Contenu de la décision
Tribunal canadien |
|
Canadian Human |
Référence : 2025 TCDP
Date : Le
Numéro(s) du/des dossier(s) :
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Entre :
le plaignant
- et -
Commission canadienne des droits de la personne
la Commission
- et -
la partie intimée
Décision
Membre :
Table des matières
I. APERÇU
[1] La présente décision sur requête porte sur la question de savoir qui doit être désigné comme partie intimée dans la présente affaire.
[2] Le plaignant est M. Kostiantyn Bahmet. En août 2020, M. Bahmet a déposé une plainte pour discrimination auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la «Commission»). Il allègue que son ancien employeur, Gladstone Transfer Ltd. (GTL), a fait preuve de discrimination à son égard en raison de son origine nationale et ethnique, en contravention des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C., 1985, ch. H-6 (la «LCDP»).
[3] En octobre 2022, GTL a été vendue à M. Grant Bradshaw.
[4] La Commission a terminé son enquête sur la plainte de M. Bahmet en décembre 2022 et l’a renvoyée au Tribunal en septembre 2024.
II. REQUÊTE
[5] Avant que l’une ou l’autre des parties n’ait déposé son exposé des précisions, M. Bradshaw a dit au Tribunal que GTL n’était pas la bonne partie intimée et il a déposé la présente requête. M. Bradshaw dit qu’il n’a jamais rencontré le plaignant, que la plainte a été déposée avant qu’il devienne propriétaire de GTL et qu’il n’a aucune information sur la présente affaire. Il affirme que Scott Kinley, l’ancien propriétaire de GTL, est responsable de ce qui s’est passé dans l’entreprise pendant qu’il en était propriétaire. Il s’appuie sur un extrait de la convention d’achat des actions de GTL que M. Kinley et lui-même ont signée.
[6] Le plaignant s’oppose à la requête et affirme que, puisque M. Bradshaw était au courant de la plainte au moment où il a acheté GTL, c’est GTL qui doit être désignée comme partie intimée.
[7] M. Kinley a présenté de brèves observations. Il affirme que, compte tenu de la convention d’achat d’actions qu’il a conclue avec M. Bradshaw, rien ne l’oblige à [traduction] « prendre en charge » les réclamations dont il y est question. Il ajoute que la [traduction] « requête est sans fondement » et que, s’agissant des réclamations en matière de droits de la personne, sa responsabilité se limite à indemniser M. Bradshaw pour celles qui ne sont pas couvertes par l’assurance.
[8] La Commission a également présenté des observations. Elle est d’avis que ce n’est pas parce GTL a changé de propriétaire qu’elle n’est pas responsable, en tant que personne morale, de ce qui se serait passé. La Commission affirme que je dois rejeter la présente requête.
[9] M. Bradshaw n’a pas présenté d’observations en réponse.
III. DÉCISION
[10] Je rejette la requête. C’est GTL qui doit être désignée comme partie intimée.
IV. QUESTION EN LITIGE
[11] La vente de GTL, survenue après les faits ayant donné lieu à la plainte, empêche-t-elle l’entreprise d’être tenue responsable de ces faits en vertu de la LCDP?
V. ANALYSE
[12] Non. La vente de l’entreprise, par M. Kinley à M. Bradshaw, n’empêche pas GTL d’être tenue responsable, en tant que personne morale, des faits qui sont survenus avant la vente.
[13] Dans ses observations, la Commission souligne que la LCDP ne contient aucune disposition intégrant la notion de responsabilité du successeur dans le régime des droits de la personne. Elle s’appuie sur la décision Bouvier c. Metro Express, 1992 CanLII 1429 (TCDP) aux paragraphes 38-39, conf. par Canada (Commission canadienne des droits de la personne) et Bouvier c. Canada (Tribunal des droits de la personne), 1993 CanLII 16519 (CF) [Bouvier], dans laquelle le Tribunal a conclu que, lorsque les actifs d’une entreprise sont transférés d’un vendeur à un acheteur, la société acheteuse ne peut être tenue responsable des actes discriminatoires qu’aurait commis le vendeur. Aux paragraphes 34 et 35 de la décision Bouvier, le Tribunal a déclaré qu’« il serait injuste qu’une personne qui ne s’est jamais personnellement liée par contrat se voi[e] forcée d’exécuter des obligations auxquelles elle n’a pas consenti comme il serait inéquitable que quelqu’un qui n’a personnellement commis aucune faute civile soit tenu responsable de celle-ci et forcé d’indemniser la victime de cette faute ».
[14] Toujours dans Bouvier, le Tribunal a précisé que cela ne signifiait pas qu’un employeur successeur ne serait jamais tenu responsable des actes discriminatoires commis par les employés de l’employeur précédent. Il est une exception à la règle selon laquelle l’employeur successeur peut être jugé coupable de discrimination si l’entreprise a été vendue simplement pour éviter d’être tenue responsable de discrimination et échapper à l’application de la loi (Bouvier, au paragraphe 39).
[15] Dans l’affaire Bouvier, la société acheteuse, Loomis, a soutenu avec succès que sa responsabilité n’était pas engagée, parce qu’elle n’avait pas acheté l’intégralité du passif et de l’actif de Metro Express. Loomis avait acheté le nom commercial de Metro Express (ainsi que d’autres éléments d’actif). Après cette vente, le vendeur, Metro Express, a continué d’exister en tant que société à numéro. La plaignante et l’employé qui avait agi de façon discriminatoire à l’égard de la plaignante dans cette affaire avaient travaillé pour Metro Express, mais ils n’y travaillaient plus lorsque l’entreprise avait vendu certains de ses actifs à Loomis. Le Tribunal a jugé que Loomis n’était pas responsable de ce qui était arrivé à la plaignante avant la vente des actifs.
[16] L’affaire dont je suis saisie est différente de l’affaire Bouvier. Personne ne conteste dans la présente affaire que M. Bradshaw est devenu propriétaire de GTL en octobre 2022. Les parties conviennent qu’il n’était pas propriétaire de la société lorsque la discrimination alléguée a eu lieu, y compris lorsque M. Bahmet a été congédié en août 2020. Dans la présente affaire, le transfert de propriété s’est effectué non pas par une vente d’actifs, mais plutôt par une vente d’actions. M. Bradshaw a fourni l’extrait suivant de la convention d’achat d’actions par laquelle M. Kinley a transféré la propriété de GTL à M. Bradshaw :
[traduction]
La clause 3.20 énonce que les « réclamations en matière de droits de la personne formulées par d’anciens employés» sont les seules réclamations en cours connues qui pèsent contre GTL au moment de la vente, et confirme que les parties ont convenu que le « vendeur sera responsable de tous les coûts associés aux réclamations non couvertes par l’assurance et qu’il indemnisera l’acheteur à cet égard. Cette clause demeurera en vigueur indéfiniment après la conclusion de la vente».
[17] Dans sa réponse à la requête, M. Kinley a fait la déclaration suivante :
[traduction]
M. Bradshaw renvoie à une convention d’achat d’actions à laquelle M. Kinley est partie et qui stipule que M. Kinley sera responsable des coûts associés aux réclamations non couvertes par l’assurance et qu’il indemnisera l’acheteur à cet égard. Cette disposition n’oblige pas, contrairement à ce qu’affirme M. Bra[d]shaw, M. Kinley à prendre en charge les réclamations.
[18] L’extrait de la convention d’achat d’actions semble confirmer que les parties à la vente de GTL ont convenu que la responsabilité à l’égard des réclamations pour violation des droits de la personne en cours continuerait d’incomber à GTL, ce que M. Kinley ne conteste pas dans sa réponse. Dans la présente affaire, M. Kinley a divulgué à M. Bradshaw les [traduction] « réclamations pour violation de droits de la personne formulées par d’anciens employés ».
[19] M. Bradshaw n’a invoqué aucune source juridique ni présenté aucun argument juridique ou élément de preuve tendant à démontrer que la convention d’achat de GTL excluait la responsabilité liée aux réclamations en matière de droits de la personne en cours. Je ne suis pas d’accord avec M. Bradshaw pour dire que la convention d’achat d’actions fait de M. Kinley l’intimé qu’il convient de désigner dans la présente affaire. Il ressort d’une simple lecture de l’extrait de la convention d’achat d’actions que M. Kinley, en tant que vendeur de GTL, est responsable des coûts liés [traduction] « aux réclamations » non couvertes par l’assurance. On pourrait même déduire de l’existence de cette clause que M. Bradshaw est effectivement devenu responsable des réclamations pour le compte de GTL; sinon pourquoi jouirait-il d’un droit d’être indemnisé? C’est toutefois une affaire qui concerne M. Kinley et M. Bradshaw, et non une question sur laquelle je dois me prononcer.
[20] L’article 40 de la LCDP autorise quiconque a des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis un acte discriminatoire à déposer une plainte devant la Commission. Dans une affaire de discrimination alléguée en matière d’emploi (c.-à-d. fondée sur les articles 7 et 10), cette « personne » est l’employeur. D’après les faits exposés dans la présente plainte, l’employeur de M. Bahmet à l’époque où ce dernier aurait fait l’objet de discrimination était GTL, une société qui existe toujours. M. Bradshaw n’a pas démontré que le transfert de propriété de la société avait mis fin à la responsabilité de GTL pour tout acte discriminatoire qui aurait été commis avant ce transfert. La convention d’achat d’actions donne fortement à penser le contraire.
[21] Il incombait à M. Bradshaw de démontrer que GTL, l’employeur du plaignant lorsque ce dernier a été congédié, n’était pas la partie intimée qu’il convenait de désigner dans le présent dossier. Il ne l’a pas démontré dans ses observations. Pour cette raison, GTL était et demeure la partie intimée qu’il convient de désigner dans le présent dossier.
VI. ORDONNANCE
[22] La requête est rejetée. La gestion d’instance reprendra avec GTL comme partie intimée.
Signée par
Membre du Tribunal
Ottawa (Ontario)
Le
Tribunal canadien des droits de la personne
Parties au dossier
Numéro(s) du/des dossier(s) du Tribunal :
Intitulé de la cause :
Date de la
Requête traitée par écrit sans comparution des parties
Observations écrites par :
Christine Singh, pour la Commission canadienne des droits de la personne
Peter Halamandaris, avocat de Scott Kinley