Tribunal canadien des droits de la personne
Informations sur la décision
Dans le cadre de cette décision sur requête concernant une plainte déposée contre la Nation ojibway de Brokenhead (l’« intimée »), le Tribunal a autorisé l’anonymisation des noms de la partie plaignante, J.K., et des membres de sa famille immédiate. L’anonymisation consiste à retirer ou à modifier les noms pour protéger l’identité des personnes concernées. Toutes les parties ont accepté cette mesure. La partie plaignante a démontré au Tribunal qu’il existait un risque sérieux que la divulgation des noms nuise à ses intérêts et à ceux de sa famille, notamment à ceux de son enfant mineur, M.K.
La partie plaignante affirme que l’intimée a fait preuve de discrimination et de harcèlement à son égard en raison de son origine nationale ou ethnique. L’intimée aurait également exercé des représailles contre la partie plaignante pour avoir déposé cette plainte au titre de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
Le Tribunal reconnaît que la transparence des procédures judiciaires est essentielle, mais souligne que la protection de la vie privée des enfants constitue aussi un objectif d’intérêt public important. Dans ce cas ci, des membres de la communauté se sont moqués de la plainte déposée par la partie plaignante. Le Tribunal a alors estimé que l’enfant mineur de celle-ci avait été victime d’intimidation en raison de la plainte. L’anonymisation des noms vise donc à réduire le risque que la plainte soit de nouveau associée à elle et à sa famille.
Le Tribunal estime également qu’il est dans l’intérêt public de protéger les personnes contre la violence et le harcèlement qu’elles pourraient subir pour avoir déposé une plainte au titre de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
Il conclut que le risque pour la vie privée et la sécurité de la partie plaignante et de sa famille l’emporte sur l’intérêt qu’a le public à connaître leurs noms. L’anonymisation est donc justifiée et ne compromet pas l’accès du public aux procédures. Le public n’a pas besoin de connaître ces noms pour avoir un véritable accès aux procédures du Tribunal.
Contenu de la décision
Tribunal canadien |
|
Canadian Human |
Référence : 2025 TCDP
Date : Le
Numéro du dossier :
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Entre :
la partie plaignante
- et -
Commission canadienne des droits de la personne
la Commission
- et -
l’intimée
Décision sur requête
Membre :
Table des matières
I. APERÇU
[1] La partie plaignante, J.K., a demandé au Tribunal de rendre anonymes son identité et celle des membres de sa famille immédiate, dans le cadre de la présente instance. La présente décision sur requête expose les motifs pour lesquelles sa demande sera accueillie.
[2] La partie plaignante allègue que la partie défenderesse, la Nation ojibway de Brokenhead (la « NOB »), a fait preuve de discrimination et de harcèlement à son égard en raison de son origine nationale ou ethnique et que la NOB a également exercé des représailles contre elle pour avoir déposé la présente plainte au titre de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « Loi »). La partie plaignante demande que son nom et celui des membres de sa famille soient rendus anonymes dans le cadre de la présente instance en raison d’un risque réel et important que la divulgation de leurs noms cause un préjudice indu à elle-même et à sa famille, en particulier à son enfant mineur, M.K.
[3] La partie plaignante n’est pas membre de la bande de la NOB. Elle a déménagé à la NOB pour y vivre avec la personne avec qui elle partageait sa vie, K.K., qui est membre de la NOB. La partie plaignante a trois enfants, que j’accepte de désigner par les initiales L.K., M.K. et N.K.
[4] La partie défenderesse ne prend pas position relativement à la requête en confidentialité de la partie plaignante. La Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») appuie la requête de la partie plaignante.
II. DÉCISION
[5] La requête en confidentialité sera accueillie. Le nom de la partie plaignante ainsi que les noms des membres de sa famille immédiate seront rendus anonymes à l’aide d’initiales aléatoires. Comme il est mentionné plus haut, désormais, le nom de la partie plaignante sera J.K., le nom de la personne avec qui J.K. partage sa vie sera K.K. et les noms des enfants de J.K., dans la mesure où ceux-ci doivent être mentionnés dans l’instance, seront L.K., M.K. et N.K. La dernière initiale, « K », qui figure dans chaque nom rendu anonyme au hasard n’a aucune signification, mais se répète dans chaque nom simplement pour représenter l’appartenance à la famille immédiate de J.K.
III. QUESTION EN LITIGE
[6] Pour accorder une ordonnance de confidentialité, le Tribunal doit être convaincu que les conditions qui y donnent ouverture sont respectées. Ces conditions sont énoncées à l’article 52 de la Loi et précisées dans les décisions et les décisions sur requête du Tribunal qui s’appliquent.
IV. ANALYSE
A. Question en litige : La requête en confidentialité de la partie plaignante devrait-elle être accueillie?
[7] Oui, la requête devrait être accueillie.
[8] Par défaut, les instructions du Tribunal sont publiques. C’est ce qui est entendu par le « principe de la publicité des débats »
, qui reconnaît qu’il existe un intérêt général à ce que les procédures des tribunaux judiciaires et administratifs soient ouvertes au public. La publicité des débats du Tribunal est présumée et maintenue, à moins que ce dernier n’ait rendu une ordonnance de confidentialité en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi. Dans ce cas, le Tribunal peut prendre toutes les mesures ou rendre toutes les ordonnances nécessaires pour protéger cette confidentialité.
[9] La partie défenderesse ne prend pas position relativement à la requête alors que la Commission appuie la requête, mais la question n’est pas pour autant réglée. Le Tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire dans l’intérêt public. Pour respecter le principe de la publicité des débats, le Tribunal doit apprécier les faits qui lui sont présentés afin de déterminer si l’une des conditions prévues au paragraphe 52(1) de la Loi permettant d’accorder la confidentialité est respectée (White c. Laboratoires Nucléaires Canadiens, 2020 TCDP 5, au par. 50).
[10] En l’espèce, la requête en confidentialité de la partie plaignante est fondée sur l’alinéa 52(1)c) de la Loi. La partie plaignante fait valoir qu’il existe un risque réel et important que la divulgation de son nom et de ceux des membres de sa famille immédiate cause un préjudice indu à elle-même et aux membres de sa famille immédiate. Pour que le Tribunal accueille la présente requête sur ce fondement, il doit être convaincu que la nécessité d’empêcher la divulgation l’emporte sur l’intérêt sociétal à ce que l’audience soit publique.
[11] L’interprétation de l’alinéa 52(1)c) par le Tribunal est orientée par l’arrêt Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25 [Sherman (Succession)], dans lequel la Cour suprême a expliqué que certaines limitations à la publicité des débats peuvent parfois être appropriées, bien qu’elles doivent être appliquées avec modération.
[12] Éclairé par les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sherman (Succession), je suis d’avis que la situation de la partie plaignante répond au critère énoncé à l’alinéa 52(1)c) de la Loi.
(i) Il existe un risque réel et important que la divulgation des identités de la partie plaignante et de sa famille immédiate leur cause un préjudice indu.
[13] Dans l’arrêt Sherman (Succession), la Cour suprême a pris acte du fait qu’il existe un intérêt public important en matière de vie privée qui peut tempérer la transparence des tribunaux judiciaires et administratifs.
[14] La partie plaignante a souligné dans ses observations que sa demande vise à protéger la vie privée d’au moins un de ses enfants. Dans ses observations, la partie plaignante mentionne également que l’intérêt public à protéger la vie privée des enfants est bien reconnu et peut mettre en jeu l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (renvoyant à l’arrêt A.B. c. Bragg Communications Inc., 2012 CSC 46, au par. 26, et à la décision Toronto Star v. AG Ontario, 2018 ONSC 2586, au par. 41).
[15] La partie plaignante fait valoir que l’un de ses enfants mineurs, que j’accepte d’appeler M.K., a été victime d’intimidation, y compris une fois où il a été forcé à entrer dans une poubelle et une autre fois où il a été attaqué avec un répulsif à ours. Je suis prêt à conclure qu’il existe un risque réel qu’il y ait un lien entre ces faits et la présente plainte déposée par J.K.
[16] J.K. déclare également dans sa requête que [traduction] « des personnes de la communauté ont expressément ciblé la plainte de la partie plaignante en matière de droits de la personne pour la ridiculiser »
. J.K. mentionne que, en tant que son enfant, M.K. a été touché par des faits substantiels de la présente affaire, et qu’il faudra faire référence à cet enfant dans la preuve présentée au Tribunal.
[17] Étant donné que la partie plaignante a affirmé qu’elle et son enfant ont déjà été identifiés par des membres de la communauté comme étant des parties dans la présente plainte, la requête a été déposée pour minimiser l’amplification au sein de la communauté du lien entre l’instance et la partie plaignante, sa famille et l’un de ses enfants, M.K., en particulier.
[18] Je suis convaincu que les identités de la partie plaignante et des membres de sa famille immédiate, dans la mesure où elles doivent être mentionnées dans l’instance, doivent être rendues anonymes afin de protéger la vie privée de l’enfant de la partie plaignante, M.K. La vie privée de l’enfant doit également être protégée afin d’éviter qu’il ne subisse pas à nouveau de la violence ou de l’intimidation du fait d’être lié à la présente plainte.
[19] Cette protection est conforme au fait que le Tribunal a déjà reconnu l’importance de protéger les intérêts en matière de vie privée de tiers, y compris les enfants (Kelsh c. Chemin de fer du Canadien Pacifique, 2019 TCDP 51, au par. 216). Le Tribunal a également accepté de rendre anonymes les noms des parties et des tiers lorsque l’une de ces parties est un enfant jugé vulnérable (voir, par exemple, la décision M. X c. Chemin de fer Canadien Pacifique, 2018 TCDP 11, au par. 17).
[20] Il existe également un intérêt public important à protéger les parties et, en l’espèce, les tiers étant liés à l’instance devant le Tribunal contre la violence, l’intimidation et la discrimination. Je juge que cet intérêt public est gravement menacé par le principe de la publicité des débats dans la présente affaire.
[21] Le législateur a souligné l’importance de l’intérêt public dans la protection des parties contre les types de comportements allégués par la partie plaignante et visés à l’article 59 de la Loi. Cette disposition énonce clairement qu’aucune personne ne peut être exposée à des menaces, à de l’intimidation ou à de la discrimination pour avoir déposé une plainte, témoigné ou participé de quelque façon que ce soit au dépôt d’une plainte devant le Tribunal, ou parce qu’une personne s’est proposée à agir de la sorte.
[22] La partie plaignante déclare qu’elle a déjà été victime de violence et de harcèlement, qu’elle subirait un préjudice si son nom était publié de nouveau et que la publication de son nom permettrait d’identifier son enfant, M.K., au sein de sa petite communauté.
[23] Ces faits, tels que présentés par la partie plaignante et non contestés par la défenderesse, me convainquent que la divulgation publique des identités de la partie plaignante et des membres de sa famille immédiate leur causera un préjudice indu sous forme de menaces, d’intimidation ou de discrimination potentielles.
[24] Le Tribunal prend au sérieux le fait qu’une partie à une plainte dont il est saisi affirme que sa participation a donné lieu à une forme quelconque de violence, de harcèlement ou d’intimidation à son égard, et que cette situation est susceptible de se poursuivre. Il en est particulièrement ainsi si le comportement allégué est dirigé contre un mineur. J’ai en outre des réserves du fait que la partie défenderesse n’a pas contesté les faits troublants allégués par la partie plaignante. Cela dit, je prends acte du fait qu’il est possible que la partie défenderesse considère qu’elle n’est pas tenue de répondre à ces faits ou de les contester parce qu’elle peut ne pas avoir une connaissance directe de ces actions présumées ou une responsabilité directe dans celles-ci.
[25] Quoi qu’il en soit, aucune personne (en particulier aucun enfant) ne doit être soumise à la violence, au harcèlement ou à l’intimidation en raison de son lien avec une plainte dont le Tribunal est saisi. Par conséquent, je suis prêt à conclure qu’il existe un risque réel et important que J.K. et les membres de sa famille immédiate subissent un préjudice supplémentaire en raison de la divulgation publique de leur identité, et que ce préjudice équivaut à un préjudice indu.
[26] Je juge que la divulgation des identités de la partie plaignante et des membres de sa famille immédiate risque de faire en sorte qu’ils soient examinés de plus près, harcelés ou exposés à un préjudice potentiel.
[27] Pour ces motifs, la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour des intérêts publics importants.
(ii) La nécessité d’empêcher la divulgation l’emporte sur l’intérêt sociétal à ce que l’audience soit publique.
[28] Mon analyse qui suit est largement influencée par les motifs du Tribunal dans la décision Starr et al. c. Stevens, 2024 TCDP 127, aux par. 17 à 20.
[29] Le risque sérieux pour la vie privée et la sécurité de la partie plaignante et des membres de sa famille, mentionné plus haut, l’emporte sur l’intérêt sociétal de connaître leur identité. Il n’est pas nécessaire que les noms de la partie plaignante et des membres de sa famille immédiate soient connus pour que le public ait un accès significatif à l’instance engagée devant le Tribunal dans la présente affaire. Je juge que le fait de rendre anonymes les noms de la partie plaignante et des membres de sa famille permet au public d’accéder à l’instance sans compromettre indûment la vie privée ou la sécurité de la partie plaignante et des membres de sa famille immédiate.
[30] La requête non contestée de la partie plaignante visant à rendre anonymes les noms constitue une option peu intrusive pour assurer une protection contre tout préjudice supplémentaire lié à la divulgation d’identités. La présente ordonnance de confidentialité servirait à rendre anonymes uniquement le nom de la partie plaignante et celui des membres de sa famille immédiate dans la version publique des documents déposés auprès du Tribunal et dans les décisions et les décisions sur requête de ce dernier. Les autres informations contenues dans ces documents restent donc accessibles au public et l’audience dans la présente affaire peut également se dérouler en public.
[31] L’ordonnance rendant les noms anonymes dans la présente décision permet toujours au public d’examiner la décision du Tribunal sans risquer de causer d’autres préjudices à une partie à l’instance.
[32] Enfin, je juge que les noms de la partie plaignante et des membres de sa famille immédiate ne sont pas absolument nécessaires pour que le Tribunal reçoive les arguments et la preuve ou pour qu’il puisse tirer les conclusions appropriées en ce qui concerne les faits, les questions en litige ou les mesures de redressement dans la présente affaire. Autrement dit, je ne suis pas d’avis que le fait de rendre les noms anonymes causerait un préjudice à la partie défenderesse ou à la Commission.
[33] Le nom de la partie plaignante et celui des membres de sa famille immédiate sont donc rendus anonymes dans la présente décision sur requête et dans toute autre décision rendue dans la présente affaire. Le nom de la partie plaignante sera également rendu anonyme dans l’intitulé de la présente affaire. Le greffe rendra ces noms anonymes dans le dossier officiel du Tribunal.
V. ORDONNANCE
[34] Le Tribunal ordonne ce qui suit :
-
La partie plaignante doit être appelée J.K. tout au long de l’instance, en particulier dans les documents écrits qui sont déposés par les parties et dans tous les documents du Tribunal figurant dans le dossier officiel. Si la personne avec qui J.K partage sa vie doit être mentionnée dans la preuve, elle sera appelée K.K., et les enfants de J.K. seront appelés L.K., M.K. et N.K. L’enfant appelé M.K. sera considéré comme étant celui qui, selon la partie plaignante, a été victime d’intimidation, a été forcé à entrer dans une poubelle dans un cas et a été attaqué avec un répulsif à ours dans un autre cas. Les initiales L.K. seront utilisées pour désigner l’enfant qui, selon la partie plaignante, a participé en 2017 à une conversation avec un conseiller en orientation de l’École Sergeant Tommy Prince. La partie plaignante a fait référence à cette conversation dans l’exposé des précisions qu’elle a déposé auprès du Tribunal le 31 janvier 2025. Par défaut, les initiales N.K. seront utilisées pour désigner le troisième enfant.
-
Dans les 45 jours suivant la présente décision, chaque partie doit déposer à nouveau auprès du Tribunal des versions de tous les documents déposés précédemment dont les noms y figurant ont été rendus anonymes, y compris les exposés des précisions ou les observations. Elles doivent remplacer le nom de la partie plaignante par les initiales J.K., le nom de la personne avec qui J.K partage sa vie par les initiales K.K., et les initiales des enfants de la partie plaignante par L.K., M.K. et N.K., conformément au paragraphe A de la présente ordonnance.
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Le greffe ajoutera au dossier officiel les versions de tout document dont les noms y figurant ont été rendus anonymes. Les versions dont les noms y figurant n’ont pas été rendus anonymes seront mises sous scellés par le Tribunal et ne seront pas divulguées au public.
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Le greffe veillera à ce que toute information sollicitée provenant du dossier officiel du Tribunal soit conforme à la présente décision sur requête avant sa divulgation.
[35] Les parties et le Tribunal auront d’autres discussions sur l’incidence de la présente ordonnance sur la présentation des observations orales lors de l’audience publique sur le fond de la présente affaire.
Signée par
Membre du Tribunal
Ottawa (Ontario)
Le
Tribunal canadien des droits de la personne
Parties au dossier
Numéro du dossier du Tribunal :
Intitulé de la cause :
Date de la
Requête traitée par écrit sans comparution des parties
Observations écrites par :