Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Il s’agit d’une décision sur le fond en faveur de Robert Kopeck et Kewal Sidhu (les « plaignants »). Ces derniers ont déposé des plaintes pour discrimination contre l’International Longshore and Warehouse Union, section locale 500 (l’« intimé »). Le Tribunal a conclu que les politiques de l’intimé étaient discriminatoires envers les travailleurs en raison de leur âge, ce qui contrevient aux articles 9 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP).

L’affaire concerne deux politiques de l’intimé, soit la règle de répartition du travail et la règle d’uniformisation visant les pensionnés. Ces politiques désavantagent les travailleurs qui reçoivent une pension, lesquels ne se voient attribuer du travail qu’après tous les autres membres du syndicat et les travailleurs occasionnels, sans tenir compte de leur ancienneté. Les travailleurs de plus de 71 ans sont donc particulièrement touchés, car la législation fiscale canadienne les oblige à recevoir leur pension.

L’intimé a mis en place ces règles, car ses membres estimaient que certains travailleurs touchaient une « double rémunération », soit un plein salaire en plus d’une pension. L’intimé jugeait cette pratique injuste pour les jeunes travailleurs puisque leur développement de carrière pouvait être retardé.

Cependant, le Tribunal a conclu que les plaignants avaient établi l’existence de discrimination, vu que les règles de l’intimé limitaient principalement les possibilités d’emploi des travailleurs âgés percevant une pension. En effet, les témoins de l’intimé ont confirmé que les règles avaient été élaborées en vue de réduire les possibilités d’emploi des travailleurs touchant une pension au profit des plus jeunes. La décision du Tribunal confirme donc que les règles limitant les possibilités d’emploi en fonction de la qualité de pensionné peuvent être considérées comme une discrimination fondée sur l’âge en vertu de la LCDP, étant donné que le fait de recevoir une pension est en grande partie lié à l’âge.

L’intimé a tenté de justifier ses règles, mais le Tribunal a jugé que ses moyens de défense étaient inadéquats, car il n’a pas démontré qu’il subissait une contrainte excessive.

Cette décision porte uniquement sur la question de la responsabilité de l’intimé. Une audience distincte permettra de déterminer les réparations appropriées pour les travailleurs touchés.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2025 TCDP 11

Date : Le 6 février 2025

Numéros des dossiers : T2733/10921 et T2734/11021

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Kewal Sidhu et Robert Kopeck

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

International Longshore and Warehouse Union, section locale 500

l’intimé

Décision

Membre : Paul Singh

 



I. INTRODUCTION ET DÉCISION

[1] Les plaignants, Robert Kopeck et Kewal Sidhu, affirment que l’intimé, l’International Longshore and Warehouse Union, section locale 500 (le « syndicat »), a commis des actes discriminatoires fondés sur l’âge, au sens des articles 9 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « LCDP »), en mettant en place une ligne de conduite qui limitait leurs chances d’emploi parce qu’ils touchaient un revenu de pension. Le syndicat nie avoir commis des actes discriminatoires.

[2] Les parties ont consenti à ce que les plaintes soient jointes, et que la question de la responsabilité de l’intimé et celle des mesures de réparation à accorder soient tranchées séparément. Le Tribunal doit d’abord statuer sur la responsabilité du syndicat dans le cadre des plaintes dont il est saisi. S’il conclut à la responsabilité de ce dernier, le Tribunal déterminera ensuite les mesures de réparation à accorder aux plaignants, lors d’une prochaine audience.

[3] Le Tribunal a tenu une audience de cinq jours en juin 2024 relativement à la responsabilité du syndicat, et les parties ont présenté leurs observations finales en septembre 2024. La Commission canadienne des droits de la personne n’a pas participé à l’audience.

[4] Pour les motifs exposés ci-après, je juge que les plaintes sont fondées. Le syndicat a commis des actes discriminatoires au sens des articles 9 et 10 de la LCDP.

II. FAITS

[5] Huit témoins ont témoigné à l’audience. Les plaignants ont témoigné pour leur propre compte. Six témoins ont témoigné pour le syndicat, à savoir :

  • Pino Fatiguso (coordonnateur de répartition du syndicat);

  • Antonio Pantusa (dirigeant syndical et fiduciaire du fonds de pension);

  • Scarlet Kelly (membre du syndicat);

  • Mike Rondpre (membre du syndicat);

  • Stephen Ross (représentant syndical);

  • Adam Rennison (témoin expert en évaluation des prestations de pension).

[6] Je juge que tous les témoins sont crédibles et qu’ils ont fait preuve de franchise durant leur témoignage. Ils ont été sincères et directs, et ont admis ne pas se rappeler certains détails lorsque c’était le cas. Aucune incohérence majeure n’a été révélée dans la preuve en ce qui a trait aux principales questions à trancher par le Tribunal.

[7] Afin de fournir du contexte relativement aux plaintes, je présente ci-après des éléments de preuve incontestés ayant été produits à l’audience.

[8] Les travaux de débardage dans les installations portuaires, lesquels consistent à charger et à décharger les navires, requièrent la conduite de grues, la manutention de conteneurs et l’exécution de travaux non spécialisés, de même que l’exécution de travaux d’entretien connexes effectués par des électriciens, des mécaniciens de chantier et des mécaniciens de machinerie lourde. Le syndicat représente tous les débardeurs travaillant aux terminaux portuaires où arrivent les conteneurs, les bateaux de croisière et les marchandises à la baie Burrard et à Squamish, en Colombie-Britannique.

[9] À toutes les périodes concernées, les plaignants étaient membres du syndicat et travaillaient pour différents employeurs dans les installations portuaires de Vancouver. Leurs conditions de travail étaient régies par une convention collective liant le syndicat et les différents employeurs représentés par la British Columbia Maritime Employers Association (la « BCMEA »).

[10] Les plaignants, Kewal Sidhu et Robert Kopeck, ont commencé à travailler dans les installations portuaires de Vancouver en 1975 et en 1996, et sont devenus membres du syndicat en 1988 et en 2006, respectivement. M. Kopeck a pris sa retraite en mai 2019, alors que M. Sidhu travaille toujours comme débardeur et demeure membre du syndicat.

[11] Le syndicat est l’agent négociateur d’environ 1 250 employés occasionnels et 1 250 membres du syndicat. Dans le passé, un employé occasionnel devait travailler au moins dix ans pour acquérir l’ancienneté nécessaire lui permettant de devenir membre du syndicat, mais cette période s’est allongée au cours des dix dernières années.

[12] Les débardeurs font leurs débuts à titre d’employés occasionnels, c’est-à-dire qu’ils travaillent seulement durant les périodes de pointe, lorsque d’autres employés ne sont pas disponibles pour travailler. Le nombre de membres du syndicat est constant et dépend du nombre de postes à temps plein et à l’année qui sont offerts. Un employé occasionnel peut seulement devenir membre du syndicat lorsque ce dernier a perdu un membre en raison d’un départ à la retraite, d’un décès, d’une promotion à titre de contremaître ou d’une cessation d’emploi. Le travail est attribué en priorité aux membres du syndicat, puis aux employés occasionnels selon l’ancienneté.

[13] Conformément aux dispositions de la convention collective, l’attribution du travail auprès des différents employeurs au port se fait quotidiennement. Le travail est attribué selon l’ancienneté des travailleurs : les membres du syndicat se font donner du travail en ordre d’ancienneté, avant les employés occasionnels.

[14] Étant donné que la quantité de travail à attribuer aux débardeurs varie selon le nombre de bateaux présents aux terminaux, la plupart des employés se font donner du travail au moyen d’un système de répartition.

[15] Les employeurs informent la BCMEA du travail à accomplir, laquelle attribue le travail aux débardeurs qui se sont rendus disponibles pour travailler au bureau de répartition. Les agents du bureau de répartition attribuent le travail selon différentes règles, dont les préférences des employés, leur ancienneté et leurs qualifications.

A. Processus de répartition

[16] Environ 1 000 des 2 500 travailleurs assujettis à la convention collective n’ont pas à se présenter au bureau de répartition pour avoir du travail. Il s’agit des employés permanents. Ils n’ont qu’à se rendre à un terminal et sont assurés d’obtenir cinq quarts de travail par semaine. La quasi-totalité de ces postes convoités sont occupés par des membres du syndicat et ont été attribués par ancienneté.

[17] Les 1 500 débardeurs restants reçoivent du travail depuis le bureau de répartition. C’est la BCMEA et le syndicat qui sont conjointement responsables de la répartition des tâches entre ces travailleurs au bureau de répartition situé à l’est de Vancouver. Le bureau comprend deux parties, l’une pour les membres du syndicat et l’autre pour les employés occasionnels. Le processus de répartition est dirigé par les agents de répartition de la BCMEA, selon les règles établies par le syndicat. Les coordonnateurs de répartition du syndicat sont présents au bureau afin de veiller au respect du processus énoncé dans la convention collective et de régler les questions soulevées durant celui-ci.

[18] Pour chaque quart de travail, tant les membres du syndicat que les employés occasionnels doivent se présenter au bureau de répartition avant le début du processus afin de se rendre disponibles pour travailler. Si un débardeur n’est pas présent au bureau de répartition, il ne se verra pas attribuer de travail.

[19] Les membres du syndicat indiquent leur disponibilité pour travailler en se présentant au bureau de répartition, dans la partie qui leur est réservée, et en retournant manuellement une plaque à leur nom sur l’un des nombreux tableaux de répartition. Les agents de répartition attribuent le travail aux membres en leur remettant un papier indiquant le poste auquel ils sont assignés.

[20] Les employés occasionnels, pour leur part, disposent d’un système de répartition électronique. Ils se rendent disponibles pour travailler en se présentant dans la partie du bureau qui leur est réservée et en balayant une carte électronique afin que le système leur assigne une tâche.

[21] Les tâches à exécuter sont réparties en premier entre les membres du syndicat, qui ont généralement le droit de choisir la tâche qu’ils préfèrent. Une fois que les membres du syndicat ont du travail, les tâches sont ensuite attribuées aux employés occasionnels selon leur ancienneté. Les tableaux de répartition, désignés par les lettres A, B, C, T, OO et R, concernent les employés en ordre décroissant d’ancienneté. Les employés occasionnels du tableau A ont le plus d’ancienneté et se voient attribuer du travail en premier, alors que ceux du tableau R ont le moins d’ancienneté et se voient attribuer du travail en dernier. Les employés occasionnels commencent sur le tableau R et progressent vers le tableau A au fil du temps.

B. Qualifications

[22] Il existe différents types de postes dans un port, comme conducteur de tracteur semi-remorque pour le transport de conteneurs, conducteur de grue et manœuvre.

[23] Tous les travailleurs, à l’exception des manœuvres, doivent être spécialement formés pour le poste qu’ils occupent. Lorsqu’un travailleur est formé pour un certain poste, il est [traduction] « qualifié » pour celui-ci. Il existe au moins 30 différentes qualifications au port.

[24] Les membres du syndicat ont la priorité sur les employés occasionnels pour accéder à de la formation de tous les niveaux. Les membres du syndicat ont le droit, du fait de leur ancienneté, de demander à suivre de la formation en vue d’obtenir différentes qualifications, tandis que le droit à la formation des employés occasionnels est beaucoup plus restreint. Les postes spécialisés au port sont généralement destinés aux membres du syndicat lorsqu’une expérience et une formation appréciables sont requises afin que le travail soit exécuté de façon sécuritaire.

C. Abolition de la retraite obligatoire

[25] En 2011, le gouvernement du Canada a aboli la retraite obligatoire à 65 ans dans les secteurs de travail relevant de la compétence législative du fédéral. À cette époque, le législateur a également modifié la LCDP afin d’abroger les dispositions qui permettaient la retraite obligatoire.

[26] Par la suite, le syndicat et la BCMEA ont éliminé la retraite obligatoire dans le secteur portuaire. Les membres du syndicat qui avaient atteint l’âge de 65 ans et qui choisissaient de continuer à travailler pouvaient toucher le revenu provenant du régime de pension de l’industrie portuaire (le « revenu de pension ») dont ils avaient constitué le capital pendant la durée de leur emploi et de leur adhésion au syndicat.

[27] Le syndicat affirme que bon nombre de ses membres se sont opposés au fait que certaines personnes pouvaient continuer de gagner leur plein salaire tout en touchant leur revenu de pension, ce que le syndicat a qualifié de [traduction] « double rémunération ».

[28] En réponse à cette opposition, le syndicat a établi, en 2014, une règle de répartition du travail visant les pensionnés (la « règle de répartition ») selon laquelle un membre du syndicat ayant choisi de toucher son revenu de pension se verrait attribuer du travail après les autres membres du syndicat et les employés occasionnels seulement, et ce, malgré son ancienneté.

[29] La règle de répartition touchait les travailleurs âgés de plus de 65 ans, mais de moins de 72 ans, qui avaient choisi de recevoir leur revenu de pension. Toutefois, à un certain âge, les travailleurs étaient obligés de toucher leur revenu de pension. Selon le règlement pris en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.), les personnes âgées de plus de 71 ans étaient tenues de recevoir leur revenu de pension.

[30] En 2017, le syndicat a établi une règle d’uniformisation visant les pensionnés (la « règle d’uniformisation »), selon laquelle les membres du syndicat devenaient assujettis à la règle de répartition une fois qu’ils étaient obligés de toucher leur revenu de pension suivant la Loi de l’impôt sur le revenu, s’ils n’avaient pas déjà choisi de recevoir les prestations plus tôt.

[31] En 2018, les plaignants ont déposé une plainte. À ce moment-là, ils avaient tous les deux plus de 71 ans et leur revenu de pension devait leur être versé en application de la Loi de l’impôt sur le revenu. Ils voulaient continuer à travailler et affirmaient qu’en raison de la règle de répartition et de la règle d’uniformisation (collectivement, la « ligne de conduite »), les autres membres du syndicat et les employés occasionnels se voyaient attribuer du travail avant eux, et ce, malgré le fait qu’ils possédaient plusieurs dizaines d’années d’ancienneté. Les plaignants affirment que, par ses actes, le syndicat a fait preuve de discrimination à leur égard en raison de leur âge, ce qui leur a causé une perte de revenu et d’autres préjudices.

III. PORTÉE DES PLAINTES

[32] Les plaignants affirment que le syndicat a mis en œuvre la ligne de conduite en raison d’une idée préconçue selon laquelle il était injuste de permettre aux membres âgés de rester salariés tout en recevant leur revenu de pension, au détriment des jeunes travailleurs, qui voyaient leur avancement professionnel et l’augmentation de leur revenu retardés. Ils affirment avoir fait l’objet de discrimination en matière d’emploi fondée sur l’âge, au sens des articles 9 et 10 de la LCDP.

[33] Le syndicat nie avoir fait preuve de discrimination à l’égard des plaignants et soutient que le Tribunal devrait limiter son analyse à la question de savoir si la règle d’uniformisation entraîne un effet préjudiciable en ce qui concerne les plaignants du fait qu’elle leur accorde la même priorité de répartition qu’aux autres travailleurs touchant un revenu de pension depuis 2014, année où la règle de répartition a été établie. Selon le syndicat, il est justifié pour le Tribunal de limiter son analyse à cette question afin d’éviter des conséquences défavorables, notamment une possible contradiction avec une décision rendue par le Conseil canadien des relations industrielles (le « CCRI »).

[34] Je ne souscris pas à la position du syndicat. Il a soulevé des arguments similaires dans le cadre d’une requête antérieure visant le rejet des plaintes. Dans cette requête, il avait fait valoir que le CCRI avait rejeté des plaintes connexes déposées par les plaignants et que les plaintes en l’espèce devaient être rejetées sur le fondement de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, pour abus de procédure et au motif d’une contestation indirecte des décisions du CCRI.

[35] Dans la décision par laquelle j’ai rejeté la requête du syndicat, j’ai jugé que les questions en litige dont étaient saisis le CCRI et le Tribunal n’avaient pas la même portée. J’ai conclu que le CCRI n’avait pas traité de manière exhaustive des questions de discrimination soulevées en l’espèce et n’avait pas non plus, dans son examen des questions en litige, appliqué le critère juridique permettant d’établir s’il y avait eu discrimination. J’ai également conclu que, dans tous les cas, le Tribunal ne devrait pas empêcher les plaignants de poursuivre leurs plaintes pour atteinte aux droits de la personne étant donné mes réserves concernant la qualité de la preuve présentée et invoquée par les parties à l’instance devant le CCRI : Sidhu et Kopeck c. International Longshore and Warehouse Union, section locale 500, 2023 TCDP 4. Compte tenu de ma décision sur requête, le syndicat n’est pas autorisé à soulever de nouveau, à l’audience, des questions que le Tribunal avait déjà tranchées.

[36] Les plaignants formulent des allégations générales de discrimination au sens des articles 9 et 10 de la LCDP. L’alinéa 9(1)c) de la LCDP porte sur la façon dont les organisations syndicales doivent traiter leurs membres. Selon cette disposition, constitue un acte discriminatoire le fait pour une organisation syndicale d’établir des restrictions ou des catégories à l’égard de leurs membres d’une manière qui nuit à leurs chances ou à leur situation d’emploi. En résumé, un syndicat ne peut établir des catégories ayant pour effet de priver certains membres des chances d’emploi ou des avantages dont d’autres membres peuvent se prévaloir, si ces catégories sont fondées sur des motifs de distinction illicites, comme l’âge.

[37] L’article 10 de la LCDP est plus général et traite des lignes de conduite discriminatoires en matière d’emploi. Cette disposition vise à empêcher les syndicats de conclure des ententes ou d’appliquer des lignes de conduite concernant tout aspect du travail qui sont susceptibles d’annihiler les chances d’emploi d’un individu ou d’une catégorie d’individus si elles sont fondées sur un motif de distinction illicite, comme l’âge. L’objectif est de prévenir la discrimination découlant de lignes de conduite ou d’ententes.

[38] Étant donné la nature générale des allégations formulées par les plaignants, le Tribunal n’est pas tenu de limiter son analyse à la question de savoir si la règle d’uniformisation entraîne un effet préjudiciable aux plaignants comparativement aux autres travailleurs qui touchent un revenu de pension depuis l’établissement de la règle de répartition. Au contraire, le Tribunal doit nécessairement tenir compte, dans son analyse, de l’ensemble du processus ayant mené à la modification, par le syndicat, des règles relatives à la répartition du travail.

IV. CRITÈRE PERMETTANT D’ÉTABLIR S’IL Y A EU DISCRIMINATION

[39] Selon les articles 9 et 10 de la LCDP, les plaignants doivent satisfaire à trois éléments clés pour établir l’existence d’une discrimination prima facie. Ils doivent d’abord démontrer qu’ils présentent une caractéristique protégée par la LCDP. Ils doivent ensuite démontrer qu’ils ont subi un traitement défavorable, c’est-à-dire que la ligne de conduite en litige les a privés, ou est susceptible de les priver, de leurs chances d’emploi. Enfin, ils doivent démontrer l’existence d’un lien entre la privation et l’un des motifs de distinction illicites, en l’espèce, l’âge : Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation), 2012 CSC 61 [Moore].

[40] Une caractéristique protégée n’a qu’à constituer un facteur ayant fondé le traitement défavorable, et n’a pas à être un facteur important ni à être le seul facteur : Stewart c. Elk Valley Coal Corp., 2017 CSC 30 [Stewart], au par. 46. De plus, l’intention d’établir une distinction n’est pas un élément nécessaire de la discrimination; c’est plutôt l’effet des actes d’un intimé sur un plaignant qui importe : Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 RCS 536 [Simpsons-Sears], au par. 18.

[41] Si un plaignant établit l’existence des éléments constitutifs d’une preuve prima facie de discrimination, il incombe alors à l’intimé de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que sa conduite découle d’une exigence professionnelle justifiée ou d’un motif justifiable. Si la conduite est justifiée, il n’y a pas de discrimination. Pour démontrer que sa conduite est justifiée, l’intimé doit prouver :

Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 RCS 868, au par. 20; Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 RCS 3 [Meiorin], au par. 54.

[42] Le seuil à atteindre par un intimé pour prouver que l’obligation d’offrir des mesures d’adaptation lui impose une contrainte excessive est élevé. Il doit démontrer qu’il n’aurait pu prendre aucune autre mesure raisonnable ou pratique pour éviter les conséquences fâcheuses pour l’individu : Québec (Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail) c. Caron, 2018 CSC 3, au par. 27. La contrainte excessive que subit un intimé s’évalue en tenant compte des questions de coûts, de santé et de sécurité : par. 15(2) de la LCDP.

[43] Le syndicat fait valoir que le Tribunal doit appliquer un critère plus souple que celui de l’exigence professionnelle justifiée établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Meiorin. Le syndicat soutient plus précisément que le Tribunal devrait appliquer le critère établi par la Cour fédérale dans la décision Adamson c. Air Canada, 2014 CF 83 [Adamson]. Dans cette décision, la Cour fédérale a établi le critère suivant afin de déterminer si la retraite obligatoire dans le secteur du transport aérien était justifiée :

  1. L’employeur a adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail;

  2. Le syndicat a adopté la norme particulière en croyant sincèrement qu’il était au mieux des intérêts de ses membres de le faire;

  3. La norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser le but légitime du syndicat lié au travail. Le syndicat, pour établir que la norme est raisonnablement nécessaire, doit démontrer qu’il ne peut répondre aux besoins des membres du syndicat ayant les mêmes caractéristiques que celles du demandeur sans imposer de contraintes excessives aux autres membres du syndicat;

  4. Le degré de contrainte doit être évalué en fonction de la nature de la discrimination afin de voir à ce que l’importance de l’affranchissement de la conduite discriminatoire, en l’espèce l’affranchissement de la discrimination fondée sur l’âge, puisse permettre l’adoption d’une norme moins exigeante.

[44] Je ne souscris pas à la position du syndicat. Dans la décision Adamson, la Cour fédérale n’a pas rendu obligatoire l’utilisation de ce critère. Elle a déclaré « [qu’]un critère hybride relatif aux [exigences professionnelles justifiées] comportant les exigences des jurisprudences Meiorin et Renaud pourrait être proposé afin de déterminer si la participation de l’APAC à la pratique discriminatoire avec l’employeur [était] justifiée » (au paragraphe 220) [non souligné dans l’original].

[45] Par ailleurs, la décision Adamson, rendue par la Cour fédérale, a été infirmée par la Cour d’appel fédérale (2015 CAF 153), qui a refusé de donner son aval au critère modifié. Elle s’est exprimée ainsi :

[103] En l’espèce, le juge a estimé qu’une instance où un syndicat invoquait le moyen de défense fondé sur des [exigences professionnelles justifiées] constituait une « situation différente » qui appelait une modification du critère de la jurisprudence Meiorin. À cette fin, il a établi un « critère hybride relatif aux [exigences professionnelles justifiées] »; il s’en est suivi un critère à quatre volets […]

[104] Étant donné ma conclusion, je n’ai pas à examiner le raisonnement du juge sur cette question, ni à décider s’il fallait modifier le critère de la jurisprudence Meiorin pour le faire correspondre à la matrice factuelle de l’espèce et aux parties au litige. Je me limiterai donc à dire qu’il ne faut pas considérer les présents motifs comme un aval donné à la méthode d’analyse de la question choisie par le juge […]

[Non souligné dans l’original.]

[46] Par conséquent, en l’absence de jurisprudence claire et contraignante indiquant le contraire, le Tribunal appliquera aux faits de l’espèce le critère relatif aux exigences professionnelles justifiées établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Meiorin.

V. DISCRIMINATION PRIMA FACIE

A. Caractéristique protégée

[47] Nul ne conteste que les plaignants satisfont au premier élément du critère établi dans l’arrêt Moore. Ils affirment être victimes de discrimination fondée sur l’âge, qui est une caractéristique protégée du fait qu’elle est énoncée à l’article 3 de la LCDP à titre de motif de distinction illicite.

[48] Le syndicat soutient toutefois que les plaignants ne satisfont pas aux deux autres éléments du critère. Selon lui, les plaignants n’ont pas démontré avoir subi un effet préjudiciable et, de toute façon, il n’y a aucun lien entre l’effet préjudiciable et leur âge.

B. Effet préjudiciable

(i) Statut du revenu de pension

[49] D’après le syndicat, le fait que les plaignants croient avoir le droit de conserver la totalité de leurs droits d’ancienneté et de toucher leur pleine pension ne permet pas, à lui seul, d’établir l’existence d’un effet préjudiciable. Il est d’avis que le revenu de pension est un revenu garanti qui sert à remplacer le revenu salarial une fois que l’employé a pris sa retraite. Selon lui, le revenu de pension n’a pas été mis en place afin que les employés puissent toucher un revenu supplémentaire pendant leur emploi. Il affirme que sa politique vise à ce que les employés non pensionnés se voient attribuer du travail, car les pensionnés reçoivent un revenu de pension destiné à remplacer le revenu salarial.

[50] Le syndicat ajoute que l’accès au revenu de pension n’est pas un droit absolu, comme le prétendent les plaignants. Il affirme que les plaignants ne peuvent exiger de conserver la totalité de leurs droits d’ancienneté tout en touchant leurs pleines prestations de pension, puisque celles-ci ne visent qu’à remplacer le revenu salarial. Les plaignants ne peuvent donc pas soutenir que le fait de se voir priver de la totalité de leurs droits d’ancienneté pendant qu’ils touchent leurs pleines prestations de pension constitue un effet préjudiciable.

[51] Après avoir examiné la jurisprudence, je rejette la position du syndicat sur l’importance minime qu’il accorde au droit à pension des travailleurs. Par exemple, dans l’arrêt IBM Canada Limitée c. Waterman, 2013 CSC 70 [Waterman], la Cour suprême du Canada a conféré un statut juridique important aux prestations de pension lorsqu’elle a conclu que ces dernières n’étaient pas déductibles des dommages-intérêts versés à un demandeur. Le juge Cromwell s’est exprimé ainsi au nom des juges majoritaires :

[82] […] Selon ce qu’indiquent les documents relatifs au régime, les prestations de retraite visent à [traduction] « assurer le versement périodique des prestations aux employés admissibles […] après leur retraite et jusqu’à leur décès pour les services qu’ils ont rendus à titre d’employés » : art. 1.01, d.a., p. 117. Le régime de retraite est essentiellement un outil d’épargne‑retraite sur lequel l’employé acquiert un droit absolu au fil du temps. […] Les prestations de retraite n’ont manifestement pas pour objet de compenser une perte de revenus.

[83] […] Comme la juge Prowse l’a souligné dans ses motifs en Cour d’appel, les prestations de retraite telles celles en cause dans la présente affaire revêtent plusieurs des caractéristiques d’un droit de propriété. Pour reprendre ses propos, ces prestations sont considérées comme appartenant à l’employé […]

[84] Ce point de vue s’appuie sur les principes de base du droit des pensions. La pension de M. Waterman était acquise. Comme l’expliquent A. Kaplan et M. Frazer dans Pension Law (2e éd. 2013), p. 203 :

[traduction] L’acquisition est la « pierre d’assise » des mesures de protection offertes à l’employé sur laquelle repose la réglementation des régimes de retraite […] L’employé ayant acquis une pension se voit conférer par la loi un droit exécutoire à la valeur accumulée des prestations de retraite qu’il a déjà gagnées, même s’il met fin à son emploi et cesse de participer au régime de retraite avant d’avoir atteint l’âge de la retraite. C’est l’acquisition des prestations de retraite qui nous amène à voir les pensions non plus comme des droits de nature purement contractuelle, mais comme des intérêts quasi propriétaux.

[…]

[97] Pour conclure, j’estime qu’en l’espèce, les prestations de retraite sont de nature très différente des prestations d’invalidité en cause dans l’affaire Sylvester, que l’intention des parties en ce qui concerne la déductibilité est bien plus ambivalente que dans Sylvester, et que les préoccupations de principe plus générales vont dans le sens contraire de cet arrêt. Contrairement aux prestations d’invalidité en cause dans Sylvester, les prestations de retraite ne constituent pas une indemnité pour perte de revenus, elles ne sont pas réduites par le versement d’autres prestations ou par un revenu et l’employé acquiert au fil du temps le droit de toucher la valeur de rachat des prestations. Contrairement à la situation relative aux prestations d’invalidité dans Sylvester, rien n’interdit à un employé de toucher à la fois ses prestations de retraite et un revenu d’emploi, et l’obtention de ces prestations et de ce revenu n’est pas fondée sur des hypothèses opposées ou incompatibles. Les prestations de retraite ne sont pas réduites par d’autres revenus. La non-déduction des prestations de retraite permet d’offrir aux employés un traitement égal et d’inciter plus efficacement les employeurs à traiter tous leurs employés de façon équitable.

[Non souligné dans l’original.]

[52] Le syndicat a affirmé que les prestations de pension ne servaient qu’à remplacer le revenu salarial et qu’elles permettaient de compenser l’effet préjudiciable sur les plaignants découlant de la perte de leurs droits d’ancienneté. Toutefois, les décisions comme l’arrêt Waterman font autorité et justifient que le Tribunal accorde un statut important aux prestations de pension. Je souscris au statut conféré par la Cour suprême du Canada selon lequel :

  1. Les prestations de pension sont une forme de rémunération différée pour les services rendus par l’employé et constituent un type d’épargne-retraite sur lequel l’employé acquiert un droit absolu au fil du temps;

  2. Les prestations de pension appartiennent exclusivement au participant du régime, qui acquiert des droits spécifiques et exécutoires sur celles-ci;

  3. Les prestations de pension ne doivent pas être déduites du revenu d’emploi, et rien n’interdit à un employé de toucher les deux en même temps, du même employeur;

  4. Le droit ne doit pas inciter les employeurs à considérer les prestations de pension comme étant un revenu remplaçant d’autres types de revenus, puisqu’elles revêtent plusieurs des caractéristiques d’un droit de propriété.

[53] Par conséquent, étant donné que les plaignants ont le droit de toucher leur revenu de pension, je ne peux conclure que le versement des prestations permet nécessairement de compenser l’effet préjudiciable qui leur est causé par la perte de leurs droits d’ancienneté et par la privation de leurs chances d’emploi.

(ii) Chances d’emploi

[54] Le syndicat fait aussi valoir que les plaignants n’ont pas démontré, par une preuve suffisante, qu’il les avait privés de leurs chances d’emploi, puisqu’ils s’appuient uniquement sur des conjectures pour affirmer avoir subi un effet préjudiciable.

[55] Le syndicat affirme, sur le fondement des renseignements fournis aux plaignants lorsque la règle d’uniformisation a été mise en place, que ces derniers n’ont pas respecté la procédure à suivre pour obtenir du travail et n’ont pas non plus demandé de la formation supplémentaire pour augmenter leurs chances d’emploi. Selon le syndicat, les plaignants auraient accru leurs chances d’emploi s’ils avaient tiré parti de leur statut de membre pour suivre de la formation supplémentaire.

[56] Après l’établissement de la règle d’uniformisation en septembre 2017, les plaignants ont reçu des lettres, au mois d’octobre suivant, leur expliquant les répercussions de cette règle sur leurs droits en matière de répartition du travail. Les lettres indiquaient que les plaignants se [traduction] « verr[aient] attribuer du travail après les membres du syndicat et les employés occasionnels du tableau R qui se présent[ai]ent au bureau de répartition pour un quart donné ».

[57] Le syndicat y mentionnait également qu’à compter du 16 octobre 2017, les plaignants seraient traités comme tous les autres travailleurs qui touchaient une pension et se verraient attribuer du travail après les employés occasionnels du tableau R. Chaque lettre énonçait ce qui suit : [traduction] « Vous devrez vous présenter en personne au bureau de répartition et communiquer avec le coordonnateur de répartition du syndicat afin de vous rendre disponible pour travailler, et ce, avant le début du processus de répartition. Aucune tâche ne sera assignée par téléphone. »

[58] Les lettres indiquaient également aux plaignants qu’ils pouvaient communiquer avec leur dirigeant syndical s’ils souhaitaient obtenir de la formation ou des qualifications supplémentaires afin d’accroître leurs chances d’emploi.

[59] Le syndicat affirme que les plaignants n’ont pas respecté la procédure énoncée dans les lettres. Le coordonnateur de répartition du syndicat, Pino Fatiguso, a déclaré durant son témoignage qu’il ne se rappelait pas que M. Kopeck se soit présenté à lui au cours de l’automne 2017, lorsque la règle d’uniformisation a été établie, ou depuis ce moment-là. M. Fatiguso a déclaré qu’il se rappelait avoir vu M. Sidhu quelques fois au bureau de répartition et qu’il lui avait trouvé du travail à quelques reprises. Cependant, après quelques mois, M. Sidhu a également cessé de se présenter au bureau de répartition.

[60] Durant son contre-interrogatoire, M. Kopeck a déclaré qu’il ne se rappelait pas s’être présenté au bureau de répartition pour rencontrer le coordonnateur une fois la règle d’uniformisation en vigueur. Il a dit [traduction] « [qu’]il n’y avait aucun intérêt » à ce qu’il se présente au bureau de répartition étant donné la perte de ses droits d’ancienneté et le manque de travail. M. Sidhu a également témoigné à propos de la perte de ses droits d’ancienneté et du manque de travail. Il a déclaré qu’il avait bien été voir M. Fatiguso après l’entrée en vigueur de la règle d’uniformisation, mais que ce dernier lui avait donné du travail à quelques reprises seulement. Il a aussi affirmé qu’il était possible qu’il se soit présenté au bureau de répartition à certaines occasions sans avoir communiqué avec le coordonnateur.

[61] Les plaignants ont tous deux déclaré qu’ils n’avaient pas demandé à suivre des formations supplémentaires ni à obtenir d’autres qualifications. M. Sidhu a affirmé avoir suivi des formations de base afin de conserver la qualification de conducteur qu’il possédait déjà, mais qu’il n’avait pas cherché à acquérir d’autres qualifications en vue d’accroître ses chances d’emploi.

[62] Compte tenu de ces éléments de preuve, le syndicat soutient que les plaignants ne peuvent affirmer avoir subi un effet préjudiciable s’ils n’ont pas pris des mesures raisonnables pour l’éviter et si l’effet préjudiciable qu’ils disent avoir subi résulte de leur propre conduite.

[63] Le syndicat renvoie à la décision Emmett c. Agence du revenu du Canada, 2018 TCDP 23 [Emmett] pour appuyer sa position. Dans cette affaire, Mme Emmett affirmait que son employeur, l’Agence du revenu du Canada (l’« ARC »), avait fait preuve de discrimination fondée sur l’âge et le sexe en ne retenant pas, à plusieurs reprises, sa candidature pour l’octroi d’une promotion. Elle avait également affirmé que cette conduite répétée montrait l’existence de discrimination systémique à l’ARC.

[64] Le Tribunal a conclu que Mme Emmett n’avait pas démontré avoir subi un effet préjudiciable et a rejeté sa plainte. Il a jugé qu’elle s’était appuyée sur des perceptions personnelles et sur la croyance portant qu’une promotion lui était due pour montrer qu’elle avait subi un effet préjudiciable, alors qu’en fait, l’ARC avait pris plusieurs mesures pour l’aider à obtenir de l’avancement professionnel, mesures dont elle n’avait pas su tirer parti.

[65] Dans la décision Emmett, le Tribunal a déclaré qu’une « simple perception » ne suffisait pas à établir à l’existence d’une discrimination prima facie. En l’espèce, le syndicat fait également valoir que les plaignants s’appuient sur de simples perceptions pour établir l’existence d’un effet préjudiciable en plus d’avoir refusé de prendre des mesures raisonnables pour éviter cet effet.

[66] Je ne souscris pas à la position du syndicat. L’espèce se distingue de l’affaire Emmett, car les plaignants ne s’appuient pas que sur de simples perceptions pour étayer le fait qu’ils auraient subi un effet préjudiciable. La ligne de conduite du syndicat, qui a pour effet de priver les pensionnés de leurs droits d’ancienneté et de leur accorder du travail après les employés qui se trouvent au bas de l’échelle, à savoir les employés occasionnels du tableau R, restreint à première vue leurs chances d’emploi étant donné que le travail est attribué selon l’ancienneté.

[67] En outre, les témoins du syndicat ont eux-mêmes témoigné à propos de l’effet préjudiciable de la ligne de conduite sur les pensionnés. Par exemple, Antonio Pantusa a déclaré, durant son contre-interrogatoire, que la mise en œuvre de la ligne de conduite avait eu pour effet de modifier les conditions d’emploi des plaignants. Il a convenu que le changement avait eu un effet préjudiciable sur le revenu d’emploi des pensionnés en raison de la réduction des chances d’emploi, effet qui pouvait notamment être atténué par de la formation supplémentaire.

[68] Les déclarations d’autres témoins du syndicat, dont Scarlet Kelly et Mike Rondpre, ont permis d’établir que les employés occasionnels composaient pendant des années avec des attributions de travail limitées et un faible revenu en début de carrière. Naturellement, leur revenu augmentait en même temps qu’ils acquéraient de l’ancienneté et qu’ils adhéraient au syndicat, ce qui augmentait leurs chances d’emploi et leur permettait de toucher un meilleur revenu.

[69] Les témoignages de Scarlet Kelly et de Mike Rondpre concordaient avec la preuve présentée par Adam Rennison, le témoin expert en évaluation des prestations de pension. Dans son rapport, M. Rennison a fourni des prévisions de revenu pour un employé qui commençait à travailler comme débardeur et qui progressait du bas de l’échelle, en tant qu’employé occasionnel du tableau R, au statut de membre du syndicat sur une période de 15 ans. Les prévisions étaient fondées sur des données obtenues du syndicat relativement au revenu des employés et aux heures travaillées selon leur tableau de répartition. Les prévisions montraient que le revenu annuel d’un employé passait de 5 000 $ à titre d’employé occasionnel du tableau R à plus de 115 000 $ à titre de membre du syndicat.

[70] En conséquence, on peut manifestement inférer de ces prévisions que si un membre du syndicat perdait ses droits d’ancienneté et se voyait attribuer du travail après les employés occasionnels du tableau R, il subissait généralement une baisse de son revenu d’emploi. En effet, c’était l’objectif avoué de la ligne de conduite, soit d’empêcher les pensionnés d’obtenir une [traduction] « double rémunération ».

[71] L’existence d’un effet préjudiciable est également étayée par le témoignage présenté par M. Kopeck à cet égard, que j’accepte. Il a déclaré qu’à plusieurs reprises en 2018, aucun employé occasionnel n’avait obtenu de travail, car les numéros de plaque des employés n’avaient pas changé d’un jour à l’autre. Le fait de se voir attribuer du travail après les employés occasionnels, qui eux-mêmes ne s’en font pas donner, indique une privation d’emploi préjudiciable, indépendamment de la question de savoir si les plaignants se sont présentés au bureau de répartition ou s’ils ont demandé à suivre de la formation supplémentaire.

[72] Le fait que les plaignants ne se seraient pas présentés assidûment au bureau de répartition ou qu’ils n’auraient pas demandé à suivre de la formation ne permet pas de conclure à une absence d’effet préjudiciable, comme le fait valoir le syndicat. Les plaignants ne se sont pas présentés au bureau de répartition parce qu’ils avaient compris que la ligne de conduite privait les pensionnés de leurs droits d’ancienneté et limitait leurs chances d’emploi, comme il a été révélé par la preuve, ce qui donnait l’impression que leur présence était inutile. Soyons clairs, l’effet préjudiciable subi par plaignants, à savoir leurs chances d’emploi limitées, résulte de la ligne de conduite elle-même et non de leur décision de ne pas se présenter au bureau de répartition.

[73] Toute allégation selon laquelle les plaignants ne se seraient pas présentés au bureau de répartition ou n’auraient pas davantage cherché à suivre de la formation relève de la question de l’atténuation du préjudice et pourra être traitée à l’audience relative aux mesures de réparation.

[74] Étant donné le droit des plaignants à leur revenu de pension, les témoignages dont il a été question plus haut et l’objectif avoué de la ligne de conduite qui est d’empêcher la [traduction] « double rémunération », je juge que les plaignants ont démontré avoir subi un effet préjudiciable. Le fait pour un employé de perdre ses droits d’ancienneté le prive de ses chances d’emploi, et cette privation fait l’objet de l’article 10 de la LCDP.

C. Lien

[75] Selon le syndicat, même si le Tribunal concluait que les plaignants ont subi un effet préjudiciable, il n’existe aucun lien entre cet effet et une caractéristique protégée, car c’est la qualité de pensionné d’un travailleur, et non son âge, qui fait en sorte qu’il n’a plus la même priorité pour la répartition du travail.

[76] Le syndicat affirme que le versement des prestations de pension n’est pas nécessairement fondé sur l’âge. D’après lui, les travailleurs peuvent être tenus de toucher leur revenu de pension dans de nombreuses circonstances, notamment en application des dispositions de leur convention collective, conformément aux conditions de leur régime de retraite, de l’accord du travailleur ou selon des exigences indépendantes de la volonté des parties. Il affirme que la ligne de conduite demeurerait en vigueur même si la Loi de l’impôt sur le revenu ne prévoyait pas d’âge auquel une personne était tenue de toucher ses prestations de pension. Par exemple, si la Loi de l’impôt sur le revenu exigeait que les bénéficiaires commencent à toucher leurs prestations après un nombre déterminé d’années de service, la qualité de pensionné ne serait pas liée à l’âge.

[77] Le syndicat fait valoir que seules les personnes âgées de 71 ans et plus sont touchées par la règle d’uniformisation, mais que ce constat ne suffit pas à établir un lien entre l’âge et l’effet préjudiciable, puisque la ligne de conduite repose sur la qualité de pensionné d’un travailleur et non sur son âge. À titre d’exemple, le syndicat affirme que certaines personnes commencent à travailler tard dans l’industrie portuaire. Elles ne sont pas en mesure de se constituer un fonds de pension ou peuvent en avoir constitué un dans le cadre d’un autre emploi, et ne seront donc pas touchées par la ligne de conduite. De même, un travailleur qui devient cadre et qui réintègre le syndicat à l’âge de 70 ans n’aurait pas les deux années de service nécessaires pour toucher son revenu de pension.

[78] Je ne souscris pas à la position du syndicat. Il n’est pas nécessaire que tous les travailleurs soient touchés par une ligne de conduite particulière en milieu de travail pour qu’il y ait discrimination. Par exemple, dans l’arrêt Simpsons-Sears, la plaignante était touchée par la ligne de conduite de son employeur en raison de ses croyances religieuses, mais pas les autres employés. Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada a jugé que l’effet sur la plaignante était suffisant pour conclure à l’existence de discrimination découlant de la ligne de conduite de l’employeur.

[79] Le syndicat invoque également la décision Law v. Thames Valley District School Board, 2011 HRTO 953, rendue par le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario, pour fonder son affirmation selon laquelle il est possible de faire la distinction entre l’âge d’une personne et la qualité de pensionné. Cette affaire se distingue toutefois de l’espèce, car le régime de retraite en cause prévoyait un nombre de jours maximal qu’un employé occasionnel pouvait travailler sans que son revenu de pension en soit affecté. La restriction, qui visait à limiter les tâches que pouvaient accepter les enseignants retraités afin de ne pas nuire aux enseignants nouvellement formés qui voulaient intégrer la profession, était prévue par contrat. Il n’existe aucune restriction contractuelle de la sorte en l’espèce.

[80] Dans la présente affaire, les plaignants affirment que la modification des règles de l’intimé relatives à la répartition du travail a entraîné un effet discriminatoire au sens des articles 9 et 10 de la LCDP. Les témoins du syndicat ont déclaré que ce dernier avait modifié les règles afin de compenser l’effet préjudiciable d’un événement lié à l’âge (soit l’abolition de la retraite obligatoire à l’âge de 65 ans) sur l’avancement professionnel, les chances d’emploi et le revenu des membres du syndicat.

[81] Je fais remarquer que presque tous les aspects des plaintes portent sur la façon dont le syndicat a traité les plaignants en fonction de leur âge, du moment où ils pouvaient toucher leur revenu de pension jusqu’au moment où, après leur 71e anniversaire, ils étaient tenus de le toucher s’ils n’avaient pas déjà choisi d’être pensionnés.

[82] La règle de répartition et la règle d’uniformisation ont toutes deux été établies en fonction de l’âge des membres du syndicat, qui soit pouvaient toucher leur revenu de pension par choix, soit étaient tenus d’être pensionnés après avoir atteint l’âge de 71 ans. Par conséquent, même si l’âge n’était pas le seul facteur ayant joué un rôle dans la décision du syndicat d’adopter cette ligne de conduite et dans la manifestation de l’effet préjudiciable sur les pensionnés, il s’agissait certainement d’un facteur ayant orienté sa décision. C’est tout ce que les plaignants doivent démontrer : Stewart, au par. 46.

[83] Le lien entre l’âge et l’effet préjudiciable a également été démontré par les déclarations des témoins du syndicat. Par exemple, Antonio Pantusa et Mike Rondpre ont tous deux déclaré, en contre-interrogatoire, que l’abolition de la retraite obligatoire à l’âge de 65 ans avait amené le syndicat à mettre en place la règle de répartition et que, n’eût été l’abolition, le syndicat n’aurait pas eu besoin d’établir cette règle.

[84] Durant son contre-interrogatoire, M. Rondpre a déclaré ce qui suit à propos de l’objectif de la règle de répartition : [traduction] « Elle vise à permettre [aux pensionnés] de continuer à travailler s’ils le souhaitent […] mais, dans ce cas, c’est [la règle de répartition] qui a été votée par les membres [qui s’applique], elle reflète leur volonté. C’est ce qu’ils voulaient. Il y a des occasionnels et d’autres personnes qui essaient de devenir membres, et c’est une façon d’équilibrer les choses… Collectivement, les membres ont proposé ces règles et le syndicat les a mises en place. »

[85] M. Rondpre a également déclaré : [traduction] « […] dans notre milieu, nous avons toujours eu pour règle que si tu reçois une paye, tu ne vas pas travailler avant les autres. Et c’est ce que [la règle de répartition] venait essentiellement clarifier, à savoir que les personnes qui touchaient un revenu de pension […] n’auraient pas de travail avant d’autres qui n’en touchaient pas ».

[86] Lorsqu’il a été demandé à M. Rennison, en contre-interrogatoire, si la règle de répartition réduisait les chances d’emploi des travailleurs âgés et augmentait celles des jeunes travailleurs, celui-ci a déclaré que [traduction] « […] ne pas donner aux pensionnés la possibilité d’obtenir des quarts de travail, les mettre en dernier […] dans la répartition des quarts, entraîne certainement un déplacement des heures de travail – appelons ça les heures et les quarts, qui permettent au bout du compte de constituer un revenu de pension – vers les membres plus jeunes ».

[87] Toujours en contre-interrogatoire, à la question de savoir si les pensionnés âgés avaient moins de quarts de travail parce que le syndicat [traduction] « rédui[sai]t les chances d’emploi des travailleurs âgés pour les donner aux jeunes travailleurs », M. Rennison a répondu par l’affirmative.

[88] Les témoignages fournis par les témoins du syndicat démontrent que la ligne de conduite de ce dernier visait à réduire le travail et le revenu d’emploi des travailleurs âgés touchant un revenu de pension et à augmenter les chances et le revenu d’emploi des jeunes travailleurs. La ligne de conduite a été établie en réponse à un événement lié à l’âge (c’est-à-dire l’abolition de la retraite obligatoire), ce qui indique que l’âge était un facteur ayant joué un rôle dans la décision du syndicat d’adopter cette ligne de conduite et dans la manifestation de l’effet préjudiciable sur les pensionnés.

[89] Par conséquent, je conclus que les plaignants ont démontré l’existence d’un lien entre leur âge et l’effet préjudiciable qu’ils ont subi.

[90] Les plaignants ont réussi à prouver que la ligne de conduite du syndicat prive ou tend à priver les pensionnés de leurs chances d’emploi en raison de leur âge. Ils ont établi l’existence des éléments constitutifs d’une preuve prima facie de discrimination au sens des articles 9 et 10 de la LCDP. La ligne de conduite du syndicat a eu pour effet de priver les travailleurs pensionnés et syndiqués des chances d’emploi auxquelles ils avaient droit du fait de leur ancienneté. La ligne de conduite a eu un effet disproportionné sur les travailleurs âgés.

[91] Comme les plaignants ont prouvé l’existence des éléments constitutifs d’une preuve prima facie de discrimination, il incombe alors au syndicat de justifier sa conduite.

VI. JUSTIFICATION DU SYNDICAT

A. Le syndicat a adopté la ligne de conduite dans un but rationnellement lié à son effet et de bonne foi

[92] Comme je le mentionne plus haut, afin de justifier sa conduite, le syndicat doit prouver i) qu’il a adopté la norme dans un but ou objectif rationnellement lié aux fonctions exercées; ii) qu’il a adopté la norme de bonne foi, en croyant qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but ou cet objectif; et iii) que la norme est raisonnablement nécessaire à la réalisation de son but ou objectif, en ce sens qu’il ne peut pas composer avec les personnes qui ont les mêmes caractéristiques que le plaignant sans que cela lui impose une contrainte excessive.

[93] Je suis convaincu que le syndicat a satisfait au premier élément du critère. L’objectif de la ligne de conduite était d’améliorer les chances d’emploi et le revenu des jeunes travailleurs qui ne touchaient pas un revenu de pension. Parce qu’elle retirait aux pensionnés leurs droits d’ancienneté et les faisait passer après les employés occasionnels du tableau R pour la répartition du travail, la ligne de conduite limitait les chances et les revenus d’emploi des pensionnés ainsi que la possibilité d’obtenir une [traduction] « double rémunération ». La ligne de conduite permettait ainsi d’accroître les chances et les revenus d’emploi des jeunes travailleurs. L’objectif de la ligne de conduite était donc rationnellement lié à son effet.

[94] En ce qui concerne le deuxième élément du critère, je suis convaincu que le syndicat a adopté la ligne de conduite de bonne foi. J’accepte la preuve présentée par le syndicat selon laquelle ses membres étaient préoccupés parce que, selon leur perception, ceux qui continuaient de travailler après 65 ans empêchaient d’autres travailleurs de devenir membres du syndicat, ce qui limitait les chances et les revenus d’emploi de ces derniers. Pour cette raison, les membres ont collectivement voté, de bonne foi, pour que soit adoptée la règle de répartition, qu’ils avaient jugée équitable et dans l’intérêt de la majorité des membres du syndicat.

B. La ligne de conduite n’est pas raisonnablement nécessaire

[95] Toutefois, en ce qui a trait au troisième élément du critère, le syndicat n’a pas prouvé que la ligne de conduite était raisonnablement nécessaire pour atteindre l’objectif voulu par son adoption.

[96] Le syndicat fait valoir que la ligne de conduite n’est pas discriminatoire parce qu’une explication raisonnable justifie son adoption, eu égard à l’ensemble des facteurs pertinents. Le syndicat renvoie à la décision Bélanger c. Service Correctionnel du Canada et Syndicat des agents correctionnels du Canada, 2010 TCDP 30, dans laquelle le Tribunal a déclaré que « les intimés pourr[aie]nt fournir des explications “raisonnables” ou “satisfaisantes” quant à la pratique par ailleurs discriminatoire » (au paragraphe 88).

[97] Cependant, toute explication « raisonnable » ou « satisfaisante » doit néanmoins s’inscrire dans le régime d’exceptions prévu par les lois sur les droits de la personne : Moore, au paragraphe 33.

[98] En l’espèce, les témoins du syndicat ont expliqué que la ligne de conduite avait été établie parce que les membres estimaient qu’il était inéquitable que les pensionnés touchent une [traduction] « double rémunération » en raison de leurs pleins droits d’ancienneté et de leur revenu de pension, et qu’ils limitent ainsi les chances et les revenus d’emploi des jeunes travailleurs de même que leurs années de service ouvrant droit à pension. Même si la [traduction] « double rémunération » a pu susciter du mécontentement chez les membres du syndicat, cette raison ne permet pas de justifier, à elle seule, une ligne de conduite discriminatoire selon la législation sur les droits de la personne. Le syndicat devait démontrer l’existence d’une contrainte excessive, ce qu’il n’a pas fait.

[99] D’après la preuve présentée au Tribunal, seuls trois membres du syndicat, sur les 2 500 travailleurs assujettis à la convention collective, touchent un revenu de pension tout en continuant de travailler. Cette statistique permet d’atténuer toute contrainte excessive en matière de coûts causée aux travailleurs assujettis à la convention collective en raison des pensionnés qui conservent leurs droits d’ancienneté.

[100] De plus, la preuve d’expert de M. Rennison ne démontre pas l’existence d’une contrainte excessive. Dans son rapport, il a analysé la situation d’un employé fictif qui commençait à travailler comme débardeur en 2012 et qui progressait du bas de l’échelle, en tant qu’employé occasionnel du tableau R, à membre du syndicat sur une période de 15 ans. Il a présenté deux situations possibles pour cet employé (dans une situation, la règle de répartition était en vigueur et dans l’autre, elle ne l’était pas) et a comparé les prévisions de revenu, calculées selon une progression hypothétique des heures de travail et du salaire de l’employé.

[101] L’analyse des deux situations indique que l’employé fictif pourrait certes toucher un revenu inférieur si la règle de répartition n’est pas en vigueur, mais le syndicat n’explique pas de manière satisfaisante pourquoi cette différence de revenu constitue une contrainte excessive justifiant de priver les pensionnés de leurs droits d’ancienneté.

[102] M. Rennison a également déclaré que les employés qui commençaient à travailler au port à un âge avancé percevraient la règle de répartition comme ayant un effet général plus favorable. Il a notamment constaté que l’effet le plus important se ferait sentir sur une personne qui commençait à travailler au port à environ 52 ans. D’après M. Rennison, un tel employé qui ne bénéficie pas de la règle de répartition disposerait de moins de temps pour rattraper son retard en matière de rémunération et de constitution d’un fonds de pension qu’un employé dans une situation comparable qui bénéficiait de la règle de répartition.

[103] M. Rennison a présenté des éléments de preuve concernant les possibles effets de la règle de répartition sur les employés qui commençaient à travailler au port à un âge avancé, mais le syndicat n’a pas démontré si, et dans quelle mesure, des employés âgés étaient effectivement dans cette situation, et n’a pas non plus démontré l’effet de la ligne de conduite sur leur avancement professionnel, le cas échéant.

[104] L’établissement de la règle d’uniformisation et de la règle de répartition découle de la volonté de la majorité des membres du syndicat, qui a cherché à éviter ou à réduire les répercussions défavorables de l’abolition de la retraite obligatoire par le gouvernement, et ce, au détriment des travailleurs âgés. Toutefois, l’existence de possibles répercussions défavorables sur la majorité des membres du syndicat ne peut justifier, à elle seule, la création d’un effet préjudiciable sur les travailleurs qui se prévalent du droit que leur confère la loi de continuer à travailler au-delà de la date à laquelle le syndicat s’attend à ce qu’ils partent à la retraite.

[105] Le syndicat fait valoir que la règle de répartition et la règle d’uniformisation sont des mesures d’adaptation. Il affirme que, si la ligne de conduite ne correspond pas à une solution parfaite du point de vue des pensionnés comme les plaignants, elle est une mesure raisonnable et équilibrée qui, au bout du compte, découle des orientations stratégiques du gouvernement en matière de versement des prestations de pension. Selon le syndicat, une autre solution consistait à exiger des employés qu’ils cessent de travailler dès qu’ils touchaient leur revenu de pension, mais cette règle, qui a été envisagée, a finalement été rejetée par les membres sur le fondement d’un avis juridique.

[106] Je ne souscris pas à la position du syndicat. Ni la règle de répartition ni la règle d’uniformisation ne peuvent être considérées comme des mesures d’adaptation dans le contexte de la jurisprudence en matière de droits de la personne. L’abolition de la retraite obligatoire visait à éliminer la discrimination fondée sur l’âge. Les plaignants font simplement valoir leur droit de continuer à travailler tout en conservant leurs droits d’ancienneté et en étant tenus, selon la Loi de l’impôt sur le revenu, de recevoir les prestations de pension auxquelles ils ont droit.

[107] La preuve présentée par le syndicat ne permettait pas de démontrer qu’il avait envisagé d’autres options ou mesures dans la poursuite des mêmes objectifs collectifs tout en atténuant l’effet préjudiciable sur les plaignants.

[108] Le syndicat exhorte le Tribunal à avoir recours à une approche contextuelle large en matière de revenu de pension, comme il l’a fait lorsqu’il a rejeté la plainte dans l’affaire Bentley c. Air Canada et Association des pilotes d’Air Canada, 2019 TCDP 37 [Bentley]. Dans cette affaire, la convention collective d’Air Canada permettait la cessation des prestations d’invalidité de longue durée d’un pilote lorsque celui-ci devenait admissible à une pleine pension. M. Bentley, qui était pilote, avait déposé une plainte au motif que la cessation de ses prestations d’invalidité de longue durée au moment où il devenait admissible à sa pension constituait de la discrimination fondée sur l’âge.

[109] L’affaire Bentley se distingue toutefois de l’espèce. Les régimes d’assurance-revenu en cas d’invalidité, comme les régimes d’assurance, font depuis longtemps l’objet d’exceptions permettant la distinction fondée sur l’âge en raison de l’existence de données actuarielles déterminantes qui justifient le fait d’établir différentes dispositions selon cette caractéristique. Les prestations d’invalidité versées augmentent avec l’âge du participant au régime et deviennent indûment coûteuses à un certain point, ce qui justifie un traitement différent. En revanche, le syndicat n’a pas fourni de données actuarielles ou d’autres éléments de preuve permettant d’établir l’existence d’une contrainte excessive en l’espèce.

[110] Le syndicat fait également valoir que le Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2 (le « Code »), l’oblige à répartir le travail de façon juste entre les débardeurs. Il affirme que son rôle est d’établir des règles assurant une juste répartition des tâches au port entre ses membres et les employés occasionnels. La règle de répartition et la règle d’uniformisation sont deux des nombreuses règles que le syndicat a mises en place en vue d’assurer la juste répartition du travail. Selon le syndicat, une règle visant à favoriser la juste répartition du travail exigée par le Code est une règle justifiable que le Tribunal doit respecter.

[111] Toutefois, la justification du syndicat selon laquelle il aurait adopté sa ligne de conduite afin de se conformer aux exigences prévues par le Code ne tient pas compte des termes « de façon […] non discriminatoire » énoncés au paragraphe 69(2). L’obligation de répartir le travail de façon juste comprend une obligation de ne pas faire preuve de discrimination fondée sur l’âge ou sur un autre motif de distinction illicite énoncé dans la LCDP, que le syndicat n’a pas respectée.

[112] En voulant respecter l’obligation de répartir de façon juste le travail et le revenu qui y est associé, le syndicat n’a pas tenu compte du fait qu’il n’avait pas le pouvoir de régir le versement des revenus de pension. Les prestations de pension sont régies par les conditions du régime de pension, dont le fonds est géré en fiducie conformément aux dispositions de la Loi de 1985 sur les normes de prestation de pension, L.R.C. (1985), ch. 32 (2e suppl.). L’obligation du syndicat de répartir le travail et les revenus de façon juste ne concerne aucunement les revenus de pension. Le revenu de pension n’est pas un revenu d’emploi et ne peut généralement pas faire l’objet d’une modification une fois qu’il a été acquis.

[113] Par conséquent, la ligne de conduite n’étant pas raisonnablement nécessaire pour l’atteinte de l’objectif, le syndicat n’a pas démontré qu’une exigence professionnelle justifiait les actes discriminatoires. Le syndicat n’a pas établi que le fait de permettre aux pensionnés de conserver leurs droits d’ancienneté lui imposerait une contrainte excessive en matière de coûts, de santé ou de sécurité.

[114] Les plaintes sont fondées. Le syndicat a commis des actes discriminatoires au sens des articles 9 et 10 de la LCDP lorsqu’il a adopté la règle de répartition et la règle d’uniformisation.

Signée par

Paul Singh

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 6 février 2025

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Numéros des dossiers du Tribunal : T2733/10921 et T2734/11021

Intitulé de la cause : Kewal Sidhu et Robert Kopeck c. International Longshore and Warehouse Union, section locale 500

Dates de l’audience : Les 24, 25, 26, 27 et 28 juin 2014

Date de présentation des observations finales écrites : Le 9 septembre 2024

Date de la décision du Tribunal : Le 6 février 2025

Comparutions :

Raymond D. Hall , pour les plaignants

Craig D. Bavis et Caitlin Megg , pour l’intimé

 

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