Tribunal canadien des droits de la personne
Informations sur la décision
Dans cette décision, le Tribunal répond à une demande du Conseil mohawk de Kahnawà:ke (CMK). Le CMK voulait empêcher la plaignante, Mme Lisa Cross Guy, et la Commission canadienne des droits de la personne d’utiliser un rapport écrit par la Dre Jane Dickson. Ce rapport parle des lois et coutumes liées à l’appartenance à la communauté mohawk. Selon le CMK, ce rapport était inadmissible en preuve et son utilisation rendait l’audience inéquitable, complexe et coûteuse.
Le Tribunal a refusé d’écarter d’emblée le rapport de la Dre Dickson. Il a expliqué qu’il était trop tôt pour décider si le rapport devait être accepté ou non. Le Tribunal a rappelé qu’il n’écarte une preuve d’expert avant l’audience seulement s'il est clair que ni pertinente ni nécessaire, ou si l’expert n’est pas impartial et indépendant. Le rapport de la Dre Dickson ne répondait pas à ces critères stricts.
Le Tribunal a aussi décidé que rien n'empêchait la Dre Dickson de venir témoigner. La plainte concerne une possible discrimination dans la fourniture de services et de logements réservés aux membres de la communauté. Mme Cross Guy s’est fait refuser le statut de membre de la communauté et donc l’accès à ces services et logements. Le rapport, qui parle des règles d’appartenance, il est donc logique que le rapport aide Mme Cross Guy et la Commission à expliquer leur point de vue.
Le Tribunal a précisé qu’accepter que la Dre Dickson témoigne ne veut pas dire que son rapport sera automatiquement accepté comme preuve. À l’audience, la Dre Dickson témoignera, le CMK pourra lui poser des questions, et les deux parties présenteront leurs arguments. Le Tribunal décidera ensuite s’il accepte le rapport et quelle importance lui donner.
Contenu de la décision
Tribunal canadien |
|
Canadian Human |
Référence : 2025 TCDP
Date : Le
Numéro du dossier :
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Entre :
la plaignante
- et -
Commission canadienne des droits de la personne
la Commission
- et -
l’intimé
Décision sur requête
Membre :
Table des matières
I. APERÇU ET DÉCISION
[1] Le Conseil mohawk de Kahnawà:ke (le « CMK »), l’intimé, me demande d’empêcher Lisa Cross Guy, la plaignante, et la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») d’utiliser le rapport de la Dre Jane Dickson lors de l’audition de la présente plainte. Le rapport traite des lois et coutumes relatives à l’appartenance à la communauté mohawk. Le CMK affirme que le rapport est inadmissible en preuve et que son utilisation rendrait l’audience inéquitable, complexe et coûteuse. Mme Cross Guy et la Commission veulent faire entendre la Dre Dickson à l’audience et utiliser son témoignage ainsi que son rapport à titre de preuve d’expert.
[2] Après un examen attentif des observations des parties, je rejette la requête au motif qu’elle est prématurée. Rien ne permet, à ce stade, de conclure que le rapport n’est manifestement ni pertinent ni nécessaire, ni que la Dre Dickson a manqué aux obligations d’impartialité et d’indépendance qui incombent aux experts proposés. Étant donné que le rapport contribuerait de manière logique à la position de Mme Cross Guy et de la Commission, il n’y a aucune raison de refuser d’appeler la Dre Dickson comme témoin. J’ai besoin de son témoignage, de son contre‑interrogatoire par le CMK ainsi que des observations des parties sur la pertinence et la nécessité de sa preuve proposée avant de pouvoir décider de son admissibilité.
II. QUESTIONS EN LITIGE
[3] Je dois trancher les questions suivantes :
i. Est‑il manifeste que le rapport de la Dre Dickson n’est ni pertinent ni nécessaire, ou a‑t‑elle manqué à ses obligations d’impartialité et d’indépendance?
ii. Sinon, sa preuve contribue‑t‑elle de manière logique à la position de Mme Cross Guy et de la Commission?
III. ANALYSE
A. À ce stade, rien ne permet de conclure que le rapport de la Dre Dickson n’est manifestement ni pertinent ni nécessaire, ni qu’elle manque d’impartialité ou d’indépendance.
[4] Le rapport de la Dre Dickson ne répond pas au critère élevé applicable à l’exclusion de la preuve d’expert avant l’instruction. Si le Tribunal peut conclure, avant l’instruction, que la preuve d’un expert proposé est inadmissible et refuser de l’appeler à témoigner, il ne l’a toutefois fait que lorsque la preuve n’était manifestement (de toute évidence) ni pertinente ni nécessaire, ou qu’elle révélait un manque d’impartialité ou d’indépendance : Christoforou c. John Grant Haulage Ltd., 2016 TCDP 14 [Christoforou]; Lafrenière c. Via Rail Canada Inc., 2018 TCDP 19 [Lafrenière]. Si la preuve ne répond pas au critère d’exclusion, le Tribunal doit attendre que l’expert soit appelé à témoigner avant d’évaluer l’admissibilité de son témoignage : Alliance de la fonction publique du Canada c. Ministre du Personnel du Gouvernement des Territoires du Nord‑Ouest (no 10), 2001 CanLII 61120 (TCDP) [AFPC], aux par. 5‑6. Autrement dit, le témoignage d’un expert doit être manifestement inadmissible pour que le Tribunal envisage de l’exclure avant l’instruction. Le cas de Mme Cross Guy diffère de ceux où le Tribunal a exclu la preuve d’experts avant l’audience. Puisqu’il n’y a, à ce stade, aucune raison de conclure que le rapport de la Dre Dickson est manifestement inadmissible, je dois attendre jusqu’à l’audience pour juger de son admissibilité.
[5] La preuve proposée de la Dre Dickson ne présente pas les difficultés évidentes qui ont amené le Tribunal à empêcher d’autres experts proposés de témoigner. Dans l’affaire Christoforou, l’employeur intimé souhaitait qu’un expert médical critique le témoignage du médecin du plaignant. Cependant, le Tribunal a refusé d’appeler l’expert à témoigner parce qu’il ne possédait aucune expérience dans l’évaluation du travail d’autres médecins, qu’il ne s’était entretenu ni avec le plaignant ni avec son médecin, que son rapport n’était fondé sur aucune évaluation ni recherche objective, et qu’il n’avait fourni aucune « observation ou opinion spontanée et indépendante »
(au par. 78). Dans l’affaire Lafrenière, où il était également question de l’état de santé du plaignant, le Tribunal a également conclu avant l’audience que le rapport de l’expert proposé par l’intimée était inadmissible. L’expert faisait déjà partie de l’équipe de la défense de l’intimée. Dans son rapport, « il ne fai[sait] que contester les notes médicales d’un autre médecin sans avoir lui‑même rencontré le plaignant »
(au par. 55). Je suis d’avis que la Dre Dickson se distingue de ces experts. Elle a fourni des renseignements précis au sujet de son expérience, mené des recherches sur la communauté, et formulé des observations et des opinions détaillées qui reflètent son point de vue. Je conclus que son rapport ne répond pas au critère d’exclusion avant audience contrairement à la preuve d’expert proposée dans les affaires Christoforou et Lafrenière. Comme le rapport de la Dre Dickson n’est pas manifestement inadmissible, il serait prématuré de ma part de l’exclure avant l’instruction.
B. Le rapport de la Dre Dickson contribue de manière logique à la position de Mme Cross Guy et de la Commission. Elle peut être appelée comme témoin.
[6] À ce stade, je dois uniquement décider si la Dre Dickson doit être appelée comme témoin, et non si son témoignage est admissible en preuve. Je garde à l’esprit que les parties ont le droit de fournir une réponse complète à la preuve présentée contre elles : Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, ch. H‑6, au par. 50(1).
[7] À moins que la preuve d’expert ne soit manifestement (de toute évidence) inadmissible, la seule question que je dois trancher avant l’audience est celle de savoir s’il convient d’autoriser une partie à appeler un témoin expert, et non celle de savoir si son témoignage est admissible : Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada c. Procureur général du Canada (Représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2012 TCDP 28 [SSEFPN], aux par. 15‑18. J’ai déjà conclu que la preuve de la Dre Dickson n’était pas manifestement inadmissible. Bien que le CMK m’invite à procéder dès maintenant à une appréciation plus poussée de l’admissibilité du rapport, je ne peux accepter cette proposition. Le droit exige que je m’abstienne de me prononcer sur l’admissibilité et que je décide uniquement si les parties qui présentent le rapport ont des motifs raisonnables d’appeler son auteure à témoigner, c’est‑à‑dire si le témoignage de la Dre Dickson est raisonnablement nécessaire pour étayer la position de Mme Cross Guy et de la Commission.
[8] Selon le CMK, les précisions fournies par Mme Cross Guy et la Commission ont restreint la portée de l’audience aux critères discrétionnaires visant à déterminer l’appartenance à la communauté mohawk. Étant donné que l’audience ne portera plus sur la question de savoir si le cadre juridique régissant l’appartenance est lui‑même discriminatoire ou si toute atteinte est justifiée, le rapport de la Dre Dickson est tout au plus minimalement pertinent relativement à la plainte.
[9] Avec égards, je ne peux retenir cet argument.
[10] Je juge qu’il existe des motifs raisonnables d’appeler la Dre Dickson comme témoin, puisque sa preuve proposée contribue de manière logique à la position de Mme Cross Guy et de la Commission. Les parties doivent avoir des motifs raisonnables de faire entendre un témoin, y compris un expert proposé. Constitue un motif raisonnable le fait que le témoignage de l’expert pourrait aider à trancher une question de fait dans l’affaire ou contribuer de manière logique à la position de la partie qui cherche à faire entendre l’expert : SSEFPN, aux par. 15, 16.
[11] Le rapport de la Dre Dickson traite des lois et coutumes relatives à l’appartenance à la communauté mohawk, et Mme Cross Guy ainsi que la Commission cherchent à faire valoir une position qui est fondée sur l’expérience vécue par Mme Cross Guy à cet égard, qui diffère du point de vue du CMK. La plainte concerne une discrimination alléguée dans la fourniture de services et de logements. Comme Mme Cross Guy ne s’est pas vu accorder le statut de membre de la communauté mohawk de Kahnawà:ke en vertu du droit mohawk, elle ne peut avoir accès aux services ni aux logements réservés aux membres. Il s’ensuit que le rapport de la Dre Dickson contribue de manière logique à la position de Mme Cross Guy et de la Commission, étant donné qu’il porte sur les lois et coutumes relatives à l’appartenance à la communauté mohawk.
[12] Même si les questions et les observations des parties doivent porter sur les critères discrétionnaires visant à déterminer l’appartenance à la communauté mohawk, et non sur le cadre juridique régissant l’appartenance, je suis d’avis que la présentation d’éléments de preuve sur les lois et coutumes relatives à l’appartenance à la communauté mohawk de façon plus générale peut toutefois fournir un contexte utile et aider le Tribunal à trancher les questions de fait soulevées en l’espèce : SSEFPN, au par. 16, renvoyant à Mellon c. Développement des ressources humaines Canada, 2005 TCDP 12, au par. 6. Je conviens avec la Commission que le rapport tient compte de certaines déclarations de faits contenues dans l’exposé des précisions du CMK, et je prends note que la Commission et Mme Cross Guy ont l’intention de présenter leurs propres arguments en réponse à ces déclarations. Puisque le rapport contribue de manière logique à la position de Mme Cross Guy et de la Commission, ces dernières peuvent appeler la Dre Dickson comme témoin.
[13] Je refuse de me prononcer sur l’admissibilité du rapport et du témoignage de la Dre Dickson à ce stade. Les opinions d’experts requièrent généralement une certaine preuve de leur fondement factuel, et les plaignants doivent toujours s’acquitter de leur fardeau de preuve à l’audience : AFPC, au par. 9; Constantinescu c. Service correctionnel Canada, 2020 TCDP 4, au par. 198. Le fait que j’autorise Mme Cross Guy et la Commission à appeler la Dre Dickson comme témoin ne signifie pas que j’admettrai la preuve qu’elle présentera ni que je m’appuierai sur elle : Richards c. Service correctionnel Canada, 2020 TCDP 27, au par. 113. À ce stade, il serait prématuré de tirer une conclusion quant à l’admissibilité du rapport de la Dre Dickson sans d’abord tenir compte de son témoignage, de son contre‑interrogatoire par le CMK ainsi que des observations des parties sur la pertinence et la nécessité de sa preuve. Je me pencherai sur l’admissibilité du rapport de la Dre Dickson à l’audience, et j’examinerai notamment son pertinence et son nécessité.
IV. ORDONNANCE
[14] Pour les motifs qui précèdent, je rejette la requête, car elle est prématurée. Mme Cross Guy et la Commission peuvent appeler la Dre Dickson à témoigner à l’audience. Le CMK pourra alors contester l’admissibilité de sa preuve.
[15] Je convoquerai une conférence de gestion préparatoire afin de fixer les dates de l’audience.
Signée par
Membre du Tribunal
Ottawa (Ontario)
Le
Tribunal canadien des droits de la personne
Parties au dossier
Numéro du dossier du Tribunal :
Intitulé de la cause :
Date de la
Requête traitée par écrit sans comparution des parties
Observations écrites par :