Contenu de la décision
Tribunal canadien |
|
Canadian Human |
Référence : 2025 TCDP
Date : Le
Numéro du dossier :
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Entre :
la plaignante
- et -
Commission canadienne des droits de la personne
la Commission
- et -
l’intimée
Décision sur requête
Membre :
Table des matières
A. Première question en litige. L’ACSEF ne devrait pas obtenir la qualité d’intervenant
(b) La plaignante et la Commission
I. APERÇU
[1] L’Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry (l’« ACSEF ») a demandé à se voir accorder la qualité d’intervenant à l’égard de l’instruction de la plainte de la plaignante, K.L., contre l’intimée, la Société canadienne des postes (« Postes Canada »), conformément aux articles 26 et 27 des Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137 (les « Règles »).
[2] K.L. a temporairement été superviseure de relève dans l’un des établissements de traitement du courrier de Postes Canada pendant environ quatre mois, de décembre 2018 à avril 2019. Elle allègue avoir fait l’objet de discrimination en matière d’emploi fondée sur la situation de famille, le sexe et la déficience (ou la déficience perçue), au sens de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « LCDP »). Plus précisément, K.L. affirme avoir subi un traitement défavorable en lien avec la planification des quarts de travail et la formation, certains cours lui ayant été refusés, et qu’elle a été congédiée. Elle ajoute que tout cela s’est produit après qu’elle eut révélé qu’elle était victime de violence conjugale et qu’elle souffrait probablement d’un trouble de stress post-traumatique (« TSPT »), et parce qu’une rumeur voulant qu’elle consommait de la drogue circulait dans son milieu de travail.
[3] Postes Canada nie avoir fait preuve de discrimination en matière d’emploi à l’égard de K.L. Elle affirme que le contrat de travail de la plaignante a été écourté de deux semaines pour des raisons opérationnelles légitimes, en conformité avec les modalités mêmes du contrat.
[4] L’ACSEF est une fédération de 24 sociétés Elizabeth Fry autonomes, qui sont des organismes communautaires locaux à but non lucratif. Certains de ces organismes fournissent des services directement aux femmes qui purgent une peine de ressort fédéral. L’ACSEF a pour mission de sensibiliser le public aux problèmes rencontrés par les femmes et les personnes de diverses identités de genre criminalisées, de militer en faveur d’une réforme législative et administrative du système de justice pénale, et d’éduquer le public sur les questions de justice pénale.
[5] L’ACSEF dit que, si elle obtient la qualité d’intervenant à l’égard de la présente instance, elle aidera le Tribunal à comprendre la discrimination dans le contexte de la violence conjugale et à faire le lien avec les expériences des femmes et des personnes de diverses identités de genre criminalisées. Selon elle, sa perspective aidera le Tribunal à prendre une décision concernant la plainte de K.L., en lui fournissant un contexte important et pertinent pour interpréter les motifs de distinction qui y sont soulevés.
[6] K.L., ainsi que la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission »), qui est une partie distincte à l’instance, appuient la requête de l’ACSEF. Postes Canada s’oppose à la requête.
II. DÉCISION
[7] La requête est rejetée parce que l’ACSEF n’a pas établi que sa participation à l’instruction aiderait le Tribunal à statuer sur la plainte de K.L.
III. QUESTIONS EN LITIGE
[8] Je dois trancher les questions suivantes :
-
Le Tribunal doit-il accorder la qualité d’intervenant à l’ACSEF, au titre de l’article 27 des Règles?
-
Dans l’affirmative, quelle devrait être l’étendue de la participation de l’ACSEF à l’instruction?
IV. ANALYSE
A. Première question en litige. L’ACSEF ne devrait pas obtenir la qualité d’intervenant
(i) Position des parties
(a) ACSEF
[9] L’ACSEF a présenté des observations détaillées à l’appui de sa requête visant à obtenir la qualité d’intervenant en vertu de l’article 27 des Règles. L’ACSEF soutient que, plutôt que d’appliquer des critères stricts afin de trancher les requêtes pour agir en qualité d’intervenant, le Tribunal a maintenant pour pratique de traiter ces demandes de manière globale, au cas par cas, en tenant généralement compte des facteurs suivants :
- si la personne qui désire intervenir est touchée ou non par l’instance;
- si la personne qui désire intervenir peut aider le Tribunal à trancher les questions dont il est saisi. Cette aide doit apporter un éclairage différent aux thèses défendues par les autres parties (s’appuyant sur les décisions sur requête Letnes c. Gendarmerie Royale du Canada, 2021 TCDP 30 [Letnes], aux par. 12 à 18; Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 11, au par. 3).
a. L’ACSEF sera touchée par l’instance
[10] L’ACSEF soutient que le Tribunal a toujours accordé la qualité d’intervenant lorsque l’instance pouvait avoir des répercussions sur les intérêts de la partie requérante ou sur ceux d’un grand nombre de ses membres (par exemple, dans la décision sur requête Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2020 TCDP 31).
[11] L’ACSEF fait valoir qu’elle devrait être autorisée à participer à l’instruction parce qu’elle et son réseau, y compris les sociétés membres locales ainsi que les femmes et les personnes de diverses identités de genre criminalisées vers qui sont orientés ses travaux, ont un intérêt véritable et important dans les questions soulevées dans la plainte et seront directement touchés par la décision. Plus précisément, l’ACSEF soutient que la décision rendue par le Tribunal sur la forme unique de marginalisation vécue par les survivants de violence conjugale aura des répercussions directes sur son travail.
[12] L’ACSEF mentionne que la grande majorité des femmes incarcérées ont été victimes de violence, de harcèlement sexuel et de violence conjugale. Selon le rapport annuel 2020-2021 du Bureau de l’enquêteur correctionnel (le « BEC »), plus de 80 % des femmes purgeant une peine de ressort fédéral ont subi de la violence physique, et près de 70 % d’entre elles ont été victimes d’abus sexuels. De plus, le rapport indique que les taux sont plus élevés pour les femmes autochtones. L’ACSEF précise que non seulement ces personnes ont subi les préjudices et les traumatismes découlant directement de la violence conjugale, mais qu’elles subissent aussi les préjudices indirects qui découlent souvent de la violence conjugale, dont la criminalisation directe, la criminalisation qui découle de la stigmatisation, la perte de logement et la perte d’emploi.
[13] L’ACSEF trouve aussi pertinent de souligner que tous les aspects de la vie des femmes et des personnes de diverses identités de genre incarcérées dans des prisons fédérales sont régis par la LCDP, car la manière dont le Tribunal examinera les liens entre la LCDP et la violence conjugale en l’espèce aura des répercussions importantes et disproportionnées sur les intérêts des personnes que l’ACSEF représente. L’ACSEF explique que si le Tribunal ne tient pas compte des expériences vécues par ces femmes et ces personnes de diverses identités de genre lorsqu’il doit se prononcer sur l’interprétation de la LCDP dans le contexte de la violence conjugale, sa décision est susceptible d’avoir de sérieuses répercussions sur certains des survivants de violence conjugale les plus marginalisés, sans même leur donner la possibilité de se faire entendre.
[14] En outre, l’ACSEF souligne que le Tribunal est actuellement saisi de deux plaintes dont elle est partie et qui ont pour objet la discrimination systémique fondée sur le sexe, la race, l’origine nationale ou ethnique, la religion et la déficience, voire sur des motifs multiples, dont sont victimes les femmes dans le système carcéral fédéral. L’ACSEF affirme que l’approche adoptée dans la présente procédure aura une incidence importante sur l’issue de ces plaintes, et elle demande au Tribunal d’examiner l’action croisée des motifs de distinction prévus dans la LCDP.
b. L’ACSEF apporte au Tribunal une perspective utile et différente
[15] L’ACSEF estime qu’elle apportera une perspective unique et pertinente à l’instance, étant donné qu’elle démontre depuis longtemps un intérêt pour l’interprétation et l’application de la LCDP aux expériences vécues par les femmes et les personnes de diverses identités de genre criminalisées, qui sont, dans une très forte proportion, des survivantes de violence conjugale. Elle affirme posséder des décennies d’expérience pertinente en matière de défense des droits, non seulement devant le Tribunal, mais aussi devant les cours et les autres tribunaux, et dans le cadre d’enquêtes et d’instructions.
[16] Dans des observations supplémentaires, l’ACSEF indique qu’elle a récemment obtenu la qualité d’intervenant dans une autre affaire portée devant le Tribunal. Elle a également présenté des observations aux comités parlementaires sur des questions touchant les femmes et les personnes de diverses identités de genre qui purgent une peine de ressort fédéral, notamment lors d’une comparution devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes, dans le cadre de son étude d’un projet de loi visant à modifier les dispositions du Code criminel relatives au contrôle coercitif des partenaires intimes. Durant cette comparution, l’ACSEF a témoigné au sujet des expériences vécues par des survivants de violence conjugale criminalisés, notamment les répercussions de la criminalisation sur l’emploi.
[17] L’ACSEF affirme que sa vaste expérience en matière de défense des droits et l’expertise qu’elle peut apporter à la présente affaire aideront le Tribunal à mieux comprendre la discrimination particulière à laquelle sont confrontés les survivants de violence conjugale. Elle estime apporter une expertise à laquelle le Tribunal n’aurait pas accès autrement, notamment en ce qui concerne les ramifications systémiques de la violence conjugale, les répercussions de celle-ci et son lien avec la criminalisation.
[18] L’ACSEF affirme qu’elle présentera des observations différentes de celles des autres parties à l’instance, et que ses observations porteront sur les points suivants :
-
le droit en matière de droits de la personne doit tenir valablement compte des expériences vécues par les personnes qui relèvent de son champ d’application, c’est-à-dire que, dans le contexte de la violence conjugale, il convient d’adopter une approche solide qui tienne compte de la nature unique et complexe de la discrimination croisée à laquelle les survivants sont confrontés;
-
toute interprétation de la LCDP doit reconnaître l’ensemble des effets de la violence conjugale et leur caractère insidieux, ainsi que les motifs multiples qui peuvent être invoqués dans le cas de chaque survivant;
-
l’analyse doit tenir compte de l’enchevêtrement complexe des traumatismes, de la violence et de la stigmatisation qui découlent de la violence conjugale et qui empêchent les survivants de bénéficier d’une égalité des chances au sein de la société et portent atteinte à leur dignité;
-
l’interprétation de la LCDP doit tenir compte du fait que la violence conjugale entraîne une plus grande marginalisation, qui se traduit souvent par la criminalisation, mais qui peut prendre diverses formes, notamment le cycle de la violence, les lois sur l’inculpation obligatoire, la stigmatisation, la perte de logement et d’emploi;
-
l’interprétation de la LCDP doit reposer sur les instruments juridiques internationaux et les instruments internationaux relatifs aux droits de la personne qui lient le Canada et qui exigent que celui-ci protège et soutienne les survivants dans tous les domaines du droit, y compris le droit relatif aux droits de la personne, et elle doit être conforme à ces instruments.
[19] L’ACSEF fait valoir qu’elle doit être autorisée à participer de manière significative à l’instance et qu’elle s’est engagée à collaborer avec les parties et le Tribunal afin d’assurer une instruction expéditive. Elle dit qu’elle veillera à ne pas répéter des arguments et à ne pas retarder la procédure, et qu’elle limitera ses interventions aux points sur lesquels elle peut apporter un point de vue différent. L’ACSEF demeure déterminée à respecter tout échéancier établi par le Tribunal.
[20] Enfin, l’ACSEF estime que les répercussions de l’instance sur ses intérêts et les utiles contributions qu’elle apporterait l’emportent sur les inconvénients susceptibles de découler de son adjonction en tant que partie à ce stade‑ci de la procédure. Elle soutient que si le Tribunal fait droit à sa requête, les parties n’en subiront aucun préjudice.
[21] L’ACSEF avait d’abord sollicité, en termes généraux, une ordonnance lui accordant la qualité d’intervenant, mais elle a révisé sa position dans les observations qu’elle a présentées en réponse compte tenu du temps écoulé depuis le dépôt de sa requête. En conséquence, elle sollicite une ordonnance lui accordant la qualité d’intervenant selon les termes suivants :
- toutes les parties lui fourniront une copie de leur exposé des précisions respectif et de toutes leurs communications;
- elle pourra déposer un exposé des précisions, contre-interroger les témoins experts, contre‑interroger les témoins de faits, avec l’autorisation du Tribunal, et présenter des observations écrites et orales à l’audience;
- toute autre ordonnance que le Tribunal jugera appropriée.
(b) La plaignante et la Commission
[22] K.L. convient que l’ACSEF devrait être autorisée à agir en qualité d’intervenant dans l’affaire.
[23] La Commission appuie également la requête de l’ACSEF. Elle est d’accord avec la façon dont l’ACSEF a formulé les principes juridiques sur lesquels le Tribunal devrait s’appuyer afin de trancher la requête pour agir en qualité d’intervenant. La Commission ajoute que le Tribunal peut aussi prendre en compte sa responsabilité d’instruire les plaintes sans formalisme et de façon expéditive, ainsi que l’intérêt du public dans l’affaire (s’appuyant sur les décisions sur requête Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2024 TCDP 95, aux par. 32 et 35; 2022 TCDP 26, au par. 37).
[24] La Commission ajoute qu’elle collaborera avec les parties et l’ACSEF pour éviter le dédoublement des éléments de preuve et des observations.
(c) Postes Canada
[25] Postes Canada est d’avis que le Tribunal devrait, lorsqu’il examine une requête pour agir en qualité d’intervenant, appliquer les critères juridiques énoncés dans la décision sur requête Walden et autres. c. Procureur général du Canada (représentant le Conseil du Trésor du Canada et Ressources humaines et Développement des compétences Canada), 2011 TCDP 19 [Walden]. Au paragraphe 23 de cette décision sur requête, le Tribunal a établi trois critères que la personne qui désire intervenir doit respecter :
a) l’expertise de l’éventuel intervenant aiderait le Tribunal;
b) sa participation ajouterait à la position juridique des parties;
c) l’instance aurait des répercussions sur les intérêts de la partie requérante.
[26] Postes Canada s’oppose à la requête pour agir en qualité d’intervenant de l’ACSEF, qui, soutient-elle, ne respecte pas les critères établis dans la décision sur requête Walden.
a. L’expertise de l’ACSEF n’aidera pas le Tribunal
[27] Postes Canada ne met pas en doute l’expertise de l’ACSEF lorsqu’il s’agit d’aider les femmes et les personnes de diverses identités de genre qui subissent les effets de la criminalisation, ni le travail important qu’elle accomplit en ce sens. Elle estime qu’il est compréhensible que l’ACSEF se soit vu accorder la qualité d’intervenant, par le Service correctionnel du Canada (le « SCC »), dans des affaires de discrimination systémique alléguée. Cependant, elle soutient que la présente affaire est radicalement différente de celles-ci étant donné qu’il s’agit d’une plainte individuelle déposée contre un ancien employeur qui ne contient aucune allégation de discrimination systémique, si bien que la requête de l’ACSEF ne peut reposer sur ces affaires.
[28] En outre, Postes Canada affirme que l’expertise de l’ACSEF ne sera d’aucune utilité au Tribunal, car elle n’a rien à voir avec la plainte déposée par K.L. En effet, celle-ci prétend avoir fait l’objet de discrimination fondée sur la déficience, le sexe et/ou la situation de famille au cours de son emploi d’une durée déterminée d’environ quatre mois à Postes Canada. K.L. n’a pas allégué qu’elle avait été criminalisée ou incarcérée, ni que Postes Canada avait fait preuve de discrimination à son égard pour quelque motif lié à ses démêlés avec le système de justice pénale. Postes Canada soutient que l’ACSEF cherche à établir un lien, qu’il juge pour le moins ténu, entre son expertise et les questions en litige dans le dossier.
[29] Postes Canada fait valoir que l’ACSEF semble vouloir se servir de la présente instance pour plaider en faveur de réformes juridiques et de changements systémiques qui auraient une incidence sur la population carcérale au Canada, et elle soutient que ce n’est pas approprié, car l’affaire qui nous occupe ne soulève pas de questions systémiques aussi vastes ni la question de l’action croisée de la violence conjugale et de la criminalisation. L’intimée explique que les tribunaux canadiens refusent généralement les demandes d’intervention de tiers qui souhaitent participer à une instance pour reformuler les questions en litige ou en ajouter, plutôt que pour aider le Tribunal à statuer sur l’affaire. Par exemple, dans l’arrêt Macciacchera (Smoothstreams.tv) c. Bell Media Inc., 2023 CAF 180, la Cour d’appel fédérale, en rejetant la requête en intervention d’un bureau d’aide juridique, a déclaré que « l’intervenant “n’[étai]t pas autorisé à s’exprimer à son gré” et à parler de tout ce qu’il pourrait avoir en tête au sujet d’une affaire »
(au par. 19). Dans la décision sur requête Attaran c. Citoyenneté et Immigration Canada, 2018 TCDP 6 [Attaran], le Tribunal a aussi déclaré que « [l]e statut de partie intéressée ne devrait pas être accordé à un tiers afin de lui servir de tribune pour faire des déclarations de principe sans lien avec l’affaire dont le Tribunal est saisi »
(au par. 21).
[30] Postes Canada affirme que l’expertise de l’ACSEF, en plus de ne pas être pertinente, est inutile. Selon elle, les observations proposées par l’ACSEF ne seront d’aucune utilité pour le Tribunal parce qu’elles sont principalement constituées d’arguments généraux liés, notamment, à la criminalisation, laquelle n’est tout simplement pas un enjeu dans la présente instance. Par conséquent, elle soutient que ces observations n’aideront pas le Tribunal à déterminer si la plaignante a été victime de la discrimination alléguée. De plus, l’intimée souligne que le rapport d’expert proposé par la Commission (le rapport de M. Jaffe) traite déjà des questions de discrimination croisée, de traumatisme et de marginalisation propres aux femmes victimes de violence conjugale. Ainsi, Postes Canada soutient que l’ACSEF n’a pas réussi à démontrer comment elle contribuerait à régler les questions juridiques qui opposent les parties, et, donc, que sa participation n’aidera pas le Tribunal.
b. La participation du Conseil n’ajoutera rien à la position juridique des parties
[31] Postes Canada fait valoir que les contributions de l’ACSEF feraient double emploi et relèveraient directement de l’expertise de la Commission, qui, en tant que défenseure de l’intérêt public qui participe pleinement à la présente instance, est la mieux placée pour présenter les observations proposées par l’ACSEF.
[32] Postes Canada explique que la Commission est une institution nationale des droits de la personne ayant notamment pour mandat de promouvoir les droits de la personne par la recherche et de s’associer à diverses organisations pour garantir le respect des traités relatifs aux droits de la personne auxquels le Canada est partie. La Commission peut présenter des éléments de preuve, dont des témoignages d’experts, au besoin, et elle a déjà remis le rapport de M. Jaffe aux autres parties. Par conséquent, Postes Canada soutient que le Tribunal obtiendra tous les renseignements et les points de vue requis pour trancher la plainte, et que la participation de l’ACSEF n’apporterait rien que la Commission ne puisse fournir.
c. L’instance n’aura aucune répercussion sur les intérêts de l’ACSEF
[33] Postes Canada soutient que l’ACSEF n’a pas d’intérêt juridique dans la présente instance. Elle fait valoir que les autres plaintes en instance devant le Tribunal auxquelles l’ACSEF est actuellement partie n’ont aucun lien avec l’affaire qui nous occupe, puisqu’il s’agit de plaintes systémiques et générales déposées contre le SCC au nom de femmes incarcérées dans des prisons fédérales. Ces autres plaintes ne concernent pas les questions factuelles ou juridiques soulevées dans la présente affaire. Postes Canada soutient que, si ces plaintes font intervenir les intérêts juridiques de l’ACSEF seulement parce qu’elles contiennent des allégations de discrimination croisée, alors toute affaire portée devant le Tribunal qui mettrait en cause plus d’un motif de distinction protégé ferait intervenir les intérêts juridiques de l’ACSEF. L’intimée estime qu’une telle approche aurait pour effet d’éliminer le seuil ou le fardeau à satisfaire par la partie qui demande à se voir reconnaître la qualité d’intervenant.
[34] En outre, Postes Canada affirme que l’ACSEF n’a fait valoir qu’un intérêt stratégique général dans l’issue de la présente procédure. Elle dit que, sur cette base, toute décision du Tribunal concernant l’interprétation de la LCDP, notamment lorsqu’il est question de violence conjugale ou d’une personne qui a des démêlés avec le système de justice pénale, aurait des répercussions sur les travaux de l’ACSEF. Selon l’intimée, le processus dont s’occupe le Tribunal serait alors confondu avec « le rôle d’une commission d’enquête ou d’une tribune visant la consultation de l’une ou de l’ensemble des parties »
.
[35] Postes Canada soutient que, non seulement l’ACSEF ne répond pas aux trois critères énoncés dans la décision sur requête Walden, mais la participation de celle-ci à titre d’intervenant lui causerait un préjudice injustifié, car elle devrait alors engager des dépenses supplémentaires pour répondre à des éléments de preuve qui, pour la plupart, seraient redondants ou dépasseraient la portée de la plainte. Elle ajoute que la participation de l’ACSEF prolongerait l’instance, qui n’en est pas encore à l’étape de l’audience. Postes Canada soutient que toute contribution éventuelle de l’ACSEF, qu’elle conteste quoi qu’il en soit, ne saurait l’emporter sur ce préjudice.
(ii) Cadre juridique
[36] Le paragraphe 50(1) de la LCDP confère au Tribunal le pouvoir discrétionnaire d’accorder la qualité d’intervenant (Letnes, au par. 5). Les Règles établissent, quant à elles, la procédure à suivre lorsqu’une personne souhaite obtenir la qualité d’intervenant. Suivant l’article 27 des Règles, la personne dépose un avis de requête précisant l’assistance qu’elle désire apporter à l’instruction et l’étendue de la participation à l’instruction qu’elle souhaite (aux par. 27(1) et 27(2)). Si le Tribunal fait droit à la requête, il précise l’étendue de la participation de l’intervenant à l’instruction (au par. 27(3)).
[37] Dans une décision sur requête rendue dans la présente affaire, dans laquelle j’ai fait droit à la requête de la Safe Home-Safe Work Coalition (la « Coalition ») visant à obtenir la qualité d’intervenant (2025 TCDP 28 [Décision sur requête relative à la Coalition]), j’ai entrepris de reformuler les critères permettant au Tribunal de trancher les requêtes pour agir en qualité d’intervenant. Je l’ai fait à la lumière des points de vue divergents des parties et des personnes souhaitant intervenir dans le dossier, en ce qui concerne le cadre que le Tribunal devrait appliquer pour statuer sur de telles requêtes. Dans la Décision sur requête relative à la Coalition, qui peut être lue conjointement avec la présente décision sur requête, j’ai jugé qu’il était approprié pour le Tribunal d’adopter une approche fondée sur les principes pour trancher les requêtes pour agir en qualité d’intervenant.
[38] Je ne répéterai pas toute l’analyse juridique effectuée dans la Décision sur requête relative à la Coalition, mais je veux souligner que dans cette dernière, j’ai décidé que le Tribunal analyserait les requêtes pour agir en qualité d’intervenant en tenant compte des facteurs suivants (au par. 58) :
- l’utilité de la participation de la personne qui désire intervenir pour aider le Tribunal à trancher les questions dont il est saisi, dont la question de savoir si cette personne ajoutera aux positions des parties existantes;
- l’intérêt véritable de l’intervenant;
- l’intérêt de la justice.
[39] En fin de compte, j’ai décidé que ces critères légèrement révisés étaient compatibles avec l’article 27 des Règles et les considérations juridiques générales que le Tribunal a relevées dans ses décisions sur requête antérieures concernant l’octroi de la qualité d’intervenant. En effet, ils reprennent les critères que le Tribunal applique depuis qu’il a rendu la décision sur requête Walden, ainsi que d’autres facteurs, comme la souplesse, qui ont ensuite été introduits dans la jurisprudence (voir, par exemple, Letnes et Attaran, ainsi que les diverses décisions liées à l’affaire Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations mentionnées dans la présente décision sur requête). La principale différence entre les critères révisés et ceux établis précédemment par le Tribunal est la prise en compte explicite de l’intérêt de la justice. Dans le passé, le Tribunal tenait implicitement compte de ce facteur lorsqu’il statuait sur des requêtes pour agir en qualité d’intervenant.
(iii) Décision
[40] J’ai examiné toutes les observations des parties selon le cadre susmentionné afin de statuer sur la requête présentée en l’espèce.
[41] Le Tribunal a toujours jugé qu’il incombait à la partie requérante de démontrer qu’elle devrait obtenir la qualité d’intervenant à l’égard de l’instruction. J’estime que l’ACSEF ne s’est pas acquittée de ce fardeau.
(a) En fin de compte, la participation de l’ACSEF n’aidera pas le Tribunal à trancher les questions dont il est saisi
[42] La principale question que le Tribunal doit trancher dans la présente affaire est celle de savoir si Postes Canada a fait preuve de discrimination en matière d’emploi à l’égard de K.L. Je ne suis pas convaincue que l’ACSEF ait établi que sa participation à l’audience à titre d’intervenant aiderait le Tribunal à trancher cette question (voir Décision sur requête relative à la Coalition, au par. 43, qui renvoie à l’arrêt Le-Vel Brands, LLC c. Canada (Procureur général), 2023 CAF 66 [Le-Vel Brands], au par. 19).
[43] Je suis d’accord avec l’ACSEF pour dire que la question de l’interaction entre la violence conjugale et la LCDP se pose clairement en l’espèce. Cette question est soulevée tant par la plaignante que par la Commission dans leurs exposés des précisions, tandis que Postes Canada, dans son exposé des précisions, tente de démontrer que la violence conjugale ne justifie pas, en soi, l’application de la LCDP.
[44] Postes Canada soutient que K.L. ne peut établir prima facie qu’elle a fait l’objet de discrimination fondée sur l’un ou l’autre des motifs de distinction invoqués. Premièrement, en ce qui concerne le motif de distinction illicite du sexe, Postes Canada indique que K.L. n’allègue pas avoir été traitée différemment en raison de son sexe. Ensuite, en ce qui a trait à la situation de famille, l’intimée affirme que nulle part, K.L. ne lui reproche d’avoir porté atteinte à une obligation immuable et intégrale découlant de la relation juridique qui existe entre un parent et son enfant. Enfin, pour ce qui est de la déficience, Postes Canada affirme que K.L. n’a fourni aucune preuve médicale objective confirmant l’existence d’une déficience protégée par la LCDP. L’intimée soutient que, [traduction] « tout au plus »
, K.L. allègue qu’elle souffre probablement d’un TSPT.
[45] Bien que, selon Postes Canada, le Tribunal n’ait pas à se pencher sur la question de savoir si la violence conjugale entraîne l’application de la LCDP, cette question est clairement posée en l’espèce, et l’ACSEF n’est pas la première à la soulever. Non seulement la Commission et K.L. ont posé cette question dans leurs exposés des précisions, mais le Tribunal a déjà accordé la qualité d’intervenant à la Coalition étant donné que celle-ci a l’intention de faire valoir que l’action croisée de plusieurs motifs peut entraîner une discrimination fondée sur des motifs multiples.
[46] En plus d’axer ses observations sur l’approche tenant compte de la discrimination croisée que le Tribunal devrait adopter pour évaluer la discrimination vécue par les survivants de violence conjugale, l’ACSEF entend faire valoir que le Tribunal doit tenir compte des instruments juridiques internationaux et des instruments internationaux relatifs aux droits de la personne qui exigent que le Canada protège et soutienne les survivants de violence conjugale. L’ACSEF a également l’intention de faire valoir que le Tribunal doit prendre en compte l’enchevêtrement complexe des traumatismes, de la violence et de la stigmatisation qui découlent de la violence conjugale et qui peuvent accentuer la marginalisation et la criminalisation des survivants.
[47] Même si je comprends l’importance de telles questions pour l’ACSEF, je souligne que la Commission a aussi soulevé le traitement réservé à la violence conjugale en droit international en matière de droits de la personne. En effet, dans son exposé des précisions, elle déclare qu’il y a un décalage entre la façon dont le Canada reconnaît, sur la scène internationale, que la violence conjugale est une question de droits de la personne qui touche les femmes, et la façon dont il reconnaît ces droits à l’échelle nationale. La Commission soutient que la LCDP doit être adaptée aux besoins et réalités de la société. La Coalition, à titre d’intervenant, a aussi expressément offert d’aider à expliquer les obligations internationales du Canada en ce qui concerne les droits des femmes. En outre, elle a proposé de préciser certains points, notamment : les effets invalidants du traumatisme associé à la violence conjugale sur la santé des survivants; le rôle de la violence conjugale dans la hausse de l’insécurité d’emploi; et l’action croisée de la violence conjugale et d’autres formes de marginalisation, qui entraîne une discrimination fondée sur des motifs multiples et crée de nouveaux obstacles à l’emploi.
[48] Dans l’ordonnance accordant la qualité d’intervenant à la Coalition, j’ai accepté que la Coalition avait l’intention de présenter une perspective qui ne serait pas identique à celle de la Commission, mais qui ajouterait à la position de cette dernière. De plus, j’y ai souligné que, si le rapport de M. Jaffe de la Commission mentionne plusieurs des questions que la Coalition dit vouloir traiter ou soumettre à l’instruction, les organismes constitutifs de la Coalition (la Clinique commémorative Barbra Schlifer et le Réseau des femmes handicapées du Canada) ont des connaissances et des expériences hautement spécialisées que la Commission ne possède pas.
[49] Sauf quelques exceptions mineures, les observations que l’ACSEF souhaite présenter à l’égard de la plainte sont pareilles à celles que la Coalition prévoit présenter. Certes, l’ACSEF propose d’examiner une question additionnelle, à savoir comment la marginalisation vécue par les survivants de violence conjugale conduit souvent à une criminalisation directe ou indirecte, mais le Tribunal n’a pas besoin de cette information particulière pour statuer sur la plainte de K.L. Répondre à cette question n’apportera aucune assistance supplémentaire au Tribunal et n’ajoutera rien aux véritables questions en litige que le Tribunal doit trancher (voir Décision sur la requête relative à la Coalition, au par. 43, qui renvoie à l’arrêt Le-Vel Brands, au par. 19).
[50] Même si je comprends la position de l’ACSEF quant aux répercussions que la décision du Tribunal en l’espèce aura sur ses intérêts ainsi que sur les membres de son réseau et les personnes qu’elle dessert, qui sont, dans une très forte proportion, des survivantes de violence conjugale spécialement assujetties à la LCDP, la Commission et la Coalition prévoient avancer les mêmes arguments que ceux proposés par l’ACSEF concernant l’interaction entre la violence conjugale et la LCDP. De plus, étant donné que les organismes constitutifs de la Coalition collaborent depuis longtemps avec les femmes et les personnes de diverses identités de genre ayant vécu différentes formes de violence et leurs effets invalidants sur la santé, et qu’ils ont beaucoup travaillé en leur nom, je suis certaine que le Tribunal entendra des témoignages de femmes et de personnes de diverses identités de genre ayant subi de la violence conjugale, comme le souhaite l’ACSEF.
[51] Je ne suis pas d’accord pour dire que le Tribunal peut ou doit accorder la qualité d’intervenant au seul motif que l’instance aurait des répercussions sur les intérêts de la partie requérante ou sur ceux d’un grand nombre de ses membres. L’article 27 des Règles exige que la personne désirant obtenir la qualité d’intervenant « précise l’assistance [qu’elle] souhaite apporter à l’instruction »
. Il s’agit d’une obligation, et si la personne ne démontre pas en quoi sa participation sera utile au Tribunal, sa requête pour agir en qualité d’intervenant sera rejetée (Décision sur requête relative à la Coalition, au par. 42; voir aussi l’arrêt Le-Vel Brands, aux par. 14 et 15).
[52] Je conclus que l’ACSEF n’a pas établi qu’elle respectait le critère le plus essentiel, soit que sa participation à la présente affaire aiderait le Tribunal à trancher les questions juridiques dont il est saisi. En outre, je ne suis pas convaincue qu’elle fournira des observations, des précisions et des perspectives différentes de celles de la Commission, de la plaignante et de la Coalition.
[53] Comme j’ai conclu que l’ACSEF n’avait pas rempli son obligation d’apporter une assistance unique au Tribunal pour l’aider à trancher les questions juridiques dont il est saisi, je n’ai pas à examiner les deux autres critères, à savoir si l’ACSEF a un intérêt véritable dans la procédure, et s’il est dans l’intérêt de la justice de lui accorder la qualité d’intervenant dans la présente instance. Toutefois, je tiens à souligner que, étant donné que le Tribunal a l’obligation d’instruire les plaintes sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des Règles (au par. 48.9(1) de la LCDP et à l’art. 5 des Règles), il ne serait pas dans l’intérêt de la justice d’accorder la qualité d’intervenant à l’ACSEF, car son rôle ferait double emploi avec celui de la Coalition et, dans une certaine mesure, avec ceux de la Commission et de la plaignante.
[54] Puisque je n’accorde pas la qualité d’intervenant à l’ACSEF, je n’ai pas à me pencher sur la deuxième question en litige, à savoir l’étendue de la participation de l’ACSEF à l’instruction.
V. ORDONNANCE
[55] La requête pour agir en qualité d’intervenant de l’ACSEF est rejetée.
Signée par
Membre du Tribunal
Ottawa (Ontario)
Le
Tribunal canadien des droits de la personne
Parties au dossier
Numéro du dossier du Tribunal :
Intitulé de la cause :
Date de la
Requête traitée par écrit sans comparution des parties
Observations écrites par :
Morgan Rowe, Simcha Walfish et Anna Rotman, pour la requérante, Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry