Tribunal canadien des droits de la personne
Informations sur la décision
Le Tribunal a décidé que les intérêts en plus des indemnités pour préjudice moral et conduite délibérée ou inconsidérée pouvaient dépasser la limite de 20 000 $ (le « plafond ») prévue par la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « Loi »).
Cette limite s’applique à deux types d’indemnité : l’une pour préjudice moral et l’autre pour conduite délibérée ou inconsidérée. Un article distinct de la Loi autorise le Tribunal à accorder des intérêts. La question était donc de savoir si les intérêts devaient être inclus dans le plafond ou s’ils pouvaient le dépasser.
Tesha Peters (la « plaignante ») et la Commission canadienne des droits de la personne ont soutenu que les intérêts ne devaient pas être inclus dans le montant du plafond. Selon eux, les intérêts ne visent pas à indemniser la discrimination, mais plutôt à compenser le retard du versement de l’indemnité. Ils ont également mentionné que le Parlement avait ajouté la disposition relative aux intérêts plus tard, en 1998, et l’avait placée dans un autre article de la Loi.
United Parcel Service du Canada Ltée (l’« intimée ») n’était pas d’accord et a soutenu que les intérêts devaient être inclus dans le plafond de 20 000 $. Elle s’est appuyée sur certaines décisions rendues par le Tribunal dans le passé.
Enfin, le Tribunal a donné raison à la plaignante. Il a conclu que les intérêts étaient une réparation distincte et ne devaient donc pas être pris en compte dans le plafond de 20 000 $. Par conséquent, il peut accorder des intérêts pour préjudice moral et pour conduite délibérée ou inconsidérée qui dépassent ce plafond.
Contenu de la décision
Tribunal canadien |
|
Canadian Human |
Référence :
Date : Le
Numéro du dossier :
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Entre :
la plaignante
- et -
Commission canadienne des droits de la personne
la Commission
- et -
les intimés
Décision sur requête concernant l’application du plafond prévu par la Loi aux intérêts
Membre :
Table des matières
I. Aperçu de l’octroi d’intérêts et du plafond légal dans la LCDP
A. Modifications apportées à la LCDP en 1998
B. La position de la Commission
A. Approche en vue de déterminer l’intention du législateur
B. Remarques au sujet de la terminologie
C. Le traitement des intérêts accordés par le Tribunal avant les modifications
(i) Jurisprudence : l’origine de l’application du plafond légal aux intérêts
(ii) Décisions ayant adopté une approche différente en matière d’interprétation
(iii) Faut-il continuer d’appliquer la décision Hebert et les arrêts Morgan et Rosin?
D. Divergence postérieure aux modifications de 1998
E. La divergence dans la jurisprudence postérieure aux modifications a-t-elle été résolue?
F. L’arrêt Mowat de la Cour suprême du Canada
G. Est-il raisonnable d’appliquer le plafond légal aux intérêts accordés après les modifications?
H. Analyse des modifications législatives
I. Aperçu de l’octroi d’intérêts et du plafond légal dans la LCDP
[1] La jurisprudence du Tribunal diverge sur la question de savoir si les intérêts accordés à un plaignant ayant obtenu gain de cause sont assujettis au plafond de 20 000 $ prévu à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) (les « plafonds légaux ») de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « LCDP » ou la « Loi »). Cette divergence dans la jurisprudence du Tribunal existe depuis un certain temps sans qu’elle ne soit remise en cause par une partie et elle doit être résolue.
[2] Tesha Peters, la plaignante, a demandé au Tribunal de déterminer comment les plafonds légaux devraient être interprétés et appliqués aux fins de l’octroi de dommages-intérêts. Mme Peters a également demandé l’octroi d’intérêts sur toutes les sommes qui lui ont été accordées. Le Tribunal peut ordonner l’octroi d’intérêts en vertu du paragraphe 53(4) de la LCDP. Toutefois, dans ses observations, Mme Peters n’a pas soulevé la question de savoir si l’octroi d’intérêts devrait être assujetti aux plafonds légaux ni formulé des observations sur cette question. Les parties à la plainte en l’espèce ignoraient apparemment que la jurisprudence du Tribunal concernant les intérêts comportait deux approches différentes quant à la manière dont les intérêts devraient s’appliquer à certains dommages-intérêts. Le Tribunal a porté cette question à l’attention des parties et les a invitées à présenter leurs observations afin que toutes les questions relatives aux plafonds légaux soient tranchées en même temps.
[3] Pour les motifs qui suivent, je suis arrivée à la conclusion que les intérêts accordés au titre du paragraphe 53(4) de la LCDP ne sont pas assujettis aux plafonds prévus à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP. Les plafonds légaux ne s’appliquent qu’aux dommages-intérêts qui peuvent être accordés à un plaignant au titre de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP. Ces dommages-intérêts peuvent être accordés pour un préjudice moral (les « dommages-intérêts généraux ») au titre de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP ou pour un acte délibéré ou inconsidéré commis par les intimés (les « dommages-intérêts spéciaux ») au titre du paragraphe 53(3) de la LCDP. Le Tribunal n’est pas tenu de considérer que les intérêts font partie de l’indemnité incluse dans le calcul des dommages-intérêts. L’octroi d’intérêts constitue une réparation discrétionnaire distincte que le Tribunal peut ordonner. Des intérêts peuvent s’appliquer à toutes les indemnités que le Tribunal est autorisé à accorder au titre de l’article 53 de la LCDP, qu’il s’agisse de dommages-intérêts assujettis aux plafonds prévus par la LCDP ou de dommages-intérêts non assujettis à ces plafonds, tels que les dommages-intérêts pour le manque à gagner.
II. Contexte
A. Modifications apportées à la LCDP en 1998
[4] La LCDP a toujours plafonné ce que l’on peut appeler des [traduction] « dommages-intérêts pour la victime de discrimination »
. La LCDP a été modifiée en juin 1998. Avant les modifications de 1998, le plafond légal limitait le pouvoir du Tribunal d’ordonner le paiement d’une « indemnité » à la victime d’un acte discriminatoire. Le plafond légal était fixé à 5 000 $. Le pouvoir d’accorder une indemnité était conféré par l’ancien paragraphe 53(3) de la LCDP, dont voici le libellé :
53(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le tribunal peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de cinq mille dollars, s’il en vient à la conclusion, selon le cas :
a) que l’acte a été délibéré ou inconsidéré;
b) que la victime en a souffert un préjudice moral.
[Non souligné dans l’original.]
[5] L’ancien paragraphe 53(3) conférait au Tribunal le pouvoir d’« ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une
indemnité maximale de cinq mille dollars »
, en cas de préjudice moral ou d’un acte délibéré ou inconsidéré [italiques ajoutés.] La LCDP ne donnait pas de définition du terme « indemnité »
et restait muette quant aux intérêts.
[6] En 1998, la LCDP a été modifiée afin de hausser le plafond légal à 20 000 $. Les modifications comprenaient des changements au libellé de l’article 53. Le nouvel alinéa 53(2)e) de la LCDP permet au Tribunal d’ordonner à l’intimé « d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un
préjudice moral »
[italiques ajoutés.] Le paragraphe 53(3) est passé d’une disposition autorisant une indemnité pour préjudice moral et pour un acte délibéré ou inconsidéré à une disposition ne concernant qu’un acte délibéré ou inconsidéré, laquelle permet au Tribunal d’accorder une indemnité jusqu’à concurrence de 20 000 $ à titre de dommages-intérêts spéciaux si un intimé a commis un tel acte. Par suite de leur modification en 1998, les paragraphes 53(2) et 53(3) sont ainsi libellés :
53(2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut […] ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :
a) de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables […]
b) d’accorder à la victime […] les droits, chances ou avantages dont l’acte l’a privée;
c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte;
[…]
e) d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral.
53(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le membre instructeur peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré.
[7] Parallèlement, la LCDP a été modifiée par l’adjonction du paragraphe 53(4), qui autorise le Tribunal à accorder des intérêts et qui est ainsi libellé :
B. La plainte en l’espèce
[8] Le Tribunal a conclu que la plainte de discrimination formulée par Mme Peters était fondée, dans la décision Peters c. United Parcel Service Canada Ltd. et Gordon, 2022 TCDP 25 (la « décision en matière de responsabilité »). Le Tribunal s’est réservé la compétence de trancher les questions en matière de redressement soulevées par les parties. Mme Peters demande au Tribunal de lui accorder diverses réparations, notamment des indemnités à titre de dommages-intérêts généraux et de dommages-intérêts spéciaux, des indemnités au titre du manque à gagner et des dépenses, ainsi que des intérêts sur toutes ces indemnités. La Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») sollicite un certain nombre de mesures de redressement d’intérêt public.
[9] Les questions à trancher en matière de redressement englobaient une requête de Mme Peters concernant l’interprétation et l’application à sa plainte des plafonds légaux de 20 000 $ pour les dommages-intérêts généraux et spéciaux prévus à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP. Dans la décision Peters c. United Parcel Service du Canada Ltée et Gordon, 2024 TCDP 140 (la « décision sur requête concernant le plafond prévu par la Loi »), j’ai conclu que les montants d’indemnité que Mme Peters peut se voir accorder à titre de dommages-intérêts généraux et spéciaux sont assujettis à un plafond légal de 20 000 $ qui s’applique à chaque acte discriminatoire prouvé qui est défini aux articles 5 à 14.1 de la LCDP.
[10] La divergence d’opinion non résolue dans la jurisprudence du Tribunal invoquée dans la présente décision sur requête concerne la question de savoir si l’octroi d’intérêts est assujetti aux plafonds légaux de 20 000 $ en ce qui concerne les dommages-intérêts généraux pour préjudice moral au titre de l’alinéa 53(2)e) et les dommages-intérêts spéciaux pour un acte délibéré ou inconsidéré au titre du paragraphe 53(3) de la LCDP. Le Tribunal a statué que les intérêts doivent être inclus dans le calcul des dommages-intérêts accordés à titre de dommages-intérêts généraux en application de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP. Toutefois, dans d’autres affaires, le Tribunal a ordonné le paiement distinct d’intérêts sur les dommages-intérêts généraux et spéciaux, sans appliquer les plafonds légaux et sans tenir compte de la question de savoir si les plafonds légaux devraient s’appliquer. Aucune des parties ayant comparu devant lui n’a demandé au Tribunal de résoudre cette divergence d’opinion qui se retrouve dans sa jurisprudence et il ne l’a pas fait non plus de sa propre initiative.
[11] À mon avis, cette question doit être réglée. J’ai remis aux parties une liste non exhaustive de décisions du Tribunal pour leur permettre de constater que les intérêts sont parfois assujettis aux plafonds légaux et d’autres fois non. J’ai invité les parties à présenter des observations écrites supplémentaires aux fins de la présente décision sur requête. Je remercie les avocats pour leurs observations bien rédigées et leurs renvois détaillés à la jurisprudence.
[12] J’insiste sur le fait que les motifs de la décision sur requête concernant le plafond prévu par la loi font partie des motifs sous-tendant la présente décision sur requête. La présente décision sur requête fait suite à la décision sur requête concernant le plafond légal. Les présents motifs sont tronqués afin d’éviter la répétition de renseignements pertinents et, dans un souci d’efficacité, s’appuient plutôt sur ce qui a déjà été décidé ou déclaré. La décision en matière de responsabilité fait également partie des présents motifs, car elle fournit un contexte pertinent.
III. La question en litige
[13] Je suis saisie de la question générale suivante : L’octroi d’intérêts ordonné en application du paragraphe 53(4) de la LCDP à la suite de l’octroi de dommages-intérêts généraux au titre de l’alinéa 53(2)e) ou de dommages-intérêts spéciaux au titre du paragraphe 53(3) de la LCDP est-il assujetti aux plafonds légaux de 20 000 $ prévus à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP? Rien ne laisse entendre que d’autres indemnités pécuniaires pouvant être ordonnées aux termes de l’article 53 de la LCDP soulèvent la question de savoir si les intérêts sont assujettis au plafond légal.
IV. Positions des parties
A. La position de Mme Peters
[14] Mme Peters est d’avis que les intérêts accordés sur les dommages-intérêts généraux ou spéciaux ne sont pas limités par l’application du plafond légal de 20 000 $ prévu à l’alinéa 53(2)e) ou au paragraphe 53(3) de la LCDP. Elle affirme qu’un plaignant a droit à des intérêts sur l’indemnité ordonnée au titre du paragraphe 53(4) de la LCDP et de l’article 46 des Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137 (les « Règles »). Mme Peters fait valoir que ni le paragraphe 53(4) de la LCDP ni l’article 46 des Règles n’imposent de limite légale aux intérêts en raison des plafonds légaux prévus par la LCDP.
[15] Mme Peters reconnaît qu’il n’y a pas d’uniformité dans les décisions du Tribunal sur la question de savoir si les intérêts sur les dommages-intérêts généraux et spéciaux sont assujettis au plafond légal. Elle renvoie à la décision Alizadeh-Ebadi c. Manitoba Telecom Services Inc., 2017 TCDP 36 [Alizadeh-Ebadi], au paragraphe 227, par laquelle le Tribunal a accordé 20 000 $ au titre de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP et 20 000 $ au titre du paragraphe 53(3), « avec les intérêts calculés du 1er janvier 2002 au 30 juin 2015 »
. Elle la compare aux décisions Philps c. Ritchie-Smith Feeds Inc., 2021 TCDP 9 [Philps], au paragraphe 86, et Luckman c. Bell Canada, 2022 TCDP 18 [Luckman], au paragraphe 115, dans lesquelles le Tribunal a statué que le calcul des intérêts sur une indemnité accordée au titre de l’alinéa 53(2)e) ou du paragraphe 53(3) de la LCDP « ne pourra en aucun cas donner lieu à une indemnité totale supérieure au montant maximal qui y est prescrit »
.
[16] Mme Peters a présenté des observations sur l’évolution législative du paragraphe 53(4) de la LCDP. Elle souligne que l’idée ou la prémisse selon laquelle les intérêts devraient être assujettis aux plafonds légaux prévus à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP a fait l’objet de décisions du Tribunal concernant des plaintes antérieures aux modifications apportées à la LCDP en juin 1998. À cette époque, le plafond légal était fixé à 5 000 $ et la LCDP ne comportait pas de disposition autorisant l’octroi d’intérêts à l’instar du paragraphe 53(4). Comme je l’ai expliqué plus haut, le pouvoir exprès du Tribunal d’accorder des intérêts ne figurait pas dans la LCDP avant les modifications de 1998. Mme Peters fait valoir que, dans les affaires antérieures aux modifications de 1998, les cours autorisaient le Tribunal à ordonner le versement d’intérêts sur les dommages-intérêts accordés à un plaignant dans le cadre de l’« indemnité »
que le Tribunal était habilité à ordonner.
[17] Mme Peters affirme que cet éventail de décisions antérieures, qui ont continué à être suivies dans des affaires récentes comme Philps et Luckman, ne s’appliquent pas au paragraphe 53(4) de la LCDP ni aux plaintes postérieures à 1998 ou à celles dont le Tribunal est actuellement saisi. Mme Peters soutient que, dans les affaires postérieures à 1998, le Tribunal s’est parfois appuyé sur des décisions désuètes qui avaient été rendues avant les modifications apportées à la LCDP en 1998. Il s’agit de son principal argument pour faire valoir que ces affaires ne constituent plus des précédents valables. Elle allègue qu’en appliquant ces décisions antérieures à 1998, le Tribunal a mal interprété le contenu et l’objet du paragraphe 53(4) de la LCDP. Elle soutient qu’il y a lieu d’établir une distinction avec les décisions rendues par le Tribunal depuis 1998 qui accordent des intérêts assujettis au plafond légal et que celles-ci devraient donc être écartées.
[18] Mme Peters a relevé une jurisprudence qui, selon elle, est désuète : Warman c. Winnicki, 2006 TCDP 20 [Warman], au paragraphe 187; Hebert c. Forces armées canadiennes, 1993 CanLII 352 (TCDP) [Hebert TCDP]; Canada (Procureur général) c. Hebert, [1996] ACF no 1457 [Hebert CF]; Canada (Procureur général) c. Morgan (C.A.), 1991 CanLII 13184 (CAF), [1992] 2 CF 401 [Morgan]; Chopra c. Canada (Procureur général), 2006 CF 9 [Chopra CF], aux paragraphes 85 et 86; Chopra c. Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social, 2004 TCDP 27 [Chopra TCDP], aux paragraphes 54 et 61; et Chopra c. Canada (Procureur général), [2008] 2 RCF 393, au paragraphe 53 [Chopra CF no 2]. Mme Peters soutient que cette jurisprudence, comme la décision Hebert CF rendue par la Cour fédérale en 1996, n’est pas pertinente en ce qui concerne le régime législatif de la LCDP après 1998 et le nouveau pouvoir indépendant d’accorder des intérêts que le paragraphe 53(4) confère au Tribunal. Elle invoque, comme autre exemple, la décision Chopra CF, qui a été rendue en 2006 mais qui concerne une plainte déposée avant la modification de la LCDP en juin 1998.
[19] Mme Peters soutient que le Tribunal doit interpréter le paragraphe 53(4) de la LCDP et l’ensemble de la LCDP conformément aux principes établis par la Cour suprême du Canada en matière d’interprétation de la législation sur les droits de la personne. Mme Peters invoque plusieurs arrêts de la Cour suprême du Canada qui énoncent ces principes : CN c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 RCS 1114 [CN], à la page 1134, et Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53 [Mowat CSC], au paragraphe 33. Mme Peters cite en exemple la décision N.A. c. 1416992 Ontario Ltd. et L.C., 2018 TCDP 33 [N.A.], au paragraphe 331, dans laquelle le Tribunal a reconnu que les principes d’interprétation législative établis par la Cour suprême du Canada s’appliquent à la législation sur les droits de la personne.
[20] À cet égard, Mme Peters soutient que la décision N.A. exige que le Tribunal vérifie l’intention qu’avait le législateur lorsqu’il a ajouté un pouvoir distinct d’accorder des intérêts au paragraphe 53(4) de la LCDP. Mme Peters affirme que le paragraphe 53(4) de la LCDP doit être interprété comme une disposition indépendante autorisant l’octroi d’intérêts. Le paragraphe 53(4) ne reprend pas les expressions « jusqu’à concurrence de 20 000 $ »
ou « une indemnité maximale de 20 000 $ »
qui créent respectivement les plafonds légaux de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3). Selon Mme Peters, aucune disposition de la LCDP n’a pour effet de limiter l’octroi d’intérêts en raison de plafonds légaux. Elle affirme qu’il est raisonnable d’en déduire qu’il s’agit d’une omission intentionnelle de la part du législateur.
[21] Selon Mme Peters, avant 1998, lorsqu’il était question de l’octroi d’intérêts, le Tribunal estimait que le pouvoir à cet égard était englobé implicitement dans son pouvoir d’accorder des dommages-intérêts généraux et spéciaux lorsqu’il jugeait que ceux-ci étaient assujettis aux limites des plafonds légaux. Mme Peters soutient que le législateur a dû avoir l’intention d’apporter une modification visant à soustraire des plafonds légaux les montants se rattachant aux intérêts.
[22] Mme Peters allègue que le pouvoir d’accorder des intérêts sans limites légales est conforme aux arrêts de la Cour suprême du Canada CN et Mowat CSC, qui soulignent que la LCDP doit s’interpréter de façon juste, large et libérale. Par ailleurs, elle soutient qu’une limite légale à l’octroi d’intérêts minimiserait les droits consacrés par la LCDP et n’est pas étayée par son libellé.
[23] Mme Peters soutient en outre que le paragraphe 53(4) doit être interprété de façon à inclure tous les plaignants ayant obtenu gain de cause devant le Tribunal, ce qui sert l’intérêt de la justice et répond à une exigence découlant des directives données par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au paragraphe 129. Par [traduction] « y compris tous les plaignants qui ont obtenu gain de cause »
, Mme Peters veut dire que le paragraphe 53(4) doit être interprété comme s’appliquant également aux plaignants qui reçoivent le plein montant de 20 000 $ en dommages-intérêts, correspondant au plafond légal prévu à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3). Ces plaignants ont subi la discrimination la plus flagrante. Mme Peters affirme qu’il serait profondément injuste et contraire à la LCDP que les plaignants qui ont subi les pires actes de discrimination et de harcèlement perdent effectivement leur droit à l’obtention d’intérêts. Ils seraient alors traités différemment des plaignants dont les dommages-intérêts accordés en dessous des plafonds légaux permettent l’octroi d’intérêts. Mme Peters me demande instamment de rejeter la prémisse selon laquelle le législateur avait l’intention de modifier la LCDP en 1998 afin d’autoriser l’octroi d’intérêts d’une manière qui aboutirait à un résultat aussi injuste.
[24] Mme Peters allègue que l’application du plafond légal [traduction] « a pour effet de minimiser les droits conférés par la disposition et de diminuer leur incidence, précisément ce contre quoi la Cour suprême du Canada a mis en garde »
. Elle affirme que cette approche est contraire au principe selon lequel « [l]es décideurs administratifs et les cours de révision doivent toutefois se soucier de l’uniformité générale des décisions administratives »
, car « [l]es personnes visées par les décisions administratives sont en droit de s’attendre à ce que les affaires semblables soient généralement tranchées de la même façon »
(Vavilov).
B. La position de la Commission
[25] La Commission reconnaît que les intérêts sur les dommages-intérêts généraux ou spéciaux accordés au titre du paragraphe 53(4) ne sont pas limités par les plafonds légaux de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP. La Commission affirme que les plafonds légaux ne s’appliquent pas aux intérêts accordés au titre du paragraphe 53(4) de la LCDP.
[26] La Commission partage l’avis de Mme Peters sur l’historique en common law de l’octroi d’intérêts en vertu de la LCDP. La Commission soutient que les décisions du Tribunal qui incluent les intérêts dans le plafond légal des dommages-intérêts appliquent la jurisprudence antérieure à la modification de la LCDP en 1998. La Commission donne les exemples suivants : Warman c. Kyburz, 2003 TCDP 18 [Kyburz], au paragraphe 113(iv); Warman, au paragraphe 187, citant Hebert TCDP; Gagnon c. Forces armées canadiennes, D.T. 04/02, 2002 CanLII 78261 (TCDP) [Gagnon], au paragraphe 159(d); Philps, au paragraphe 86; Christoforou c. John Grant Haulage Ltd, 2021 TCDP 15 [Christoforou], au paragraphe 112; Kelsh c. Chemin de fer Canadien Pacifique, 2019 TCDP 51 [Kelsh], au paragraphe 203; et Hughes c. Transports Canada, 2018 TCDP 15 [Hughes], au chapitre XVI, ordonnance 11. La Commission fait valoir que ces décisions n’examinent pas convenablement l’effet de la modification législative apportée à la LCDP par l’ajout du paragraphe 53(4).
[27] La Commission inclut dans cette catégorie de décisions antérieures aux modifications celles qui ont été rendues après les modifications de 1998 mais qui concernent des actes discriminatoires commis avant les modifications : Chopra c. Canada (Procureur général) (CAF), 2007 CAF 268 [Chopra CAF], au paragraphe 53; McAllister-Windsor c. Canada (Développement des ressources humaines) (TCDP), D.T. 2/01, 2001 CanLII 20691, aux paragraphes 84(ii) et (iii); Premakumar c. Air Canada (TCDP), D.T. 03/02, 2002 CanLII 23561, au paragraphe 108; et Mowat c. Canada (Forces armées), 2005 TCDP 31 [Mowat TCDP], au paragraphe 7.
[28] La Commission invoque des décisions récentes comme Luckman (rendue en 2022), dans laquelle le Tribunal a également statué au paragraphe 115 que « [l]es intérêts calculés sur les montants accordés ne devraient pas amener le montant total de l’indemnité au-delà du montant maximal prescrit par la LCDP »
. La Commission soutient qu’il n’y a pas de raisonnement dans la décision Luckman pour expliquer l’interprétation par le Tribunal du paragraphe 53(4) de la LCDP. Il n’y a non plus aucune mention des modifications de 1998, du paragraphe 53(4) de la LCDP ou de toute jurisprudence connexe antérieure ou postérieure aux modifications de 1998 pour étayer l’ordonnance limitant les intérêts. La Commission allègue que la décision Luckman ne devrait pas avoir valeur de précédent relativement à cette question.
[29] La Commission fait valoir le même argument à l’égard de toutes les autres décisions du Tribunal postérieures à la modification de la LCDP en 1998 qui aboutissent à des conclusions similaires sans examiner l’effet des modifications de 1998 ni établir de distinction avec les décisions du Tribunal dans lesquelles des intérêts sont ordonnés sur les dommages-intérêts en vertu du paragraphe 53(4) et ne sont pas plafonnés. La Commission souligne que, dans de nombreuses décisions rendues par le Tribunal après les modifications de 1998, des intérêts ont été accordés en vertu du paragraphe 53(4) en tant que montant distinct en plus des dommages-intérêts généraux ou spéciaux, sans que les intérêts soient assujettis au plafond légal prévu à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP.
[30] La Commission renvoie à la décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2019 TCDP 39 [Premières Nations], aux paragraphes 245 à 257, dans laquelle le Tribunal a accordé l’indemnité maximale de 20 000 $. Le Tribunal a ensuite ordonné, aux paragraphes 271 à 276, que des intérêts soient accordés en plus de l’indemnité maximale. La Commission souligne que cette décision a fait l’objet d’un contrôle judiciaire dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, 2021 CF 969, dont l’appel interjeté auprès de la Cour d’appel fédérale a, en fin de compte, été retiré : AGC v. First Nations Child and Family Caring Society of Canada et al. (dossier de la Cour d’appel fédérale no A-290-21). Selon la Commission, bien que l’octroi d’intérêts n’ait pas été contesté expressément dans le cadre de la procédure subséquente, la Cour fédérale ne s’est pas préoccupée de l’octroi d’intérêts par le Tribunal. La Commission cite en exemple la décision Alizadeh-Ebadi, aux paragraphes 224 et 227, dans laquelle le Tribunal a fait des intérêts une réparation distincte.
[31] De plus, la Commission fait valoir des décisions dans lesquelles le Tribunal ne s’est pas prononcé sur le fait que les intérêts calculés sur les sommes accordées ne pouvaient dépasser le plafond légal prévu à l’alinéa 53(2)e) ou au paragraphe 53(3) de la LCDP. Il s’agit de décisions dans lesquelles les montants accordés à titre de dommages-intérêts généraux et spéciaux n’ont pas atteint les plafonds légaux : voir Premières Nations : André c. Matimekush-Lac John Nation Innu, 2021 TCDP 8 [André], aux paragraphes 232-234; Cassidy c. Société canadienne des postes et Raj Thambirajah, 2012 TCDP 29 [Cassidy], aux paragraphes 208 et 210; Abadi c. TST Overland Express, 2023 TCDP 30 [Abadi], aux paragraphes 295 et 297-299; O’Bomsawin c. Conseil des Abénakis d’Odanak, 2017 TCDP 4 [O’Bomsawin], aux paragraphes 107 et 108, et Duverger c. 2553-4330 Québec Inc. (Aéropro), 2019 TCDP 18 [Aéropro], aux paragraphes 322-324.
[32] La Commission a également examiné plusieurs décisions dans lesquelles les cours fédérales ont commenté l’incidence des modifications de 1998 : Chopra CAF, au paragraphe 53, et Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Warman, 2012 CF 1162 [Warman CF], au paragraphe 19.
[33] La Commission soutient que le fait de limiter les intérêts aux plafonds légaux va à l’encontre des objectifs réparateurs visés par la LCDP, porte atteinte au pouvoir discrétionnaire du Tribunal d’accorder des intérêts sur l’indemnité et est incompatible avec l’objectif d’accorder des intérêts en vertu du paragraphe 53(4). La Commission s’appuie sur la décision Willcott c. Freeway Transportation Inc., 2019 TCDP 29, au paragraphe 279, qui cite la décision Aéropro, au paragraphe 318. Les deux décisions reconnaissent que l’octroi d’intérêts a comme objectif d’empêcher « la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire de tirer profit des délais qui sont engendrés par le processus quasi judiciaire et surtout, de compenser équitablement la victime de l’acte discriminatoire pour le préjudice qu’elle a subi et par le fait même, du retard à être indemnisée »
. En bref, la Commission soutient que le but visé par l’octroi d’intérêts dans le cadre de l’adjudication de dommages-intérêts consiste à replacer le plaignant dans la position où il se serait trouvé sans la perte résultant de la discrimination : Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd. (C.A.), [2001] 1 CF 495, 2000 CanLII 16270 (CAF), aux paragraphes 121 à125. La Commission soutient que l’application des plafonds légaux aux intérêts signifie que [traduction] « plus le
préjudice moral subi par un plaignant est important, moins celui-ci sera indemnisé »
.
C. La position de l’intimée
[34] L’intimée, United Parcel Service du Canada Ltée (« UPS »), est d’avis que les intérêts accordés en vertu du paragraphe 53(4) sont assujettis aux plafonds légaux prévus à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP. UPS soutient que les intérêts ne sont pas accordés en plus des montants de dommages-intérêts généraux et spéciaux autorisés par la LCDP. UPS fait valoir que sa position est étayée par le libellé de l’article 53 de la LCDP et par les décisions antérieures du Tribunal Luckman et Philps.
[35] UPS affirme que le Tribunal a déjà examiné cette question dans ces affaires et a conclu que les plafonds légaux de la LCDP incluent les intérêts. UPS soutient que l’affaire de Mme Peters devrait être jugée d’une manière conforme à ces décisions, l’uniformité étant dans l’intérêt de la justice. UPS invoque également l’arrêt Vavilov, au paragraphe 129, dans lequel la Cour suprême du Canada a confirmé que les tribunaux administratifs et les cours de révision doivent se soucier de l’uniformité des décisions administratives.
[36] UPS allègue que les décisions du Tribunal Alizadeh-Ebadi et Premières Nations ne s’appliquent pas, car le Tribunal n’a pas été saisi directement de la question du plafond légal et n’a pas fourni d’analyse de cette question. UPS soutient que l’arrêt Chopra CAF et la décision Warman CF ne font que confirmer le fait que la LCDP a été modifiée en 1998 et ne s’appliquent pas non plus.
[37] UPS me presse de suivre les décisions du Tribunal Luckman et Philps. UPS affirme que le Tribunal a conclu dans ces affaires que l’octroi d’intérêts dans le cadre d’une ordonnance d’indemnisation ne devrait pas faire en sorte que le montant accordé dépasse les plafonds légaux. UPS fait valoir que le Tribunal a adopté cette approche même s’il a ordonné que les intérêts continuent à courir après le jugement jusqu’à ce que l’indemnité soit versée.
[38] UPS soutient que le Tribunal devrait rejeter la qualification par Mme Peters du paragraphe 53(4) de la LCDP comme étant une [traduction] « disposition indépendante »
. UPS souligne que le paragraphe 53(4) prévoit expressément qu’il s’applique aux ordonnances d’indemnisation rendues en vertu de l’article 53. UPS fait valoir que le paragraphe 53(4) doit donc être interprété dans le contexte de l’ensemble de l’article 53.
[39] UPS soutient que les différences de formulation dans les divers paragraphes de l’article 53 de la LCDP démontrent que les intérêts sont censés être assujettis aux plafonds légaux. Les expressions « may include »
(« peut »
) et « in addition to »
(« [o]utre »
) en anglais se trouvent dans différents paragraphes de l’article 53. UPS soutient que la présence ou l’absence de ces mots dans le libellé de la loi est significative et a une incidence sur la manière dont la loi doit être interprétée. UPS affirme que l’importance de l’utilisation de ces termes réside dans le fait que les expressions « include »
et « in addition to »
ont des sens opposés. UPS affirme que ces choix de formulation indiquent une intention différente du législateur dans les différents paragraphes de l’article 53 de la LCDP. UPS invoque l’arrêt Macdonald Communities Limited v. Alberta Utilities Commission, 2019 ABCA 353 (CanLII), rendu par la Cour d’appel de l’Alberta, à l’appui de sa thèse selon laquelle la distinction entre « includes
»
et « in addition to »
en anglais est déterminante pour trancher une question d’interprétation législative.
[40] UPS explique que le paragraphe 53(2) de la LCDP autorise le Tribunal à accorder des dommages-intérêts généraux jusqu’à concurrence de 20 000 $, puis le paragraphe 53(3) de la LCDP confère au Tribunal le pouvoir d’ordonner le paiement de dommages-intérêts spéciaux en plus (« [i]n addition to »
en anglais) des dommages-intérêts généraux qu’il peut ordonner en vertu du paragraphe 53(2). UPS souligne que le paragraphe suivant de la LCDP, soit le paragraphe 53(4), qui autorise l’octroi d’intérêts, reprend dans la version anglaise l’expression « may include »
(« peut ») et omet les mots « in addition to ». UPS ajoute qu’aux termes du paragraphe 53(4), « le [Tribunal]
peut accorder des intérêts sur l’indemnité au taux et pour la période qu’il estime justifiés »
. Selon UPS, si le législateur avait voulu que des intérêts soient accordés en plus (« [i]n addition to »
en anglais) de l’indemnité pouvant être accordée au titre de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP, il aurait choisi d’utiliser dans la version anglaise les mots « in addition to »
au lieu de « may include »
.
[41] Dans un argument connexe, UPS soutient que la formulation en anglais au paragraphe 53(4) « under this section may include »
renvoie à l’ensemble de l’article 53 et doit être respectée. UPS affirme que si le Tribunal considère que le paragraphe 53(4) lui confère le pouvoir d’accorder des intérêts en plus (« in addition to ») de sa compétence pour accorder une indemnité maximale de 20 000 $ au titre de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3), il réécrirait effectivement l’article 53, ce qu’il ne peut pas faire.
[42] UPS fait valoir que l’argument selon lequel la LCDP doit être interprétée de manière large et libérale n’habilite pas le Tribunal à réécrire le paragraphe 53(4). UPS soutient que, tant que le législateur n’aura pas modifié la LCDP, les plafonds légaux prévus à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) s’appliquent à toutes les indemnités accordées en vertu de ces articles, y compris les intérêts accordés sur celles-ci.
V. Analyse
A. Approche en vue de déterminer l’intention du législateur
[43] La question centrale en l’espèce est de savoir si le législateur voulait que le plafond légal s’applique à l’octroi d’intérêts sur certains dommages-intérêts lorsqu’il a modifié la LCDP en 1998 en ajoutant le paragraphe 53(4) pour permettre expressément au Tribunal d’accorder des intérêts. À cette fin, il faut procéder à un exercice d’interprétation législative. À cet égard, comme il a été reconnu dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27 [Rizzo], au paragraphe 21, « [traduction] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur. »
(citant Elmer Driedger dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983), à la p. 87).
[44] Mme Peters soutient que le législateur n’avait pas l’intention d’assujettir les intérêts au plafond légal à la suite de la modification de la LCDP. UPS soutient que le législateur voulait que les dommages-intérêts qui étaient assujettis au plafond légal dans la jurisprudence continuent de l’être.
[45] Dans le cadre des modifications, le législateur a également précisé l’objectif visé par l’octroi de dommages-intérêts généraux et spéciaux en vertu du nouveau libellé de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3). Le législateur a partiellement réorganisé l’article 53, y compris les termes invoqués par UPS pour étayer sa thèse relativement à ce point de droit. UPS allègue que l’intention du législateur d’appliquer le plafond légal aux intérêts ressort de l’interprétation de l’article 53 dans son ensemble, laquelle est axée sur les expressions « may include » (« peut ») et « in addition to » (« [o]utre ») en anglais qui figurent dans les différentes dispositions pertinentes de l’article 53. UPS propose une interprétation de ces dispositions qui, selon elle, est conforme à l’intention du législateur d’assujettir les intérêts au plafond légal.
[46] Le paragraphe 53(4) de la LCDP ne comporte pas de termes explicites qui permettent de répondre directement ou indirectement à la question de savoir si les intérêts sont assujettis au plafond légal. Je le rappelle, le paragraphe 53(4) prévoit uniquement ce qui suit : « Sous réserve des règles visées à l’article 48.9, le membre instructeur peut accorder des intérêts sur l’indemnité au taux et pour la période qu’il estime justifiés »
. Le législateur a clairement voulu que le Tribunal possède le pouvoir d’accorder des intérêts, puisqu’il a modifié la LCDP pour y inclure une disposition qui autorise expressément l’octroi d’intérêts. Toutefois, le paragraphe 53(4) ne comporte pas de termes le reliant expressément aux plafonds légaux des dommages-intérêts prévus à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3). Je dois déterminer si le législateur voulait que le plafond légal s’applique aux intérêts, ce qui est contesté en l’espèce, comme l’illustrent les thèses contradictoires des parties, notamment les observations d’UPS concernant la présence d’autres termes à l’article 53 qui fournissent des indications à cet égard. Il faut donc procéder à une analyse interprétative de la LCDP.
[47] Dans l’arrêt Mowat CSC, la Cour suprême du Canada a structuré son analyse interprétative autour du texte législatif, à partir des termes employés, compte tenu du contexte global et du « sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la Loi [et] son objet »
. Dans cette affaire, le « contexte global »
comprenait l’historique législatif de la LCDP, la position de longue date de la Commission selon laquelle la LCDP ne prévoyait pas de pouvoir légal pour accorder des dépens (la question en litige) et les dispositions législatives comparables adoptées par les provinces et les territoires. Pour déterminer l’intention la plus probable du législateur dans ces circonstances, il faut tenir compte du texte législatif tel qu’il existe (le libellé), de l’ensemble du contexte (en l’espèce, l’évolution législative de l’octroi d’intérêts en vertu de la LCDP, y compris la common law qui semble avoir mené à l’ajout à la LCDP en 1998 du texte législatif concernant les intérêts, et le contexte fourni par les autres modifications connexes au libellé de la LCDP), ainsi que du régime législatif et de l’objet global de la LCDP.
[48] Les modifications apportées à l’article 53 de la LCDP s’inscrivent dans le contexte suivant. La LCDP ne comportait aucune disposition autorisant expressément l’octroi d’intérêts. Les tribunaux avaient décidé, avant les modifications, que le plafond légal s’appliquait aux intérêts parce qu’ils estimaient que les intérêts pouvaient être accordés dans le cadre d’une « indemnité »
, un terme qui figurait dans l’ancien libellé du paragraphe 53(3), mais qui a fait l’objet des changements apportés au libellé lors de la modification de la LCDP. Le législateur est présumé avoir connaissance de ces décisions antérieures dans lesquelles les tribunaux ont conclu que le Tribunal était compétent pour accorder des intérêts, mais que ceux-ci étaient assujettis au plafond légal. Comme l’a conclu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt 2747-3174 Québec Inc. c. Québec (Régie des permis d’alcool), 1996 CanLII 153 (CSC), [1996] 3 RCS 919, au paragraphe 237 :
237 On présume que le législateur est compétent et qu’il connaît l’ensemble de la législation et de la jurisprudence au moment de l’adoption d’une loi : The Queen c. Inhabitants of Watford (1846), 9 Q.B. 626, 115 E.R. 1413, à la p. 1417 (le lord juge en chef Denman). Selon la formulation de cette présomption énoncée dans Driedger on the Construction of Statutes, op. cit., aux pp. 156 et 157 :
[traduction] Le législateur est présumé connaître tout ce qui est nécessaire pour produire des lois rationnelles et efficaces. Cette présomption a une très large portée. Elle reconnaît au législateur le vaste bagage de connaissances dont les tribunaux peuvent prendre connaissance d’office ainsi que tout renseignement contenu dans les mémoires ou rapports déposés en même temps que la loi. Le législateur est présumé maîtriser le droit existant, tant la common law que le droit d’origine législative, ainsi que la jurisprudence interprétant les lois. Il est également présumé avoir une connaissance des affaires pratiques …
Logiquement, les connaissances que le législateur est présumé posséder sont, en substance, celles qui étaient disponibles lorsque la loi a été édictée.
[Souligné dans l’original.]
[49] Par conséquent, l’interprétation de la compétence du Tribunal relativement à l’octroi d’intérêts tirée de la jurisprudence antérieure aux modifications fait partie de l’évolution législative de la LCDP et constitue un facteur pertinent. Le législateur n’ajoute pas de nouvelles dispositions et n’apporte pas de modifications inutilement.
[50] La question est de savoir ce que le législateur avait l’intention de faire ou de corriger lorsqu’il a ajouté le paragraphe 53(4) à la LCDP. Il semble exister deux options. L’une des intentions possibles du législateur était de rendre explicite le traitement actuel des intérêts (y compris l’application des plafonds légaux) établi en common law. L’autre intention possible du législateur était de confirmer et d’élargir les dispositions relatives aux intérêts de manière à ce que les intérêts ne soient pas limités par les plafonds légaux.
[51] Si le législateur était satisfait de l’interprétation fournie par la jurisprudence antérieure aux modifications de 1998, il semble plus probable qu’il ait eu l’intention de confirmer les règles de droit tirées de ces décisions antérieures lorsqu’il a modifié la LCDP et moins probable qu’il it eu l’intention de changer l’état du droit. Il est également possible que le législateur ait voulu corriger une méprise découlant de ces décisions judiciaires.
[52] Compte tenu de l’absence de termes explicites au paragraphe 53(4) concernant le plafond légal et des arguments soulevés par les parties, je dois déterminer ce qui était le plus probable : que le législateur était satisfait de l’interprétation fournie par la jurisprudence antérieure au sujet des intérêts ou qu’il ne l’était pas. Je ne peux pas dire avec certitude si le législateur souhaitait confirmer ou modifier la common law qui appliquait les plafonds légaux aux intérêts, car ces plafonds légaux ne sont pas prévus expressément par le paragraphe 53(4) ni par d’autres dispositions de la LCDP. Contrairement à l’arrêt Mowat CSC, je ne dispose pas d’éléments de preuve extrinsèques pour m’aider à déceler l’intention du législateur à partir de l’historique législatif des modifications. En outre, la Commission ne semble pas avoir pris position sur cette question auparavant. Je dois examiner tous les nouveaux termes qui ont été ajoutés et qui sont pertinents à l’égard de cette question. Je dois aussi évaluer la possibilité que le législateur ait simplement voulu confirmer l’état du droit ou, à l’inverse, qu’il ait souhaité le modifier, ou bien qu’il ait voulu corriger une méprise sur son intention. Pour qu’il y ait méprise, il faut qu’il y ait une question susceptible de donner lieu à un mécontentement à l’égard des conclusions tirées dans la jurisprudence antérieure aux modifications qui a tranché la question de la compétence. Par ailleurs, le législateur aurait pu ne pas se préoccuper quant à savoir si l’interprétation antérieure donnée par les tribunaux constituait une méprise, mais être néanmoins insatisfait des conclusions tirées.
[53] L’analyse de la jurisprudence antérieure aux modifications soulève deux questions distinctes, lesquelles ne doivent pas être confondues, car elles font intervenir des considérations différentes. Ces deux questions sont les suivantes : 1) le Tribunal avait-il le pouvoir légal d’accorder des intérêts avant l’ajout du paragraphe 53(4) de la LCDP; et 2) les plafonds légaux que les tribunaux appliquaient aux intérêts doivent-ils continuer à s’appliquer? Les réponses à ces questions correspondent aux « deux conclusions »
formulées dans les décisions en matière d’interprétation antérieures aux modifications.
[54] En résumé, pour déterminer l’intention du législateur en 1998, il faut non seulement procéder à un exercice d’interprétation législative à l’égard du libellé modifié, mais aussi examiner l’évolution législative du paragraphe 53(4) de la LCDP, ce qui, en l’espèce, semble inclure le contexte historique fourni par la jurisprudence lors des modifications apportées à l’article 53. Ce contexte est formé principalement de décisions dans lesquelles les cours fédérales ont conclu que le Tribunal a le pouvoir d’accorder des intérêts sur les dommages-intérêts généraux et spéciaux et que le plafond légal s’appliquait aux intérêts. Ces deux conclusions sont examinées afin de déterminer la probabilité d’un résultat que le législateur aurait souhaité changer ou d’un problème de droit auquel il aurait voulu remédier. Je ne dispose pas de preuve directe de l’intention du législateur, mais je dispose de la jurisprudence, de l’ancien libellé et du libellé modifié de la LCDP, ainsi que du contexte fourni par la LCDP elle-même.
[55] La nécessité d’apprécier le contexte historique fourni par la jurisprudence m’oblige à déterminer si les décisions rendues par les cours fédérales avant les modifications peuvent poser problème. Les cours fédérales ont le pouvoir de rendre des décisions qui lient notre Tribunal et la compétence voulue à cet égard. Si une décision d’une cour fédérale s’applique à une question de droit dont est saisi notre Tribunal, ce dernier est tenu de la suivre.
[56] En l’espèce, je ne me prononce pas sur la question de savoir si les décisions antérieures des cours fédérales étaient erronées et non contraignantes à l’époque. Il s’agissait de décisions exécutoires. Toutefois, je suis tenue d’examiner les raisons les plus probables pour lesquelles le législateur a apporté des modifications à la LCDP. Je dois en fait déterminer si ces décisions antérieures sont toujours contraignantes après les modifications, à supposer que je sois convaincue que le législateur souhaitait changer l’état du droit ou qu’il était peut-être insatisfait de l’état du droit et qu’il a modifié la LCDP pour cette raison. J’examine les décisions des cours fédérales dans les présents motifs à seule fin de rendre la présente décision sur requête, car j’ai l’obligation de trancher la question en litige dont je suis saisie. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a clairement indiqué que les décisions administratives ne devaient pas faire preuve d’incohérence. En l’occurrence, le paragraphe 53(4) est parfois interprété par le Tribunal comme incluant le plafond légal et d’autres fois comme ne l’incluant pas. Le Tribunal ordonne parfois l’octroi d’intérêts dans la limite du plafond légal et d’autres fois non. Les décisions dans lesquelles le Tribunal a conclu implicitement que le paragraphe 53(4) inclut le plafond légal semblent s’appuyer sur l’interprétation préexistante de l’ancien paragraphe 53(3) dans la jurisprudence, telle qu’elle a été importée dans la jurisprudence postérieure aux modifications. Le Tribunal commettrait une erreur s’il ne tenait pas compte du contexte de la jurisprudence à l’époque où la LCDP a fait l’objet de modifications, car la jurisprudence est constituée principalement de décisions des cours fédérales. Puisqu’il faut évaluer l’intention du législateur dans ces circonstances, je suis tenue d’analyser le libellé modifié de la loi et le contexte pertinent dont je dispose, y compris ce qui s’est passé dans les décisions antérieures aux modifications ou ce qui en a résulté.
B. Remarques au sujet de la terminologie
[57] Lorsque je parle de l’approche adoptée « avant juin 1998 »
ou de la « jurisprudence antérieure aux modifications »
, j’inclus les décisions des cours fédérales et les décisions du Tribunal dans lesquelles il a été conclu initialement que le Tribunal pouvait accorder des intérêts avant l’ajout du paragraphe 53(4) à la LCDP. En général, j’inclus également les décisions rendues par le Tribunal après la modification de la LCDP pour y ajouter le paragraphe 53(4), mais qui portaient sur des plaintes déposées avant juin 1998, dans lesquelles le Tribunal a décidé d’inclure les intérêts dans les dommages-intérêts accordés en vertu de l’ancien paragraphe 53(3) de la LCDP, et j’inclus les décisions dans lesquelles le Tribunal a accordé des intérêts depuis lors compte tenu de cette approche désormais historique.
[58] Tout d’abord, la partie de la présente décision sur requête qui explique ci-dessous l’approche adoptée « avant juin 1998 »
aborde l’origine de la prémisse selon laquelle les intérêts sont assujettis aux plafonds légaux.
C. Le traitement des intérêts accordés par le Tribunal avant les modifications
(i) Jurisprudence : l’origine de l’application du plafond légal aux intérêts
[59] La question de savoir si les tribunaux ont le pouvoir d’accorder des intérêts n’est pas nouvelle. En 1987, la Cour d’appel fédérale a statué, dans l’arrêt Société Radio-Canada c. S.C.F.P., 1987 CanLII 9035 (CAF), [1987] 3 CF 515 [Société Radio-Canada], que le Conseil canadien des relations du travail avait le pouvoir d’ordonner le versement d’intérêts sur une indemnité pour le manque à gagner, même si ce pouvoir n’était pas expressément prévu dans sa loi habilitante. La question de la compétence soulevée dans l’arrêt Société Radio-Canada reposait sur le libellé de l’alinéa 96.3c) du Code canadien du travail qui autorisait le versement d’une « indemnité » équivalente (« equivalent » en anglais) à la rémunération qui aurait été versée par l’employeur n’eût été l’infraction au Code canadien du travail. Dans l’arrêt Société Radio-Canada, la Cour d’appel fédérale a défini les termes anglais pertinents « compensation » (« indemnité ») et « equivalent » (en anglais seulement) et est arrivée à la conclusion que les intérêts pouvaient être inclus dans l’indemnité que la Commission pouvait ordonner parce qu’il était expressément prévu que celle-ci soit équivalente à l’indemnité qui aurait été accordée, intérêts en sus. Cet arrêt se fonde sur l’idée que « pour indemniser adéquatement la victime, il faut absolument lui accorder un profit raisonnable sur l’argent qu’elle a perdu en raison de l’acte discriminatoire »
(Morgan, à la p. 437). [Non souligné dans l’original.]
[60] L’arrêt Société Radio-Canada ne s’applique pas en l’espèce parce que la LCDP ne contient pas le même libellé. Toutefois, cette affaire rappelle la nécessité, dans le cadre de l’interprétation législative, de définir les termes employés dans la loi.
[61] À partir de 1991, la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont commencé à inclure l’octroi d’intérêts dans le pouvoir conféré à notre Tribunal d’ordonner une « indemnité » en vertu de ce qui était alors le paragraphe 53(3) de la LCDP, même si l’ancien paragraphe 53(3) ne mentionnait pas les intérêts. À titre de rappel, je note que l’ancien paragraphe 53(3) conférait au Tribunal le pouvoir d’« ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de cinq mille dollars »
[non souligné dans l’original.] Comme je l’ai expliqué plus haut, le terme « indemnité » n’était pas défini dans la LCDP. Dans plusieurs affaires tranchées par des fédérales, il a été jugé que les intérêts constituaient une « indemnité » ou un « dédommagement » et que le Tribunal était donc compétent pour accorder des intérêts à titre d’indemnité. En effet, on entendait par « indemnité » à la fois des « dommages-intérêts généraux »
et les intérêts sur le montant des « dommages-intérêts généraux »
dans le contexte antérieur aux modifications apportées en 1998.
[62] Plusieurs décisions du Tribunal qui incluent les intérêts dans les dommages-intérêts généraux, y compris des affaires récentes, s’appuient sur le précédent Hebert CF, alors que d’autres ne donnent aucune raison pour justifier cette approche. La décision Hebert CF semble être la décision clé sur laquelle le Tribunal s’est appuyé pour rendre ses décisions dans lesquelles il a limité l’octroi d’intérêts en raison des plafonds légaux. La décision Hebert CF repose sur des décisions antérieures des cours fédérales desquelles découle le pouvoir du Tribunal d’accorder des intérêts.
(a) Hebert CF
[63] La décision Hebert CF a été rendue par la Cour fédérale en 1996, avant que la LCDP ne soit modifiée en 1998 par l’adjonction du paragraphe 53(4) autorisant le paiement d’intérêts. La Section de première instance de la Cour fédérale était saisie du contrôle judiciaire d’une décision par laquelle le Tribunal avait accordé à la plaignante la somme de 5 000 $ en dommages-intérêts généraux (soit le maximum prévu par la loi) plus des intérêts. La Cour fédérale a statué que les dommages-intérêts, au titre de l’ancien paragraphe 53(3) de la LCDP, ne pouvaient être accordés que jusqu’à concurrence de 5 000 $, y compris les intérêts.
[64] Dans la décision Hebert CF, la Cour fédérale s’est appuyée sur les arrêts de la Cour d’appel fédérale Morgan et Canada (Procureur général) c. Rosin (C.A.), [1991] 1 CF 391 [Rosin], et, en ce qui concerne les intérêts sur l’indemnité accordée pour le manque à gagner, sur l’arrêt Société Radio-Canada. La partie de la décision Hebert CF qui traite des intérêts, au paragraphe 23, est assez brève et est reproduite ici dans son intégralité :
[23] J’en viens enfin à l’ordonnance du tribunal portant paiement, en application de l’article 53 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, d’une indemnité de 5 000,00 $ avec intérêts courus à compter de la date de la plainte de l’intimée Hebert. Les parties ne contestent pas que je suis lié à cet égard par la jurisprudence Canada (Procureur général) c. Morgan, où le juge MacGuigan a fait l’observation suivante :
Cette décision [Canada (Procureur général) c. Rosin, [1991] 1 C.F. 39 (C.A.)] règle la question du pouvoir d’accorder des intérêts sur l’indemnité pour préjudice moral … Ces intérêts peuvent être accordés pourvu que l’indemnité (y compris les intérêts) ne dépasse pas la somme de 5 000 $ …
En l’espèce, le tribunal a commis une erreur en accordant une indemnité de 5 000 $ avec intérêts en sus. Le total dépasserait donc la limite fixée par le paragraphe 53(3) de la Loi.
[Non souligné dans l’original.]
[65] Dans la décision Hebert CF, la Section de première instance de la Cour fédérale a conclu qu’elle était liée par l’arrêt Morgan de la Cour d’appel fédérale. Tel qu’il ressort de la citation ci-dessus, la question des intérêts a été peu analysée, voire pas du tout, dans la décision Hebert CF, probablement parce que la Cour fédérale a conclu qu’elle était liée par l’arrêt Morgan de la Cour d’appel fédérale et par l’arrêt antérieur Rosin de la même Cour. Par conséquent, l’analyse dans les arrêts Morgan et Rosin est pertinente.
(b) Morgan
[66] Dans l’arrêt Morgan, la Cour d’appel fédérale a révisé une décision de ce qui s’appelait alors le « tribunal d’appel des droits de la personne »
(le « tribunal d’appel »), qui avait le pouvoir d’examiner les décisions de notre Tribunal. Dans l’affaire Morgan, il s’agissait notamment de savoir si le tribunal était compétent pour accorder des intérêts sur l’indemnité pour pertes de salaire et les dommages-intérêts généraux. Le tribunal d’appel a décidé de modifier la décision relative au redressement rendue par le Tribunal canadien des droits de la personne en augmentant le montant des dommages-intérêts généraux accordés. Le tribunal d’appel a également annulé l’ordonnance antérieure par laquelle le Tribunal avait accordé des intérêts sur des dommages-intérêts généraux. Le tribunal d’appel a conclu que la loi n’autorisait pas le Tribunal à accorder des intérêts.
[67] La majorité de la Cour d’appel fédérale, composée des juges Mahoney et Marceau, a convenu que le tribunal d’appel n’aurait pas dû intervenir à l’égard de la décision initiale d’accorder des intérêts sur le paiement des dommages-intérêts généraux ordonnés en application de l’ancien paragraphe 53(3) de la LCDP, lequel autorisait les dommages-intérêts pour préjudice moral. La majorité a conclu que, si aucune disposition de la LCDP n’habilitait le Tribunal à d’adjuger des intérêts, celui-ci était en droit de le faire (sans expliquer ses propos à cet égard). Toutefois, selon le raisonnement adopté par la majorité, le Tribunal avait le pouvoir de veiller à ce que la victime reçoive une indemnisation adéquate, et il était donc habilité à accorder des intérêts.
[68] Soulignant sa conclusion selon laquelle les intérêts constituent une indemnité, la majorité dans l’arrêt Morgan a statué que le Tribunal n’avait pas de pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne les intérêts. Comme la Cour d’appel avait conclu que les intérêts constituaient une indemnité, la majorité a également statué que les intérêts sont accordés seulement « si cela s’avère nécessaire pour indemniser la perte »
et que la perte qui doit être indemnisée doit être établie par des éléments de preuve. Je constate que le concept selon lequel il faut prouver la perte afin de pouvoir recevoir des intérêts n’a pas été adopté dans les décisions ultérieures du Tribunal, bien qu’il s’agisse d’un arrêt de la Cour d’appel fédérale.
[69] L’application du plafond légal aux intérêts n’a pas été abordée par la majorité de la Cour d’appel dans l’arrêt Morgan. La majorité ne semble pas avoir pris en compte l’incidence de la conclusion selon laquelle le pouvoir d’accorder des intérêts fait partie de l’indemnité pour préjudice moral prévue dans l’ancien paragraphe 53(3). Le juge MacGuigan, qui a rédigé l’opinion dissidente dans l’arrêt Morgan, a été le seul juge à reconnaître que l’inclusion des intérêts en vertu de l’ancien paragraphe 53(3) avait une incidence, à savoir que les intérêts devenaient assujettis au plafond légal. Toutefois, le juge MacGuigan n’a pas analysé cette question dans ses motifs. Il a simplement déclaré que les intérêts étaient compris dans la somme de 5 000 $ qui pouvait être accordée au titre de l’ancien paragraphe 53(3).
[70] À titre de rappel, je note que l’ancien paragraphe 53(3) prévoyait que le Tribunal pouvait ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 5 000 $, si la victime en avait souffert un préjudice moral. L’arrêt Morgan n’établit pas clairement que, avant 1998, le législateur voulait que les intérêts soient traités comme une partie de l’indemnité en plus des dommages-intérêts pour préjudice moral et que le plafond légal prévu au paragraphe 53(3) s’applique à l’octroi des intérêts sur les dommages-intérêts généraux.
[71] La décision Hebert CF a suivi les arrêts Morgan et Rosin. L’arrêt Morgan a suivi l’arrêt Rosin. Les motifs concernant l’octroi d’intérêts dans les arrêts Morgan et Hebert CF sont assez restreints. Par conséquent, bien que l’arrêt Rosin n’ait pas été cité récemment par le Tribunal, les motifs de cet arrêt Rosin sont les plus importants.
(c) Rosin
[72] C’est dans l’arrêt Rosin que la Cour d’appel fédérale a déterminé pour la première fois que les intérêts pouvaient être inclus dans les dommages-intérêts généraux prévus à l’ancien paragraphe 53(3) de la LCDP. Dans l’arrêt Rosin, la Cour d’appel fédérale a interprété le terme « indemnité » au paragraphe 53(3) comme incluant les intérêts au regard du droit. Le droit en question provenait de deux sources, tirées de la jurisprudence et non de la LCDP.
[73] La Cour d’appel fédérale a identifié comme première source les décisions rendues par les tribunaux des droits de la personne. La Cour a souligné, à la page 414, que « [l]es tribunaux des droits de la personne ont fréquemment accordé des intérêts »
. Ces décisions englobaient celles rendues par les tribunaux provinciaux des droits de la personne qui sont régis par une législation autre que la LCDP. La Cour d’appel a cité des décisions de notre Tribunal, dont deux qui autorisaient le versement d’intérêts sur les indemnités pour préjudice moral en application de l’ancien paragraphe 53(3).
[74] Il n’était pas inusité à l’époque pour le Tribunal de conclure dans certaines décisions qu’il avait le pouvoir d’accorder des intérêts, bien qu’il ressorte clairement de l’arrêt Morgan qu’il n’y avait pas unanimité sur cette question. Selon le raisonnement dans ces affaires, le fondement du pouvoir d’accorder des intérêts était loin d’être évident, car la LCDP était muette sur les intérêts.
[75] Le Tribunal déclarait parfois que les intérêts étaient accordés conformément aux dispositions de la Loi sur l’intérêt. Ce fut le cas dans la décision du Tribunal qui a été examinée dans l’arrêt Rosin. En fait, la Cour d’appel fédérale a rejeté la prémisse selon laquelle le Tribunal pouvait accorder des intérêts en application de la Loi sur l’intérêt, et a plutôt statué, aux pages 413 et 414, qu’« il n’existe pas de disposition conférant expressément aux tribunaux des droits de la personne le pouvoir d’accorder de l’intérêt »
.
[76] Bien qu’elle ait rejeté le raisonnement du Tribunal qui avait amené celui-ci à conclure qu’il avait le pouvoir d’accorder des intérêts, la Cour d’appel fédérale n’a pas expliqué pourquoi elle a conclu que le Tribunal pouvait, de fait, accorder des intérêts en vertu de la LCDP. La Cour d’appel a déclaré qu’elle s’appuyait sur le droit, ce qui signifiait apparemment la jurisprudence. Cependant, après s’être appuyée sur les décisions dans lesquelles les tribunaux des droits de la personne ont accordé des intérêts, la Cour d’appel n’a pas analysé dans l’arrêt Rosin les raisons pour lesquelles elle pensait que ces décisions étaient fondées ou convaincantes, hormis le fait que le Tribunal avait ordonné le paiement d’intérêts. Avec le plus grand respect pour la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Rosin, bien qu’il ne fasse aucun doute qu’elle était d’accord avec la conclusion à laquelle le Tribunal est parvenu dans certaines affaires, j’estime qu’il est difficile de comprendre pourquoi la Cour a cru devoir interpréter le terme « indemnité » au paragraphe 53(3) de la LCDP comme incluant les « intérêts », compte tenu de l’existence de décisions dans lesquelles le Tribunal avait accordé des intérêts, d’autant plus qu’elle a rejeté le raisonnement du Tribunal qui l’avait amené à conclure dans cette affaire qu’il y était autorisé.
[77] Comme deuxième source de droit, la Cour d’appel fédérale s’est appuyée, dans l’arrêt Rosin, sur d’autres décisions judiciaires. La Cour d’appel fédérale a souligné à la page 414, que les tribunaux, y compris elle-même, avaient statué que l’intérêt pouvait être accordé dans d’autres contextes. La Cour a cité les arrêts Minister of Highways for British Columbia v. Richland Estates Ltd. (1973), 4 LCR 85 (CA C-B), une affaire d’expropriation, Westcoast Transmission Company Limited v. Majestic Wiley Contractors Ltd, 38 BCLR 310, 1982 CanLII 474 (CA C-B) [Westcoast], une décision d’arbitrage commercial, et Société Radio-Canada, l’arrêt de la Cour d’appel fédérale mentionné plus haut qui concernait l’interprétation du libellé dans le Code canadien du travail.
[78] Les autres décisions judiciaires invoquées dans l’arrêt Rosin ne portent pas sur le libellé de la LCDP. Il s’agit d’affaires dans lesquelles les cours de justice ont statué que le tribunal ou le décideur administratif avait la même compétence inhérente que les cours de justice pour déterminer la réparation à accorder. Dans la décision d’arbitrage commercial Westcoast, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu que les arbitres pouvaient accorder des intérêts parce qu’ils [traduction] « doivent trancher le litige conformément au droit contractuel en vigueur et tout droit ou pouvoir discrétionnaire en matière de redressement conféré à une cour de justice peut être exercé par ceux-ci »
[non souligné dans l’original.] Il ressort de ce commentaire que la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu qu’un arbitre commercial a la même compétence inhérente qu’une cour de justice pour déterminer la réparation à cet égard.
[79] Dans l’arrêt Rosin, la Cour d’appel fédérale ne mentionne pas la compétence inhérente des tribunaux et ne fournit pas d’autre raisonnement pour sa propre décision en matière de redressement. Toutefois, la Cour a adopté la décision d’arbitrage Westcoast. En conséquence, l’arrêt Rosin laisse entendre que la Cour d’appel a reconnu que les tribunaux ont le pouvoir inhérent d’accorder des intérêts à titre d’indemnité dans le cadre d’un processus juridictionnel conforme à leur loi habilitante en raison de leur propre compétence inhérente et que cette même compétence inhérente s’applique à notre Tribunal.
[80] La Cour d’appel fédérale a déclaré dans l’arrêt Chopra CAF, au paragraphe 36, que « [l]a législation relative aux droits de la personne ne donne pas naissance à une cause d’action fondée sur la common law […] le plaignant ne peut obtenir d’autres redressements que ceux que le Tribunal a le pouvoir d’accorder »
. Le législateur a établi le type de pertes qui peuvent faire l’objet d’une indemnisation en vertu de la LCDP. Le législateur n’a pas défini les intérêts comme un type de perte susceptible d’indemnisation en vertu de la LCDP lorsqu’il a déterminé les types de pertes qui pouvaient donner lieu à une indemnisation en vertu de l’ancien paragraphe 53(3) de la LCDP. Le Tribunal ne possède pas de compétence inhérente d’une cour de justice. Le Tribunal est un organisme créé par une loi. Il puise sa compétence dans sa loi habilitante, la LCDP.
[81] Comme je l’ai indiqué, la Cour d’appel fédérale a déclaré dans l’arrêt Rosin que le pouvoir d’accorder des intérêts existait en droit. Il semble que le droit sur lequel la Cour d’appel s’est appuyée pour conclure que le Tribunal pouvait accorder des intérêts était la common law et la jurisprudence générale sur les intérêts, que la Cour d’appel a ensuite interprétées à la lumière de l’ancien paragraphe 53(3). Cette conclusion est renforcée par la déclaration de la Cour d’appel selon laquelle « il n’est pas justifié d’intervenir dans ce redressement, que les tribunaux des droits de la personne peuvent accorder conformément au libellé de la loi tel qu’il a été interprété dans la jurisprudence »
[non souligné dans l’original.]
[82] En toute déférence, la décision de la Cour d’appel fédérale ne concerne pas la LCDP. La Cour d’appel renvoie à la jurisprudence des tribunaux qui ont interprété d’autres lois plutôt que la LCDP. Comme je l’ai expliqué, il ne semble pas que la Cour d’appel fédérale ait adopté les motifs de l’une des décisions du Tribunal portant sur la façon d’interpréter l’ancien paragraphe 53(3). Il semble plutôt que ce soit le fait que des intérêts ont été ordonnés par le Tribunal et par d’autres tribunaux administratifs dans des contextes différents que la Cour d’appel fédérale a jugé convaincant dans l’arrêt Rosin. La Cour d’appel fédérale a conclu que le Tribunal avait compétence pour accorder des intérêts « sous la rubrique “indemnité”, car le refuser reviendrait à ne pas indemniser complètement l’auteur de la demande, surtout dans la période actuelle de taux d’intérêt élevés »
.
[83] Ce résultat était clairement dans l’intérêt de la justice et constituait une décision exécutoire avant les modifications apportées à la LCDP. Toutefois, je constate que la Cour d’appel fédérale n’a pas abordé dans ses motifs le fait que le législateur n’a pas expressément inclus les intérêts dans la catégorie des pertes susceptibles d’indemnisation en vertu de la LCDP. L’arrêt Rosin a été rendu en 1991. La Cour d’appel n’a pas semblé prendre en considération les principes qui ont été énoncés par la suite en 2007 dans l’arrêt Chopra CAF. La Cour d’appel fédérale n’a pas défini les termes « intérêts » et « indemnité » dans le cadre de ses motifs, contrairement à l’approche qu’elle a adoptée en matière d’interprétation législative dans l’arrêt Société Radio-Canada. La Cour d’appel n’a pas expliqué comment elle est parvenue à la conclusion qu’elle pouvait interpréter le terme « indemnité » au sens de l’ancien paragraphe 53(3) comme englobant le terme « intérêts ».
[84] En toute déférence, à la lumière de décisions plus récentes, à caractère persuasif, qui portent sur des plaintes antérieures aux modifications de 1998, à savoir l’arrêt Chopra CAF rendu par la Cour d’appel fédérale en 2007 (qui a statué notamment que la modification de la LCDP pour faire passer le montant maximum payable de 5 000 $ à 20 000 $ ne s’appliquait pas aux actes discriminatoires commis avant la modification) et l’arrêt Mowat CSC rendu par la Cour suprême du Canada en 2011 (examiné ci-après, suivant lequel le terme « dépenses » n’englobait pas les « dépens »), il n’est pas tout à fait évident, d’après le libellé de l’ancien paragraphe 53(3) de la LCDP, que les intérêts étaient censés faire partie de l’indemnité accordée pour préjudice moral, malgré la conclusion contraignante de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Rosin et l’argument en faveur de la justice qui ressort de son accord avec la conclusion selon laquelle des intérêts devraient être accordés. On pourrait soutenir que, lorsque le législateur a utilisé le terme « indemnité » dans l’ancien paragraphe 53(3), il voulait que le Tribunal ordonne des dommages-intérêts compensatoires pour un préjudice moral, et non des intérêts. L’ancien paragraphe 53(3) autorisait le Tribunal à accorder des dommages-intérêts à titre d’indemnité au regard des effets préjudiciables de l’acte discriminatoire. Les dommages-intérêts visent à réparer les préjudices causés par les actes et les omissions d’autrui (en l’espèce, les actes contraires à la LCDP). Ils doivent être liés au préjudice et il faut prouver à la satisfaction du Tribunal que celui-ci a entraîné des pertes.
[85] Les dommages-intérêts compensatoires prévus à l’ancien paragraphe 53(3) s’inscrivent dans un contexte législatif spécifique en raison de la présence dans le libellé du terme « préjudice moral». Ces dommages-intérêts sont accordés pour réparer une perte ou un préjudice non pécuniaire, à savoir un préjudice moral.
[86] Les intérêts ne constituent pas une perte non pécuniaire. Les intérêts s’appliquent à l’octroi de dommages-intérêts afin de tenir compte de la dépréciation de cette indemnité, qui constitue une perte pécuniaire; les intérêts ne sont pas accordés à titre d’indemnité pour préjudice moral, seuls les dommages-intérêts le sont.
[87] Aujourd’hui, des intérêts sont accordés en vertu de la LCDP pour compenser la perte d’indemnité essuyée par un plaignant à partir du moment où il a subi l’acte discriminatoire et est devenu admissible à une indemnité jusqu’au moment où il reçoit l’indemnité pour le préjudice qu’il a subi (Aéropro). Les intérêts sont un moyen de remédier à la dépréciation (perte) de la compensation financière qui survient au fil du temps et que subit un plaignant ayant obtenu gain de cause pendant le délai associé à la procédure judiciaire intentée par cette personne pour faire valoir ses droits. Les intérêts compensent le préjudice causé par le délai écoulé avant d’obtenir réparation; les intérêts ne constituent pas une indemnité pour les effets préjudiciables de l’acte discriminatoire même. Il ne s’agit pas du même type de dommages-intérêts compensatoires. Ils ne répondent pas au même objectif que les dommages-intérêts généraux, mais visent plutôt à rétablir la valeur de l’indemnité.
[88] Avant 1998, le législateur autorisait expressément les mesures de redressement dans la LCDP, mais il n’y incluait pas expressément les intérêts. Il est possible que le législateur n’ait pas eu l’intention de conférer au Tribunal le pouvoir d’accorder des intérêts sur les dommages-intérêts avant l’arrêt Rosin. En outre, les intérêts s’appliquent normalement aux dommages-intérêts parce qu’ils ne répondent pas au même objectif que les dommages-intérêts généraux. La Cour d’appel fédérale n’a pas abordé directement ces points dans l’arrêt Rosin. De plus, il n’est pas clair, de prime abord, par la seule lecture du libellé de la LCDP en vigueur à l’époque, que le législateur voulait que les intérêts soient traités comme faisant partie de l’indemnité pour préjudice moral aux termes de l’ancien paragraphe 53(3). Le fait que la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Rosin, se soit appuyée sur la jurisprudence sans définir le sens des termes clés ni procéder à une analyse légale propre à la LCDP laisse ces questions sans réponse.
[89] Plus important encore, les motifs de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Rosin portaient exclusivement sur la question de savoir si le Tribunal avait la compétence pour accorder des intérêts sur les dommages-intérêts généraux en vertu de l’ancien paragraphe 53(3). La Cour n’a pas analysé dans ses motifs les conséquences découlant du fait que le pouvoir d’accorder des intérêts se trouve dans la même disposition que celle autorisant les dommages-intérêts généraux et le plafond légal de 5 000 $ pour les dommages-intérêts. La Cour visait peut-être à trouver un moyen par lequel le Tribunal pourrait accorder des intérêts. Les commentaires de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Mowat CSC, au paragraphe 62, seraient alors pertinents :
[…] laLCDPdemeure considérée comme une loi quasi constitutionnelle qui appelle une interprétation large, libérale et téléologique en rapport avec cette nature particulière. Toutefois, on ne saurait substituer à l’analyse textuelle et contextuelle une interprétation libérale et téléologique dans le seul but de donner effet à une autre décision de principe que celle prise par le législateur (Bell Canada c. Bell Aliant Communications régionales, 2009 CSC 40, [2009] 2 R.C.S. 764, par. 49-50, la juge Abella;Gould, par. 50, le juge La Forest, motifs concordants).
[90] Il s’agit d’un point très important de la présente décision sur requête. Étant donné que le pouvoir d’accorder des intérêts se trouvait au paragraphe 53(3), et que le paragraphe 53(3) prévoyait un plafond légal de 5 000 $, les intérêts étaient de ce fait assujettis au plafond légal de 5 000 $ qui s’appliquait aux dommages-intérêts accordés au titre du paragraphe 53(3), sans doute par défaut.
[91] Les intérêts commencent généralement à courir à partir de la date à laquelle l’acte discriminatoire (ou tout autre préjudice) s’est produit et continuent à courir après le jugement jusqu’à ce que la partie reçoive l’indemnité qui lui est due pour le préjudice subi. Par exemple, les Règles de pratique du Tribunal comportent des dispositions à cet effet. Par conséquent, dans le cadre d’une procédure judiciaire, il est quelque peu, voire tout à fait, inhabituel que l’octroi d’intérêts soit assujetti à un plafond légal. Toutefois, il ne ressort pas de la jurisprudence que ce résultat ait conduit à un examen plus approfondi de l’interprétation de l’ancien paragraphe 53(3) dans l’arrêt Rosin, l’arrêt Morgan ou d’autres affaires antérieures à la modification de la LCDP en 1998.
(ii) Décisions ayant adopté une approche différente en matière d’interprétation
(a) Jurisprudence
[92] Le principe énoncé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Chopra CAF, selon lequel le plaignant ne peut obtenir d’autres redressements que ceux que le Tribunal a le pouvoir d’accorder, a été appliqué uniformément, de sorte qu’il est désormais très clair que les tribunaux créés par une loi n’ont pas la compétence inhérente des cours de justice. Le Tribunal doit puiser sa compétence et ses pouvoirs dans sa loi habilitante.
[93] Dans la décision Canada (Procureur général) c. Stevenson, 2003 CFPI 341 (CanLII), la Cour fédérale a estimé que le Tribunal n’avait pas le pouvoir d’ordonner que le défendeur envoie une lettre d’excuses, à moins que ce pouvoir ne soit expressément prévu dans la LCDP ou déduit par implication nécessaire (cette dernière option étant un commentaire général sur la nécessité).
[94] Comme je l’ai mentionné brièvement plus haut, la Cour suprême du Canada a déterminé, dans l’arrêt Mowat CSC, que le Tribunal ne peut pas accorder les frais de justice parce que la LCDP ne prévoit pas expressément le remboursement des dépens, mais seulement celui des dépenses. La Cour suprême du Canada a statué que les frais juridiques ne sont pas inclus dans les dépenses entraînées par l’acte discriminatoire, estimant que le terme « frais juridiques » est un terme dont l’acception est distincte de celle du terme « dépenses ». La Cour n’était pas disposée à interpréter les « dépenses » de manière à englober les « dépens » ou à conclure que le pouvoir d’accorder des dépenses qui constituaient des dépens était déduit par implication nécessaire de la compétence du Tribunal pour accorder une indemnité pour les dépenses.
[95] Plus généralement, la Cour suprême du Canada a conclu dans l’arrêt Mowat CSC que la LCDP ne prévoyait pas de droit distinct au remboursement des dépenses. Parmi les motifs sur lesquels reposait cette conclusion, il y avait le fait que le terme « dépenses » ne figurait que dans certaines dispositions réparatrices de l’article 53 et que d’autres formulations dans chaque disposition comportaient une connotation limitative à l’effet contraire.
[96] En outre, dans l’arrêt Mowat CSC, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur la question de savoir si les frais médicaux entraînés par un préjudice moral découlant d’un acte discriminatoire pouvaient faire l’objet d’une ordonnance de remboursement. La Cour a statué que les dépenses de nature médicale (pour préjudice moral) ne peuvent pas faire l’objet d’une ordonnance de remboursement parce que l’alinéa 53(2)e), qui autorise les dommages-intérêts généraux pour préjudice moral, ne contient pas le terme « dépenses ». Toutefois, la Cour a souligné que les dépenses peuvent être remboursées en application d’autres alinéas de l’article 53 dans lesquels les termes « dépenses » ou « frais » sont expressément mentionnés.
(b) Conclusion
[97] Je ne suis pas convaincue qu’une « interprétation libérale » de la LCDP, telle qu’elle est exigée et appliquée par les cours fédérales et la Cour suprême du Canada dans des affaires plus récentes, permettrait l’octroi d’intérêts en sus des dommages-intérêts en vertu de l’ancien paragraphe 53(3) de la LCDP si la question devait être tranchée aujourd’hui (conformément au libellé en vigueur avant juin 1998). Il semble que l’absence de disposition dans la LCDP autorisant expressément le Tribunal à accorder un type de réparation juridiquement distincte pour compenser une perte de valeur découlant du délai écoulé avant l’obtention d’une réparation pécuniaire serait probablement déterminante pour trancher la question. Il semble plus probable que l’« indemnité » au sens de l’ancien paragraphe 53(3) de la LCDP visait à indemniser la victime qui a souffert un préjudice moral et n’était pas censée inclure la dévaluation de la réparation pécuniaire au fil du temps.
[98] À mon avis, avant la modification de la LCDP en 1998, la conclusion tirée de la common law selon laquelle les tribunaux et certains autres types de décideurs administratifs avaient la capacité et le pouvoir discrétionnaire d’inclure des intérêts dans l’indemnité était généralement raisonnable. Toutefois, il semble qu’il y ait eu une erreur d’interprétation à cet égard dans le cas de la LCDP, à savoir que le Tribunal n’avait pas de pouvoir conféré par la loi et donc le pouvoir discrétionnaire d’accorder des intérêts en vertu de la LCDP, ou que le législateur n’avait pas l’intention d’appliquer le plafond légal aux intérêts sur les dommages-intérêts généraux. L’ajout du libellé au paragraphe 53(4) comme disposition distincte et les autres modifications apportées à l’article 53 représentent des changements considérables de la part du législateur et laissent entrevoir, dans une certaine mesure, de l’insatisfaction à l’égard des conclusions tirées de la common law concernant l’octroi d’intérêts en vertu de la Loi.
[99] Même si je me trompe, à supposer que le raisonnement et la conclusion dans l’arrêt Rosin et les affaires qui ont suivi sont bien fondés, et que les arrêts ultérieurs de la Cour d’appel fédérale et de la Cour suprême du Canada mentionnés plus haut ne changent rien au résultat, il reste à examiner l’inférence de l’arrêt Rosin, à savoir que les plafonds légaux s’appliquaient aux intérêts avant 1998. Je ne suis pas convaincue que le législateur ait voulu, avant les modifications, que le pouvoir d’accorder des intérêts figure dans une disposition selon laquelle les dommages-intérêts sont assujettis au plafond légal. Il s’agit d’un écart trop important par rapport à la pratique habituelle en matière d’adjudication d’intérêts pour que l’on puisse présumer qu’il s’agissait de son intention.
[100] Je dois trancher les questions en litige en m’appuyant sur le libellé de la LCDP et sur la jurisprudence actuelle, et non sur la façon dont la Cour d’appel fédérale a interprété la version de la LCDP antérieure à 1998. À cet égard, je dois interpréter et appliquer un libellé différent de celui en cause dans l’arrêt Rosin et les affaires qui l’ont suivi. Toutefois, je continue de penser que le législateur n’a pas voulu que le pouvoir d’accorder des intérêts figure dans une disposition selon laquelle les dommages-intérêts sont assujettis au plafond légal. Les motifs pour lesquels ce résultat semble être une interprétation déraisonnable de la LCDP après sa modification en 1998 sont exposés ci-après.
(iii) Faut-il continuer d’appliquer la décision Hebert CF et les arrêts Morgan et Rosin?
[101] La décision Hebert CF et les arrêts Morgan et Rosin ont été supplantés par l’introduction du paragraphe 53(4) dans la LCDP dans la mesure où le paragraphe 53(4) élimine tout doute quant à la compétence du Tribunal pour accorder des intérêts. En adoptant le paragraphe 53(4), le législateur a formulé une nouvelle disposition législative autorisant l’octroi d’intérêts. Que le législateur ait eu l’intention de confirmer la jurisprudence antérieure aux modifications qui accordait des intérêts, de clarifier ou de corriger une mauvaise interprétation dans la jurisprudence à cet égard ou encore de remédier à une omission dans la LCDP, il se trouve que la LCDP a été modifiée afin de conférer expressément au Tribunal le pouvoir d’accorder des intérêts. La question qui subsiste est celle de savoir si l’intention du législateur lorsqu’il a modifié la LCDP était de changer l’état du droit ou de corriger une mauvaise interprétation dans la jurisprudence en soustrayant l’octroi d’intérêts de l’application du plafond légal prévu à l’ancien paragraphe 53(3).
[102] Par conséquent, je ne peux pas conclure que la décision Hebert CF, et donc implicitement les arrêts Morgan et Rosin, doivent continuer à être suivis de nos jours sans tenir compte des changements apportés au libellé de la LCDP à la suite des modifications de 1998 ou que les plafonds légaux devraient continuer à s’appliquer aux dommages-intérêts généraux et spéciaux ordonnés en vertu de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP, en l’absence d’un examen de cette question. Il faut donc déterminer l’intention probable du législateur compte tenu de sa décision d’inclure dans la LCDP une disposition explicite et distincte pour l’adjudication d’intérêts, du libellé du paragraphe 53(4), de la formulation des autres modifications apportées à l’article 53, ainsi que de l’ensemble du régime législatif et des objectifs de la LCDP.
D. Divergence postérieure aux modifications de 1998
[103] La possibilité que le législateur ait eu l’intention de changer l’état du droit n’a pas été expressément envisagée dans les affaires dont a été saisi le Tribunal après la modification de la LCDP en 1998. Dans plusieurs décisions subséquentes, le Tribunal a estimé que les intérêts étaient assujettis au plafond prévu à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP. Il n’a cependant pas analysé l’effet des modifications. Il n’a pas procédé à une analyse législative et n’a pas examiné les facteurs répertoriés dans l’arrêt Rizzo dans le cadre de l’approche moderne de l’interprétation législative. Je souscris à l’argument de la Commission selon lequel les décisions où le Tribunal a appliqué l’ancienne jurisprudence postérieure à la modification de la LCDP en 1998 ne font pas état d’un examen adéquat de l’effet des modifications législatives apportées par l’ajout du paragraphe 53(4) à la LCDP. Les décisions postérieures aux modifications dans lesquelles le Tribunal a accordé des intérêts en vertu du paragraphe 53(4) de la LCDP sans les assujettir au plafond légal ne mentionnaient pas le plafond légal. En outre, Le Tribunal a accordé des intérêts dans ces affaires sans procéder à une analyse des principes d’interprétation législative pour expliquer l’effet des modifications et la conclusion (implicite) selon laquelle les intérêts ne sont pas assujettis au plafond légal. Le Tribunal n’a pas non plus établi de distinction avec ses décisions dans lesquelles il a appliqué le plafond légal aux intérêts. Il est difficile de comprendre cette divergence dans la pratique, car aucun des deux courants jurisprudentiels n’est étayé par une véritable analyse au regard de l’effet des modifications de 1998.
[104] Certaines des décisions postérieures aux modifications de 1998 portaient sur des plaintes déposées avant l’adoption de ces modifications. Les affaires Gagnon, Warman, Kyburz et Mowat TCDP en font partie. Par exemple, les décisions Gagnon et Mowat TCDP ont été publiées en 2002 et en 2005 respectivement. Ces décisions concernaient des plaintes déposées avant 1998 et reposaient sur le libellé de la LCDP dans la version antérieure à juin 1998, lequel ne mentionnait pas expressément les intérêts.
[105] Peut-être que les affaires antérieures à 1998 dans lesquelles les décisions ont été rendues des années plus tard ont semé la confusion ou ont obscurci les choses. Pour une raison quelconque, certaines décisions rendues par le Tribunal après l’adoption des modifications ont continué à suivre la pratique consistant à inclure les intérêts dans les dommages-intérêts généraux ou spéciaux et ordonné que les intérêts accordés soient assujettis au plafond légal de 20 000 $; les décisions Hughes ( 2018), Kelsh ( 2019), Christoforou ( 2021), ainsi que Philps et Luckman (2022) en sont cinq exemples récents. Ces décisions comportent souvent une déclaration portant que « [l]es intérêts courus ne devraient pas donner une indemnité totale qui dépasse le maximum prescrit dans la Loi »
. Certaines décisions invoquent dans leurs motifs la jurisprudence antérieure, comme la décision Hebert CF (fondée sur les arrêts Morgan et Rosin), ou s’appuient sur elle au moyen d’une citation.
[106] La Commission souligne à juste titre que, dans de nombreuses autres décisions récentes, le Tribunal a ordonné l’octroi d’intérêts en tant que réparation distincte en vertu du paragraphe 53(4) de la LCDP. Parmi les exemples de cette approche figurent les décisions Cassidy (2012), Alizadeh-Ebadi (2017), Aéropro et O’Bomsawin (2019), Premières Nations (TCDP en 2019 et la Cour fédérale en 2021), André (2021), ainsi qu’Abadi (2023). Il ne fait aucun doute que cette discordance persistante engendre également de la confusion.
E. La divergence dans la jurisprudence postérieure aux modifications a-t-elle été résolue?
[107] Les parties soutiennent que la jurisprudence a résolu cette divergence d’opinions au sein du Tribunal. Cependant, elles ne s’entendent pas sur le résultat.
[108] Avec égards, je ne souscris pas à l’argument de la Commission selon lequel la Cour fédérale a confirmé dans la décision Premières Nations que les intérêts ne sont pas assujettis au plafond légal. La décision du Tribunal d’accorder des intérêts n’était pas en cause dans cette affaire. Il n’y a aucune raison de penser que la Cour fédérale a examiné dans sa décision la question qui est en litige en l’espèce. Si c’était le cas, elle l’aurait précisé.
[109] Je vais maintenant me pencher sur l’argument d’UPS selon lequel le Tribunal a déjà examiné cette question dans les décisions Philps et Luckman et a jugé que les plafonds légaux prévus par la LCDP incluent les intérêts. En toute déférence, ces décisions ne font que citer et appliquer l’ancienne jurisprudence. Elles ne comportent aucune analyse de cette question à la lumière des modifications législatives de 1998.
[110] Je me suis demandé si la Cour fédérale ou la Cour suprême du Canada s’était prononcée sur l’octroi d’intérêts par le Tribunal dans le cadre de plaintes déposées après la modification de la LCDP en 1998. La question en litige soulevée dans le cadre de la présente décision sur requête ne semble pas avoir été abordée par une juridiction supérieure dans le contexte de la LCDP. La divergence dans la jurisprudence postérieure aux modifications relativement à l’application du plafond légal aux intérêts n’a pas été résolue.
F. L’arrêt Mowat de la Cour suprême du Canada
[111] Cependant, l’arrêt Mowat CSC, rendu par la Cour suprême du Canada en 2011, contient, au paragraphe 9, une observation sur le fait que le Tribunal a appliqué le plafond légal aux intérêts (au paragraphe 7 dans la décision Mowat TCDP, la décision sur le fond rendue par le Tribunal). Comme je l’ai mentionné précédemment, la décision Mowat TCDP fait partie des affaires antérieures, tranchées après la modification de la LCDP en 1998, mais qui portent sur des actes discriminatoires commis avant les modifications. Par conséquent, l’observation formulée par la Cour suprême du Canada concerne, en fait, les affaires antérieures aux modifications de 1998 et ne résout pas la divergence dans la jurisprudence postérieure aux modifications. En outre, le commentaire figurant au paragraphe 9 fait partie du résumé rédigé par la Cour des instances antérieures dans cette affaire afin de fournir un contexte pour son analyse de la question des dépens dont elle était saisie. Il ne fait donc pas partie de l’analyse directe effectuée par la Cour et n’est donc pas à proprement parler en obiter. De plus, Mme Peters, la Commission et UPS n’ont pas laissé entendre que l’arrêt Mowat CSC contenait des commentaires favorables à l’application du plafond légal aux intérêts, ni soulevé cette question pour que je l’examine. Le Tribunal n’est pas tenu de traiter les commentaires contextuels ou non contraignants d’une cour, fût-elle supérieure, comme s’il s’agissait d’une décision qui le lierait. Cependant, l’observation a été formulée par la Cour suprême du Canada. Malgré ma conclusion qu’il ne s’agit pas d’une décision exécutoire et qu’elle n’est pas, à proprement parler, en obiter, j’ai estimé que je devais prendre bonne note de l’observation de la Cour au sujet de l’application du plafond légal à l’adjudication de dommages-intérêts généraux dans la décision Mowat TCDP, déterminer si l’observation de la Cour n’est pas contraignante mais reste en quelque sorte persuasive et examiner attentivement le raisonnement sous-tendant cette décision.
[112] Dans l’arrêt Mowat CSC, la Cour suprême du Canada a instruit un appel interjeté à l’égard d’une décision autre que Mowat TCDP. La Cour a entendu un pourvoi à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel fédérale concernant une décision de la Cour fédérale qui a procédé au contrôle judiciaire de la décision sur requête du Tribunal Mowat c. Forces Armées Canadiennes, 2006 TCDP 49 [la « décision sur requête Mowat du TCDP relative aux dépenses »]. La décision sur requête Mowat du TCDP relative aux dépenses est la décision sur requête dans laquelle le Tribunal a conclu qu’il pouvait accorder des frais d’audience et des frais juridiques à titre de dépenses. C’est cette décision sur requête qui a été rejetée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Mowat CSC en 2011. Comme je l’ai expliqué ci-dessus, la Cour suprême du Canada n’a pas souscrit à la décision du Tribunal d’adjuger des dépens. La Cour a conclu que les dépens ne constituent pas des dépenses remboursables en vertu de l’ancien alinéa 53(3)c) de la LCDP, car si cette disposition conférait expressément au Tribunal le pouvoir d’accorder le remboursement des frais, elle ne lui conférait pas expressément le pouvoir d’adjuger des dépens. Le commentaire de la Cour au sujet de l’adjudication des intérêts, que j’examine ici, portait sur la décision antérieure Mowat TCDP, rendue par le Tribunal en 2005, qui concernait le bien-fondé de la plainte et d’autres questions en matière de redressement, ainsi que sur la décision sur requête concernant les frais juridiques qui a été rendue ultérieurement par le Tribunal (la décision sur requête Mowat du TCDP relative aux dépenses).
[113] Comme je l’ai indiqué, l’observation formulée par la Cour suprême au sujet de la décision Mowat TCDP se trouve au paragraphe 9. Les juges LeBel et Cromwell, qui ont rédigé le jugement unanime de la Cour dans l’arrêt Mowat CSC, se sont exprimés ainsi au sujet de la décision sur le fond Mowat TCDP : « Le Tribunal accorde à l’appelante la somme de 4 000 $ qui, majorée de l’intérêt, atteint 5 000 $, soit le maximum alors prévu par la loi pour le préjudice moral (par. 7). »
[non souligné dans l’original]. Telle est la portée du commentaire contextuel de la Cour.
[114] Je reviens sur le fait qu’il s’agit d’une déclaration dans les paragraphes des motifs de la Cour qui décrivent l’historique de l’instance; cette déclaration concerne le résultat de l’adjudication de dommages-intérêts dans une décision antérieure du Tribunal. En effet, le Tribunal a plafonné à 1 000 $ le montant des intérêts que la plaignante pouvait recevoir. La Cour suprême du Canada n’était pas appelée à se prononcer sur cette question ou sur le point de droit en cause en l’espèce. Néanmoins, je me suis demandé si ce commentaire pouvait peut-être, en quelque sorte, sembler entériner implicitement les motifs étayant la notion selon laquelle les intérêts sont assujettis au plafond légal. Cependant, on ne saurait présumer que la Cour suprême a pris en considération et retenu les motifs du Tribunal dans la décision Mowat TCDP pour accorder des intérêts en sus des dommages-intérêts généraux et assujettir les intérêts au plafond légal. Le Tribunal est parvenu à sa décision sans procéder à une analyse ni fournir de motifs.
[115] Pour ces raisons, le commentaire dans l’arrêt Mowat CSC, selon lequel le plafond légal s’appliquait aux intérêts accordés dans la décision Mowat TCDP, n’est pas contraignant et, s’il était en obiter ou devait être pris en considération, en tant que simple remarque, il n’est pas persuasif. En outre, l’allégation selon laquelle la Cour a retenu le traitement des intérêts par le Tribunal n’est pas pertinente dans le contexte législatif postérieur à 1998, puisqu’une disposition distincte a été ajoutée dans la LCDP pour permettre l’octroi d’intérêts. La question en litige soulevée dans la présente décision sur requête doit être tranchée à la lumière du texte législatif modifié.
[116] Toutefois, l’observation relative à l’application du plafond légal rejoint vraisemblablement l’argument avancé plus haut dans les présents motifs selon lequel, de nos jours, la Cour suprême du Canada ne souscrirait probablement pas à l’interprétation législative antérieure à 1998 selon laquelle des intérêts pouvaient être accordés en sus des dommages-intérêts généraux en vertu de la LCDP, étant donné que rien dans l’ancien paragraphe 53(3) ne conférait expressément ce pouvoir.
[117] Au paragraphe 39, la Cour suprême du Canada a aussi constaté que la plaignante avait obtenu une indemnité pour préjudice moral en application de l’ancien paragraphe 53(3) et a souligné que dans la décision sur le fond (Mowat TCDP), le Tribunal avait refusé le remboursement de ses frais médicaux parce que la disposition de la LCDP en question ne mentionnait pas les « dépenses».
[118] En ce qui concerne l’adjudication des dépens à titre de dépenses, la Cour s’est exprimée ainsi au paragraphe 41 :
Enfin, pour ce qui est du texte de la Loi, il vaut la peine de signaler qu’il plafonne très strictement le dédommagement que le Tribunal peut accorder pour le préjudice moral infligé par l’acte discriminatoire. Rappelons aussi qu’il ne prévoit pas explicitement le remboursement des frais engagés pour l’obtention de ce dédommagement. Au moment où s’est déroulée l’instance, la somme maximale susceptible d’être accordée s’élevait à 5 000 $. Selon l’interprétation que retient le Tribunal (des dépenses dans la décision sur requête Mowat du TCDP relative aux dépenses), il est habilité à indemniser la victime qui a souffert un préjudice moral, de manière distincte, d’une part, et à adjuger des dépens dont le montant peut être illimité, d’autre part. Il est difficile de concilier cette interprétation avec la limitation de l’indemnité ou le fait que le par. 53(3) ne prévoit pas expressément le pouvoir d’accorder le remboursement des frais.
[Non souligné dans l’original.]
[119] La Cour suprême du Canada n’était pas disposée à inclure les dépens dans l’indemnité prévue à l’ancien paragraphe 53(3), notamment parce que l’adjudication des dépens est théoriquement illimitée et que l’ancien paragraphe 53(3) limitait le montant pouvant être accordé à titre de dommages-intérêts. En outre, l’ancien paragraphe 53(3) n’autorisait pas expressément ce type de dépenses. De même, les intérêts sont habituellement accordés par les tribunaux pour un montant potentiellement illimité et n’étaient pas expressément mentionnés dans l’ancien paragraphe 53(3). À vrai dire, le commentaire de la Cour au paragraphe 41 rend difficile le rapprochement entre l’ancien paragraphe 53(3) et les décisions antérieures aux modifications qui ont inclus les intérêts dans les dommages-intérêts généraux prévus au paragraphe 53(3) dont le montant était limité, ou le rapprochement entre ces affaires et l’absence d’autorisation expresse d’accorder des intérêts.
[120] On peut à tout le moins se demander si la Cour suprême du Canada aurait été disposée à interpréter le terme « indemnité » au sens du paragraphe 53(3) comme englobant le terme « intérêts »), étant donné les objectifs et la nature différents de ces réparations, comme je l’ai expliqué plus haut, ou si elle aurait concilié les répercussions de l’inclusion des intérêts dans une disposition qui limite strictement le montant des dommages-intérêts généraux.
[121] Quoi qu’il en soit, mon analyse n’est pas guidée par l’observation de la Cour concernant l’application du plafond légal aux intérêts avant la modification de la LCDP en 1998, mais plutôt par l’approche adoptée par la Cour suprême du Canada en matière d’interprétation législative, laquelle est déterminante et lie notre Tribunal.
G. Est-il raisonnable d’appliquer le plafond légal aux intérêts accordés après les modifications?
[122] La question de savoir si le plafond légal limite la compétence du Tribunal (et son pouvoir discrétionnaire) en matière d’octroi d’intérêts peut constituer un enjeu important pour les plaignants qui obtiennent gain de cause, en particulier ceux qui attendent depuis longtemps que justice soit faite. Depuis la décision Mowat TCDP qui a été rendue en 2005, le montant des intérêts a été plafonné à 1 000 $. Non seulement la plaignante a peut-être été privée du montant total des intérêts courus avant le jugement qu’elle était en droit de recevoir pour la période allant de 1998 à 2005, mais la décision du Tribunal a peut-être également eu pour effet de l’empêcher de recevoir les intérêts courus après le jugement en raison du plafond légal.
[123] Comme je l’ai mentionné, les Règles du Tribunal prévoient que les intérêts continuent de courir jusqu’à ce que le plaignant reçoive l’indemnité qui lui a été accordée. Il en va de même pour les intérêts accordés par les tribunaux sur la base de la jurisprudence. Cette façon de faire garantit l’équité envers les plaignants qui ont obtenu gain de cause et qui n’ont pas encore reçu l’indemnité à laquelle ils ont droit.
[124] Si les intérêts devaient être assujettis au plafond légal à la suite de la modification de la LCDP, les intimés pourraient être incités à ne pas payer l’indemnité qu’ils doivent au plaignant en temps voulu. Par exemple, en raison du plafonnement des intérêts ordonné par le Tribunal dans la décision Mowat TCDP , l’intimée s’est vu offrir la possibilité de continuer à percevoir des intérêts sur l’indemnité totale ou de retirer d’autres avantages de la rétention de ces sommes, au lieu de la plaignante (je ne veux pas laisser entendre que c’est ce qui s’est produit, mais seulement illustrer le risque).
[125] Cependant, indépendamment des enjeux politiques, je dois déterminer s’il est raisonnable d’interpréter la LCDP de façon à appliquer le plafond légal aux intérêts à la suite des modifications compte tenu du libellé de la LCDP. Je trouve convaincant l’argument selon lequel la décision d’inclure des intérêts dans l’indemnité accordée au titre de l’ancien paragraphe 53(3) ne concordait pas avec l’objet de la LCDP et l’« approche compensatoire » requise par cette loi, comme l’ont déjà statué la Cour suprême du Canada et les cours fédérales. Cette approche compensatoire continue de s’appliquer de nos jours. À l’exception des dommages-intérêts pour un acte délibéré ou inconsidéré, la LCDP vise à accorder des réparations qui remettent le plaignant dans la situation où il se serait trouvé si l’acte discriminatoire n’avait pas été commis. Les intérêts sont nécessaires pour atteindre réellement cet objectif législatif. On peut soutenir que, d’entrée de jeu, le Tribunal aurait dû être expressément autorisé à ordonner le versement d’intérêts dès l’entrée en vigueur de la LCDP.
[126] Si les intérêts devaient continuer d’être assujettis au plafond légal après la modification de la LCDP, les intérêts sur une indemnité courus avant le jugement pourraient réduire la marge restante sous le plafond légal applicable aux dommages-intérêts généraux et spéciaux qui pourraient être accordés ou bien aux intérêts courus après le jugement, ou, à l’inverse, les dommages-intérêts accordés pourraient réduire le montant des intérêts perçus par rapport à ce qui aurait probablement été ordonné autrement. Lorsque les dommages-intérêts accordés sont considérables et que le plafond légal est appliqué, cette pratique a pour effet concret de « déshabiller Pierre pour habiller Paul »
.
[127] Avant la modification de la LCDP, le plaignant qui s’était vu accorder 5 000 $ en dommages-intérêts généraux n’aurait pas eu droit à des intérêts sur ses dommages-intérêts généraux en raison de l’application du plafond légal. La décision Canada (Procureur général) c. Green (1re inst.), 2000 CanLII 17146 (CF), au paragraphe 182, illustre cette situation. La Cour fédérale a conclu que, comme le Tribunal avait accordé une indemnité jusqu’à concurrence du plafond fixé de 5 000 $, il ne restait aucune marge pour accorder des intérêts. Si l’ancienne jurisprudence continuait à s’appliquer, le plaignant qui se verrait accorder 20 000 $, à la suite de la hausse du plafond légal, n’aurait pas droit à des intérêts sur ses dommages-intérêts généraux en raison de l’application de ce même plafond légal.
[128] Le Tribunal accorde souvent un montant moindre en dommages-intérêts et intérêts, de sorte que, même dans le cas où il y a attribution du total des intérêts applicables, le montant global de la réparation reste inférieur au plafond légal. Toutefois, le plafond légal devrait être appliqué uniformément dans toutes les affaires, le cas échéant, y compris dans le cas où il y a attribution de dommages-intérêts considérables. Si le plaignant se voit accorder des intérêts sur des dommages-intérêts généraux et que le montant des dommages-intérêts généraux et des intérêts dépasse le plafond, alors le plaignant ne reçoit qu’une partie des intérêts ou des dommages-intérêts accordés.
[129] L’octroi du montant maximal en dommages-intérêts généraux ou spéciaux est réservé aux actes discriminatoires les plus répréhensibles sur lesquels le Tribunal est appelé à statuer. Les dommages-intérêts sont accordés sur une base individuelle et varient d’une affaire à l’autre. Pour ce faire, le Tribunal aura entendu la preuve et exercé son pouvoir discrétionnaire afin de déterminer ce qui est juste et raisonnable. Il est injuste pour le plaignant qui a obtenu gain de cause de se voir refuser des intérêts en raison d’une règle rigide qui ne s’adapte pas à sa situation personnelle. Je ne vois rien qui justifie une attribution des intérêts aux plaignants de façon arbitraire et incohérente en fonction du montant des dommages-intérêts qui leur sont accordés, sauf pour des raisons mathématiques. Les dommages-intérêts et les intérêts indemnisent les victimes des préjudices ou des pertes de nature différente.
[130] Il n’est ni juste ni raisonnable d’accorder la totalité des intérêts possibles aux plaignants qui ont obtenu gain de cause et qui ont subi une forme de discrimination relativement mineure ou qui entraîne moins de conséquences, et de refuser la totalité des intérêts possibles aux victimes des actes discriminatoires les plus répréhensibles. L’inégalité de traitement sur le plan juridique est aux antipodes de l’objet de la LCDP. Par conséquent, il est important de ne pas se contenter d’appliquer l’ancienne jurisprudence et de déterminer d’abord si la LCDP comporte une limite légale à l’octroi d’intérêts. Les victimes de discrimination les plus vulnérables qui comparaissent devant le Tribunal ne devraient pas être affectées de manière aussi injustifiable, à moins que sa loi habilitante ne fasse obstacle au Tribunal.
[131] Étant donné que l’objet de la LCDP vise à rétablir la situation du plaignant, sous réserve de l’exception des dommages-intérêts pour un acte délibéré ou inconsidéré, le recouvrement partiel des intérêts ne constitue pas une interprétation raisonnable de la LCDP, en l’absence d’un pouvoir conféré expressément par cette même loi.
H. Analyse des modifications législatives
[132] En 1998, le législateur a clairement indiqué qu’il entendait qu’un plaignant ait droit à des intérêts lorsqu’il a modifié la LCDP afin de conférer expressément au Tribunal le pouvoir d’accorder des intérêts au paragraphe 53(4). Son intention est claire. Le paragraphe 53(4) prévoit expressément que le Tribunal peut accorder des intérêts.
[133] L’application du plafond légal aux intérêts accordés sur les dommages-intérêts généraux n’était pas raisonnable compte tenu de l’objet de la LCDP et de son approche compensatoire. Il s’agissait vraisemblablement de la raison pour laquelle le législateur a décidé de modifier la LCDP en 1998 afin de créer une disposition distincte dans la LCDP pour conférer expressément au Tribunal le pouvoir d’accorder des intérêts. À mon avis, il est significatif que le législateur ait choisi de formuler à l’article 53 de la LCDP un paragraphe distinct portant sur les intérêts. Le législateur a en effet retiré les intérêts du libellé de la loi qui autorisait l’octroi de dommages-intérêts généraux. Le législateur semble vraisemblablement avoir inclus les intérêts dans une disposition distincte de celles contenant les plafonds légaux à l’article 53 afin de soustraire les intérêts à l’application du plafond légal. En outre, le moment choisi pour apporter des modifications en 1998, à la suite de l’évolution de l’interprétation judiciaire de l’ancien paragraphe 53(3), selon laquelle le plafond légal s’appliquait aux intérêts, est compatible avec cette intention, tout comme la teneur des modifications elles-mêmes.
[134] Il n’y a rien dans le libellé du paragraphe 53(4) lui-même qui laisse entendre que le plafond légal s’applique toujours aux intérêts. Le paragraphe 53(4) de la LCDP ne contient aucun terme qui permet de le relier au plafond des dommages-intérêts prévu à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3), par exemple l’expression « sous réserve » pour assujettir le paragraphe 53(4) à ces dispositions et les rendre applicables.
[135] On peut soutenir que l’application du plafond légal des dommages-intérêts va à l’encontre de l’intention du législateur d’autoriser expressément l’octroi discrétionnaire d’intérêts lorsqu’il a ajouté le paragraphe 53(4) à la LCDP. Une conclusion selon laquelle le plafond légal s’applique aux intérêts conduit au déni éventuel des intérêts sur les dommages-intérêts généraux et spéciaux, alors que le législateur avait clairement l’intention de conférer sans équivoque au Tribunal le pouvoir d’accorder des intérêts lorsqu’il a adopté le paragraphe 53(4). Je conclus qu’il faut un libellé qui exige expressément l’application d’un plafond légal ou une autre règle impérative d’interprétation législative, notamment par déduction nécessaire, afin d’interpréter de manière différente le libellé du paragraphe 53(4) qui prévoit clairement que le Tribunal peut accorder des intérêts. Il n’y a pas de disposition qui prévoit expressément que les intérêts sont assujettis au plafond légal.
[136] Le Tribunal doit interpréter le libellé du paragraphe 53(4) de la LCDP et appliquer celui-ci à la lumière de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3), d’autres articles connexes de la LCDP et du contexte fourni par la LCDP dans son ensemble. Ce faisant, le Tribunal ne doit pas oublier le sens ordinaire des mots dans la disposition en cause.
[137] Une question fondamentale qu’il reste à trancher est celle de savoir si, en modifiant la LCDP de la manière dont il l’a fait, le législateur a inclus d’autres termes dans la modification de l’article 53 qui démontrent qu’il voulait que le plafond légal continue de s’appliquer aux intérêts.
[138] Le législateur a intégré le nouveau pouvoir exprès du Tribunal d’accorder des intérêts au titre du paragraphe 53(4) de la LCDP à l’intérieur de l’article 53, plutôt qu’ailleurs dans la LCDP, de concert avec la version actuelle de l’alinéa 53(2)e), qui autorise expressément l’octroi de dommages-intérêts généraux pour préjudice moral, un nouveau plafond légal de 20 000 $ pour les dommages-intérêts généraux à l’alinéa 53(2)e), ainsi que des dommages-intérêts spéciaux pour un acte délibéré ou inconsidéré commis par un intimé au nouveau paragraphe 53(3) de la LCDP, sous réserve d’un plafond légal révisé de 20 000 $. L’une des questions qui se posent est celle de savoir si ce contexte l’emporte sur le sens ordinaire du libellé du paragraphe 53(4) ou le modifie.
[139] Le terme « intérêts » ne figure pas à l’alinéa 53(2)e) de la LCDP qui vise les dommages-intérêts généraux; il est toutefois mentionné au paragraphe 53(4). Suivant la même logique que dans l’arrêt Mowat CSC concernant le pouvoir conféré par la loi au Tribunal de rembourser des dépenses, je ne m’attends pas à ce que des intérêts puissent encore faire l’objet d’une ordonnance fondée sur l’alinéa 53(2)e) de la LCDP comme s’ils faisaient partie des dommages-intérêts généraux pour préjudice moral conformément à cet alinéa. Les intérêts sont accordés séparément au paragraphe 53(4). Il n’est pas nécessaire d’« interpréter » l’alinéa 53(2)e) comme incluant les intérêts pour trouver la compétence d’accorder des intérêts.
[140] L’ancien paragraphe 53(3) prévoyait que le Tribunal pouvait ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime « une indemnité » maximale de 5 000 $ (« as the Tribunal may determine » en anglais). Comme je l’ai expliqué, le terme « indemnité » (« compensation » en anglais) n’est plus utilisé. En revanche, l’alinéa 53(2)e) permet au Tribunal d’ordonner que la personne qui a commis l’acte discriminatoire indemnise la victime qui a souffert un préjudice moral. L’alinéa 53(2)e), qui fixe le plafond légal des dommages-intérêts généraux, vise clairement les dommages-intérêts pour préjudice moral. Il n’inclut plus les dommages-intérêts pour d’autres raisons que le Tribunal pourrait estimer indiquées (« as the Tribunal may determine » en anglais), car ces mots ont également été supprimés de la version anglaise à la suite des modifications.
[141] Le paragraphe 53(3), qui permet au Tribunal d’accorder des dommages-intérêts spéciaux, conserve le terme « indemnité » (« compensation » en anglais). Toutefois, il n’est plus nécessaire d’interpréter le terme « indemnité » comme incluant des intérêts, car ces derniers font l’objet d’une disposition distincte au paragraphe 53(4) de la LCDP. Comme je l’ai mentionné précédemment, l’ajout du paragraphe 53(4) par le législateur est compatible avec la prémisse selon laquelle, d’entrée de jeu, le terme « intérêts » ne devait probablement pas être interprété comme étant inclus dans l’« indemnité » dans le contexte de cette disposition. En outre, en raison des modifications apportées à l’article 53, il est désormais clair que le paragraphe 53(3) ne vise que les dommages-intérêts spéciaux.
[142] Avec égards, je ne souscris pas à l’argument d’UPS selon lequel il faut que l’expression « in addition to » en anglais figure au paragraphe 53(4) pour que les intérêts constituent une réparation distincte, séparée des plafonds légaux de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP. Le législateur n’utilise pas de mots inutilement et ces mots sont inutiles. Il ressort déjà du contexte de l’ensemble des paragraphes 53(2) à (4) que les intérêts accordés en vertu du paragraphe 53(4) constituent une réparation distincte dans l’ordonnance. Le paragraphe 53(2) autorise le Tribunal à rendre une ordonnance « selon les circonstances » (« and include in the order any of the following terms that the member or panel considers appropriate »
en anglais).
[143] En outre, les intérêts ne s’appliquent pas exclusivement aux dommages-intérêts généraux et spéciaux prévus à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3). L’article 53 englobe un éventail de réparations de nature compensatoire plus large que les dommages-intérêts généraux et spéciaux. Les intérêts s’appliquent « sur l’indemnité » accordée au titre de l’article 53 (« an order to pay compensation under this section [i.e. section 53] » en anglais). Des intérêts peuvent être ordonnés pour toute indemnité autorisée par l’article 53, notamment l’indemnité pour perte de salaire et les frais connexes. Autrement dit, des intérêts peuvent être ordonnés pour les indemnités autorisées qui ne sont pas assujetties à un plafond légal. Selon le libellé de la LCDP après sa modification, le plafond légal ne s’applique clairement qu’aux dommages-intérêts généraux et spéciaux, pas aux intérêts.
[144] UPS soutient que l’utilisation dans ce contexte du terme « include » en anglais signifie que les intérêts peuvent être inclus dans l’indemnité pour préjudice moral et qu’ils seraient alors assujettis au plafond légal. Cet argument n’est pas convaincant puisque le paragraphe 53(4) de la LCDP permet d’accorder des intérêts sur toute réparation pécuniaire. L’interprétation suggérée par UPS créerait une redondance dans le contexte de l’article 53, ce qui n’est pas convaincant.
[145] UPS fait valoir que les expressions « may include » et « in addition to » dans la version anglaise de l’article 53 laissent entrevoir des effets inverses. Avec égards, je ne suis pas d’accord pour dire que ces choix de formulation indiquent une intention différente du législateur dans les différents paragraphes de l’article 53 de la LCDP. À la lecture de l’article 53 dans son intégralité, les deux « choix de formulation » sont utilisés pour exprimer le caractère discrétionnaire des indemnités concernées. Dans ce contexte, ces termes, bien que différents, ne se contredisent pas. Leur utilisation garantit la cohérence de l’article 53 dans son intégralité.
[146] Rien dans l’article 53 n’indique que les dommages-intérêts généraux et spéciaux doivent être traités différemment, en ce qui concerne l’adjudication des intérêts, des autres possibilités d’adjudication d’intérêts sur les réparations pécuniaires prévues à l’article 53. Le paragraphe 53(4) de la LCDP, qui prévoit que le Tribunal peut accorder des intérêts sur l’indemnité versée au titre de l’article 53, confirme le fait que tous les intérêts accordés doivent être traités de la même manière. Essentiellement, les intérêts sont accordés en sus des dommages-intérêts attribués dans le cadre d’une ordonnance. Le paragraphe 53(4) de la LCDP autorise l’adjudication d’intérêts sur toute « indemnité » ordonnée par le Tribunal en application de l’article 53. Si les dommages-intérêts généraux et spéciaux devaient toujours être traités différemment des autres types d’indemnité en raison des plafonds légaux, l’article 53 devrait être rédigé différemment.
[147] L’emploi du verbe « ordonner » à l’alinéa 53(2)e) appuie cet argument à l’égard des dommages-intérêts généraux, puisque la disposition prévoit que « le membre instructeur […] peut […] ordonner, selon les circonstances, à la personne […] e) [des dommages-intérêts généraux] »
.
[148] Ce n’est pas aussi clair en ce qui concerne les dommages-intérêts spéciaux, car le paragraphe 53(3) de la LCDP prévoit que, « [o]utre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2) »
, le Tribunal peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer des dommages-intérêts spéciaux. Le paragraphe 53(2) établit clairement que l’inclusion des intérêts dans l’ordonnance signifie que ceux-ci peuvent s’appliquer à toutes les indemnités accordées dans l’ordonnance, alors que suivant le paragraphe 53(3), les intérêts ne s’appliqueraient qu’à une réparation précise assujettie au plafond légal. Toutefois, je ne suis pas convaincue que le législateur ait voulu que seuls les intérêts accordés sur des dommages-intérêts spéciaux soient assujettis au plafond légal. Cette interprétation n’est pas raisonnable à la lumière de l’ensemble du régime législatif et de l’objet de la LCDP.
[149] Suivant le raisonnement adopté par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Mowat CSC, je conclus que le plafond légal s’applique aux réparations précises accordées ou aux modalités éventuelles fixées dans une ordonnance dans laquelle figurent les énoncés « jusqu’à concurrence de 20 000 $ »
ou « une indemnité maximale de 20 000 $ »
(les « plafonds légaux » dans les présents motifs). En outre, rien dans le paragraphe 53(4) de la LCDP ou dans les dispositions entourant l’article 53 n’indique que l’application du paragraphe 53(4) varie en fonction des dispositions qui prévoient le paiement d’une indemnité aux plaignants à l’article 53.
[150] Enfin, le paragraphe 53(4) prévoit que « le membre instructeur peut accorder des intérêts sur l’indemnité au taux et pour la période qu’il estime justifiés »
. Le paragraphe 53(4) de la LCDP confère expressément au Tribunal le pouvoir d’accorder des intérêts, sous réserve des règles visées à l’article 48.9. Le Tribunal a énoncé des règles de pratique à cet égard.
[151] Ce n’est pas la teneur des règles qui pose problème. Le fait est que le législateur s’est penché sur la question de savoir si le pouvoir du Tribunal d’accorder des intérêts devait faire l’objet d’une disposition expresse et qu’il a formulé cette disposition. Si le législateur avait estimé que les intérêts accordés sur les dommages-intérêts généraux et spéciaux devaient être assujettis au plafond légal, il aurait pu le préciser au paragraphe 53(4) de la LCDP. Il a plutôt choisi de conférer au Tribunal, par l’intermédiaire de ses Règles, un pouvoir discrétionnaire considérable en matière d’octroi d’intérêts.
[152] Par ailleurs, une application du plafond légal aux intérêts accordés irait à l’encontre du libellé du paragraphe 53(4), lequel permet au Tribunal de fixer des règles concernant l’octroi d’intérêts pour « la période qu’il estime justifié[e] »
. Selon les circonstances, l’application d’un plafond légal aux intérêts annule l’accumulation des intérêts. Il ne serait pas logique que le législateur autorise le Tribunal à établir des règles sur la durée de l’accumulation des intérêts, mais que le plafond légal des intérêts continue de s’appliquer. Le législateur ne conférerait pas au Tribunal le pouvoir de créer des règlements d’application qui contredisent la loi sans exprimer cette intention. Le législateur est présumé légiférer de façon à assurer la cohérence interne de la législation, à moins qu’une disposition expresse n’indique le contraire.
[153] Par conséquent, la décision du Tribunal de choisir une date de début et une date de fin pour l’accumulation des intérêts conformément aux Règles, et assujettir ensuite l’adjudication des intérêts au plafond légal, semble constituer une erreur. Rien dans le paragraphe 53(4) n’autorise expressément cette approche. Bien que les intérêts soient accordés de manière discrétionnaire, l’application du plafond légal va à l’encontre du pouvoir conféré au Tribunal par le paragraphe 53(4) d’établir des règles concernant les dates de début et de fin pour l’accumulation des intérêts.
[154] À mon avis, le pouvoir d’établir des règles expressément conféré au Tribunal par le paragraphe 53(4) de la LCDP est conforme à l’intention du législateur, à savoir que les intérêts accordés au titre du paragraphe 53(4) constituent une réparation distincte et indépendante, mais aussi discrétionnaire. Bien que le Tribunal accorde des intérêts à sa discrétion, qu’il soit autorisé à établir ses propres règles à cet égard et qu’il dispose d’un pouvoir discrétionnaire en vertu des Règles, il n’est pas nécessaire qu’il exerce son pouvoir discrétionnaire afin d’étendre l’application du plafond aux intérêts, et il n’existe plus de fondement légal à l’appui.
VI. Conclusion
[155] L’adjudication d’intérêts peut s’appliquer à l’octroi de dommages-intérêts généraux au titre de l’alinéa 53(2)e) ou de dommages-intérêts spéciaux au titre du paragraphe 53(3) de la LCDP. Le Tribunal peut ordonner le versement d’intérêts sur toutes les autres indemnités prévues à l’article 53, notamment pour le manque à gagner ou le remboursement des dépenses. L’adjudication d’intérêts est autorisée par le paragraphe 53(4) de la LCDP.
[156] Les intérêts ne sont pas assujettis aux plafonds prévus à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP qui s’appliquent à l’octroi de dommages-intérêts généraux ou spéciaux. L’octroi discrétionnaire des intérêts fait l’objet d’une réparation distincte des dommages-intérêts accordés à Mme Peters; le montant des intérêts ne doit pas être considéré comme faisant partie des dommages-intérêts généraux ou des dommages-intérêts spéciaux, lesquels sont assujettis à un plafond légal.
[157] Les intérêts accordés à Mme Peters doivent être calculés conformément à l’article 46 des Règles, en fonction de la période fixée à cette fin.
VII. Ordonnance
[158] Le Tribunal rend l’ordonnance déclaratoire suivante :
Il est déclaré par les présentes que des intérêts peuvent être accordés en application du paragraphe 53(4) de la LCDP à titre de réparation distincte. Il est entendu que les plafonds légaux prévus à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP ne s’appliquent pas aux intérêts accordés en vertu du paragraphe 53(4) en ce qui concerne les indemnités pouvant être accordées au titre de l’article 53 de la LCDP.
Signée par
Membre du Tribunal
Ottawa, Ontario
Le
Tribunal canadien des droits de la personne
Parties au dossier
Numéro du dossier du Tribunal :
Intitulé de la cause :
Date de la
Requête traitée par écrit sans comparution des parties
Observations écrites par :