précisément sur la déficience mentale alléguée de M. Loconte.
II. QUESTION EN LITIGE
Je dois trancher la question suivante :
i. Dois-je rejeter la plainte de M. Loconte parce que la WSBC, le CCRI ou l’arbitre ont déjà statué sur le fond de celle-ci?
III. ANALYSE
1. D’autres décideurs se sont prononcés sur le dossier de M. Loconte, mais n’ont pas statué sur le fond de sa plainte relative aux droits de la personne. Leurs décisions ne permettent pas de rejeter la plainte sans audience.
A. La WSBC n’a pas compétence pour accorder des réparations en matière de droits de la personne et n’a pas statué sur la déficience mentale alléguée de M. Loconte.
Étant donné que la WSBC ne pouvait pas accorder les réparations en matière de droits de la personne demandées par M. Loconte, et qu’elle n’a pas statué sur la déficience mentale alléguée de ce dernier, le Tribunal ne peut pas se fonder sur cette décision pour rejeter la plainte sans tenir d’audience.
Pour déterminer si je dois rejeter la plainte parce que d’autres décideurs se sont déjà prononcés sur le dossier de M. Loconte, je ne dois pas me laisser guider par « [...] des dogmes doctrinaux précis » comme les doctrines juridiques de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de l’abus de procédure et de la contestation indirecte (Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola [Figliola], 2011 CSC 52, au par. 36). Je dois plutôt adopter une approche qui « englobe les principes sous-jacents » à ces doctrines (Figliola, au par. 36). Afin d’établir un juste équilibre entre l’équité et le caractère définitif, et parce qu’aucun principe ne doit éclipser l’autre, je dois m’abstenir de statuer sur des questions « déjà tranchées par un décideur ayant compétence pour en connaître » (Jamison Todd c. Ville d’Ottawa, 2017 TCDP 23, au par. 27; Figliola, au par. 36). Je dois me demander si les décideurs précédents 1) avaient compétence (le pouvoir légal) pour statuer sur les questions relatives aux droits de la personne; 2) ont tranché essentiellement la même question; 3) ont offert au plaignant la possibilité de connaître les éléments invoqués contre lui et de les réfuter (Figliola, au par. 37; Canada (Commission des droits de la personne) c. Office des transports du Canada, 2011 CAF 332, aux par. 24 et 26) [OTC]). En d’autres termes, je cherche à déterminer s’il [traduction] « a été statué de façon appropriée » sur le fond de la plainte (Figliola, au par. 37). Je ne dois exercer mon pouvoir de rejeter une plainte sans tenir d’audience qu’avec prudence et seulement dans les cas les plus clairs (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations, 2012 CF 445, au par. 140 [SSEFPN]).
Nul ne conteste que la WSBC n’a pas compétence pour accorder des dommages-intérêts généraux pour violation de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C., 1985, ch. H-6 (la « Loi »") (voir la réponse d’AC, au paragraphe 14). M. Loconte demande des dommages-intérêts généraux sur le fondement de la Loi. La WSBC n’avait pas donc compétence pour statuer sur les réparations demandées par M. Loconte dans sa plainte.
Je conclus que la WSBC n’a pas tranché la question de la déficience mentale. Elle a conclu qu’AC avait proposé à M. Loconte des tâches modifiées qui étaient sûres et adaptées, et qu’il les avait refusées de manière déraisonnable. AC affirme, et je suis d’accord avec elle, que la question sur laquelle a statué la WSBC était de savoir [traduction] « si les tâches allégées proposées par [AC] étaient adaptées, sûres et appropriées, compte tenu des blessures aux deux genoux [de M. Loconte]. Cela étant, le refus de l’offre d’allègement des tâches était-il raisonnable? » (avis de requête modifié, au paragraphe 6). Il ne fait donc aucun doute que la décision de la WSBC portait sur la déficience physique, et non pas sur la déficience mentale. Comme la WSBC a tranché la question de la déficience physique, et non celle de la déficience mentale, elle n’a pas statué sur la même question que celle soulevée par M. Loconte dans sa plainte.
M. Loconte n’a pas pu faire valoir la teneur complète de sa plainte relative aux droits de la personne devant la WSBC, parce que celle-ci n’a pas compétence pour accorder les réparations qu’il demande aujourd’hui, et qu’elle n’a statué que sur sa déficience physique. Il n’a pas eu l’occasion de prouver devant elle le bien-fondé de ses prétentions sur sa déficience mentale. Le recours exercé devant la WSBC ne saurait donc justifier le rejet de la plainte sans audience.
B. Le Conseil canadien des relations industrielles a statué sur la qualité de la représentation syndicale dont a bénéficié M. Loconte, et non sur la plainte relative aux droits de la personne de ce dernier.
Nul ne conteste que le CCRI n’a pas rendu de décision finale sur la plainte relative aux droits de la personne de M. Loconte. M. Loconte a allégué que son syndicat avait manqué à son devoir de représentation juste au cours des procédures de grief et d’arbitrage, une allégation que le CCRI a rejetée. Bien qu’AC ne prétende pas que M. Loconte cherche à remettre en cause la décision du CCRI devant moi, elle évoque l’insatisfaction quant au déroulement de l’instance devant le CCRI pour justifier les doctrines juridiques de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de l’abus de procédure et de la contestation indirecte qu’elle invoque au regard de la plainte (avis de requête modifié, aux paragraphes 33 et 40). Ainsi, par souci d’exhaustivité, j’appliquerai l’approche fondée sur les principes pour déterminer si le CCRI a [traduction] « statué de façon appropriée » sur le fond de la plainte (Figliola, au par. 37). Je conclus que 1) le CCRI n’a pas statué sur la plainte relative aux droits de la personne de M. Loconte, car il était appelé à se prononcer sur sa plainte pour manquement au devoir de représentation juste; 2) la qualité de la représentation syndicale offerte à M. Loconte et la déficience de ce dernier sont deux questions différentes; 3) M. Loconte n’a pas eu l’occasion de prouver le bien-fondé de sa demande relative à la prise de mesures d’adaptation tenant compte de sa déficience dans le cadre des procédures devant le CCRI dont l’objectif est différent. Le recours exercé devant le CCRI ne saurait donc justifier le rejet de la plainte sans audience.
C. L’arbitre a mentionné l’allégation formulée par M. Loconte quant à sa déficience mentale, mais n’a pas statué clairement sur celle-ci
Je ne peux pas conclure que, dans sa décision, l’arbitre a statué clairement sur le fond de la plainte de M. Loconte, plus précisément en ce qui a trait aux allégations relatives à la déficience mentale.
Pour obtenir gain de cause dans sa requête en rejet de la plainte au motif que l’arbitre a déjà tranché l’affaire de M. Loconte, AC doit établir que l’arbitre a statué de manière appropriée sur la plainte, et qu’il s’agit de l’un des « cas les plus clairs » de rejet (Figliola, au par. 37; OTC, aux par. 24 et 26; SSEFPNC, au par. 140). Nul ne conteste que l’arbitre avait compétence pour statuer sur les questions relatives aux droits de la personne, mais les parties sont en désaccord quant à savoir si les questions tranchées dans la décision arbitrale et celles soulevées dans la plainte de M. Loconte sont les mêmes.
L’arbitre a décidé qu’AC n’avait pas fait preuve de discrimination à l’égard de M. Loconte lorsqu’elle l’a congédié, et qu’elle s’était acquittée de son obligation d’adaptation. AC soutient que l’arbitre a explicitement pris en compte la déficience mentale de M. Loconte pour décider qu’elle s’était acquittée de cette obligation. En d’autres termes, AC affirme que l’arbitre a déjà tranché la question soulevée par M. Loconte dans sa plainte relative aux droits de la personne.
Avec égards, je ne peux souscrire à cet argument.
La section [traduction] « Contexte » de la décision arbitrale présente les faits sous-tendant le grief de M. Loconte. Par exemple, il y est mentionné que M. Loconte avait refusé une offre de mesures d’adaptation permanente parce qu’il prétendait ne pas être une [traduction] « personne sociable » et qu’il était « anxieux à l’idée d’interagir avec le public ». Il est également indiqué dans cette section que le syndicat avait soulevé d’autres restrictions et limitations médicales lors de l’audience de décembre 2017; qu’un responsable d’AC [traduction] « avait conclu qu’il n’y avait pas de documents objectifs pour justifier l’ajout de restrictions ou de limitations »; que M. Loconte avait demandé l’ajout de restrictions lors d’une rencontre, en janvier 2019, et qu’il avait refusé d’autres mesures d’adaptation en raison de limitations supplémentaires liées au travail avec des gens.
La section [traduction] « Décision » de la décision arbitrale présente le contexte procédural des mesures d’adaptation, du congédiement, du grief et de l’arbitrage, y compris la première décision arbitrale et l’offre de poste qui a suivi et que M. Loconte a refusée. Il est ensuite question du cadre juridique de l’obligation d’adaptation. La dernière page complète de la décision arbitrable contient les motifs et la conclusion de l’arbitre, à savoir qu’AC s’était acquittée de son obligation d’adaptation.
Dans ses brefs motifs, l’arbitre ne parle aucunement de déficience mentale. AC soutient, et je suis d’accord avec elle, que le concept de déficience comprend à la fois la déficience physique et la déficience mentale et que celles-ci ne doivent pas être séparées artificiellement (réponse d’AC, au paragraphe 17). Ainsi, le concept de déficience auquel l’arbitre fait référence peut raisonnablement être considéré, en soi, comme englobant à la fois la déficience physique et la déficience mentale. Cependant, eu égard aux circonstances de l’espèce, je ne peux pas conclure que la mention du terme « déficience » dans les motifs de l’arbitre témoigne d’une analyse à la fois de la déficience physique et de la déficience mentale. L’arbitre fait remarquer qu’AC demande que le retour au travail de M. Loconte respecte [traduction] « les limites de la déficience partielle permanente [de M. Loconte], telle qu’elle a été établie par la WorkSafeBC », et que [traduction] « ces limites n’ont pas changé de façon importante » durant le conflit ayant opposé AC à M. Loconte. Compte tenu de ma conclusion précédente selon laquelle la WSBC a statué sur la déficience physique, et non sur la déficience mentale, je ne peux pas accepter l’argument d’AC voulant que, dans ses motifs, l’arbitre ait traité explicitement de la déficience mentale, parce que la déficience plus générale à laquelle il renvoie englobe la déficience mentale. Bien que l’arbitre ait tiré une conclusion précise sur les mesures d’adaptation prises par AC pour tenir compte de la déficience physique de M. Loconte établie par la WSBC, ses motifs ne renferment aucune conclusion claire sur la déficience mentale. Au contraire, le fait qu’il ait renvoyé expressément à la déficience établie par la WSBC milite contre la conclusion selon laquelle il a tenu compte de la déficience mentale dans ses motifs.
En effet, AC soutient également que l’arbitre a implicitement tranché la question de savoir si elle avait pris des mesures d’adaptation tenant compte de la déficience mentale alléguée de M. Loconte, parce que sa décision fait état de faits pertinents à cet égard. AC soutient que l’arbitre [traduction] « a exposé le dossier factuel qui constituait le fondement » (réponse d’AC, au paragraphe 24, non souligné dans l’original) de la décision arbitrale. Elle ajoute que, [traduction] « après avoir exposé le dossier factuel et le dossier de la preuve, l’arbitre a rejeté toutes les allégations formulées par [M. Loconte] (notamment qu’Air Canada ne lui avait pas offert de poste adapté à ses restrictions liées à l’anxiété) » (réponse d’AC, au paragraphe 25). En d’autres termes, puisqu’il est question de déficience mentale dans l’exposé factuel de la décision arbitrale, je devrais conclure que cet élément fait partie du fondement de la décision. Or, comme les motifs donnés par l’arbitre ne renferment aucune conclusion claire relative à la déficience mentale, j’estime qu’il n’est pas raisonnable de conclure qu’il a implicitement tranché cette question. Mentionner des allégations dans un exposé factuel n’équivaut pas à motiver une décision sur ces allégations. J’estime au contraire que les motifs ne portent que sur la déficience physique établie par la WSBC, et je rappelle ma conclusion antérieure, à laquelle AC souscrit, que la WSBC n’a statué que sur l’offre d’AC de modifier les tâches du plaignant de façon à tenir compte de ses blessures physiques.
En résumé, la décision arbitrale ne contient aucune conclusion claire sur la déficience mentale, et je ne peux pas raisonnablement dégager de conclusion implicite à ce sujet dans les motifs qui l’accompagnent. En d’autres termes, je ne peux pas accepter l’argument d’AC selon lequel, lorsqu’il parle de déficience dans ses motifs, l’arbitre renvoie aux aspects mentaux et physiques de la déficience. Je souligne également qu’il mentionne dans ses motifs que les limitations [traduction] « n’ont pas changé de manière importante » durant le conflit, malgré les exemples qu’il donne dans la section « Contexte » de cas où M. Loconte avait soulevé des limitations supplémentaires. Je n’arrive pas à concilier ces parties contradictoires de la décision arbitrale. Cette incohérence et l’absence d’explication raisonnable étayent davantage ma conclusion selon laquelle l’arbitre n’a pas pris en compte la déficience mentale dans ses motifs, que ce soit de manière explicite ou implicite.
Les parties ne s’entendent pas non plus sur la question de savoir si M. Loconte a eu une possibilité équitable de faire valoir sa cause lors de l’arbitrage, par l’entremise de son représentant syndical. AC affirme que l’arbitre a mentionné des faits relatifs à la déficience mentale dans la décision, et j’ai déjà conclu que c’était le cas. Je souligne que les parties ne s’entendent pas sur la teneur des renseignements qui ont finalement été présentés à l’arbitre. Comme j’ai conclu que l’arbitre n’a pas statué clairement sur la question de la déficience mentale, il s’ensuit que M. Loconte n’a pas eu la possibilité de faire valoir pleinement ses arguments afin d’obtenir une décision.
Je ne peux donc pas conclure que l’arbitre a tranché clairement la question de la déficience mentale. Par conséquent, l’arbitrage ne saurait justifier le rejet de la plainte sans audience.
IV. ORDONNANCE
Je rejette la requête. Je convoquerai une conférence de gestion préparatoire afin de fixer les dates de l’audience.
Signée par
Membre du Tribunal
Ottawa (Ontario)
Le
Tribunal canadien des droits de la personne
Parties au dossier
Numéro(s) du/des dossier(s) du Tribunal :
Intitulé de la cause :
Date de la
Requête traitée par écrit sans comparution des parties
Observations écrites par :