Tribunal canadien des droits de la personne
Informations sur la décision
Patrick James, un homme noir, affirme avoir été victime de profilage racial de la part de Trentway-Wagar Inc. (l’« intimée ») alors qu’il voyageait à bord de l’un de ses autobus en 2019. L’intimée a demandé au Tribunal de suspendre l’affaire, car elle avait cessé ses activités, qu’elle n’avait plus d’argent ni de personnel et qu’elle faisait l’objet d’ordonnances judiciaires empêchant la poursuite de l’affaire.
Le Tribunal a rejeté cette demande. Il a rappelé qu’il peut examiner une plainte pour atteinte aux droits de la personne même si d’autres procédures judiciaires sont suspendues ou si l’intimée a cessé ses activités. En effet, son rôle n’est pas d’imposer immédiatement des réparations financières, mais de déterminer s’il y a eu discrimination. Les ordonnances judiciaires invoquées ne sont d’ailleurs plus en vigueur depuis décembre 2024.
L’intimée a soutenu également que poursuivre l’affaire serait un gaspillage de ressources, puisqu’il n’y a plus personne au sein de l’entreprise pour en assurer le suivi. Le Tribunal a toutefois jugé que cela n’était pas un motif suffisant pour interrompre le traitement de la plainte. Même si l’obtention d’une réparation peut être difficile, il est essentiel que les personnes aient la possibilité d’être entendues. Par conséquent, l’examen de la plainte se poursuivra.
Contenu de la décision
Tribunal canadien |
|
Canadian Human |
Référence : 2025 TCDP
Date : Le
Numéro(s) du/des dossier(s) :
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Entre :
le plaignant
- et -
Commission canadienne des droits de la personne
la Commission
- et -
l’intimée
Décision sur requête
Membre :
Table des matières
A. Le nom de l’intimée est remplacé par Trentway-Wagar Inc.
B. L’intimée n’est plus représentée par avocat et elle ne participe plus à la procédure
B. La LFI commande-t-elle la suspension de l’instruction du Tribunal?
C. Le Tribunal doit-il suspendre l'instruction pour éviter de gaspiller ses ressources?
I. APERÇU ET DÉCISION
[1] L’intimée a présenté une requête dans laquelle elle demande au Tribunal de suspendre de manière permanente l’instruction de la plainte pour atteinte aux droits de la personne déposée par Patrick James (le « plaignant »). Aux fins de la présente décision sur requête, je traite la requête en suspension comme étant une demande de rejet sommaire de la plainte.
[2] L’intimée sollicite le rejet de la plainte en raison de la demande qu’elle a présentée en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C., 1985, ch. C-36 (la « LACC ») et des ordonnances que la Cour supérieure de justice de l’Ontario (la « Cour supérieure ») a rendues en vertu de cette même loi. L’intimée demande également à ce que je rejette la plainte par application de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C., 1985, ch. B-3 (la « LFI »). Enfin, l’intimée soutient que l’instruction de la plainte entraînerait un gaspillage des ressources du Tribunal.
[3] La requête de l’intimée est rejetée pour les motifs suivants :
- En premier lieu, le Tribunal conserve sa compétence pour instruire la plainte malgré le fait que l'intimée ait déposé une demande en vertu de la LACC. La LACC n’empêche pas le Tribunal de procéder à une instruction au titre de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C., 1985 ch. H-6 (la « LCDP »).
- En second lieu, l’intimée ne m’a pas convaincu qu’il existe un fondement juridique justifiant de suspendre la présente instruction sous le régime de la LFI.
- En dernier lieu, bien que l’intimée soit insolvable, la poursuite de l'instance ne constitue pas un gaspillage des ressources du Tribunal. Les circonstances de l’espèce n’atteignent pas le seuil requis pour justifier le rejet sommaire de la plainte.
II. QUESTIONS PRÉLIMINAIRES
A. Le nom de l’intimée est remplacé par Trentway-Wagar Inc.
[4] Dans la plainte que M. James a déposée auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») et dans l’exposé des précisions qu’il a produit en vue de l’instruction du Tribunal, il a désigné l’intimée comme étant « Coach Canada ». Cependant, les avocates de l’intimée ont informé le Tribunal que Coach Canada n’est qu’un nom commercial et que la dénomination sociale officielle de l’intimée est Trentway-Wagar Inc.
[5] Je conviens que Coach Canada est un nom commercial et que Trentway-Wagar Inc. est la dénomination sociale officielle de l’intimée. En vertu du pouvoir inhérent du Tribunal de contrôler sa propre procédure, l’intitulé de la cause est modifié pour désigner la partie intimée comme Trentway-Wagar Inc. (« Trentway-Wagar »). Dorénavant, l’intimée sera ainsi nommée dans tous les documents du Tribunal. Toutefois, par souci de commodité, M. James peut, s’il le souhaite, continuer à utiliser le nom Coach Canada pour désigner l’intimée.
B. L’intimée n’est plus représentée par avocat et elle ne participe plus à la procédure
[6] Les avocates de l’intimée ont informé le Tribunal qu’elles ne représentaient plus cette dernière. Comme Trentway-Wagar n’a plus d’employés, de membres de la direction, ni d’administrateurs, elles ne sont pas non plus en mesure de fournir les coordonnées d’un représentant. Selon les avocates, l’intimée est une compagnie dissoute, en faillite et inexistante. Elles précisent que, si le Tribunal décidait de tenir une audience, personne ne représenterait l’intimée. À la lumière de ces renseignements, le Tribunal ne fera pas parvenir la présente décision sur requête à l’intimée et ne lui enverra aucune autre communication concernant le dossier ou la tenue d’une future audience.
III. CONTEXTE
[7] M. James est un homme noir. Trentway-Wagar assurait le fonctionnement des lignes d’autobus Coach Canada et Megabus. Dans sa plainte pour atteinte aux droits de la personne, M. James soutient que Trentway-Wagar a fait preuve à son égard de discrimination fondée sur la race et la couleur. Il affirme avoir fait l’objet de profilage racial de la part des employés de Trentway-Wagar en juillet 2019 alors qu’il était passager d’un autobus de Megabus et que l’intimée n’a pas répondu adéquatement à la plainte qu’il avait déposée auprès d’elle à ce sujet. Dans son exposé des précisions, M. James renvoie aussi à un incident survenu en novembre 2023 où Trentway-Wagar aurait manqué de professionnalisme.
[8] En décembre 2022, la Commission a renvoyé la plainte de M. James au Tribunal pour instruction. En 2024, alors que le Tribunal s’occupait de la gestion de l’instance et préparait les parties en vue de l’audience, les avocates de Trentway-Wagar ont informé le Tribunal que l’intimée était insolvable.
[9] Trentway-Wagar appartient à Coach USA, une compagnie américaine. Le 11 juin 2024, Coach USA et ses filiales ont demandé la protection de la loi sur les faillites aux États-Unis.
[10] Le 14 juin 2024, la Cour supérieure a reconnu, par ordonnance, les ordonnances rendues par la United States Bankruptcy Court à l’égard de Coach USA et ses filiales et a suspendu toute procédure intentée, ou qui pourrait être intentée, contre Trentway-Wagar, ainsi que d’autres compagnies associées, devant les cours et tribunaux canadiens.
[11] Dans une autre ordonnance émise le 23 août 2024, la Cour supérieure a autorisé la vente des actifs de Trentway-Wagar, purgés de toute charge ou réclamation, à Newcan Coach Company ULC.
[12] Le 31 octobre 2024, Trentway-Wagar a conclu la vente de ses actifs et a cessé toutes ses activités au Canada.
[13] Le 2 décembre 2024, la Cour supérieure a rendu une ordonnance mettant fin à la procédure intentée en vertu de la LACC.
IV. QUESTIONS EN LITIGE
[14] Pour déterminer s’il doit accueillir la requête de l’intimée en rejet sommaire de la plainte, le Tribunal doit trancher les questions suivantes :
- La LACC et les ordonnances rendues par la Cour supérieure commandent-elles la suspension de l’instruction du Tribunal?
- La LFI commande-t-elle la suspension de l’instruction du Tribunal?
- Le Tribunal doit-il suspendre l'instruction pour éviter de gaspiller ses ressources?
V. ANALYSE
A. La LACC et les ordonnances rendues par la Cour supérieure commandent-elles la suspension de l’instruction du Tribunal?
[15] Les ordonnances de la Cour supérieure n’entraînent pas la suspension de l’instruction du Tribunal et aucune disposition de la LACC ne la commande.
[16] Le 14 juin 2024, la Cour supérieure a ordonné la suspension de toute procédure intentée à l’encontre de Trentway-Wagar jusqu’à ce qu’elle rende une autre ordonnance. Toutefois, la Cour supérieure précise également que l’ordonnance de suspension ne porte aucunement atteinte aux procédures prises par un « organisme administratif »
au sens de la LACC.
[17] Selon les dispositions de la LACC :
- Un organisme administratif s'entend de toute personne ou tout organisme chargé de l’application d’une loi fédérale ou provinciale (par. 11.1(1) de la LACC).
- Une ordonnance de tribunal visant à suspendre toute procédure contre une compagnie ou à surseoir à sa continuation ne porte aucunement atteinte à une procédure prise à son égard par un organisme administratif. Elle n’a d’effet que sur l’exécution d’un paiement ordonnée par lui (par. 11.1(2) de la LACC).
[18] L’intimée affirme que le Tribunal est un organisme administratif au sens de la LACC et la Commission soutient qu’il est possible que ce soit le cas.
[19] La Commission renvoie à une décision du Conseil canadien des relations industrielles (le « CCRI ») dans laquelle celui-ci a suspendu la procédure sur le fondement d’une ordonnance en suspension qui avait été rendue par la Cour supérieure en vertu de la LACC (Air Canada, 2003 CCRI 225). Cependant, j’estime que la décision du CCRI dans cette affaire n’est pas convaincante. Dans aucun des extraits de l’ordonnance de la Cour supérieure cités, il n’est fait mention de la disposition de la LACC concernant les organismes administratifs et, dans le corps de la décision, il n’est pas non plus question de savoir si le CCRI peut être considéré comme un organisme administratif au sens de la LACC.
[20] Compte tenu du pouvoir que lui confère la LCDP d’instruire les plaintes de discrimination qui lui sont renvoyées par la Commission, le Tribunal est un organisme administratif au sens de la LACC (par. 48.9(1), 49(2), 53(2) et art. 50 de la LCDP). Le pouvoir du Tribunal est similaire à celui qui est conféré à d’autres organismes juridictionnels qui ont été reconnus comme étant des organismes administratifs au sens de la LACC (Worldspan Marine Inc. (Re), 2011 CanLII 152416 (BC EST), aux par. 32 à 41; Sears Canada Inc. v International Brotherhood of Electrical Workers, Local 213, 2017 CanLII 69395 (BC LRB), au par. 40; Terrace Bay Pulp Inc. (Re), 2013 ONSC 5111, au par. 18).
[21] En outre, j’estime que le Tribunal n’a pas été saisi d'une procédure visant à obtenir de Trentway-Wagar l’exécution d’un paiement, procédure qu’il serait tenu de suspendre, en tant qu’organisme administratif, en application du paragraphe 11.1(2) de la LACC.
[22] L’intimée s’appuie sur l’arrêt Terre-Neuve et Labrador c. AbitibiBowater Inc., 2012 CSC 67, de la Cour suprême du Canada afin de soutenir son observation selon laquelle une procédure engagée par un organisme administratif peut se poursuivre malgré une suspension, à moins qu’elle ne soit de nature pécuniaire. Cependant, si le Tribunal instruit une plainte et qu’il la juge fondée, il est autorisé à ordonner des réparations, pécuniaires et non pécuniaires (par. 53(2) et 53(3) de la LCDP). Rien n'empêche le Tribunal de continuer l’instruction, pourvu qu’il ne rende aucune ordonnance réparatrice de nature pécuniaire.
[23] Je conclus que les ordonnances rendues par la Cour supérieure dans le cadre de la procédure en vertu de la LACC n’empêchent pas le Tribunal de poursuivre l’instruction de la présente plainte.
[24] En outre, le 2 décembre 2024, la Cour supérieure a mis fin, par ordonnance, à la procédure en vertu de la LACC concernant Trentway-Wagar. Dès lors, la question de la suspension de la procédure du Tribunal en vertu de la LACC est devenue théorique.
B. La LFI commande-t-elle la suspension de l’instruction du Tribunal?
[25] Lors d’une conférence de gestion préparatoire concernant la requête de l’intimée, les avocates de cette dernière ont déclaré que toutes les procédures qui avaient été intentées à l’égard de l’intimée avant sa faillite étaient suspendues indéfiniment, par application de la LFI, nonobstant la clôture de la procédure judiciaire en vertu de la LACC. J’ai demandé aux avocates de soumettre des observations supplémentaires pour étayer leur position.
[26] L’intimée affirme dans ses observations supplémentaires qu’après la clôture de la procédure en vertu de la LACC en décembre 2024, l’instance aux États-Unis est venue à être régie par le Bankruptcy Code des États-Unis. Ces renseignements ne suffisent pas à me convaincre qu’une suspension indéfinie de la procédure est de rigueur par application de la LFI.
[27] Dans l’ensemble de ses observations sur la requête, l’intimée ne démontre pas non plus qu’une suspension indéfinie de la procédure en vertu de la LFI s'applique. Ses observations ne portent que sur la procédure en vertu de la LACC. Elle ne renvoie à aucun article de la LFI ni à aucune jurisprudence fondée sur la LFI. Elle n’explique pas non plus comment la suspension de la procédure ordonnée par la Cour supérieure se poursuivrait sous le régime de la LFI après la clôture de la procédure en vertu de la LACC. En outre, je ne dispose d’aucune preuve de quelconque procédure engagée dans le cadre de la LFI ni d’une ordonnance rendue en application de cette même loi. Par conséquent, j’estime qu’il n’existe aucun fondement juridique justifiant de suspendre la présente instruction sous le régime de la LFI.
C. Le Tribunal doit-il suspendre l'instruction pour éviter de gaspiller ses ressources?
[28] Le Tribunal a le pouvoir de rejeter une plainte sans tenir une instruction complète lorsque le fait de l’instruire équivaudrait à un abus de procédure (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445, aux par. 136 à 138).
[29] L’intimée n’a pas parlé d'abus de procédure dans sa requête, mais je crois que c'est bien ce qu'elle a cherché à faire.
[30] L’intimée soutient que, si le Tribunal poursuit la présente instruction et qu’il tranche en faveur du plaignant après l’audience, toute réparation — pécuniaire ou non — qu’il accorderait à ce dernier serait purement théorique parce que l’entité qui devrait être tenue responsable n’existe plus.
[31] La Commission fait valoir qu’il pourrait être difficile pour le plaignant de faire exécuter les mesures de réparation qui lui seraient accordées étant donné que l’intimée n’a plus d’actifs ni d’employés.
[32] Le Tribunal a le pouvoir d’instruire les plaintes pour atteinte aux droits de la personne et, le cas échéant, de rendre des ordonnances réparatrices (art. 53 de la LCDP). Par souci d’équité procédurale, et conformément au mandat que lui confère la LCDP, le Tribunal doit donner aux parties la possibilité pleine et entière de présenter des éléments de preuve ainsi que leurs observations (art. 50 de la LCDP; Richards c. Service correctionnel Canada, 2020 TCDP 27, aux par. 86 et 87).
[33] Si le Tribunal juge la plainte fondée à l’issue de l’audience, il a le pouvoir discrétionnaire d’émettre des ordonnances réparatrices (par. 53(2) de la LCDP). Rien ne justifie de rejeter une plainte à titre préliminaire, avant l’audience, au motif qu’il n’existerait peut-être pas de mesures de réparation concrètes dans le cas où la plainte serait jugée fondée (Murray c. Commission de l’immigration et du statut de réfugié, 2013 TCDP 2, au par. 56). Une plainte ne devrait pas non plus être rejetée d'emblée parce que l’exécution des mesures de réparation pourrait poser des difficultés pratiques.
[34] L’intimée n’a qu’un seul argument : ce serait un gaspillage des ressources du Tribunal de poursuivre l'instruction étant donné qu’il serait impossible de réclamer quelque réparation que ce soit à l'intimée depuis qu'elle est insolvable. Cet argument ne suffit pas à atteindre le seuil élevé requis afin de rejeter la plainte pour abus de procédure (Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29, au par. 76).
[35] Pour rejeter une plainte fondée sur une allégation d’abus de procédure, il faut examiner la question de l’équité. L’intimée ne m’a pas convaincu qu’il serait injuste et contraire à l’intérêt de la justice de permettre au Tribunal de poursuivre la présente instruction (Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, au par. 120).
[36] Il n’y a pas de gaspillage des ressources du Tribunal à poursuivre l'instruction. La LCDP énonce une procédure exhaustive et équitable que doivent suivre les personnes qui souhaitent déposer une plainte pour acte discriminatoire, la Commission lorsqu’elle enquête sur les plaintes, et le Tribunal lorsqu’il instruit les plaintes que la Commission lui renvoie, qu’il les tranche et qu’il rend des ordonnances réparatrices, le cas échéant. Si le Tribunal venait à limiter son rôle en rejetant des plaintes au motif que leur instruction est inefficace si les mesures de réparation ordonnées risquent de ne pas être exécutées, le Tribunal porterait atteinte à l’objet général de la LCDP, soit d’interdire la discrimination, et à l’accessibilité du processus d’instruction des plaintes en matière de droits de la personne.
[37] Le fait que l’intimée soit insolvable et qu’elle n’ait pas d’actifs ni d’employés ou d’administrateurs ne justifie pas le rejet de la présente plainte.
VI. ORDONNANCE
[38] La requête de l’intimée est rejetée et le Tribunal procédera à l’instruction de la plainte.
Signée par
Membre du Tribunal
Ottawa (Ontario)
Le
Tribunal canadien des droits de la personne
Parties au dossier
Numéro du dossier du Tribunal :
Intitulé de la cause :
Date de la
Requête traitée par écrit sans comparution des parties
Observations écrites par :