Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Cette décision sur requête porte sur la manière dont le Canada traite les demandes fondées sur le principe de Jordan. Ce principe garantit que les enfants des Premières Nations reçoivent les services de santé, sociaux et éducatifs dont ils ont besoin, au moment où ils en ont besoin, sans retard lié aux procédures gouvernementales.
La Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada (la « Société de soutien ») a demandé au Tribunal d’ordonner au Canada de régler les problèmes de retards et de confusion touchant les demandes urgentes. Elle souhaite notamment qu’il y ait des règles plus claires définissant ce qu’est une demande « urgente », de meilleurs systèmes de traitement des demandes et plus d’employés et de mesures pour réduire l’important arriéré. Elle souhaite également que Services aux Autochtones Canada collabore avec les Premières Nations afin de garantir des améliorations durables et un financement adéquat.
De son côté, Services aux Autochtones Canada a présenté sa propre requête au Tribunal. Le ministère a demandé plus de temps, des règles plus claires et l’autorisation d’élaborer des critères objectifs pour déterminer ce qui est vraiment une urgence. Il a expliqué que le nombre de demandes avait augmenté rapidement – plus de 100 000 en une seule année – et que certaines avaient été classées à tort comme urgentes, ce qui ralentit l’aide aux enfants ayant des besoins réellement urgents.
Le Tribunal a donné raison aux deux parties sur certains points. Il a reconnu que Services aux Autochtones Canada avait fait des progrès, mais a conclu que l’approche actuelle (dite de « retour aux sources ») avait créé de la confusion et fait augmenter de façon importante l’arriéré. Le Tribunal a précisé qu’une demande doit être classée comme « urgente » lorsqu’un retard cause un préjudice grave (par exemple, une urgence médicale). Il a également souligné qu’il est nécessaire de maintenir la collaboration, de consulter les experts et de garder comme priorité l’intérêt supérieur des enfants.
En conclusion, le Tribunal a partiellement accueilli les deux requêtes et a conservé sa compétence afin de veiller au respect de ses ordonnances.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2025 TCDP 6

Date : Le 29 janvier 2025

Numéro du dossier : T1340/7008

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada

- et -

Assemblée des Premières Nations

les plaignantes

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Procureur général du Canada

(représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

l’intimé

- et -

Chefs de l’Ontario

- et -

Nation Nishnawbe‑Aski

- et -

Amnistie Internationale

- et -

Conseil des leaders des Premières Nations

les parties intéressées

Décision sur requête

Membres : Sophie Marchildon

Edward P. Lustig

Table des matières

I. Contexte 1

II. Résumé des observations des parties 9

III. Droit applicable 10

IV. Analyse 19

A. Objectif de Services aux Autochtones Canada et améliorations au titre du principe de Jordan 21

B. Égalité réelle et évolution des demandes présentées au titre du principe de Jordan 22

(i) Clarification de la définition des services d’urgence donnée par le Tribunal 26

C. Éléments de preuve du Canada concernant les causes de l’arriéré 26

D. Traiter les demandes et éliminer l’arriéré 50

E. Délais d’urgence : 59

F. Tri des demandes urgentes 63

G. Autres ordonnances concernant les demandes urgentes 75

(i) Coordonnées des points de contact et autres renseignements pertinents communiqués au public 77

H. Délais de traitement des demandes non urgentes présentées au titre du principe de Jordan 78

(i) Compteur du processus de traitement des demandes fondées sur le principe de Jordan 84

(ii) Remboursements 89

(iii) Prescription sociale : 98

(iv) Coordination des programmes fédéraux, analyse des lacunes, orientation vers d’autres programmes et élimination des lacunes et des obstacles 101

I. Coordination des services dirigés par les Premières Nations 133

J. Processus des programmes de SAC 134

K. Ententes de contribution et ressources suffisantes 137

L. La Loi sur la gestion des finances publiques 156

M. Les droits inhérents des Premières Nations et les observations du Conseil 158

(i) Le mécanisme d’appel et le mécanisme de plainte 160

N. Le réexamen 161

O. Le processus d’appel 161

V. Ordonnance 179

A. Approche dialogique et réconciliation 191

B. Mises à jour depuis le prononcé de la décision sur requête sommaire 191

VI. Conclusion et maintien de la compétence 195

I.


II. Contexte

[1] En 2016, le Tribunal a rendu la décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2 (la « décision sur le bien-fondé »), dans laquelle il a déclaré que l’affaire concernait les enfants, plus précisément les pratiques, actuelles et passées, en matière d’aide à l’enfance au sein des Premières Nations vivant dans des réserves du Canada, ainsi que les répercussions que ces pratiques avaient eues et continuaient d’avoir sur les enfants des Premières Nations, leurs familles et leurs collectivités. Le Tribunal a par ailleurs conclu que le Canada avait fait preuve de discrimination raciale systémique à l’égard des enfants des Premières Nations dans les réserves et au Yukon, non seulement en sous-finançant le programme des Services à l’enfance et à la famille des Premières Nations (le « programme des SEFPN »), mais aussi dans la conception, la gestion et le contrôle de ce programme. L’un des pires préjudices constatés par le Tribunal était attribuable au fait que le programme des SEFPN incitait à retirer les enfants des Premières Nations de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité. Un autre préjudice important causé aux enfants des Premières Nations était qu’aucun cas n’avait été approuvé au titre du principe de Jordan, en raison de l’interprétation étroite qu’en faisait le Canada et des critères d’admissibilité restrictifs qu’il avait élaborés. Le Tribunal a conclu qu’au‑delà de la simple question du financement, il fallait réorienter le programme de manière à respecter les principes relatifs aux droits de la personne et à tenir compte des saines pratiques en matière de travail social, dans l’intérêt supérieur des enfants. Il a ordonné au Canada de mettre fin aux actes discriminatoires, de prendre des mesures pour y remédier et empêcher qu’ils se reproduisent, et de réformer le programme des SEFPN et l’Entente de 1965 avec l’Ontario, afin de tenir compte des conclusions tirées dans la décision sur le bien‑fondé. Le Tribunal a décidé de procéder par étapes (réparations à court, moyen et long terme), afin d’apporter des changements immédiats, puis de faire des ajustements en vue d’arriver un jour à une réparation durable, à long terme, fondée sur les données recueillies, les nouvelles études et les pratiques exemplaires retenues par les experts des Premières Nations, les besoins particuliers des collectivités et des organismes des Premières Nations, les conseils du Comité consultatif national sur la réforme des services à l’enfance et à la famille, et les renseignements fournis par les parties.

[2] Le Tribunal a également ordonné au Canada de cesser d’appliquer sa définition étroite du principe de Jordan et de prendre des mesures pour immédiatement mettre en œuvre ce principe en lui donnant sa pleine portée et tout son sens. Les ordonnances liées au principe de Jordan et l’objectif de l’égalité réelle ont été décrits en détail dans des décisions sur requête subséquentes.

[3] Le 12 décembre 2023, la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada (la « Société de soutien ») a présenté un avis de requête dans lequel elle prétend que le Canada ne s’est pas conformé à certaines ordonnances du Tribunal liées au principe de Jordan. La requête vise donc à obtenir d’autres mesures de réparation de la part du Tribunal et à assurer l’efficacité des ordonnances du Tribunal suivantes : 26 janvier 2016 (2016 TCDP 2); 26 avril 2016 (2016 TCDP 10); 14 septembre 2016 (2016 TCDP 16); 26 mai 2017 (2017 TCDP 14, modifiée par 2017 TCDP 35); 21 février 2019 (2019 TCDP 7); 17 juillet 2020 (2020 TCDP 20); 25 novembre 2020 (2020 TCDP 36).

[4] La requête a été présentée en vertu de l’article 3 et des paragraphes 1(6), 3(1), 3(2) et 5(2) des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (instances antérieures au 11 juillet 2021), et au titre du maintien de la compétence du Tribunal canadien des droits de la personne dans cette affaire.

[5] La Société de soutien demande que le Tribunal ordonne au Canada d’inclure immédiatement, dans sa définition de « demandes urgentes », les demandes des enfants des Premières Nations :

  1. qui ont vécu récemment le décès d’un membre de la famille soignante, d’un parent d’un frère ou d’une sœur biologique, ou dont on peut raisonnablement s’attendre qu’ils vivront un tel décès; ou
  2. qui sont touchés par un état d’urgence proclamé par un gouvernement des Premières Nations, un gouvernement provincial/territorial ou le gouvernement fédéral.

[6] La Société de soutien demande que le Tribunal ordonne au Canada de réviser sur-le-champ l’arbre d’appel de son centre d’appels national de même que tout autre mécanisme de communication existant, pour que les demandeurs puissent indiquer, immédiatement et facilement, que leur demande est urgente ou, dans le cas d’une demande existante, qu’elle est devenue urgente, et pour s’assurer que Services aux Autochtones Canada (SAC) dispose d’un nombre suffisant d’employés habilités à examiner les demandes urgentes et à statuer sur ces dernières, et ce, en tout temps.

[7] La Société de soutien demande que le Tribunal ordonne au Canada de nommer, dans les 45 jours suivant l’ordonnance, et dans chaque bureau régional de SAC et à l’échelle nationale, un nombre suffisant de personnes qui seront chargées de la gestion des demandes urgentes présentées au titre du principe de Jordan, de manière à s’assurer que les décisions rendues soient compatibles avec les ordonnances du Tribunal.

[8] La Société de soutien demande que le Tribunal ordonne au Canada d’adopter, dans les sept (7) jours suivant l’ordonnance, les mesures ci-après concernant son arriéré de demandes présentées au titre du principe de Jordan :

  1. Faire état au Tribunal et aux parties du nombre total de dossiers qui composent actuellement l’arriéré, en leur indiquant notamment le nombre cumulatif de dossiers en souffrance à la fin de chaque mois pour les 12 derniers mois;
  2. Communiquer avec toutes les personnes dont la demande est en attente, par courriel ou par téléphone, pour leur faire part des ordonnances du Tribunal établissant un échéancier et des retards accumulés en raison de la non-conformité du Canada, et pour exhorter les demandeurs dont les demandes sont urgentes ou assorties d’un délai court, ou dont les demandes non urgentes sont devenues urgentes, à contacter un employé qui pourra se prononcer sur leurs demandes en moins de 12 heures, même pendant la période des Fêtes. De plus, l’avis doit indiquer les délais accordés pour régler les demandes en attente, expliquer aux demandeurs comment demander des paiements rétroactifs s’ils ont dû payer pour des services, des produits ou des aides en raison de la non-conformité du Canada, et décrire les mesures prises pour éviter de nouveaux arriérés.
  3. Trier toutes les demandes en attente en fonction de leur degré d’urgence, puis communiquer avec tous les demandeurs dont l’urgence du dossier n’a pas été établie, afin de prendre des mesures provisoires pour prévenir tout préjudice irrémédiable raisonnablement prévisible;
  4. Indiquer au Tribunal et aux parties le nombre de cas urgents repérés dans l’arriéré, y compris les nouvelles demandes, les demandes en traitement et les demandes de remboursement, ainsi que le délai dans lequel une décision sera prise relativement à toutes les demandes, urgentes et non urgentes, qui composent l’arriéré.

[9] La Société de soutien demande que le Tribunal ordonne au Canada d’adopter les mesures ci-après en ce qui concerne ses centres d’appels du principe de Jordan, national, régionaux et autres, y compris les lignes d’appel :

  1. Limiter les cas urgents que le Centre d’appels du principe de Jordan du Canada transfère aux bureaux régionaux de SAC (ou que les bureaux régionaux transfèrent au Centre d’appels) aux seules situations où l’employé de SAC transfère directement le demandeur et peut confirmer que le bureau régional (ou le Centre d’appels du principe de Jordan du Canada) est en mesure de prendre une décision dans les délais prescrits par les ordonnances du Tribunal;
  2. Donner aux centres d’appels national et régionaux la capacité de prendre une décision dans les délais prescrits par les ordonnances du Tribunal;
  3. Donner aux centres d’appels national et régionaux la capacité de mettre immédiatement en place des interventions de compassion lorsqu’une demande de services urgents est présentée;
  4. Dans un délai de sept (7) jours, le Canada doit publier sur son site Web et sur les médias sociaux, le numéro de téléphone, l’adresse courriel et les heures d’ouverture de chacun des bureaux provinciaux/territoriaux de SAC, et de l’administration centrale, avec qui communiquer pour toute question sur les demandes ou les paiements.

[10] La Société de soutien demande une ordonnance précisant que, conformément aux décisions sur requête 2017 TCDP 14 et 2017 TCDP 35, le Canada doit immédiatement [traduction] « démarrer le compteur du processus de traitement » lorsqu’il reçoit une lettre de recommandation d’un professionnel possédant une expertise pertinente ou, dans le cas d’une demande liée à la culture ou à la langue, une lettre d’un aîné ou d’un gardien du savoir autorisé par la collectivité, et qu’il doit arrêter le compteur lorsque le demandeur est informé de la décision rendue dans son dossier;

[11] La Société de soutien demande une ordonnance précisant que, conformément aux décisions sur requête 2017 TCDP 14 et 2017 TCDP 35, le Canada ne peut pas retarder le financement de services approuvés de manière discriminatoire à l’égard des enfants, des jeunes et des familles des Premières Nations, notamment en causant aux familles et aux fournisseurs de services ou de produits un préjudice indu susceptible de perturber, de retarder ou d’empêcher la satisfaction des besoins de l’enfant.

[12] La Société de soutien demande une ordonnance précisant que, conformément au raisonnement suivi dans la décision sur requête 2021 TCDP 41, les ordonnances du Tribunal ont préséance sur toute interprétation de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F-11, et de textes connexes (mandat, entente, politique, code de conduite) qui limiterait le pouvoir de réparation du Tribunal, et que le Canada ne doit pas s’appuyer sur la Loi sur la gestion des finances publiques pour justifier ses dérogations aux ordonnances du Tribunal.

[13] La Société de soutien demande une ordonnance exigeant que, dans les sept (7) jours suivant celui où elle sera rendue, le Canada fasse rapport au Tribunal : des solutions qu’il est prêt à adopter (y compris leur calendrier de mise en œuvre), parmi celles proposées dans le « Plan de travail relatif au principe de Jordan » de la Société de soutien (Annexe A de l’avis de requête); des raisons pour lesquelles il n’est pas prêt à adopter certaines des solutions proposées, le cas échéant, et des mesures de rechange efficaces qu’il propose de prendre (y compris le calendrier de mise en œuvre de telles mesures).

[14] La Société de soutien demande une ordonnance convoquant, dans les sept (7) jours suivant la réponse du Canada au sujet du « Plan de travail relatif au principe de Jordan », une conférence préparatoire au cours de laquelle le Tribunal pourra rendre des ordonnances, dont des ordonnances sur consentement, donner des directives, et établir un calendrier relativement à tout élément contenu dans l’avis de requête, dans le « Plan de travail relatif au principe de Jordan » et dans le rapport présenté en réponse par le Canada, qui est toujours en litige.

[15] La Société de soutien demande une ordonnance enjoignant au Canada de fournir, dans les 45 jours suivant celui où elle sera rendue, un rapport confirmant au Tribunal que les Premières Nations et l’organisme des Premières Nations qui reçoivent ou financent des demandes fondées sur le principe de Jordan, ou qui statuent sur ces demandes, disposent de ressources durables suffisantes, dont du financement.

[16] La Société de soutien a aussi demandé une mesure de réparation supplémentaire que le Tribunal pourrait accorder pour donner plein effet à ses ordonnances, de même qu’une ordonnance par laquelle le Tribunal maintiendrait sa compétence jusqu’à ce que des mesures soient prises pour mettre fin à la discrimination et empêcher qu’elle se reproduise.

[17] Le 15 mars 2024, le Canada a présenté une requête reconventionnelle qui appuyait la réconciliation et qui visait expressément à réduire l’arriéré des demandes fondées sur le principe de Jordan reçues par SAC, tout en veillant à ce que les demandes urgentes puissent être correctement repérées et classées par ordre de priorité, selon des critères objectifs. La requête reconventionnelle visait également à garantir le bien-être des enfants des Premières Nations, en permettant au Canada d’orienter les demandeurs vers des services de soutien communautaires pertinents mieux à même de cerner les besoins des enfants des Premières Nations.

[18] Le Canada demande une ordonnance enjoignant aux plaignantes, la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et l’Assemblée des Premières Nations, au procureur général du Canada et aux parties intéressées, dont les Chefs de l’Ontario et la Nation Nishnawbe-Aski, de tenter d’élaborer conjointement, dans les 60 jours suivant le jour où elle sera rendue, des critères objectifs permettant de classer les demandes. Par exemple, il peut s’agir de demandes de produits ou de demandes de soutien ou de services « urgents » faites au titre du principe de Jordan et visant directement à répondre aux besoins d’un enfant des Premières Nations qui nécessite une aide médicale d’urgence ou qui est susceptible de subir un préjudice irrémédiable raisonnablement prévisible.

[19] Le Canada demande également au Tribunal de prolonger les délais accordés pour traiter les cas urgents, de clarifier l’approche de retour aux sources, et de pouvoir orienter les personnes qui demandent du soutien au titre du principe de Jordan vers les Premières Nations, plus précisément vers un groupe ayant présenté une demande collective pertinente au titre du principe de Jordan, approuvée et administrée par une Première Nation ou un organisme communautaire d’une Première Nation dans le cadre d’un accord de contribution avec le Canada; ou vers une Première Nation ou un organisme communautaire d’une Première Nation participant à l’application du principe de Jordan dans le cadre d’un accord de contribution avec le Canada. En outre, le Canada propose une protection si une demande est jugée urgente au regard des critères objectifs définis par les parties. Il vérifiera d’abord si le fait d’orienter le demandeur permettra à ce dernier d’obtenir plus rapidement le produit, le service ou le soutien demandé.

[20] Le Canada demande aussi une ordonnance portant que, lorsqu’il conclut un accord de contribution avec une Première Nation ou un organisme communautaire d’une Première Nation en vue d’appliquer le principe de Jordan, au moyen d’une demande collective ou autre, cette Première Nation ou cet organisme n’est lié, sur le plan procédural, par aucune ordonnance relative au principe de Jordan qui vise le Canada.

[21] Dans la décision sur requête 2024 TCDP 95, le Tribunal a accordé la qualité de partie intéressée au Conseil des leaders des Premières Nations de la Colombie-Britannique, sous réserve de certaines restrictions.

[22] Les contre-interrogatoires de certains déposants (témoins) se sont déroulés les 2 et 3 avril 2024, et le Tribunal a entendu la requête et la requête reconventionnelle (les requêtes) du 10 au 12 septembre 2024.

[23] Le 21 novembre 2024, le Tribunal a rendu une décision sommaire, dont les motifs seraient fournis ultérieurement. Cette décision sommaire devait aider les parties à entamer tout de suite leurs discussions, en attendant les motifs détaillés. Elle donnait suite à la demande d’éclaircissements des parties et devait permettre à celles-ci de lancer leurs consultations. En fait, le Tribunal répondait aux questions urgentes parmi le vaste éventail de questions et de documents soumis à son examen.

[24] Dans cette décision sommaire, le Tribunal a dit que selon lui, il serait bénéfique que toutes les parties soient présentes à la table, y compris la Commission, et qu’elles soient conseillées par leurs experts respectifs (les Premières Nations qui ne sont pas parties à l’instance, les membres des comités locaux, régionaux et nationaux du principe de Jordan, les experts locaux, les fournisseurs de services des Premières Nations, les professionnels de la santé des Premières Nations, etc. ne participeraient pas aux négociations, à moins d’avoir obtenu l’accord de toutes les parties, mais ces dernières pourraient leur demander de partager leur précieuse expérience avec toutes les parties). Le Tribunal espère recevoir des demandes d’ordonnance sur consentement. Toutefois, si toutes les parties ne peuvent pas être présentes, le Tribunal ordonne aux parties de revenir devant lui pour lui faire part de leurs points de vue respectifs et pour lui proposer des solutions provisoires, qu’elles appuieront par un plan comportant une justification claire et par les éléments de preuve disponibles.

[25] Le Tribunal a rendu une décision sommaire et a élaboré des ordonnances visant à aider les parties à entamer immédiatement leurs consultations, tout en précisant qu’il lui faudrait plus de temps pour rédiger ses motifs détaillés. Il a prévu un processus pour accélérer la recherche de solutions tout en laissant la porte ouverte à des ajustements. Il a par ailleurs invité les parties à retourner devant lui si le libellé des ordonnances ou les échéances établies leur posaient des problèmes sérieux. Il pensait que, au regard de l’approche dialogique, ce processus serait le moyen le plus rapide pour les parties d’exprimer toute difficulté liée aux ordonnances provisoires lorsqu’elles commenceraient à travailler sur des solutions. Bref, conscient de la nécessité d’accélérer les choses tout en gardant à l’esprit que des défis peuvent se présenter, le Tribunal a trouvé une façon d’accélérer le processus et de réduire au minimum les risques, en permettant aux parties de lui faire savoir si une ordonnance est trop difficile à respecter ou pas assez claire. D’ailleurs, il avait déjà lancé une invitation similaire dans le passé, et les parties étaient revenues devant lui avec des suggestions concernant le libellé des ordonnances, qu’il avait acceptées. Il s’agissait d’un processus positif et expéditif compatible avec la réconciliation et l’intérêt supérieur des enfants des Premières Nations.

[26] Par la suite, les parties ont eu recours à ce processus, lequel sera examiné dans la mise à jour suivant la décision sommaire du Tribunal. Cette mise à jour ne fait pas partie des motifs du Tribunal, mais elle illustre le processus expéditif de modification et/ou de clarification envisagé dans la décision sommaire.

[27] À l’heure actuelle, le Tribunal explore des solutions provisoires pour éliminer l’arriéré et résoudre d’autres aspects du principe de Jordan.

La requête est accueillie en partie, la requête reconventionnelle est accueillie en partie.

[28] Les motifs complets appuyant la décision sommaire et les ordonnances sont expliqués ci-après.

III. Résumé des observations des parties

[29] Étant donné la longueur de la présente décision sur requête et les nombreux sujets abordés, le Tribunal, après avoir examiné les observations détaillées de toutes les parties, résumera certaines de ces observations pour chaque sujet de la section « Analyse » et exposera ses motifs en même temps, par souci de commodité.

IV. Droit applicable

[30] Au paragraphe 207 de la décision sur 2023 TCDP 55, et au paragraphe 18 de la décision sur requête 2021 TCDP 41, le Tribunal a expliqué ce qui suit concernant la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (LCDP) :

2023 TCDP 55

[207] L’alinéa 53(2)a) de la LCDP confère au Tribunal un large pouvoir discrétionnaire pour rendre des ordonnances de réparation, et ce, conformément aux objectifs généraux de la législation sur les lois de la personne :

53(2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

a) de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, notamment :

(i) d’adopter un programme, un plan ou un arrangement visés au paragraphe 16(1),

(ii) de présenter une demande d’approbation et de mettre en œuvre un programme prévus à l’article 17;

[Soulignement omis.]

 

2021 TCDP 41

[18] […] L’élaboration d’une réparation efficace dans une affaire complexe comme l’espèce demande souvent de l’innovation et de la souplesse. Les alinéas 53(2)a) et b) de la LCDP accordent d’ailleurs une telle souplesse. […] L’alinéa 53(2)a) est conçu pour lutter contre la discrimination systémique, ce qui exige de s’attaquer aux pratiques et aux attitudes discriminatoires et, pour ce faire, de tenir compte de la situation historique de discrimination.

[31] Dans des décisions antérieures, la formation a examiné la portée des réparations offertes par la LCDP ainsi que l’objet de la loi, qu’elle a résumés récemment dans la décision sur requête 2021 TCDP 41, aux paragraphes 10 à 46. Elle continue de se fonder sur l’approche qu’elle avait alors exposée.

[32] La formation est demeurée saisie de toutes ses ordonnances antérieures, à l’exception des ordonnances d’indemnisation, afin de s’assurer qu’elles soient mises en œuvre de manière à éliminer la discrimination raciale systémique constatée et à éviter que cette discrimination se reproduise dans l’avenir.

[33] Au sujet du maintien de sa compétence, la formation a cité la décision Grover c. Canada (Conseil national de recherche), 1994 CanLII 18487 (CF), 24 CHRR D/390 [Grover], aux paragraphes 32 et 33, au soutien de la proposition selon laquelle le maintien de la compétence du Tribunal sur les ordonnances complexes visant à remédier à la discrimination systémique donne les moyens de s’assurer qu’il soit mis fin à la discrimination efficacement. En outre, le maintien de la compétence est particulièrement utile étant donné que la tâche d’élaborer des réparations « efficaces » exige « de l’innovation et de la souplesse de la part du Tribunal » et que « la Loi est structurée de manière à favoriser cette souplesse » (2016 TCDP 10, au par. 15).

[34] Dans la décision sur requête 2016 TCDP 16, la formation a souligné qu’il incombait à Affaires autochtones et du Nord Canada (AANC) et au gouvernement fédéral d’exécuter les ordonnances du Tribunal et de remédier à la discrimination constatée dans l’affaire. AANC devait aussi communiquer sa réponse aux autres parties et au Tribunal afin qu’ils puissent s’assurer que la discrimination ait été corrigée (au par. 9). La formation a également indiqué que, même si elle partageait le désir de mettre en œuvre une réparation rapidement, il s’agissait d’une question complexe, et elle s’engageait à ce que toutes les parties aient la possibilité pleine et entière de faire valoir leurs points de vue (au par. 13).

[35] La formation a expliqué pour quelles raisons les circonstances particulières de l’affaire exigeaient que le Canada consulte les autres parties à l’étape de la réparation (2017 TCDP 14, aux par. 113 à 120). L’alinéa 53(2)a) confère le pouvoir d’ordonner de consulter la Commission. La formation a établi une distinction entre la présente affaire et l’affaire Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2013 CF 113, où la Cour a conclu qu’il n’était pas approprié d’ordonner la consultation d’autres parties. Elle estime que, dans la présente affaire, l’expertise des autres parties est très précieuse. De plus, la Couronne a avec les peuples autochtones des rapports de nature fiduciaire qui exigent que le Canada agisse honorablement dans ses rapports avec les Premières Nations et qu’il les traite équitablement. Une telle relation de fiduciaire suppose aussi l’obligation de consulter. L’article 1.1 de la Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.C. 2008, ch. 30, confirme que la LCDP ne porte pas atteinte à cette relation. En outre, l’intérêt supérieur de l’enfant est au cœur de la présente affaire. Les autres parties à la plainte comptent parmi elles des professionnels ayant une expertise particulière des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations. Ces professionnels ont les connaissances nécessaires pour formuler des recommandations visant à rendre les mesures du Canada mieux adaptées aux particularités culturelles. Enfin, la consultation des Premières Nations est conforme à l’approche réparatrice annoncée par le Canada en l’espèce.

[36] Dans la décision sur requête 2019 TCDP 7, la formation a décrit les mesures de redressement prévues à l’alinéa 53(2)a) de la LCDP comme un pouvoir semblable à une injonction qui permet au Tribunal d’ordonner la cessation d’un acte discriminatoire (aux par. 45 à 55).

[37] La formation a passé en revue la jurisprudence clé où était analysée la portée réparatrice de la LCDP en attachant une importance particulière aux arrêts CN c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 1987 CanLII 109 (CSC), [1987] 1 RCS 1114 [Action Travail des femmes] et Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), 1987 CanLII 73 (CSC), [1987] 2 RCS 84 (2021 TCDP 6, aux par. 59 et 75). Ces affaires montrent que le Tribunal dispose d’un large pouvoir discrétionnaire pour accorder des réparations, mais que l’exercice de ce pouvoir doit reposer sur l’objet de la loi visant à prévenir la discrimination et à y remédier. Toutefois, les mesures de réparation doivent être efficaces. La LCDP ne doit pas être interprétée étroitement de manière à limiter les outils de réparation du Tribunal, compte tenu des principes généraux d’interprétation législative et du statut quasi constitutionnel de cette loi. Des réparations systémiques comme celles fondées sur l’alinéa 53(2)a) de la LCDP par renvoi au paragraphe 16(1) sont souvent nécessaires dans les cas de discrimination systémique. Dans l’arrêt Action Travail des femmes, une telle réparation visait principalement à contrer les effets de la discrimination systémique, notamment en s’attaquant au problème des attitudes stéréotypées.

[38] Dans la décision sur requête 2021 TCDP 12, la formation a examiné l’objectif réparateur de la LCDP dans le contexte d’une ordonnance sur consentement (aux par. 25 à 41). Elle a passé en revue plusieurs de ses décisions sur requête et conclusions antérieures, dont certaines sont résumées ci-dessus. De plus, elle a cité la décision Ontario v. Association of Ontario Midwives, 2020 ONSC 2839 [Association of Ontario Midwives], dans laquelle la Cour divisionnaire a approuvé le raisonnement suivi par la formation dans la présente affaire de discrimination systémique, à savoir que : [traduction] « les gouvernements ont l’obligation, en matière de droits de la personne, d’empêcher la discrimination de manière proactive, notamment en s’assurant que leurs politiques, programmes et modèles de financement sont fondés dès le départ sur une analyse de l’égalité réelle et qu’ils font régulièrement l’objet de suivis et de mises à jour » (Association of Ontario Midwives, au par. 189) [non souligné dans l’original] :

[traduction]

[189] Les conclusions tirées par le Tribunal à cet égard sont raisonnables. En fait, elles sont conformes à la décision rendue par la CSC dans l’arrêt Moore et à celle rendue par le Tribunal canadien des droits de la personne dans l’affaire Société de soutien, soit deux affaires portant sur la discrimination systémique dans les politiques de financement du gouvernement. Il ressort clairement des décisions Moore et Société de soutien que les gouvernements ont l’obligation, en matière de droits de la personne, d’empêcher la discrimination de manière proactive, notamment en s’assurant que leurs politiques, programmes et modèles de financement sont fondés dès le départ sur une analyse de l’égalité réelle et qu’ils font régulièrement l’objet de suivis et de mises à jour. Ces décisions sont tout à fait incompatibles avec la position du ministère de la Santé et des Soins de longue durée selon laquelle il peut attendre pour agir que les sages‑femmes – qui exercent une profession profondément ségrégée selon le sexe et particulièrement sujette à la discrimination systémique fondée sur le sexe en ce qui concerne la rémunération – aient prouvé que sa conduite constitue de la discrimination fondée sur le sexe.


[Notes de bas de page omises.]

[39] Dans la décision Canada (Procureur général) c. Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, 2021 CF 969, qui concerne une demande de contrôle judiciaire présentée par le Canada dans la présente affaire, la Cour fédérale, qui a rejeté tous les arguments du Canada, a formulé des commentaires importants sur l’approche du Tribunal à l’égard des mesures de réparation dans ce dossier :

[135] Le fait que le Tribunal soit resté saisi de cette affaire lui a permis de favoriser le dialogue entre les parties. La Commission affirme que la doctrine faisant autorité dans ce domaine favorise l’utilisation d’une approche dialogique dans les cas de discrimination systémique impliquant des défendeurs issus du gouvernement (Gwen Brodsky, Shelagh Day et Frances Kelly, « The Authority of Human Rights Tribunals to Grant Systemic Remedies » (2017) 6:1 Can. J. of Hum. Rts 1). La Commission a qualifié cette approche d’audacieuse compte tenu de la nature de la plainte et de la complexité de la procédure.

 

[136] L’approche dialogique contribue à l’objectif de réconciliation entre les peuples autochtones et la Couronne. Elle donne aux parties la possibilité de faire des commentaires, de demander des directives supplémentaires au Tribunal si nécessaire, et d’accéder à l’information sur les efforts du Canada pour se conformer aux décisions. Comme je l’explique plus loin dans mon analyse de la décision sur l’admissibilité, cette approche a permis au Tribunal d’établir des paramètres concernant ce qu’il est en mesure d’examiner en fonction de la compétence que lui accorde la LCDP, de la plainte et de sa compétence en matière de réparation.

 

[137] La Commission affirme que l’approche dialogique a été adoptée pour la première fois dans la présente instance en 2016 et qu’elle a été confirmée à plusieurs reprises depuis lors. Elle soutient que l’application de l’approche dialogique est pertinente quant à l’examen du caractère raisonnable, dans la mesure où le Canada n’a pas demandé le contrôle judiciaire de ces décisions antérieures.

 

[138] Je souscris à la référence faite par le Tribunal à la décision Grover c. Canada (Conseil national de recherche), 1994 CanLII 18476 (CF), [1994] A.C.F. no 1000 (QL), sub nom. Canada (Procureur général) c. Grover, 1994 CanLII 18476 (C.F. 1re inst.) (Grover), où la tâche de déterminer des mesures de réparation « efficaces » a été caractérisée comme exigeant « de l’innovation et de la souplesse de la part du Tribunal » (2016 TCDP 10, au paragraphe 15). En outre, je conviens que « la [LCDP] est structurée de manière à favoriser cette souplesse » (2016 TCDP 10, au paragraphe 15). A l’occasion de l’affaire Grover, la Cour a déclaré que la souplesse est nécessaire parce que le Tribunal a une mission légale difficile à remplir (au paragraphe 40). L’approche de la décision Grover, à mon avis, soutient le fondement de l’approche dialogique. Cette approche a également permis aux parties de se pencher sur des questions clés sur la façon de traiter la discrimination, comme l’a souligné mon résumé dans la section sur l’historique de la procédure.

[…]

[162] Je rejette la qualification du demandeur des décisions ultérieures à la décision sur le fond, à savoir une [traduction] « série de procédures sans fin ». Les procédures subséquentes reflètent plutôt la façon dont le Tribunal a géré la procédure en utilisant l’approche dialogique. Le Tribunal a cherché à favoriser la négociation et les solutions pratiques pour mettre en œuvre son ordonnance et à reconnaître pleinement les droits de la personne. De plus, une partie importante des procédures qui ont suivi la décision sur le fond résultait de requêtes visant à garantir la conformité du Canada aux diverses ordonnances et décisions du Tribunal.

[Soulignement ajouté.]

[…]

[281] Comme je l’ai déjà indiqué, j’ai conclu que le Tribunal n’a pas modifié la nature de la plainte à l’étape de la réparation. Le Tribunal, exerçant une vaste compétence en matière de réparation aux termes de la LCDP, une loi quasi constitutionnelle, a donné une explication détaillée dans chaque décision de ce qui s’était produit précédemment et de ce qui se produirait ensuite (voir, par exemple, 2016 TCDP 16, au paragraphe 161). Ce faisant, il s’appuyait sur une approche dialogique. Une telle approche était nécessaire compte tenu de l’ampleur de la discrimination et des efforts pertinents pour y remédier ou prévenir toute discrimination future. Plus important encore, le Tribunal s’est appuyé sur des principes juridiques établis, exposés dans l’arrêt Chopra c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 268, [2008] 2 R.C.F. 393, au paragraphe 37, et la décision Hughes 2010, au paragraphe 50 (décision sur le fond, aux paragraphes 468 et 483). Je rejette l’argument selon lequel le Tribunal n’a pas informé les parties quant aux questions à trancher.

[Soulignement ajouté.]

[…]

[301] À mon avis, l’historique de la procédure en l’espèce a démontré qu’il y a, et qu’il y a eu, une bonne volonté qui a donné lieu à des mouvements considérables pour remédier à cette discrimination sans précédent. Cependant, le bon travail des parties n’est pas terminé. Elles doivent décider si elles continueront à s’asseoir au bord du chemin ou si elles iront de l’avant dans cet esprit de réconciliation.

[…]

[302] Je conclus que le demandeur n’a pas réussi à établir que la décision sur l’indemnisation est déraisonnable. Le Tribunal, en utilisant l’approche dialogique, a raisonnablement exercé son pouvoir discrétionnaire au titre de la LCDP pour traiter un cas complexe de discrimination afin de s’assurer que toutes les questions ont été suffisamment discutées et que la question de l’indemnisation a été discutée par étapes. Le Tribunal a veillé à ce que le lien avec la plainte, tel que mentionné dans la décision sur le fond, soit discuté tout au long des phases de réparation. Rien n’a changé. Tout cela s’est déroulé conformément aux vastes pouvoirs dont dispose le Tribunal au titre de la LCDP.

[Soulignement ajouté.]

[40] De plus, l’approche décrite ci-dessus correspond à l’approche à l’égard des mesures de réparation initialement adoptée par la formation dans toutes ses décisions sur requête.

[41] Le pouvoir du Tribunal de rendre les ordonnances demandées est fondé sur : le paragraphe 53(2) de la LCDP; les paragraphes 1(6), 3(1) et 3(2) des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (instances antérieures au 11 juillet 2021); la compétence implicite que le Tribunal a de contrôler ses propres processus, le pouvoir que lui confère la LCDP, le maintien de sa compétence sur ses décisions sur requête et ses ordonnances antérieures, et l’approche dialogique approuvée par la Cour fédérale, ainsi qu’il est expliqué ci-dessus. Le Tribunal se penchera maintenant sur la définition du principe de Jordan qu’il a formulée dans les décisions sur requête 2020 TCDP 20 et 2020 TCDP 36, où sont énoncés les principes juridiques applicables. Dans la décision sur requête 2020 TCDP 20, qui a été confirmée par la Cour fédérale dans la décision Canada (Procureur général) c. Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, 2021 CF 969 (CanLII), [2022] 2 RCF 614, le Tribunal a déclaré ce qui suit :

[89] Le principe de Jordan est un principe des droits de la personne fondé sur l’égalité réelle. Le critère exposé dans la définition élaborée par le Tribunal dans la décision 2017 TCDP 14, qui vise la fourniture de services « au-delà de la norme établie », favorise l’égalité réelle des enfants des Premières Nations en se concentrant sur leurs besoins particuliers, ce qui doit tenir compte du traumatisme intergénérationnel et d’autres éléments importants qui découlent de la discrimination constatée dans la Décision sur le bien-fondé, ainsi que d’autres désavantages tels que le désavantage historique qu’ils peuvent subir. La définition et les ordonnances reflètent les besoins particuliers et la situation unique des Premières Nations. Le principe de Jordan vise à honorer les obligations nationales et internationales positives du Canada envers les enfants des Premières Nations en application de la LCDP, de la Charte, de la Convention relative aux droits de l’enfant et de la DNUDPA, entre autres. De plus, la formation, en s’appuyant sur le dossier de la preuve, a estimé que ce principe est le mécanisme en place le plus rapide pour commencer à éliminer la discrimination constatée en l’espèce dont sont victimes les enfants des Premières Nations, pendant la réforme du programme national. D’autant plus que son objectif d’égalité réelle tient également compte de l’effet cumulé des divers aspects de la discrimination dans tous les services gouvernementaux, qui affecte les enfants et les familles des Premières Nations. L’égalité réelle est tant un droit qu’une réparation en l’espèce : un droit qui est dû aux enfants des Premières Nations à titre de réparation constante et durable de la discrimination et afin d’empêcher qu’elle ne se reproduise. Cela s’inscrit bien dans la portée de la plainte.

[Soulignement omis, soulignement ajouté.]

[…]

 

[92] Par ailleurs, comme l’a déjà indiqué la formation, le principe de Jordan constitue une question distincte dans la présente affaire. Il ne se limite pas au programme de protection de l’enfance; il vise à régler toutes les inégalités et lacunes des programmes fédéraux destinés aux enfants et aux familles des Premières Nations et à faciliter l’accès à ces services qui, selon des décisions précédentes, manquaient de coordination et avaient des effets préjudiciables sur les enfants et les familles des Premières Nations (voir 2016 TCDP 2, 2017 TCDP 14 et 2018 TCDP 4).

[Soulignement omis.]

[93] De plus,

[l]a discrimination ciblée dans la décision [sur le bien-fondé] est en partie causée par le manque de coordination entre les programmes, les politiques et les formules de financement sociaux et de santé et par la façon dont ils sont conçus et utilisés. Le but de ces programmes, de ces politiques et de ces formules de financement devrait être de répondre aux besoins des enfants et des familles des Premières Nations. (2017 TCDP 14, au par. 73).

[Soulignement ajouté.]

[94] Il convient d’examiner de plus près les différences entre le programme des SEFPN et le principe de Jordan, lequel n’est pas un programme, mais plutôt une règle de droit et un mécanisme juridique qui vise à permettre aux enfants des Premières Nations de recevoir des services sûrs et adaptés à leur culture et à surmonter les obstacles qui découlent souvent des conflits de compétence inhérents à l’organisation des programmes fédéraux du Canada et au cadre constitutionnel du Canada, y compris les conflits propres au partage des pouvoirs.

[Soulignement ajouté.]

[…]

[96] Par ailleurs, la formation convient avec le Canada que le dossier de preuve et les conclusions sont axés sur les programmes financés par le gouvernement fédéral, le manque de coordination et les lacunes dans les programmes fédéraux offerts aux enfants et aux familles des Premières Nations et qu’il s’agit là aussi d’un aspect important de l’analyse de services faite selon l’article 5 de la LCDP, auquel le Canada a été tenu de remédier. [Soulignement ajouté.]

[…]

 

[99] Le principe de Jordan vise à faire en sorte que les enfants des Premières Nations reçoivent les services dont ils ont besoin au moment où ils en ont besoin, et il s’adresse à tous les enfants des Premières Nations du Canada. Ce principe, comme l’a précédemment ordonné la formation, s’applique à tous les services publics, y compris ceux qui dépassent les normes en matière de soins, afin de garantir une égalité réelle, des services adaptés à la culture et afin de protéger l’intérêt supérieur de l’enfant. Autrement dit, les services qui vont au-delà des normes provinciales et territoriales intègrent le principe d’égalité réelle pour les enfants des Premières Nations, vu toute la discrimination constatée dans la présente affaire et plus amplement décrite dans les décisions sur requête de la formation, en particulier les décisions 2017 TCDP 14 et 35. Ces ordonnances lient le Canada, dans les réserves et hors réserve. En outre, selon le principe de Jordan, le gouvernement ou ministère qui reçoit la demande en premier doit payer les services nécessaires et recouvrer les fonds par la suite. Une approche trop stricte du partage des pouvoirs perpétue la discrimination à l’égard des enfants des Premières Nations et crée le préjudice auquel le principe de Jordan cherche à remédier.

 

[100] Il faut se concentrer sur l’enfant de façon personnalisée et en fonction de ses besoins particuliers afin qu’il reçoive des services adéquats et en temps opportun, sans être pénalisé par des conflits de compétence ou d’autres facteurs incompatibles avec ses besoins. Les enfants des Premières Nations font face à ces obstacles du fait de leur race et de leur origine nationale ou ethnique. C’est ce qui provoque des conflits entre gouvernements et ministères sur la question de savoir qui paiera pour le service.

2020 TCDP 36, annexe A

6. Cas urgents – Lorsque l’enfant a besoin d’aide immédiate, ou que le risque de préjudice irréparable est raisonnablement prévisible, SAC prendra des mesures positives pour confirmer verbalement la reconnaissance auprès de l’organisation ou du représentant désigné de la Première Nation. Le cas échéant, SAC peut collaborer avec l’accompagnateur ou le coordonnateur de services pour le principe de Jordan qui a présenté la demande. Quand aucune désignation n’a été effectuée ou quand l’organisation ou le représentant désigné n’est pas disponible, le ou les représentants réputés de la Première Nation peuvent fournir une confirmation verbale, qui sera suivie d’une confirmation par écrit.

[42] Dans des décisions sur requête antérieures, le Tribunal a parlé de son pouvoir de clarifier ses décisions et de rendre d’autres ordonnances pour s’assurer que ses ordonnances luttent efficacement contre la discrimination raciale systémique constatée. D’ailleurs, il continue de s’appuyer sur ces décisions antérieures.

[43] En outre, le Tribunal a mentionné qu’il pouvait peaufiner et préciser ses ordonnances, au besoin, afin de s’assurer qu’elles indemnisent efficacement les victimes (2022 TCDP 41, au par. 269).

[44] Cette étape portant sur les mesures de réparation nécessite une connaissance et une compréhension complètes de tous les éléments de preuve au dossier et de toutes les décisions sur requête rendues au fil des ans dans cette affaire, afin de bien évaluer l’efficacité des ordonnances du Tribunal et de leur mise en œuvre.

V. Analyse

[45] Le Tribunal estime que le caractère volumineux de la preuve fournie dans les requêtes ne compense pas son manque de qualité. Le Canada et la Société de soutien remettent chacun en question la qualité de la preuve de l’autre partie. Ils mentionnent des doubles et des triples ouï-dire, un manque de détails et de renseignements, et le fait que de nouveaux éléments de preuve ont été présentés en contre-preuve plutôt qu’en preuve principale.

[46] Cependant, l’alinéa 50(3)c) autorise expressément le Tribunal à « […] recevoir […] des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire ». Ainsi, pour rendre ses décisions, le Tribunal peut, en vertu de la LCDP, se fonder sur des ouï-dire ou sur d’autres renseignements, ainsi que sur tout témoignage direct des parties, des victimes ou d’autres témoins. Néanmoins, si le Tribunal peut accepter des éléments de preuve et d’autres renseignements par ouï-dire, la preuve doit être appréciée correctement.

[47] En ce qui concerne les questions soulevées dans les requêtes, le Tribunal fait de son mieux avec les éléments de preuve qui lui ont été présentés à l’appui de ces requêtes. Comparativement aux éléments de preuve liés au principe de Jordan déposés précédemment, les éléments déposés en preuve à l’appui de la présente requête sont de moindre qualité. Le Tribunal peut prévenir, en partie, le manque de renseignements et la déficience de la preuve en avisant les parties, avant ses délibérations, que s’il a des questions pendant qu’il examine la preuve, il pourrait communiquer avec elles. Il peut aussi recourir à l’approche dialogique et permettre aux parties de revenir devant le Tribunal pour répondre à ses questions et/ou pour lui fournir des précisions et des renseignements additionnels, afin de l’aider à ce que les ordonnances qu’il rend en vue d’éliminer la discrimination systémique soient efficaces. Par ailleurs, le Tribunal ne considère pas les requêtes comme des affaires distinctes. Il les voit plutôt comme un moyen d’obtenir une décision provisoire qui s’inscrit dans une série de décisions sur requête et d’ordonnances, qui participe à l’approche dialogique, et qui vise à ce que les ordonnances du Tribunal soient efficaces, souples, créatives et fondées sur l’expertise et la preuve des parties. L’objectif ultime est de garantir l’efficacité à long terme, et pas seulement provisoire, des ordonnances du Tribunal. Toutefois, les requêtes en obtention de décisions provisoires aident à déterminer ce qui doit être modifié et/ou ce qui fonctionne bien ou non, et permettent de réaliser des études, de recueillir des données, et d’obtenir l’avis des parties quant aux améliorations à apporter. Elles ont toujours rempli ce rôle et elles sont à l’origine de nombreuses décisions sur requête antérieures. La formation du Tribunal est plus soucieuse de bien faire les choses que d’avoir raison. Ainsi, comme elle l’a déjà fait dans le passé, elle a accepté de clarifier et de modifier, si possible, ses ordonnances. Comme nous l’avons déjà mentionné, le Tribunal a respecté les directives et les précisions de la Cour fédérale relatives à l’approche dialogique et aux questions complexes.

[48] Le Tribunal a donc prévu du temps pour que soient réalisées les études orientant l’aspect à long terme de la réforme, et il a continué à faire preuve d’ouverture et de souplesse, conformément aux directives de la Cour fédérale dans Grover, afin d’apporter les changements nécessaires pour garantir l’efficacité des ordonnances à long terme, dans l’intérêt supérieur des enfants des Premières Nations.

[49] Un très grand nombre d’éléments de preuve ont été versés au dossier au fil des ans, et c’est sur eux que reposent l’approche et le processus décisionnel du Tribunal. La présente instance est en cours depuis plus de 8 ans, et la formation du Tribunal est déterminée à assister à l’aboutissement du travail de toutes les parties et à voir le Tribunal parvenir à une réforme à long terme et à une finalité dans cette affaire.

[50] Le Tribunal espère que les parties continueront à se consulter afin de trouver des solutions à long terme pour réformer le principe de Jordan et qu’elles reviendront devant le Tribunal, dans un avenir proche, afin de demander des ordonnances définitives qui auront pour effet d’éliminer la discrimination systémique constatée et empêcher qu’elle se reproduise.

A. Objectif de Services aux Autochtones Canada et améliorations au titre du principe de Jordan

[51] Le mandat législatif de SAC consiste à collaborer avec des partenaires en vue d’améliorer l’accès des Premières Nations, des Inuits et des Métis à des services de grande qualité. SAC a pour vision de soutenir les peuples autochtones et de leur donner les moyens pour qu’ils puissent fournir des services et améliorer les conditions socioéconomiques dans leurs collectivités de manière indépendante.

[52] Tout comme le Canada, la formation reconnaît que SAC a effectué des changements fondamentaux dans le but de mettre fin à la discrimination systémique à l’égard des enfants des Premières Nations. Comme nous l’expliquons en détail ci-dessous, SAC a mis sur pied un secteur opérationnel complet à l’interne afin de mettre en œuvre, d’appliquer et de soutenir le principe de Jordan, dont un mécanisme d’appel indépendant visant à s’assurer que les demandes sont traitées équitablement et conformément aux ordonnances du Tribunal.

[53] SAC traite maintenant plus de demandes, annuellement et quotidiennement, que jamais auparavant.

B. Égalité réelle et évolution des demandes présentées au titre du principe de Jordan

[54] Le Tribunal est très préoccupé par l’évolution apparente des demandes présentées au titre du principe de Jordan, plus spécialement par certaines demandes signalées par le Canada et par certains éléments de preuve figurant dans le dossier des requêtes.

[55] Des séances photo professionnelles et des consoles de jeu sont payées au titre du principe de Jordan. Même si le Tribunal peut apprécier leur importance pour, notamment, la culture, la dignité, l’autorégulation ou la santé mentale d’un enfant ou d’un jeune, il n’a jamais envisagé une telle utilisation du principe de Jordan. Il est troublant de savoir que dans certaines collectivités, les gens sont pauvres et les conditions de vie des enfants sont précaires, tandis que d’autres ont recours au principe de Jordan pour obtenir des services qui s’éloignent autant de la norme.

[56] De plus, le Tribunal a lu dans la preuve qu’une famille qui devait être relogée avait été autorisée à acheter des meubles dans un magasin d’ameublement sans limite de coûts. Une telle application du principe de Jordan n’est pas raisonnable. Néanmoins, le Tribunal est sensible à l’argument du Canada, qui dit qu’il peut être tentant d’utiliser le principe de Jordan de cette manière.

[57] Dans la décision Conseil de la bande de Pictou Landing c. Canada (Procureur général), 2013 CF 342, la Cour fédérale a déclaré ce qui suit :

[116] Le principe de Jordan n’est pas un principe à portée illimitée. Il faut que les services de santé ou sociaux complémentaires soient légalement offerts aux personnes qui vivent hors réserve. Il exige également que l’on procède à une évaluation des services et des coûts qui répondent aux besoins de l’enfant d’une Première nation vivant dans une réserve

[Soulignement ajouté.]

[58] Le Tribunal est non seulement d’accord avec la Cour fédérale sur ce point, mais il s’appuie sur la décision sur le bien-fondé de 2016. Il a jugé que le Canada devait évaluer les programmes et les services en fonction des besoins des enfants des Premières Nations.

[59] Lorsque le Tribunal a retiré la norme des critères d’admissibilité, il savait bien que cela entraînerait un afflux important de demandes, étant donné le manque de coordination et les multiples lacunes des programmes fédéraux. Dans le cadre de la mise en œuvre du principe de Jordan, il fallait améliorer la coordination et combler ces lacunes. Le Tribunal n’a envisagé ni l’un ni l’autre.

[60] Les ordonnances du Tribunal sur l’égalité réelle visent à garantir la satisfaction des besoins réels des enfants des Premières Nations, dans un contexte de traumatisme intergénérationnel, de colonisation et de pauvreté. Le Tribunal a entendu des témoignages sur les traumatismes intergénérationnels causés par les pensionnats indiens et la rafle des années 60.

[61] Certains enfants des Premières Nations, en raison de nombreux facteurs croisés sur les plans social, de la santé et de l’éducation spécialisée, ont des besoins en services plus grands que d’autres enfants non autochtones. Comme le Tribunal l’a expliqué dans ses autres décisions sur requête, par exemple, ces enfants pourraient avoir besoin de plus de services en santé mentale que ceux s’inscrivant dans la norme de soins provinciale.

[62] De plus, le trouble du spectre de l’alcoolisation fœtale (TSAF) est une affection courante chez les enfants des Premières Nations qui découle des traumatismes intergénérationnels. Il se peut que des provinces et des territoires n’aient pas établi de norme pour répondre aux besoins réels des enfants des Premières Nations atteints du TSAF, d’où la nécessité d’aller au-delà de la norme.

[63] L’éloignement, le manque de services à proximité, d’accès gratuit à de l’eau potable salubre, d’accès routier, de logements et d’écoles sûrs, ou de services d’éducation spécialisée, de dépistages, d’évaluations et d’outils ayant une incidence sur les capacités d’apprentissage d’un enfant sont tous des facteurs importants qui influent sur les besoins des enfants des Premières Nations. Toutefois, le Tribunal n’est pas en mesure de fournir une liste exhaustive.

[64] Voilà ce que le Tribunal avait à l’esprit lorsqu’il a ordonné la prestation de services au-delà de la norme. Cette ordonnance était fondée sur les meilleurs éléments de preuve au dossier et visait à répondre aux besoins réels des enfants des Premières Nations.

[65] Les parties ont demandé au Tribunal de définir les services essentiels en fonction des besoins (voir 2020 TCDP 15), et non en fonction des désirs, des aspirations ou de tout ce qui pourrait améliorer le bien-être, sans aucune limite.

[66] Le Tribunal estime qu’il est déraisonnable d’interpréter l’égalité réelle d’une manière qui pourrait inclure à peu près n’importe quoi et, en même temps, d’exiger du Canada qu’il paie pour ces produits ou services et qu’il accélère le traitement de ces demandes. Selon lui, une telle pratique met en danger le principe de Jordan, ainsi que les enfants des Premières Nations qui ont des besoins urgents et réels. Les délais accordés par le Tribunal pour traiter les demandes de services non urgents ne reposaient pas sur cette interprétation. Le Tribunal n’a rien contre les séances photo ou les consoles de jeu payées au titre du principe de Jordan, si ces demandes sont justifiées, mais il ne visait pas, en 2017, à ce que le Canada traite tous les cas de ce type dans un délai de 48 heures. Il convient donc de tenir des consultations approfondies sur les délais de traitement des demandes non urgentes prescrits par les ordonnances du Tribunal.

[67] Par ailleurs, la définition du Canada reposait sur le cas de Jordan River Anderson, et le Tribunal a expliqué pourquoi elle était trop restrictive.

[68] Le Tribunal a fourni des précisions supplémentaires dans des décisions sur requête ultérieures.

[69] Le Tribunal a admis que les Premières Nations avaient été dépouillées de leur culture et de leur langue après la colonisation. Il reconnaît l’importance de la culture et de la langue et considère qu’elles sont au cœur de l’identité des Premières Nations. Or, il n’avait pas prévu que toute demande d’activité culturelle présentée au titre du principe de Jordan doive désormais être approuvée dans un délai de 48 heures. Une telle interprétation a une incidence sur les délais fixés. Le Tribunal ne pensait pas que ces derniers seraient appliqués au très vaste éventail de services décrit ci-dessus.

[70] Selon l’approche de retour aux sources, seule une lettre d’un aîné est requise pour obtenir des services culturels. Là encore, ce fait n’avait pas été correctement communiqué au Tribunal, et ce dernier n’aurait donc pas pu en tenir compte dans ses ordonnances sur les délais.

[71] S’il est vrai que le Canada doit réparer les préjudices historiques relatifs à la culture et à la langue qui ont découlé de la colonisation, les ordonnances sur les délais relatifs au principe de Jordan n’étaient pas centrées sur cet objectif. En fait, le Tribunal se demande si ce but ne pourrait pas être atteint en réacheminant ou en orientant les cas vers des programmes destinés aux Premières Nations ou vers un autre programme éducatif ou culturel, ou en transférant des fonds aux Premières Nations.

[72] Le Tribunal estime que cette question fait partie des facteurs qui contribuent à l’arriéré des demandes fondées sur le principe de Jordan. Un peu plus loin, nous traiterons brièvement de la preuve liée aux fausses allégations concernant les services couverts par le principe Jordan.

[73] En outre, le Tribunal est d’avis qu’il pourrait être bénéfique pour les parties d’établir des critères d’admissibilité et des délais relativement aux demandes de services culturels. Les parties seront invitées à donner leur point de vue sur la tenue de consultations à cette fin.

(i) Clarification de la définition des services d’urgence donnée par le Tribunal

[74] Les parties ont toutes convenu qu’il serait bénéfique de clarifier ce que le Tribunal entend par « services urgents » et que cette clarification les aiderait à résoudre leurs divergences d’opinions sur ce qui est urgent et ce qui ne l’est pas au titre du principe de Jordan. Le Tribunal trouve aussi que la définition doit être clarifiée, compte tenu des différentes interprétations des parties. Nous y reviendrons ci-après.

C. Éléments de preuve du Canada concernant les causes de l’arriéré

[75] Selon la déposante du Canada, Mme Valerie Gideon, sous-ministre du ministère Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada et ancienne sous-ministre déléguée du ministère Services aux Autochtones Canada (SAC), le nombre de demandes faites au titre du principe de Jordan a augmenté de façon exponentielle depuis que le Tribunal a rendu sa décision sur le bien-fondé. En effet, ce nombre est passé de 15 887 demandes durant l’exercice 2018-2019 à 104 193 demandes après seulement le troisième trimestre de 2023-2024. Conformément aux ordonnances antérieures du Tribunal, le Canada, les Premières Nations parties à l’affaire et la Société de soutien ont mieux fait connaître le principe de Jordan, ce qui a entraîné une très forte hausse de la demande. Cette croissance peut également être attribuable aux nouveaux besoins apparus pendant et après la pandémie de COVID-19, à l’augmentation du coût de la vie, ainsi qu’aux urgences en matière de sécurité publique, comme les feux de forêt. Malgré l’efficacité et la croissance importante des opérations de SAC liées au principe de Jordan, le Ministère n’a pas été en mesure de maintenir un respect strict des délais fixés dans les décisions du Tribunal liées au principe de Jordan.

[76] De plus, l’approche de retour aux sources a donné lieu au réacheminement de certaines demandes vers le principe de Jordan et au classement erroné de certaines demandes comme urgentes. Cette situation a alourdi et compliqué l’arriéré des communications et des demandes.

[77] Dans les circonstances actuelles, dont l’impossibilité pour SAC de revoir à la baisse le niveau de priorité des demandes urgentes possiblement mal catégorisées, la seule façon pratique pour le Ministère de gérer les demandes urgentes est de les examiner dans l’ordre dans lequel il les reçoit. Puisqu’il statue sur 386 demandes par jour, en moyenne, SAC ne croit pas être en mesure de trier et de traiter les demandes urgentes, individuelles ou collectives, dans un délai de 12 ou 48 heures, tout en continuant à traiter les demandes non urgentes.

[78] SAC a approuvé 1 593 787 demandes de produits, de services et de soutiens présentées au titre du principe de Jordan au cours des trois premiers trimestres de l’exercice 2023-2024, contre 140 332 demandes pour tout l’exercice 2018-2019, ce qui montre bien une croissance exponentielle. Pour répondre à cette hausse, SAC a ajouté plus de 400 équivalents temps plein, depuis 2018, pour traiter les demandes faites au titre du principe de Jordan. De plus, il a mis en œuvre et amélioré le système de gestion des cas liés au principe de Jordan, afin d’accélérer la saisie et le traitement des données. Maintenant, SAC traite plus de demandes, annuellement et quotidiennement, que jamais auparavant. Entre juillet 2016 et le 31 janvier 2024, plus de 4 400 000 demandes de produits, de services et de soutiens présentées au titre du principe de Jordan ont été approuvées par SAC. Depuis 2018, le Ministère a constaté une croissance exponentielle du volume de ces demandes.

[79] L’éventail des dépenses approuvées a beaucoup changé. Initialement, les demandes étaient liées à la santé et à l’éducation, puis sont venues les demandes de soutien socioéconomique, notamment pour l’épicerie et le loyer, et les demandes de paiements d’hypothèque, de nouveaux logements et de rénovations, d’articles tels que des véhicules personnels, et de loisirs, comme les frais pour participer à des camps sportifs. Par conséquent, les demandes fondées sur le principe de Jordan se sont complexifiées et leur délai de traitement a augmenté. Les gestionnaires de cas doivent être en mesure de définir correctement un large éventail de produits, de services et de soutiens sans pouvoir s’appuyer sur des procédures opérationnelles normalisées ni sur une liste préétablie des produits, services et soutiens admissibles.

[80] Selon le témoignage de Mme Gideon, corroboré par celui de Candice St-Aubin, le nombre de communications et de demandes transmises au personnel de SAC chargé des opérations du principe de Jordan a nettement augmenté.

[81] La formation admet que ce témoignage, bien qu’il ne soit pas suffisamment détaillé pour permettre d’attribuer un pourcentage de croissance à chaque cause, explique, du moins en partie, la croissance exponentielle des demandes présentées au titre du principe de Jordan. Une telle hausse n’est pas surprenante pour le Tribunal, qui a conclu que le nombre de cas était lié à la définition et aux critères d’admissibilité (2017 TCDP 14). En 2020, le Tribunal a élargi les critères d’admissibilité pour inclure les enfants des Premières Nations reconnus par leur Première Nation. Cette mesure a été contestée par le Canada devant la Cour fédérale, mais celle-ci a confirmé la décision du Tribunal. Ce dernier croit que l’élargissement des critères a aussi eu une incidence sur la croissance.

[82] Le Canada a informé le Tribunal qu’il ne réclamait pas les fonds aux provinces et aux territoires pour les services fournis au titre du principe de Jordan, même après que les services ont été approuvés. Selon le Tribunal, ce fait peut aussi avoir contribué à la croissance exponentielle. En effet, les provinces peuvent être plus enclines à orienter les enfants et les familles vers le principe de Jordan si elles ne jouent aucun rôle financier dans le dossier. Comme cette hypothèse n’a pas été avancée par les parties et qu’elle ne figure pas parmi les éléments de preuve, la formation n’en tient pas compte dans sa décision. Cependant, il s’agit d’un autre facteur qui influe sur la croissance des demandes.

[83] Dans son témoignage, Mme Gideon indique que vers 2018, SAC a élaboré des procédures opérationnelles normalisées (PON), en réponse aux préoccupations soulevées par la Société de soutien dans le cadre de discussions tenues par les parties lors d’une réunion du Comité de surveillance du principe de Jordan (plus tard renommé le Comité des opérations du principe de Jordan). Les PON, présentées dans un document évolutif, décrivaient les processus normalisés liés à l’examen, au traitement et à l’établissement de rapports pour toutes les demandes faites au titre du principe de Jordan. L’approche globale adoptée pour élaborer les PON tenait compte des commentaires et des recommandations des intervenants clés suivants : points de contact régionaux, Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations, Assemblée des Premières Nations, Chefs de l’Ontario et Nation Nishnawbe‑Aski.

[84] Tous les employés de SAC responsables du principe de Jordan devaient respecter les PON et rendre compte des écarts.

[85] Toutefois, le Tribunal estime qu’une autre cause importante et plausible de l’afflux de demandes fondées sur le principe de Jordan est la politique de l’approche de retour aux sources, qui a été élaborée par la Société de soutien et mise en œuvre par le Canada en 2022.

[86] En 2021, les parties avaient convenu que SAC adopterait une feuille de travail « Approche de retour aux sources », que le Canada et la Société de soutien ont élaborée ensemble, à l’aide des commentaires de l’Assemblée des Premières Nations (APN),et que SAC a mise en œuvre au début de 2022. Cette approche remplaçait les PON jusqu’à ce que les parties s’entendent sur une approche à long terme définitive du principe de Jordan.

[87] L’APN a émis quelques réserves sur la politique de l’approche de retour aux sources et nie avoir participé à son élaboration.

[88] L’approche de retour aux sources visait à réduire le fardeau administratif des familles qui tentent d’obtenir de l’aide par l’entremise du principe de Jordan, et ce, jusqu’à ce que les parties parviennent à un règlement définitif quant à l’approche à long terme du principe de Jordan. Suivant l’approche de retour aux sources, le modèle opérationnel de SAC prend la forme suivante :

  • SAC présume d’emblée que l’égalité réelle s’applique lorsqu’une demande est soumise;
  • SAC ne refuse pas les demandes sur la base d’une norme;
  • SAC prend ses décisions en fonction des besoins et de l’intérêt supérieur des enfants, notamment en tenant compte des circonstances propres à chaque collectivité;
  • Il n’est pas nécessaire d’inclure des renseignements sur les coûts dans la demande, et le coût d’un produit, d’un service ou d’un soutien ne fait l’objet d’aucun prix plafond préétabli.

[89] Le Canada fait valoir qu’en raison de l’approche de retour aux sources, des demandes de services déjà offerts par des programmes gouvernementaux existants ont été acheminées vers le principe de Jordan. L’approche de retour aux sources, considérée à la lumière des décisions liées au principe de Jordan, fait de ce dernier une option privilégiée et accessible pour demander le financement de services destinés aux enfants des Premières Nations qui, autrement, pourraient être obtenus dans le cadre d’autres programmes gouvernementaux. Les exigences minimales en matière de documentation de l’approche de retour aux sources, l’approche individuelle fondée sur les besoins de chaque enfant, la prise de décision rapide, ainsi que l’interdiction de tenir une conférence de gestion de cas clinique sont tous des facteurs qui rendent le principe de Jordan particulièrement attrayant, même si des services gouvernementaux accessibles existent déjà. Le ministère agissant à titre de premier contact doit payer les services sans s’engager dans une conférence de gestion de cas administrative ou une exploration des services. Par conséquent, SAC n’est pas autorisé à orienter les demandeurs vers des services existants accessibles, même si le service demandé est offert dans les collectivités des Premières Nations ou qu’il peut être obtenu au moyen d’une demande collective approuvée et administrée par des partenaires et des organismes communautaires des Premières Nations, dans le cadre d’un accord de contribution conclu avec SAC. En outre, le réacheminement des demandes vers le principe de Jordan peut, dans certains cas, amener SAC à dédoubler le financement, car il ne peut pas orienter les demandeurs vers des programmes existants tels que les Services de santé non assurés, le Programme d’aide au revenu dans les réserves ou des programmes d’études. L’impossibilité d’orienter les demandeurs vers des services existants accessibles contribue à l’arriéré des communications et des demandes liées au principe de Jordan. Plutôt que de traiter les demandes de produits, de services ou de soutiens présentées dans le cadre de l’initiative du principe de Jordan, SAC doit passer du temps à répondre à des demandes qui pourraient être traitées dans le cadre d’autres programmes.

[90] Le Tribunal estime qu’il est compréhensible que les familles se tournent vers le principe de Jordan pour demander de l’aide et obtenir des services, d’autant plus qu’il a constaté des lacunes, des retards et des refus qui constituent de la discrimination systémique et qu’il a approuvé un accord de règlement pour l’indemnisation de cette discrimination raciale systémique, entre autres actes de discrimination systémique. En 2017, le Tribunal a déclaré que le principe de Jordan serait le moyen le plus efficace d’éliminer la discrimination jusqu’à ce que la réforme à long terme soit terminée.

[91] Le Tribunal a rappelé plus d’une fois qu’il fallait éviter de séparer les ordonnances des conclusions qui les sous-tendent. De plus, il a ordonné au Canada de combler les lacunes de ses programmes fédéraux et de coordonner ces derniers de façon à éviter que les enfants fassent l’expérience de lacunes, de retards ou de refus de services. L’amélioration de la coordination, l’élimination des autres actes de discrimination systémique et les ordonnances liées au principe de Jordan devaient fonctionner ensemble. Dans son plan et ses ordonnances antérieures, le Tribunal a tenu compte du fait que si le Canada améliorait la coordination des programmes et qu’il évaluait et comblait les lacunes, les enfants et les familles en profiteraient. C’est ce que le Tribunal a déduit de la preuve et c’est ce qui a orienté certaines de ses conclusions.

[92] Mises à part les conséquences imprévues relatives à l’égalité réelle susmentionnées et les fausses allégations dont nous discuterons plus loin, la formation est consciente que cela pourrait être tentant pour bien des gens, étant donné les conclusions de nombreux rapports au dossier (vérificateur général, rapports internes d’AINC) qui ont conduit le Tribunal à conclure à des lacunes dans les services et à un manque de coordination des programmes fédéraux offerts aux enfants. Par exemple, lors de l’audience sur le fond, le Tribunal a entendu des témoignages au sujet du fait qu’un programme fédéral avait financé l’achat d’un fauteuil roulant pour un enfant d’une Première Nation sans que la croissance et les besoins de l’enfant ne soient pris en compte dans les critères d’admissibilité. Les critères ne tenaient pas compte du fait que l’enfant finirait par devenir trop grand pour son fauteuil roulant avant d’être admissible au financement d’un nouveau fauteuil dans le cadre des programmes. Le Tribunal disposait de nombreux éléments de preuve lui permettant de conclure que, dans certaines situations, Santé Canada et la Direction générale de la santé des Premières Nations et des Inuits (DGSPNI) n’avaient pas répondu aux besoins des enfants et des familles des Premières Nations.

[93] La liste des programmes figurant à la page 11 des observations en réplique du procureur général du Canada (PGC) comprend les noms des programmes et d’autres renseignements. Si le Tribunal ne conteste pas le fait que d’autres programmes fédéraux puissent couvrir certains des produits et services demandés au titre du principe de Jordan, la preuve en l’espèce indique que ces programmes sont souvent trop restrictifs et étroits et qu’ils entraînent des lacunes et des refus. Par exemple, le premier programme mentionné à la page 11 concerne les services dentaires. Il s’agit d’un élément important de la preuve ayant mené aux conclusions tirées dans la présente affaire. Le Tribunal a entendu des témoignages d’enfants qui avaient reçu un diagnostic et qui auraient dû recevoir des services d’orthodontie, mais dont la demande de services faite au titre du programme avait tout de même été refusée. Même si leur état faisait partie des critères d’admissibilité du programme fédéral, les enfants se voyaient refuser les services tant dans le cadre du programme de la DGSPNI qu’au titre du principe de Jordan, avant les décisions sur requête du Tribunal. Le Tribunal a également entendu des témoignages selon lesquels les services dentaires d’urgence devaient être préalablement approuvés, ce qui va à l’encontre de l’objectif d’un service d’urgence. Il a conclu que les motifs de refus n’étaient pas fondés sur l’intérêt supérieur des enfants.

[94] Il en va de même pour les fournitures médicales et les fournitures de santé mentale énumérées à la page 11. Le Tribunal a longuement débattu de cette question dans des décisions sur requête antérieures. Tous les services énumérés à la page 11 sont offerts par le programme de la DGSPNI. Le Tribunal a conclu que les refus et les lacunes, dont ceux liés au programme de la DGSPNI, avaient eu des conséquences négatives sur les enfants des Premières Nations. Les éléments de preuve et les renseignements dont il dispose ne sont pas suffisants pour qu’il puisse conclure que les critères d’admissibilité aux programmes et aux services figurant sur la liste ont été améliorés et n’ont plus d’effets négatifs sur les enfants.

[95] Par ailleurs, il se peut que le PGC surestime l’admissibilité et la capacité des autres programmes fédéraux de répondre aux besoins, car ce qu’il en dit, ce n’est pas ce que le Tribunal entend depuis le début de l’instance, d’où la nécessité urgente du principe de Jordan. Une analyse complète des programmes et de ce qu’ils couvrent est requise afin de déterminer adéquatement les véritables lacunes. Le Tribunal croit que l’Institut des finances publiques et de la démocratie (IFPD) mène actuellement une telle analyse. Bien que l’étude soit réalisée beaucoup plus tard que le Tribunal ne l’avait prévu, il s’agit tout de même d’un développement positif. Le Tribunal convient que si des mesures de protection étaient en place, les enfants pourraient être orientés vers d’autres programmes fédéraux, s’ils y sont admissibles.

[96] Le Tribunal y reviendra plus en détail dans la partie consacrée à la coordination.

[97] Cela dit, le Tribunal estime que le Canada devrait modifier immédiatement sa pratique, comme nous l’expliquons ci-dessous.

[98] Le Tribunal est d’accord avec le Canada et juge que l’adoption de l’approche de retour aux sources – convenue par les parties en 2021 et mise en œuvre au début de 2022 – pour exécuter les ordonnances du Tribunal a eu des conséquences imprévues sur la capacité du Canada à trier efficacement les dossiers et à fournir de l’aide aux personnes faisant face à des circonstances graves.

[99] Le témoignage de Mme Gideon montre que l’approche de retour aux sources a aussi changé la façon dont les agents de réception des demandes de SAC déterminent si une demande est urgente ou non. Conformément aux PON précédemment en place, l’urgence était fondée sur une évaluation initiale par le point de contact régional, et les demandes urgentes désignaient celles où [traduction] « l’enfant avait besoin d’aide immédiate, recevait des soins palliatifs, ou son risque de subir un préjudice irréparable était raisonnablement prévisible ».

[100] Toutefois, suivant l’approche de retour aux sources, l’agent de réception des demandes doit accepter le classement, par le demandeur, de la demande comme étant urgente, et n’est pas autorisé à revoir à la baisse le degré d’urgence d’une demande, quelles que soient les circonstances. Dans le cadre de cette approche, le classement des demandes urgentes s’étend au-delà des demandes visées initialement par le Tribunal.

[101] Le Tribunal est d’accord avec le Canada et l’APN pour dire qu’il est important de prioriser et de traiter d’urgence une demande concernant un enfant en soins palliatifs qui, s’il ne reçoit pas les produits, les services ou les soutiens médicaux demandés le plus tôt possible, pourrait en souffrir. Par contre, il est difficile d’imaginer qu’il existe un risque grave et immédiat pour un enfant si SAC prend plus de 12 heures, voire 48 heures, pour traiter une demande de fournitures scolaires, d’équipement de hockey et de vêtements d’hiver reçues durant l’été. Plusieurs exemples de demandes dites urgentes sont donnés dans l’affidavit révisé de Mme Gideon, daté du 28 mars 2024 : ordinateurs portables, ordinateurs de bureau, imprimantes, ensemble de tyrolienne, séances photo professionnelles, tondeuse à gazon, structures de jeu extérieures, trampolines et terrains de jeux, activités sociales et récréatives (p. ex., billets de cinéma, billets d’entrée au musée, billets d’admission à des foires, abonnements à des centres d’entraînement).

[102] La Société de soutien avertit le Tribunal de ne pas accorder beaucoup de poids à ces exemples, étant donné l’absence de contexte. Une approche catégorielle, par opposition à une approche fondée sur les besoins qui repose sur l’égalité réelle, risque de ne pas répondre aux besoins uniques des enfants des Premières Nations.

[103] Dans son affidavit en réponse, Mme Blackstock décrit clairement une situation où l’adoption d’une approche catégorielle peut avoir des effets dévastateurs :

[traduction]

J’ai déjà soulevé auprès de SAC, et en particulier auprès de Mme Gideon, les dangers de juger des articles inadmissibles à première vue, après que SAC avait refusé des demandes concernant un sac à dos, un groupe électrogène, un réfrigérateur et d’autres articles recommandés par un médecin pour un enfant de Walpole Island. L’enfant était atteint de fibrose kystique. D’une part, le groupe électrogène et le réfrigérateur servaient à entreposer les médicaments nécessitant un système d’entreposage au froid fiable. D’autre part, le sac à dos et l’ordinateur portable permettaient à l’enfant de poursuivre sa scolarité. [...] La petite est décédée tragiquement sans que les articles demandés n’aient jamais été approuvés. Mme Gideon a commandé un examen de ce triste cas lorsqu’elle était sous-ministre adjointe responsable des opérations régionales à la Direction générale de la santé des Premières Nations et des Inuits de SAC.

[104] Le Tribunal est entièrement d’accord avec l’idée qu’une approche fondée sur les besoins est nécessaire et estime que l’exemple ci-dessus, quoique triste, est pertinent. Il convient également de souligner que la demande, bien que présentée par un médecin, avait été refusée.

[105] Par contre, les autres exemples ci-dessus ne sont pas aussi pertinents. La Société de soutien a aussi mentionné quelques exemples qui semblent différents lorsqu’ils sont mis en contexte, dont certains feront l’objet d’une discussion dans la section portant sur la prescription sociale ci-après. Toutefois, bon nombre de ces exemples ne justifieraient pas un délai d’urgence de 12 ou 48 heures. Malgré l’ajout de contexte, comme la pauvreté, la conformité aux règlements municipaux ou autre, le besoin d’une tondeuse à gazon ne pourrait jamais être considéré comme un besoin urgent, et l’obligation de traiter une telle demande non urgente dans un délai de 48 heures est discutable. La formation ne considère pas ces types de besoins comme des demandes urgentes.

[106] De plus, même si l’annexe A de l’affidavit révisé de Candice St-Aubin, daté du 28 mars 2024, ne fournit pas suffisamment de renseignements pour avoir une idée générale des cas énumérés, le Tribunal n’est pas d’accord avec la Société de soutien, selon laquelle il ne devrait accorder à l’annexe A que peu de poids, voire aucun. Le Tribunal estime que, bien qu’elle ne permette pas de statuer sur les demandes ni d’établir le bien-fondé d’une approbation ou d’un refus, ou de l’analyse de l’égalité réelle, l’annexe A comporte plusieurs éléments importants qui peuvent être utiles pour donner une orientation aux réponses de SAC. Le Tribunal n’a aucune raison de douter de la véracité des renseignements contenus dans l’annexe A. Cette dernière ressemble à un tableau de connexion préparé quotidiennement par le personnel et contient des résumés de décision et des mises à jour concernant de nombreux dossiers.

[107] Les renseignements figurant à l’annexe A permettent au Tribunal de conclure que de nombreux cas présentés sans documents à l’appui avaient retardé l’approbation des demandes.

[108] En outre, le Tribunal constate que plusieurs demandes jugées urgentes par les demandeurs ou par la Société de soutien ne l’étaient pas du point de vue de SAC.

[109] Le Tribunal a trouvé au moins un cas où SAC n’a pas pu joindre le demandeur, même après plusieurs tentatives.

[110] Le Tribunal a trouvé au moins un cas où le demandeur aurait admis qu’il n’avait pas contacté SAC à propos de sa demande.

[111] Comme le Canada, la formation estime que dans de nombreux exemples, dont certains sont mentionnés ci-dessus, l’enfant n’avait pas besoin d’un produit, d’un service ou d’un soutien dans un délai de 12 ou 48 heures.

[112] Ainsi, il est possible qu’aucune demande de soutien à l’éducation n’entrerait dans la catégorie des demandes urgentes. Quant aux services sociaux, les besoins qui seraient considérés comme étant urgents seraient ceux, par exemple, d’un enfant qui risque d’être retiré de sa famille le jour même ou d’un pourvoyeur de soins qui fuit une situation de violence familiale avec ses enfants en raison d’une menace immédiate. De même, les besoins d’enfants ou de jeunes qui planifient à court terme de se suicider seraient aussi considérés comme étant urgents. Il est impossible d’énumérer ici toutes les situations différentes ou d’en dresser une liste exhaustive.

[113] La formation convient également que, d’après les exemples susmentionnés, de nombreuses demandes « urgentes » présentées depuis la mise en œuvre de l’approche de retour aux sources ne répondent probablement pas aux critères objectifs de détermination de l’urgence. Les demandes « urgentes » mal catégorisées posent un problème sérieux sur le plan de l’application globale du principe de Jordan, car elles peuvent être jugées prioritaires par rapport à d’autres demandes urgentes.

[114] Pour sa part, le Canada souhaite travailler avec les parties afin que les demandes objectivement urgentes soient classées comme telles et que les demandes qui sont objectivement les plus urgentes soient traitées en premier. La formation est d’accord et elle est ouverte à toute suggestion raisonnable qui serait proposée pendant les négociations entre les parties, dans le cadre de l’élaboration des critères objectifs de détermination d’une demande urgente.

[115] Les éléments de preuve présentés par le Canada démontrent que la mise en œuvre de l’approche de retour aux sources a engendré une hausse immédiate et rapide du nombre de demandes dites urgentes. En effet, ce nombre a augmenté de plus de 900 % entre les exercices 2021-2022 et 2022-2023, alors que le nombre de demandes non urgentes n’a augmenté que de 88 %. De plus, le nombre de demandes urgentes a continué d’augmenter beaucoup plus rapidement que le nombre de demandes non urgentes. En raison de la hausse et de la complexité accrue des demandes, surtout depuis l’adoption de l’approche de retour aux sources, les demandes en retard se sont accumulées. Par conséquent, SAC doit repenser à la meilleure façon de définir les besoins continus des enfants des Premières Nations, en particulier ceux des enfants dont la situation personnelle est réellement et objectivement urgente. Pour éliminer l’arriéré existant, il est essentiel que toute définition du terme « urgent » respecte l’esprit et l’objet de l’ordonnance rendue par le Tribunal dans la décision sur requête 2017 TCDP 35, qui vise à ce que les demandes objectivement urgentes reçoivent une attention immédiate.

[116] SAC partage l’avis du président de la formation et de l’APN, à savoir que lorsqu’il est question de fixer des délais pour le traitement des demandes faites au titre du principe de Jordan, « urgent veut dire urgent ». De même, SAC est d’accord avec l’APN sur le fait que les demandes hautement prioritaires et objectivement urgentes sont celles qui concernent des besoins auxquels il faut répondre, sans quoi la vie de l’enfant pourrait être en danger, limitée ou grandement perturbée.

[117] L’APN soutient qu’il est important de prioriser et de traiter d’urgence une demande visant un enfant en soins palliatifs qui, s’il ne reçoit pas les produits, les services ou les soutiens médicaux demandés le plus tôt possible, pourrait en souffrir. Par contre, il est difficile d’imaginer qu’il existe un risque grave et immédiat pour un enfant si SAC prend plus de 12 heures, voire 48 heures, pour traiter les demandes de fournitures scolaires, d’équipement de hockey et de vêtements d’hiver reçues durant l’été.

[118] Toutefois, suivant l’approche de retour aux sources, l’agent de réception des demandes doit accepter le classement, par le demandeur, de la demande comme étant urgente, et n’est pas autorisé à revoir à la baisse le degré d’urgence d’une demande, quelles que soient les circonstances. Dans le cadre de cette approche, le classement des demandes urgentes s’étend au-delà des demandes visées initialement par le Tribunal.

[119] Le Canada ajoute que, pour répondre aux intérêts supérieurs des enfants des Premières Nations de manière appropriée et opportune, il doit pouvoir redéfinir le niveau de priorité des demandes afin de répondre aux besoins qui sont, objectivement, les plus urgents. Le Tribunal convient que c’est nécessaire.

[120] Même s’il reconnaît que les demandeurs puissent être les mieux placés pour décider, subjectivement, qu’une demande est urgente, le Canada fait valoir que présentement, dans le cadre de l’approche de retour aux sources, SAC ne peut pas revoir à la baisse le degré d’urgence d’une demande. Le Canada traite toutes les demandes catégorisées comme urgentes par les demandeurs en leur accordant le même niveau de priorité. Cette pratique préoccupe beaucoup la formation et ne respecte pas l’objet des ordonnances du Tribunal. Le Tribunal est d’accord avec le Canada sur le fait que, pour répondre aux intérêts supérieurs des enfants des Premières Nations de manière appropriée et opportune, le Canada doit pouvoir redéfinir le niveau de priorité des demandes afin de répondre aux besoins qui sont, objectivement, les plus urgents.

[121] Il ressort du témoignage de Mme Gideon que, sur un échantillon de 31 258 demandes urgentes reçues entre le 1er janvier 2022 et le 31 décembre 2023, SAC a repéré 5 800 (18,5 %) demandes qui avaient probablement été mal classées comme étant « urgentes » après la mise en œuvre de l’approche de retour aux sources.

[122] Le Canada affirme que, malgré l’arriéré, les enfants des Premières Nations ayant des besoins urgents continuent de recevoir les produits, les services et les soutiens dont ils ont besoin. SAC a fait et continuera à faire tous les efforts nécessaires pour assurer la sécurité et la protection de chaque enfant des Premières Nations d’une manière adaptée sur le plan culturel, en suivant les conseils d’experts et, surtout, des Premières Nations.

[123] Néanmoins, les demandes potentiellement urgentes qui font partie de l’arriéré de demandes non examinées et non ouvertes ne sont pas toutes traitées.

[124] Les éléments de preuve fournis par le Canada montrent qu’en raison du volume accru de demandes et de communications de suivi, SAC est en retard dans :

l’examen des courriels entrants; le traitement des demandes entrées dans le système de gestion des cas liés au principe de Jordan.

[125] De plus, la preuve du Canada montre que l’arriéré de courriels et de demandes en attente d’une décision varie dans le temps et d’une région à l’autre. De manière générale, des courriels en attente dans les boîtes de réception générales des demandes fondées sur le principe de Jordan, environ 55 % sont des nouvelles demandes et 45 % concernent des demandes existantes. Toutes les régions signalent une hausse forte et constante du volume des demandes. En outre, la plupart des régions ont constaté une nouvelle augmentation du volume à la suite de la mise en œuvre de l’approche de retour aux sources, en 2022, ainsi qu’une meilleure connaissance du principe de Jordan par le public.

[126] Comme il est énoncé dans l’ordonnance rendue par le Tribunal dans la décision sur requête 2017 TCDP 35, SAC doit traiter les demandes dans les délais suivants :

  • 12 heures pour les demandes individuelles urgentes;
  • 48 heures pour toutes les autres demandes individuelles;
  • 48 heures pour les demandes collectives urgentes;
  • et 1 semaine pour toutes les autres demandes collectives.

[127] Le Canada est d’accord avec la Société de soutien pour dire que SAC n’a pas été en mesure de respecter ces délais en raison, notamment, de l’augmentation du volume. Le Canada a élaboré et met en œuvre des initiatives opérationnelles pour résoudre ce problème.

[128] L’analyse de SAC montre que son taux de respect des délais a diminué à la suite de la mise en œuvre de l’approche de retour aux sources. Ce taux a été affecté négativement par la hausse du volume de demandes (tant urgentes que non urgentes) et la hausse du taux de demandes urgentes. Par exemple, entre le premier trimestre de l’exercice 2022-2023 et le troisième trimestre de l’exercice 2023-2024, le nombre de demandes traitées est passé de 21 918 à 34 877, et la proportion de demandes urgentes est passée de 2 % à 26 %.

[129] Durant la même période, le taux de respect des délais de SAC est passé de 41 % à 29 %.

[130] Malgré cette baisse, SAC soutient qu’il traite la plupart des demandes sans retard déraisonnable. Au cours des trois premiers trimestres de l’exercice 2023-2024, il a traité 62 % de toutes les demandes dans un délai de 15 jours, et 70 % de toutes les demandes dans un délai de 30 jours. La formation en conclut donc que dans 30 % des cas, le traitement des demandes a pris plus d’un mois.

[131] Contre‑interrogée par l’avocate de l’APN, Mme Kassis, Mme St-Aubin, n’a pas pu expliquer pourquoi le délai de traitement avait dépassé 30 jours pour 30 % des demandes.

[132] Candice St-Aubin, sous-ministre adjointe principale de la DGSPNI de SAC, a affirmé que les délais imposés par le Tribunal en 2017 n’étaient pas fondés sur des éléments de preuve objectifs tels que les délais de traitement des demandes prescrits par les normes de protection de l’enfance ou les normes de l’industrie. Elle estime que, compte tenu de l’évolution et de l’augmentation importantes du nombre et de la complexité des demandes découlant des ordonnances du Tribunal liées au principe de Jordan, les délais initiaux ne sont pas réalistes.

[133] La formation maintient que les délais n’ont pas été imposés, mais convenus entre les parties, dont le Canada. Candice St-Aubin se méprendrait donc sur ce point. De plus, elle se trompe lorsqu’elle affirme que les délais n’étaient pas fondés sur des éléments de preuve objectifs. Lorsqu’elle a été interrogée par le président de la formation, ses réponses dénotaient une connaissance limitée des décisions sur requête et de la preuve ayant mené aux conclusions du Tribunal. La formation trouve étrange que Mme St-Aubin ait mentionné les délais des normes de protection de l’enfance, alors que la plupart des demandes considérées comme urgentes par la formation concernent la santé. Même le Canada parle de soins palliatifs et de produits, services ou soutiens médicaux, et non de camps d’été, de fournitures scolaires, d’équipement de hockey et de vêtements d’hiver. De nombreuses conclusions relatives au principe de Jordan ont été étayées par des éléments de preuve liés à la santé et concernant Santé Canada, la DGSPNI et SAC. Par exemple, la décision sur requête 2019 TCDP 7 repose sur des éléments de preuve médicaux qui ont conduit le Tribunal à employer l’expression « mettant la vie en danger », que même SAC utilise dans les observations et la preuve qu’il a présentées.

[134] Comme nous le verrons plus loin, la Société de soutien a contesté avec succès les affirmations de Mme St-Aubin concernant les normes de protection de l’enfance et de l’industrie pendant le contre-interrogatoire.

[135] La Société de soutien estime qu’au contraire, la preuve qu’elle a fournie et les admissions faites par Mme St-Aubin en contre-interrogatoire démontrent que les changements proposés par SAC sont injustifiés. Le Canada soutient que les délais accordés par le Tribunal pour prendre une décision doivent être modifiés, car ils ne sont pas fondés sur des éléments de preuve objectifs tels que les normes en matière de protection de l’enfance.

[136] Toutefois, la Société de soutien est d’avis que cet argument ne tient pas compte du témoignage qu’a livré une haute fonctionnaire du Canada en 2017. Elle ajoute que le Canada a omis de souligner que les normes en matière de protection de l’enfance n’appuient pas son point de vue quant aux délais dans lesquels il devrait statuer sur les demandes urgentes.

[137] Premièrement, contrairement à ce que dit Mme St-Aubin dans son affidavit révisé daté du 28 mars 2024, les délais actuellement accordés par le Tribunal sont fondés sur le témoignage de Robin Buckland, une haute fonctionnaire de SAC.

[138] Mme Buckland a été contre-interrogée plus tôt au cours de la présente instance, soit en février 2017. Elle avait alors mentionné, notamment, que SAC s’efforçait de traiter les cas urgents dans un délai de 12 heures. De manière générale, cependant, son témoignage démontre qu’avant les ordonnances rendues dans les décisions sur requête 2017 TCDP 14 et 2017 TCDP 35, SAC, conformément à ses normes de service, devait statuer sur les demandes dans les délais suivants :

  1. dans un délai de 12 heures pour les demandes individuelles urgentes, de 5 jours pour les demandes individuelles non urgentes, et de 7 jours pour les demandes « hors normes »;
  2. dans un délai de 7 jours pour les demandes collectives de grands groupes, bien qu’en réalité, il lui fallait presque 14 jours.

[139] Mme St-Aubin ignorait que Mme Buckland avait témoigné au cours de la présente procédure. Pendant son contre-interrogatoire, Mme St-Aubin a admis qu’elle ne savait pas que la DGSPNI avait pour pratique de traiter les demandes urgentes faites au titre du principe de Jordan dans un délai de 12 heures, si possible. Elle ne savait pas non plus que Mme Buckland avait mentionné, dans son témoignage, que SAC avait volontairement adopté une norme de service selon laquelle les demandes non urgentes présentées au titre du principe de Jordan devaient être traitées dans un délai de 5 à 7 jours. Puisque Mme St-Aubin ignorait que les délais prescrits par les ordonnances du Tribunal étaient fondés sur les éléments de preuve du Canada, peu de poids devrait être accordé à son avis sur le caractère adéquat de ces délais, exprimé dans son affidavit révisé.

[140] Deuxièmement, Mme St-Aubin critique le délai fixé par le Tribunal, qui, selon elle, [traduction] « n’est pas fondé sur des éléments de preuve objectifs » tels que les délais de traitement des demandes prescrits par les normes de protection de l’enfance ou les normes de l’industrie (« normes de protection de l’enfance »). Pourtant, les délais actuels sont bel et bien alignés sur de nombreuses normes de protection de l’enfance, tandis que le Canada, par les délais qu’il propose, ignore les mêmes éléments de preuve objectifs qu’il tente d’utiliser pour invalider le délai fixé par le Tribunal. De nombreuses normes liées à la protection de l’enfance visent un traitement rapide des demandes concernant des situations urgentes, dont la plupart nécessitent une intervention dans un délai de 24 heures, et non dans des délais de 48 heures (demandes individuelles) et d’une (1) semaine (demandes collectives) comme ceux que demande maintenant le Canada.

[141] La formation a suivi le raisonnement ci-dessus pour établir ses délais d’urgence. Par la suite, les parties ont convenu des mêmes délais à au moins deux reprises, soit dans les décisions sur requête 2017 TCDP 35 et 2020 TCDP 36.

[142] La formation est d’accord avec la Société de soutien à cet égard et rejette le témoignage de Mme St-Aubin sur ces points.

[143] Le Tribunal a conclu que la preuve justifiait d’ordonner un processus d’appel indépendant relatif au principe de Jordan, appliqué par un comité d’appel indépendant composé de professionnels de la santé et d’autres professionnels pouvant examiner les refus de demandes faites au titre du principe de Jordan (voir 2019 TCDP 7, aux par. 55 et 75). Les éléments de preuve présentés par le Canada indiquent que durant l’exercice 2022-2023, 1 258 appels ont été tranchés dans le cadre du nouveau processus d’appel, et 59 % des décisions portées en appel ont été rejetées par le conseiller scientifique en chef (le « CSC »), sur recommandation du comité d’appel. De plus, entre le 1er avril et le 31 décembre 2023, 625 appels ont été tranchés, et 46 % des décisions examinées ont été infirmées par le CSC, sur recommandation du comité d’appel. Cet exemple illustre bien lle point soulevé par la formation.

[144] Le Canada a fait valoir que dans les circonstances actuelles, dont l’impossibilité pour SAC de revoir à la baisse le niveau de priorité des demandes urgentes possiblement mal catégorisées, la seule façon pratique pour le Ministère de gérer les demandes urgentes était de les examiner dans l’ordre dans lequel il les reçoit.

[145] Le Canada renvoie à son mémoire daté du 24 mai, dans lequel il explique qu’il ne peut pas trier les demandes classées comme urgentes par les demandeurs, étant donné le volume actuel de demandes urgentes et le délai de traitement de 12 heures. Il soutient que la solution n’est pas de créer des catégories selon le degré d’urgence, car cela compliquerait davantage l’administration des demandes et alourdirait le processus décisionnel. Plutôt, SAC doit pouvoir reconnaître et prioriser facilement les demandes objectivement urgentes. Bien que la formation soit d’accord avec le Canada sur ce point, elle n’est pas d’accord pour dire que cette distinction ne peut pas être faite. Le Canada lui-même souligne la complexité des demandes et la nécessité de prêter attention à chacune d’elles, car certaines doivent faire l’objet d’une discussion et être acheminées à un échelon supérieur, et il affirme qu’il accorde à chaque enfant d’une Première Nation la considération individuelle qu’il mérite, en tenant compte de ses besoins et circonstances uniques. Le Canada demande au Tribunal de l’autoriser à revoir à la baisse le niveau de priorité d’une demande dite urgente lorsque le personnel de SAC estime que la demande en question n’est pas urgente.

[146] La formation convient que le Canada devrait y être autorisé. Cet exercice nécessitera une évaluation minimale par le personnel de SAC, qui pourra trier les demandes immédiatement, dans un délai de 12 heures, à l’aide de critères objectifs. La formation est disposée à entendre les solutions négociées entre les parties.

[147] Le Canada appuie vivement une approche par laquelle les parties élaboreraient ensemble des critères objectifs permettant de déterminer si une demande faite au titre du principe de Jordan est urgente. Une telle approche est axée sur les solutions et cadre avec l’approche de réconciliation avec les peuples autochtones. De plus, l’élaboration conjointe de solutions réduit le risque que la proposition de l’une ou l’autre des parties ait des conséquences négatives inattendues. La formation convient que cette collaboration est nécessaire.

[148] La formation est disposée à entendre les solutions négociées entre les parties.

[149] Le Tribunal est d’accord avec le Canada et juge même qu’il est nécessaire d’élaborer des critères objectifs pour classer les demandes, notamment les demandes de produits, de services « urgents » couverts par le principe de Jordan et de soutiens visant directement à répondre aux besoins d’un enfant d’une Première Nation qui nécessite une aide médicale d’urgence ou qui est susceptible de subir un préjudice irréparable raisonnablement prévisible, comme il sera expliqué ci-après. Personne ne s’y oppose.

[150] Conformément à l’approche dialogique adoptée dans la présente affaire et reconnue par la Cour fédérale, et en vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP et des ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada de consulter les parties selon le mode qu’elles auront choisi (médiation, résolution des conflits, négociations, etc.), en vue d’élaborer des demandes d’ordonnance sur consentement, si possible, ou, subsidiairement, d’ ordonnance fondée sur une justification et sur les éléments de preuve disponibles, et de faire rapport au Tribunal d’ici le 9 janvier 2025. Le Conseil des leaders des Premières Nations ne peut participer qu’avec le consentement de toutes les parties. Les consultations entre les parties porteront notamment sur ce qui suit.

[151] Les parties tenteront, d’ici le 9 janvier 2025, d’élaborer des critères objectifs qui permettront de déterminer si une demande faite au titre du principe de Jordan est urgente.

[152] Les consultations des parties porteront également sur l’ensemble des ordonnances du Tribunal mentionnées ci-dessous.

[153] Le Tribunal, sur consentement des parties, a déterminé deux niveaux de services urgents dans la décision sur requête 2020 TCDP 36 susmentionnée :

  1. les cas urgents concernant un enfant susceptible de subir un préjudice irréparable raisonnablement prévisible (requiert une intervention immédiate);
  2. les autres cas urgents nécessitant une intervention dans un délai de 12 heures (voir 2020 TCDP 36, Annexe A).

[154] Ces délais pour fournir des services urgents au titre du principe de Jordan ne visent pas à remplacer le 911 ni les services paramédicaux ou autres services d’urgence.

[155] Le Tribunal confirme que les cas suivants sont urgents : enfants qui ont des besoins mettant leur vie en danger; enfants en fin de vie ou en soins palliatifs; risque de suicide; risque pour la sécurité physique; manque d’accès aux produits de première nécessité (le Tribunal ordonne que cette notion soit définie par les parties dans le cadre de leurs consultations sur les critères objectifs permettant de déterminer si une demande faite au titre du principe de Jordan est urgente); risque pour l’enfant d’entrer dans le système de protection de l’enfance. Le Tribunal a précisé que l’importance du facteur temps pouvait aussi rendre un cas urgent. Les situations mettant la vie en danger nécessitent parfois une intervention immédiate, parfois une action en temps opportun.

[156] Le Tribunal est d’accord avec la Société de soutien sur le fait que les pourvoyeurs de soins et les enfants qui fuient une situation de violence familiale doivent être classés dans la catégorie des autres cas urgents nécessitant une intervention dans un délai de 12 heures. Les cas d’enfants vivant une situation de violence familiale font déjà partie du dossier de preuve soumis au Tribunal. Le Canada a pris soin de caviarder les renseignements d’identification. En outre, même si d’autres services, tels que les refuges pour personnes fuyant la violence familiale, pourraient mieux répondre aux besoins immédiats des pourvoyeurs de soins et des enfants, le rapport Réclamer notre pouvoir et notre place : Le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, volume 1a (rapport FFADA) précise que certains refuges pourraient refuser les personnes ayant aussi des troubles de santé mentale ou des dépendances et signale des lacunes et des retards à l’échelle de la collectivité :

[…] Par exemple, selon la dernière Enquête sur les maisons d’hébergement de Statistique Canada, on a dénombré, au 16 avril 2014, 627 refuges pour femmes violentées en activité au Canada. Ce jour-là, 338 femmes et 201 enfants se sont vu refuser l’admission dans un refuge. Dans 56 p. 100 des cas, la raison invoquée était le manque de place dans le refuge, les autres raisons étant, entre autres, les problèmes d’alcoolisme ou de toxicomanie et les problèmes de santé mentale. (rapport FFADA, page 632)

[…]

Dans d’autres cas, des témoins ont expliqué qu’il n’y avait pas assez de services ou qu’ils ne savaient pas comment y accéder, ce qui a obligé certaines personnes à rester dans des situations dangereuses. Josie Nepinak a expliqué qu’en 2015-2016, 16359 femmes ont été refusées dans des refuges en Alberta et que, de ce nombre, 65 % étaient des Autochtones. Sandra Montour, directrice générale des Ganohkwasra Family Assault Support Services, en Ontario, a expliqué elle aussi qu’en raison du manque de services pour les femmes et les enfants autochtones victimes de violence, ces derniers sont souvent refusés ou doivent parfois attendre des mois pour recevoir des services.

Nous avons de 20 à 30 femmes en attente pour notre programme de consultation pour femmes chaque mois. Notre programme de consultation pour hommes, Sahoˆnikonrí:ione, qui signifie « son esprit a été guéri », a aussi une liste d’attente qui compte habituellement entre 15 et 20 personnes. La liste d’attente pour notre programme pour enfants, Gaodwiyá:noh, comprend habituellement entre 20 et 30 enfants. On n’arrive pas à suivre. Et c’est ainsi depuis des années. Je ne dors pas la nuit et j’ai peur que nos gens meurent pendant qu’ils sont sur notre liste d’attente.

(rapport FFADA, page 633)

 

[157] Le rapport FFADA fait partie de la preuve présentée au Tribunal et a été invoqué par ce dernier dans des décisions sur requête antérieures. Le Tribunal estime que ce rapport est pertinent et fiable. De plus, le Canada a accepté le rapport.

[158] Le Tribunal reconnaît que d’autres programmes sociaux offerts à l’échelle fédérale, provinciale et de la collectivité puissent répondre aux besoins des pourvoyeurs de soins et des enfants fuyant la violence domestique, et que SAC puisse aider ces personnes et les orienter vers ces services.

[159] À cette fin, cependant, SAC doit bien comprendre les services disponibles, dans la collectivité ou ailleurs, ainsi que leurs lacunes. Les services fournis au titre du principe de Jordan doivent combler certaines de ces lacunes. Si SAC oriente un enfant simplement parce que d’autres services existent, il pourrait ne pas répondre aux besoins de l’enfant.

[160] Le Tribunal ordonne au Canada de tenter d’élaborer, en consultation avec les parties, des critères objectifs et des lignes directrices pour traiter ces cas, dans le cadre des consultations sur les critères objectifs permettant de déterminer si une demande faite au titre du principe de Jordan est urgente.

[161] Le Tribunal reconnaît qu’un enfant qui n’a pas accès à de la nourriture ou à d’autres produits de première nécessité constitue un cas urgent nécessitant une action dans un délai de 12 heures. Le Tribunal est aussi d’accord sur le fait qu’une fois que la nourriture ou les produits requis ont été fournis, il convient d’orienter la famille vers d’autres services non discriminatoires et, si l’accès à ces services comporte des obstacles, d’éliminer ces obstacles. Le Tribunal ordonne au Canada de tenter d’élaborer, en consultation avec les parties, des critères objectifs et des lignes directrices pour traiter ces cas, dans le cadre des consultations sur les critères objectifs permettant de déterminer si une demande faite au titre du principe de Jordan est urgente, et de faire rapport au Tribunal d’ici le 9 janvier 2025.

[162] Par ailleurs, le Tribunal accepte le témoignage du Canada, à savoir que le principe de Jordan peut être appliqué même s’il existe d’autres services visant à faciliter les évacuations en cas d’incendie. Toutefois, à cette fin, il faudrait établir une bonne coordination entre le principe de Jordan et les autres services. En d’autres termes, l’orientation vers d’autres services est acceptable si ces services sont culturellement adaptés, opportuns, et efficaces, et s’ils répondent aux besoins de manière concrète. Le Tribunal accepte qu’une demande puisse être multidimensionnelle et puisse faire intervenir à la fois le principe de Jordan et d’autres services d’intervention d’urgence.

[163] Le Tribunal convient que, par exemple, lorsqu’une région entière comme la Colombie-Britannique est frappée par une tragédie telle que des incendies et doit procéder à des évacuations d’urgence, elle ne doit pas utiliser le principe de Jordan en premier recours si d’autres mécanismes et services efficaces sont disponibles. Cela dit, certaines demandes peuvent être admissibles au principe de Jordan.

[164] Par conséquent, le Tribunal ordonne au Canada de tenter d’élaborer, en consultation avec les parties, des lignes directrices relatives à la coordination et à la manière de trier et de traiter les demandes multidimensionnelles qui font aussi intervenir certains aspects du principe de Jordan, dans le cadre des consultations sur les critères objectifs permettant de déterminer si une demande est urgente, et de faire rapport au Tribunal d’ici le 9 janvier 2025.

[165] Le Tribunal reconnaît que le deuil est une période sacrée pour les enfants des Premières Nations et que le décès d’un parent, d’un frère, d’une sœur ou d’un proche peut être particulièrement traumatisant. Il est d’accord sur le fait que certains cas peuvent nécessiter des services d’urgence, tandis que d’autres peuvent nécessiter une action rapide sans être urgents (plus de 12 heures). Le Tribunal reconnaît également que les cérémonies culturelles, sous de nombreuses formes, constituent des services importants conformes à l’égalité réelle, et il est d’accord avec l’APN pour dire que tous les types de cérémonies doivent être pris en compte, pas seulement le potlach. Le Tribunal convient que les enfants des Premières Nations qui perdent un parent font face à de nombreux risques pouvant bouleverser leur vie et peuvent avoir besoin de services fournis au titre du principe de Jordan, et ce, même s’ils ne sont pas pris en charge par un organisme de protection de l’enfance. Le Tribunal examinera les critères objectifs qui ont été élaborés par les parties pour déterminer si une demande présentée au titre du principe de Jordan est urgente, et il réexaminera la présente demande à ce moment-là.

[166] Le Tribunal confirme qu’aux termes des ordonnances, le Canada n’est pas lié par la politique de l’approche de retour aux sources. Il précise que certains des principaux aspects de la politique concordent avec les ordonnances, et d’autres pas. Par souci de clarté, le Tribunal n’examine pas tous les aspects de la politique de l’approche de retour aux sources, mais seulement les plus pertinents.

[167] Aspects de l’approche de retour aux sources qui concordent avec les ordonnances du Tribunal : présomption d’égalité réelle*; documents justificatifs réduits au minimum**; détermination des cas urgents par des professionnels. (Toutefois, le Tribunal ordonne au Canada de tenter d’élaborer, en consultation avec les parties, des critères objectifs permettant de reconnaître un professionnel qualifié qui possède les compétences et la formation requises, dans le cadre des consultations sur les critères objectifs permettant de déterminer si une demande faite au titre du principe de Jordan est urgente, et de faire rapport au Tribunal d’ici le 9 janvier 2025).

[168] Le Tribunal précise que les aspects ci-dessus doivent être maintenus.

[169] *Une présomption d’égalité réelle est un moyen d’éliminer les obstacles à l’accessibilité et d’alléger le fardeau des demandeurs qui doivent prouver que leurs demandes répondent au critère de l’égalité réelle. Le Tribunal n’a pas l’intention de priver SAC de son droit de réplique ou de regard dans l’évaluation des demandes.

[170] **S’il faut demander le moins de documents possible, il n’est tout de même pas déraisonnable de demander des documents à l’appui. Plus les demandes sont complexes ou coûteuses, plus il est raisonnable d’exiger des documents justificatifs.

[171] Aspects de l’approche de retour aux sources qui ne concordent pas avec les ordonnances du Tribunal :

  • Autodétermination des cas urgents en l’absence d’un professionnel de la santé ou d’un autre professionnel qualifié (le Tribunal réexaminera cette question une fois que les parties auront défini le terme « professionnel qualifié », dans le cadre de leur collaboration pour élaborer des critères objectifs permettant de déterminer si une demande faite au titre du principe de Jordan est urgente);
  • L’interprétation du Canada, selon laquelle il n’est pas possible de reclasser un cas urgent dans la catégorie des cas non urgents;
  • L’exigence selon laquelle, une fois classées, les demandes doivent toutes être traitées de la même manière, sans aucune possibilité d’acheminer à un échelon supérieur une demande dont les faits, à première vue, semblent mériter un examen approfondi;
  • L’impossibilité pour SAC d’établir des priorités.

[172] Le Tribunal précise que les aspects ci-dessus doivent être éliminés.

D. Traiter les demandes et éliminer l’arriéré

[173] L’affidavit révisé de Mme Gideon décrit clairement le processus de réception des demandes faites au titre du principe de Jordan. Le Tribunal accepte son témoignage comme une source fiable, sur ce point et dans son ensemble.

[174] Lors de la mise en œuvre initiale du principe de Jordan, en 2016, les demandes étaient soumises uniquement par courriel et par télécopieur. Les demandes de renseignements généraux, les premiers contacts et les demandes fondées sur le principe de Jordan peuvent maintenant être transmises à SAC de l’une des façons suivantes :

  1. en téléphonant au centre d’appels national;
  2. en contactant, par téléphone, par télécopieur ou par courriel, un bureau régional de SAC, souvent appelé « point de contact régional »; ou
  3. en communiquant avec un « coordonnateur de services » (une Première Nation ou un organisme d’une Première Nation financé par le Canada pour aider les demandeurs à présenter des demandes collectives ou individuelles).

[175] SAC utilise le système de gestion des cas liés au principe de Jordan pour traiter et approuver toutes les demandes faites au titre du principe de Jordan et de l’initiative Les enfants inuits d’abord, et pour soumettre les demandes approuvées dans son programme financier SAP, en vue de faire les paiements.

[176] Le personnel de SAC utilise le système de gestion des cas liés au principe de Jordan pour fournir, en tout temps, des services essentiels aux enfants autochtones, en réponse aux demandes soumises par courriel, téléphone, télécopieur ou courrier.

[177] En février 2018, SAC a annoncé la création du Centre d’appels national bilingue 24/7 du principe de Jordan (le « Centre d’appels »). À l’heure actuelle, le personnel du Centre d’appels comprend un directeur, un superviseur, des employés responsables de l’assurance de la qualité, un spécialiste technique, ainsi que des agents d’appel qui se relaient 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. SAC a également fait appel, de temps à autre, à des agents contractuels, afin de fournir des services complémentaires en cas de besoin (par exemple, pendant l’interruption de travail de l’Alliance de la fonction publique du Canada, en 2023).

[178] Le Centre d’appels a pour but de soutenir les demandeurs et de les aider à formuler leurs demandes, mais les agents d’appel ne prennent pas de décision. Ces derniers offrent un service personnalisé aux demandeurs, en les aidant à remplir leurs demandes. Les demandes reçues au Centre d’appels sont ensuite transférées au point de contact régional de SAC pour qu’une décision soit prise.

[179] Les demandeurs qui téléphonent au Centre d’appels peuvent présenter une nouvelle demande ou demander à connaître l’état d’une demande existante, mais ils ne savent peut-être pas exactement quels produits, services ou soutiens demander, au titre du principe de Jordan, pour répondre aux besoins de l’enfant concerné. Puisqu’une demande peut comporter plusieurs volets, les agents d’appel s’engagent souvent dans de longues conversations pour aider les demandeurs à cerner les besoins de l’enfant, en fournissant, notamment, de l’information sur les soutiens offerts dans leur région ou des renseignements généraux sur le principe de Jordan.

[180] Le Centre d’appels dispose d’agents d’appels de nuit. En dehors des heures normales de bureau, si un cas est urgent ou qu’une consultation est nécessaire, un décideur national désigné est disponible pour statuer sur la demande. Lorsqu’une demande requiert une action qui ne fait pas partie des services offerts par le Centre d’appels (recevoir les demandes, donner des renseignements et, possiblement, fournir des mises à jour), le demandeur est réorienté vers son point de contact régional.

[181] Bien que les demandes urgentes de produits, de services et de soutiens puissent être présentées par l’intermédiaire du Centre d’appels, ce dernier n’est pas destiné à répondre aux urgences médicales ou de sécurité publique nécessitant l’intervention de la police, des pompiers ou des ambulanciers. Il ne fournit pas de services de type 911, ne fonctionne pas comme un service 911 et n’a pas été créé à cette fin. Le personnel du Centre d’appels n’est pas formé pour gérer les situations d’urgence. Tout appel au sujet d’un enfant en danger immédiat est transféré vers le 911 et/ou les services d’urgence locaux.

[182] Les agents de réception régionaux reçoivent et trient les demandes entrantes conformément aux pratiques régionales applicables. Chaque bureau régional de SAC agit en tant que « point de contact » pour les demandes présentées au titre du principe de Jordan. La plupart des points de contact disposent de lignes d’appel réservées au principe de Jordan, qui sont ouvertes durant les heures normales de bureau dans la région, et de boîtes de courriel génériques pour les demandes soumises par courriel. Actuellement, en dehors des heures d’ouverture, les lignes d’appel régionales transfèrent les appels au Centre d’appels. Bien que le point de contact régional du Québec n’ait pas sa propre ligne téléphonique, il collabore étroitement avec le Centre d’appels et aide à la réception des demandes et des appels effectués en dehors des heures de bureau.

[183] Le point de contact régional de SAC reçoit des demandes individuelles par téléphone, par courriel, par télécopieur (formulaire de demande) ou par l’intermédiaire des coordonnateurs de services (mentionnés plus loin). S’il reçoit une demande par l’entremise du Centre d’appels, le point de contact communique avec le demandeur, par téléphone ou par courriel, au plus tard le jour civil suivant, pour accuser réception de la demande. Un agent de réception régional examinera ensuite la demande pour s’assurer que tous les renseignements à l’appui demandés ont été fournis, puis remplira un formulaire de réception. Pour les demandes urgentes, les demandeurs ne sont pas tenus de fournir des documents justificatifs à l’étape de la réception.

[184] Le point de contact régional est autorisé à approuver les demandes si elles répondent aux critères d’admissibilité et si les documents à l’appui établissent un lien suffisant entre le produit, le service ou le soutien demandé et le besoin non satisfait de l’enfant. Les points de contact peuvent approuver les demandes individuelles de produits, de services ou de soutiens d’une valeur de moins de 100 000 dollars, et les demandes collectives de produits, de services ou de soutiens d’une valeur de moins de 500 000 dollars.

[185] Si une demande individuelle ou collective dépasse le montant indiqué ci-dessus, le point de contact régional achemine la demande à l’équipe nationale d’examen pour qu’elle prenne une décision, et en informe le demandeur.

[186] Le Canada fait valoir qu’en raison de l’approche de retour aux sources, des demandes de services déjà offerts par des programmes gouvernementaux existants ont été acheminées vers le principe de Jordan. L’approche de retour aux sources, considérée à la lumière des décisions liées au principe de Jordan, fait de ce dernier une option privilégiée et accessible pour demander le financement de services destinés aux enfants des Premières Nations qui, autrement, pourraient être obtenus dans le cadre d’autres programmes gouvernementaux. Les exigences minimales en matière de documentation de l’approche de retour aux sources, l’approche individuelle fondée sur les besoins de chaque enfant, la prise de décision rapide, ainsi que l’interdiction de tenir une conférence de gestion de cas clinique sont tous des facteurs qui rendent le principe de Jordan particulièrement attrayant, même si des services gouvernementaux accessibles existent déjà.

[187] Par conséquent, le Canada demande des ordonnances autorisant l’exploration des services, si possible, ainsi que des ordonnances facilitant le transfert du contrôle de l’application du principe de Jordan et d’autres services aux Premières Nations et aux organismes communautaires des Premières Nations qui désirent l’assumer.

[188] Comme nous l’avons mentionné précédemment, le PGC fait valoir que le nombre de communications et de demandes transmises au personnel de SAC chargé des opérations du principe de Jordan a nettement augmenté, et ce, en raison de multiples facteurs, dont des campagnes de sensibilisation efficaces, les répercussions de la pandémie de COVID-19, l’augmentation du coût de la vie, et les urgences de sécurité publique (affidavit de Mme Valerie Gideon, au par. 7; réponse de SAC à la demande d’information, Annexe A, aux par. 7 et 9). Malgré la croissance importante et l’efficacité des opérations de SAC liées au principe de Jordan, et le financement correspondant, SAC n’a pas été en mesure de respecter strictement les délais fixés dans les décisions du Tribunal liées au principe de Jordan (affidavit de Mme Valerie Gideon, aux par. 6, 12 et 29 à 74); affidavit de Mme St-Aubin, au par. 8).

[189] Le Canada soutient que malgré les dépenses de plus de 5 milliards de dollars qu’il a engagées relativement au principe de Jordan depuis 2016, et malgré le développement, en collaboration avec les parties, des opérations de SAC liées au principe de Jordan, le Canada ne peut pas traiter toutes les demandes présentées au titre du principe de Jordan dans les délais fixés par le Tribunal, sur consentement, dans la décision sur requête 2017 TCDP 35 : 12 heures pour les demandes individuelles urgentes; 48 heures pour toutes les autres demandes individuelles; 48 heures pour les demandes collectives urgentes; et une (1) semaine pour toutes les autres demandes collectives. Les circonstances actuelles ont causé un arriéré dans les communications liées au principe de Jordan, y compris les demandes.

[190] Dans sa requête reconventionnelle, appuyée d’une preuve par affidavit, le Canada a proposé bon nombre de mesures qu’il estime nécessaires pour éliminer l’arriéré. Ces mesures comprennent notamment l’élaboration conjointe d’une définition objective du terme « urgent » dans le contexte des demandes fondées sur le principe de Jordan, et un délai supplémentaire pour statuer sur les demandes pour lesquelles un délai plus long n’aura pas d’incidence négative immédiate sur l’enfant.

[191] Le Canada affirme que SAC a mis en œuvre des initiatives opérationnelles permanentes en vue d’éliminer l’arriéré, dont des initiatives liées au volume d’appels, la mise à jour des coordonnées, la mise en place d’équipes d’appoint, le recrutement d’employés, des initiatives de maintien en poste des employés, et des initiatives technologiques. Ces mesures ont permis de réaliser des progrès considérables.

[192] Du point de vue de SAC, il n’existe aucune formule permettant de déterminer facilement le nombre d’employés suffisant pour mettre en œuvre l’initiative du principe de Jordan, car le niveau de complexité et le volume des demandes entrantes fluctuent constamment. Néanmoins, l’effectif de SAC chargé d’appliquer le principe de Jordan est passé de 65 équivalents temps plein (« ETP ») en 2018-2019 à environ 476 ETP en 2023-2024, ce qui représente une hausse de plus de 600 %. Chaque membre du personnel doit recevoir la formation requise pour s’acquitter de ses responsabilités professionnelles en faisant preuve de compassion et d’une sensibilité à la culture, et toute embauche doit respecter la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 12 et 13, les conventions collectives applicables et les politiques d’embauche ministérielles.

[193] SAC a mis en œuvre des initiatives opérationnelles permanentes en vue d’éliminer l’arriéré, lesquelles, selon le Canada, ont permis de réaliser des progrès considérables. Ces progrès sont décrits ci-dessous.

[traduction]

Initiatives relatives au volume d’appels : SAC a mis à jour les systèmes technologiques du Centre d’appels, notamment par la mise en place d’un système de rappel automatisé et d’une file d’attente distincte pour les rappels urgents, dont le délai de rappel moyen est de 20 minutes. Désormais, les agents du Centre d’appels entrent toutes les demandes dans le système de gestion des cas liés au principe de Jordan de SAC, et l’équipe d’assurance de la qualité évalue les appels et fournit des services d’appoint. D’autres améliorations à l’arbre d’appel sont prévues au cours de l’exercice 2024-2025 pour réduire l’arbre d’appel et transférer les appels directement vers des agents, au besoin. De plus, en 2024, SAC regroupera tous ses bureaux (ou points de contact) régionaux de sorte que les appels seront tous transférés au numéro sans frais du Centre d’appels, sans heurts, ce qui devrait réduire le fardeau administratif des demandeurs. Enfin, SAC a augmenté la dotation pour l’horaire de travail du Centre d’appels 24/7.

Mise à jour des coordonnées : comme l’avait recommandé la Société de Soutien, SAC a déjà ajouté les numéros de téléphone, les adresses courriel et les heures d’ouverture des bureaux régionaux et de l’administration centrale sur son site Web, tant pour la présentation d’une demande que pour des questions sur les paiements.

Dotation supplémentaire : du point de vue de SAC, il n’existe aucune formule permettant de déterminer facilement le nombre d’employés suffisant pour mettre en œuvre l’initiative du principe de Jordan, car le niveau de complexité et le volume des demandes entrantes fluctuent constamment. Néanmoins, l’effectif de SAC chargé d’appliquer le principe de Jordan passera de 65 ETP en 2018-2019 à environ 476 ETP prévus en 2023-2024. Dans un effort pour réduire le volume croissant de demandes et éliminer l’arriéré, SAC a aussi dû accroître le nombre d’employés responsables de l’application du principe de Jordan. Par exemple, pour l’exercice 2022-2023, SAC prévoyait embaucher 252 ETP, mais il en a recruté 360, soit environ 43 % de plus que prévu. Tous ces ETP sont affectés à l’application du principe de Jordan et de l’initiative Les enfants inuits d’abord. Cette dotation supplémentaire constitue une solution temporaire pour gérer le volume et la complexité accrus des demandes pendant que d’autres modifications opérationnelles sont envisagées.

[194] Le Canada souligne qu’il s’agit d’une augmentation de plus de 600 %. Chaque membre du personnel doit recevoir la formation requise pour s’acquitter de ses responsabilités professionnelles en faisant preuve de compassion et d’une sensibilité à la culture, et toute embauche doit respecter la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, les conventions collectives applicables et les politiques d’embauche ministérielles.

[195] Du point de vue du Canada, la proposition de la Société de soutien de nommer, dans un délai de 45 jours, le « personnel suffisant » pour statuer sur les demandes urgentes, énoncée à la page 3 de son avis de requête, n’est pas réalisable pour plusieurs raisons : il n’existe aucune formule permettant de déterminer facilement le nombre d’employés suffisant, car le volume et le niveau de complexité des demandes fluctuent constamment.

[196] SAC doit respecter l’allocation budgétaire et dépense la totalité de son enveloppe salariale annuelle pour les employés ETP. De plus, l’embauche de fonctionnaires fédéraux doit se faire conformément à la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, aux conventions collectives applicables et aux politiques d’embauche ministérielles. Ces mesures administratives sont inhérentes à la fonction publique fédérale et l’embauche prend plus de temps que lorsque les collectivités des Premières Nations embauchent et forment elles-mêmes leurs employés. Tous les nouveaux employés doivent recevoir la formation appropriée avant de travailler à l’initiative du principe de Jordan. La durée des formations varie en fonction du poste, de l’expérience, de la vitesse d’apprentissage, de la méthode et de la capacité d’adaptation de la personne. De manière très générale, il faut entre 4 et 6 semaines pour suivre la formation requise. Toutefois, certains postes exigent une formation beaucoup plus longue, qui peut durer jusqu’à 6 mois.

[197] Voici d’autres initiatives lancées par SAC pour éliminer l’arriéré :

  1. Soutien des équipes d’appoint : SAC continuera de mobiliser des équipes d’appoint, composées d’employés de SAC et du ministère des Relations Couronne-Autochtones et des Affaires du Nord, pour l’aider à éliminer l’arriéré, pour accélérer la prise de décision, et pour fournir un soutien continu à ses bureaux régionaux. Les équipes d’appoint examinent les communications en souffrance et offrent du soutien en matière d’entrée de données, afin que les bureaux régionaux puissent se concentrer sur le traitement des demandes et sur d’autres questions nécessitant leurs vastes connaissances et expertise. Les équipes d’appoint ont éliminé une partie de l’arriéré et progresseront en ce sens dans l’avenir;
  2. Initiatives de maintien en poste des employés : L’environnement opérationnel du principe de Jordan de SAC est extrêmement difficile et émotionnel. Pour contrer le taux de roulement élevé du personnel, SAC a approuvé le travail à distance pour tous les employés du Centre d’appels et a ajouté de nouvelles fonctions aux systèmes technologiques;
  3. Initiatives technologiques : SAC a lancé une série d’initiatives opérationnelles visant à améliorer le processus de réception des demandes, dont la mise en œuvre d’améliorations au système de gestion des cas liés au principe de Jordan, afin d’accélérer la saisie et le traitement des données, qui représentent 80 % de la charge de travail du personnel de première ligne. D’ici l’automne 2024, le Ministère prévoit également améliorer son processus de notification de façon à pouvoir fournir aux demandeurs des mises à jour automatisées de l’état de leurs demandes. Il travaille aussi à l’élaboration de nouvelles solutions technologiques, dont l’entrée automatique des formulaires de demande envoyés par télécopieur ou par courriel, la soumission des demandes sur le Web, les mises à jour sur l’état pour les prestataires de services communautaires, et l’interopérabilité entre les systèmes financiers de SAC et le système de gestion des cas liés au principe de Jordan. SAC effectue actuellement une analyse comparative des méthodes de mise en œuvre régionales, afin de déterminer les pratiques exemplaires et d’améliorer la rapidité, l’uniformité et l’efficacité des méthodes. Il simplifie aussi les processus de paiement dans toutes les régions, afin de faciliter l’automatisation. Enfin, le Ministère travaille à l’automatisation des décisions.

[198] La Société de soutien a aussi demandé plusieurs autres mesures pour éliminer l’arriéré. Elle demande notamment une ordonnance exigeant que, dans les 45 jours suivant celui où elle sera rendue, le Canada révise l’arbre d’appel de son Centre d’appels et nomme, dans chaque région de SAC et à l’échelle nationale, un nombre suffisant de personnes qui seront chargées de la gestion des demandes urgentes présentées au titre du principe de Jordan. La Société de soutien demande également une ordonnance exigeant que, dans les sept (7) jours suivant celui où elle sera rendue, le Canada fasse rapport au Tribunal : des solutions qu’il est prêt à adopter (y compris leur calendrier de mise en œuvre), parmi celles proposées dans le « Plan de travail relatif au principe de Jordan » de la Société de soutien (Annexe A de l’avis de requête); des raisons pour lesquelles il n’est pas prêt à adopter certaines des solutions proposées, le cas échéant, et des mesures de rechange efficaces qu’il propose de prendre (y compris le calendrier de mise en œuvre de telles mesures).

[199] Le Tribunal comprend les demandes de la Société de soutien, sans toutefois se prononcer sur leur efficacité. Il préfère éviter de dicter tous les détails de la gestion et ordonne plutôt aux parties de se consulter afin de trouver les solutions les plus viables. Par conséquent, les motifs du Tribunal sont axés sur les demandes qu’il juge étayées par des éléments de preuve suffisants et des renseignements pertinents, et qu’il accepte d’intégrer à ses ordonnances. En ce qui concerne la question du personnel suffisant et le tri des demandes urgentes en attente, le Tribunal y reviendra plus loin.

E. Délais d’urgence :

[200] Le Canada demande au Tribunal de prolonger les délais établis dans l’ordonnance rendue dans la décision sur requête 2017 TCDP 35, sous-alinéas 135(2)A)(ii) et (ii.1) :

i. Pour les demandes individuelles :

1. de 12 heures à 48 heures pour les demandes individuelles urgentes, ou tout autre délai sur lequel le Canada et les Premières Nations pourraient parfois s’entendre;

2. de 48 heures à « dans un délai raisonnable » pour toutes les autres demandes individuelles, ou tout autre délai sur lequel le Canada et les Premières Nations pourraient parfois s’entendre;

ii. Pour les demandes collectives :

1. de 48 heures à une (1) semaine pour les demandes collectives urgentes, ou tout autre délai sur lequel le Canada et les Premières Nations pourraient parfois s’entendre;

2. d’une (1) semaine à « dans un délai raisonnable » pour toutes les autres demandes collectives, ou tout autre délai sur lequel le Canada et les Premières Nations pourraient parfois s’entendre.

[201] Le Canada déclare que, malgré la croissance importante et l’efficacité des opérations de SAC liées au principe de Jordan, le Ministère n’a pas été en mesure d’assurer un respect strict des délais fixés dans les décisions du Tribunal liées au principe de Jordan. Comme nous l’avons déjà mentionné, le nombre de demandes urgentes a augmenté de plus de 900 % entre les exercices 2021-2022 et 2022-2023, et le nombre de demandes urgentes a continué d’augmenter beaucoup plus rapidement que le nombre de demandes non urgentes. En raison de la hausse et de la complexité accrue des demandes, surtout depuis l’adoption de l’approche de retour aux sources, les demandes en souffrance se sont accumulées. Par conséquent, SAC doit repenser à la meilleure façon de définir les besoins continus des enfants des Premières Nations, en particulier ceux des enfants dont la situation personnelle est réellement et objectivement urgente.

[202] Le Canada fait valoir que SAC a examiné attentivement les problèmes et a déjà mis en place des mesures opérationnelles pour éliminer l’arriéré. Ces mesures ont été expressément élaborées pour tenir compte de l’environnement opérationnel et des politiques et pratiques pangouvernementales relatives, notamment, à la protection de la vie privée, à la technologie de l’information, et aux besoins en matière de dotation permanente, y compris l’embauche, la formation et le bien-être des employés.

[203] Le Tribunal n’accepte pas, pour le moment, de modifier les délais établis pour la prestation de services urgents. Il est d’avis que de modifier les opérations liées au principe de Jordan en fonction des précisions fournies dans la présente décision sur requête réduirait le nombre de demandes classées, à tort, comme étant urgentes, aiderait à reclasser certaines de ces demandes, et permettrait au Canada de gérer les cas vraiment urgents dans les délais accordés par le Tribunal. Le Canada pourra en faire rapport lorsque le Tribunal aura fourni des précisions et rendu d’autres ordonnances, et après les consultations des parties, puis, au besoin, et si les éléments de preuve dont il dispose le justifient, le Tribunal pourra rendre des ordonnances supplémentaires.

[204] Le Tribunal est d’accord avec le Canada sur le fait que pour éliminer l’arriéré, il est essentiel que toute définition du terme « urgent » respecte l’esprit et l’objet de l’ordonnance rendue dans la décision sur requête 2017 TCDP 35, selon laquelle les demandes objectivement urgentes doivent recevoir une attention immédiate.

[205] Par conséquent, il semble beaucoup plus prudent de clarifier les ordonnances antérieures, d’élaborer conjointement des critères objectifs pour déterminer si une demande est urgente, et d’éliminer, à la demande du Canada, la possibilité pour un demandeur de décider de l’urgence de sa demande et autres aspects problématiques des politiques, que de prolonger les délais d’urgence établis par le Tribunal sur consentement d’aucune autre partie que le Canada, et d’accepter la décision unilatérale du Canada de prolonger ces délais sans disposer d’éléments de preuve raisonnables suffisants pour établir que cette décision répondrait aux intérêts supérieurs des enfants des Premières Nations. Selon le Tribunal, l’application de la politique de l’approche de retour aux sources est l’un des principaux facteurs ayant contribué à l’arriéré. Par ailleurs, le Canada a trouvé plusieurs solutions qui, ensemble, réduiraient les pressions et les retards liés au principe de Jordan. Le Tribunal a consenti à la plupart des initiatives et des demandes d’ordonnance du Canada, y compris les orientations qui seront discutées ci-dessous, mais il n’accepte pas de prolonger les délais de traitement des demandes urgentes.

[206] Le Tribunal estime qu’il serait déraisonnable d’imposer un tel fardeau aux enfants et aux familles qui ont des besoins réellement urgents, d’autant plus que la preuve ne suffit pas à établir que le Canada ne pourrait pas traiter les demandes urgentes avec le personnel dont il dispose actuellement si toutes les clarifications et les mesures proposées, autres que la prolongation des délais, étaient mises en place. Les délais d’urgence sont fondés sur des éléments de preuve, comme nous l’avons dit précédemment, et doivent être associés à des demandes réellement urgentes, et non subjectivement urgentes. C’est ce que le Tribunal avait à l’esprit lorsqu’il a rendu ses ordonnances. En outre, si tous les changements étaient mis en œuvre en même temps (élaboration conjointe de critères objectifs pour déterminer si une demande est urgente, aucune autodétermination sans l’appui d’un professionnel qualifié, autorisation de reclasser les demandes urgentes, etc.), ils pourraient atténuer les pressions mentionnées par le Canada. Une évaluation menée après la mise en œuvre pourrait orienter tout changement requis aux délais.

[207] Par ailleurs, il est plus important d’analyser la source de cette hausse des cas urgents que de simplement prolonger les délais. Le Canada admet que le nombre de demandes urgentes a augmenté de façon exponentielle, pour plusieurs raisons, et que la nature des demandes a aussi beaucoup changé. Il affirme que la pandémie de Covid-19 et les demandes de déclaration d’un état d’urgence et d’évacuation en cas d’incendie ont également joué un rôle dans l’augmentation du nombre de demandes. Pour sa part, le Tribunal reconnaît que SAC n’aurait pas pu prévoir ces événements. Néanmoins, la pandémie est terminée, et le Canada soutient que d’autres services d’intervention d’urgence sont bien plus efficaces que SAC pour répondre aux besoins. Par conséquent, certaines demandes liées à la Covid-19 ne sont peut-être plus pertinentes, et orienter ou même réacheminer de nombreuses demandes, alors classées urgentes en raison d’un état d’urgence ou d’une évacuation d’incendie, vers les services locaux et régionaux existants pourrait réduire le nombre de demandes urgentes mal classées.

[208] Si, après la mise en place de mesures immédiates et à court terme, une analyse montre que le problème persiste au point où le Canada n’est toujours pas en mesure de respecter les délais d’urgence, et que le Canada possède des éléments de preuve à l’appui, le Tribunal est disposé à recevoir les éléments de preuve et les propositions de modification des parties. Ces dernières pourront en discuter pendant leur prochaine série de négociations. En outre, le mécanisme par lequel le Tribunal laisse la porte ouverte aux parties pour qu’elles puissent lui faire rapport et revenir devant lui en l’absence d’accords ou dans le cadre de nouveaux accords, garantira que les précisions ou les modifications exigées sont fondées sur des éléments de preuve et sont traitées de manière exhaustive et aussi expéditive que possible.

[209] Dans cette analyse, il ne faut pas oublier que la présente affaire porte sur les droits de la personne et concerne des enfants des Premières Nations vulnérables qui ont besoin de services urgents. Par conséquent, la formation a choisi d’accorder plusieurs autres ordonnances demandées par le Canada, par exemple celle visant à éliminer les demandes urgentes possiblement mal catégorisées. Ces ordonnances permettront au Canada de se concentrer sur les demandes vraiment urgentes. Classer comme urgentes les demandes réellement urgentes, en appliquant les clarifications du Tribunal, et mettre en œuvre les autres ordonnances pour ensuite effectuer une surveillance et une analyse constituent des mesures qui pourraient orienter les prochaines étapes. Le Canada pourrait consulter les parties, puis revenir devant le Tribunal. Le Tribunal est disposé à entendre le Canada et les parties sur cette question.

[210] Étant donné que les éléments de preuve et la justification fournis ne suffisent pas à démontrer qu’une prolongation des délais d’urgence résoudra réellement les problèmes actuels ni que les autres solutions ne fonctionneront pas sans cette prolongation, l’argument avancé pour justifier la modification des ordonnances du Tribunal sur les délais d’urgence est peu convaincant pour le moment.

[211] Enfin, à ce titre, le Canada décrit sa requête reconventionnelle qui appuie la réconciliation et explique l’importance du processus décisionnel des Premières Nations. Cependant, aucune des Premières Nations parties au dossier n’accepte de modifier les délais de traitement des demandes urgentes prescrits par le Tribunal.

F. Tri des demandes urgentes

[212] Le Canada estime que lors de l’examen des solutions proposées par la Société de soutien, le Tribunal devrait déterminer si SAC est en mesure de trier et de traiter toutes les demandes classées urgentes dans les délais prescrits (compte tenu, surtout, du nombre élevé de demandes jugées urgentes depuis l’adoption de l’approche de retour aux sources). Après seulement le troisième trimestre de l’exercice 2023-2024, SAC avait statué sur 20 715 demandes individuelles et collectives urgentes et sur 83 478 demandes individuelles et collectives non urgentes, pour une moyenne d’environ 6 905 demandes urgentes et 27 826 demandes non urgentes par trimestre, soit 2 301 demandes urgentes et 9 275 demandes non urgentes par mois, ou 77 demandes urgentes et 309 demandes non urgentes par jour, pour un total de 386 décisions par jour.

[213] Le Canada soutient que les solutions proposées par la Société de soutien pour trier les demandes urgentes ne sont ni pratiques ni réalisables. Dans les circonstances actuelles, dont l’impossibilité pour SAC de revoir à la baisse le niveau de priorité des demandes urgentes possiblement mal catégorisées, la seule façon pratique pour le Ministère de gérer les demandes urgentes est de les examiner dans l’ordre dans lequel il les reçoit. Puisqu’il statue sur 386 demandes par jour, en moyenne, SAC n’est pas en mesure de trier et de traiter les demandes urgentes, individuelles ou collectives, dans un délai de 12 ou 48 heures, tout en continuant à traiter les demandes non urgentes.

[214] Pour sa part, la Commission fait valoir que la Société de soutien a aussi cité des éléments de preuve démontrant que des retards s’étaient accumulés à toutes les étapes du processus, de la réception des demandes aux appels, en passant par les décisions et les révisions. La Commission s’appuie sur les paragraphes 129 à 131 et 137, 138, 143 et 144 des observations de la Société de soutien. La principale préoccupation concerne l’arriéré des nouvelles demandes, car certaines demandes restent non ouvertes sans qu’aucune vérification de l’urgence ne soit faite. De nouvelles demandes véritablement urgentes sont peut-être en attente d’être ouvertes.

[215] Selon la preuve déposée devant le Tribunal, il est légitime de craindre que des dossiers véritablement urgents puissent traîner en longueur ou même languir dans l’arriéré des nouvelles demandes sans être ouverts.

[216] Selon la Commission, il convient d’ordonner au Canada de prendre les mesures nécessaires pour trier les demandes urgentes en attente, afin d’assurer la mise en œuvre efficace des décisions sur requête liées au principe de Jordan.

[217] La Commission souligne que, selon le volume de cas en souffrance au moment où le Tribunal rendra son ordonnance, le Canada pourrait possiblement les trier en seulement sept jours. Toutefois, si le Tribunal est disposé à rendre les ordonnances demandées, le Canada devrait faire tout en son pouvoir pour les trier le plus rapidement possible.

[218] La Société de soutien estime que « l’arriéré en cours » est considérable et très préoccupant, d’autant plus que certaines demandes traînent pendant des mois.

[219] Toutefois, selon les chiffres fournis par la Société de soutien, l’arriéré représente moins d’un mois de retard par rapport à la capacité de traitement de SAC, peu importe que ce soit l’estimation la plus basse ou la plus haute qui reflète le plus précisément cet arriéré.

[220] La Société de soutien affirme que la preuve de SAC ne révèle pas toute l’étendue de son arriéré de nouvelles demandes. Par conséquent, nous ne savons pas exactement combien de cas urgents sont en attente d’une décision, parmi les courriels non ouverts dans les boîtes de réception régionales.

[221] En date du 27 mars 2024, l’arriéré des demandes fondées sur le principe de Jordan était estimé entre 40 000 et 82 000 demandes.

[222] Par conséquent, la Société de soutien est d’avis que, puisqu’au 27 mars 2024, l’arriéré des demandes en traitement de SAC était estimé entre 34 116 et 75 397 demandes, les parties et le Tribunal ne devraient pas autant se préoccuper de cet arriéré.

[223] Le Tribunal admet que le traitement des demandes ne se résume pas à cocher une case, que de nombreuses demandes étaient complexes et devaient être acheminées à un échelon supérieur et faire l’objet d’une discussion, et que chaque enfant d’une Première Nation a reçu la considération individuelle qu’il méritait, en fonction de ses besoins et circonstances uniques. Cela dit, le nombre d’employés chargés de l’application du principe de Jordan a augmenté à 360 personnes en 2022-2023 et devait passer à 476 personnes en 2023-2024. Mme Gideon a décrit en détail les différentes équipes et leurs tâches respectives, comme nous l’avons expliqué ci-dessus. En outre, son témoignage révèle un fait important : une même demande peut inclure plusieurs demandes, que SAC compte comme des demandes distinctes.

[224] Par ailleurs, SAC soutient qu’il ne peut pas trier ni traiter plus de demandes avec sa capacité actuelle. Comme l’a mentionné Mme Gideon durant son contre-interrogatoire, pour traiter les demandes actuelles dans les délais fixés par le Tribunal, SAC aurait probablement besoin de doubler le nombre d’ETP, voire plus.

[225] Hormis son explication sur la croissance exponentielle des demandes urgentes et le fait qu’il devra peut-être doubler le nombre d’ETP, voire plus, pour gérer la forte hausse des demandes, SAC n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour expliquer comment il a obtenu ces chiffres. Le Tribunal s’est réservé le droit de poser des questions, ce qu’il fera dans son prochain rapport.

[226] Le Tribunal estime qu’il est difficile de connaître le nombre de cas urgents en attente d’une décision, parmi les courriels non ouverts dans les boîtes de réception régionales. Par conséquent, il n’est pas en mesure de conclure que le Canada ne peut pas trier et traiter les demandes urgentes de manière expéditive.

[227] La Société de soutien a eu l’échange ci-après avec Candice St-Aubin, lors du contre-interrogatoire de celle-ci, à propos des différentes catégories qui pouvaient composer l’arriéré :

[traduction]

[...] seriez-vous d’accord pour dire que l’un des moments où il pourrait y avoir un arriéré, c’est à l’étape initiale, lorsqu’une demande est reçue, soit l’étape de la réception des courriels?

R. Oui.

Q. Il s’agit donc, essentiellement, d’un courriel qui n’a pas été ouvert dans une boîte de réception et qui attend d’être traité?

R. C’est possible, oui.

Q. Et un deuxième élément qui contribue possiblement à l’arriéré serait lorsque, après l’ouverture du courriel et la réception de la demande, celle‑ci est en attente à un point de contact, qui doit formuler une recommandation sur ce qu’il faut faire avec la demande?

R. Je suppose que oui, c’est possible. Mais désolée, juste pour clarifier, vous voulez dire pour prendre une décision?

Q. Oui. Donc, si j’ai bien compris le processus, quelqu’un envoie un courriel pour soumettre une nouvelle demande, puis la demande est transmise à un point de contact pour qu’une décision soit prise?

R. Exact.

Q. Et donc le point de contact doit examiner la nouvelle demande, procéder à sa réception, faire une recommandation [...].

[228] Ce qui précède est utile pour savoir où peuvent se trouver les demandes en attente.

[229] De plus, Candice St-Aubin a confirmé, dans son affidavit révisé du 28 mars 2024, qu’étant donné le volume accru de demandes et de communications de suivi, SAC accuse un retard dans l’examen des courriels entrants et dans le traitement des demandes saisies dans le système de gestion des cas liés au principe de Jordan.

[230] L’arriéré des courriels et des demandes en attente d’une décision varie dans le temps et d’une région à l’autre. De manière générale, environ 55 % des courriels en attente dans les boîtes de réception générales des demandes fondées sur le principe de Jordan concernent de nouvelles demandes.

[231] En outre, parmi les éléments de preuve présentés, confirmés par le déposant de l’APN, Craig Gideon, dans son affidavit modifié daté du 22 mars 2024, le secteur du développement social de l’APN a entendu les préoccupations de nombreux demandeurs au sujet des problèmes qu’ils rencontrent lorsqu’ils tentent de contacter SAC, tant au niveau national que régional, en particulier lorsqu’il s’agit de présenter une demande urgente ou de mettre à jour le degré d’urgence d’une demande existante.

[232] De plus, certains éléments de preuve indiquent que des demandes urgentes sont en attente, dont un courriel de Debra Bear, directrice des services visés par le principe de Jordan, Conseil des Premières nations du Yukon, envoyé à Brittany Mathews le 26 mars 2024. Ce courriel est joint à l’affidavit souscrit par Cindy Blackstockle 27 mars 2024, en tant que pièce no 22, et est inclus dans le recueil du PGC. Debra Bear a déclaré que [traduction] « des demandes attendent dans la file d’attente depuis plus d’un an, et certaines d’entre elles étaient classées urgentes. Dans notre région, nous avons constaté un arriéré important de demandes en attente d’une décision ».

[233] L’avocat de la Société de soutien a demandé à Mme Gideon, durant son contre-interrogatoire, si elle avait donné son accord pour que l’arriéré des demandes inclue des demandes urgentes concernant un enfant. Elle a répondu qu’elle était d’accord.

[234] Bien que le Canada affirme que les demandes urgentes sont traitées, certains éléments de preuve montrent que ce n’est pas toujours le cas. Le Tribunal en conclut que des demandes urgentes peuvent se trouver dans la file d’attente, ce qui justifie la nécessité d’un tri expéditif des demandes qui composent l’arriéré, et ce, dès maintenant. De plus, certaines demandes non urgentes peuvent devenir urgentes avec le temps. Le Tribunal estime que l’application immédiate de ses clarifications à l’arriéré actuel facilitera le tri des demandes urgentes.

[235] Si les délais fixés pour trier les demandes sont trop courts, le Tribunal estime qu’il a donné au Canada un moyen de revenir rapidement devant lui pour ajuster ces délais si le libellé des ordonnances ou les échéances établies lui posent des problèmes sérieux. Il en va de même pour les autres parties. Étant donné la nature des services en cause et le fait qu’ils soient fournis à des enfants, le Tribunal préfère ordonner des délais serrés d’abord, puis réévaluer plus tard, si les raisons données par les parties suffisent à justifier la modification des délais.

[236] Le Tribunal n’ordonnera pas l’embauche d’employés additionnels. La formation ne souhaite pas dicter les détails des opérations quotidiennes liées au principe de Jordan ni la façon dont le Canada devrait réduire l’arriéré, car ces questions ne font pas partie de son champ d’expertise. Par contre, elle connaît très bien les dizaines de milliers de pages constituant la preuve dans la présente affaire, qui couvrent une période de plus de 8 ans et qui ont mené aux nombreuses décisions sur requête relatives au principe de Jordan, indissociables des requêtes. La formation connaît aussi tous les détails de la discrimination raciale systémique constatée, des conclusions et ordonnances visant à y remédier et à empêcher qu’elle ne se reproduise, et du système du principe de Jordan tel qu’elle l’a ordonné. Elle est restée saisie de l’affaire pendant toutes ces années, afin de s’assurer que, durant la collecte de données et l’élaboration de nouveaux processus pour les Premières Nations, les parties puissent revenir devant le Tribunal en vue d’obtenir d’autres ordonnances, de préférence sur consentement. L’objectif est de s’assurer que les ordonnances soient efficaces et qu’elles soient ajustées à mesure que la qualité des données s’améliore, que de nouvelles études sont réalisées, et que des pratiques exemplaires sont élaborées (voir 2018 TCDP 4, au par. 237). L’expertise de la formation porte sur le système du principe de Jordan et sur les éléments de preuve accumulés au fil des ans, et non sur les opérations quotidiennes de SAC, surtout si la preuve ne suffit pas. Les ordonnances rendues dans la décision sommaire en tiennent compte et peuvent être modifiées.

[237] L’objectif ultime est de parvenir à une réforme durable, à long terme, pour les prochaines générations, laquelle sera fondée sur les nombreuses études et sur les consultations avec les comités d’experts, les Premières Nations, les parties, etc. Le Tribunal a toujours espéré obtenir, si possible au moyen d’ordonnances sur consentement, un règlement de la réforme à long terme semblable à l’accord de règlement sur l’indemnisation conclu pour le principe de Jordan et le programme des SEFPN. Si un tel règlement n’est pas possible, le Tribunal peut ordonner, en consultation avec les parties, des réparations systémiques à long terme visant à éliminer la discrimination systémique constatée. Toutefois, cette solution n’est pas optimale sans l’expertise des parties, dont le savoir des chefs des Premières Nations et les décisions exprimées dans les résolutions des chefs en assemblée.

[238] Le Tribunal a toujours estimé que la réforme devait tenir compte des besoins particuliers des différentes Premières Nations, et que celles-ci étaient les mieux placées pour déterminer à quoi la réforme devait ressembler à long terme. Toutefois, la question du long terme n’est pas l’objet des ordonnances provisoires du Tribunal dont il est question ici.

[239] En outre, des éléments de preuve démontrent qu’une utilisation abusive du principe de Jordan est possible et pourrait contribuer à l’arriéré. Il pourrait donc être nécessaire d’élaborer des critères objectifs et des lignes directrices, en consultation avec les parties, afin d’éviter les fausses déclarations et les abus relatifs au principe de Jordan.

[240] La pièce no 41, jointe à l’affidavit de Cindy Blackstock daté du 12 janvier 2024, et incluse dans le recueil du PGC, comprend un courriel de Rhoda Hallgren envoyé à Brittany Mathews le jeudi 10 août 2023 :

[traduction]

Objet : RE : Principe de Jordan.

Bonjour Brittany,

Lors de notre dernière réunion avec SAC, ce dernier a mentionné qu’il manquait de personnel et qu’il avait fait une demande de dotation supplémentaire, mais que celle-ci devait être traitée par le Conseil du Trésor.

Samantha était présente et a dit que le Ministère manquait cruellement de personnel en raison d’une hausse de 400 % des demandes entrantes. Puisque seulement 46 % de celles-ci sont transmises aux coordonnateurs de services, le personnel chargé d’examiner les demandes à Vancouver aide les familles à présenter une demande.

Au 28 juillet, SAC avait accumulé 1000 demandes dans la file d’attente et plus de 2000 demandes non ouvertes en attente d’être examinées dans sa boîte de réception.

Un autre problème concerne la diffusion de faux renseignements dans les médias sociaux, c’est‑à‑dire des fausses déclarations concernant les services couverts par le principe de Jordan – les examinateurs de SAC doivent prendre de leur temps pour répondre à des clients qui appellent pour demander des services après avoir lu sur Facebook qu’ils étaient couverts (p. ex. un message sur Facebook indiquait qu’une personne pouvait appeler SAC et lui montrer une preuve d’assurance et d’immatriculation pour que son assurance auto soit payée pendant un an au titre du principe de Jordan). En fin de compte, l’arriéré est dû au manque de personnel et à l’augmentation du nombre de demandes.

[241] Le Tribunal estime que cette situation est problématique et qu’elle a une incidence sur l’arriéré.

[242] La pièce no 42, jointe à l’affidavit de Cindy Blackstock daté du 12 janvier 2024, et incluse dans le recueil du PGC, comprend une lettre de Karen Isaac, directrice générale de la BC Aboriginal Child Care Society, adressée à Cindy Blackstock, non datée. Cette lettre fait référence à une potentielle « utilisation abusive » du principe de Jordan en ce qui a trait aux services essentiels.

[traduction]

Le principe de Jordan est connu en Colombie-Britannique (« C.‑B. ») pour être lent, mais efficace. Ainsi, les familles font des demandes multiples et répétées de services et d’articles. Les intervenants du réseau craignent que les familles ne recourent pas aux systèmes déjà en place.

Par exemple, de nombreuses demandes concernant des « nécessités de la vie » (nourriture, loyer, services publics utilisés par les membres d’une même famille) se trouvent dans la file d’attente. Des familles pourraient recourir au principe de Jordan à répétition afin de contourner activement les systèmes en place ou d’arrondir leur revenu, puisqu’une lettre de recommandation est tout ce qu’il faut pour qu’un besoin soit jugé fondé. Les demandes pour des « nécessités de la vie » sont traitées rapidement, car elles sont considérées comme des demandes « urgentes ».

On craint que le principe de Jordan soit/puisse être « utilisé de manière abusive » et qu’en conséquence, des enfants pour qui le principe de Jordan est une nécessité n’y aient pas accès ou tardent à y avoir accès. Ces besoins jugés « urgents » pour d’autres raisons pourraient ne pas être satisfaits en temps opportun.

Disparités régionales dans les approbations.

De manière générale, la région de la C.‑B. et les autres régions du Canada savent qu’elles n’appliquent pas les mêmes « critères » décisionnels. La communication s’est étendue entre les différentes régions prestataires de services du principe de Jordan, et il a été clairement démontré que chaque région « approuve » les demandes selon ses propres critères. Ceci est préoccupant, car les « particularités » régionales ont été invoquées pour justifier le refus de fournir certains articles ou services recommandés et approuvés dans d’autres régions.

Recommandations

1. Les dirigeants des Premières Nations de la C.‑B. doivent habiliter un organisme à définir un ensemble de normes de pratique que les coordonnateurs de services de la province devront respecter. Cela permettra de gérer en partenariat avec le Centre, afin de soutenir la prestation et les coordonnateurs de services. Ces derniers ont reconnu ce besoin et ont entamé leur propre processus. Le soutien des dirigeants leur serait bénéfique. SAC se tourne actuellement vers le réseau et le Centre pour l’aider à élaborer une politique portant sur les normes de pratique.

2. Les dirigeants des Premières Nations de la C.‑B. participeront directement à l’élaboration de la politique, à la planification et à la surveillance de la prestation des services, et à la surveillance du réseau et de SAC en C.‑B.

3. Des données régionales agrégées doivent être recueillies et analysées afin d’acquérir une compréhension détaillée des « besoins » de la C.-B., indépendamment des données communiquées par SAC, ce qui appuierait l’élaboration de la politique et la défense des droits des collectivités et organisations locales.

 

[243] Pour le Tribunal, cet exemple appuie la nécessité d’orienter les personnes vers les services communautaires appropriés une fois qu’une urgence a été gérée. Comme nous le verrons plus loin, le Tribunal convient que les orientations vers des services communautaires existants faciliteront les opérations liées au principe de Jordan, si elles sont adéquates et que des mesures de protection sont en place. Le Tribunal espère que les parties élaboreront ensemble des solutions proactives dans le cadre de leurs consultations.

[244] La Société de soutien demande des changements immédiats pour éliminer l’arriéré, afin de protéger les enfants et les familles, tandis que le Canada demande qu’aucune ordonnance ne soit rendue à cet égard et qu’on le laisse régler cette question lors de ses discussions avec les parties. Près d’un an s’est écoulé depuis le dépôt de l’avis de requête, en décembre 2023, et la preuve démontre que les problèmes soulevés durent depuis assez longtemps. Le Canada était conscient des problèmes et a admis les retards lors de l’audience de septembre 2024. Étant donné que les éléments de preuve démontrent que l’arriéré pourrait vraiment comporter des demandes urgentes, il faut examiner l’arriéré le plus vite possible, dans l’intérêt supérieur des enfants. Le Tribunal estime qu’il est plus prudent d’ordonner des mesures immédiates ou à court terme et de permettre des modifications si les parties rencontrent des problèmes sérieux durant la mise en œuvre des mesures, que de ne pas rendre d’ordonnance ou d’ordonner des mesures sans échéancier établi. Les problèmes relatifs à l’arriéré durent depuis un certain temps, et une ordonnance visant à garantir l’efficacité des ordonnances du Tribunal est requise. Le principe de Jordan vise aussi à éliminer les délais d’accès aux services, et les longs délais d’approbation des demandes de services peuvent parfois être considérés comme des refus, surtout s’il s’agit de demandes urgentes ou sensibles au facteur temps qui n’ont pas été traitées. Bien que le Tribunal soit très satisfait de la mise en œuvre des ordonnances liées au principe de Jordan par le Canada et de l’énorme succès qui s’est ensuivi, les milliers de cas en souffrance compromettent l’exécution des ordonnances du Tribunal, qui visent à ce que tous les enfants des Premières Nations aient accès aux services offerts au titre du principe de Jordan lorsqu’ils en ont besoin.

[245] Par conséquent, les clarifications des ordonnances du Tribunal relatives à la politique de l’approche de retour aux sources doivent être mises en œuvre immédiatement, afin de réduire l’arriéré. De plus, le Tribunal est d’avis que le Canada doit poursuivre tous les autres efforts de mise en œuvre des ordonnances susmentionnées, et qu’il doit consulter les parties en vue d’élaborer d’autres solutions, à court terme et à titre provisoire. Le Tribunal convient également que le Canada devrait pouvoir poursuivre ses efforts pour réduire l’arriéré tout en laissant tomber les aspects de la politique de l’approche de retour aux sources qui, selon le Tribunal, ont largement contribué à l’afflux important de demandes urgentes.

[246] Les ordonnances rendues dans la présente décision sur requête sont provisoires par nature et visent à permettre aux parties de parvenir, idéalement, à un règlement de la réforme à long terme du principe de Jordan. Les ordonnances sont très souples, et les parties peuvent retourner rapidement devant le Tribunal pour régler un problème ou pour modifier une ordonnance, au besoin, afin d’optimiser l’approche dialogique approuvée par la Cour fédérale. Cette méthode, combinée à des ordonnances visant des négociations, constitue un moyen efficace d’éviter, si possible, que les parties intentent une action en justice, et de corriger les problèmes en temps opportun, dans l’intérêt supérieur des enfants.

[247] Le Canada fera un suivi des dossiers après avoir mis en œuvre les clarifications du Tribunal relatives aux demandes urgentes, puis fera rapport au Tribunal au plus tard le 9 janvier 2025.

[248] Le Canada a admis l’arriéré, et, bien que les parties ne s’entendent pas sur le nombre de demandes en retard, personne ne conteste l’existence d’un arriéré. Qui plus est, ce dernier pourrait comprendre des demandes urgentes, ce que le Canada établira lorsqu’il examinera les courriels de demande en souffrance.

[249] En outre, le Tribunal estime qu’il ne dispose pas d’éléments de preuve suffisants pour déterminer le nombre exact de demandes urgentes et non urgentes en attente, et il veut que ceci soit bien compris.

[250] Le Tribunal croit aussi que si le Canada examine l’arriéré en appliquant tout de suite ses clarifications et ses ordonnances en matière d’orientation, il pourra, à terme, réduire l’arriéré.

[251] En vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP, de l’approche dialogique et des ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada ce qui suit :

  1. Examiner l’arriéré en appliquant immédiatement les clarifications du Tribunal susmentionnées, puis retourner devant le Tribunal avec son plan détaillé assorti de cibles et d’échéances, au plus tard le 10 décembre 2024;
  2. Faire état au Tribunal et aux parties, au plus tard le 10 décembre 2024, du nombre total de demandes actuellement en attente, tant à l’échelle nationale que dans chaque région (nouvelles demandes, demandes en traitement, demandes de remboursement), et indiquer le nombre cumulatif de dossiers en souffrance à la fin de chaque mois pour les 12 derniers mois;
  3. Trier toutes les demandes en attente en fonction de leur degré d’urgence, en appliquant les clarifications du Tribunal susmentionnées. SAC examinera toutes les demandes classées urgentes par les demandeurs et évaluera si, au regard des clarifications, ces demandes sont effectivement urgentes. Il reclassera celles qui ne le sont pas dans la catégorie des demandes non urgentes, au plus tard le 10 décembre 2024. Toutefois, si des demandes ont été classées urgentes par un professionnel qualifié possédant des compétences et une formation pertinentes, SAC considérera ces demandes comme urgentes jusqu’à ce que les parties définissent ce qu’est un « professionnel qualifié possédant des compétences et une formation pertinentes »;
  4. Communiquer avec tous les demandeurs dont l’urgence du dossier n’a pas pu être établie selon les clarifications du Tribunal, en vue de prendre des mesures provisoires pour prévenir tout préjudice irrémédiable raisonnablement prévisible dans les 14 jours suivant l’ordonnance, et faire rapport au Tribunal au plus tard le 10 décembre 2024;
  5. Élaborer, en consultation avec toutes les parties, des solutions efficientes et efficaces pour réduire et, ultimement, éliminer l’arriéré, qui fonctionneraient dans un contexte gouvernemental (ce qui n’est ni un prétexte ni une autorisation pour alourdir la bureaucratie dans ce système), et faire rapport au Tribunal au plus tard le 9 janvier 2025.

[252] Toutefois, la formation est consciente que le Canada pourrait ne pas être en mesure, à très court terme, d’exécuter les ordonnances ci-dessus. C’est pourquoi le Tribunal a prévu, dans la décision sommaire et les présents motifs détaillés, un moyen pour le Canada de retourner devant lui s’il souhaite demander des prolongations ou des changements au libellé des ordonnances, en fonction des circonstances. Le rapport et le plan exigés aident le Tribunal et les parties à comprendre les mesures correctives et leur évolution, afin que les enfants et leur famille aient accès aux services dont ils ont besoin. Le rapport et le plan peuvent aussi être utiles dans le cadre des consultations prescrites.

G. Autres ordonnances concernant les demandes urgentes

[253] La Société de soutien demande une ordonnance enjoignant au Canada de réviser sur-le-champ l’arbre d’appel de son centre d’appels national de même que tout autre mécanisme de communication existant, pour que les demandeurs puissent indiquer, immédiatement et facilement, que leur demande est urgente ou, dans le cas d’une demande existante, qu’elle est devenue urgente, et pour s’assurer que SAC dispose d’un nombre suffisant d’employés habilités à examiner les demandes urgentes et à statuer sur ces dernières, et ce, en tout temps.

[254] Le Canada s’oppose à l’ordonnance demandée par la Société de soutien. SAC a mis en œuvre des initiatives opérationnelles permanentes en vue d’éliminer l’arriéré. Ces mesures ont permis de réaliser des progrès considérables.

[255] Le Tribunal comprend le bien-fondé de l’ordonnance demandée, compte tenu des éléments de preuve susmentionnés attestant l’arriéré. Il a examiné les initiatives opérationnelles permanentes de SAC et les juge proactives. Le Tribunal, étant donné la nature des demandes concernant des enfants, demande confirmation que, effectivement : SAC dispose en tout temps d’un nombre suffisant d’employés habilités à examiner les demandes urgentes et à statuer sur ces dernières; les demandeurs peuvent immédiatement et facilement indiquer que leur demande est urgente.

[256] Le Tribunal préfère laisser au Canada le soin de s’occuper de l’aspect opérationnel sans lui dicter comment mettre en œuvre ces mesures. Il ordonne toutefois au Canada de lui faire rapport et de confirmer qu’elles sont bien mises en œuvre.

[257] En vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, de l’approche dialogique et des ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada de confirmer, d’ici le 10 décembre 2024, que : SAC dispose en tout temps d’un nombre suffisant d’employés habilités à examiner les demandes urgentes et à statuer sur ces dernières; les demandeurs peuvent immédiatement et facilement indiquer que leur demande est urgente.

[258] La Société de soutien demande une ordonnance exigeant que SAC permette aux demandeurs d’indiquer si, dans l’attente d’une décision, une demande non urgente est devenue urgente. Une demande peut d’abord être faite pour diverses raisons, puis devenir urgente, par exemple, si elle est restée trop longtemps en attente dans une région, si l’état de l’enfant a changé, si un état d’urgence a été déclaré, ou encore si un pourvoyeur de soins est décédé. Le cas échéant, les demandeurs doivent pouvoir signaler à SAC que le degré d’urgence de leur demande a changé en raison d’un changement de circonstances.

[259] Le Canada s’oppose aux ordonnances demandées par la Société de soutien. SAC a mis en œuvre des initiatives opérationnelles permanentes en vue d’éliminer l’arriéré. Ces mesures ont permis de réaliser des progrès considérables.

[260] Encore une fois, le Tribunal comprend le bien-fondé de l’ordonnance demandée, compte tenu des éléments de preuve susmentionnés attestant l’arriéré. Il a examiné les initiatives opérationnelles permanentes de SAC et les juge proactives. Le Tribunal considère qu’il est difficile de savoir si, eu égard à l’arriéré, les demandeurs disposent d’un moyen efficace et rapide pour indiquer que leur demande qui était au départ non urgente est maintenant urgente .

[261] Le Tribunal estime qu’il est nécessaire de veiller à ce que les demandeurs d’une demande non urgente devenue urgente puissent signaler rapidement le changement d’état de leur demande. Cependant, étant donné les nombreuses mesures proactives déjà mises en place par le Canada, le Tribunal préfère le laisser s’occuper de l’aspect opérationnel de cette question, sans lui dicter comment le mettre en œuvre.

[262] En vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, de l’approche dialogique et des ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada de veiller à ce que, d’ici le 10 décembre 2024, les demandeurs d’une demande non urgente devenue urgente disposent d’un moyen efficace et rapide pour indiquer que leur demande non urgente est maintenant urgente.

[263] La Société de soutien demande que le Tribunal ordonne au Canada de fournir aux centres d’appels national et régionaux la capacité de mettre immédiatement en place des interventions de compassion lorsqu’une demande de services urgents est présentée.

[264] Cependant, dans la décision sur requête 2017 TCDP 35, le Tribunal a déjà rendu une ordonnance portant que, si un préjudice irréparable est raisonnablement prévisible, le Canada déploiera « tous les efforts raisonnables pour assurer une intervention d’urgence immédiate jusqu’à ce qu’une intervention plus complète puisse être élaborée et mise en œuvre ». Le Tribunal estime que l’ordonnance demandée est compatible avec cette ordonnance antérieure et qu’il n’est pas ici nécessaire de formuler des conclusions supplémentaires pour justifier le prononcé d’une autre ordonnance.

(i) Coordonnées des points de contact et autres renseignements pertinents communiqués au public

[265] Le Canada fait valoir qu’il a mis à jour ses renseignements publics relatifs au principe de Jordan en fonction des suggestions de la Société de soutien. Le Tribunal estime qu’il s’agit d’une excellente initiative pour améliorer l’accessibilité des familles et d’autres demandeurs, comme des organismes qui viennent en aide aux enfants des Premières Nations. Le Tribunal aimerait obtenir une confirmation aussi détaillée que les renseignements publiés sur le site Web et les pages de médias sociaux du Canada.

[266] Dans des décisions sur requête antérieures, le Tribunal a rendu des ordonnances similaires concernant la publication de renseignements en vue de garantir l’accessibilité. Il s’appuie sur la même intention que celle exprimée dans ses ordonnances précédentes.

[267] En vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, de l’approche dialogique et des ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada de confirmer si son site Web et ses pages de médias sociaux indiquent clairement le numéro de téléphone, l’adresse courriel et les heures d’ouverture de chacun des bureaux provinciaux/territoriaux de SAC, et de l’administration centrale, avec qui communiquer pour toute question sur les demandes ou les paiements. Le Canada fournira ces renseignements au Tribunal d’ici le 10 décembre 2024.

H. Délais de traitement des demandes non urgentes présentées au titre du principe de Jordan

[268] Le Canada demande une ordonnance prolongeant les délais de traitement des demandes non urgentes établis dans l’ordonnance rendue par le Tribunal dans la décision sur requête 2017 TCDP 35, sous-alinéas 135(2)A)(ii) et (ii.1) :

i. [] pour les demandes individuelles : de 48 heures à « dans un délai raisonnable » pour toutes les autres demandes individuelles, ou tout autre délai sur lequel le Canada et les Premières Nations pourraient parfois s’entendre; et ii. [] pour les demandes collectives : d’une (1) semaine à « dans un délai raisonnable » pour toutes les autres demandes collectives, ou tout autre délai sur lequel le Canada et les Premières Nations pourraient parfois s’entendre.

[269] En ce qui concerne la position du Canada, qui demande que les délais de traitement des demandes individuelles et collectives non urgentes soient remplacés par « dans un délai raisonnable », l’APN est préoccupée par le caractère indéterminé d’une telle ordonnance.

[270] Bien que l’on puisse trouver un certain réconfort dans l’engagement du Canada de consulter les Premières Nations parties à l’affaire à propos des modifications à apporter, l’APN souligne qu’elle préfère commencer par un échéancier défini, mais qui offrirait suffisamment de souplesse pour éliminer l’arriéré tout en resserrant proportionnellement l’échéancier à mesure que l’arriéré est traité, le tout à titre provisoire et sous réserve de la conclusion d’un accord de règlement définitif sur la réforme à long terme du principe de Jordan.

[271] Il s’agit de mettre en place des mesures qui permettront d’éliminer l’arriéré adéquatement, puis de revenir à des délais de traitement courts, mais raisonnables qui offriront une certitude aux demandeurs. Dans cette optique, l’APN soutient que le Tribunal doit rendre une ordonnance provisoire visant à trouver un juste milieu entre les extrêmes présentés par la Société de soutien (aucune souplesse ni considération pour le contexte ayant mené à l’arriéré) et le Canada (trop de souplesse, ne prévoit pas resserrer les délais après avoir éliminé l’arriéré, à part en consultation avec les Premières Nations parties à l’affaire).

[272] L’APN souligne également sa préférence pour que ces modifications provisoires des ordonnances existantes soient fondées sur des discussions entre les parties, conformément à l’approche dialogique. Elle ajoute que toute ordonnance provisoire relative aux éléments susmentionnés est en soi une occasion de consultation.

[273] Le Canada, dans sa requête reconventionnelle, a demandé que les délais de traitement des demandes non urgentes soient remplacés par « dans un délai raisonnable ». Toutefois, dans sa réponse, il reconnaît la préférence de l’APN pour un échéancier défini. SAC est prêt à envisager de nouvelles échéances déterminées et à en discuter, en maintenant que tout délai prescrit doit pouvoir être modifié suivant une entente entre lui et les Premières Nations parties à l’affaire.

[274] Le Canada convient qu’il est essentiel de fournir une réponse rapide et adaptée dans le cadre du principe de Jordan, y compris pour les demandes non urgentes. Cependant, pour déterminer les délais de traitement des demandes non urgentes, il faut aussi tenir compte des détails et de la nature des produits, soutiens et services demandés.

[275] De plus, en raison de la complexité, de l’ampleur et de la portée des demandes collectives – urgentes ou non – SAC doit disposer du temps nécessaire pour bien examiner les propositions, afin d’éviter le dédoublement ou la réaffectation des fonds. Il pourra ainsi s’assurer qu’en ce qui concerne les demandes collectives présentées au titre du principe de Jordan, les services et les soutiens destinés directement aux enfants des Premières Nations continuent d’être financés en priorité.

[276] Le Canada serait ravi de discuter de ces questions, et d’autres, dans le cadre d’une médiation et de discussions sur la réforme à long terme. Cette volonté sincère de tenir compte des préoccupations des autres parties met en lumière la nécessité pour les parties d’adopter une approche coopérative fondée sur le compromis et sur une envie réelle de collaborer pour répondre à ces préoccupations.

[277] La Société de soutien mentionne que, pour les demandes non urgentes, SAC propose de remplacer les délais actuels de 48 heures (demandes individuelles) et d’une semaine (demandes collectives) par l’objectif ambitieux indéfini d’éviter un « retard déraisonnable ».

[278] Au lieu de fournir des éléments de preuve pour étayer sa proposition, SAC critique la preuve sur laquelle repose les délais prescrits et souligne son incapacité à répondre à la demande actuelle. Or, il ne présente aucun élément de preuve expliquant pourquoi la modification des délais serait la bonne solution à ses difficultés opérationnelles.

[279] L’approche adoptée par le Tribunal concernant la modification de ses ordonnances montre clairement que le Canada ne lui a simplement rien fourni qui justifie d’accorder la réparation demandée. Dans la décision sur requête 2022 TCDP 41, le Tribunal a été clair : « Dès lors qu’il a examiné la preuve, qu’il en a tiré des conclusions et qu’il a jugé que les ordonnances étaient justifiées, le Tribunal ne peut changer d’avis et revenir sur sa décision, à moins qu’il n’ait commis une erreur, qu’une cour de révision n’infirme une de ses conclusions ou encore que de nouveaux éléments de preuve convaincants le justifient ». Aucun nouvel élément de preuve convaincant ne justifie la réparation demandée dans la requête reconventionnelle de SAC.

[280] La Société de soutien estime qu’au contraire, la preuve qu’elle a fournie et les admissions faites par Mme St-Aubin en contre-interrogatoire démontrent que les changements proposés par SAC sont injustifiés. Le Canada soutient que les délais accordés par le Tribunal pour prendre une décision doivent être modifiés, car ils ne sont pas fondés sur des éléments de preuve objectifs tels que les normes en matière de protection de l’enfance. Toutefois, la Société de soutien est d’avis que cet argument ne tient pas compte du témoignage qu’a livré une haute fonctionnaire du Canada en 2017. Elle ajoute que le Canada a omis de souligner que les normes en matière de protection de l’enfance n’appuient pas son point de vue quant aux délais dans lesquels il devrait statuer sur les demandes urgentes. Cet élément de preuve a été largement débattu précédemment.

[281] Quoi qu’il en soit, la Société de soutien affirme que le Canada n’a pas su expliquer en quoi les normes de protection de l’enfance mentionnées dans l’affidavit révisé de Mme St-Aubin constituaient une raison convaincante pour modifier l’approche actuelle. En contre-interrogatoire, lorsqu’on lui a demandé expressément ce que signifiait la référence aux normes de protection de l’enfance, au paragraphe 13 de son affidavit, Mme St-Aubin a répondu que le commentaire [traduction] « portait plutôt sur l’utilisation des normes et des délais à l’intérieur des systèmes relativement aux enfants », mais elle n’avait pas donné d’autres précisions. Cette affirmation générale ne fournit pas au Tribunal un motif sérieux pour modifier des délais en place depuis sept ans.

[282] Outre le fait que le Canada n’a fourni aucun élément de preuve justifiant ce délai, la Société de soutien estime que le Tribunal devrait rejeter le délai « dans un délai raisonnable », et ce pour trois raisons.

[283] Premièrement, Mme St-Aubin, sous-ministre adjointe principale du Canada, a témoigné au sujet de la mise en œuvre actuelle du principe de Jordan par le Canada, et en contre-interrogatoire, elle a rejeté la norme de service proposée, en déclarant : [traduction] « Je n’utiliserais jamais [ça] comme norme. » Mme St-Aubin était d’accord pour dire que la norme de service proposée par le Canada n’était ni claire, ni mesurable, ni ambitieuse. Le Tribunal ne doit pas se fier à une norme de service qui n’est pas appuyée par le fonctionnaire fédéral appelé à témoigner de son applicabilité.

[284] Deuxièmement, quelle que soit l’opinion de Mme St-Aubin, la norme proposée par le Canada va à l’encontre de la Ligne directrice sur les services et le numérique du Conseil du Trésor (la « Ligne directrice du Conseil du Trésor »). Cette dernière s’applique à l’ensemble du gouvernement fédéral, y compris à SAC. Mme St-Aubin est d’accord pour dire que la Ligne directrice du Conseil du Trésor aurait dû orienter la requête reconventionnelle du Canada. Par conséquent, le défaut du Canada de se conformer à cette ligne directrice qu’il a volontairement adoptée, et dont le respect devrait constituer le critère minimal d’évaluation de sa proposition, devrait amener le Tribunal à s’interroger sérieusement sur la viabilité de l’approche proposée par le Canada.

[285] En contre-interrogatoire, Mme St-Aubin a reconnu qu’un délai accordé pour traiter des demandes était une norme de service. Conformément à la Ligne directrice du Conseil du Trésor, une norme de service comporte généralement « trois composantes clés » : 1) une norme relative aux services, soit un énoncé clair et mesurable sur le niveau de service auquel un client peut s’attendre; 2) un objectif de rendement du service, soit un énoncé clair et quantifiable indiquant dans quelle mesure ou à quelle fréquence la norme sera respectée; 3) un résultat du rendement du service, soit le rendement réel par rapport à l’objectif standard, dont il faut faire rapport. En outre, une bonne norme de service est une norme mesurable, c’est-à-dire quantifiable et liée aux activités faisant l’objet d’une surveillance.

[286] La norme « dans un délai raisonnable » ne comporte aucune des trois composantes d’une norme de service mentionnées par le Conseil du Trésor. Elle n’est pas mesurable. De plus, comme elle est indéfinie, elle ne peut pas indiquer, de manière quantifiable, dans quelle mesure ou à quelle fréquence un objectif de rendement sera atteint. En conséquence, cette norme ne permet pas de mesurer les résultats du rendement par rapport aux objectifs standard. Elle est donc trop vague pour être mise en application.

[287] Troisièmement, aucun élément de preuve ne montre que SAC ait tenu quelque consultation que ce soit sur le délai de traitement « dans un délai raisonnable », ce qui est aussi contraire à la Ligne directrice du Conseil du Trésor. En effet, celle-ci prévoit que les normes de service doivent être « élaborée[s] [ou examinées] en consultation avec les clients, les gestionnaires, le personnel et les autres partenaires en matière de prestation de services, de façon à en assurer la pertinence et la concordance avec le mandat et la capacité de l’organisation ». Ce processus de consultation n’a pas été entrepris. Lors de son contre-interrogatoire, Mme St-Aubin a plutôt affirmé que la proposition du Canada était [traduction] « basée sur des discussions internes, à la suite desquelles les partenaires, se voulant proactifs, nous ont confié qu’eux aussi avaient de la difficulté à respecter les délais ». Le Tribunal doit rejeter l’approche « modifier d’abord, consulter ensuite » adoptée par le Canada.

[288] Le Tribunal est entièrement d’accord avec l’explication de la Société de soutien sur le témoignage ci-dessus et sur ce qui a mené aux conclusions du Tribunal relatives aux délais de traitement des demandes faites au titre du principe de Jordan.

[289] Comme nous en avons déjà discuté, notamment dans la section sur les délais d’urgence, le Tribunal accorde peu de poids au témoignage de Mme St-Aubin sur ce point. Il était préoccupé d’entendre la sous-ministre adjointe principale, Services aux Autochtones Canada, Direction générale de la santé des Premières nations et des Inuits tenir ces propos, et c’est pourquoi le président de la formation lui a posé une série de questions au sujet des précédentes décisions sur requête du Tribunal liées au principe de Jordan. Connaissant parfaitement l’étendue des éléments de preuve présentés et des ordonnances rendues dans cette affaire depuis 2016, le président de la formation a aisément décelé les hypothèses erronées énoncées par Mme St-Aubin dans son affidavit et dans son témoignage, ainsi que son manque de connaissance des éléments de preuve ayant conduit aux multiples décisions sur requête dans ce dossier.

[290] En toute justice, Mme St-Aubin n’occupait ce poste que depuis quelques mois lorsqu’elle a été contre-interrogée.

[291] Cela dit, le Canada présente la preuve d’une croissance rapide du nombre de demandes fondées sur le principe de Jordan et de son incapacité constante à respecter les délais de traitement des demandes non urgentes prescrits par le Tribunal. Le Canada invoque plusieurs facteurs contributifs, et, comme nous l’avons expliqué précédemment, le Tribunal est d’accord avec un grand nombre de mesures proposées par le Canada qui sont raisonnables et directement liées à la preuve.

[292] Le Tribunal est également d’accord avec l’approche fondée sur des principes adoptée par l’APN, ci-dessus, et avec la demande du Canada de tenir des discussions avec les parties.

[293] Sans modifier les délais prescrits pour le moment, le Tribunal accepte que les parties lui présentent les solutions qu’elles auront élaborées, à la lumière des clarifications du Tribunal, lors des discussions qu’elles auront eues, selon le mode de leur choix (médiation, négociations, résolution de conflits, etc.).

[294] En vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP, de l’approche dialogique et des ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada d’élaborer, en consultation avec les parties, d’éventuelles solutions concernant les délais de traitement des demandes non urgentes faites au titre du principe de Jordan, qu’il étaiera par des justifications et par les éléments de preuve disponibles et qu’il présentera au Tribunal, et de faire rapport au Tribunal d’ici le 9 janvier 2025.

[295] Cependant, le Tribunal rejette la proposition « dans un délai raisonnable ». Ce concept est vague et ne répond pas à l’intérêt supérieur de l’enfant ni à aucune norme de pratique raisonnable. Si tous ne comprenaient pas les termes « immédiatement » et « urgent » de la même manière, l’expression « dans un délai raisonnable » risque de provoquer d’autres malentendus.

(i) Compteur du processus de traitement des demandes fondées sur le principe de Jordan

[296] La Société de soutien demande une ordonnance précisant que, conformément aux décisions sur requête 2017 TCDP 14 et 2017 TCDP 35, le Canada doit immédiatement : a) [traduction] « démarrer le compteur du processus de traitement » lorsqu’il reçoit une demande au nom d’un enfant ou d’un jeune des Premières Nations; et b) arrêter le compteur lorsque le demandeur est informé de la décision rendue dans son dossier.

[297] Subsidiairement, elle demande une ordonnance exigeant que SAC démarre le compteur du processus de traitement dès qu’il reçoit une recommandation/autorisation d’un professionnel ou une lettre d’appui d’un aîné ou d’un gardien du savoir autorisé par la collectivité.

[298] La Société de soutien est préoccupée par le fait que SAC démarre le « compteur » du processus de traitement seulement lorsqu’il est certain d’avoir reçu tous les documents requis, et non dès que le demandeur soumet sa demande. SAC contourne ainsi les ordonnances du Tribunal, qui lui enjoignent de répondre aux besoins des enfants des Premières Nations en temps opportun, car il crée des systèmes qui rendent très difficile pour les demandeurs de faire examiner leur demande, et se fie à ces systèmes. Comme sa ligne d’appel est ouverte 24 heures sur 24, certains appels sont retournés beaucoup plus tard, et d’autres ne sont jamais retournés. De plus, la réception des demandes par courriel a engendré un arriéré composé de milliers de demandes non ouvertes ou non saisies dans la base de données de SAC. Le Ministère ne tient donc pas compte de ces demandes pour déterminer sa conformité aux délais, puisqu’il « n’est pas certain » que les documents requis ont été fournis. En fait, lorsqu’on a demandé à Mme St-Aubin, durant son contre-interrogatoire, à quel moment SAC démarrait le compteur du processus de traitement des demandes fondées sur le principe de Jordan, elle a répondu ceci :

Q. Savez-vous à quel moment le Ministère a démarré le compteur? À partir de quel jour le décompte commence-t-il?

R. Vous voulez dire à quel moment le compteur démarre et quel jour la demande commence –

Q. Oui.

R. -- le processus, faute d’un meilleur mot?

Q. J’ai besoin de savoir, au fond, à quand remonte une demande –

R. D’accord. Donc, à quel moment un dossier est entièrement saisi dans le système de gestion des cas, avec les renseignements pertinents (inaudible).

Q. Et ce serait là la fin du processus de réception?

R. Oui.

Q. Donc, si un dossier est dans la file d’attente des courriels, le temps qu’il y demeure n’est pas calculé dans cette norme de 15 ou 30 jours?

R. Pour autant que je sache, non [].

[299] La Société de soutien estime que l’approche de SAC consistant à « démarrer et arrêter le compteur » équivaut à une réponse de relations publiques. Elle ne tient pas compte des besoins réels des enfants, des jeunes et des familles qui essaient, en toute bonne foi, de contacter SAC pour lui présenter leurs demandes et pour qu’il les traite en temps opportun. Ceci rappelle le témoignage entendu lors de l’audience sur le fond, qui décrivait des stratégies similaires utilisées par le Canada pour se protéger contre les allégations d’acte discriminatoire. Cette vieille mentalité est axée sur l’image du Ministère et sur sa façon de détourner ses efforts pour éviter de répondre aux besoins réels des principaux bénéficiaires des ordonnances du Tribunal. En effet, il fut un temps où le Canada maintenait le principe de Jordan en place simplement parce qu’il n’y avait pas de demande. Ancrée dans des préoccupations de longue date concernant le moment auquel SAC « démarre le compteur », la position de la Société de soutien veut que SAC démarre le compteur du processus de traitement dès la première fois que le demandeur tente de présenter sa demande. Une telle approche repose sur ce qui suit :

  1. Les enfants, les jeunes et les familles n’ont pas de contrôle sur le moment auquel SAC reçoit une demande ni sur la manière dont il l’examine – les ordonnances du Tribunal relatives aux délais visent à protéger et à promouvoir le droit à l’égalité réelle des enfants des Premières Nations et de leurs familles. Le fardeau administratif associé au traitement d’une demande devrait être assumé par le gouvernement, et non par les personnes qui tentent d’obtenir un service, un produit ou un soutien dont elles ont besoin;
  2. Conformément à l’approche de retour aux sources, le principe de Jordan doit être mis en œuvre de manière à réduire le plus possible le fardeau administratif des familles. SAC peut traiter les demandes urgentes avant d’avoir reçu tous les documents justificatifs, car il n’a besoin que d’un minimum de renseignements pour statuer sur une demande. À cette fin, les délais devraient être établis au bénéfice des enfants des Premières Nations, et non de manière à protéger le gouvernement, sur le plan administratif, s’il a des problèmes de conformité;
  3. L’utilisation de la date de présentation d’une demande favorise la collaboration entre SAC et le demandeur, ce qui permet à SAC de soulever rapidement tout problème lié à la documentation et d’éviter une multiplication des demandes de documents. Le demandeur peut alors résoudre tous les problèmes en même temps, ou soumettre une nouvelle demande;
  4. L’utilisation de la date de présentation d’une demande permet également de savoir précisément depuis combien de temps l’enfant attend. En effet, lorsqu’un professionnel recommande un service, un produit ou un soutien donné, l’enfant y a droit dès que le professionnel fait sa recommandation, conformément aux ordonnances du Tribunal,

[300] La Commission soutient qu’il serait utile que le Tribunal clarifie les directives fournies dans sa précédente décision sur requête au sujet du démarrage et de l’arrêt du compteur du processus de traitement. Par exemple, dans son ordonnance sur consentement relative à la mise en œuvre du principe de Jordan, le Tribunal ordonne que les demandes individuelles urgentes soient traitées « dans les 12 heures suivant le premier contact pour une demande de service », mais il reconnaît qu’une conférence de gestion de cas clinique puisse être tenue, auquel cas des renseignements additionnels pourraient raisonnablement être requis pour que SAC puisse prendre une décision. Toutefois, on ne sait pas exactement comment le délai serait appliqué dans cette situation. De même, dans sa décision sur requête, le Tribunal exige que les demandes individuelles non urgentes soient traitées « dans les 48 heures suivant le premier contact pour une demande de service », mais il ajoute que, s’il ne parvient pas à obtenir les renseignements raisonnablement nécessaires dans les 48 heures, le Canada collaborera avec le demandeur en vue de statuer sur sa demande le plus rapidement possible après ce délai. Encore une fois, on ne saurait dire exactement comment le délai serait appliqué.

[301] Du point de vue de la Commission, il serait raisonnable de démarrer le compteur du processus de traitement dès que le Canada reçoit une demande appuyée par un professionnel ou par un aîné ou un gardien du savoir autorisé par la collectivité. Si le Tribunal adopte cette approche, il devra aussi préciser que si un demandeur soumet une demande sans fournir la preuve de cet appui, le Canada communiquera rapidement avec lui pour lui indiquer clairement les documents supplémentaires dont il a besoin pour démarrer le compteur et traiter sa demande.

[302] Le Tribunal estime que, bien que Mme St-Aubin ait dit ce qu’elle savait quant au jour où le décompte commençait, c’est ce jour-là que le traitement d’une demande commence ou, en d’autres termes, que le compteur du processus de traitement des demandes fondées sur le principe de Jordan démarre. Elle a ajouté : [traduction] « Pour autant que je sache, non, mais [inaudible]. Comme si c’était l’information [inaudible]. »

[303] Les transcriptions de l’enregistrement audio indiquent « inaudible ». Le Tribunal se souvient effectivement qu’elle avait hésité. Donc, au mieux, le témoignage de Mme St-Aubin est inexact et ne reflète pas la pratique de SAC, et au pire, la pratique de SAC n’est pas conforme aux ordonnances antérieures. Le Tribunal ne peut pas répéter ici toutes ses conclusions sur le fonctionnement du principe de Jordan, et il n’a pas à le faire pour le moment, puisqu’il ne peut conclure ni au pire ni au meilleur scénario.

[304] Le Tribunal peut confirmer qu’initialement, les ordonnances sur consentement rendues dans les décisions sur requête 2017 TCDP 14 et 2017 TCDP 35 exigeaient que le compteur du processus de traitement soit démarré à la réception d’une demande, sauf si des renseignements supplémentaires étaient raisonnablement nécessaires pour évaluer correctement les besoins cliniques. Les ordonnances comprennent le libellé suivant : « Le Canada peut uniquement tenir des conférences de gestion de cas cliniques avec des professionnels possédant des compétences et une formation pertinentes avant l’approbation et le financement du service recommandé, dans la mesure où de telles consultations sont raisonnablement nécessaires pour déterminer les besoins cliniques du demandeur. »

[305] Le Tribunal juge que tout ce qui précède démontre que ses ordonnances doivent être clarifiées et que les parties doivent se consulter en vue d’élaborer des lignes directrices/procédures officielles et claires à cette fin. Le Tribunal est ouvert aux suggestions des parties, idéalement sur consentement, visant à préciser quand et comment le processus de traitement doit démarrer s’il est coordonné avec des lignes directrices officielles et claires convenues par les parties et fondées sur les éléments de preuve disponibles.

[306] Encore une fois, lorsqu’elles ont été rendues, les ordonnances reposaient sur la preuve présentée à l’époque et ne prévoyaient pas de pandémie, d’évacuation en cas d’incendie ou la présentation de nombreuses demandes non urgentes fondées sur de fausses allégations ou concernant, par exemple, des consoles de jeu. Ces demandes ont une incidence sur les services fournis au titre du principe de Jordan et pourraient être traitées dans un délai beaucoup plus long sans que le compteur soit démarré dès la réception. Le Tribunal est préoccupé par le fait que les demandes non urgentes incluent désormais un si large éventail qu’il serait déraisonnable d’exiger que le compteur démarre toujours à la réception de la demande. Il craint également qu’une demande concernant un enfant ayant besoin d’une évaluation importante pour accéder, par exemple, à l’éducation spécialisée, soit traitée au même titre qu’une demande de tondeuse à gazon. Par ailleurs, si une demande est suspecte et nécessite d’autres renseignements, le compteur du processus de traitement peut être mis en pause. Par conséquent, le Tribunal juge qu’il est nécessaire d’établir des lignes directrices claires à cet égard, et il réexaminera cette question lorsque les parties se seront consultées et retourneront devant le Tribunal.

[307] Compte tenu de l’arriéré actuel, des clarifications du Tribunal à propos du terme « urgent », et des autres ordonnances relatives aux consultations, le Tribunal, en vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP, de l’approche dialogique et des ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, ordonne au Canada d’élaborer, en consultation avec les parties, des lignes directrices relatives à la question susmentionnée, puis de retourner devant lui pour lui présenter leurs propositions, au plus tard le 9 janvier 2025.

(ii) Remboursements

[308] Le Canada soutient que SAC a établi des normes de service pour les demandes de paiement approuvées au titre du principe de Jordan et a mis en place divers mécanismes de traitement des paiements, à savoir des paiements directs aux fournisseurs, des cartes d’achat, des cartes-cadeaux et des ententes de contribution. Dans certaines régions, SAC a également conclu des partenariats avec des tiers pour améliorer le traitement des paiements.

[309] D’après le Canada, SAC doit travailler en étroite collaboration avec les Premières Nations parties à l’instance pour trouver des solutions et accroître l’efficacité du processus de remboursement. Les Premières Nations doivent aussi soutenir SAC dans ses démarches visant à ce que les demandeurs fournissent les renseignements nécessaires en temps opportun, que ce soit en l'aidant à obtenir des factures justificatives ou à établir des pratiques et des procédures afin que les renseignements nécessaires puissent être transmis dans un format prêt à être traité par les systèmes financiers du Canada.

[310] SAC ne souhaite pas imposer un échéancier précis. Il convient de rappeler que, dans le cas des enfants des Premières Nations et de leur famille, SAC peut choisir de verser un paiement directement au fournisseur de biens ou de services. Pour ce qui est des fournisseurs de services des Premières Nations, SAC s’accorde à dire que toute entente à long terme sur le principe de Jordan doit apporter des solutions aux problèmes de traitement des factures, par exemple en réduisant la dépendance à l’égard des processus gérés par le gouvernement fédéral et en augmentant la capacité de ces fournisseurs.

[311] Le Canada fait aussi valoir que SAC travaille en collaboration avec des partenaires des régions et des Premières Nations pour soutenir la coordination, par les Premières Nations, des services visés par le principe de Jordan. La coordination des services est assurée par l’un des divers organismes régionaux de prestation de services (par exemple, les collectivités des Premières Nations, les conseils tribaux, les autorités sanitaires et les organismes non gouvernementaux autochtones), lesquels sont financés par l’intermédiaire de près de 600 ententes de contribution conclues avec SAC.

[312] Le Canada ajoute que SAC procède actuellement à la rationalisation des processus de paiement dans les régions afin de faciliter l’automatisation.

[313] Selon le Canada, quelques-uns des enjeux soulevés dans les observations de la Société de soutien découlent indirectement du problème de l’arriéré, notamment en ce qui concerne les remboursements. Dans certains cas, les demandeurs paient le produit, le service ou le soutien pour ensuite se faire rembourser, tandis que dans d’autres cas, SAC paie directement les fournisseurs ou offrent des cartes-cadeaux aux demandeurs. Certes, il se peut que les demandeurs ou les fournisseurs doivent attendre la fin du processus de remboursement, mais cette question n'est pas sans rapport avec celle de savoir si l’enfant a reçu le produit, le service ou le soutien en vertu du principe de Jordan.

[314] D’après SAC, la pratique consistant à payer à l’avance certains produits, services ou soutiens et à demander ultérieurement des reçus ou d’autres documents au demandeur ne va pas à l’encontre des décisions du Tribunal, qui a tenu à s’assurer que les exigences administratives n’empêchent pas un enfant de recevoir le soutien dont il a besoin en temps opportun. SAC est en droit de vouloir obtenir, a posteriori, des renseignements du demandeur afin de confirmer que le paiement qu’il a effectué a permis à l’enfant d’obtenir le produit, le service ou le soutien approuvé.

[315] La Société de soutien estime que le délai de 15 jours ouvrables, même s’il est généralement respecté, s’avère encore trop long pour véritablement aider les familles dans le besoin, qui vivent souvent dans une grande pauvreté. Par exemple, il se peut qu’un délai de 15 jours ouvrables ne permette pas de répondre aux besoins urgents des enfants dont les tuteurs doivent débourser des sommes importantes et attendre un remboursement. Les familles financièrement vulnérables, ou celles qui fuient la violence familiale et des catastrophes naturelles, risquent d’éprouver encore plus de difficultés si elles doivent attendre 15 jours ouvrables, voire plus, pour être remboursées après avoir obtenu de la part de SAC une approbation au titre du principe de Jordan pour l’achat de produits de première nécessité tels que des vêtements, des couches ou de la nourriture. Il arrive que ces familles n’aient aucun contrôle ni aucune certitude quant à leurs rentrées d’argent et qu’elles soient donc incapables de [traduction] « gérer leurs finances » alors qu’elles doivent payer pour des services, des produits ou des soutiens dont leurs enfants ont besoin et que le gouvernement fédéral a accepté de fournir en vertu du principe de Jordan. Comme l’a déclaré un organisme de soutien aux familles et aux enfants autochtones, [traduction] « si [les familles] avaient l’argent, elles n’auraient pas présenté de demande d’aide au titre du principe de Jordan ».

[316] Au cours de son contre-interrogatoire, Mme Gideon a eu l’échange suivant avec Mme Marchildon, présidente de la formation :

[traduction]
LA PRÉSIDENTE :[...] Seriez-vous d’accord avec moi pour dire que si une famille vit dans la pauvreté, — un fait qui a été reconnu plus tôt, et vous-même avez déclaré avoir affaire avec des familles pauvres, il pourrait être extrêmement difficile pour elle d’avancer l’argent ne serait-ce que pour trois ou sept jours et d’attendre le remboursement, à plus forte raison si elle doit attendre 14 jours comme vous l’avez mentionné? Seriez-vous d’accord pour dire que c’est une situation très difficile pour une famille qui vit dans la pauvreté?

MME GIDEON : Oui, je le reconnais. C’est pourquoi nous avons mis en place des options de paiement anticipé, comme des cartes-cadeaux, mais dans certains cas, il y a des limites à ces paiements. Dans le meilleur des cas, nous pouvons conclure une entente directe avec la famille ou, s’il s’agit du propriétaire, nous pouvons lui verser un paiement. S’il s’agit d’une épicerie, nous pouvons demander à être facturés directement. Ce pourrait aussi être Home Depot, alors nous prenons des dispositions avec Home Depot. C’est ainsi que nous préférons aider une famille qui vit dans la pauvreté.

[317] Le Tribunal estime que, si l’on exige des familles pauvres ou à faible revenu qu’elles assument le coût des services, on en vient essentiellement à transférer les obligations qu'a le Canada aux personnes qui ont besoin de services. Pour certaines familles, même si ce n’est que pour une courte période, le coût est trop élevé. À long terme, ce problème doit être résolu. Comme le principe de Jordan a été conçu pour éviter que les gouvernements ou les ministères ne se disputent au sujet de leur responsabilité financière et qu’ils acceptent plutôt de payer pour les services puis de recouvrer les fonds par après, il est quelque peu étrange de constater que le gouvernement approuve les services, mais demande aux demandeurs autochtones d’assumer les coûts et de réclamer un remboursement.

[318] Entre-temps, certaines solutions doivent être mises en œuvre. Le Tribunal estime que le Canada a déjà commencé à élaborer des solutions et qu’il devrait continuer à le faire avec l’aide des autres parties dans le cadre de consultations.

[319] Le Tribunal reconnaît que la méthode préconisée par Mme Valerie Gideon pour aider les familles vivant dans la pauvreté est la meilleure, si cette méthode peut leur être offerte.

[320] Toutefois, selon la preuve produite par l’APN, un parent a communiqué avec le Secteur du développement social à plusieurs reprises entre janvier et mai 2023 parce que sa famille connaissait de grandes difficultés financières en raison de retards de paiement. Selon ce parent, les demandes qu’il avait présentées avaient été approuvées, mais il s’était écoulé plusieurs semaines, voire plusieurs mois, avant qu'il ne reçoive les paiements.

[321] M. Craig Gideon donne un autre exemple : le Secteur du développement social de l’APN a eu à répondre à un parent qui avait été autorisé à payer pour un service coûteux pour son enfant et à se faire rembourser par la suite au titre du principe de Jordan. Le parent a donc payé pour le service avec sa carte de crédit en septembre 2023, mais attendait toujours le remboursement en mars 2024. Comme il y avait un solde sur la carte de crédit, le parent se trouvait dans une situation financière difficile. Il a essayé à plusieurs reprises de contacter SAC pour savoir où en était le processus de remboursement, mais il n’a jamais réussi à parler à qui que ce soit au centre d’appels.

[322] M. Craig Gideon rapporte également qu’un fournisseur de services a contacté le Secteur du développement social en janvier 2024 pour savoir où en était le processus de remboursement des services qu'il avait rendus à des clients en vertu du principe de Jordan plusieurs mois auparavant. Après avoir tenté à maintes reprises de contacter SAC, le fournisseur de services a demandé l’aide de l’APN. Il a indiqué qu’il continuait, en toute bonne foi, à fournir des services, mais qu'il craignait de ne pas pouvoir continuer à le faire.

[323] De même, M. Craig Gideon affirme qu’un autre fournisseur de services a communiqué avec le Secteur du développement social en juillet 2023 au sujet de sommes qui lui étaient dues pour des services rendus en vertu du principe de Jordan plus de 12 mois auparavant, et ce, bien qu’il ait tenté à plusieurs reprises de contacter SAC.

[324] En août 2023, un autre parent a communiqué avec le Secteur du développement social parce que le fournisseur n’avait pas reçu de paiement pour des services qui avaient été approuvés en mars 2023 et qu’il ne pouvait donc pas en assurer la prestation.

[325] Le Tribunal accepte la preuve incontestée de l’APN qui est exposée ci-dessus. Il juge cette preuve pertinente et fiable, d’autant plus que, bien qu’il s’agisse de ouï-dire et qu’il faille leur accorder le poids qui leur revient, les cas rapportés viennent du Secteur du développement social, un organisme qui connaît bien le principe de Jordan et qui aide régulièrement les familles autochtones. Rien ne permet au Tribunal de penser que les déclarations de l’auteur de l’affidavit ne sont pas fiables ou qu’elles ne doivent se voir accorder que peu d’importance, voire pas du tout. De plus, le Canada, qui a étudié l'ensemble de la preuve, n’a pas contesté ce témoignage alors qu’il a contesté un témoignage similaire présenté par la Société de soutien.

[326] Le Canada a eu l’occasion de contre-interroger les auteurs des affidavits produits par les autres parties, y compris M. Craig Gideon, et a choisi de ne pas le faire. Rien ne garantit que le Tribunal s’appuiera sur ces éléments de preuve non contestés, mais rien non plus ne l’empêche d'en tenir compte. D’ailleurs, le Tribunal estime que ces éléments de preuve permettent de conclure qu’il y a eu des problèmes avec le remboursement de certains paiements, si bien que des familles et des fournisseurs de services se sont retrouvés dans une situation difficile.

[327] D’après le Tribunal, cette situation est préoccupante et ne cadre pas avec l’intention qu’il avait lorsqu’il a rendu ses décisions sur requête.

[328] Le Tribunal est d’accord avec la Société de soutien pour dire que les idées de Mme Valerie Gideon précédemment exposées, c’est-à-dire que les options de paiement anticipé, comme les cartes-cadeaux et les paiements directs, aident certaines familles, tel que le démontrent les exemples fournis par l’APN, mais qu’elles ne sont pas actuellement offertes à toutes les familles ou ne sont pas adéquates.

[329] Se pose alors la question de savoir ce qu’il advient des parents qui ne bénéficient pas de l’aide de l’APN, de la Société de soutien ou d’un autre organisme et qui se trouvent dans la même situation que celle décrite dans les exemples ci-dessus, c’est-à-dire qu’ils n’arrivent pas à parler à quelqu’un de SAC ou que, même s’ils y parviennent, ils doivent faire face à de longues périodes d’attente.

[330] S’agissant de la gestion des risques, les plaintes et les exemples de l’APN peuvent contribuer à améliorer la qualité du service; il ne faut donc pas les écarter. Ils témoignent des problèmes sous-jacents.

[331] L’APN soutient que le Conseil des leaders des Premières Nations fait ressortir les problèmes liés au traitement des paiements auxquels sont confrontés les particuliers et les fournisseurs de services et qu'il appuie les mesures de réparation demandées par la Société de soutien à cet égard. L’APN reconnaît que la question des délais de remboursement n’est pas, d'une manière quelconque, « sans rapport » avec les ordonnances du Tribunal, comme le soutient le Canada, et elle appuie la délivrance d’une ordonnance provisoire selon laquelle le délai de remboursement serait de 10 jours ouvrables pour les particuliers et de 15 jours ouvrables pour les fournisseurs de services.

[332] Le Tribunal reconnaît que la question des délais de remboursement n’est pas sans rapport avec ses ordonnances. Si les familles ne peuvent pas assumer les coûts des services pendant qu’elles attendent d’être remboursées, elles pourraient devoir cesser d'utiliser ces services. Comme il a été exposé plus haut, certaines familles ont connu de grandes difficultés alors qu’elles avaient payé pour des services pour lesquels elles attendaient d'être remboursées. Dans bien des cas, la question des délais de remboursement est directement liée à celle de l’accès aux services, surtout s’il s’agit de services récurrents. Ces délais peuvent se traduire par une suspension ou un retard dans la prestation des services, voire par une incapacité à répondre aux besoins de l’enfant. Ils peuvent aussi entraver l’accès aux services alors que le principe de Jordan est censé éliminer les obstacles.

[333] La Société de soutien demande au Tribunal d’ordonner la prise de mesures provisoires relativement au remboursement des coûts de services, notamment que les particuliers soient remboursés dans un délai de 10 jours ouvrables et que les fournisseurs de services le soient dans un délai de 15 jours ouvrables.

[334] La Société de soutien prétend que la norme de service de 15 jours ouvrables ne tient pas compte des réalités financières des personnes qui demandent du soutien en application du principe de Jordan, qui ne peuvent généralement pas attendre trois semaines pour un remboursement. Il faut arriver à réduire les délais de remboursement pour des raisons de certitude et de confiance du public à l’égard du principe de Jordan et pour respecter la position du Tribunal quant aux répercussions de ces délais sur les enfants des Premières Nations.

[335] La Société de soutien affirme qu’il faut réduire le délai de service à cinq jours civils pour éviter que les familles ne soient soumises à des pressions financières. Le délai proposé respecte le fait que bon nombre de familles autochtones qui demandent du soutien au titre du principe de Jordan n’ont pas les moyens de payer directement les produits, services ou mesures de soutien nécessaires. Il apporte aussi une certaine certitude et renforce la confiance dans le principe de Jordan du fait que les parents des Premières Nations sont ainsi assurés d’obtenir les mesures de soutien dont leurs enfants ont besoin à un moment prédéterminé.

[336] La Société de soutien sollicite une ordonnance précisant que, conformément aux décisions 2017 TCDP 14 et 2017 TCDP 35, SAC ne peut pas retarder le paiement de services approuvés si, ce faisant, il impose aux familles un fardeau financier ou administratif qui risque d’entraîner une suspension ou un retard dans la prestation des services, voire une incapacité à répondre aux besoins de l’enfant.

[337] Le Tribunal estime qu’il doit rendre une ordonnance afin que les familles des Premières Nations, en particulier celles qui se trouvent dans une situation financière difficile, n’aient pas à avancer des fonds pour recevoir les services dont leurs enfants ont besoin. Une telle pratique est contraire au principe de Jordan, qui veut que l’on fournisse le service et que l’on s’occupe du financement par la suite. Dans bien des cas, ce sont les demandeurs eux-mêmes qui avancent les fonds, et non pas SAC, une province ou un territoire, ce qui, pour le Tribunal, est préoccupant et n’est pas conforme au principe de Jordan et aux ordonnances qu’il a rendues.

[338] Le Tribunal exclut de son raisonnement les demandes potentiellement fausses, douteuses ou déraisonnables qui pourraient nécessiter une enquête plus approfondie.

[339] La LCDP est conçue pour protéger les groupes vulnérables et permet l'adoption ou la mise en œuvre de programmes, de plans ou d'arrangements spéciaux destinés à supprimer ou à prévenir les désavantages que subit un groupe d’individus en leur facilitant l’accès à des biens et à des services :

[340] Programmes de promotion sociale

16 (1) Ne constitue pas un acte discriminatoire le fait d’adopter ou de mettre en œuvre des programmes, des plans ou des arrangements spéciaux destinés à supprimer, diminuer ou prévenir les désavantages que subit ou peut vraisemblablement subir un groupe d’individus pour des motifs fondés, directement ou indirectement, sur un motif de distinction illicite en améliorant leurs chances d’emploi ou d’avancement ou en leur facilitant l’accès à des biens, à des services, à des installations ou à des moyens d’hébergement.

[341] Dans la décision sur requête 2018 TCDP 4, le Tribunal a tiré des conclusions sur le paragraphe 16(1) de la LCDP et s’est appuyé pour ce faire sur les décisions Alliance de la capitale nationale sur les relations inter-raciales c. Canada (Ministère de la santé et du bien-être social) T.D.3/97, aux p. 30-31) et CN c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 1987 CanLII 109 (CSC), [1987] 1 RCS 1114, [Action Travail des Femmes]). Le Tribunal continue de s’appuyer sur ces conclusions.

[342] Dans le cadre de leurs consultations, les parties peuvent réfléchir à des solutions adaptées aux familles des Premières Nations qui protégeraient la vie privée de ces dernières, ne nécessiteraient pas de preuve de pauvreté et ne les mettraient pas dans l’embarras.

[343] En vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP, de l’approche dialogique et des ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada d’élaborer, en consultation avec les parties, des solutions pratiques et opérationnelles provisoires, avec justification et preuve à l’appui, pour remédier aux difficultés que les retards de remboursement et de paiement causent aux individus et aux familles (demandeurs) et de lui faire rapport avant le 9 janvier 2025.

[344] En vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, de l’approche dialogique et des ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal précise que, par souci de cohérence avec les ordonnances qu’il a rendues dans les décisions 2017 TCDP 14 et 2017 TCDP 35, le Canada ne peut pas retarder le paiement des services approuvés si, ce faisant, il impose aux familles un fardeau qui risque d’entraîner une suspension ou un retard dans la prestation des services, voire une incapacité à répondre aux besoins de l’enfant.

[345] Le Tribunal estime que les délais actuellement prévus pour les fournisseurs de services sont raisonnables à condition qu’il n’y ait pas de retard. La preuve examinée ci-dessus confirme que, dans certains cas, les fournisseurs de services connaissent des retards importants qui dépassent largement le délai de 15 jours prévu.

[346] Le Tribunal ne sait pas si les procédures de SAC offrent des mesures de protection contre les retards inutiles.

[347] Par souci de bonne pratique, des lignes directrices devraient être mises en œuvre pour éviter que les remboursements ne soient retardés inutilement. Le Canada informera le Tribunal s’il dispose de telles lignes directrices ou procédures et, le cas échéant, en fournira une copie avant le 10 décembre 2024. Le Tribunal réexaminera la question une fois qu’il aura reçu l’information et/ou les lignes directrices de la part du Canada.

(iii) Prescription sociale :

[traduction]
La prescription sociale permet à des personnes de confiance qui travaillent en milieu clinique et communautaire d’orienter les patients ayant des besoins sociaux non médicaux liés à la santé vers des groupes de soutien et des services non cliniques locaux par le biais d’une prescription non médicale. Il ressort des évaluations que les programmes de prescription sociale destinés à la population pédiatrique ont permis d’améliorer de manière statistiquement significative le bien-être mental, physique et social des participants et de réduire la demande et les coûts des soins de santé. Les experts ont souligné que la prescription sociale avait une incidence particulièrement importante sur la santé mentale des enfants, ce qui laisse croire qu’elle pourrait servir à désengorger le système de santé mentale. La prescription sociale a le potentiel de transformer les soins pédiatriques en s’attaquant aux besoins sociaux non médicaux liés à la santé. Il est donc grand temps que la recherche, les politiques et les pratiques en matière de prescription sociale s’intéressent davantage à la population pédiatrique. Il faut que les chercheurs, les décideurs politiques et les professionnels de la santé infantile s’empressent de soutenir les progrès réalisés dans ce domaine (commentaire de Caitlin Muhl, Susan Bennett, Stephanie Fragman et Nicole Racine, pièce 1 — 2024 de l’affidavit du Dr Ryan Rioux daté du 27 mars 2024).

[348] En ce qui concerne la prescription sociale, l’APN précise que ce n’est pas parce qu’une preuve est incontestée qu’elle est nécessairement bonne ni qu’elle expose l’approche que le Tribunal devrait adopter pour reconnaître les demandes urgentes, comme cela a été suggéré par la Société de soutien et approuvé par le Conseil sans que les parties aient leur mot à dire. Tenir compte de la prescription sociale pour déterminer ce qui est urgent irait en définitive l’encontre de l’esprit et de l’objet des directives actuelles du Tribunal et du principe selon lequel « urgent, c’est urgent ». L’APN recommande plutôt aux parties de réfléchir au rôle de la prescription sociale dans le contexte de demandes non urgentes présentées au titre du principe de Jordan et des négociations sur la réforme à long terme du principe de Jordan. Elle invite d’ailleurs le Tribunal à faire preuve de prudence avant de tenir compte de la prescription sociale alors qu’il cherche à déterminer combien de demandes ont été mal classées en suivant l’approche de retour aux sources. Le Tribunal est du même avis que l’APN sur ce point.

[349] Le Canada s’oppose à cette preuve étant donné que la Société de soutien l’a déposée dans sa réplique et que, par conséquent, il subit un préjudice puisqu’il n’a pas pu l’examiner ni eu la possibilité d’y répondre. Le Tribunal le reconnaît , mais estime que le Canada ne subit aucun préjudice du fait qu’aucune ordonnance n’est rendue sur la base de cette preuve.

[350] L’article contient des renseignements intéressants qui pourraient être utilisés par les parties dans leurs consultations. Cela étant dit, même si le Tribunal accorde peu d’importance aux renseignements contenus dans l’article — confirmés par le Dr Ryan Rioux — en ce qui concerne les ordonnances sollicitées et les précisions à apporter aux ordonnances, il formulera dans l’intérêt des enfants quelques observations qui ne porteront préjudice à aucune des parties et qui pourraient aider ces dernières dans leurs consultations.

[351] Le Dr Rioux affirme que, dans sa pratique, il pourrait recommander l’inscription d’un enfant à un camp de sports pour lutter contre l’obésité infantile. Il pourrait également recommander l’élimination des moisissures ou le retrait des tapis dans une maison où vit un enfant dont l’asthme est mal contrôlé. Ces deux exemples seraient conformes aux directives de traitement de ces affections et relèveraient du concept de prescription sociale. En outre, dans ces deux exemples, les pédiatres pourraient s’intéresser aux facteurs qui contribuent à l’augmentation des taux d’obésité et d’asthme, notamment dans les communautés des Premières Nations, à savoir l’accès limité à des aliments sains, à des centres qui encouragent l’activité physique et à un logement adéquat.

[352] Toutefois, selon le Dr Rioux, c’est en examinant de manière globale les besoins individuels d’un enfant autochtone sous l'angle de la prescription sociale que l’on se rend compte que nombre de ces besoins peuvent être urgents.

[353] Par exemple, un enfant atteint d’un trouble du spectre de l’autisme peut avoir des besoins sensoriels particuliers, notamment en matière de stimulation visuelle, afin de s’autoréguler. Pour cet enfant, un bâton lumineux peut être un outil utilisé par sa famille pour le calmer. Plus encore, il se peut qu’une console de jeu permette à un adolescent déraciné de renouer avec sa communauté de jeu en ligne et, par conséquent, de retrouver une certaine stabilité et un certain bien-être mental en période de crise.

[354] De manière générale, le Tribunal convient que la prescription sociale, qui tient compte des déterminants sociaux de la santé, s’avère très utile pour analyser la question de l’égalité réelle dans les cas non urgents relevant du principe de Jordan. Il reconnaît que les soutiens sociaux (c’est-à-dire la prescription sociale) sont un outil essentiel pour lutter contre ces inégalités sanitaires et sociales.

[355] Cependant, s'agissant des cas urgents, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve et de renseignements pour justifier la délivrance d’ordonnances étant donné que le seul affidavit qui a été produit en réplique et la brève description des exemples de cas urgents ne sont pas convaincants. Par ailleurs, le Tribunal n’a pas tenu compte de la prescription sociale lorsqu’il a rendu des ordonnances d’urgence relativement au principe de Jordan. Bien que le Tribunal ne soit pas fermé à l’idée de s'intéresser à l’application d’une approche aussi importante que celle de la prescription sociale, il n’est pas recommandé d’intégrer cette notion à la définition actuelle des cas urgents pour le moment. Les exemples fournis par le Dr Ryan Rioux au paragraphe 20 de son affidavit susmentionné sont valables, mais ne correspondent pas à la définition d’urgence du Tribunal, suivant laquelle la demande doit être traitée dans les 12 heures. Vu le nombre de demandes en attente, dont certaines sont peut-être vraiment urgentes, il serait malavisé d’élargir la définition des services urgents pouvant faire l’objet d’une ordonnance du Tribunal pour y inclure des services tels que des bâtons lumineux pour aider un enfant en crise à se calmer ou une console de jeu pour permettre à un adolescent déraciné de renouer avec sa communauté de jeu en ligne et de retrouver ainsi une certaine stabilité et un bien-être mental en période de crise. Le Tribunal aurait besoin de plus de renseignements pour arriver à une autre conclusion en ce qui concerne les cas urgents.

(iv) Coordination des programmes fédéraux, analyse des lacunes, orientation vers d’autres programmes et élimination des lacunes et des obstacles

[356] Le Tribunal s’attardera longuement sur ces questions étant donné qu’il a déjà rendu plusieurs ordonnances à ce sujet, que le Canada a mal interprété ces ordonnances et que le gouvernement tarde à combler les lacunes dans les programmes fédéraux qui financent les services aux enfants des Premières Nations. Le Canada invoque les ordonnances qu’a rendues le Tribunal relativement au principe de Jordan pour étayer sa position malgré le fait que les ordonnances et les conclusions du Tribunal doivent être lues et mises en œuvre conjointement, comme il sera expliqué plus en détail ci-dessous.

[357] Cette question de la coordination des programmes fédéraux a été soulevée par le Canada dans le cadre de la requête et de la requête reconventionnelle. Comme nous l’avons déjà mentionné, le Canada soutient que certaines demandes sont redirigées pour être traitées en vertu du principe de Jordan, si bien que SAC se retrouve à financer deux fois la même demande puisqu’il ne peut pas orienter les demandeurs vers d’autres programmes tels que le Programme des services de santé non assurés, le Programme d’aide au revenu dans les réserves ou le Programme d’éducation. Or, comme il ne peut pas rediriger les demandeurs vers des services existants, SAC contribue à l'accroissement de l'arriéré des communications et des demandes liées au principe de Jordan.

[358] S’il est vrai que le Canada connaît ses programmes et sait mieux que quiconque comment fonctionnent les systèmes gouvernementaux, force est de constater qu’il a du mal à éliminer efficacement les obstacles, les lacunes et les refus de services pour les enfants et familles des Premières Nations.

[359] Dans ses décisions sur requête antérieures, le Tribunal a relevé le manque de coordination entre les programmes sociaux, notamment ceux de la Direction générale de la santé des Premières Nations et de Santé Canada. D’ailleurs, en 2016, le Tribunal a rendu une ordonnance « de ne pas faire » afin de remédier à ce manque de coordination dans les programmes sociaux fédéraux (2016 TCDP 2). De plus, dans ses conclusions et ses ordonnances, le Tribunal a souligné l’importance de combler les lacunes des programmes fédéraux offrant des services aux enfants des Premières Nations. Par souci de commodité, certaines de ces conclusions sont reproduites ci-dessous :

[354] En réponse, AADNC et Santé Canada ont signé un protocole d’entente intitulé Memorandum of Understanding on the Federal Response to Jordan’s Principle (Annexe, pièce 46 [MOU on Jordan’s Principle]; voir également le témoignage de C. Baggley, Transcription, vol. 57, p. 9 à 13, 23, 40 et 41, 84 et 85). Dans le document MOU on Jordan’s Principle, signé par un sous-ministre adjoint de chaque ministère, AADNC et Santé Canada ont tous les deux reconnu qu’ils avaient un rôle à jouer pour mettre en œuvre le principe de Jordan et qu’ils avaient la responsabilité conjointe de collaborer pour élaborer et mettre en œuvre une réponse fédérale (p. 1). Ce protocole d’entente vise à aider les deux ministères à régler les différends en matière de financement au fur et à mesure qu’ils surgissent entre les gouvernements fédéral et provinciaux, de même qu’entre les deux ministères [traduction] « [...] et à s’assurer que les services offerts aux enfants protégés par le principe de Jordan ne sont pas interrompus à cause d’un différend » (MOU on Jordan’s Principle, p. 1).

 

[355] Le protocole d’entente vise également à aider AADNC et Santé Canada à collaborer afin de mettre en œuvre le principe de Jordan au niveau fédéral. À cet égard, le protocole indique que le rôle que joue Santé Canada pour faire respecter le principe de Jordan consiste à fournir plusieurs services en matière de santé aux Premières Nations. Ces services incluent, notamment, des services infirmiers, des soins à domicile et au sein de la collectivité, des programmes communautaires et des services de santé non assurés nécessaires. Le rôle d’AADNC pour faire respecter le principe de Jordan consiste à fournir divers programmes sociaux aux Premières Nations, notamment sous forme de programmes d’éducation spécialisée, d’aide à la vie autonome et de soutien du revenu et, enfin, du Programme des SEFPN (MOU on Jordan’s Principle, p. 1 et 2).

 

[356] Une fois qu’une situation dans laquelle le principe de Jordan pourrait s’appliquer a été identifiée, il faut, selon le document MOU on Jordan’s Principle, examiner les autorisations fédérales et les politiques des programmes existantes pour déterminer si les dépenses sont admissibles aux termes d’un programme existant et si elles sont couvertes par des fonds ministériels existants. Si le différend sur le financement oppose le gouvernement fédéral et des gouvernements provinciaux, Santé Canada et AADNC doivent travailler de concert avec la province et les représentants des Premières Nations pour régler le conflit par une méthode de gestion des cas. Santé Canada a reçu 11 millions de dollars pour financer les biens et les services pendant le règlement du différend (MOU on Jordan’s Principle, p. 2) afin d’assurer qu’il n’y ait pas de suspension ou de délai dans la prestation des services. Les fonds ont été fournis annuellement par tranches de trois millions de dollars entre 2009 et 2012. Comme les fonds n’ont jamais été utilisés, leur versement a depuis été abandonné (témoignage de C. Baggley, Transcription, vol. 57, p. 123 à 125).

 

[357] Selon le protocole d’entente MOU on Jordan’s Principle, une structure de gouvernance a été élaborée pour soutenir la communication et le partage de renseignements entre les deux ministères sur toute question concernant le principe de Jordan. Cette structure de gouvernance comporte [traduction] « [...] des mesures favorisant le règlement des différends entre les ministères, lorsque Santé Canada et AADNC hésitent, ou ne s’entendent pas sur le ministère ou le gouvernement responsable du financement des biens ou des services selon leurs missions, leurs politiques, ou leurs autorisations respectives » (MOU on Jordan’s Principle, p. 2). La structure de gouvernance a également été mise en place pour s’assurer que les différends en matière de financement sont examinés et coordonnés en temps utile, car il est [traduction] « essentiel de répondre aux besoins et de prendre des décisions pour s’assurer que les différends en matière de financement n’interrompent pas les services offerts aux enfants (MOU on Jordan’s Principle, p. 3).

 

[358] Santé Canada et AADNC ont renouvelé l’entente Memorandum of Understanding on the Federal Response to Jordan’s Principle en janvier 2013 (Annexe, pièce 47 [protocole d’entente de 2013 sur le principe de Jordan]). Le protocole d’entente de 2013 sur le principe de Jordan, également signé par un sous-ministre adjoint de chacun des ministères, reconnaît que Santé Canada et AADNC [traduction] « [...] ont un rôle à jouer pour favoriser une meilleure intégration et une meilleure coordination des services sociaux et de santé provinciaux et fédéraux » (protocole d’entente de 2013 sur le principe de Jordan, p. 1). Le protocole d’entente de 2013 sur le principe de Jordan prévoit désormais que, pendant le processus de règlement d’un dossier mettant en cause le principe de Jordan, le ministère fédéral compétent relativement au programme ou au service en cause cherchera à obtenir l’approbation du sous-ministre adjoint pour financer de façon intérimaire le service en question, afin d’en assurer la continuité.

 

[359] Mme Corinne Baggley, gestionnaire principale en matière de politiques à la Direction générale de la politique sociale, familiale et de l’enfance d’AADNC, a expliqué que la réponse fédérale au principe de Jordan est axée sur les cas mettant en cause un conflit de compétences entre un gouvernement provincial et le gouvernement fédéral et, sur les enfants aux prises avec de multiples handicaps exigeant des services de plusieurs fournisseurs. De plus, le service en question doit être un service qui serait offert à un enfant résidant à l’extérieur de la réserve au même endroit (Transcription, vol. 57, p. 9 à 13; voir également Annexe, pièce 48). Bien qu’elle ait estimé qu’environ la moitié des cas recensés qui relevaient du principe de Jordan portaient sur des conflits entre des ministères fédéraux, Mme Baggley a souligné que la politique avait été élaborée spécifiquement en fonction du cas de Jordan (Transcription, vol. 58, p. 24 et 25, 40 et 41).

 

[360] Les plaignantes soutiennent que la façon dont AADNC et Santé Canada ont formulé le principe de Jordan a eu pour effet de restreindre étroitement ce principe. Alors que la motion avait une portée large quant aux services dont les enfants avaient besoin, AADNC et Santé Canada en ont limité la portée aux conflits entre les gouvernements et aux enfants polyhandicapés.

 

[361] En revanche, AADNC est d’avis que le principe de Jordan n’est pas un concept concernant l’aide à l’enfance et, qu’il ne fait pas partie du Programme des SEFPN. Par conséquent, ce principe déborde du cadre de la présente plainte. AADNC soutient également que le Programme des SEFPN ne vise pas à répondre à tous les besoins sociaux qui existent dans une réserve, étant donné qu’il existe divers autres programmes sociaux qui répondent à ces besoins et, qui sont offerts aux membres des Premières Nations vivant dans les réserves. De plus, les autorisations relatives au Programme des SEFPN ne permettent pas de payer une dépense qui serait normalement remboursée par un autre programme (c.‑à‑d. les dispositions relatives au cumul prévues à l’article 11.0 du Manuel national des programmes sociaux 2012, p. 10). En tout état de cause, AADNC soutient que rien ne permet de penser que sa conception du principe de Jordan a des effets préjudiciables.

 

[362] Selon le Tribunal, bien qu’il ne s’agisse pas à strictement parler d’un concept concernant l’aide à l’enfance, le principe de Jordan est pertinent et il est souvent indissociable de la prestation de services à l’enfance et à la famille aux Premières Nations, notamment dans le cas du Programme des SEFPN. Le rapport Wen:De no 3 a expressément recommandé la mise en œuvre du principe de Jordan selon les modalités suivantes, à la page 16 :

[traduction]

Les conflits de compétence entre les ministères fédéraux et entre les ministères du gouvernement fédéral et les provinces ont des conséquences négatives importantes sur la sécurité et le bien-être des enfants indiens inscrits [...] Le nombre de conflits avec lesquels les organismes sont aux prises chaque année est élevé. À la phase 2, durant laquelle la question a été explorée plus à fond, les 12 SEFPN visées par l’échantillon ont signalé avoir vécu 393 conflits de compétence au cours de la seule dernière année. La résolution de chaque conflit a nécessité environ 50,25 heures/personne, ce qui a drainé sérieusement les ressources déjà limitées des organismes de SEFPN.

(Non souligné dans l’original)

 

[363] Le rapport Wen:De no 2 signale que 36 % des conflits de compétence opposent des ministères du gouvernement fédéral, que 27 % opposent des ministères provinciaux et que seulement 14 % de ces conflits opposent le gouvernement fédéral et des gouvernements provinciaux (p. 44). Certains conflits ont nécessité jusqu’à 200 heures avant que le personnel trouve une solution : « [l]e coût des ressources humaines pour résoudre les conflits de compétence en fait déjà un coût extraordinaire pour les agences et ce coût n’est pas couvert par la formule » (Rapport Wen:De no 2, p. 28).

 

[364] Le principe de Jordan concerne également le manque de coordination des services sociaux et de santé dans les réserves. Autrement dit, comme Jordan, les enfants doivent d’abord être pris en charge pour pouvoir accéder aux services dont ils ont besoin, en raison du manque de services sociaux et de santé dans les réserves. Comme il est mentionné dans le Rapport de 2008 de la Vérificatrice générale du Canada, aux pages 13 et 19 :

 

4.20 Des problèmes sociaux et de santé peuvent compliquer la prestation des services d’aide à l’enfance. Nous avons constaté que les organismes des Premières nations ne peuvent pas toujours compter sur d’autres services sociaux et de santé pour les aider à garder des familles unies ou à offrir les services nécessaires aux Premières nations. L’accès à ces services n’est pas le même dans les collectivités situées à l’intérieur et à l’extérieur des réserves, et il diffère également d’une Première nation à l’autre. Le Ministère n’a pas déterminé quels autres services sociaux et de santé sont disponibles dans les réserves pour appuyer les services d’aide à l’enfance. Les services d’aide à l’enfance offerts dans les réserves ne peuvent pas être comparables si les collectivités dans les réserves doivent régler des problèmes qui, à l’extérieur des réserves, seraient réglés grâce à d’autres services sociaux et de santé.

[...]

 

4.40 Les enfants des Premières nations qui ont besoin d’importants soins médicaux se trouvent dans une situation ambiguë. Certains enfants des Premières nations pris en charge n’ont pas nécessairement besoin de protection, mais requièrent plutôt d’importants soins médicaux qui ne sont pas offerts dans les réserves. Le fait de prendre en charge ces enfants à l’extérieur de leur collectivité leur donne accès aux soins médicaux dont ils ont besoin. Affaires indiennes et du Nord Canada et Santé Canada tentent de recueillir plus de données sur le nombre d’enfants dans cette situation et les coûts connexes. La Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières nations du Canada a proposé un moyen de régler ces questions ainsi que d’autres questions.

 

[365] Le Rapport de 2008 de la Vérificatrice générale du Canada, à la page 18, déplore également ce manque de coordination entre les programmes d’AADNC et entre les programmes d’AADNC et de Santé Canada :

 

4.38 Comme la protection et le bien-être des enfants peuvent exiger l’appui d’autres programmes, nous nous attendions à ce que le Ministère facilite la coordination entre le Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières nations et d’autres de ses programmes pertinents, et qu’il facilite l’accès à d’autres programmes fédéraux, le cas échéant.

 

4.39 Nous avons constaté des différences fondamentales entre le point de vue d’Affaires indiennes et du Nord Canada et celui de Santé Canada à l’égard de leurs responsabilités respectives en matière de financement des services de santé non assurés destinés aux enfants des Premières nations qui sont pris en charge. Affaires indiennes et du Nord Canada est d’avis que les services offerts à ces enfants avant qu’ils soient pris en charge devraient continuer à être offerts. De son côté, Santé Canada croit que les enfants vivant dans les réserves qui sont pris en charge devraient avoir accès à tous les programmes et les services offerts aux enfants qui sont pris en charge dans une province, et qu’Affaires indiennes et du Nord Canada devrait, conformément à la politique fédérale, assumer la totalité des coûts liés à la prestation de ces services. Le Ministère affirme ne pas avoir l’autorité de financer les services couverts par Santé Canada. Ces différences de point de vue peuvent avoir des répercussions sur la disponibilité, la durée et le niveau des services offerts aux enfants des Premières nations. Par exemple, un organisme des Premières nations a dû attendre 9 mois pour obtenir une confirmation qu’un appareil de 11 000 $ pour un enfant pris en charge serait payé par Affaires indiennes et du Nord Canada.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[366] Par exemple, une enfant de quatre ans d’une Première Nation a subi un arrêt cardiaque ainsi qu’une lésion cérébrale anoxique au cours d’un examen dentaire de routine. Elle est devenue totalement dépendante dans toutes ses activités quotidiennes. Avant de recevoir son congé de l’hôpital, elle avait besoin d’un équipement médical complet et notamment d’une poussette adaptée, d’un lit et d’un matelas, d’un lève‑personne et d’un système de rails au plafond. Une demande d’équipement médical a été faite à Santé Canada, dans le cadre du Programme des services de santé non assurés. Toutefois, cet équipement n’était pas admissible dans le cadre de ce programme et nécessitait une autorisation à titre de dérogation spéciale.

 

[367] Un formulaire d’accueil déposé durant l’audience, établi par les autorités provinciales du Manitoba mais qui correspond aux dossiers d’AADNC au sujet de l’incident, illustre la suite des événements dans ce dossier (Annexe, pièce 49 [Intake Form]; voir également Annexe, pièce 50 et témoignage de C. Baggley, Transcription, vol. 58, p. 58 à 60). On a d’abord communiqué avec AADNC le 29 novembre 2012. Une téléconférence a eu lieu le 4 décembre 2012 au cours de laquelle Santé Canada a accepté de payer le lève-personne, mais a « refusé catégoriquement » de payer le lit et le matelas adaptés. Le 19 décembre 2012, l’enfant a reçu son congé de l’hôpital. Un mois plus tard, le lit et le matelas adaptés ont été fournis, mais seulement grâce à un don anonyme. Dans les remarques finales du formulaire d’accueil, en réponse à la rubrique [traduction] « Veuillez détailler tout problème d’accès rencontré pour obtenir les services demandés », voici ce qu’on trouve, à la page 8 :

 

[traduction]

 

Santé Canada n’est pas autorisé à financer des lits ou des matelas adaptés ou des lits ou des matelas d’hôpitaux. Le refus de SSNA était catégorique.

 

AADNC n’est pas autorisé à accorder des fonds dans le cadre de son Programme de soins à domicile (il offre seulement de l’aide non médicale) et la famille ne reçoit pas de prestations dans le cadre du Programme de soutien du revenu qui lui auraient permis de recevoir du financement pour répondre à des besoins spéciaux.

 

L’Office régional de la santé du Sud (provincial) a été sollicité, mais a répondu qu’il n’était pas en mesure de financer le lit d’hôpital.

 

La Première Nation de Sandy Bay ne dispose pas de financement ou n’a qu’un financement limité et n’est pas en mesure d’acheter un lit.

 

Les provinces ne disposent pas des autorisations de financement nécessaires pour couvrir certains postes, ce qui crée des lacunes et des disparités.

 

[368] Le manque de coordination entre les programmes gouvernementaux dans les réserves dans plusieurs autres secteurs que celui des enfants polyhandicapés a été souligné dans un document d’AADNC intitulé INAC and Health Canada First Nation Programs: Gaps in Service Delivery to First Nation Children and Families in BC Region (Annexe, pièce 51 [Gaps in Service Delivery to First Nation Children and Families in BC Region]). Tel qu’indiqué dans le courriel accompagnant ce document, sous l’intitulé [traduction] « Principe de Jordan : Travail en parallèle avec Santé Canada », le document présente l’opinion du bureau régional de la Colombie-Britannique d’AADNC, notamment celle de son directeur des Affaires intergouvernementales, à la lumière de l’expérience d’autres fonctionnaires du bureau régional.

 

[369] Voici ce qu’on trouve à la page 1 du document Gaps in Service Delivery to First Nation Children and Families in BC Region :

 

[traduction]

Les travaux des deux ministères sur le principe de Jordan ont fait ressortir ce que nous savions depuis des années : il y a des divergences d’opinions et des différences entre les deux ministères en ce qui concerne les autorisations et les ressources, qui semblent causer des lacunes dans la prestation des services aux enfants et aux familles résidant dans les réserves. Parmi les principaux programmes visés, mentionnons le Programme de soutien du revenu d’AINC et le Programme des services à l’enfance et à la famille d’AINC, ainsi que le Programme des services de santé non assurés de Santé Canada.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[370] Le document énumère ensuite des lacunes constatées grâce à l’expérience sur le terrain des fonctionnaires d’AADNC et des organismes de SEFPN. Par exemple, dès lors qu’un enfant est pris en charge, le Programme des SEFPN ne peut récupérer de Santé Canada les coûts du programme des services de santé non assurés. Dans ce cas, Santé Canada présume que les coûts sont couverts par une autre source (par le Programme des SEFPN). Toutefois, AADNC ne possède pas les autorisations nécessaires pour payer des dépenses médicales. En règle générale, il y a de la confusion quant à la façon de recevoir des soins de santé non assurés (c.‑à‑d. comment obtenir les formulaires où les envoyer et qui appeler pour obtenir des réponses lorsque le site internet officiel n’indique pas à qui s’adresser pour obtenir des renseignements) (Lacunes dans la prestation des services aux enfants et aux familles des Premières Nations de la région de la C‑B, p. 1 et 2).

 

[371] Les services dentaires sont également un sujet litigieux pour les organismes de SEFPN et les membres des Premières Nations. Même en cas d’urgence, les soins dentaires de base sont refusés dans le cadre du Programme des soins de santé non assurés si une autorisation préalable n’a pas été obtenue. Si le client insiste, Santé Canada lui conseille d’interjeter appel de la décision, ce qui peut entraîner des délais supplémentaires. Toutefois, lorsqu’un enfant pris en charge est en cause, l’organisme de SEFPN n’a d’autre choix que de payer (Gaps in Service Delivery to First Nation Children and Families in BC Region, p. 2).

 

[372] D’autres dépenses médicales qui posent problème sont celles concernant les services en santé mentale. Le financement de Santé Canada pour les services en santé mentale ne couvre que les crises de courte durée, alors que les enfants pris en charge ont souvent des besoins en santé mentale de longue durée et que ces services ne sont pas toujours offerts dans les réserves. Par conséquent, les enfants pris en charge se voient refuser l’accès à des services en santé mentale en raison des retards à obtenir les services, du financement limité et des contraintes de temps imposées à la prestation de ce type de service. Pour empirer la situation, certains enfants, qui ne peuvent obtenir les services en santé mentale dont ils ont besoin, ne sont pas admissibles aux programmes scolaires destinés aux enfants ayant des besoins spéciaux, qui exigent une évaluation ou un diagnostic d’un psychologue (Gaps in Service Delivery to First Nation Children and Families in BC Region, p. 2 et 3).

 

[373] Dans certains cas, le Programme des SEFPN paie les dépenses liées aux services de santé non assurés, même si elles ne sont pas admissibles au sens du Programme des SEFPN (Gaps in Service Delivery to First Nation Children and Families in BC Region, p. 2 et 3). Cette situation est problématique, car AADNC doit réaffecter des fonds provenant d’autres programmes – qui répondent aux facteurs de risque sous-jacents concernant les enfants des Premières Nations – pour payer les frais d’entretien. Là encore, le Rapport de 2008 de la Vérificatrice générale du Canada souligne ce qui suit, à la page 29 :

 

4.72 Étant donné que les dépenses du Programme augmentent plus rapidement que son budget général, Affaires indiennes et du Nord Canada a dû réaffecter les fonds attribués à d’autres programmes. Dans une étude de 2006, le Ministère a reconnu que, au cours des dix dernières années, les réaffectations budgétaires — de programmes portant notamment sur l’infrastructure communautaire et le logement au profit d’autres programmes comme celui de l’aide à l’enfance — ont empêché les dépenses en matière de logement de suivre la croissance de la population et ont accéléré la détérioration de l’infrastructure communautaire.

 

4.73 À notre avis, la méthode budgétaire qu’Affaires indiennes et du Nord Canada utilise actuellement pour ce type de programme n’est pas viable. Le budget du Programme doit être conforme à la politique gouvernementale et permettre à toutes les parties concernées de s’acquitter des obligations qui leur sont conférées dans le cadre du Programme et en vertu de la législation provinciale applicable, tout en minimisant les répercussions sur d’autres programmes importants du Ministère. Affaires indiennes et du Nord Canada a déjà pris des mesures pour régler ces questions en Alberta et il s’est engagé à faire de même dans d’autres provinces, d’ici 2012.

 

[374] Comme nous l’avons déjà mentionné, AADNC a lui-même signalé ce problème dans ses évaluations du Programme des SEFPN. L’Évaluation du Programme des SEFPN (2007) a identifié le Programme des SEFPN comme l’un des cinq programmes d’AADNC susceptibles d’améliorer le bien-être des enfants, des familles et des collectivités. Les quatre autres programmes sont le Programme de prévention de la violence familiale, le Programme d’aide à la vie autonome, l’Initiative d’un réinvestissement de la Prestation nationale pour enfants et le Programme de soutien du revenu. Selon l’Évaluation, « [i]l se peut qu’avec une meilleure coordination, ces programmes puissent être utilisés de manière plus stratégique pour soutenir les familles et les aider à faire face aux problèmes qui sont le plus souvent associés à la violence envers les enfants » (Évaluation du Programme des SEFPN (2007), p. 43). En outre, l’Évaluation mentionne d’autres programmes fédéraux qui contribuent directement à la bonne santé des familles et des collectivités, offerts aux membres des Premières Nations vivant dans les réserves par Ressources humaines et Développement social Canada, Justice Canada et Sécurité publique et Protection civile Canada, en plus de Santé Canada (Évaluation du Programme des SEFPN (2007), p. 39 à 45). À la lumière de ces informations, l’Évaluation du Programme des SEFPN (2007), propose, à la page 53, trois approches pour améliorer le Programme des SEFPN :

 

Approche A : Corriger les faiblesses du mode de financement actuel des services à l’enfance et à la famille des Premières nations, tel que défini dans la Directive 20‑1 du programme, étant donné que sous sa forme actuelle, il dissuade les organismes de faire appel à une approche axée sur une réponse différentielle et favorise le placement des enfants à l’extérieur du foyer.

 

Approche B : En plus de corriger les faiblesses de la Directive 20‑1 du programme, inciter les collectivités des Premières nations à élaborer des plans communautaires détaillés visant à impliquer les autres programmes sociaux d’AINC dans la prévention de la violence envers les enfants. Les cinq programmes sociaux d’AINC (à savoir, le Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières nations, le Programme d’aide à la vie autonome, l’Initiative de réinvestissement de la Prestation nationale pour enfants, le Programme de prévention de la violence familiale et le Programme de soutien du revenu) visent tous les mêmes collectivités des Premières nations et ont tous un rôle à jouer dans l’amélioration des retombées pour les enfants et les familles. Par conséquent, il faudrait les coordonner et utiliser comme indicateur de rendement pour tous ces programmes, en vertu du nouveau cadre de rendement des programmes sociaux d’AINC, le taux de violence envers les enfants au sein des collectivités des Premières nations établies dans les réserves.

 

Approche C : En plus des approches A et B, améliorer la coordination des programmes sociaux d’AINC avec ceux des autres ministères fédéraux qui sont destinés aux Premières nations installées dans les réserves comme, par exemple, les programmes de santé et de développement de la petite enfance. Grâce à une plus grande coordination, et en mettant davantage l’accent sur les besoins des différentes collectivités, ces programmes pourraient jouer un rôle plus important dans la prévention de la violence envers les enfants.

 

[375] L’Évaluation par AADNC de la mise en œuvre de l’AAAP en Alberta, réalisée en 2010, a, elle aussi, permis de constater que plusieurs questions de compétence compromettaient l’efficacité de la prestation des services, notamment l’accès à des services de soutien en matière de prévention. En 2012, l’Évaluation par AADNC de la mise en œuvre de l’AAAP en Saskatchewan et en Nouvelle-Écosse concluait : « Il faut mieux coordonner les programmes fédéraux d’aide aux enfants et aux parents » (p. 55). L’Évaluation par AADNC de la mise en œuvre de l’AAAP en Saskatchewan et en Nouvelle‑Écosse, précisait ce qui suit, à la page 55:

 

De toute évidence, le Programme des SEFPN n’est pas et ne peut pas être cloisonné des autres programmes. De trop nombreux facteurs influencent le besoin global en programmes d’aide à l’enfance et à la famille, et il serait irréaliste de supposer que les agences peuvent fournir l’intégralité des services nécessaires. Pour plus d’efficience, AADNC pourrait avoir une meilleure compréhension de ses programmes et des autres programmes fédéraux d’aide à l’enfance et à la famille, et en faciliter la coordination. Le développement économique, la promotion de la santé, l’éducation et l’intégrité culturelle figurent parmi les secteurs clés où une intégration des programmes et des services pourrait contribuer à rehausser le bien-être communautaire d’une façon à la fois efficace et nécessaire pour l’obtention de résultats positifs à long terme, et en bout de course pour une réduction soutenue du nombre d’enfants pris en charge.

 

[…]

 

[379] Le principe de Jordan vise à résoudre les problèmes de compétence qui sont susceptibles de se traduire par un délai, une interruption, ou un refus d’un bien ou d’un service à aux enfants des Premières Nations vivant dans les réserves. Les protocoles d’entente de 2009 et de 2013 entraînent nécessairement des retards, du fait qu’ils prévoient un examen des politiques et des programmes, des conférences de cas et la nécessité d’obtenir des approbations du sous-ministre adjoint avant même qu’un financement provisoire soit accordé. Il convient de souligner que la méthode de la conférence de cas est l’approche qui a été utilisée dans le cas de Jordan, malheureusement sans succès (témoignage de Mme Cindy Blackstock, Transcription, vol. 43, p. 104).

 

[380] On ne sait pas non plus exactement pourquoi la position d’AADNC est axée principalement sur les conflits intergouvernementaux dans les situations dans lesquelles un enfant a plusieurs handicaps et a besoin de services de divers fournisseurs. Les éléments de preuve susmentionnés démontrent qu’un grand nombre de conflits de compétence surgissent entre des ministères fédéraux tels qu’AADNC, Santé Canada et d’autres. Fait significatif, le fonds de 11 millions de dollars que Santé Canada a constitué pour répondre aux cas répondant à la définition du principe de Jordan n’a jamais été utilisé. Selon Mme Baggley, la raison de cette situation est que les cas invoqués ne répondaient pas aux critères permettant d’appliquer le principe de Jordan, ou encore qu’ils ont été réglés avant qu’on ait besoin des fonds (Transcription, vol. 57, p. 123‑125).

 

[381] Le Tribunal est d’avis que c’est en raison de l’interprétation étroite que Santé Canada et AADNC font du principe de Jordan qu’il n’y a aucun cas qui réponde aux critères de ce principe. Cette interprétation méconnait l’ampleur des problèmes de compétence susceptibles de se manifester lors de la prestation de bon nombre de services fédéraux visant à assurer la santé, la sécurité et le bien-être des enfants et des familles des Premières Nations. Cette approche va à l’encontre du principe de Jordan et se traduit par des interruptions, des délais et des refus de services pour les enfants des Premières Nations vivant dans les réserves. Une coordination entre l’ensemble des ministères et des programmes fédéraux, surtout AADNC et les programmes de Santé Canada, contribuerait à éviter ces failles dans les services offerts aux enfants des Premières Nations dans le besoin.

 

[382] Mais surtout, le principe de Jordan est censé s’appliquer à l’ensemble des enfants des Premières Nations. Il y a beaucoup d’autres enfants des Premières Nations qui ne sont pas polyhandicapés mais qui ont besoin de services, notamment de services à l’enfance et à la famille. La nécessité de prendre un enfant en charge pour lui permettre d’accéder à ces services alors que les mêmes services sont accessibles à l’ensemble des autres enfants canadiens est l’une des principales raisons pour lesquelles la présente plainte a été déposée.

 

[…]

 

[391] De plus, dans les secteurs où le Programme des SEFPN est complété par d’autres programmes fédéraux visant à répondre aux besoins des enfants et des familles vivant dans les réserves, on constate un manque de coordination entre les différents programmes. Selon la preuve, les ministères du gouvernement fédéral travaillent souvent en vase clos. Cette situation entraîne des interruptions, des retards ou des refus de service et, de façon générale, défavorise les enfants et les familles des Premières Nations vivant dans les réserves. Le principe de Jordan était censé répondre à ce problème. Toutefois, l’interprétation étroite qu’en font AADNC et Santé Canada méconnaît un grand nombre de différends qui peuvent surgir et qui devraient être réglés en appliquant ce principe.

 

[…]

 

[458] […] Voici une liste non exhaustive des principaux effets préjudiciables constatés par le Tribunal :

 

  • L’absence de coordination du Programme des SEFPN et des autres ententes provinciales/territoriales connexes avec d’autres ministères et d’autres programmes et services du gouvernement destinés aux Premières Nations dans les réserves, a entraîné des interruptions, des retards et des refus de services pour les enfants des Premières Nations.

 

  • La définition étroite et l’application insuffisante du principe de Jordan, ont entraîné des interruptions, des délais et des refus de services pour les enfants des Premières Nations.

 

[…]

 

[481] […] Le Tribunal ordonne à AADNC de mettre fin à ses actes discriminatoires et de modifier le Programme des SEFPN et l’Entente de 1965 conformément aux conclusions de la présente décision. Le Tribunal enjoint également à AADNC de cesser d’appliquer sa définition étroite du principe de Jordan et de prendre des mesures pour appliquer immédiatement le principe de Jordan en lui donnant sa pleine portée et tout son sens.

[360] Le Canada a admis lors de l’audience sur les requêtes qu’il s'engageait dans une voie nouvelle, s'agissant de l’application du principe de Jordan de la façon prévue dans les ordonnances du Tribunal. En toute honnêteté, bien que le Tribunal ait dû rendre plusieurs ordonnances au fil des ans, le Canada a fait un excellent travail puisqu’il a approuvé l’octroi de millions de dollars pour des services destinés aux enfants et aux familles des Premières Nations. Voilà qui mérite d’être souligné. Pour prendre toute la mesure de la situation, il faut examiner l’ensemble des conclusions formulées par le Tribunal dans ses multiples décisions sur requête et la preuve à l’appui. C’est sur cette base que le Tribunal évalue l’efficacité de ses ordonnances et le degré de mise en œuvre atteint.

[361] Des années après les décisions 2017 TCDP 14 et 2017 TCDP 35, dans lesquelles le Tribunal a défini le principe de Jordan et rendu certaines ordonnances sur consentement, le Canada refusait toujours d’accorder un financement en immobilisations suffisant pour l'achat ou la construction de bâtiments destinés à soutenir la prestation de services de représentants de bande et de services offerts au titre du principe de Jordan : 2021 TCDP 41. Les Chefs de l’Ontario ont porté l’affaire devant le Tribunal parce que le Canada n’était pas d’accord avec eux. L’intervention du Tribunal était donc nécessaire. Toutes les parties, à l’exception du Canada, ont reconnu que l’achat de bâtiments destinés à offrir des services en vertu du principe de Jordan nécessitait souvent des fonds d’immobilisations, mais que le Canada refusait de les octroyer.

[362] Il a fallu enjoindre au Canada de financer ces services pour éviter que les enfants n’en soient privés. Même s’il était parfaitement conscient des lacunes en matière de financement et qu’il avait été prévenu par de nombreuses Premières Nations, le Canada n’a pas toujours agi sans qu’on doive l’obliger à le faire.

[63] De plus, le Tribunal a ordonné une réforme complète du Programme des SEFPN afin qu’il soit mis fin aux actes discriminatoires constatés dans sa décision, notamment en corrigeant le manque de coordination entre les programmes fédéraux qui entraîne, pour les enfants et les familles des Premières Nations, des interruptions, des retards et des refus de services.

 

[…]

 

[65] Le Canada a exprimé l’objectif de modifier son ancienne approche à l’égard des programmes qui, selon le Tribunal, fonctionnent en vase clos. Il a dit miser sur une approche globale, intersectionnelle et axée sur les collectivités des Premières Nations qui, si elle était entièrement mise en œuvre, remédierait à la discrimination raciale systémique constatée par le Tribunal et s’alignerait à long terme sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. La formation approuve entièrement cet objectif, pour autant qu’il se concrétise.

 

[…]

 

[67] Il s’agit là de l’approche idéale, pourvu que la discrimination raciale systémique soit éliminée de manière satisfaisante et que les collectivités et les organismes ne se heurtent à aucun refus lorsqu’ils expriment des besoins réels mesurables liés à la prestation de services, y compris pendant la période de transition…

(2021 TCDP 41, aux par. 63, 65 et 67)

 

[363] Le Tribunal connaît bien les arguments du Canada, comme celui présenté dans les requêtes, à savoir qu’il s’est conformé aux ordonnances et qu’il devrait pouvoir poursuivre son travail en toute tranquillité. Nombre des arguments avancés par le Canada dans les requêtes ressemblent à ceux qu’il a invoqués dans d’autres requêtes. Il convient de noter que le Canada a affirmé devoir consulter les Premières Nations, mais qu’il a rejeté des demandes pourtant justifiées de ces dernières. Voilà un élément dont le Tribunal tient compte lorsqu’il évalue l’efficacité de ses ordonnances.

[364] Par ailleurs, en 2021, le Tribunal a conclu que le Canada ne répondait pas aux attentes, notamment en ce qui concerne le principe de Jordan, et qu’il devait rectifier le tir. C’est donc au vu des conclusions antérieures du Tribunal que l’on peut comprendre les questions soulevées dans les requêtes et l’argument du Canada selon lequel certaines demandes de services sont réacheminées vers le principe de Jordan alors qu’elles pourraient l'être vers d’autres programmes fédéraux :

[102] En somme, le Canada soutient qu’il s’est conformé aux ordonnances du Tribunal et qu’il n’y a pas de questions en suspens liées à la conformité. Aucun élément de preuve ne démontre que la discrimination persiste. La requête de non-conformité devrait donc être rejetée. Il devrait se voir accorder le temps de suivre les structures démocratiques en place afin d’assurer la reddition de comptes à l’égard des fonds publics. En outre, le Canada devrait avoir la possibilité de maintenir le système actuel qui fait appel à la collaboration avec les instances dirigeantes autochtones.

 

[…]

 

[113] Le Canada soutient qu’un plan d’immobilisations à long terme exige du temps et des consultations continues. À ce chapitre, des consultations sont d’ailleurs en cours, et il est important que les communautés des Premières Nations y participent. Intervenir dans ce processus continu représenterait une dérogation au rôle du Tribunal qui consiste à statuer sur une plainte précise.

 

[…]

 

[179] Le fonctionnement et l’administration des programmes est un choix gouvernemental. Depuis la Décision sur le bien-fondé, AINC est devenu SAC, et une fusion et une réorganisation majeures ont été réalisées. Bien qu’elle ait traité certaines questions soulevées dans la Décision sur le bien-fondé, la formation est toujours saisie d’arguments du Canada qui montrent que la mentalité de cloisonnement demeure. Dans les observations du Canada en réponse à la requête concernant l’acquisition ou la construction d’immobilisations qui soutiennent la prestation des SEFPN, l’accent est mis sur le Programme d’infrastructure communautaire, plutôt que sur le Programme des SEFPN et ses Modalités ou sur les conclusions rendues dans la Décision sur le bien-fondé. La formation a clairement indiqué, dans la Décision sur le bien-fondé, que la réforme devait être éclairée par les conclusions qui y étaient contenues. Y compris celles sur les grands projets d’immobilisations.

 

[…]

 

[194] L’historique de la présente affaire et les éléments de preuve présentés démontrent que, lorsque le Canada applique des critères et exerce son pouvoir discrétionnaire, il n’utilise pas nécessairement une optique d’égalité réelle qui réponde aux véritables besoins des enfants et des familles des Premières Nations.

 

[…]

 

[237] La présente décision sur requête et ses ordonnances sont néanmoins nécessaires, étant donné que la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis ne fait référence qu’au financement dans son préambule et ne garantit pas un financement adéquat en fonction des besoins particuliers des Nations. Bien que cette loi fasse référence à l’égalité réelle, aucun lien n’est établi entre le financement en fonction des besoins et l’égalité réelle parmi les obligations énoncées. La formation examinera éventuellement cette question avec l’aide des parties dans le cadre de la phase à long terme et de la mise en œuvre de la réforme. Cela dit, la formation estime que si un financement durable et adéquat est fourni aux Premières Nations qui décident d’exercer leur compétence en matière de services à l’enfance et à la famille, il s’agit là de la meilleure issue possible pour ces enfants, ces familles et ces nations. Cette option est incluse dans les ordonnances de la décision sur requête 2018 TCDP 4.

 

[…]

 

[261] […]

 

Compétence pour rendre des ordonnances relatives à l’acquisition ou la construction d’immobilisations qui soutiennent la prestation de services en vertu du principe de Jordan

 

Les services fournis en vertu du principe de Jordan font partie de la demande en l’espèce et ont fait l’objet de nombreuses ordonnances du Tribunal dans le cadre de la présente instance. Dissocier les services des exigences provinciales en matière de locaux sécuritaires et confidentiels pour offrir les services équivaudrait à de la discrimination. Cela perpétuerait aussi les interruptions, les refus et les retards dans la prestation de nombreux services qui ne peuvent être offerts qu’à l’intérieur de bâtiments. Autrement dit, refuser de financer des locaux sécuritaires, confidentiels et culturellement adaptés respectant les exigences provinciales équivaudrait à refuser des services autrement autorisés en vertu du principe de Jordan.

 

[…]

 

[279] Faire valoir qu’il faut envisager d’autres programmes comme argument pour retarder ou refuser le financement de l’acquisition ou de la construction d’immeubles ne tient pas la route. Le Canada devrait examiner les besoins et les demandes d’immobilisations propres aux Premières Nations au moment où ces demandes sont présentées, et non après que toutes les Premières Nations ont été consultées et ont donné leur point de vue, car cela est injuste pour les Premières Nations qui ont des besoins pressants et qui sont prêtes à aller de l’avant.

 

[280] En ce qui concerne le principe de Jordan, le Canada devrait présenter une vision globale de la façon dont il répondra aux besoins et éliminera les obstacles, surtout si ces obstacles découlent de la division administrative des programmes fédéraux. Si l’acquisition ou la construction d’un immeuble peut permettre d’héberger des services sociaux dans le cadre du programme des SEFPN, ou encore des services en vertu du principe de Jordan ou un programme d’intervention auprès de la petite enfance, entre autres, ce sera l’idéal. Mais seulement lorsque c’est possible. En fin de compte, ce sont les organismes des SEFPN et les collectivités des Premières Nations qui décident de leur plan à cet égard.

 

[281] Le Canada s’est vu ordonner de mettre fin à ses pratiques discriminatoires, y compris celle-ci. Les nombreux arguments faisant référence à d’autres programmes fédéraux spécialisés dans les infrastructures communautaires ou aux discussions en cours ne convainquent pas le Tribunal que les besoins réels des enfants et des familles des Premières Nations sont comblés.

 

[…]

 

[298] En tout respect, la formation précise que le besoin de disposer de suffisamment d’espaces à bureaux pour offrir des services est si étroitement lié à la prestation réelle des services, et il va à ce point de soi, que la formation n’a pas envisagé la nécessité de rendre des ordonnances à cet égard à l’époque. Bien qu’il y ait clairement eu une période d’adaptation à l’important afflux de nouveaux cas à la suite des ordonnances de 2017, nous sommes maintenant à la fin de 2021. Le Canada soutient continuellement qu’il devrait avoir la latitude nécessaire pour se conformer aux exigences visant à remédier à la discrimination systémique. Il s’agit ici d’un exemple clair de situation où une trop grande latitude risque de perpétuer les retards inutiles qui entraînent une discrimination systémique. De plus, le manque de financement adéquat pour des bâtiments permettant d’offrir des services dans les réserves constitue un refus qui contrevient aux ordonnances du Tribunal relatives au principe de Jordan.

 

[…]

 

[304] Compte tenu de cette préoccupation, la formation estime qu’un moyen que peut utiliser le Canada pour démontrer qu’il est en bonne voie de se conformer aux ordonnances du Tribunal serait d’engager rapidement des consultations en bonne et due forme sur les besoins des organismes de SEFPN et des collectivités des Premières Nations, y compris auprès des parties en l’espèce, et de préparer un plan comportant des cibles et des échéances précises pour achever ces consultations. Selon la formation, le Canada devrait être en mesure de communiquer ce plan dans les trois mois suivant la date des présents motifs, ou selon le délai convenu par les parties. Pour être approprié, le plan devrait être très détaillé et comporter des étapes et des objectifs clairs. Grâce à ces détails, le plan démontrerait de quelle façon le Canada tient compte des ordonnances du Tribunal, notamment celles concernant le manque de coordination entre les programmes fédéraux touchant les enfants des Premières Nations, l’égalité réelle, les difficultés à surmonter et les solutions envisagées.

 

[365] À maintes reprises, la présidente de la formation a demandé aux témoins du Canada comment ils comptaient éliminer les lacunes et pallier le manque de coordination des programmes fédéraux offerts aux enfants des Premières Nations. Aucun plan clair et détaillé, avec des objectifs et des échéances, n’a jamais été présenté. Voilà qui est préoccupant quand on sait que le Canada considère que certains programmes pourraient mieux répondre aux besoins visés par plusieurs des demandes présentées au titre du principe de Jordan.

[366] À la question que lui a posée la présidente de la formation, à savoir si le ministère avait procédé à une analyse systémique des autres programmes et de la manière dont ils permettraient de combler les lacunes dans les services offerts aux enfants, Mme Gideon a répondu que SAC avait entrepris une telle analyse vers 2022, mais qu’elle ne savait pas si elle était terminée. Mme Gideon a renvoyé le Tribunal à Mme St-Aubin pour plus de renseignements.

[367] Dans son affidavit révisé, Mme Candice St-Aubin explique que le volume des demandes et le niveau des dépenses vont, selon les prévisions, tous deux continuer d’augmenter étant donné que les familles des Premières Nations se tournent de plus en plus vers le principe de Jordan pour obtenir des produits, des services et des soutiens. Par contre, si le gouvernement fédéral se contente d'accroître la capacité d'application du principe de Jordan, il pourrait involontairement priver les programmes dirigés par les Premières Nations de fonds et de services, et ainsi amener les Premières Nations à recourir encore davantage au principe de Jordan. De plus, si l’on s’en tient à l’approche actuelle du gouvernement fédéral, on privilégie les décisions de l’administration fédérale plutôt que celles des Premières Nations en ce qui concerne la prestation de services aux enfants. Certes, cette approche découle des ordonnances du Tribunal, mais il ne suffit pas d’accroître la capacité opérationnelle pour combler les lacunes dans la fourniture des produits, services et soutiens offerts par les principaux programmes ou les services communautaires.

[368] Le Tribunal souscrit à ce qui précède, mais il n’a jamais enjoint au Canada de remédier à la situation en misant uniquement sur l’accroissement de la capacité d'application du principe de Jordan. Au contraire, comme la preuve démontrait le manque de coordination et l’existence de lacunes, le Tribunal a demandé une analyse des lacunes afin qu’elles puissent être comblées et a souligné l’importance d’une bonne coordination entre les programmes fédéraux. Le Tribunal a toujours dit être en faveur des programmes communautaires des Premières Nations qui répondent aux besoins des enfants des Premières Nations, à condition que celles‑ci disposent des ressources nécessaires pour le faire. Autrement dit, le Canada ne peut pas transmettre ses responsabilités légales aux Premières Nations si elles ne disposent pas des ressources nécessaires pour offrir les services. Il en va de l’intérêt supérieur des enfants des Premières Nations.

[369] Le Canada soutient que, si l’on continue ainsi de grossir la fonction publique chargée de l’administration du principe de Jordan, on risque de priver les programmes existants des Premières Nations de fonds et de services, de faire passer le processus décisionnel fédéral avant celui des Premières Nations et d’empêcher les enfants de bénéficier des principaux programmes ou des services communautaires. Voilà qui ne serait pas dans l’intérêt supérieur des enfants des Premières Nations.

[370] Comme l’a déclaré Mme Gideon lors de son contre‑interrogatoire, en misant sur la croissance de la fonction publique, on risque notamment :

a. d’investir dans la fonction publique au lieu d’investir dans la capacité des Premières Nations;

b. de concurrencer les Premières Nations pour recruter du personnel;

c. de concurrencer les Premières Nations pour recruter des entrepreneurs et des fournisseurs de services, ce qui entraînerait une surenchère et une augmentation des frais pour les services dont les enfants ont besoin.

[371] Le Tribunal est entièrement d’accord avec Mme Gideon sur ce point.

[372] Mme St-Aubin affirme également qu’à l’avenir, il incombera à SAC de remplir son mandat législatif, qui consiste à travailler en collaboration avec ses partenaires pour améliorer l’accès des Autochtones à des services de qualité et pour aider ces derniers à prendre en charge la prestation de services et à surmonter les difficultés socio-économiques propres à leurs communautés. En définitive, l’objectif est de transférer les fonds et le contrôle aux communautés et aux organismes des Premières Nations afin qu’elles puissent offrir aux enfants des services complets adaptés à leur culture.

[373] Le Tribunal abonde dans le même sens, mais encore faut-il que les communautés et les organismes des Premières Nations disposent à long terme de ressources suffisantes pour bien fonctionner et offrir aux enfants des services complets qui soient adaptés à leur culture.

[374] Pendant le contre-interrogatoire de Mme St-Aubin, Me David Taylor, avocat de la Société de soutien, a lu les deux paragraphes suivants, lesquels sont tirés de la décision sur requête relative au principe de Jordan que le Tribunal a rendue en 2017 (2017 TCDP 14, aux paragraphes 105 et 106) :

[105] En ce qui concerne l’affirmation de l’APN que le Canada n’a pas encore compris en quoi consistent les lacunes dans le financement fédéral octroyé aux enfants des Premières Nations, la formation fait remarquer qu’il est mentionné ce qui suit dans la présentation Principe de Jordan – Initiative de l’enfant d’abord faite le 6 octobre 2016 dans le cadre de la table ronde inuite (affidavit de Cassandra Lang, 25 janvier 2017, pièce 2, annexe I), sous « Points de mise en œuvre », à la page 12 : [traduction] « Effectuer une analyse des écarts dans chaque province pour ce qui touche les services sociaux et les services de santé destinés aux enfants handicapés vivant dans les réserves » (voir également Principe de Jordan – Initiative de l’enfant d’abord de Santé Canada, présentation datée du 12 octobre 2016 [affidavit de Cassandra Lang, 25 janvier 2017, pièce 2, annexe I, à la page 12]).

 

[106] Aucun échéancier n’indique le moment où cette analyse prendra fin et, compte tenu des arguments susmentionnés de la formation concernant la définition du principe de Jordan adoptée par le Canada, l’analyse devra être élargie pour inclure d’autres sujets que les enfants handicapés vivant dans les réserves. Les renseignements recueillis doivent refléter le nombre réel d’enfants qui ont besoin de services et les écarts réels dans ces services afin d’appuyer de façon efficace les mesures futures.

[375] Mme St-Aubin s’est vu demander si elle savait qu’au moment d’établir les échéanciers, le Tribunal avait également demandé que l’analyse des lacunes soit réalisée, en plus d’être élargie. Elle s’est aussi fait demander si elle admettait que la formation du Tribunal avait demandé que l’analyse des écarts soit réalisée rapidement :

[traduction]
Q. Mais dès 2017, la formation demandait que ce type d’analyse des écarts soit effectué plus rapidement. N’est-ce pas?

R. Oui.

[376] Mme St-Aubin s’est également fait poser des questions sur les décisions sur requête antérieures du Tribunal :

[traduction]
Q. Donc, là encore, êtes-vous d’accord pour dire qu’il s’agit d’un autre exemple où la formation préconise une approche plus globale?

R.

Oui.

[377] À la question de savoir si elle convenait que la formation ne misait pas uniquement sur l’accroissement de la capacité opérationnelle, mais aussi sur l’élimination des lacunes, Mme St-Aubin a répondu que telle était effectivement l’intention du Tribunal lorsqu’il a rendu ses ordonnances.

[378] Elle a admis que SAC était censé examiner les lacunes et procéder à une analyse.

[379] Interrogée sur l’affidavit dans lequel elle déclare que [traduction] « SAC mène un projet visant à recenser systématiquement les chevauchements, les lacunes et/ou les moyens qui existent pour que les programmes communautaires financés par SAC offrent des services semblables aux services les plus fréquemment demandés au titre du principe de Jordan », Mme St-Aubin a déclaré que le projet était en cours, mais qu’elle ne pouvait pas confirmer s’il était terminé ou quand il le serait.

[380] En outre, l’avocat de la Société de soutien a interrogé Mme St-Aubin sur la question que la présidente de la formation avait posée à Mme Gideon en ce qui concerne les mesures de soutien socioéconomiques et les enjeux liés à la pauvreté, à savoir si le ministère avait fait une analyse systémique des autres programmes et s’ils pouvaient combler les lacunes. Mme Gideon avait mentionné que ces travaux avaient débuté en 2023 et que Mme St-Aubin en savait peut-être plus à ce sujet.

[381] L’avocat de la Société de soutien a alors posé la question suivante à Mme St-Aubin : [traduction] « Est-ce là le projet auquel vous faites référence au paragraphe 77 [de son affidavit]? » Cette dernière a répondu qu'il semblait que ce soit le cas.

[382] Le Tribunal constate que, bien que l’analyse des lacunes soit en cours et qu’une première phase de l’IFPD soit terminée, l’analyse des lacunes reste inachevée huit ans après que le Tribunal eut rendu sa Décision sur le bien-fondé et 7 ans après qu’il eut rendu ses décisions et ses ordonnances relatives au principe de Jordan dans les affaires 2017 TCDP 14 et 2017 TCDP 35.

[383] Sans preuve suffisante que le Canada a effectivement effectué une évaluation approfondie des programmes fédéraux destinés à répondre aux besoins réels des enfants des Premières Nations et à combler les lacunes dans la prestation des services, les questions soulevées dans la Décision sur le bien-fondé ainsi que les conclusions qui y sont tirées sont toujours d’actualité. Seule une évaluation appropriée et complète de tous les programmes fédéraux offerts aux enfants des Premières Nations, qui permettrait d’identifier clairement les lacunes ou les chevauchements, pourrait clarifier la situation. Il serait dans l’intérêt supérieur des enfants et des familles des Premières Nations de procéder à une telle évaluation, d’autant plus qu’elle permettrait d’évaluer l’efficacité du principe de Jordan et les coûts qui y sont associés.

[384] Par ailleurs, il se peut que certains programmes fédéraux aient des critères d’admissibilité différents et moins inclusifs que ceux énoncés par le Tribunal dans la décision sur requête 2020 TCDP 20. Il se peut également que certains programmes fédéraux aillent davantage dans le sens de la Loi sur les Indiens et excluent ainsi les enfants des Premières Nations non inscrits qui sont reconnus comme membres par leur nation. Or, les critères d’admissibilité à l’application du principe de Jordan les incluent, ainsi que l’a ordonné le Tribunal — décision contestée par le Canada, qui a exprimé son profond désaccord, mais confirmée par la Cour fédérale.

[385] De plus, la présidente de la formation, faisant référence à la preuve au dossier, a demandé à l’APN quelle était sa position sur les autres programmes fédéraux, ce à quoi l’APN a répondu qu’il y avait des inégalités dans tous les programmes, mais que si l’un d’eux pouvait permettre de répondre aux besoins, il fallait pouvoir y accéder. Le Tribunal ne considère pas la position de l’APN comme une preuve qu’il existe effectivement des inégalités dans tous les programmes fédéraux — ce n’est pas l’objectif. Dans la présente affaire, il a été constaté que des enfants des Premières Nations s’étaient vu refuser des services pour des motifs déraisonnables, et le Tribunal en a tenu compte lorsqu’il a rendu ses ordonnances. Le Tribunal convient que d’autres programmes fédéraux pourraient convenir à quelques-unes des demandes présentées au titre du principe de Jordan. Toutefois, compte tenu des conclusions antérieures dans la présente affaire, dont certaines sont reproduites plus haut, le Tribunal n’est pas convaincu qu’il est facile d’avoir accès à ces programmes et qu’il n’y a pas d’obstacles liés à l’admissibilité. En outre, le Tribunal a dû ordonner que le principe de Jordan fasse l'objet de publicité afin que les familles des Premières Nations sachent comment obtenir les services visés par ce principe.

[386] Par ailleurs, M. Craig Gideon, chef de la direction par intérim depuis le 21 mars 2024 et ancien directeur principal de la Direction des affaires sociales, a affirmé dans son affidavit modifié du 22 mars 2024 que l’APN est profondément préoccupée par le nombre de demandes présentées au titre du principe de Jordan, qui va croissant. L’APN fait remarquer que cette avalanche de demandes témoigne des graves lacunes et obstacles systémiques qui entravent l’accès aux autres mesures de soutien fédérales. Elle constate avec inquiétude que des demandes urgentes de produits de première nécessité, notamment de logement, de services publics et de transport ont été refusées. Selon l’APN, le volume de demandes présentées au titre du principe de Jordan est symptomatique du sous-financement discriminatoire par le Canada d’autres programmes et services en matière de logement, d’accès à l’eau potable, d’infrastructure et de transport, d’accessibilité, d’aide au revenu, etc. Le principe de Jordan ne peut pas à lui seul enrayer la discrimination systémique et pallier les lacunes des autres programmes et services. Pour réduire le nombre de demandes fondées sur ce principe, une réforme de SAC et d’autres ministères fédéraux s’impose.

[387] Dans l’affaire 2022 TCDP 8, le Tribunal a tiré des conclusions de la preuve que les parties lui ont présentée (voir par exemple les paragraphes 74 à 93, 142 et 160). En ce qui concerne la coordination des programmes fédéraux et les lacunes à combler, le Tribunal a tiré des conclusions précises, dont certaines sont reproduites ci-dessous :

[90] Comme il est indiqué dans l’affidavit du 7 mars 2022 de Mme Wellman :

 

[traduction]

 

De plus, l’Assemblée des chefs de l’APN a appuyé à l’unanimité le Plan de Spirit Bear lors de l’Assemblée extraordinaire des chefs de 2017 au moyen de la résolution 92/2017 de l’APN, Soutien au Plan de l’Ourson Spirit pour mettre fin aux inégalités dans tous les services publics financés par le gouvernement fédéral qui sont destinés aux enfants, jeunes et familles de Premières Nations, qui est joint à [l’affidavit souscrit par Stephanie Wellman le 7 mars 2022] titre de pièce « R ».

 

[91] Le Plan de Spirit Bear est joint à titre de pièce « J » à l’affidavit souscrit par Mme Blackstock le 4 mars 2022, ainsi qu’à titre de pièce « Q » à l’affidavit souscrit par Stephanie Wellman le 7 mars 2022 :

 

Spirit Bear demande :

 

1 QUE LE CANADA se conforme immédiatement à toutes les décisions du Tribunal canadien des droits de la personne qui lui [ont] ordonné de cesser immédiatement son financement discriminatoire pour les services à l’enfance et à la famille des Premières Nations. Les ordonnances exigent aussi que le Canada mette en œuvre le Principe de Jordan de façon pleine et entière (www.jordansprinciple.ca).

 

2 QUE LE PARLEMENT demande au directeur parlementaire du budget d’exposer publiquement les manques à gagner dans tous les services publics financés par le gouvernement fédéral qui sont destinés aux enfants, aux jeunes et aux familles des Premières Nations (éducation, santé, eau potable, protection de l’enfance, etc.) et qu’il propose des solutions pour y remédier.

 

3 QUE LE GOUVERNEMENT consulte les Premières Nations afin d’élaborer conjointement un Plan holistique de Spirit Bear pour mettre fin aux iniquités (avec des échéanciers et des investissements confirmés). Que ce plan soit élaboré dans les plus brefs délais dans le meilleur intérêt des enfants, en respect de leur développement et des besoins distincts de leurs communautés.

 

4 QUE LES MINISTÈRES qui offrent des services aux enfants et aux familles des Premières Nations fassent l’objet d’une évaluation indépendante et approfondie afin d’identifier toutes idéologies, politiques et pratiques discriminatoires pour les régler. Ces évaluations doivent être disponibles publiquement.

 

5 QUE TOUS LES FONCTIONNAIRES, incluant les cadres supérieurs, suivent une formation obligatoire pour identifier et s’attaquer aux idéologies, politiques et pratiques qui compromettent la mise en œuvre des appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation.

 

[92] La formation note que le rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, Réclamer notre pouvoir et notre place : Le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, déposé en preuve à l’appui de la présente requête, contient un appel à la justice précis concernant le Plan de Spirit Bear :

 

12.13. Nous demandons à l’ensemble des gouvernements et des organismes de protection de l’enfance de mettre pleinement en œuvre le plan de Spirit Bear.

 

[93] De plus, le Canada a publiquement accepté le rapport et les conclusions de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Par conséquent, la formation estime que ce rapport devrait éclairer la réforme à long terme.

 

[…]

 

[103] De plus, dans sa Décision sur le bien‑fondé et ses décisions sur requête subséquentes, la formation a souligné l’importance de cesser immédiatement de retirer massivement les enfants des Premières Nations de leur foyer, de leur famille, de leur collectivité et de leur Nation. La formation a clairement indiqué que le sous‑financement discriminatoire, en particulier le manque de financement pour la prévention, y compris les mesures les moins perturbatrices, constituait une grande partie du problème. Cependant, il ne s’agit pas du seul problème ayant permis de conclure à la discrimination systémique. D’autres changements structurels et systémiques doivent être apportés pour que la formation considère que la discrimination systémique est éliminée à long terme.

 

[388] Le Tribunal convient que les meilleurs programmes sont ceux conçus et mis en œuvre par les Premières Nations, dans la mesure où celles-ci disposent des ressources nécessaires. Toutefois, étant donné que le Canada a lui-même déclaré qu’il continuerait à participer à l’application du principe de Jordan, il devient nécessaire de réformer les programmes fédéraux offerts aux enfants des Premières Nations et de les coordonner correctement afin d’éviter les lacunes, les refus et les retards et d’améliorer ainsi la prestation des services.

[389] Dans son contre-interrogatoire, Mme Gideon a expliqué ce qu'elle pensait du rôle que joue le Canada dans l’application du principe de Jordan :

[traduction]
Je l’ai toujours dit, la population hors réserve et le nombre croissant de demandes provenant de cette population sont, d’après moi, des éléments qui ne sont pas pris en compte dans le rapport de l’IFPD, mais qui se reflètent dans les données administratives approfondies de 2021-2022, selon lesquelles 52 % des demandes individuelles ont été déposées par des personnes vivant hors réserve. Malgré tout le respect et le soutien que je porte aux Premières Nations qui souhaitent offrir des services à leurs membres hors réserve, je pense honnêtement qu’il sera difficile pour elles de mettre en place autant de services. À mon avis, le gouvernement fédéral, ou une entité désignée, devra donc continuer à traiter les demandes individuelles, tout particulièrement celles des personnes vivant (inaudible/hors micro).

[390] Compte tenu de ce qui précède, le Tribunal rejette la réponse donnée par Mme St-Aubin à l’avocate de l’APN, Me Kassis, qui demandait si le Plan Spirit Bear échappait au cadre de la plainte dont est saisi le Tribunal. De plus, comme nous l’avons déjà mentionné, Mme St-Aubin ne connaissait pas suffisamment les décisions sur requête du Tribunal et la preuve à l’appui des ordonnances antérieures pour pouvoir donner une réponse fiable à la question.

[391] Dans son contre-interrogatoire, Mme Gideon a donné une réponse intéressante en ce qui concerne le Plan Spirit Bear, les chefs en assemblée de l’APN et les lacunes à combler :

[traduction]
Q.

[...] en ce qui concerne les lacunes à combler et la recherche d’autres moyens permettant d’avoir accès aux services.

Seriez-vous d’accord pour dire que le Plan Spirit Bear qui a été adopté par les chefs en assemblée en 2017 couvrait plusieurs de ces thèmes et éléments?

R.

Je suis d’accord.

[392] En septembre 2022, l’Institut des finances publiques et de la démocratie de l’Université d’Ottawa (IFPD) a remis une au Canada et aux parties, lequel a d’ailleurs été versé au dossier du Tribunal. Le Tribunal estime que ce rapport est pertinent et fiable et qu’il propose une approche qui, si elle est acceptée par les Premières Nations dans le cadre de la réforme à long terme du principe de Jordan, lui convient. Si les Premières Nations s’y opposent, leurs droits inhérents devraient néanmoins être respectés. Cependant, pour le Canada, qui aura toujours un rôle à jouer dans l’application du principe de Jordan, ce rapport reste pertinent.

[393] Le rapport de l’IFPD, intitulé « Évaluation des données et élaboration d’une analyse de l’égalité réelle par l’application du principe de Jordan » et daté du 1er septembre 2022, est joint à titre de pièce J à l’affidavit modifié de M. Craig Gideon, lequel est daté du 22 mars 2024. Le Tribunal souscrit aux conclusions du rapport et estime qu’elles reflètent parfaitement sa vision de l’égalité réelle et l’approche qu’il a adoptée dans la présente affaire, comme mentionné précédemment. Le Canada ne peut pas mettre en œuvre le principe de Jordan pour ensuite en limiter l'application après avoir évalué les lacunes des autres programmes fédéraux. Il en aurait peut-être été autrement si le Canada avait commencé son analyse des programmes fédéraux lorsque le Tribunal a rendu ses ordonnances visant à éliminer les lacunes et à remédier au manque de coordination des programmes fédéraux ayant une incidence sur la prestation des services en 2016 ou 2017, voire en 2021. Le Tribunal a formulé d’autres conclusions sur ce point dans la décision 2021 TCDP 41 :

[56] Néanmoins, il peut être moins impérieux, pour le Cabinet et le Conseil du Trésor, d’approuver les autorisations s’ils estiment que d’autres programmes peuvent répondre aux besoins. Or à ce jour, bien que des efforts aient été déployés pour recueillir des renseignements, on ne dispose toujours pas de données claires du point de vue de l’élimination du manque de coordination entre les programmes qui a été constaté, et qui a des répercussions sur la prestation des services. Il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve sur les différents programmes offerts aux enfants et aux familles des Premières Nations dans les réserves et sur la façon dont chacun répond vraiment à leurs besoins. Autrement dit, le Tribunal ignore s’il existe une étude complète et approfondie de tous les programmes dans les réserves, de la façon dont ils sont interreliés et se recoupent et de la manière dont on s’assure qu’il n’y ait pas de lacunes dans les services offerts aux enfants des Premières Nations. À ce jour, le Tribunal ne dispose pas de suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que les lacunes dans les services offerts aux enfants et aux familles des Premières Nations qui vivent dans une réserve, ou vivent habituellement dans une réserve, ont toutes été corrigées et prises en compte par d’autres programmes là où les autorisations du Programme des SEFPN excluent certains postes ou imposent un plafond de financement. Le Tribunal soulève ce point pour illustrer que renvoyer à d’autres programmes dans le contexte d’une demande légitime de prestation de services pourrait ne pas représenter une réponse satisfaisante aux ordonnances du Tribunal…

[394] En 2022, le Tribunal a tiré des conclusions supplémentaires à cet effet, comme nous l’avons expliqué précédemment. On peut penser que ce travail a permis de mieux cibler le principe de Jordan et de combler les lacunes en fonction des besoins réels des enfants et des familles des Premières Nations.

[395] Voici la conclusion du rapport de l’IFPD, aux pages 82 à 84 :

Comme pour tout changement majeur de programme, la mise en œuvre prendra du temps. Les lacunes des programmes sont importantes et bénéficieraient immédiatement d’une analyse ascendante des coûts. Les lacunes des programmes pourraient alors être comblées en fonction des domaines de besoin. Bien qu’il soit souhaitable que les programmes changent en même temps, la probabilité d’un changement de programme à grande échelle exigerait des ressources importantes et serait potentiellement difficile à gérer pour le ministère. En déterminant les domaines où les besoins sont criants à partir des demandes et de l’analyse des lacunes, le ministère et les Premières Nations pourraient travailler à l’élaboration d’une approche visant à remédier aux inégalités en matière de services.

Si les lacunes des programmes existants sont comblées grâce au Plan Spirit Bear, le recours au principe de Jordan devrait diminuer. Il ne s’agit pas de suggérer que les besoins seront éliminés ou changeront rapidement, mais que la nature des demandes formulées selon le principe de Jordan devrait changer, pour tendre vers des circonstances exceptionnelles. L’égalité réelle en vertu du principe de Jordan est réalisable. Il faut reconnaître, quantifier et combler les lacunes existantes dans les programmes et les services.

Cette analyse du principe de Jordan doit servir de signal d’alarme. Dans sa forme actuelle, le principe de Jordan sert de preuve des lacunes plus larges dans les programmes et services destinés aux enfants des Premières Nations. Une approche durable à long terme pour le principe de Jordan nécessitera de combler les lacunes existantes dans les domaines de programmes adjacents afin de s’assurer que le recours au principe de Jordan soit un dernier recours et non une première (ou unique) source de produits et services.

Les programmes de SAC bénéficieraient d’un renouvellement et d’une restructuration pour s’aligner sur la réalisation d’une égalité réelle. Les programmes visant à réduire les écarts en égalisant les points de départ nécessiteront de nouvelles relations de gouvernance avec les Premières Nations, en reliant les besoins et réalités réels à la conception des programmes.

Le coût de l’inaction concernant le principe de Jordan est élevé pour les enfants des Premières Nations et le Canada. Une approche durable à long terme devrait être fondée sur une compréhension claire des causes profondes des besoins des Premières Nations.

Les gouvernements ne conçoivent généralement pas de programmes sans plafond, sauf dans une situation d’urgence ou lorsque la fin de l’affaire est inconnue ou indéfinie, par exemple en cas de guerre. Lorsqu’un résultat est clair, les paramètres du financement et du programme doivent encadrer l’approche. En comblant les lacunes sous-jacentes des services dans les Premières Nations, on s’assurerait que le principe de Jordan puisse fonctionner comme il était prévu à l’origine, en servant de recours dans des circonstances exceptionnelles.

[396] Compte tenu de ce qui précède, le Tribunal se montre prudent lorsque le Canada lui dit que des programmes fédéraux, autres que le principe de Jordan, peuvent répondre aux besoins des enfants des Premières Nations. Le Tribunal ne le nie pas. Par contre, il affirme que si tel est le cas, SAC devra démontrer comment il est arrivé à cette conclusion et prouver que la discrimination systémique a cessé et qu’elle n’est pas récurrente. Le nombre élevé de demandes approuvées en vertu du principe de Jordan témoigne de l’ampleur des besoins, mais rien n’indique que ces besoins pourraient être satisfaits dans le cadre d’autres programmes, d’autant plus que l’expérience a démontré le contraire à plusieurs reprises.

[397] Au fil des ans, le Canada a été informé de ce qui précède, mais il n’a pas prouvé qu’il avait fait ce qu’il fallait. Il soulève maintenant ce point pour étayer sa requête reconventionnelle visant à obtenir d’autres ordonnances. Dans ce contexte, le Tribunal souhaite obtenir des précisions et ordonne la production d’un rapport détaillé comprenant un plan, des objectifs précis, des délais de mise en œuvre et les dates auxquelles les objectifs de mise en œuvre doivent être atteints, afin de s’assurer qu’il est dans l’intérêt supérieur des enfants des Premières Nations d’orienter les demandeurs vers d’autres programmes fédéraux. Le Canada a-t-il accepté le rapport de l’IFPD susmentionné? Dans l’affirmative, a-t-il donné suite aux recommandations contenues dans le rapport et, si oui, comment?

[398] Le Tribunal accepte que le Canada puisse, dans l’application du principe de Jordan, orienter les demandeurs vers d’autres services fédéraux. Toutefois, étant donné l’abondante preuve au dossier qui montre que des enfants des Premières Nations ont été victimes d’interruptions, de retards, de refus et de différends interministériels, il serait prudent de voir à ce que des mesures de protection soient mises en place pour éviter que ne se répète ce passé qui a valu au Canada d’être condamné à indemniser les victimes (voir 2019 TCDP 39, 2022 TCDP 41 et 2023 TCDP 44).

[399] Dans la requête et la requête reconventionnelle, il est demandé que soit accordée toute autre mesure de réparation que les circonstances pourraient justifier et que le Tribunal pourrait autoriser. La présente ordonnance entre dans cette catégorie puisqu’elle vise à garantir la mise en œuvre des ordonnances antérieures du Tribunal.

[400] Le Tribunal a clairement défini le principe de Jordan, à savoir qu’il a un objectif d’égalité réelle qui tient également compte de l’effet cumulé des divers aspects de la discrimination dans tous les services gouvernementaux, qui touche les enfants et les familles des Premières Nations. Le Tribunal a le pouvoir de rendre de nouvelles ordonnances visant à ce que les ordonnances permettent d'éliminer la discrimination systémique.

I. Coordination des services dirigés par les Premières Nations

[401] Mme Gideon décrit la façon dont les services dirigés par les Premières Nations en vertu du principe de Jordan sont coordonnés. Elle affirme qu’en plus de traiter les demandes présentées au titre du principe de Jordan, SAC travaille en collaboration avec des partenaires régionaux et des Premières Nations pour faciliter la coordination des services dirigés par les Premières Nations.

[402] La coordination des services visés par le principe de Jordan est assurée par l’un des divers organismes régionaux de prestation de services (par exemple, les communautés des Premières Nations, les conseils tribaux, les autorités sanitaires et les organismes non gouvernementaux autochtones).

[403] Il existe dans les régions toutes sortes d’organismes de prestation de services qui répondent aux besoins des différentes communautés. En règle générale, la fonction de coordination des services aide les familles à naviguer dans les programmes, les dirige vers diverses ressources et informe les points de contact régionaux des lacunes observées dans les services afin qu’ils puissent aider les enfants à obtenir le soutien dont ils ont besoin.

[404] SAC est actuellement lié à des Premières Nations et à d’autres organismes canadiens par 599 ententes de contribution.

[405] À titre d’exemple, et comme nous l’avons déjà mentionné, la division de SAC pour la région de l’Alberta a conclu une entente de contribution avec le Consortium sur la santé des Premières Nations, qui est un partenariat composé de 11 Premières Nations, lesquelles représentent toutes les régions visées par les traités en Alberta. SAC finance donc le Consortium pour faciliter la coordination des services en Alberta.

[406] Les coordonnateurs de services régionaux aident les familles à s'y retrouver dans le processus de demande de soutien. Ils connaissent bien les autres services offerts en milieu communautaire qui pourraient répondre aux besoins de l’enfant et ainsi assurer la continuité des mesures de soutien et des services.

[407] La région de l’Alberta a également conclu des ententes de contribution avec environ 123 bénéficiaires, dont des communautés des Premières Nations, des districts scolaires/écoles et d’autres partenaires autochtones et non autochtones.

[408] De plus, la Société de soutien affirme que l’approche de retour aux sources a pour objectif spécifique de mettre les familles en contact avec les coordonnateurs des services aux Premières Nations, qui savent parfaitement quels sont les services offerts en milieu communautaire et peuvent aider à traiter les nouvelles demandes. Il est également conforme à l’ordonnance rendue par le Tribunal dans l’affaire 2017 TCDP 35 d’orienter les familles vers d’autres services.

J. Processus des programmes de SAC

[409] Mme Gideon affirme que tous les programmes de SAC (p. ex. Services de santé non assurés, Éducation, Santé mentale, etc.) doivent prévoir un processus pour acheminer rapidement toute demande concernant des enfants des Premières Nations à un point de contact pour le principe de Jordan lorsque la demande n’est pas couverte par le programme en question. Les points de contact doivent évaluer et traiter les demandes qui leur sont transmises en respectant les délais établis par le TCDP et les procédures normalisées d’exploitation.

[410] Les demandes qui sont couvertes par un programme existant de SAC (p. ex. Services de santé non assurés, Santé mentale, Éducation, Soins de santé maternelle et infantile, etc.) sont traitées de la manière suivante, pour autant qu’il soit possible de le faire dans les délais établis par le TCDP :

  • La demande est envoyée à la direction régionale ou nationale du programme existant (liste de contacts à venir) qui doit l’examiner pour déterminer si elle est couverte.
  • Si elle est approuvée au titre du programme existant :
  • le point de contact en informe le demandeur;
  • la demande est traitée selon les procédures du programme existant.
  • Si une demande est approuvée au titre d’un programme existant, elle est considérée comme réglée par le point de contact et elle doit être traitée comme une demande fondée sur le principe de Jordan qui est financée par un programme existant.
  • Si elle est refusée, ou si elle a déjà été refusée au titre d’un programme existant :
  • le point de contact évalue et traite la demande en vertu du principe de Jordan;
  • le refus doit être étayé, à savoir qu’il faut verser au dossier la lettre de refus, un courriel provenant d’un représentant du programme existant qui confirme le refus, ou un document attestant qu’un représentant du programme a verbalement confirmé avec un employé du point de contact que la demande était refusée.

[411] Mme Gideon affirme en outre que ce n’est pas au demandeur de démêler les programmes existants de SAC. Le point de contact ne peut pas non plus orienter un demandeur vers un programme existant si, ce faisant, il ne respecte pas les délais établis dans les ordonnances du TCDP, ce qui est considéré comme devant faire l'objet d'une conférence de gestion administrative de cas.

[412] De l’avis du Tribunal, il s’agit là d’une preuve que la coordination des services se fait mieux et que les services sont plus accessibles dans les communautés des Premières Nations ou par l’intermédiaire des programmes fédéraux proposés par les coordonnateurs de services et les points de contact. Le Tribunal juge que c’est très positif. Toutefois, il n’a pas suffisamment d’éléments de preuve pour savoir si ces mesures permettent réellement d’éviter que les enfants des Premières Nations ne soient laissés pour compte ou ne se retrouvent à attendre longtemps avant de recevoir des services. De plus, à l’heure actuelle, la preuve ne permet pas de savoir si les programmes fédéraux offerts aux enfants des Premières Nations sont parfaitement coordonnés.

[413] Si l’on autorisait provisoirement l’orientation vers d’autres programmes et que l’on recevait des rapports sur la mise en œuvre, on pourrait garantir l’efficacité des ordonnances du Tribunal et obtenir des renseignements qui seraient utiles pour la réforme à long terme du principe de Jordan.

[414] Les parties ont indiqué que les procédures normalisées d’exploitation avaient été annulées et remplacées par l’approche de retour aux sources. Ces procédures prévoyaient un processus destiné aux navigateurs. Le Tribunal estime que ce processus pourrait aider les parties dans leurs discussions et servir de base à l’élaboration d’un processus complet d’orientation vers d’autres programmes. Le Tribunal est également disposé à entendre les parties sur ce qu'est une conférence de gestion administrative de cas, car pour lui, une telle conférence est synonyme de bureaucratie, de retards inutiles, etc.

[415] Si les parties pouvaient faire la lumière sur ce point et élaborer un processus, il serait possible d’orienter plus rapidement les demandeurs vers les programmes fédéraux appropriés, mais aussi de limiter les formalités administratives. Ce serait l’idéal. Les questions que se pose ici le Tribunal découlent des conclusions qu’il a déjà formulées et des éléments de preuve qui ont été présentés à l'appui des requêtes. Le Tribunal ne cherche pas à imposer son propre point de vue sur les détails du processus puisqu’il s’intéresse davantage à la situation systémique dans son ensemble. Il veut simplement fournir des orientations et obtenir certains renseignements pour s’assurer de l’efficacité de ses ordonnances.

[416] En outre, afin de faire le suivi de la mise en œuvre de ses ordonnances antérieures, le Tribunal demande également un rapport sur les progrès réalisés par le Canada en ce qui concerne la coordination de l’ensemble des programmes fédéraux qui financent les services destinés aux enfants des Premières Nations. Comme nous l’avons déjà expliqué, la coordination des programmes a une incidence sur la prestation des services liés au principe de Jordan.

[417] Compte tenu de ce qui précède, le Tribunal rend l’ordonnance suivante :

  1. En vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, de l’approche dialogique, de ses ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada de lui présenter un rapport détaillé sur les progrès réalisés dans la coordination de ses programmes fédéraux, plus particulièrement depuis qu’il a rendu sa décision sur requête 2022 TCDP 8. Dans ce rapport, le Canada devra présenter un plan, des objectifs précis, des délais de mise en œuvre et les dates auxquelles les objectifs de mise en œuvre auront été atteints. Les renseignements fournis doivent permettre au Tribunal de comprendre les progrès réalisés par le Canada jusqu’à présent. Le Canada déposera son rapport auprès du Tribunal et enverra une copie à toutes les parties au plus tard le 9 janvier 2025.

K. Ententes de contribution et ressources suffisantes

[418] Le Canada s’oppose à la demande présentée par le Conseil et appuyée par la Société de soutien.

[419] Le Canada prétend que le Conseil a débordé le cadre de sa participation, selon les limites ordonnées par le Tribunal.

[420] La demande présentée par le Conseil en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant au Canada [traduction] « de veiller à ce que les Premières Nations et les organismes autochtones disposent de suffisamment de ressources durables pour pouvoir appliquer le principe de Jordan » dépasse largement la demande de réparation présentée par la Société de soutien, qui voulait simplement que le Canada produise un rapport sur les ressources.

[421] Le Canada soutient qu’en tant que tiers ayant obtenu tardivement la qualité de partie intéressée, le Conseil ne peut pas demander une telle ordonnance puisque sa participation [traduction] « se limite aux questions dont le Tribunal est actuellement saisi par voie de requête ». De même, le fait que la Société de soutien appuie cette demande d’ordonnance, comme elle l’a indiqué dans son mémoire du 8 août 2024, dépasse la portée de sa requête.

[422] Le Canada fait également valoir que, comme il s’agit d’une question soulevée pour la première fois par la partie ayant obtenu tardivement la qualité de partie intéressée, la formation devrait faire preuve de retenue et ne pas se pencher sur cette question.

[423] Le Canada ajoute qu’il est lésé par cette demande tardive puisqu’il n’a pas eu la possibilité de fournir des éléments de preuve pertinents sur le financement octroyé dans le cadre de ses 599 ententes de contribution en vigueur. Qui plus est, aucune des parties n’a fourni de preuve sur ce que pourrait être un financement suffisant dans chaque situation donnée.

[424] Le Canada soutient que la formation ne dispose d’aucune preuve qui lui permettrait de rendre une telle ordonnance — ordonnance qui n’a d’ailleurs pas été sollicitée par la Société de soutien dans son avis de requête. Par conséquent, il estime que cette question ne devrait pas être examinée et que l’ordonnance demandée devrait être refusée.

[425] Comme l’ont indiqué la Société de soutien et le Conseil, la Commission affirme que la formation ne peut pas rendre d’ordonnances qui lient directement les Premières Nations et les organismes affiliés, mais qu’elle peut rendre des ordonnances qui ont pour effet d’imposer certaines obligations au Canada dans ses relations avec ces tierces parties — et qu’elle devrait en rendre si elle est convaincue, au vu de la preuve, que de telles ordonnances sont nécessaires pour éliminer efficacement les pratiques discriminatoires et empêcher qu’elles ne se reproduisent.

[426] La Commission soutient en outre qu’à cet égard, toutes les parties souhaitent trouver des solutions à long terme qui permettraient à la formation de se dessaisir de sa compétence. À son avis, le Canada devrait donc débloquer des fonds et mettre en place des systèmes afin que les enfants des Premières Nations puissent avoir accès aux produits, services et soutiens dont ils ont besoin, quand ils en ont besoin, conformément au principe de l’égalité réelle, au principe de l’intérêt supérieur de l’enfant et aux décisions sur requête dans lesquelles la formation a identifié des pratiques discriminatoires.

[427] La Commission soutient que, comme le Tribunal l’a expliqué dans une décision sur requête qu’il a rendue récemment, son objectif premier qui consiste à veiller à ce que la discrimination systémique soit éliminée « […] sera d’autant mieux atteint à long terme que les programmes et les services seront axés sur la prévention et seront conçus et offerts par les Premières Nations elles-mêmes, dans le respect de leur droit inhérent à l’autonomie gouvernementale, et que des ressources et des fonds adéquats et durables seront affectés aux programmes et aux services par le Canada qui, aux termes des ordonnances rendues par le Tribunal, a l’obligation légale de mettre fin aux actes de discrimination systémique constatés et de s’abstenir de tels actes […] Le Canada a donc toujours un rôle important à jouer auprès des peuples des Premières Nations, et il a encore des obligations légales et positives à leur égard, qu’ils décident de fournir ou non ces services » (2024 TCDP 92, au par. 1).

[428] La Commission convient donc avec la Société de soutien et le Conseil que la formation peut légitimement exiger du Canada qu’il veille à ce que les Premières Nations ou les organismes affiliés qui acceptent d’appliquer le principe de Jordan disposent des ressources et du soutien nécessaires pour y parvenir.

[429] Bien que la Société de soutien et le Conseil demandent au Tribunal de rendre une ordonnance enjoignant au Canada de [traduction] « veiller à ce que les Premières Nations et les organismes autochtones disposent de suffisamment de ressources durables pour pouvoir appliquer le principe de Jordan », ce n'est pas sur ce fondement que le Tribunal s'appuiera pour rendre son ordonnance. Le Canada a demandé à ce que, dans les cas où SAC est le ministère de premier contact, il puisse orienter les personnes qui demandent du soutien au titre du principe de Jordan vers un groupe dont la demande collective a été approuvée et est administrée par une Première Nation ou un organisme communautaire d’une Première Nation dans le cadre d’une entente de contribution avec le Canada; ou vers une Première Nation ou une organisme communautaire d’une Première Nation participant à l’application du principe de Jordan dans le cadre d’une entente de contribution avec le Canada. Le Tribunal doit examiner cette demande en tenant compte des éléments de preuve que celui‑ci a choisi de présenter à l’appui, de l’historique de l’affaire, ainsi que des conclusions et des ordonnances qu’il a déjà rendues. Le Canada a déposé deux affidavits et a soulevé la question des ententes de contribution dans l’affidavit révisé de Mme Gideon du 28 mars 2024 et l’affidavit révisé de Mme Candice St-Aubin du 28 mars 2024.

[430] Il serait déraisonnable de s’attendre à ce que le Tribunal rende une ordonnance visant à orienter les demandeurs vers les Premières Nations sans avoir la preuve que cette ordonnance servira non seulement les intérêts du Canada, mais aussi ceux de l’enfant, de la famille et de la Première Nation qui fournit le service. Exiger une telle preuve relève du pouvoir qu'il a de veiller à l’efficacité de ses ordonnances. Le Tribunal doit s’assurer que, s’il fait droit à la demande du Canada, la discrimination systémique cessera et que les enfants des Premières Nations ne subiront pas de préjudice. D’une part, le Canada soutient que le Tribunal n’a aucune preuve pour accorder l’ordonnance que sollicite le Conseil et, d’autre part, le Canada sollicite une ordonnance susceptible d’avoir une grande incidence sur les enfants sans toutefois produire ses ententes de contribution pour démontrer au Tribunal que sa demande est fondée et qu’elle ne compromet pas la sécurité des enfants, ce qui doit aussi être une source de préoccupation pour le Canada, qui a des obligations légales envers les enfants et les familles des Premières Nations. Toute personne prudente voudrait s’assurer de l’efficacité de l’orientation vers d’autres programmes, et il se peut que ce soit une mesure efficace, mais le Tribunal ne le sait pas encore. Ce qu’il sait, c’est que le Canada a conclu 599 ententes de contribution.

[431] Le Tribunal ne remet pas en question l’existence des ententes de contribution conclues par le Canada. Il semble que des ententes de contribution aient été conclues au Yukon et qu’elles aient des effets positifs. Le Tribunal ne dispose pas de suffisamment d’éléments de preuve et de renseignements pour déterminer si les ententes respectent ses ordonnances. Toutefois, l’exemple ci-dessus confirme que les ententes de contribution peuvent permettre de réduire les arriérés et d’améliorer la prestation des services.

[432] La pièce 22, jointe à l’affidavit de Mme Cindy Blackstock daté du 27 mars 2024 et incluse dans le recueil du PGC, comprend un courriel que Debra Bear, directrice des services offerts en application du principe de Jordan, Conseil des Premières Nations du Yukon, a envoyé à Brittany Mathews le 26 mars 2024, et renferme des commentaires sur l’arriéré et les effets positifs des ententes de contribution conclues avec SAC.

[traduction]
Dans notre région, nous avons connu par le passé d’importants retards dans le traitement des demandes.

Certaines demandes sont en attente depuis plus d’un an et d’autres sont classées comme étant urgentes.

[...] Nous avons maintenant des ententes de contribution qui permettent d’approuver certaines demandes à l'interne.

Ces ententes ont vraiment permis d’aider les enfants qui en avaient besoin, sans qu’ils en aient à attendre ou à subir des interruptions.

Notre bureau est également en mesure de traiter rapidement les remboursements approuvés.

Actuellement, les demandes non urgentes sont traitées en quelques mois.

Pour les demandes urgentes, il est souvent possible d’obtenir une décision plus rapidement, mais la plupart du temps, la décision est prise à la dernière minute, si bien qu’il nous est difficile d’aider les familles et les enfants qui ont des besoins urgents, tels que des déplacements ou des traitements liés à des urgences médicales.

[433] Le Tribunal estime que tout cela suffit à justifier une ordonnance provisoire ainsi qu’une demande de production d’éléments de preuve et de renseignements supplémentaires sur les ententes de contribution du Canada. Ainsi, le Tribunal peut immédiatement accorder l’ordonnance que sollicite le Canada afin de réduire l’arriéré, mais il peut aussi lui permettre de répondre à ses questions sur les ententes de contribution et sur la manière dont il s’assure que les Premières Nations disposent de suffisamment de ressources pour mener à bien leurs activités dans le cadre d’une entente de contribution. Il estime qu’il est raisonnable de penser que le fait de permettre l’orientation vers d’autres programmes aiderait à réduire l’arriéré et à améliorer la prestation des services visés par le principe de Jordan, pourvu que les mesures de protection appropriées décrites dans la présente section soient appliquées.

[434] Le Tribunal convient avec le Canada que SAC — lorsqu’il est le ministère de premier contact — ne peut pas orienter une famille qui demande des services de répit en vertu du principe de Jordan vers sa communauté, et ce, même si de tels services sont déjà offerts dans le cadre de programmes communautaires financés par le programme du principe de Jordan ou d’autres programmes. Sans le vouloir, SAC pourrait ainsi faire obstacle à l’embauche de ressources humaines locales déjà limitées et perpétuer une approche ponctuelle en matière de prestation de services, au lieu d’une approche systémique. De plus, le fournisseur de services de répit employé par la communauté travaille généralement dans un environnement plus favorable, au sein d’une équipe, bénéficie d’une formation et veille au respect des normes de rendement, le tout sous la supervision d’un gestionnaire en santé des Premières Nations. Rien ne garantit pareille prise en charge lorsque les familles choisissent elles-mêmes leur fournisseur de services, après avoir déposé une demande individuelle au titre du principe de Jordan. À la lumière de la preuve au dossier, le Tribunal considère comme convaincant l’argument selon lequel il faut permettre l’orientation vers d’autres programmes à condition que les mesures de protection nécessaires soient mises en place.

[435] Tout argument juridique visant à empêcher le Tribunal de rendre des ordonnances permettant d’assurer l’efficacité de l’orientation serait inutile. Comme nous l’avons déjà indiqué, le Canada a refusé de financer la construction de bâtiments permettant d’offrir des services en vertu du principe de Jordan, même si les Premières Nations le lui ont demandé à plusieurs reprises, si bien que le Tribunal a dû rendre des ordonnances lui enjoignant de le faire. Ces faits sont récents.

[436] Par ailleurs, le Tribunal estime, pour les raisons suivantes, que le Canada ne subit aucun préjudice du fait de [traduction] « ne pas avoir eu la possibilité de fournir des éléments de preuve pertinents sur le financement octroyé dans le cadre de ses 599 ententes de contribution en vigueur » : 1- dans la preuve par affidavit que le Canada a présentée, il est question des ententes de contribution; 2- le Tribunal a fait en sorte que le Canada puisse lui présenter d’autres éléments de preuve en lien avec ses ententes de contribution; 3- dans ses décisions antérieures et, plus récemment, dans une décision sur les requêtes, le Tribunal s’est penché sur la question de savoir si les Premières Nations disposent de suffisamment de ressources pour pouvoir offrir des services adéquats et sûrs aux enfants; 4- le Tribunal accorde l’ordonnance que le Canada a demandée afin d’avoir le droit d’acheminer les demandes fondées sur le principe de Jordan aux Premières Nations signataires d’une entente de contribution, et il réexaminera la question lorsqu’il en saura davantage sur lesdites ententes.

[437] Indépendamment de la demande du Conseil, le Tribunal veut d’abord et avant tout s’assurer de l’efficacité des ordonnances qu’il a rendues jusqu’à maintenant relativement au principe de Jordan, comme il est indiqué dans la requête de la Société de soutien. De plus, le Canada a ainsi conclu sa demande : [traduction] [...] que soit accordée toute autre mesure de réparation que les circonstances pourraient justifier et que le Tribunal pourrait autoriser.

[438] C’est là que réside tout le problème de la discrimination systémique constatée dans la présente affaire. En l’espèce, le Tribunal a conclu que les services offerts étaient sous-financés et que les enfants et les familles s'en trouvaient lésés. Il a aussi pris en compte le principe de Jordan pour tirer ses conclusions, ainsi qu’il a été mentionné précédemment. Si le Canada négocie des ententes avec des Premières Nations afin qu’elles puissent offrir des services au titre du principe de Jordan, il doit s’assurer que celles-ci ont suffisamment de ressources pour y parvenir. Autrement, il ne ferait que transférer aux Premières Nations les responsabilités que lui imposent les ordonnances du Tribunal. En outre, si les Premières Nations ne disposent pas de suffisamment de ressources, les enfants pourraient en pâtir et la discrimination systémique pourrait se poursuivre. Il a notamment été question de cet enjeu dans les rapports Wen:De, plus particulièrement en lien avec l’aide à l’enfance et les services visés par le principe de Jordan. Le Tribunal a d’ailleurs tenu compte de ces rapports dans ses conclusions antérieures.

[439] Il n’y a là rien de nouveau à ce sujet qui puisse surprendre le Canada. En effet, ce sont des points que le Tribunal a maintes fois soulevés dans des décisions antérieures en ce qui concerne l’aide à l’enfance et les services à l’enfance et à la famille. Il en va de même pour le principe de Jordan. Il existe en l'espèce un lien direct entre le fait que les Premières Nations disposent de suffisamment de ressources pour offrir des services aux enfants et l’égalité réelle, la capacité de répondre aux besoins réels des enfants et l’élimination de la discrimination systémique et raciale. Autrement dit, quelle que soit la façon dont le Canada offre les services, que ce soit par l’intermédiaire des Premières Nations ou par l’intermédiaire d’autres fournisseurs de services, ce qui importe, c’est que ce soit fait dans l’intérêt supérieur des enfants qui les reçoivent.

[440] Au paragraphe 25 de la décision sur requête 2019 TCDP 7, le Tribunal s’est exprimé ainsi :

Dre Gideon a également déclaré que le principe de Jordan n’est pas un programme; il est plutôt considéré comme une règle juridique par le Canada. Ceci est également confirmé dans un document joint comme pièce à l’affidavit de Dre Gideon. Dre Gideon a déclaré avoir rédigé ce document (voir l’affidavit de Dre Valerie Gideon, daté du 24 mai 2018, pièce 4, à la page 2). Sous l’en‑tête Our Commitment, ce document, intitulé Jordan's Principle Implementation-Ontario Region, énonce ce qui suit :

 

[traduction]
Le principe de Jordan ne disparaîtra pas. Le principe de Jordan est une obligation juridique et non un programme et il ne disparaîtra pas [...]. Il ne peut y avoir de rupture dans la réponse du Canada à la pleine mise en œuvre du principe de Jordan.

[441] Le raisonnement adopté par le Tribunal dans la décision sur requête 2020 TCDP 20 vaut également pour les services visés par le principe de Jordan. Dans ses décisions antérieures sur la présente affaire, le Tribunal a mentionné à maintes reprises qu’une des raisons pour lesquelles il veille à l’efficacité de ses ordonnances est qu’il veut s’assurer que les Premières Nations disposent de ressources suffisantes pour fournir des services aux enfants.

[442] Dans la décision sur requête 2022 TCDP 8, le Tribunal a déclaré ce qui suit :

[4] Par conséquent, le Tribunal a déterminé que tous ces éléments doivent être financés adéquatement. Cela signifie qu’il faut agir de façon significative et durable afin d’éliminer la discrimination systémique et d’empêcher qu’elle ne se reproduise.

 

[5] La Cour d’appel du Québec, dans l’affaire Renvoi à la Cour d’appel du Québec relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2022 QCCA 185, a récemment reconnu les réserves exprimées par le Tribunal sur le fait que le financement n’est mentionné que dans le préambule de la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, L.C. (2019), ch. 24 (voir les par. 271, 272 et 274), de sorte que la loi ne crée aucune obligation de financement durable. Au paragraphe 562, la Cour a déclaré ce qui suit : « Ainsi, une nouvelle approche s’impose, ayant pour piliers la collaboration fédéraleprovinciale et la prise en compte des peuples autochtones en tant qu’acteurs politiques et producteurs de droit. Cette approche doit prévaloir tant pour ce qui est des initiatives législatives que de leur mise en œuvre, y compris leur financement » (non souligné dans l’original).

 

[6] La formation se réjouit de cette conclusion utile qui guidera les gouvernements à l’avenir. De plus, dans le cadre de la présente requête, dans son affidavit daté du 4 mars 2022, Mme Cindy Blackstock a affirmé ce qui suit :

 

[traduction]

 

25. [Elle] craint que les Premières Nations qui affirment leur compétence en vertu de la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Métis et des Inuits ne puissent bénéficier des ordonnances du Tribunal, y compris des ordonnances sur consentement demandées ici. Le Canada a adopté la position – et l’a informée à maintes reprises – qu’il n’a pas d’obligations aux termes des ordonnances du Tribunal à l’égard des Premières Nations qui affirment leur compétence en vertu de la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Métis et des Inuits. Mme Blackstock affirme que l’entente de principe conclue le 31 décembre 2021 exclut également ces Premières Nations. Toutefois, l’entente de principe précise que ces Premières Nations ne recevront pas un financement inférieur à celui qu’elles auraient reçu au titre de la nouvelle approche de financement des SEF pour les services en question.

 

[7] Mme Blackstock a ajouté :

 

[traduction]

 

25. […] En ce qui concerne le droit des Premières Nations à l’autodétermination, je crois que les Premières Nations devraient avoir le droit de faire un choix libre, préalable et éclairé quant aux approches, aux politiques et aux pratiques de financement, y compris celles qui découlent des procédures du Tribunal, qui devraient s’appliquer.

 

[8] Le Tribunal convient que l’entente de principe garantit que les Premières Nations qui affirment leur compétence en vertu de la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Métis et des Inuits ne recevront pas un financement inférieur à celui qu’elles auraient reçu au titre de la nouvelle approche de financement des SEFPN pour les services en question.

 

[9] Ce point est important pour que les Premières Nations n’aient pas à faire un choix inacceptable entre un financement adéquat et durable dans le cadre du Programme des SEFPN réformé ou l’exercice de leur droit inhérent à l’autonomie gouvernementale pour élaborer et offrir leurs propres services à l’enfance et à la famille, dans un climat d’incertitude quant à la possibilité d’obtenir un financement adéquat et durable, surtout à la date du renouvellement des ententes entre la Première Nation et le Canada.

 

[…]

 

[13] Dans la Décision sur le bien-fondé, le Tribunal a tiré des conclusions au sujet d’une entente de financement conclue entre le Canada et la Première Nation d’Attawapiskat :

 

[122] Cette conclusion rejoint celle de la Cour fédérale dans le jugement Première Nation d’Attawapiskat c. Canada, 2012 CF 948. Voici ce que la Cour fédérale déclare, au paragraphe 59, s’agissant de la nature d’ententes de financement semblables à celles en cause dans la présente plainte :

 

[…] la [Première Nation d’Attawapiskat] compte sur le soutien financier du gouvernement, par l’entremise de [l’Entente globale de financement], pour fournir des services essentiels à ses membres, et [l’Entente globale de financement] est donc essentiellement un contrat d’adhésion imposé à la [Première Nation d’Attawapiskat] comme condition de ce soutien financier, malgré le fait que la [Première Nation d’Attawapiskat] consente à [l’Entente globale de financement]. Il n’y a aucune véritable négociation. Le déséquilibre des pouvoirs entre le gouvernement et cette bande, qui dépend de [l’Entente globale de financement] pour sa survie, confirme le caractère public de [l’Entente globale de financement], et confirme qu’il s’agit d’un contrat d’adhésion.

 

[Soulignement omis.]

 

[14] Lorsque le Tribunal a exprimé des réserves sur le fait que la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Métis et des Inuits ne garantit pas un financement durable et adéquat, il l’a fait dans ce contexte, sans vouloir nuire de quelque façon que ce soit aux droits inhérents des Premières Nations que la formation a reconnus à plusieurs reprises.

 

[15] Le Tribunal s’efforce de veiller à ce que le Canada ne répète pas ses pratiques discriminatoires passées ou ne crée pas de nouvelles pratiques qui nuiraient aux enfants, aux familles et aux peuples des Premières Nations.

 

[16] Enfin, sur ce point, le Tribunal est heureux d’entendre que l’APN a demandé et obtenu une reconnaissance, dans le cadre de l’entente de principe, selon laquelle les Premières Nations exerçant leur compétence recevront un financement au moins égal à celui qui sera fourni dans le cadre du Programme des SEFPN réformé. Dans son affidavit du 4 mars 2022, Mme Valerie Gideon, sous‑ministre déléguée de Services aux autochtones Canada [« SAC »], a affirmé ce qui suit :

 

[traduction]

 

15. [l]’entente de principe souligne que les Premières Nations qui ont choisi de se prévaloir du cadre offert par la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis […] pour faciliter l’exercice de leur compétence « ne recevront pas un financement inférieur à celui qu’elles auraient reçu au titre de la nouvelle approche de financement des SEFPN pour les services à l’égard desquels elles ont exercé leur compétence ». SAC veillera à ce que les améliorations apportées au Programme des SEFPN, y compris celles demandées dans la présente requête, soient offertes à ces Premières Nations rétroactivement au 1er avril 2022.

 

[17] Mme Gideon a ajouté :

 

[traduction]

 

16. […] SAC et l’Assemblée des Premières Nations discuteront de la façon d’ajuster le cadre de financement provisoire [de la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis] pour tenir compte de ces améliorations. D’ici le 1er avril, SAC aura également communiqué avec les deux organismes dirigeants autochtones qui ont signé ou sont sur le point de signer des ententes de coordination et de relations financières. SAC proposera de discuter des améliorations offertes à ces deux entités. Peu importe le temps nécessaire pour tenir ces discussions, SAC rendra rétroactif au 1er avril 2022 tout rajustement aux ententes avec les organismes dirigeants autochtones.

 

[18] Il s’agit d’une nouvelle extrêmement positive qui, dans la mesure où cet engagement reflète ce qui sera inclus dans l’entente de règlement définitive en vue d’une réforme à long terme, répond aux réserves exprimées par le Tribunal à cet égard.

 

[…]

 

[30] L’APN a insisté pour que les discussions sur l’indemnisation comprennent également un volet distinct sur la réforme à long terme. La formation estime que cette façon de faire était déterminante et nécessaire. De plus, elle est conforme à l’approche adoptée par la formation en matière de réparation en l’espèce et à son objectif de demeurer saisie de la présente affaire jusqu’à ce que des ordonnances de réforme durable à long terme, sur consentement ou autre, aient été rendues afin d’éliminer la discrimination raciale systémique qui a été constatée et d’empêcher qu’elle se reproduise.

 

[…]

 

[75] De plus :

 

[traduction]

 

42. L’IFPD a accepté d’entreprendre ces recherches sur le principe de Jordan et, conformément à la présente requête sur consentement, le Canada a accepté de les financer.

 

[76] La formation est d’accord avec la Société de soutien et estime que cette demande est conforme à l’approche, aux conclusions et aux ordonnances de la formation visant à éliminer la discrimination systémique et à prévenir l’apparition de pratiques discriminatoires identiques ou similaires. De plus, des éléments de preuve déposés récemment à l’appui de la présente requête corroborent les affirmations de Mme Blackstock. La formation estime que cette ordonnance est nécessaire pour réaliser une réforme à long terme significative et durable qui est fondée sur des données probantes et axée sur les besoins réels des enfants, des jeunes et des familles, ce qui concorde avec les ordonnances de la formation visant la fourniture de services en fonction des besoins réels des enfants des Premières Nations.

 

[…]

 

[149] Les conclusions ci‑dessus démontrent la nécessité d’offrir des services de prévention culturellement adaptés et sécuritaires qui tiennent compte des facteurs clés qui favorisent la prise en charge des enfants des Premières Nations et la nécessité d’offrir des services de prévention adéquatement financés et durables qui sont adaptés aux besoins distincts des enfants, des familles et des collectivités des Premières Nations.

[443] Aux termes des ordonnances du Tribunal, le Canada peut déjà consulter les Premières Nations et des professionnels si de telles consultations sont raisonnablement nécessaires. Voir les paragraphes suivants de la décision sur requête 2017 TCPD 35 :

135(1)(B)(iii)

Lorsqu’un service gouvernemental, y compris une évaluation de service, est offert à tous les autres enfants, le ministère contacté en premier doit payer pour les services, sans tenir de conférence de gestion administrative de cas, procéder à un examen des politiques, naviguer à travers les différents services, ou toute autre procédure administrative semblable avant que le service recommandé soit approuvé et qu’un financement soit fourni. Le Canada peut uniquement tenir des conférences de gestion de cas cliniques avec des professionnels possédant des compétences et une formation pertinentes avant l’approbation et le financement du service recommandé, dans la mesure où de telles consultations sont raisonnablement nécessaires pour déterminer les besoins cliniques du demandeur. Si des professionnels possédant des compétences et une formation pertinentes sont déjà assignés au dossier d’un enfant d’une Première Nation, le Canada consulte ces professionnels et ne fait appel à d’autres professionnels que si ceux assignés au dossier ne sont pas en mesure de fournir l’information clinique nécessaire. Le Canada peut également consulter la famille, la collectivité de la Première Nation ou les fournisseurs de services pour financer les services dans les délais impartis aux sous alinéas 135(2)(A)(ii) et 135(2)(A)(ii.1) lorsque les services sont disponibles. Le Canada déploiera tous les efforts raisonnables afin de s’assurer que le financement est fourni dans un délai qui correspond autant que possible au délai imparti si le service n’est pas disponible. Après l’approbation et le financement du service recommandé, le ministère contacté en premier pourra se faire rembourser par un autre ministère ou gouvernement.

 

135(2)(A)(ii)

L’évaluation initiale et le traitement des demandes présentées par des particuliers doivent être faites dans un délai de 48 heures suivant le premier contact établi relativement à une demande de service. Si un préjudice irréparable est raisonnablement prévisible, le Canada déploiera tous les efforts raisonnables pour assurer une intervention d’urgence immédiate jusqu’à ce qu’une intervention plus complète puisse être élaborée et mise en œuvre. Dans tous les autres cas d’urgence, la demande sera évaluée et traitée dans un délai de 12 heures suivant le premier contact établi relativement à une demande de service. Si de plus amples renseignements sont raisonnablement nécessaires pour rendre une décision, une conférence de gestion de cas clinique peut être tenue aux fins décrites au sous-alinéa 135(1)(B)(iii). Dans les cas non urgents, s’il est impossible d’obtenir les renseignements nécessaires dans le délai de 48 heures, les représentants du gouvernement du Canada collaboreront avec le demandeur dans le but de recueillir les renseignements nécessaires et rendre la décision dans un délai qui correspond autant que possible au délai imparti de 48 heures. Dans tous les cas, une fois que les représentants du gouvernement du Canada auront obtenu les renseignements nécessaires, la décision sera rendue en moins de 12 heures pour les cas urgents, et en moins de 48 heures pour les cas non urgents.

 

135(2)(A)(ii.1)(iii)

Le Canada cessera d’imposer des retards de service pour cause de conférences de gestion de cas administratives, d’examen des politiques, de navigation à travers les différents services ou toute autre procédure administrative semblable avant l’approbation et le financement du service recommandé. Le Canada ne tiendra des conférences de geston de cas cliniques qu’aux fins décrites au sous-alinéa 135(1)(B)(iii)..

 

[444] En outre, avant que le Canada et l’Assemblée des chefs du Manitoba (ACM) ne parviennent à un accord historique en juin 2024, l’ACM avait expliqué que le Canada avait délégué ses responsabilités liées au principe de Jordan aux Premières Nations alors que celles-ci ne disposaient pas des ressources nécessaires et que l’approche de retour aux sources avait eu des effets négatifs inattendus.

[445] Le 11 janvier 2024, l’ACM a écrit une lettre, jointe comme pièce 59 à l’affidavit de Mme Cindy Blackstock daté du 12 janvier 2024.

[traduction]
La présente vise à appuyer votre demande, présentée au nom de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations, visant à mieux comprendre les expériences et les préoccupations des Premières Nations du Manitoba qui ont recours au principe de Jordan, ainsi que les difficultés qu’elles rencontrent. Plus précisément, la présente lettre vise à présenter différents points de vue et à appuyer l’avis de requête que la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada a déposé auprès du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) le 12 décembre 2023 en vue d’obtenir certaines mesures de réparation, de sorte que le Canada respecte les ordonnances (2016 TCDP 2) par lesquelles le Tribunal lui a enjoint de prendre des mesures pour appliquer immédiatement le principe de Jordan afin que les enfants des Premières Nations aient rapidement accès à des services, des mesures de soutien et des produits adaptés à leur culture. Les renseignements et les avis que nous exposons ici reflètent le point de vue unique des Premières Nations membres de l’ACM, ainsi que l’engagement de l’ACM à faire la lumière sur les améliorations qu’il convient d’apporter pour aider les Premières Nations du Manitoba à se prévaloir du principe de Jordan. Ce que nous voulons, c’est communiquer les renseignements que nous avons recueillis à l’intérieur et à l’extérieur des réserves afin de contribuer aux efforts déployés par la Société de soutien pour améliorer l’accessibilité et l’efficacité du principe de Jordan pour les Premières Nations membres de l’ACM. Les Premières Nations membres ont fait part de leurs préoccupations à l’équipe chargée de la mise en œuvre du principe de Jordan de l’ACM lors des séances sur l’application des connaissances et la mobilisation qui se sont déroulées tout au long de l’année 2023 dans les communautés des Premières Nations du Manitoba. Une autre séance de consultation sur la prestation de services hors réserve a été organisée par l’ACM dans les centres urbains.

Les préoccupations suivantes ont été soulevées par les Premières Nations du Manitoba en ce qui concerne la requête de non-conformité au principe de Jordan :

a. SAC demande aux Premières Nations et aux coordonnateurs de services des Premières Nations d’accepter et de financer les demandes fondées sur le principe de Jordan alors que les ressources locales sont insuffisantes;

b. la non-conformité de SAC place les Premières Nations et les coordonnateurs de services des Premières Nations dans une situation très difficile, car les enfants ne bénéficient pas des services dont ils ont besoin, indépendamment de leur lieu de résidence;

c. la non-conformité de SAC a pour effet d’ébranler la confiance que les familles accordent à leur Première Nation et à leurs coordonnateurs de services, car celles-ci ne réalisent pas que c’est la non-conformité du Canada qui empêche les coordonnateurs de services de répondre aux besoins des enfants en temps opportun;

d. SAC ne finance pas de manière proactive la couverture en responsabilité civile des Premières Nations et organismes de coordination des services des Premières Nations, ce qui fait courir un risque important aux employés, aux organismes des Premières Nations et aux Premières Nations elles-mêmes;

e. il arrive que des enfants ne reçoivent par les services et les soutiens recommandés par les professionnels ou qu’ils les reçoivent très tardivement ou de manière incohérente, et ce, parce qu’ils y ont difficilement accès du fait de leur éloignement et/ou du manque de ressources humaines;

f. il arrive que des enfants ne reçoivent pas les services, les soutiens ou les produits demandés parce que le Canada ne respecte pas les délais raisonnables de prestation des services approuvés, ce qui semble être exacerbé par la façon dont SAC met en œuvre l’approche de retour aux sources.

SAC a mis en œuvre l’approche de retour aux sources au début de l’année 2022. Certaines Premières Nations membres de l’ACM estiment que cette approche a été exclusivement élaborée par SAC, sans qu’il n’y ait eu de consultation locale, et que SAC a outrepassé ses prérogatives, sapant ainsi les efforts déployés à l’échelle locale. Au Manitoba, le principe de Jordan est considéré comme un programme local offert dans chacune des Premières Nations. Le financement est directement versé à chacune d’entre elles et un coordonnateur de services assure la mise en œuvre du programme. Depuis l’adoption de l’approche de retour aux sources, on a pu remarquer qu’il y avait moins de demandes adressées aux coordonnateurs de services locaux étant donné que bon nombre de familles préfèrent s’adresser directement à SAC. Les coordonnateurs de services estiment que l’approche de retour aux sources adoptée par le Manitoba a pour effet d’amoindrir leur rôle et qu’elle compromet l’autonomie locale en matière de prise de décision. Il semble que cette approche rende les Premières Nations de plus en plus dépendantes du gouvernement. D’ailleurs, l’approche de retour aux sources a eu une incidence sur les programmes locaux du principe de Jordan au Manitoba du fait qu’elle a entraîné certains changements dans les soutiens et les services. Avec cette approche, le nombre de demandes a augmenté, si bien que le rôle et les responsabilités des coordonnateurs de services des Premières Nations ont changé et que le Canada s’est trouvé dans l’impossibilité de respecter les délais raisonnables de prestation des services approuvés.

Les coordonnateurs de services des Premières Nations du Manitoba demeurent préoccupés par le fait que le Canada délègue certaines responsabilités qui lui incombent en vertu du principe de Jordan sans toutefois fournir les ressources nécessaires, sans reconnaître sa responsabilité et sans mettre en place un plan à long terme pour s’assurer que les coordonnateurs de services des Premières Nations puissent répondre aux besoins des enfants et des familles conformément aux ordonnances du Tribunal. D’ailleurs, de l’avis des coordonnateurs, ils subissent eux-mêmes les conséquences du non-respect par le Canada des ordonnances du Tribunal.

[446] Le Tribunal s’est réservé le droit de poser des questions afin de pouvoir se prononcer sur les requêtes. Il a intégré ce point dans ses ordonnances ci-dessous.

[447] Par conséquent, en vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, de l’approche dialogique, de ses ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal permet au Canada d’orienter les demandeurs vers les Premières Nations ou les organismes communautaires des Premières Nations participant à l’application du principe de Jordan dans le cadre d’une entente de contribution avec le Canada, conformément aux ordonnances énoncées aux points i et ii ci-dessous. Le Canada peut dès maintenant procéder à une telle orientation — de façon provisoire pour l’ordonnance rendue au point ii (voir les détails au point ii ci-après) — jusqu’à ce que, selon le cas :

  1. de nouveaux critères, lignes directrices et processus soient élaborés par les parties et approuvés par le Tribunal;
  2. si de tels critères, lignes directrices et processus existent déjà et qu’ils satisfont aux exigences susmentionnées du Tribunal (le Tribunal ne saurait le confirmer et souhaiterait le vérifier), ils soient transmis au Tribunal par voie d’affidavit pour examen et approbation. Cet affidavit devra être déposé au plus tard le 10 décembre 2024. Les parties auront alors la possibilité de déposer des affidavits en réponse et de contre-interroger l’auteur de l’affidavit, après quoi le Canada pourra déposer un affidavit en réplique et procéder à un contre-interrogatoire. Toutes les parties auront la possibilité de déposer des observations écrites avant que le Tribunal ne se prononce sur ce point précis;
  3. Les parties peuvent proposer au Tribunal toute autre option qui permettrait de traiter ce point précis de manière plus expéditive et de régler la question de manière efficace, adéquate, équitable et dans l’intérêt supérieur des enfants des Premières Nations, selon un point de vue autochtone.

[448] Les parties feront part au Tribunal de leur point de vue sur les trois options susmentionnées d'ici le 10 décembre 2024.

[449] De cette manière, on s’assure que les enfants qui ont été orientés vers d’autres programmes ne se retrouvent pas victimes de lacunes, de longs délais et d’autres complications.

[450] Le Tribunal confirme que les Premières Nations ne sont pas tenues de respecter les délais qu’il a fixés ni les autres modalités procédurales prévues dans ses ordonnances relatives au principe de Jordan. La Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP) indique clairement que les ordonnances sont prononcées à l’encontre des personnes qui commettent ou ont commis des actes discriminatoires.

[451] Le paragraphe 53(2) de la LCDP énonce ce qui suit :

53(2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire […]

 

[Soulignement ajouté.]

 

[452] Cependant, pour éviter que les enfants et les familles orientés vers ces services ne se retrouvent encore à attendre, un mécanisme provisoire devra être mis en place. Les parties réfléchiront à la manière de mettre en place un tel mécanisme, lequel devra notamment reposer sur un système de gestion des risques simplifié et adapté à la culture, afin que les demandeurs orientés vers les Premières Nations puissent bénéficier des services prévus par le principe de Jordan en temps opportun, et ce, sans se heurter à des obstacles tels que le sous-financement, le manque de coordination, y compris des programmes, ou les restrictions de programmes. Ce mécanisme pourrait être très utile en ce qu’il permettra de recueillir des éléments de preuve qui serviront à orienter la réforme à long terme. Ce que le Tribunal veut, en clarifiant les ordonnances qu’il a rendues pour permettre au Canada d’orienter les demandeurs vers les Premières Nations, c’est s’assurer que les Premières Nations et les organismes des Premières Nations qui reçoivent ou financent des demandes fondées sur le principe de Jordan, ou qui statuent sur ces demandes, disposent de ressources — notamment financières — suffisantes et durables pour ce faire. Par ailleurs, comme les Premières Nations, en tant que nations souveraines et titulaires de droits, ont le droit inhérent de régir leurs propres peuples, terres et ressources, il vaudrait peut-être la peine que les parties en discutent lors des négociations.

[453] En vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP, de l’approche dialogique, de ses ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada de consulter les parties selon le mode qu’elles auront choisi (médiation, résolution de conflits, négociations, etc.) en vue d'élaborer des demandes d’ordonnance sur consentement, si possible, ou, subsidiairement, d’ordonnance fondée sur une justification et sur les éléments de preuve disponibles concernant le mécanisme provisoire susmentionné, et de faire rapport au Tribunal d'ici le 12 février 2025.

[454] En vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, de l’approche dialogique, de ses ordonnances antérieures, des paramètres encadrant les obligations qui incombent au Canada au titre de la LCDP et des ordonnances relatives au principe de Jordan dont il est question plus haut, dont celle interdisant le sous‑financement comme celui décrit dans la Décision sur le bien-fondé, ou de transférer ses obligations légales aux Premières Nations, le Tribunal ordonne que, lorsque SAC est le ministère de premier contact, le Canada puisse orienter les demandeurs :

  1. vers une demande collective fondée sur le principe de Jordan qui a déjà été approuvée et qui est traitée par une Première Nation ou un organisme communautaire en vertu d’une entente de contribution avec le Canada;
  2. vers une Première Nation ou une organisation communautaire participant à l’application du principe de Jordan en vertu d’une entente de contribution avec le Canada; (cette ordonnance prévue au point ii est une ordonnance provisoire qui sera réexaminée par le Tribunal une fois qu’il aura reçu davantage de renseignements sur les ententes de contribution et sur les critères, lignes directrices et processus susmentionnés).

[455] Toutefois, si une demande est jugée urgente conformément aux critères objectifs qui seront élaborés par le Canada, l’APN, la Société de soutien, les Chefs de l'Ontario, la NNA et la Commission, SAC devra d’abord se demander si l’orientation vers d’autres programmes permettra au demandeur d’obtenir plus rapidement le produit, le service ou le soutien demandé.

[456] Par souci de clarté, lorsque le Canada conclut une entente de contribution permettant à une Première Nation ou à un organisme communautaire des Premières Nations d'appliquer le principe de Jordan, que ce soit par le biais d’une demande collective ou autre, cette Première Nation ou cet organisme n’est pas tenu de respecter les délais fixés par le Tribunal ni les autres modalités procédurales prévues dans les ordonnances relatives au principe de Jordan que le Tribunal a rendues à l’encontre du Canada.

L. La Loi sur la gestion des finances publiques

[457] En résumé, la Société de soutien affirme que, d’après ce que révèle l’affidavit non contesté de Mme Blackstock, SAC s’est fondé sur son interprétation de la Loi sur la gestion des finances publiques pour rejeter non seulement les demandes collectives présentées dans la région de l’Alberta, mais aussi une demande de remboursement présentée par un organisme.

[458] La Société de soutien affirme que cette preuve par affidavit dépeint exactement la situation en cause dans l’affaire 2021 TCDP 41, dans laquelle le Tribunal a établi une distinction entre le cas où le Canada « exerce son pouvoir discrétionnaire dans l’interprétation de la Loi sur la gestion des finances publiques pour faciliter l’exécution des ordonnances du Tribunal » et le cas où il « l’interprète d’une manière qui entrave le rôle quasi judiciaire de la formation conféré par la LCDP ».

[459] De plus, la Société de soutien ajoute qu’il ressort également de la preuve que SAC a rejeté la demande de remboursement présentée par un organisme qui avait obtenu l’autorisation d’acheter deux cartes-cadeaux, faute de reçu détaillé. C’est donc dire que SAC a invoqué la Loi sur la gestion des finances publiques pour faire fi des ordonnances du Tribunal. L’approche bureaucratique adoptée par SAC va à l’encontre du raisonnement et des ordonnances du Tribunal.

[460] Selon la Société de soutien, SAC a déjà reconnu que le fait d’exiger des reçus détaillés impose un fardeau administratif aux enfants et aux familles des Premières Nations. Les familles rapportent également avoir dû justifier certains achats auprès de SAC.

[461] Par ailleurs, d’après la Société de soutien, SAC aurait expliqué qu’il exigeait des reçus détaillés parce qu’il avait l’obligation de rendre des comptes, contrairement à l’utilisateur final. Par conséquent, même s’il a besoin de reçus détaillés aux fins de rapprochement comptable, SAC ne peut pas refuser le remboursement sous prétexte qu’il n’a pas les reçus, d’autant plus que le Tribunal a déjà statué que le gouvernement ne devrait pas se lancer dans des procédures administratives avant que le service ne soit approuvé et financé. À l’interne, SAC exige que les cartes-cadeaux d’épicerie fassent l’objet d’un rapprochement au motif que ce sont des « paiements anticipés » et qu'il y a donc eu paiement. La Société de soutien affirme qu’il ressort de la preuve qu’elle a présentée que le fait d’exiger des reçus nuit à la mise en œuvre efficace des ordonnances du Tribunal. Les fournisseurs de services ont du mal à obtenir des reçus détaillés des utilisateurs finaux.

[462] Le Canada et l’APN soutiennent qu’aucune preuve n'étaye la position de la Société de soutien selon laquelle SAC, de par son interprétation de la Loi sur la gestion des finances publiques, n’a pas toujours respecté les ordonnances du Tribunal.

[463] Le Tribunal convient avec la Société de soutien que la vraie question en l’espèce est celle de savoir si les ordonnances du Tribunal sont efficacement mises en œuvre de sorte à mettre fin à la discrimination subie par l’enfant et sa famille. Les questions soulevées par les exemples fondés sur la Loi sur la gestion des finances publiques aident à trancher la question des remboursements en l’espèce. Toutefois, le Tribunal estime que la preuve, y compris les exemples fournis, ne démontre pas clairement que le Canada a utilisé la Loi sur la gestion des finances publiques pour limiter les ordonnances du Tribunal.

[464] Le Tribunal a analysé la Loi sur la gestion des finances publiques en détail dans ses décisions sur requête antérieures, notamment dans celle répertoriée sous la référence 2021 TCDP 41, et il continue de s’appuyer sur les conclusions qui y sont tirées. Voici d’ailleurs ce qu’il a écrit aux paragraphes 376 et 377 de cette décision sur requête : « La Loi sur la gestion des finances publiques devrait être interprétée en harmonie avec les lois quasi constitutionnelles comme la LCDP, ce qui comprend les ordonnances rendues en vertu de celle-ci […] Rappelons que les ordonnances du Tribunal doivent être interprétées en harmonie avec la Loi sur la gestion des finances publiques et que, en cas d’incompatibilité, les ordonnances rendues en vertu de la LCDP ont préséance sur une interprétation de la Loi sur la gestion des finances publiques qui limiterait le pouvoir de réparation du Tribunal […] ».

[465] Par conséquent, le Tribunal rappelle qu’il faut procéder au cas par cas pour déterminer si le Canada a appliqué la Loi sur la gestion des finances publiques d’une manière qui nuit à la mise en œuvre des ordonnances rendues sur le fondement de la LCDP. De plus, la preuve produite à l’appui de la requête et de la requête reconventionnelle ne permet pas de conclure que le Canada a invoqué cette loi pour déroger aux ordonnances du Tribunal.

[466] Il est arrivé que, dans le cadre de la présente affaire, les parties aient des différends concernant la Loi sur la gestion des finances publiques. Pour éviter tout malentendu entre les parties, le Tribunal apportera donc des précisions sur les ordonnances qu’il a déjà rendues. De manière générale, il convient de préciser que les ordonnances du Tribunal ont préséance sur toute interprétation conflictuelle de la Loi sur la gestion des finances publiques et de textes connexes (mandat, entente, politique et code de conduite) qui entraverait leur mise en œuvre.

[467] La formation s’est appuyée sur l’arrêt Kelso pour décider du bien‑fondé de la présente affaire (voir la Décision sur le bien-fondé, au par. 142, et 2021 TCDP 41, aux par. 155-156) :

« Personne ne conteste le droit général du gouvernement de répartir les ressources et les effectifs comme il le juge approprié. Mais ce droit n’est pas illimité. Son exercice doit respecter la loi. Le droit du gouvernement de répartir les ressources ne peut l’emporter sur une loi telle que la Loi canadienne sur les droits de la personne [...] ».

[468] Ce principe s’applique toujours en l’espèce.

M. Les droits inhérents des Premières Nations et les observations du Conseil

[469] Le Tribunal prend acte des observations détaillées du Conseil et reconnaît qu’il faut respecter les droits inhérents des Premières Nations à l’autodétermination et à l’autonomie gouvernementale, ce pour quoi il convient d’adopter une approche axée sur les besoins réels, les perspectives uniques et la culture des Premières Nations. Les observations du Conseil sur l'obligation de respecter la DNUDPA, notamment d'obtenir le consentement préalable — donné librement et en connaissance de cause — des Premières Nations, concordent avec les conclusions tirées par le Tribunal dans ses décisions sur requête antérieures.

[470] Toutefois, le Tribunal a également indiqué qu’il lui était impossible d’entendre toutes les Premières Nations au Canada avant de rendre ses décisions. Le Tribunal n’est pas une commission d’enquête. Le Canada a l’obligation de consulter. Le Tribunal a d’ailleurs expliqué cette obligation dans la Décision sur le bien-fondé. Il juge très rassurant que les chefs en assemblée de l’APN adoptent des résolutions à la majorité des chefs et des mandataires présents et que les résolutions ainsi adoptées soient versées au dossier du Tribunal.

[471] Le Tribunal n’a jamais adhéré à l’idée d’une approche unique qui ne tient pas compte des besoins spécifiques et distincts d’un enfant, de sa famille, de sa communauté et de sa nation. Il est donc possible qu’une famille attache plus d’importance à la cérémonie du potlach qu’à un autre type de cérémonie. Deux enfants peuvent avoir le même problème de santé et pourtant avoir des besoins différents. C’est pourquoi le Canada doit tenir compte de l’éloignement et du coût élevé de la vie lorsqu’une Première Nation n’a accès à aucun service de proximité, par exemple. Le fait qu’il n’y ait pas d’hôpitaux à proximité est un facteur à prendre en considération. Faire le 911 peut prendre un sens très différent selon que la famille vit dans une communauté non loin d’un hôpital ou dans une communauté éloignée de tout hôpital, à tel point qu’elle doit s’y rendre par avion. Il est probable, par exemple, qu’il faille investir davantage dans les bâtiments pour offrir les services prévus par le principe de Jordan aux communautés éloignées, notamment pour veiller à ce que les bâtiments soient bien isolés et pour assurer le transport des matériaux.

[472] Suivant une approche fondée sur les besoins, la question de la violation des droits inhérents des Premières Nations se pose moins étant donné qu’on les consulte pour comprendre leurs besoins particuliers. Cette approche permet également de respecter les droits individuels. Le Tribunal a compris qu’il serait difficile d’avoir le consensus de toutes les Premières Nations en ce qui concerne la prestation des services aux enfants et aux familles. Les résolutions adoptées par la majorité des chefs en assemblée fournissent une orientation, mais il reste que chaque Première Nation a des droits inhérents et que le Canada peut les respecter en adaptant les services en fonction de ses besoins particuliers.

[473] Le principe de Jordan ne doit pas être considéré comme un programme. Il se veut un moyen de parvenir à une égalité réelle.

[474] Les services sont censés être centrés sur l’enfant et peuvent différer d’un enfant à l’autre et d’une famille à l’autre. Ils sont également censés être centrés sur les Premières Nations et peuvent différer d’une Première Nation à l’autre.

[475] Si les services sont axés sur les besoins, comme l’a maintes fois ordonné le Tribunal, ce dernier n’a pas besoin d’entendre chaque Première Nation pour rendre des ordonnances qui les concernent. Il tient compte de leurs perspectives uniques lorsqu’il rend des ordonnances. Le Canada doit également tenir compte des droits inhérents et des perspectives uniques des Premières Nations lorsqu’il octroie des fonds et fournit des services. Le Tribunal s’appuie sur ses nombreuses conclusions et ordonnances antérieures, qui ne peuvent pas toutes être reproduites ici.

[476] Le Canada a l’obligation de consulter les Premières Nations en cause dans la présente instance et celles qui ne le sont pas.

[477] Le Tribunal tient compte de tous ces éléments dans ses ordonnances.

[478] En outre, pour ces raisons, le Tribunal laissera aux parties le soin de décider si le Conseil peut participer aux consultations sur les ordonnances provisoires, d'autant plus qu'elles ont exprimé leur préférence pour une médiation assistée par le Tribunal, laquelle doit être volontaire. De plus, le Tribunal a prévu un processus qui permet aux parties de consulter d’autres Premières Nations et d’autres experts au sujet des ordonnances provisoires.

(i) Le mécanisme d’appel et le mécanisme de plainte

[479] Mme Gideon a décrit en détail les processus de réexamen et d’appel et le Tribunal estime que son témoignage est fiable.

N. Le réexamen

[480] Le processus de réexamen peut être initié par les employés du principe de Jordan, les demandeurs, les partenaires des Premières Nations, les parties défendant ou agissant au nom d’un enfant ou d’une famille, ou les coordonnateurs/navigateurs de services. Il a été introduit dans le cadre de l’approche de retour aux sources en tant que mécanisme informel permettant de réexaminer les demandes précédemment refusées, avant d’interjeter appel.

[481] Une demande peut être réexaminée quand de nouvelles informations sont disponibles et rendent le produit, le service ou le soutien admissible à l’approbation, ou si l’approche de retour aux sources n’a pas été appliquée précédemment. Si l’un de ces critères est rempli et que la demande n’a pas encore fait l’objet d’un appel, elle peut être approuvée et considérée comme ayant fait l'objet d'un réexamen. Le réexamen peut être effectué par un employé du point de contact régional ou de l’administration centrale de SAC habilité à approuver les demandes.

O. Le processus d’appel

[482] Par le passé, SAC avait créé un comité d’appel composé du sous-ministre délégué et du sous-ministre adjoint principal, Opérations régionales, tous deux employés de SAC. En réponse à l’ordonnance rendue par le Tribunal dans la décision sur requête 2017 TCDP 14 et à l’engagement qu’a pris le Canada envers les parties en 2018 de créer un secrétariat d’appel externe et indépendant, les parties ont uni leurs efforts pour améliorer le processus d’appel en se fondant sur les principes de transparence, d’accessibilité, d’équité et d’indépendance. En accord avec l’Assemblée des Premières Nations et la Société de soutien, SAC a mis en œuvre le nouveau processus d’appel lié au principe de Jordan en 2022.

[483] Le nouveau processus d’appel s’appuie sur un secrétariat indépendant et un comité d’examen externe composé d’experts (le comité d’appel). Le comité d’appel est formé d’experts provenant de l’extérieur de l’appareil gouvernemental et exerçant des professions réglementées dans les domaines de la santé, de l’éducation et des services sociaux. La mission du comité est de présenter des recommandations à SAC à l’égard des appels en s’appuyant sur leurs connaissances et leurs compétences professionnelles.

[484] Le comité d’appel est actuellement composé de neuf consultants embauchés à l'issue d’un processus d’appel de candidatures. Tous les consultants soit sont autochtones, soit ont vécu et travaillé avec des communautés autochtones, soit ont une expérience de longue date au service des communautés autochtones du Canada. Cette collaboration interprofessionnelle entre les experts permet de mieux cerner les besoins des enfants. SAC souhaite élargir la composition du comité d’appel et a d’ailleurs lancé un processus d'appel de candidatures externe en février 2024.

[485] De novembre 2021 à février 2022, l’ancien processus d’appel a coexisté avec le nouveau processus, de sorte que les appels ont été entendus par l’un des deux comités. Depuis février 2022, le nouveau processus d’appel s’applique pleinement, ce qui a permis de dissoudre l’ancien comité interne de SAC.

[486] Mme Gideon affirme que le comité d’appel non gouvernemental reçoit l’appui du secrétariat d’appel, qui relève de SAC, mais qui est indépendant de l’initiative du principe de Jordan. Le secrétariat d’appel, accepté par les parties, sert de bureau de défense des droits pour aider les familles à porter leurs demandes en appel. Afin d’éviter tout conflit d’intérêts avec les équipes chargées de la mise en œuvre du principe de Jordan, le secrétariat d’appel relève directement du médecin en chef de la santé publique de SAC, souvent appelé le conseiller scientifique en chef, qui relève directement du sous-ministre dans l’exercice de ce pouvoir.

[487] Se fondant sur son expertise professionnelle, sa sensibilité culturelle et son expérience, le comité d’appel recommande au conseiller scientifique en chef de confirmer ou d’infirmer la décision de SAC. Ce dernier prend ensuite, à la lumière de cette recommandation, une décision qui se substitue à la décision prise précédemment par SAC.

[488] Le nouveau processus d’appel, accepté par les parties, est conçu pour que les personnes et les groupes qui souhaitent interjeter appel puissent compter sur un mécanisme facile d’accès, rapide et indépendant, à même de les aider. Le comité d’appel et le conseiller scientifique en chef s’efforcent de rendre une décision dans un délai de 30 jours.

[489] Le comité d’appel offre un moyen clair de régler les plaintes. Quand SAC refuse une demande faite au titre du principe de Jordan, il doit informer le demandeur des raisons de ce refus et de son droit de faire appel de la décision auprès du comité d’appel dans un délai d’un an suivant le refus.

[490] Quand le comité d’appel maintient la décision faisant l’objet de l’appel, SAC avise le demandeur de la décision par écrit, avec une justification écrite. SAC informe aussi demandeur qu’il a la possibilité de déposer une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale dans un délai de 30 jours.

[491] Au cours de l’exercice 2022-2023, 1 258 appels ont été tranchés dans le cadre du nouveau processus d’appel.

[492] De plus, 59 % des décisions portées en appel ont été infirmées par le conseiller scientifique en chef, sur recommandation du comité d’appel. Entre le 1er avril et le 31 décembre 2023, 625 appels ont été tranchés, et 46 % des décisions examinées ont été infirmées par le conseiller scientifique en chef, sur recommandation du comité d’appel.

[493] Aux termes de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch. F-7, les décisions finales de SAC concernant le principe de Jordan peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour fédérale.

[494] La Société de soutien fait valoir que, bien qu'il ait convenu dans le plan de travail de l’entente de principe de décembre 2021 qu’un mécanisme de plaintes devait être élaboré en ce qui concerne le principe de Jordan, SAC soutient que l’élaboration d’un tel mécanisme nécessiterait une plus grande collaboration des Premières Nations et que l’imposer pourrait avoir des conséquences inattendues. Le procureur général du Canada fait lui aussi valoir qu’il n’est pas nécessaire d’élaborer un mécanisme de traitement des plaintes étant donné qu’il existe déjà un processus d’appel et un processus de contrôle judiciaire par la Cour fédérale. Il ajoute que plus de 50 % des demandes rejetées sont infirmées en appel, ce qui montre que le processus d’appel fonctionne.

[495] Le procureur général du Canada fait valoir que la Société de soutien veut que soit mis en place un mécanisme de traitement des plaintes, non pas à des fins d’appel, mais pour que les gens puissent se plaindre de demandes qui n’ont pas encore été traitées. Or, si l’on imposait un tel mécanisme sans avoir testé son efficacité ni obtenu une plus grande collaboration des Premières Nations, on risquerait d’avoir des conséquences négatives et imprévues, comme l’alourdissement de la bureaucratie et l’accumulation des dossiers et des retards dans l’administration du principe de Jordan.

[496] Le Canada souligne que ce point devrait figurer à l’ordre du jour des discussions du Comité des opérations du principe de Jordan et/ou des discussions qui auront lieu sur la réforme à long terme.

[497] Le Canada estime que la position de la Société de soutien, selon laquelle le Tribunal doit imposer un mécanisme de traitement des plaintes même si toutes les autres parties souhaitent négocier, ne reflète pas l’approche collaborative qu’il conviendrait d’adopter pour obtenir des résultats optimaux. En fait, un tel mécanisme priverait les parties de la possibilité de trouver une approche commune acceptable, souple et collaborative qui tienne compte de tous les points de vue.

[498] Le Canada soutient que les demandeurs disposent en attendant d’autres recours si une réponse ne leur est pas donnée en temps opportun. Tous les demandeurs peuvent contacter le Centre national d’appels pour connaître l’état d’avancement de leur demande. SAC continuera également de s’entretenir avec ses partenaires des Premières Nations s’ils expriment des préoccupations au sujet des délais de réponse. En outre, SAC a activement exploré la possibilité de mettre en place un mécanisme provisoire de traitement des plaintes au sein du Comité des opérations du principe de Jordan, dont la mise à disposition d’un formulaire de plainte en ligne, en attendant les négociations sur la réforme à long terme. SAC est tout à fait disposé à discuter avec les parties de cette solution et de toute autre solution provisoire dans le cadre du processus de médiation proposé.

[499] Toutefois, ce qui préoccupe le plus le Canada, c’est que la mise en place d’un nouveau mécanisme, sans la collaboration des parties concernées, pourrait avoir des conséquences inattendues susceptibles de contribuer à l’arriéré et aux retards dans l'application du principe de Jordan, en plus d’alourdir la bureaucratie. De plus, le Canada préfère s’employer à réduire l’arriéré au lieu de consacrer de l’énergie à créer un mécanisme de traitement des plaintes.

[500] L’APN fait valoir que la mesure de réparation demandée n’a pas fait l’objet de discussions ou de négociations, si bien que l’instauration de mesures de responsabilisation et du mécanisme de traitement des plaintes ne viendrait que nuire aux efforts consacrés à la négociation d’une approche à long terme en matière de règlement des différends. Comme il a été mentionné, toute entente de règlement définitive devra être approuvée par les Premières Nations parties à l’instance, qui représentent les titulaires de droits, et conformément aux mandats de l’APN, elle devra être soumise à l’approbation des Premières Nations en assemblée.

[501] Par conséquent, l’APN soutient que le Tribunal doit s’assurer de ne pas approuver un mécanisme de traitement des plaintes qui n’a pas fait l’objet d’une approche dialogique ou de négociations de réconciliation avec les Premières Nations concernées.

[502] En réponse à SAC, la Société de soutien fait valoir que, eu égard aux engagements pris par SAC dans le plan de travail de l’entente de principe et aux témoignages livrés par ses propres témoins dans le cadre de la présente requête, il ne fait aucun doute qu’un mécanisme de traitement des plaintes doit être mis en place. Il est de l’avis général que ce mécanisme est nécessaire.

[503] En réponse à l’APN, la Société de soutien maintient que sa demande visant à mettre en place un mécanisme de traitement des plaintes est un exemple concret de l’approche dialogique. Le 31 décembre 2021, les parties à l’entente de principe ont reconnu, dans le plan de travail de l’entente, qu’il était nécessaire de mettre en place un mécanisme de traitement des plaintes, mais il n'y avait encore aucun mécanisme de ce type le 12 décembre 2023, date à laquelle la Société de soutien a déposé sa requête de non‑conformité, ni dans les quelque six mois qui ont suivi le dépôt de la requête. En clair, ce que la Société de soutien sollicite dans sa requête, ce n’est pas la mise en place d’un processus de traitement des plaintes particulier. Elle demande au Tribunal d'établir les paramètres d’un processus efficace, indépendant et compatible avec le principe d’accès à la justice, qui permettrait de reconnaître la discrimination découlant de la conduite du Canada et d'y remédier. Évidemment, les détails entourant le processus de traitement des plaintes proposé devront être fixés en consultation avec des experts et les Premières Nations. La Société de soutien souhaite que des mesures soient prises. La situation actuelle, tolérée par le Canada et l’APN, ne peut plus durer, car des enfants en pâtissent gravement, voire en meurent dans les cas les plus tragiques.

[504] La Commission soutient que les décisions sur requête rendues par le Tribunal en 2017 ont obligé le Canada à mettre en place un mécanisme d’appel indépendant pour les décisions relatives au principe de Jordan. Il existe actuellement un comité de professionnels indépendants qui peut trancher les appels interjetés contre les décisions par lesquelles SAC rejette des demandes. Cependant, SAC ne dispose d’aucun mécanisme national officiel de traitement des plaintes pour répondre à d’autres types de préoccupations, par exemple en ce qui concerne la conduite du personnel dans le traitement des demandes, ou les retards dans les décisions ou les paiements. Le dossier révèle que la Société de soutien et d’autres organismes ont entrepris de (i) recevoir des plaintes et des demandes de renseignements de la part de familles, de fournisseurs de services et de communautés, (ii) suivre et signaler les tendances, et (iii) faire part de leurs préoccupations au Canada dans le but de trouver des solutions. La Société de soutien a toutefois déclaré qu’elle n’avait jamais eu l’intention d’assumer ces responsabilités à long terme et qu’elle n’avait pas la capacité de répondre à la demande.

[505] En 2020, la Société de soutien et SAC ont conjointement commandé un rapport à trois experts, et ceux-ci ont recommandé la création de mécanismes de responsabilisation indépendants. Toutefois, la Commission soutient qu’aucune des recommandations formulées dans le rapport ne semble avoir été mise en œuvre à ce jour.

[506] En outre, la Commission convient que la création d’un mécanisme de plainte crédible, transparent et efficace dans le cadre du principe de Jordan dans un délai raisonnable contribuerait à la mise en œuvre effective des décisions du Tribunal.

[507] La Commission soutient que le Tribunal a maintes fois déclaré qu’il était nécessaire d’appliquer le principe de Jordan pour parvenir à une égalité réelle dans la prestation des services essentiels aux enfants et aux jeunes des Premières Nations. Si le principe de Jordan n’est pas correctement appliqué dans un cas donné, c’est l’égalité réelle qui risque d’être compromise. Ainsi, il vaut mieux mettre en place un mécanisme de traitement des plaintes dans le cadre duquel tout problème peut être soulevé et réglé rapidement et efficacement. Le Tribunal est du même avis que la Commission sur ce point.

[508] La Commission convient avec la Société de soutien qu’il peut être pertinent de faire des analogies avec le domaine du travail étant donné qu’il est courant dans ce domaine que le Tribunal ordonne l’élaboration de politiques officielles, notamment en ce qui concerne la réception, l’examen et le règlement des plaintes.

[509] La Commission souligne que la Société de soutien a demandé que le mécanisme de traitement des plaintes soit indépendant. Il est arrivé que des décideurs en matière de droits de la personne rendent des ordonnances en ce sens. Par exemple, le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario a ordonné la nomination d’observateurs tiers et/ou le recours à des enquêteurs externes dans un cas où tout portait à croire que l’intimé ne voulait pas ou ne pouvait pas répondre adéquatement aux plaintes déposées à l’interne.

[510] La Commission a fourni des exemples de jurisprudence pertinents pour étayer sa position. Par exemple : Ontario Human Rights Commission v. Ontario (Correctional Services), 2002 CanLII 46519, au point B.8 de la section sur les ordonnances (où il a été ordonné de mener une enquête externe sur les plaintes en milieu de travail); McKinnon v. Ontario (Correctional Services), 2005 HRTO 23 (où l’ordonnance d’enquête externe a été clarifiée de manière générale); et McKinnon v. Ontario (Correctional Services), 2007 HRTO 4, aux paragraphes 7(B)(8), 207 et 208 (où les problèmes de non-conformité aux ordonnances d’enquête externe sont décrits et où il est déclaré que les ordonnances étaient fondées sur [traduction] « […] la méfiance bien fondée à l’égard de la capacité et de l’intégrité des gestionnaires en matière de prévention de la discrimination et du harcèlement au travail »). Voir aussi Lepofsky v. Toronto Transit Commission, 2005 HRTO 21, aux paragraphes 1 et 2, et Lepofsky v. TTC, 2007 HRTO 23 (où un tiers a été désigné, sur la base de la preuve, pour surveiller l’exécution des ordonnances vu que [traduction] « […] la Commission de transport de Toronto n’a[vait] pas pris de mesures d’adaptation fiables depuis plus de dix ans, malgré les nombreuses plaintes et documents internes qui démontraient que ces mesures n’étaient pas prises de manière adéquate »).

[511] La Commission estime que, si le Tribunal est convaincu que telle est la situation en l’espèce, il pourrait envisager de rendre une ordonnance comparable.

[512] Le Conseil n’est pas entièrement d’accord avec l’APN sur le fait que la mise en place d’un mécanisme de traitement des plaintes et de responsabilisation dépasse le mandat conféré par les chefs en assemblée, en ce qui concerne la Colombie-Britannique du moins. Par exemple, l’Assemblée des Premières Nations de la Colombie-Britannique a approuvé une résolution demandant à l’APN de souscrire aux observations présentées par la Société de soutien relativement à la requête, notamment celles concernant un mécanisme de traitement des plaintes.

[513] Selon le Conseil, seule une approche équilibrée est à même de garantir que le Canada s’acquitte de ses obligations envers les enfants des Premières Nations, notamment en ce qui concerne la défense de leurs droits inhérents, et de veiller à ce que les droits des Premières Nations à l’autonomie gouvernementale et à l’autodétermination soient respectés. Pareille approche est nécessaire, et c’est d’ailleurs ce que vient confirmer le rapport « Faire mieux », dont les auteures recommandent la mise en place d’un mécanisme de traitement des plaintes liées au principe de Jordan, lequel s’appuierait autant que possible sur les lois autochtones et sur les processus de règlement des différends.

[514] Pour ces raisons, le Conseil soutient respectueusement qu’il appartient au Tribunal de remédier à la situation en ordonnant la mise en place un mécanisme de traitement des plaintes et en enjoignant aux parties de travailler à l’élaboration de ce mécanisme et de le faire dans des délais précis. Cependant, les parties doivent consulter les Premières Nations titulaires d'un titre et de droits, incluant celles qui ne sont pas parties à l’instance, au sujet de l’élaboration d’un mécanisme de traitement des plaintes, et le calendrier devrait tenir compte de cet impératif.

[515] Le Tribunal estime que le mécanisme d’appel lié au principe de Jordan est très important, voire nécessaire. Toutefois, pour avoir accès au mécanisme d’appel, le demandeur doit avoir été débouté de sa demande.

[516] Le Tribunal souscrit à la position de la Commission exposée ci-dessus, notamment à l’idée que, bien qu’il existe un mécanisme d’appel pour les demandes rejetées, SAC ne dispose d’aucun mécanisme officiel de traitement des plaintes auquel il est possible de recourir dans d’autres situations, par exemple pour des préoccupations concernant les délais de traitement, la conduite du personnel ou les retards dans le versement des paiements aux fournisseurs de services ou des remboursements aux familles qui ont dû avancer des fonds. De plus, comme nous l'avons mentionné, le Tribunal a conclu qu’il était prouvé que certaines familles avaient été victimes de retards dans les remboursements.

[517] L’APN a fait valoir qu’il est de son devoir d’aider les familles à se prévaloir du principe de Jordan, ce que le Tribunal juge louable. Il en va de même pour la Société de soutien, les Chefs de l'Ontario, la NNA, le Conseil, ainsi que les Premières Nations et les organismes des Premières Nations au Canada qui aident les familles à bénéficier des services offerts au titre du principe de Jordan. Cependant, ces aides ponctuelles ne sont peut‑être pas suffisantes et ne constituent pas des ressources formelles.

[518] Le Tribunal comprend ce que veut dire le Canada à propos des recours administratifs dont disposent les familles, mais il s’agit bien de recours administratifs et non de recours indépendants officiels. De plus, le dossier de requête déposé par Craig Gideon, l’auteur de l’affidavit de l’APN qui a exercé d’importantes fonctions en tant que directeur général de la Direction des affaires sociales de l’Assemblée des Premières Nations du 28 mars 2022 à mars 2024, révèle que certains demandeurs ont rencontré des difficultés lorsqu’ils ont voulu porter plainte auprès de SAC. Dans son affidavit modifié du 22 mars 2024, M. Craig Gideon déclare qu’un demandeur n’avait toujours pas reçu de réponse après plus de 5 mois, et ce, même s’il avait fait au moins un suivi au niveau régional après avoir déposé sa demande. C'est seulement après que l’APN eut elle-même communiqué avec l’administration centrale de SAC pour demander un suivi d’urgence que le demandeur a reçu une réponse et une décision. M. Craig Gideon affirme également que l’APN a reçu un appel d’un parent qui avait eu beaucoup de mal à joindre SAC tant au niveau régional que national.

[519] De plus, dans son affidavit modifié du 22 mars 2024, M. Craig Gideon a souligné que plusieurs personnes lui avaient dit avoir eu de la difficulté à joindre Services aux Autochtones Canada aux niveaux national et régional, plus particulièrement pour faire une demande urgente ou pour signaler qu’une demande était devenue urgente. En septembre 2023, un parent a communiqué avec le Secteur du développement social au sujet d’une demande déposée en juin 2023. Ce parent n’avait reçu aucune réponse de la part de SAC et n’avait pas réussi à joindre qui que ce soit au centre d’appels du principe de Jordan, car il avait déjà demandé à être rappelé et ne pouvait pas réitérer sa demande avant qu’on ait répondu à son premier appel. Après avoir attendu plus d’une semaine, il a contacté l’APN.

[520] Selon le Tribunal, c’est précisément pour cette raison qu’il serait utile de pouvoir recourir à un mécanisme indépendant de traitement des plaintes.

[521] Encore une fois, le Tribunal accepte la preuve incontestée de l’APN qui est exposée ci-dessus. Il juge cette preuve pertinente et fiable, d’autant plus que, bien qu’il s’agisse de ouï-dire et qu’il faille leur accorder le poids qui leur revient, les cas rapportés viennent du Secteur du développement social, un organisme qui connaît bien le principe de Jordan et qui aide régulièrement les familles autochtones. Rien ne permet au Tribunal de penser que les déclarations de l’auteur de l’affidavit ne sont pas fiables ou qu’elles ne doivent se voir accorder que peu d’importance, voire pas du tout. De plus, le Canada a passé en revue l'ensemble de la preuve et n’a pas contesté cet élément produit par l’APN. Aux paragraphes 8 et 9 de son mémoire, le Canada fait même référence à l’affidavit modifié de M. Craig Gideon, souscrit le 22 mars 2024.

[522] Le Tribunal estime que le processus d’appel de SAC n’a pas pour but de cerner les problèmes systémiques, à l’exception de certains aspects qui sont évalués lors de vérifications aléatoires. Par ailleurs, le processus d’appel ne se veut pas un mécanisme de traitement des plaintes. Le comité d’appel ne traite que des demandes qui ont déjà été tranchées et qui se prêtent à un nouvel examen.

[523] Dans son affidavit révisé, Mme St-Aubin a déclaré qu’un mécanisme de traitement des plaintes ferait double emploi et entrerait en conflit avec le processus d’appel déjà établi par voie d'entente avec les parties. Cependant, elle a reconnu en contre-interrogatoire que les plaintes se rapportant à des problèmes survenus soit (a) avant une décision, soit (b) après une approbation, ne seraient pas acheminées au comité d’appel et qu’un mécanisme de traitement des plaintes destiné à recevoir ce type de plaintes ne ferait pas double emploi avec le processus d’appel. Elle a admis en contre-interrogatoire qu’il serait important d’avoir un tel mécanisme de traitement des plaintes, ainsi qu’un bureau indépendant chargé de veiller au respect des règles.

[524] En outre, le Canada admet qu’une demande refusée sur deux est finalement accueillie en appel, c’est-à-dire qu’une demande refusée sur deux aurait dû être approuvée. Voilà qui en dit long sur l’importance du mécanisme d’appel indépendant, qui permet de remédier aux effets d'un refus injustifié de fournir des services aux enfants des Premières Nations.

[525] Dans le résumé de l’Entente de principe sur la réforme à long terme, mis à jour en juillet 2023, qui se trouve en ligne et qui a été versé au dossier de requête déposé par la Société de soutien, le Canada mentionne qu’il prendra des mesures urgentes pour mettre en œuvre les mesures énoncées dans un plan de travail relatif aux résultats souhaités du principe de Jordan, en fonction de la conformité de SAC aux ordonnances du Tribunal. Le plan de travail comprend précisément les engagements suivants : repérer les demandes urgentes, y répondre et en rendre compte; élaborer et mettre en œuvre des mesures d’assurance de la qualité internes à Services aux Autochtones Canada, notamment une formation sur divers sujets, un mécanisme de résolution de plainte et un bureau indépendant chargé de veiller au respect des règles [...].

[526] Mme Gideon a aussi eu l’échange suivant avec un des avocats de la Société de soutien durant son contre-interrogatoire :

[traduction]
Q. « Élaborer et mettre en œuvre des mesures d’assurance de la qualité internes à Services aux Autochtones Canada, notamment une formation sur divers sujets, un mécanisme de résolution de plainte et un bureau indépendant chargé de veiller au respect des règles »,

vous voyez cela?

R.

Oui.

Q.

Et diriez-vous que le mécanisme de résolution de plainte du bureau indépendant chargé de veiller au respect des règles dont il est question serait distinct du comité d’appel?

R. Oui.

[527] SAC s’est engagé à élaborer et à mettre en œuvre un mécanisme de résolution de plaintes, en plus d’un bureau indépendant chargé de veiller au respect des règles, dans le cadre du plan de travail de l’entente de principe en 2021. Mme Gideon a déclaré que ce mécanisme et ce bureau indépendant seraient distincts du comité d’appel. Comme elle le décrit dans son affidavit, le comité d’appel a pour rôle d’évaluer les demandes fondées sur le principe de Jordan qui ont été rejetées. En contre-interrogatoire, elle a convenu que le comité d’appel ne pouvait être saisi que des plaintes se rapportant à des demandes qui avaient été examinées et rejetées, en tout ou en partie. Elle ne pouvait même pas concevoir que le comité d’appel puisse recevoir des plaintes concernant un problème survenu (a) avant la décision, ou (b) après une approbation, comme un retard dans un remboursement.

[528] Le Tribunal estime que, contrairement à ce qu’affirme Mme Gideon, le secrétariat d’appel n’a pas pour mission de défendre les droits des familles et de les aider à porter leurs demandes en appel, mais d'offrir un soutien administratif et de préparer des documents de synthèse pour aider le comité d’experts externes à trancher les appels. De plus, l’équipe d’assurance de la qualité effectue des vérifications aléatoires au centre d’appels de SAC et, bien que ces vérifications puissent aider à améliorer la qualité des services, elles ne permettent pas de pallier l’absence d’un mécanisme efficace de traitement de plaintes.

[529] Le Tribunal estime que, d’un point de vue systémique — et compte tenu de la preuve et de l’évolution du principe de Jordan —, il serait plus facile d’assurer la mise en œuvre efficace de ses ordonnances si un mécanisme de traitement des plaintes indépendant, crédible, transparent et efficace était mis en place dans un délai raisonnable, à l’issue de consultations entre les parties. Le mécanisme d’appel indépendant est désormais en place et il est efficace. Il a été mis en place avec succès, avec l’aide de toutes les parties. Toutefois, ce mécanisme ne permet pas de résoudre de nombreux autres problèmes susceptibles de survenir, tels que les délais de traitement, les retards dans le versement des paiements aux fournisseurs de services ou des remboursements aux familles qui ont dû avancer des fonds.

[530] Selon le Tribunal, la preuve confirme la nécessité évidente d’un mécanisme national crédible et indépendant de traitement des plaintes relatives au principe de Jordan. Par ailleurs, il ne fait aucun doute que le Tribunal a le pouvoir d’ordonner la mise en place d’un tel mécanisme en vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP.

[531] L’alinéa 53(2)a) de la LCDP confère au Tribunal la compétence de rendre une ordonnance « de ne pas faire ». Par ailleurs, si le Tribunal estime qu’il convient de le faire pour éviter qu’une pratique identique ou semblable survienne dans l’avenir, il peut ordonner certaines mesures, dont l’adoption de programmes, de plans ou d’arrangements spéciaux mentionnés au paragraphe 16(1) de la LCDP (voir National Capital Alliance on Race Relations (NCARR) c. Canada (Department of Health & Welfare) T.D. 3/97, aux p. 30 et 31). Dans l’arrêt CN c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 1987 CanLII 109 (CSC), [1987] 1 RCS 1114, [Action Travail des Femmes]), la Cour suprême du Canada s’est penchée sur la portée de cette compétence. Faisant sienne l’opinion dissidente du juge MacGuigan de la Cour d’appel fédérale, la Cour a déclaré :

[…] que l’al. 41(2)a) [actuellement l’alinéa 53(2)a)] a été conçu pour permettre aux tribunaux des droits de la personne d’empêcher que des groupes protégés identifiables ne soient à l’avenir victimes de discrimination, mais il a jugé que le terme « prévention » est fort général et qu’'il est souvent nécessaire de se référer à des régimes historiques de discrimination pour concevoir les stratégies appropriées à l’avenir […]. (p. 1141)

[…]

 

Contrairement aux formes de réparation prévues aux al. b) à d) du par. 41(2), la « réparation » de l’al. 41(2)a) vise un groupe et est donc non seulement compensatoire, mais est elle-même prospective. L’avantage est toujours conçu pour améliorer la situation du groupe à l’avenir […] (p. 1142)

 

(Le Tribunal a appliqué ce qui précède dans la décision sur requête 2018 TCDP 4.)

[532] Le Tribunal a tiré de nombreuses conclusions sur le paragraphe 53(2) de la LCDP dans des décisions antérieures rendues dans la présente affaire, notamment dans celle citée ci-dessus, et il continue de s’appuyer sur ces conclusions. En résumé, il estime qu’il dispose de suffisamment d’éléments de preuve pour pouvoir rendre une ordonnance visant à mettre en œuvre un mécanisme indépendant et provisoire de traitement des plaintes en vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, et plus particulièrement de l’alinéa 53(2)a) comme nous l’avons expliqué, et que la LCDP est structurée de manière à favoriser cette innovation et cette souplesse dans l’élaboration de recours efficaces (voir Grover). De plus, le mécanisme d’appel indépendant du principe de Jordan avait déjà été réclamé par le Tribunal. En effet, le Tribunal a conclu que, même si le Canada disposait déjà d’un processus d’appel interne, il était nécessaire, au vu de la preuve, d’établir un processus d’appel indépendant lié au principe de Jordan, où certains décideurs seraient des professionnels de la santé et agiraient de concert avec d’autres professionnels, tout en étant indépendants du gouvernement.

[533] Au paragraphe 103 de la décision sur requête 2017 TCDP 14, le Tribunal a ordonné au Canada ce qui suit :

[103] […] Conformément à l’alinéa 53(2)a) de la Loi, la formation ordonne au Canada d’intégrer à ses processus liés au principe de Jordan les normes précisées dans la section « Ordonnances » ci-dessous, sous « Traitement et suivi des cas liés au principe de Jordan ». Par ailleurs, le Canada devrait établir un processus d’appel indépendant en partenariat avec les décideurs qui sont également des professionnels de la santé et des travailleurs sociaux autochtones.

 

[…]

 

[133] Les ordonnances rendues dans la présente décision doivent être lues conjointement avec les conclusions susmentionnées et avec les conclusions et les ordonnances contenues dans la décision et les décisions antérieures (2016 TCDP 2, 2016 TCDP 10 et 2016 TCDP 16). Le fait de séparer les ordonnances du raisonnement qui les sous-tend n’aidera pas à mettre en œuvre les ordonnances de façon efficace et utile afin de répondre aux besoins des enfants des Premières Nations et de mettre un terme à la discrimination.

 

[…]

 

2(A)(v) Si la demande est rejetée, le ministère contacté en premier doit informer le demandeur, par écrit, de son droit d’interjeter appel de la décision, du processus d’appel, des renseignements qu’il devra fournir, du moment auquel le Canada devra décider de l’appel et du fait que des motifs écrits lui seront fournis si l’appel est rejeté.

 

[534] En 2019, le Tribunal a rappelé l’importance d’un mécanisme d’appel rapide et indépendant faisant intervenir des professionnels de la santé et d’autres professionnels pour répondre à de telles demandes en vertu du principe de Jordan (voir 2019 TCDP 7, aux par. 55 et 75).

[535] En réponse aux ordonnances du Tribunal, le Canada a donc mis en place un mécanisme d’appel indépendant efficace lié au principe de Jordan.

[536] Plus récemment, dans la décision sur requête André c. Matimekush-Lac John Nation Innu, 2021 TCDP 8, le Tribunal a ordonné la création et la mise en œuvre d’un mécanisme de dépôt de plaintes :

[236] De plus, le Tribunal lui ordonne, de concert avec la Commission, de rédiger, créer, mettre en place une ou des politiques concernant le harcèlement et la discrimination dans le milieu de travail et l’obligation d’accommodement, incluant des procédures ou un mécanisme de dépôt de plainte ou de dénonciation concernant la discrimination et le harcèlement au travail ainsi qu’un mécanisme de réponse ou de traitement de ces dénonciations ou plaintes par son administration.

 

[537] Mme St-Aubin a déclaré en contre-interrogatoire que ce qui permet à la Société de soutien d’aider les familles et les enfants et de cerner les problèmes systémiques, c’est entre autres le degré d’aise que ressentent les demandeurs à son égard, à l’égard de leur communauté ou de leur coordonnateur de services. Le Tribunal estime que l’on pourrait faire le même constat en ce qui concerne les demandeurs des Premières Nations qui se sentent plus à l’aise avec l’APN, les Chefs de l'Ontario, la NNA ou le Conseil puisque ce sont des organismes des Premières Nations.

[538] Le Tribunal convient avec la Société de soutien que ce type de relation permet de recueillir plus de renseignements dans les cas problématiques. Dans un climat d’aisance et de confiance, SAC peut mieux exercer ses fonctions et aider les enfants des Premières Nations.

[539] Le Tribunal estime que le mécanisme de traitement des plaintes devrait servir un objectif similaire, de sorte que les demandeurs se sentent à l’aise de s’en remettre à ce mécanisme de responsabilisation.

[540] En outre, selon la pièce 7 jointe à l’affidavit de Mme Brittany Mathews daté du 12 janvier 2024, le Comité des opérations du principe de Jordan a indiqué le 9 mai 2023 que le mécanisme de traitement des plaintes devait faire en sorte que [traduction] « les demandeurs et leurs familles n’aient pas à craindre de subir des représailles après avoir déposé une plainte, et [qu’il devait] inspirer confiance, en tenant compte du rapport de force dans lequel se trouvent les personnes qui interagissent avec le gouvernement fédéral. [...] Il peut être nécessaire de s’intéresser aux tendances observées dans les plaintes pour résoudre les problèmes systémiques auxquels les familles sont confrontées lorsqu’elles cherchent à se prévaloir du principe de Jordan, notamment pour les plaintes déposées par des particuliers/demandeurs, des coordonnateurs et des fournisseurs de services ».

[541] Le Tribunal estime que, compte tenu de ce qui précède, le mécanisme de traitement de plaintes doit être indépendant.

[542] Par ailleurs, il s'est maintenant écoulé plus de sept ans depuis que le Tribunal a élaboré ses ordonnances détaillées sur le principe de Jordan et l’égalité réelle, et celui‑ci doit s'assurer de leur efficacité. Selon lui, ce qui importe avant tout, c’est que les demandeurs visés par le principe de Jordan ne soient pas laissés pour compte dans un processus qui vise à éliminer les lacunes et les obstacles à l’accessibilité des services destinés aux enfants des Premières Nations. Un mécanisme indépendant de traitement des plaintes permettrait de combler ces lacunes et d’améliorer l’efficacité du principe de Jordan. Il arrive un moment où les discussions doivent se transformer en actions.

[543] Conformément à l’approche dialogique, le Tribunal préfère ordonner aux parties de tenir des consultations plutôt que de dicter tous les détails concernant le mécanisme provisoire de traitement des plaintes. Les parties retourneront devant le Tribunal pour obtenir d’autres directives ou, si possible, pour présenter leurs demandes d’ordonnance sur consentement ou leurs points de vue sur les différentes options qu’elles jugent possibles à la lumière de la preuve. Dans des décisions sur requête antérieures, le Tribunal s’est prononcé sur les raisons pour lesquelles un mécanisme indépendant de traitement des plaintes serait nécessaire, et son analyse pourrait s’avérer utile dans le cadre des consultations portant sur l’établissement d’un mécanisme provisoire.

[544] Le Tribunal convient qu’il est important de mener de vastes consultations auprès des Premières Nations titulaires de droits avant de mettre en place un mécanisme permanent et que les Premières Nations devraient non seulement avoir leur mot à dire dans tous les aspects de sa création, mais aussi sur sa structure.

[545] L’Assemblée des Premières Nations de la Colombie-Britannique a déjà adopté une résolution et les chefs en assemblée de l’APN pourraient faire de même. Si les Premières Nations ne souhaitent pas recourir à un tel mécanisme et préfèrent en utiliser un autre, l’APN peut en aviser le Tribunal. Cependant, aucune démarche de ce type n’a été entreprise avant la création du mécanisme d’appel indépendant qui est maintenant utilisé. De plus, le Canada a admis qu’il participerait toujours à l’application du principe de Jordan, même si plusieurs Premières Nations assuraient la prestation des services. Par conséquent, la mise en place d'un mécanisme applicable aux plaintes relatives à la participation de SAC est justifiée.

[546] Le Tribunal convient avec le Canada que le comité des opérations du principe de Jordan est une excellente tribune pour discuter du mécanisme de traitement des plaintes. Toutefois, selon les parties, la dernière réunion a eu lieu au printemps 2024. Par ailleurs, la preuve révèle que le comité des opérations a tenu une discussion sur le mécanisme de traitement des plaintes en mai 2023, Les choses iraient donc plus rapidement si les parties se consultaient dans un avenir rapproché sur l’établissement d’un mécanisme provisoire, puis soumettent leurs idées au comité. Sans pour autant se prononcer sur le sujet, le comité des opérations du principe de Jordan peut contribuer à la création d’un mécanisme indépendant provisoire de traitement des plaintes.

[547] Le Tribunal convient également avec l’APN et le Canada que l'arriéré doit être éliminé et qu’il faut, en priorité, élaborer des critères objectifs pour les cas urgents. Il ajoute que les parties devraient poursuivre leurs efforts en ce sens au moins jusqu’au 9 janvier 2025.

[548] Là encore, le Tribunal convient qu’il serait préférable de mener de vastes consultations auprès des Premières Nations avant de créer un mécanisme permanent et indépendant de traitement des plaintes dirigé par des Autochtones. Or, ces consultations risquent d’être longues, car il faut veiller à ce que les Premières Nations participent à la conception, à la création et à la structure du mécanisme.

[549] Le Tribunal estime que, compte tenu particulièrement du fait que le Canada continuera de participer à l’application du principe de Jordan même si les Premières Nations assument une plus grande part des responsabilités, un mécanisme de traitement des plaintes indépendant, simple et efficace peut être mis en place en attendant qu’un mécanisme permanent dirigé par des Autochtones soit élaboré et mis en œuvre ou qu’une solution à long terme soit intégrée à une entente de règlement sur la réforme à long terme du principe de Jordan, et acceptée par le Tribunal, ou qu’une autre solution à long terme soit proposée par les parties, et acceptée par le Tribunal, au terme de véritables consultations avec les Premières Nations, les experts et les organismes des Premières Nations au Canada. Le Tribunal réexaminera ultérieurement la question de la mise en œuvre à long terme du mécanisme indépendant de traitement des plaintes. Les parties sont libres de choisir différents mécanismes dans le cadre de leurs négociations d’une réforme à long terme et le Tribunal reste ouvert et flexible à cet égard.

[550] L’APN et le Canada ont indiqué qu’ils étaient déterminés à entamer des négociations en vue de conclure une entente sur la réforme à long terme du principe de Jordan avant mars 2025 et que, d’ici là, ils préféreraient consacrer leurs énergies et leurs efforts à éliminer les arriérés. Le Tribunal convient qu’il vaut mieux traiter les arriérés en priorité. Toutefois, il n’est pas convaincu que l’APN et le Canada parviendront à s’entendre sur une réforme à long terme avant mars 2025. La présente affaire regorge d’exemples de délais qui ont dû être prorogés pour différentes raisons. De plus, même si une entente à long terme était conclue en mars 2025, elle devrait être approuvée par les chefs en assemblée de l’APN, puis par le Tribunal, ce qui pourrait prendre plusieurs mois. Refuser de rendre des ordonnances provisoires visant à garantir l’efficacité des ordonnances du Tribunal dans l’espoir que les parties parviennent à conclure une entente n’aide en rien les enfants et les familles des Premières Nations qui ont besoin de services essentiels.

[551] Par conséquent, en vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP, de l’approche dialogique, de ses ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada de consulter les parties selon le mode qu’elles auront choisi (médiation, résolution de conflits, négociations, etc.) en vue d'élaborer des demandes d’ordonnance sur consentement, si possible, ou, subsidiairement, d’ordonnance fondée sur une justification et sur les éléments de preuve disponibles concernant la mise en place d'un mécanisme national de traitement des plaintes qui soit provisoire, indépendant, simple, efficace et crédible, et de faire rapport au Tribunal d'ici le 24 février 2025.

VI. Ordonnance

[552] En vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP, de l’approche dialogique adoptée en l’espèce et reconnue par la Cour fédérale, de ses ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada de consulter les parties selon le mode qu’elles auront choisi (médiation, résolution de conflits, négociations, etc.) en vue d'élaborer des demandes d’ordonnance sur consentement, si possible, ou, subsidiairement, d’ordonnance fondée sur une justification et sur les éléments de preuve disponibles, et de faire rapport au Tribunal d'ici le 9 janvier 2025. Le Conseil ne pourra participer aux consultations qu’avec le consentement de toutes les parties. Celles‑ci porteront notamment sur le point suivant :

  • D’ici le 9 janvier 2025, les parties chercheront à élaborer conjointement des critères objectifs qui permettront de déterminer si une demande faite au titre du principe de Jordan est urgente.

[553] Les parties tiendront également compte, dans le cadre de leurs consultations, de toutes les ordonnances de consultation du Tribunal ci-dessous.

[554] Le Tribunal, avec le consentement des parties, a classé les services urgents en deux catégories dans la décision sur requête 2020 TCDP 36 susmentionnée :

  1. les cas urgents où le risque de préjudice irréparable est raisonnablement prévisible (besoin d’aide immédiate);
  2. les autres cas urgents nécessitant une intervention dans un délai de 12 heures (voir 2020 TCDP 36, annexe A).

[555] Le Tribunal confirme que les cas suivants sont urgents : enfants qui ont des besoins « mettant leur vie en danger »; enfants en fin de vie ou aux soins palliatifs; risque de suicide; risque pour la sécurité physique; manque d’accès aux produits de première nécessité (le Tribunal ordonne que cette notion soit définie par les parties dans le cadre de leurs consultations sur les critères objectifs permettant de déterminer si une demande faite au titre du principe de Jordan est urgente); risque pour l’enfant d’entrer dans le système de protection de l’enfance. Le Tribunal a précisé que le « facteur temps » pouvait aussi rendre un cas urgent. Les situations mettant la vie en danger nécessitent parfois une intervention immédiate, parfois une action en temps opportun.

[556] Le Tribunal accepte d’inclure les pourvoyeurs de soins et les enfants qui fuient la violence domestique dans la catégorie des autres cas urgents nécessitant une intervention dans un délai de 12 heures. Le Tribunal ordonne au Canada de consulter les parties et de chercher à élaborer conjointement, dans le cadre de leurs consultations sur les critères objectifs permettant de déterminer si une demande faite au titre du principe de Jordan est urgente, des critères et des lignes directrices qui soient objectifs pour ces cas.

[557] Le Tribunal convient qu’un enfant qui n’a pas accès à de la nourriture ou à d’autres produits de première nécessité constitue un cas urgent nécessitant une action dans un délai de douze heures. Le Tribunal est aussi d'accord sur le fait qu'une fois que la nourriture ou les produits requis ont été fournis, il convient d’orienter la famille vers d’autres services non discriminatoires et, si l'accès à ces services comporte des obstacles, d’éliminer ces obstacles. Le Tribunal ordonne au Canada de tenter d'élaborer, en consultation avec les parties, des critères objectifs pour traiter ces cas, dans le cadre des consultations sur les critères objectifs permettant de déterminer si une demande faite au titre du principe de Jordan est urgente, et de faire rapport au Tribunal d'ici le 9 janvier 2025.

[558] Le Tribunal accepte le témoignage du Canada, à savoir que le principe de Jordan peut être appliqué même s’il existe d’autres services visant à faciliter les évacuations en cas d’incendie. Toutefois, à cette fin, il faut établir une bonne coordination entre le principe de Jordan et les autres services. En d’autres termes, l’orientation vers d’autres services est acceptable si ces services sont culturellement adaptés, opportuns et efficaces, et s’ils répondent aux besoins de manière concrète. Le Tribunal accepte qu’une demande puisse être multidimensionnelle et puisse faire intervenir à la fois le principe de Jordan et d’autres services d’intervention d’urgence. Par conséquent, le Tribunal ordonne au Canada de tenter d'élaborer, en consultation avec les parties, des lignes directrices relatives à la coordination et à la manière de trier et de traiter les demandes multidimensionnelles qui font aussi intervenir certains aspects du principe de Jordan, et de faire rapport au Tribunal d'ici le 9 janvier 2025.

[559] Le Tribunal reconnaît que le deuil est une période sacrée pour les enfants des Premières Nations et que le décès d’un parent, d’un frère, d’une sœur ou d’un proche peut être particulièrement traumatisant. Il est d’accord sur le fait que certains cas peuvent nécessiter des services d’urgence, tandis que d’autres peuvent nécessiter une action rapide sans être urgents (plus de 12 heures). Le Tribunal reconnaît également que les cérémonies culturelles, sous de nombreuses formes, constituent des services importants conformes à l’égalité réelle, et il est d’accord avec l’APN pour dire que tous les types de cérémonies doivent être pris en compte, pas seulement le potlatch. Le Tribunal convient que les enfants des Premières Nations qui perdent un parent font face à de nombreux risques pouvant bouleverser leur vie et peuvent avoir besoin de services fournis au titre du principe de Jordan, et ce, même s’ils ne sont pas pris en charge par un organisme de protection de l’enfance. Le Tribunal examinera les critères objectifs élaborés par les parties pour déterminer si une demande présentée au titre du principe de Jordan est urgente, et il réexaminera la présente demande à ce moment-là.

[560] Le Tribunal confirme qu’aux termes des ordonnances, le Canada n’est pas lié par la politique de retour aux sources. Il précise que certains des principaux aspects de cette politique concordent avec les ordonnances, et d’autres pas. Par souci de clarté, le Tribunal n’examine pas tous les aspects de la politique de retour aux sources, mais seulement les plus pertinents.

[561] Aspects de la politique qui concordent avec les ordonnances du Tribunal : présomption d’égalité réelle, documents justificatifs réduits au minimum, détermination des cas urgents par des professionnels. (Toutefois, le Tribunal ordonne au Canada de tenter d'élaborer, en consultation avec les parties, des critères objectifs permettant de reconnaître un professionnel qualifié qui possède les compétences et la formation requises, dans le cadre des consultations sur les critères objectifs permettant de déterminer si une demande faite au titre du principe de Jordan est urgente, et de faire rapport au Tribunal d'ici le 9 janvier 2025.)

[562] Le Tribunal précise que les aspects ci-dessus doivent être maintenus.

[563] * Une présomption d’égalité réelle est un moyen d’éliminer les obstacles à l’accessibilité et d’alléger le fardeau des demandeurs qui doivent prouver que leurs demandes répondent au critère d’égalité réelle. Le Tribunal n’a pas l’intention de priver SAC de son droit de réplique ou de regard dans l’évaluation des demandes.

[564] ** S’il faut demander le moins de documents possible, il n’est tout de même pas déraisonnable de demander des documents à l’appui. Plus les demandes sont complexes ou coûteuses, plus il est raisonnable d’exiger des documents justificatifs.

[565] Aspects qui ne concordent pas avec les ordonnances du Tribunal :

  • Autodétermination des cas urgents en l’absence de professionnels de la santé ou d’un autre professionnel (le Tribunal réexaminera cette question une fois que les parties auront défini le terme « professionnel qualifié », dans le cadre de leur collaboration pour élaborer des critères objectifs permettant de déterminer si une demande faite au titre du principe de Jordan est urgente).
  • L’interprétation du Canada, selon laquelle il n’est pas possible de reclasser un cas urgent dans la catégorie des cas non urgents.
  • L’exigence selon laquelle, une fois classées, les demandes doivent toutes être traitées de la même manière, sans aucune possibilité d’acheminer à un échelon supérieur une demande dont les faits, à première vue, semblent mériter un examen approfondi.
  • L’impossibilité pour SAC d’établir des priorités.

Le Tribunal précise que les aspects ci-dessus doivent être éliminés.

[566] En vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, de l’approche dialogique, de ses ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada ce qui suit :

  1. D’examiner l’arriéré en appliquant immédiatement les clarifications du Tribunal susmentionnées, puis de retourner devant le Tribunal avec un plan détaillé assorti de cibles et d’échéances, au plus tard le 10 décembre 2024;
  2. De faire état au Tribunal et aux parties, au plus tard le 10 décembre 2024, du nombre total de demandes actuellement en attente, tant à l’échelle nationale que dans chaque région (nouvelles demandes, demandes en traitement, demandes de remboursement), et d’indiquer le nombre cumulatif de dossiers en souffrance à la fin de chaque mois pour les 12 derniers mois;
  3. De trier toutes les demandes en attente en fonction de leur degré d’urgence, en appliquant les clarifications du Tribunal susmentionnées. SAC examinera toutes les demandes classées urgentes par les demandeurs et évaluera si, au regard des clarifications, ces demandes sont effectivement urgentes. Il reclassera celles qui ne le sont pas dans la catégorie des demandes non urgentes, au plus tard le 10 décembre 2024. Toutefois, si des demandes ont été classées urgentes par un professionnel qualifié possédant des compétences et une formation pertinentes, SAC considérera ces demandes comme urgentes jusqu’à ce que les parties définissent ce qu’est un « professionnel qualifié possédant des compétences et une formation pertinentes »;
  4. De communiquer avec tous les demandeurs dont l’urgence du dossier n’a pas pu être établie selon les clarifications du Tribunal, en vue de prendre des mesures provisoires pour prévenir tout préjudice irrémédiable raisonnablement prévisible dans les 14 jours suivant l’ordonnance du Tribunal, et faire rapport au Tribunal d'ici le 10 décembre 2024;
  5. D’élaborer, en consultation avec toutes les parties, des solutions efficientes et efficaces pour réduire et, ultimement, éliminer l’arriéré, qui fonctionneraient dans un contexte gouvernemental (ce qui n'est ni un prétexte ni une autorisation pour alourdir la bureaucratie dans ce système), et de faire rapport au Tribunal d'ici le 9 janvier 2025.

[567] En vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, de l’approche dialogique, de ses ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada de confirmer, d'ici le 10 décembre 2024, que SAC dispose en tout temps d’un nombre suffisant d’employés habilités à examiner les demandes urgentes et à statuer sur ces dernières, et que les demandeurs peuvent immédiatement et facilement indiquer que leur demande est urgente.

[568] En vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, de l’approche dialogique, de ses ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada de veiller à ce que, d'ici le 10 décembre 2024, les demandeurs d'une demande non urgente devenue urgente disposent d’un moyen efficace et rapide pour indiquer que leur demande non urgente est maintenant urgente.

[569] En vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, de l’approche dialogique, de ses ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada de confirmer si son site Web et ses pages de médias sociaux indiquent clairement le numéro de téléphone, l’adresse courriel et les heures d’ouverture de chacun des bureaux provinciaux/territoriaux de SAC, et de l’administration centrale, avec qui communiquer pour toute question sur les demandes ou les paiements. Le Canada fournira ces renseignements au Tribunal au plus tard le 10 décembre 2024.

[570] Le Tribunal confirme que le Canada peut orienter les personnes qui demandent du soutien au titre du principe de Jordan vers les Premières Nations dans la mesure où il a conclu avec elles des ententes de prestation de services, que ce soit dans le cadre du principe de Jordan ou d’autres programmes, pour répondre aux besoins de l’enfant en temps opportun, à condition qu’il ne transmette pas ses obligations légales aux Premières Nations ou qu’il ne place pas ces dernières devant un échec certain. Par exemple, en principe, le manque de ressources, y compris de financement, et la non-durabilité des ressources, y compris du financement prévu par les ententes, s’apparentent à la discrimination systémique qui a été constatée et pourraient vraisemblablement être considérés comme un transfert, par le Canada, de ses obligations, transfert qui placerait les Premières Nations dans une situation où elles ne pourraient pas s’occuper des enfants dont elles ont la charge. Ce que le Tribunal veut, en clarifiant les ordonnances qu’il a rendues pour permettre au Canada d’orienter les demandeurs vers les Premières Nations, c’est s’assurer que les Premières Nations et les organismes des Premières Nations qui reçoivent ou financent des demandes fondées sur le principe de Jordan ou qui statuent sur ces demandes, disposent de ressources durables suffisantes, dont du financement. Le Tribunal n’a pas cette information et aimerait que le Canada lui fournisse de plus amples renseignements sur cet aspect important d'ici le 9 janvier 2025.

[571] Par conséquent, en vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, de l’approche dialogique, de ses ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal permet au Canada d’orienter les demandeurs vers les Premières Nations ou les organismes communautaires des Premières Nations participant à l’application du principe de Jordan dans le cadre d’une entente de contribution avec le Canada, conformément aux ordonnances énoncées aux points i et ii ci-dessous. Le Canada peut dès maintenant procéder à une telle orientation — de façon provisoire pour l’ordonnance rendue au point ii (voir les détails au point ii ci-après) — jusqu’à ce que, selon le cas :

  1. de nouveaux critères, lignes directrices et processus soient élaborés par les parties et approuvés par le Tribunal;
  2. si de tels critères, lignes directrices et processus existent déjà et qu’ils satisfont aux exigences susmentionnées du Tribunal (le Tribunal ne saurait le confirmer et souhaiterait le vérifier), ils soient transmis au Tribunal par voie d’affidavit pour examen et approbation. Cet affidavit devra être déposé au plus tard le 10 décembre 2024. Les parties auront alors la possibilité de déposer des affidavits en réponse et de contre-interroger l’auteur de l’affidavit, après quoi le Canada pourra déposer un affidavit en réplique et procéder à un contre-interrogatoire. Toutes les parties auront la possibilité de déposer des observations écrites avant que le Tribunal ne se prononce sur ce point précis;
  3. Les parties peuvent proposer au Tribunal toute autre option qui permettrait de traiter ce point précis de manière plus expéditive et de régler la question de manière efficace, adéquate, équitable et dans l’intérêt supérieur des enfants des Premières Nations, selon un point de vue autochtone.

Les parties feront part au Tribunal de leur point de vue sur les trois options susmentionnées d'ici le 10 décembre 2024.

[572] En vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP, de l’approche dialogique, de ses ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada de consulter les parties selon le mode qu’elles auront choisi (médiation, résolution de conflits, négociations, etc.) en vue d'élaborer des demandes d’ordonnance sur consentement, si possible, ou, subsidiairement, d’ordonnance fondée sur une justification et sur les éléments de preuve disponibles concernant le mécanisme provisoire susmentionné, et de faire rapport au Tribunal d'ici le 12 février 2025.

[573] En vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, de l’approche dialogique, de ses ordonnances antérieures, des paramètres encadrant les obligations qui incombent au Canada au titre de la LCDP et des ordonnances relatives au principe de Jordan dont il est question plus haut, dont celle interdisant le sous‑financement comme celui décrit dans la Décision sur le bien-fondé, ou de transférer ses obligations légales aux Premières Nations, le Tribunal ordonne que, lorsque SAC est le ministère de premier contact, le Canada puisse orienter les demandeurs :

  1. vers une demande collective fondée sur le principe de Jordan qui a déjà été approuvée et qui est traitée par une Première Nation ou un organisme communautaire en vertu d’une entente de contribution avec le Canada;
  2. vers une Première Nation ou un organisme communautaire participant à l’application du principe de Jordan en vertu d’une entente de contribution avec le Canada; (cette ordonnance prévue au point ii est une ordonnance provisoire qui sera réexaminée par le Tribunal une fois qu’il aura reçu davantage de renseignements sur les ententes de contribution, et sur les critères, lignes directrices et processus susmentionnés).

[574] Toutefois, si une demande est jugée urgente au regard des critères objectifs qui seront élaborés par le Canada, l’APN, la Société de soutien, les Chefs de l'Ontario, la NNA et la Commission, SAC devra d’abord vérifier si l’orientation vers d’autres programmes permettra au demandeur d’obtenir plus rapidement le produit, le service ou le soutien demandé.

[575] Par souci de clarté, lorsque le Canada conclut une entente de contribution permettant à une Première Nation ou à un organisme communautaire des Premières Nations d'appliquer le principe de Jordan, que ce soit par le biais d’une demande collective ou autre, cette Première Nation ou cet organisme n’est pas tenu de respecter les délais fixés par le Tribunal ni les autres modalités procédurales prévues dans les ordonnances relatives au principe de Jordan que le Tribunal a rendues à l’encontre du Canada.

[576] Le Tribunal n’accepte pas, pour le moment, de modifier les délais établis pour la prestation de services urgents. Il est d’avis que de modifier les opérations liées au principe de Jordan en fonction des précisions fournies dans la présente décision sur requête réduira le nombre de demandes classées, à tort, comme urgentes, aidera à reclasser certaines de ces demandes, et permettra au Canada de gérer les cas vraiment urgents dans les délais fixés par le Tribunal. Le Canada fera un suivi des dossiers après avoir mis en œuvre les précisions du Tribunal relatives aux demandes urgentes, puis fera rapport au Tribunal d'ici le 9 janvier 2025.

[577] Sans modifier les délais prescrits pour le moment, le Tribunal accepte que les parties lui présentent les solutions qu'elles auront élaborées, à la lumière des clarifications du Tribunal, lors des discussions qu'elles auront eues, selon le mode de leur choix (médiation, négociations, résolution de conflits, etc.). En vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP, de l’approche dialogique, de ses ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada d’élaborer, en consultation avec les parties, d'éventuelles solutions concernant les délais de traitement des demandes non urgentes faites au titre du principe de Jordan, qu'il étaiera par des justifications et les éléments de preuve disponibles et qu'il présentera au Tribunal, et de faire rapport au Tribunal d'ici le 9 janvier 2025.

[578] Cependant, le Tribunal rejette la proposition « dans un délai raisonnable ». Ce concept est vague et ne répond pas à l’intérêt supérieur de l’enfant ni à aucune norme de pratique raisonnable. Si tous ne comprenaient pas les termes « immédiatement » et « urgent » de la même manière, l’expression « dans un délai raisonnable » risque de provoquer d’autres malentendus.

[579] Les ordonnances rendues par le Tribunal dans les décisions 2017 TCDP 14 et 2017 TCDP 35 exigeaient que le compteur du processus de traitement soit démarré à la réception d’une demande, sauf s'il était raisonnablement nécessaire de tenir des conférences de gestion de cas clinique avec des professionnels possédant des compétences et une formation pertinentes pour déterminer les besoins cliniques du demandeur avant l’approbation et le financement du service recommandé. Compte tenu l’arriéré actuel, des clarifications du Tribunal à propos du terme « urgent », et des autres ordonnances relatives aux consultations, le Tribunal, en vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP, de l’approche dialogique, de ses ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, ordonne au Canada d'élaborer, en consultation avec les parties, des lignes directrices relatives à la question susmentionnée, puis de retourner devant lui pour lui présenter leurs propositions au plus tard le 9 janvier 2025.

[580] En vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP, de l’approche dialogique, de ses ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada d'élaborer, en consultation avec les parties, des solutions pratiques et opérationnelles provisoires, avec justification et preuve à l’appui, pour remédier aux difficultés que les retards de remboursement et de paiement causent aux individus et aux familles (demandeurs), puis de lui faire rapport d'ici le 9 janvier 2025.

[581] En vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, de l’approche dialogique, de ses ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal précise que, par souci de cohérence avec les ordonnances qu’il a rendues dans les décisions 2017 TCDP 14 et 2017 TCDP 35, le Canada ne peut pas retarder le paiement des services approuvés si, ce faisant, il impose aux familles un fardeau qui risque d’entraîner une suspension ou un retard dans la prestation des services, voire une incapacité à répondre aux besoins de l’enfant.

[582] Le Tribunal estime que les délais actuellement prévus pour les fournisseurs de services sont raisonnables à condition qu’il n’y ait pas de retard. Par souci de bonne pratique, des lignes directrices devraient être mises en œuvre pour éviter que les remboursements ne soient retardés inutilement. Le Canada reviendra devant le Tribunal pour lui dire s’il dispose de telles lignes directrices et, le cas échéant, en fournira une copie avant le 10 décembre 2024. Le Tribunal réexaminera la question une fois qu’il aura reçu l’information et/ou les lignes directrices de la part du Canada.

[583] En vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, de l’approche dialogique, de ses ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada de lui présenter un rapport détaillé sur les progrès réalisés dans la coordination de ses programmes fédéraux, plus particulièrement depuis qu’il a rendu sa décision sur requête 2022 TCDP 8. Dans ce rapport, le Canada devra présenter un plan, des objectifs précis, des délais de mise en œuvre et les dates auxquelles les objectifs de mise en œuvre auront été atteints. Les renseignements fournis doivent permettre au Tribunal de comprendre les progrès réalisés par le Canada jusqu’à présent. Le Canada déposera son rapport auprès du Tribunal et enverra une copie à toutes les parties au plus tard le 9 janvier 2025.

[584] De manière générale, il convient de préciser que les ordonnances du Tribunal ont préséance sur toute interprétation conflictuelle de la Loi sur la gestion des finances publiques et de textes connexes (mandat, entente, politique et code de conduite) qui entraverait leur mise en œuvre. En vertu du paragraphe 53(2) de la LCDP, de l’approche dialogique, des ordonnances antérieures du Tribunal, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal précise que le Canada ne doit pas s’appuyer sur la Loi sur la gestion des finances publiques et autres textes connexes (mandat, entente, politique et code de conduite) qui entravent l’exécution des ordonnances du Tribunal pour justifier ses dérogations aux ordonnances du Tribunal.

[585] En vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP, de l’approche dialogique, de ses ordonnances antérieures relatives au principe de Jordan, et au titre du maintien de sa compétence, le Tribunal ordonne au Canada de consulter les parties selon le mode qu’elles auront choisi (médiation, résolution de conflits, négociations, etc.) en vue d'élaborer des demandes d’ordonnance sur consentement, si possible, ou, subsidiairement, d'ordonnance fondée sur une justification et sur les éléments de preuve disponibles, concernant la mise en place d'un mécanisme national de traitement des plaintes qui soit provisoire, indépendant, simple, efficace et crédible, et de faire rapport au Tribunal d'ici le 24 février 2025.

A. Approche dialogique et réconciliation

[586] Le Tribunal souligne l’importance de l’approche dialogique dans la résolution de conflits et son engagement à cet égard. Le Tribunal est convaincu qu’il est préférable que les parties règlent les questions opérationnelles entre elles ou avec l’aide de médiateurs plutôt que devant les tribunaux. Toutefois, comme il l’a démontré par le passé, le Tribunal reste déterminé à faire preuve de souplesse et à clarifier les ordonnances au besoin afin d’éviter des processus judiciaires onéreux et conflictuels et de longs délais qui ne sont pas dans l’intérêt supérieur des enfants des Premières Nations et qui ne respectent pas les droits, les obligations et l'expertise des parties. Dans un esprit de réconciliation, le Tribunal a bon espoir que les parties adopteront une approche dialogique pour résoudre les problèmes qui se posent et il reste déterminé à les aider dans cette voie.

B. Mises à jour depuis le prononcé de la décision sur requête sommaire

[587] Le 4 décembre 2024, le PGC a écrit que, selon SAC, l’arriéré comptait quelque 25 000 demandes jugées urgentes par les demandeurs eux-mêmes. SAC examine ces demandes en priorité, en tenant compte des récentes clarifications apportées par le Tribunal quant à la notion d’urgence, aux aspects de la politique de retour aux sources qu’il faudrait éliminer et à l’orientation vers d’autres programmes. À l’appui de cet examen, chaque région a élaboré des processus de triage internes pour repérer et traiter les demandes qui nécessitent une intervention immédiate, à défaut de quoi l’enfant pourrait subir un préjudice irréparable.

[588] Le Canada a fait valoir qu’il restait déterminé à mettre pleinement en œuvre le principe de Jordan. Les clarifications que la formation a apportées dans la décision sur requête sommaire sont donc utiles sur le plan opérationnel. Toutefois, l’équipe de SAC chargée de la mise en œuvre du principe de Jordan a indiqué qu’il n’était pas possible de respecter les délais de traitement accéléré fixés par la formation étant donné l’ampleur et la complexité de l’arriéré. L’arriéré compte actuellement quelque 131 000 demandes, ce qui témoigne d'une augmentation rapide et continue de la demande de produits, de services et de soutiens dans le cadre de l’initiative du principe de Jordan.

[589] Conformément à la décision sur requête sommaire, SAC fera rapport à la formation le 10 décembre 2024, c’est-à-dire qu’il fera le point sur les progrès accomplis en ce qui concerne les demandes jugées urgentes par les demandeurs eux-mêmes et qu’il donnera plus de détails sur son plan visant à éliminer l’arriéré des demandes liées au principe de Jordan, à savoir notamment quelles ordonnances relatives à l’arriéré peuvent être mises en œuvre et quels sont les délais réalistes pour ce faire.

[590] Étant donné que les problèmes d’arriéré sont déjà pris en compte dans les ordonnances d’élaboration conjointe, le Canada aimerait étudier la possibilité de modifier, dans une mesure raisonnable, les délais fixés par la formation pour éliminer l’arriéré dans le cadre d’une médiation assistée par le Tribunal.

[591] Le Tribunal a demandé aux parties de présenter, au plus tard le 13 décembre 2024, leurs observations sur ce que propose le PGC : modifier les délais prévus pour éliminer l’arriéré et en discuter lors d’une séance de médiation.

[592] Le 9 décembre 2024, l’APN a écrit au Tribunal pour lui demander de suspendre les délais jusqu’au 31 mars 2025. Voici ce qu’elle a écrit : [traduction] Comme la formation le sait peut-être, l’APN a joué un rôle important dans la négociation d’une entente de règlement définitif sur la réforme à long terme du programme des Services à l’enfance et à la famille des Premières Nations. L’entente de règlement définitif a été présentée aux Premières Nations-en-assemblée lors d’une assemblée extraordinaire des chefs convoquée à cette fin. Ultimement, l’entente de règlement définitif a été rejetée.

[593] Les chefs ont contesté le processus de négociation et le privilège relatif aux règlements qui y est attaché, et ont dit vouloir obtenir du Canada un nouveau mandat pour traiter de différents enjeux, notamment le financement requis pour les enfants vivant hors réserve qui ne sont pas couverts par le programme des SEFPN, la reconduction indéfinie du processus actuel, l’affectation de fonds aux organismes de SEFPN pour les services de prévention, ainsi que la supervision, pour une durée indéterminée, de la mise en œuvre de toute entente définitive par le TCDP. L’APN a joint à titre d’information la résolution 60-2024 portant sur la réforme à long terme du Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières nations et du principe de Jordan, et la résolution 61-2024 ayant pour objet la consultation significative sur la réforme à long terme des Services à l’enfance et à la famille des Premières Nations. Soulignons que la Société de soutien a vivement appuyé ces résolutions après avoir fait une présentation à l’assemblée extraordinaire des chefs qui a eu lieu en octobre, à Calgary, et plus récemment, la semaine dernière, lors de l’assemblée extraordinaire des chefs de décembre, qui s’est tenue à Ottawa. À l’assemblée de décembre 2024, les chefs ont adopté la résolution 38, affirmant ainsi vouloir aller de l’avant conformément aux mandats énoncés dans les résolutions 60 et 61-2024. La résolution 38, et la résolution 41 qui l’accompagne, qui portent sur la mise en œuvre des résolutions 60 et 61-2024, ne seront pas officiellement disponibles tant qu'elles n'auront pas été officiellement ratifiées et signées par le Chef national. Nous avons toutefois joint des copies provisoires de ces résolutions afin que la formation puisse en prendre connaissance, ainsi que la résolution d’urgence 02-2024 qui a aussi une certaine incidence sur le mandat de l’APN dans le cadre des présentes procédures. Par ces résolutions, l’APN demande la mise sur pied d’une commission des Chefs pour l’enfance, qui sera chargée de superviser les négociations de toutes les ententes sur la réforme à long terme, soit la réforme à long terme du programme des SEFPN et celle du principe de Jordan. L’APN demande également la création d’une nouvelle équipe juridique chargée de soutenir les efforts de ladite commission. Nous savons que la Société de soutien a joué un rôle déterminant dans l’élaboration du cadre de référence, si bien qu’elle est certainement consciente des difficultés qui s’y rapportent. Le Canada et les autres parties ont d’ailleurs été informés que les mandats de l’APN avaient été révisés, et un certain flou plane actuellement sur l’état des négociations étant donné que l’APN n’a pas reçu la confirmation du Canada qu’elle dispose d’un nouveau mandat de négociation et qu’aucune source de financement n’a été clairement désignée pour mettre en œuvre certains aspects de ces nouvelles résolutions. Comme l’assemblée extraordinaire des chefs de l’APN de décembre s’est tenue juste la semaine dernière, l’APN doit maintenant faire le point sur les nouveaux mandats qui y ont été adoptés et sur la façon dont ils interagissent avec les résolutions 60-2024 et 61-2024. Comme ces résolutions prévoient la création d’une toute nouvelle entité, dotée d'une nouvelle équipe de négociation et d'une nouvelle équipe juridique, l’APN n’est actuellement pas en mesure de faire avancer les choses à cet égard, comme il est indiqué dans la lettre de décision de la formation. L’APN doit réfléchir à la manière dont les résolutions peuvent être mises en œuvre. Les résolutions sont complexes. L’APN devra donc en faire un examen approfondi avant de les mettre en œuvre, notamment en ce qui concerne les besoins en matière de ressources et de dotation, un processus d’autant plus compliqué que l’APN a concentré ses efforts sur l’assemblée extraordinaire des chefs de la semaine dernière et que les bureaux seront fermés pendant deux semaines pour la période des Fêtes. L’APN demande donc au Tribunal de proroger tous les délais qui, d’après sa décision sommaire sur la requête de non-conformité au principe de Jordan et la requête reconventionnelle, doivent s’appliquer à partir du 31 mars 2025, afin de lui laisser suffisamment de temps pour qu'elle puisse faire le nécessaire pour pouvoir examiner les résolutions susmentionnées en détail et travailler à leur mise en œuvre, conformément à la volonté des chefs. Nous tenons à souligner que cette demande n’est pas prise à la légère. Toutefois, compte tenu de la portée des résolutions et de leurs répercussions potentielles sur la gouvernance, les ressources et la dotation en personnel de l’APN, y compris la possible nomination d’un nouveau conseiller juridique, il est essentiel que l’APN dispose de suffisamment de temps pour clarifier son rôle et son mandat dans le cadre des présentes procédures.

[594] Le 9 décembre 2024, la Société de soutien a répondu à la lettre du 4 décembre 2024 par laquelle le PGC s’opposait aux demandes de prorogation des délais.

[595] Le 10 décembre, le PGC a déposé le rapport du Canada, comme l’avait ordonné le Tribunal, et a exposé en détail les préoccupations exprimées par le Canada au sujet des délais imposés.

[596] Le 17 décembre 2024, le Tribunal a tenu une conférence téléphonique de gestion de l’instance pour discuter des objections soulevées par le Canada et l’APN concernant les délais que la formation avait imposés le 21 novembre 2024. La formation a souligné qu’elle avait prévu la possibilité de procéder ainsi dans sa décision sommaire et qu’elle était tout à fait disposée à tenir cette conférence.

[597] L’APN a indiqué que, même si elle avait des objections, elle était prête à entamer les consultations dès le 6 janvier 2025.

[598] Le 17 décembre 2024, le Canada a indiqué que l’arriéré ne serait pas éliminé en un mois, car il était tout simplement trop important et qu’il n’était pas possible pour le moment de prévoir précisément quand il serait résorbé. Toutefois, les ordonnances avec précisions du Tribunal sont très utiles et le travail se poursuit pour cerner rapidement les demandes pour lesquelles il existe un risque de préjudice irréparable.

[599] Le PGC a proposé de prolonger d’un mois le délai prescrit afin de permettre au Canada d’appliquer les ordonnances avec précisions du Tribunal, et il a suggéré de réexaminer la question dans un mois afin de déterminer si ces ordonnances permettent réellement de réduire le nombre de demandes urgentes. Il a aussi suggéré de fournir un rapport écrit, ou de tenir une conférence de gestion de l’instance, ou les deux, dans un mois.

[600] Le 18 décembre 2024, le Tribunal a ordonné au Canada de lui fournir, au plus tard le 17 janvier 2025, un rapport écrit à jour. Le Tribunal reverra les délais fixés pour éliminer l’arriéré après qu'il aura examiné ce rapport.

VII. Conclusion et maintien de la compétence

[601] Le Tribunal demeure saisi de l’affaire jusqu’à ce que la réforme à long terme du principe de Jordan soit achevée ou jusqu’à ce que le Tribunal ait approuvé toute entente intervenue entre les parties, qui doit être fondée sur une justification adéquate et sur les éléments de preuve disponibles de sorte à démontrer clairement en quoi elle éliminera efficacement la discrimination systémique constatée et empêchera qu’elle ne se reproduise. La durabilité est essentielle pour éliminer la discrimination systémique et pour empêcher qu’elle ne se reproduise. Il faut donc que des ressources durables suffisantes (dont du financement) soient allouées aux Premières Nations qui choisissent de jouer un rôle plus important dans l’application du principe de Jordan, ainsi qu’au ministère fédéral responsable (actuellement, SAC), qui maintiendra son engagement comme l’a reconnu le Canada. C’est là une exigence qui va dans le sens de toutes les décisions déjà rendues par le Tribunal et qui a été rappelée à maintes reprises par le Tribunal dans la présente affaire.

[602] Outre les précisions qui précèdent, rien dans la présente décision sur requête n’a d’incidence sur les décisions et ordonnances antérieures du Tribunal. Par ailleurs, le Tribunal conserve sa compétence sur toutes les décisions sur requête et ordonnances qu’il a rendues dans la présente affaire, à l’exception des ordonnances d’indemnisation. Le Tribunal réexaminera la question du maintien de sa compétence quand la réforme à long terme aura pris la forme d’ordonnances à long terme du Tribunal ou aura fait l’objet d’une entente entre les parties, et qu'il sera clair que la discrimination raciale systémique sera éliminée par la mise en œuvre de certaines mesures et que les mêmes pratiques discriminatoires ou d’autres pratiques similaires ne se reproduiront pas. Pour cela, il faut nécessairement que toutes les Premières Nations obtiennent suffisamment de ressources durables à long terme. L’ordonnance « de ne pas faire » rendue par le Tribunal dans la Décision sur le bien-fondé est semblable à une injonction permanente contre le Canada. Cette ordonnance a pour but d’empêcher le retrait massif d’enfants de leur nation respective et de protéger les enfants et les familles des Premières Nations, ainsi que les nations elles-mêmes, pour les générations à venir. Enfin, le Tribunal encourage les parties à négocier, dans le cadre des deux processus de réforme à long terme, des solutions adéquates, créatives, innovantes, adaptées à la culture et fondées sur les besoins qui reflètent le contexte et les besoins des nombreuses Premières Nations.

 

Signée par

Sophie Marchildon

Présidente de la formation

 

Edward P. Lustig

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 29 janvier 2025

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Numéro du dossier du Tribunal : T1340/7008

Intitulé de la cause : Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et Assemblée des Premières Nations c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 29 janvier 2025

Dates et lieu de l’audience : Les 2 et 3 avril 2024 et du 10 au 12 septembre 2024

Ottawa (Ontario)

Comparutions :

David Taylor, Sarah Clarke et Kiana Saint-Macary, avocats de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, la plaignante

Stuart Wuttke, Adam Williamson et Lacey Kassis, avocats de l’Assemblée des Premières Nations, la plaignante

Brian Smith, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Dayna Anderson, Kevin Staska et Samantha Gergely, avocats de l’intimé

Darian Baskatawang, avocat des Chefs de l’Ontario, la partie intéressée

Meaghan Daniel , avocate de la Nation Nishnawbe‑Aski, la partie intéressée

Crystal Reeves et Dawn Johnson, avocates du Conseil des leaders des Premières Nations, la partie intéressée

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.