Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Cette décision sur requête porte sur le droit relatif aux réparations.

La Loi canadienne sur les droits de la personne (la « Loi ») permet d’accorder jusqu’à 20 000 $ pour préjudice moral et 20 000 $ pour un acte de discrimination délibéré ou inconsidéré. Le Tribunal devait déterminer si ces montants s’appliquent à chaque incident (par exemple, chaque fois qu’une personne a été harcelée), à chaque pratique discriminatoire (par exemple, le harcèlement ou le licenciement d’un employé) ou à chaque plainte envoyée au Tribunal.

Le Tribunal a conclu que les limites s’appliquent à chaque pratique discriminatoire. Il s’appuie sur le texte de la Loi qui lui permet d’accorder des indemnités.

De plus, le Tribunal a expliqué ce que la Loi entend par pratique discriminatoire. Les différentes pratiques discriminatoires sont énoncées aux articles 5 à 14.1 de la Loi. Elles incluent, par exemple, le refus d’embaucher une personne pour un motif de distinction illicite comme la déficience ou le harcèlement d’une personne en matière d’emploi pour un motif de distinction illicite comme le sexe. Ainsi, aux fins de l’octroi d’indemnités, le Tribunal ne peut pas considérer plusieurs incidents du même type de comportement discriminatoire comme des pratiques discriminatoires distinctes. Par conséquent, si une plainte concerne plusieurs exemples différents de harcèlement, une partie plaignante pourrait obtenir uniquement jusqu’à 20 000 $ pour préjudice moral. Cependant, dans le cadre d’une plainte pour harcèlement dans laquelle l’employé a également été licencié, celui-ci pourrait se voir accorder jusqu’à 40 000 $ pour préjudice moral.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2024 TCDP 140

Date : Le 18 décembre 2024

Numéro du dossier : T2201/2317

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Tesha Peters

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

United Parcel Service Canada Ltd. et Linden Gordon

les intimés

Décision sur requête concernant le plafond prévu par la Loi

Membre : Kathryn A. Raymond, c.r.


Table des matières

I. Aperçu de la décision sur requête 1

II. Contexte 1

III. La requête de Mme Peters 4

A. La position de Mme Peters 4

B. La position de la Commission 9

C. La position d’UPS 11

D. La position de M. Gordon 14

IV. Questions en litige 15

V. Analyse 16

A. La prétendue absence de jurisprudence à l’appui de la présente requête n’est pas déterminante 16

B. Les décisions antérieures rendues par d’autres tribunaux ne sont généralement pas pertinentes 18

C. Décisions clés concernant la compétence du Tribunal 18

D. Première question : Les dommages-intérêts accordés en vertu de la LCDP servent-ils d’indemnité pour une plainte jugée fondée, ou pour un acte discriminatoire établi? 20

(i) La jurisprudence 20

(ii) Utilisation des termes « plainte » et « acte discriminatoire » à l’article 53 27

E. Question 2 : Comment un acte discriminatoire est-il défini dans la LCDP? 29

(i) Le terme « acte discriminatoire » est-il défini pour l’application de l’article 53? 29

(ii) L’expression « acte discriminatoire » renvoie-t-elle à un seul acte ou incident, ou peut-elle renvoyer à plusieurs actes ou incidents? 31

(iii) Chaque incident relevant du même type de conduite discriminatoire peut-il être considéré comme un acte discriminatoire distinct aux fins de l’attribution des dommages-intérêts? 31

(iv) Des dommages-intérêts peuvent-ils être accordés pour chacun des actes discriminatoires distincts, mentionnés aux articles 5 à 14.1 de la LCDP, qui sont établis? 35

(v) Le paragraphe 33(2) de la Loi d’interprétation vient-il moduler l’interprétation, par le Tribunal, d’un « acte discriminatoire »? 37

(vi) Comment les motifs de distinction s’inscrivent-ils dans le régime de réparation de la Loi? 41

(vii) Le libellé de l’article 53 concernant le pouvoir du Tribunal de rendre des ordonnances est-il conforme à l’interprétation que fait ce dernier d’un acte discriminatoire? 43

(viii) Le montant total de chaque type de dommages-intérêts, généraux ou spéciaux, prévus à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP peut-il dépasser 20 000 $ pour chacun et, si oui, dans quelles circonstances? 43

(ix) Le risque de double indemnisation en cas d’actes discriminatoires multiples en matière d’emploi justifie-t-il de conclure que l’interprétation, par le Tribunal, du terme « acte discriminatoire » et de son pouvoir de réparation est déraisonnable? 45

F. Question 3 : Comment l’interprétation que fait le Tribunal de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) s’applique-t-elle à la demande de réparations personnelles de Mme Peters? 46

(i) Pour chaque acte discriminatoire 46

(ii) Pour chaque intimé 48

G. Autres considérations pertinentes soulevées par Mme Peters 48

(i) Le plafond prévu par la Loi est injuste 48

(ii) L’imposition d’un plafond favorise la multiplicité des plaintes 49

VI. Conclusion et ordonnance 49

 


I. Aperçu de la décision sur requête

[1] Dans la présente décision sur requête, je déterminerai comment le Tribunal doit interpréter et appliquer le plafond de vingt mille dollars (20 000 $) relatif aux dommages-intérêts qui est prévu à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « LCDP » ou la « Loi »). Le Tribunal doit appliquer le plafond prévu par la Loi en fonction de chacun des actes discriminatoires, selon le sens donné à ce terme aux articles 5 à 14.1 de la LCDP, et non en fonction de la plainte ou de chacun des incidents de discrimination. Cette règle s’applique, peu importe la gravité et le nombre d’incidents distincts qui composent l’acte discriminatoire.

[2] Le plafond prévu par la Loi applicable à une plainte peut être dépassé lorsqu’il est établi que plusieurs actes discriminatoires ont été commis au sens des articles 5 à 14.1 de la LCDP. Il s’applique également à l’égard de tout intimé distinct sur le plan juridique qui est reconnu coupable d’avoir commis un acte discriminatoire, sous réserve de toute application de l’article 65.

II. Contexte

[3] La plaignante, Mme Peters, a déposé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») une plainte pour discrimination contre son employeur, United Parcel Service Canada Ltd. (« UPS »). Après que la Commission a renvoyé cette plainte au Tribunal, Mme Peters a déposé une requête en vue d’adjoindre M. Gordon à titre d’intimé à la plainte. Le Tribunal a accepté d’adjoindre M. Gordon à titre de particulier intimé (Peters c. United Parcel Service Canada Ltd., 2019 TCDP 15).

[4] Dans sa plainte, Mme Peters allègue qu’elle a été victime de multiples incidents de harcèlement sexuel de la part de M. Gordon, incidents pour lesquels elle tient les intimés, M. Gordon et UPS, responsables. Elle allègue également que cette dernière a fait preuve à son égard de discrimination en cours d’emploi, aux termes de l’article 7 de la LCDP, pour le motif de la déficience.

[5] Après que le Tribunal a tranché sa requête en vue d’adjoindre M. Gordon comme intimé, Mme Peters a déposé une autre requête concernant la manière dont le Tribunal devrait interpréter et appliquer le plafond de vingt mille dollars (20 000 $) relatif aux dommages-intérêts, qui est prévu à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP. Mme Peters a sollicité une ordonnance déclaratoire portant que le Tribunal a compétence pour adjuger jusqu’à 20 000$ pour chaque acte discriminatoire subi par un plaignant, suivant l’alinéa 53(2)e), de sorte que la somme totale de l’indemnité versée à une victime ayant souffert un préjudice moral peut dépasser 20 000 $. Elle m’a aussi demandé de conclure que le Tribunal a compétence pour accorder jusqu’à 20 000 $ supplémentaires par acte discriminatoire dans le cas où l’acte serait délibéré ou inconsidéré. Fait important, Mme Peters n’a pas désigné, parmi les incidents allégués, ceux que le Tribunal devrait juger comme susceptibles de faire l’objet d’une plainte distincte relative aux droits de la personne, et pour lesquels elle devrait recevoir une indemnité également distincte. Elle a demandé à ce que je détermine le nombre de manquements ou d’actes discriminatoires qui découlent des circonstances factuelles de sa plainte. Elle a proposé que je tranche cette question en cherchant à savoir quels faits seraient susceptibles d’étayer une plainte s’ils étaient prouvés.

[6] Dans une décision sur requête informelle datée du 15 mai 2020, j’ai statué que je trancherais la requête de Mme Peters après avoir entendu les témoignages à l’audience, tranché la question de la responsabilité et tiré les conclusions factuelles pertinentes. Cette décision a été rendue dans l’intérêt de l’efficacité et de l’exactitude du processus décisionnel. Je devais uniquement trancher la requête dans le cas où la responsabilité serait établie. J’ai avisé les parties que j’examinerais la requête de Mme Peters concernant l’interprétation et l’application du plafond prévu par la Loi en même temps que je me prononcerais sur les mesures de réparation.

[7] À la suite de l’audience, les parties ont présenté leurs observations finales concernant la responsabilité, les mesures de réparation, ainsi que la requête de Mme Peters. Dans ses observations finales, Mme Peters a précisé les mesures de réparation qu’elle demandait au Tribunal d’ordonner au titre de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP dans le but de l’indemniser pour la discrimination subie. Elle a regroupé les faits allégués dans ce qu’elle a décrit comme cinq actes discriminatoires distincts de harcèlement sexuel, dont elle accuse chacun des intimés, mais en ce qui a trait à des motifs et comportements différents. L’affirmation de Mme Peters selon laquelle elle aurait été victime de discrimination fondée sur la déficience portait toujours sur un seul acte discriminatoire allégué.

[8] Le Tribunal a rendu sa décision concernant la responsabilité et l’application de l’article 65 de la LCDP dans Peters c. United Parcel Service Canada Ltd. et Gordon, 2022 TCDP 25 (la « décision concernant la responsabilité »). Dans cette décision, j’ai conclu que la plainte de Mme Peters était fondée. Aux fins de déterminer si l’un ou l’autre des intimés était responsable, j’ai conclu que M. Gordon avait harcelé sexuellement Mme Peters au sens de l’article 14 de la LCDP. J’ai également conclu qu’UPS était responsable d’avoir fait preuve de discrimination envers Mme Peters, parce qu’elle l’avait défavorisée en cours d’emploi en raison de sa déficience, en contravention de l’alinéa 7b) de la LCDP. Dans la décision concernant la responsabilité, j’ai également conclu qu’UPS n’avait pas agi de manière raisonnable dans le but d’empêcher le harcèlement subi par Mme Peters ou d’en atténuer les effets conformément au paragraphe 65(2) de la LCDP. Comme UPS n’a pas été en mesure d’établir le moyen de défense prévu au paragraphe 65(2), j’ai conclu que, selon le paragraphe 65(1) de la LCDP, elle était responsable du harcèlement sexuel subi par Mme Gordon.

[9] La décision concernant la responsabilité ne traitait pas des questions soulevées dans la requête de Mme Peters, notamment en ce qui concerne le nombre d’actes discriminatoires distincts dont chaque intimé avait été reconnu coupable aux fins de l’adjudication des dommages-intérêts, une question encore irrésolue. L’objectif de la décision concernant la responsabilité était de déterminer si l’un ou l’autre des intimés avait commis au moins un acte discriminatoire, s’il était nécessaire de rendre une décision sur la requête de Mme Peters, et, le cas échéant, dans quelle mesure. Ainsi, après avoir conclu qu’UPS avait fait preuve de discrimination fondée sur la déficience au sens de l’article 7 de la LCDP, j’ai reporté la décision de savoir si elle avait aussi fait preuve de harcèlement sexuel en plus de porter la responsabilité des comportements de harcèlement sexuel de M. Gordon. Dans la décision concernant la responsabilité, j’ai déclaré que le Tribunal réserverait sa compétence pour trancher les questions soulevées dans la requête de Mme Peters, y compris en ce qui concerne l’interprétation et l’application du plafond applicable aux dommages-intérêts prévu à l’article 53 de la LCDP, ainsi que toute autre question portant sur les mesures de réparation.

III. La requête de Mme Peters

A. La position de Mme Peters

[10] Mme Peters reconnaît que la LCDP fixe deux limites de 20 000 $, appelées [traduction] « plafond prévu par la Loi », en ce qui concerne l’adjudication de dommages-intérêts. En effet, le paragraphe 53(2) de la LCDP établit un plafond relatif au montant des dommages-intérêts pour préjudice moral (les « dommages-intérêts généraux ») que le Tribunal peut ordonner. Quant au libellé du paragraphe 53(3), il prévoit un plafond relatif au montant des dommages-intérêts que le Tribunal peut accorder lorsque l’acte discriminatoire est jugé délibéré ou inconsidéré (les « dommages-intérêts spéciaux »).

[11] Mme Peters exhorte le Tribunal à interpréter l’alinéa 53(2)e) et le paragraphe 53(3) de la LCDP comme autorisant plusieurs adjudications de dommages-intérêts, c’est-à-dire des dommages-intérêts d’un montant maximal de 20 000 $ pour chacun des incidents graves ayant causé un préjudice moral, ou pour plusieurs occurrences du même type de comportement, et jusqu’à 20 000 $ pour chaque incident ou série d’incidents du même ordre justifiant l’octroi d’une indemnité spéciale au titre d’un comportement délibéré ou inconsidéré de la part de chacun des intimés relativement à chacun des actes discriminatoires mentionnés par Mme Peters dans sa requête. En bref, celle-ci soutient que la LCDP confère au Tribunal la compétence pour accorder plusieurs indemnisations relativement à plusieurs actes discriminatoires.

[12] À la suite de l’audience, Mme Peters a précisé que sa requête reposait sur ses allégations selon lesquelles M. Gordon avait commis à son endroit cinq actes discriminatoires de harcèlement sexuel au sens de l’article 14 de la LCDP. Elle a décrit de la façon suivante les cinq actes qui constituent selon elle des actes discriminatoires distincts :

[traduction]

  1. Le [traduction] « souper en tête-à-tête »;
  2. Le harcèlement téléphonique;
  3. Les commentaires auprès de collègues de travail;
  4. L’attouchement sexuel de ses fesses;
  5. L’agression sexuelle dans le stationnement d’UPS.

[13] Mme Peters demande au Tribunal de considérer chacun de ces éléments comme un acte discriminatoire distinct, car chacun d’entre eux peut être assimilé à l’acte discriminatoire qu’est le harcèlement sexuel. Dans la décision concernant la responsabilité, j’ai conclu que chacun de ces cinq incidents ou modèles de comportements s’était produit, mais, comme je l’ai déjà mentionné, j’ai reporté ma décision quant à savoir combien d’« actes discriminatoires » distincts ces faits représentaient aux fins de l’adjudication de dommages-intérêts généraux ou spéciaux.

[14] Mme Peters soutient que le Tribunal devrait ordonner à M. Gordon de lui verser des dommages-intérêts au montant de 20 000 $ relativement à chacune des cinq catégories qu’elle définit comme des actes discriminatoires distincts, pour un total de 100 000 $ en dommages-intérêts généraux pour le harcèlement sexuel dont il a fait preuve envers elle. Elle demande au Tribunal d’ordonner à M. Gordon de lui verser des dommages-intérêts spéciaux d’un montant de 20 000 $ pour ses actes délibérés ou inconsidérés en lien avec chacun des cinq présumés actes discriminatoires de harcèlement sexuel qu’il a commis, pour un total de 100 000 $ en dommages-intérêts spéciaux. Mme Peters cherche à obtenir un montant total de 200 000 $ en dommages-intérêts généraux et spéciaux de la part de M. Gordon pour ses actes de harcèlement sexuel.

[15] Mme Peters fait aussi valoir que le Tribunal devrait ordonner à UPS de verser des dommages-intérêts généraux de 20 000 $ pour ce qu’elle considère comme les cinq actes discriminatoires de harcèlement sexuel commis par M. Gordon. Elle s’appuie sur le comportement adopté par UPS en tant qu’employeur qui a omis de faire échec au harcèlement sexuel exercé par M. Gordon, et qui n’a pas pris toutes les mesures nécessaires pour l’empêcher et en atténuer les effets conformément au paragraphe 65(2) de la LCDP. Pour cette raison, Mme Peters sollicite un montant total de 100 000 $ en dommages-intérêts généraux de la part d’UPS.

[16] Mme Peters affirme aussi qu’UPS devrait lui verser des dommages-intérêts spéciaux d’un montant de 20 000 $ pour conduite délibérée ou inconsidérée, parce que l’intimée a contribué à exacerber le comportement de M. Gordon et a n’a mené aucune enquête sur ses plaintes avant septembre 2015. Mme Peters soutient que ce montant devrait s’appliquer à chacun des cinq actes de harcèlement sexuel perpétrés par M. Gordon, pour un montant total de 100 000 $ en dommages-intérêts spéciaux au titre du harcèlement sexuel de la part d’UPS.

[17] Mme Peters fait valoir que le Tribunal devrait ordonner à UPS de lui verser 20 000 $ en dommages-intérêts généraux parce que celle-ci a exercé de la discrimination contre elle pour le motif de la déficience, en contravention de l’alinéa 7b) de la LCDP. Mme Peters ne prétend pas qu’UPS a agi de manière délibérée ou inconsidérée à cet égard et ne demande pas non plus au Tribunal d’ordonner à UPS de lui verser des dommages-intérêts spéciaux fondés sur l’alinéa 7b). Mme Peters cherche donc à obtenir un montant total de 220 000 $ en dommages-intérêts généraux et spéciaux de la part d’UPS.

[18] Mme Peters demande au Tribunal d’ordonner aux intimés de lui verser, [traduction] « conjointement et solidairement », le montant total qu’elle sollicite (soit 420 000 $). J’examinerai, dans la décision finale, la question de savoir lequel des intimés devrait respectivement être tenu de verser lesquels des dommages-intérêts.

[19] Mme Peters soutient que, sous le régime de la LCDP, de multiples adjudications sont nécessaires afin de rétablir un plaignant dans sa situation antérieure relativement à chaque acte discriminatoire dont il a été victime, et qu’une telle façon de procéder est conforme à l’objet et à la nature réparatrice de la Loi. Elle fait référence à l’article 2 de la LCDP, qui énonce que l’objet de la Loi est de garantir le droit de tous les individus à l’égalité des chances, indépendamment de quelconques considérations fondées sur des « motifs de distinction illicite ». Elle soutient en outre que le Tribunal devrait reconnaître que chacun des actes discriminatoires distincts cause un préjudice moral aux plaignants. Mme Peters fait valoir qu’une interprétation selon laquelle l’alinéa 53(2)e) et le paragraphe 53(3) établissent un plafond maximal de 20 000 $ en dommages-intérêts par plainte présentée revient à autoriser les intimés à continuer de poser des actes discriminatoires sans être tenus responsables.

[20] Mme Peters affirme également que l’approche qu’elle demande au Tribunal d’adopter quant à l’évaluation des dommages-intérêts est conforme à la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21 (la « Loi d’interprétation »). L’article 12 de cette loi énonce que tout texte législatif est « censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la résolution de son objet ». Mme Peters cite à cet égard l’arrêt CN c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114, rendu par la Cour suprême du Canada. À la page 1134 de cet arrêt, la Cour suprême a reconnu que les termes utilisés dans la LCDP doivent recevoir leur sens ordinaire, mais qu’il est « tout aussi important de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits qui y sont énoncés. On ne devrait pas chercher par toutes sortes de façons à les minimiser ou à diminuer leur effet ».

[21] Mme Peters soutient que rien dans le libellé de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP n’établit de plafond relatif au montant des dommages-intérêts à évaluer dans le cas où un intimé a commis plusieurs actes discriminatoires. Mme Peters avance qu’au contraire, le fait d’interpréter ces articles comme autorisant de multiples adjudications de dommages-intérêts d’un montant maximal de 20 000 $ répond à la [traduction] « réalité singulière du harcèlement ». Mme Peters fait remarquer que les définitions du terme « harcèlement » font souvent référence à des incidents multiples, mais qu’un seul comportement grave, comme une agression sexuelle, peut créer un environnement de travail hostile et constituer du harcèlement. Elle cite le paragraphe 161 de la décision Murchie v. JB’s Mongolian Grill, 2006 HRTO 33, à titre d’exemple d’affaire où un tribunal des droits de la personne a conclu qu’un seul incident grave peut constituer du harcèlement sexuel.

[22] Mme Peters soutient que le Tribunal devrait aussi examiner tous les actes de discrimination de façon distincte, puisque l’évaluation de chaque incident de harcèlement reposera sur les incidents survenus précédemment. Elle affirme qu’il faut établir une distinction entre chaque acte de discrimination afin de déterminer si les actes du harceleur étaient délibérés ou inconsidérés, une considération pertinente dans le cas où le plaignant sollicite des dommages-intérêts spéciaux.

[23] Mme Peters a fourni des exemples de précédentes décisions rendues par le Tribunal qui, selon elle, appuient sa position, puisque des manquements allégués à la LCDP y étaient considérés comme des incidents distincts au sein d’une même plainte. À cet égard, elle se fonde sur les décisions Willcott c. Freeway Transportation Inc., 2019 TCDP 29 [Willcott], Tanner c. Première Nation Gambler, 2015 TCDP 19 [Tanner], Constantinescu c. Service Correctionnel Canada, 2018 TCDP 17 [Constantinescu], et N.A. c. 1416992 Ontario Ltd. et L.C., 2018 TCDP 33 [N.A.].

[24] Dans sa requête, Mme Peters invoque également les principes d’équité. Elle soutient que le Tribunal devrait rendre des ordonnances distinctes pour chaque manquement à la LCDP subi par une personne victime de discrimination afin de veiller à ce que la réparation ainsi que le montant de l’indemnité soient équitables.

[25] Mme Peters soulève l’argument procédural selon lequel le fait de présenter une seule plainte renfermant plusieurs actes discriminatoires constituant du harcèlement sexuel est une utilisation efficiente des ressources du Tribunal. Elle fait valoir qu’une [traduction] « plaignante ne devrait pas être pénalisée pour son utilisation efficiente des ressources du Tribunal [...] en conséquence d’une interprétation de la LCDP qui aurait pour effet de limiter le montant des dommages-intérêts auxquels elle a droit à un montant largement inférieur à celui qu’elle aurait obtenu si elle avait déposé chaque plainte de façon individuelle ». Elle soutient qu’une interprétation de la LCDP selon laquelle une seule adjudication de dommages-intérêts est autorisée, peu importe le nombre d’actes discriminatoires commis, encouragerait les plaignants à déposer plusieurs plaintes distinctes contre les mêmes parties. Mme Peters laisse entendre que cette pratique aurait pour effet de mobiliser davantage de ressources et de temps de la part du Tribunal, qui se pencherait finalement sur les mêmes questions.

[26] Mme Peters soutient que d’autres tribunaux des droits de la personne ont rendu des décisions dans lesquelles le montant total de l’indemnité était limité par un texte législatif, mais pas le nombre d’ordonnances accordant des dommages-intérêts (elle fait ainsi référence à la décision de la Commission d’enquête de l’Ontario, l’organe prédécesseur du Tribunal des droits de la personne de l’Ontario (le « TDPO ») dans l’affaire Ghosh v. Douglas Inc., 17 CHRR D/216).

[27] Mme Peters renvoie aussi à la décision A.B. v. Joe Singer-Shoes Limited, 2018 HRTO 107, confirmée dans le cadre d’un contrôle judiciaire (voir les par. 165 et 174 de la décision 2018 ONSC 5869), à titre d’exemple de décision où le TDPO a ordonné le versement de dommages-intérêts d’un montant de 200 000 $ à titre d’indemnité pour des agressions sexuelles distinctes survenues au cours d’une période de plusieurs années. Elle soutient que, globalement, les montants des dommages-intérêts généraux qui sont accordés dans les affaires liées aux droits de la personne ont augmenté afin de refléter les montants de dommages-intérêts plus élevés susceptibles d’être accordés dans le contexte de dossiers d’agression sexuelle devant les tribunaux civils.

B. La position de la Commission

[28] La Commission adopte la position selon laquelle le montant total des dommages-intérêts compensatoires accordés en vertu de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP peut dépasser 20 000 $. Elle soutient que le libellé de ces deux dispositions, la jurisprudence récente du Tribunal ainsi que certaines décisions rendues en Ontario appuient le fait que le Tribunal a compétence pour accorder des dommages-intérêts d’un montant égal ou inférieur au plafond prévu par la Loi pour chaque acte discriminatoire qui a été commis. La Commission fait remarquer que le Tribunal n’a pas directement réglé la question de savoir si un plaignant peut alléguer de multiples violations d’un même article, ou encore, de différents articles de la LCDP, et se voir accorder le montant maximal pour chacun des prétendus actes discriminatoires. De plus, il n’est pas clair si le montant global des dommages-intérêts généraux et spéciaux pouvant être accordé pour une même plainte est limité à 20 000 $. À cet égard, les observations de la Commission se sont avérées utiles pour le Tribunal.

[29] La Commission soutient qu’un « acte discriminatoire », au sens de l’article 53 de la LCDP, devrait être défini comme étant [traduction] « tout fait allégué ou toute série de faits allégués pouvant constituer le fondement d’une plainte (ou, autrement dit, pouvant servir de fondement à une plainte distincte) ». Selon elle, il est raisonnable de conclure que les dispositions réparatrices de la LCDP, y compris les plafonds prévus par cette loi, ont été libellées en ayant un seul acte discriminatoire à l’esprit. Dans le cas où le Tribunal conclut que plus d’un acte discriminatoire a été commis, il devrait avoir la possibilité d’accorder le montant maximal prévu pour chacun de ces actes, dans la mesure où la réparation accordée doit être proportionnelle et adaptée aux conclusions sur la responsabilité. La Commission soutient également que, si l’intention du législateur était que le plafond prévu par la Loi s’applique de façon globale à une plainte, il n’aurait pas été difficile de l’indiquer clairement à l’alinéa 53(2)e) de la LCDP en formulant le libellé de la façon suivante : « le membre instructeur qui juge la plainte fondée peut ordonner à la personne trouvée coupable de tout acte discriminatoire [d’un acte discriminatoire] : […] d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral ».

[30] À l’instar de Mme Peters, la Commission a mis beaucoup d’emphase sur les décisions rendues par le Tribunal dans les affaires Willcott, N.A. et Tanner. Elle soutient que je devrais adopter une [traduction] « approche de réparation large, libérale et axée sur l’objet de la Loi », comme l’a fait le Tribunal dans les affaires sur lesquelles s’appuie la plaignante.

[31] La Commission soutient également qu’un plafond légal global pour les dommages-intérêts donnerait lieu à des résultats absurdes, en plus d’être inefficace pour ce qui est d’inciter à prendre des mesures. Elle donne l’exemple les plaintes de représailles fondées sur l’article 14.1 de la LCDP, qui, par définition, sont toujours présentées après le dépôt d’une plainte pour discrimination. Elle a souligné que l’approche la plus efficace que le Tribunal puisse adopter en présence d’une allégation de représailles est de modifier la plainte originale pour y ajouter la plainte de représailles. Cependant, si le plafond prévu par la Loi s’applique à la plainte (ou l’instance) prise globalement, cela aura pour effet de diminuer l’indemnité potentiellement accordée au plaignant, alors qu’il pourrait obtenir des dommages-intérêts accrus en introduisant deux instances distinctes. La Commission affirme qu’il est impossible que le législateur ait eu l’intention de causer une injustice pour les plaignants qui, en modifiant leur plainte de sorte à y inclure celle pour représailles, contribuent à réduire les inefficiences.

[32] Enfin, la Commission est d’accord avec Mme Peters pour dire que la jurisprudence de l’ancienne Commission d’enquête de l’Ontario, qui date d’une époque où le montant des dommages-intérêts pour dommages moraux était plafonné à 10 000 $, appuie la requête de la plaignante. En effet, selon la Commission, elle établit que le Tribunal a le pouvoir de rendre plusieurs ordonnances prévoyant des dommages-intérêts pour des actes discriminatoires distincts.

[33] La Commission fait valoir que, compte tenu de ce qui précède, et selon les conclusions factuelles qu’il tirera, le Tribunal pourrait conclure que les allégations suivantes soulèvent des actes discriminatoires distincts :

1. Allégations fondées sur divers articles de la LCDP (comme c’était le cas dans la décision Tanner);

2. Allégations relatives au comportement adopté par différents intimés (comme c’était le cas dans la décision N.A.);

3. Allégations relatives à des incidents distincts de discrimination subis par la plaignante, lesquels seraient susceptibles de fonder à eux seuls des plaintes distinctes (comme on pourrait soutenir que c’était le cas dans la décision Willcott).

C. La position d’UPS

[34] UPS fait valoir que Mme Peters tente de [traduction] « contourner les paramètres régissant les indemnisations que le législateur a établis » dans la LCDP. Elle soutient que la LCDP ne permet pas au Tribunal d’indemniser un plaignant jusqu’à concurrence de 20 000 $ en dommages-intérêts généraux ou spéciaux pour chaque acte distinct de discrimination ou de harcèlement qui aurait été commis à son encontre.

[35] UPS convient que le libellé de la LCDP requiert que l’intimé ait « commis » un « acte » discriminatoire ou qu’il en soit « l’auteur ». Néanmoins, UPS soutient que le législateur aurait utilisé les termes [traduction] « incident » ou « pratique » discriminatoire s’il avait eu l’intention d’autoriser l’adjudication de dommages-intérêts jusqu’à concurrence de 20 000 $ pour chaque occurrence individuelle.

[36] UPS affirme que Mme Peters interprète trop largement certaines décisions rendues par le Tribunal. Elle soutient que ce dernier a certes rendu de nombreuses décisions dans lesquelles les actes ou incidents censés constituer un acte discriminatoire avaient été scindés en fonction de leurs particularités aux fins de décision, mais avaient toutefois été par la suite consolidés puis évalués de façon globale au moment de déterminer les mesures de réparation qu’il convenait d’accorder. UPS fait valoir que, de façon générale, le fait que le Tribunal établisse une distinction entre divers incidents à des fins de décision ne donne pas lieu à des adjudications de dommages-intérêts distinctes. UPS soutient que, bien qu’un seul incident grave puisse justifier l’octroi de dommages-intérêts dans certains cas, le montant de ceux-ci n’excédera pas le plafond, et l’existence d’incidents supplémentaires n’entraînera pas l’octroi d’un montant de dommages-intérêts supérieur au plafond établi.

[37] UPS fait remarquer qu’il n’existe aucune affaire où de multiples incidents graves auraient donné lieu à une indemnité en dommages-intérêts supérieure au plafond global de 40 000 $ qui est prévu par la Loi. Ce constat vaut également pour la décision Willcott, où la somme accordée totalisait 11 500 $. Aucun des « actes » en cause et de ses effets combinés n’avait entraîné l’attribution de montants dépassant 20 000 $ pour l’une ou l’autre des catégories de dommages-intérêts, les généraux et les spéciaux. UPS mentionne également que les actes discriminatoires que le Tribunal avait jugés fondés dans la décision Willcott, soit étaient constitués d’actes multiples, soit représentaient des actes graves uniques. Elle soutient que même si, dans cette affaire, le Tribunal a conclu que de multiples actes discriminatoires avaient été commis, il n’a pas octroyé des dommages-intérêts pour chacun des incidents qui constituaient ce comportement. UPS fait valoir que, de toute manière, la décision Willcott est un cas isolé et qu’elle n’a pas la [traduction] « valeur interprétative que la plaignante cherche à lui donner ».

[38] UPS souscrit à l’argument de Mme Peters selon lequel l’évaluation de chaque incident de harcèlement reposera sur les incidents survenus précédemment. Cependant, elle fait valoir que, si le Tribunal scinde parfois un acte discriminatoire en plusieurs gestes distincts, c’est dans le but d’évaluer si le comportement était délibéré ou inconsidéré, et non pour contourner le plafond de 20 000 $. À titre d’exemple, UPS cite le paragraphe 250 de la décision Willcott. Le membre Gaudreault y a affirmé que, dans le contexte de son évaluation de la question de savoir si le comportement de l’intimée était délibéré ou inconsidéré, il ne pouvait pas faire abstraction des insultes raciales et discriminatoires ayant été proférées avant le licenciement.

[39] UPS soutient que sa position est renforcée par une autre décision, rendue par le membre Gaudreault peu de temps après la publication de la décision Willcott, dans l’affaire Duverger c. 2553-4330 Québec Inc. (Aéropro), 2019 TCDP 18 [Aéropro]. Il s’agissait d’un dossier de harcèlement faisant intervenir de multiples motifs de distinction illicites. Au paragraphe 272 de cette décision, le membre Gaudreault a affirmé que, « [d]e manière générale, le Tribunal a historiquement exercé sa discrétion dans l’adjudication, en matière de dommages, du montant maximal permis par la LCDP aux plaintes les plus flagrantes, frappantes, voire les pires ». Selon UPS, cette déclaration montre que le plafond s’applique en fonction du dossier ou de la plainte, et non en fonction de chaque incident ou manquement à la LCDP au sein d’un même dossier.

[40] De la même façon, UPS avance que le Tribunal a confirmé que l’indemnité maximale qu’il peut verser à une victime ayant souffert un préjudice moral dans le contexte d’une seule et même instance est de 20 000 $, peu importe le nombre d’incidents ou de motifs en cause : Woiden c. Lynn, 2002 CanLII 8171 (TCDP) [Woiden], aux paragraphes 121 et 127, et Closs c. Fulton Forwarders Incorporated and Stephen Fulton, 2012 TCDP 30 [Closs], au paragraphe 81. UPS cite également la décision du Tribunal dans l’affaire N.A. — sur laquelle Mme Peters s’est fondée — à titre d’exemple de dossier dans lequel la plaignante avait, pendant plusieurs mois, été victime de harcèlement sexuel flagrant qui frôlait la violence sexuelle, et où le Tribunal avait réitéré que sa compétence était limitée à un montant total de 20 000 $ pour préjudice moral et pour discrimination délibérée ou inconsidérée. UPS soutient que la question de savoir si un acte discriminatoire renferme un ou plusieurs incidents graves, comme c’était le cas dans la décision N.A., est sans importance aux fins de l’évaluation des dommages-intérêts; le plafond maximal s’applique dans tous les cas.

[41] UPS conteste l’argument de Mme Peters selon lequel une conclusion du Tribunal indiquant que le plafond prévu par la Loi relativement aux dommages-intérêts s’applique [traduction] « en fonction de la plainte », peu importe le nombre d’incidents ou d’actes discriminatoires en cause, encouragerait les plaignants à déposer de multiples plaintes. Selon UPS, les plaignants sont peu susceptibles de déposer de multiples plaintes pour chaque acte de harcèlement dont ils ont été victimes, ou d’endurer une discrimination continue afin de pouvoir déposer d’autres plaintes. UPS fait valoir que, si tel était le cas, le Tribunal regrouperait toutes les plaintes en une seule instance, puisqu’il devrait analyser l’ensemble des actes commis par l’intimé afin d’évaluer son comportement avec précision pour ensuite fixer le montant des dommages-intérêts.

[42] UPS soutient que la jurisprudence d’autres tribunaux, sur laquelle s’appuie Mme Peters, n’est pas pertinente, au motif qu’aucun plafond prévu par la Loi ne s’applique dans le cadre des affaires concernées.

[43] UPS soutient que, dans les faits, je modifierais la LCDP et outrepasserais ma compétence si j’appliquais les principes d’application de la Loi de la manière large et libérale qui est proposée par Mme Peters. Elle fait valoir que le Tribunal ne peut pas modifier le sens ordinaire et évident d’une disposition en [traduction] « apportant des modifications à la loi sous le couvert de l’interprétation » : Husky Oil Operations Limited c. Canada-Terre-Neuve et Labrador des Hydrocarbures Extracôtiers, 2014 CF 1170 aux paragraphes 49, 50 et 62; Société Radio‑Canada c. SODRAC 2003 Inc., 2015 CSC 57 au paragraphe 47; Weir-Jones Technical Services Incorporated v. Purolator Courier Ltd., 2019 ABCA 49, au paragraphe 180. UPS soutient qu’un éventuel élargissement des pouvoirs du Tribunal d’accorder des mesures réparatrices ou compensatoires doit s’effectuer au moyen de modifications législatives, et non par l’intermédiaire d’une interprétation faisant abstraction de la limite qui est clairement prévue par la Loi, et que le Tribunal a respectée dans toutes ses décisions antérieures.

D. La position de M. Gordon

[44] M. Gordon a présenté des observations relatives à d’autres questions en lien avec la réparation dans ses observations finales, mais il n’a pas directement pris position concernant la requête de Mme Peters.

IV. Questions en litige

[45] La question globale à laquelle je dois répondre est la suivante : quel est le montant maximal de la réparation que le Tribunal pourrait accorder à Mme Peters en l’espèce au titre de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP?

[46] À cette fin, la première question sur laquelle je dois me pencher est la suivante : les dommages-intérêts prévus à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP s’appliquent-ils en fonction de chaque plainte, ou en fonction de chaque acte discriminatoire?

[47] La deuxième question est la suivante : quelle est la définition de l’expression « acte discriminatoire » pour l’application de l’article 53 de la LCDP? Afin de répondre à cette question, je trancherai les sous-questions suivantes :

(i) Le terme « acte discriminatoire » est-il défini pour l’application de l’article 53?

(ii) L’expression « acte discriminatoire » renvoie-t-elle à un seul acte ou incident, ou peut-elle renvoyer à plusieurs actes ou incidents?

(iii) Chaque incident relevant du même type de conduite discriminatoire peut-il être considéré comme un acte discriminatoire distinct aux fins de l’attribution des dommages-intérêts?

(iv) Des dommages-intérêts peuvent-ils être accordés pour chacun des actes discriminatoires distincts, mentionnés aux articles 5 à 14.1 de la LCDP, qui sont établis?

(v) Le paragraphe 33(2) de la Loi d’interprétation vient-il moduler l’interprétation, par le Tribunal, d’un « acte discriminatoire »?

(vi) Comment les motifs de distinction s’inscrivent-ils dans le régime de réparation de la Loi?

(vii) Le libellé de l’article 53 concernant le pouvoir du Tribunal de rendre des ordonnances est-il conforme à l’interprétation que fait ce dernier d’un acte discriminatoire?

(viii) Le montant total de chaque type de dommages-intérêts, généraux ou spéciaux, prévus à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP, peut-il dépasser 20 000 $ pour chacun et, si oui, dans quelles circonstances?

(ix) Le risque de double indemnisation en cas d’actes discriminatoires multiples en matière d’emploi justifie-t-il de conclure que l’interprétation, par le Tribunal, du terme « acte discriminatoire » et de son pouvoir de réparation est déraisonnable?

[48] La troisième question pertinente en lien avec la question globale est la suivante : comment l’interprétation, par le Tribunal, de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP s’applique-t-elle à la demande de réparations personnelles de Mme Peters? En d’autres termes, quels sont les actes discriminatoires distincts qui justifieraient que le Tribunal accorde à Mme Peters des réparations fondées sur l’alinéa 53(2)e) et le paragraphe 53(3)?

[49] Cette troisième question requiert que le Tribunal examine une question supplémentaire, qui est pertinente lorsqu’il s’agit de déterminer l’indemnité maximale qu’il pourrait accorder à Mme Peters au titre de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3). Comme je l’ai mentionné, Mme Peters demande au Tribunal d’ordonner à UPS de lui verser des dommages-intérêts pour sa conduite relativement au harcèlement sexuel dont la plaignante a été victime. Ce qui soulève une autre question : la conduite de l’employeur à l’égard d’une plainte de harcèlement sexuel présentée par un employé constitue-t-elle un acte discriminatoire distinct du harcèlement sexuel subi par cet employé? Le Tribunal examinera cette question afin de déterminer avec certitude le nombre d’actes discriminatoires à l’égard desquels il pourrait accorder à Mme Peters une réparation au titre de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP. Les conclusions du Tribunal quant à savoir comment l’article 53 doit s’appliquer [traduction] « pour chaque intimé » feront l’objet d’une décision sur requête distincte, mais connexe, qui devra être considérée comme faisant partie de l’examen, par le Tribunal, de la question globale soulevée dans la requête de Mme Peters.

V. Analyse

A. La prétendue absence de jurisprudence à l’appui de la présente requête n’est pas déterminante

[50] Exception faite de la Commission, qui a présenté des observations détaillées quant à savoir comment le Tribunal devrait interpréter le libellé de la LCDP tel qu’il s’applique à la présente requête, les parties se sont fortement appuyées sur la jurisprudence dans leurs observations. Dans ses observations finales, UPS a affirmé ce qui suit avec assurance : [traduction] « la plaignante sera incapable de trouver, dans une base de données comprenant plus de 1000 décisions datées de 1979 à aujourd’hui, une seule décision qui appuie directement sa position ». L’intimée fait remarquer, à juste titre, que le Tribunal a rendu de nombreuses décisions selon lesquelles le montant des dommages-intérêts généraux qu’il peut accorder à une victime de discrimination pour le préjudice moral qu’elle a subi est assujetti à un plafond.

[51] Une décision dans laquelle le Tribunal se borne à énoncer que les dommages-intérêts généraux et spéciaux sont assujettis à un plafond légal, sans examiner la manière dont il devrait interpréter et appliquer ce plafond, est seulement un cas où le Tribunal cite la LCDP. Une telle décision ne résout pas les questions de savoir comment le Tribunal devrait appliquer le plafond légal, et si celui-ci devrait s’appliquer en fonction de la plainte, de l’acte discriminatoire ou de l’incident. Les décisions Woiden et Closs ne sont que deux exemples de ce cas de figure. Par ailleurs, les affaires dans lesquelles il est énoncé qu’il existe un plafond prévu par la Loi et que le Tribunal devrait réserver le montant de 20 000 $ en dommages-intérêts aux cas les plus graves soulèvent un point distinct en ce qui concerne les montants d’indemnité. Les décisions Closs et Aéropro en sont deux illustrations. De fait, chaque fois qu’un plafond prévu par la Loi s’applique à l’adjudication de dommages-intérêts, il s’ensuit que le montant maximal sera probablement réservé aux cas les plus graves. La question de la détermination du montant est distincte de celle de l’application du plafond en tant que tel.

[52] Avant la présente requête, le Tribunal n’avait jamais — y compris dans les décisions citées par les parties — été prié de se prononcer sur la façon dont il devrait interpréter et appliquer le plafond relatif aux dommages-intérêts prévu à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3). De nombreuses raisons peuvent expliquer cette situation. L’une de ces raisons est peut-être que les plaignants agissent souvent pour leur propre compte dans le cadre des procédures devant le Tribunal, et que la question du plafond prévu par la Loi est fréquemment traitée de manière informelle par des membres du Tribunal lors des premières étapes de la gestion de l’instance, où il s’agit de résoudre les questions préliminaires. Une partie agissant pour son propre compte qui sollicite davantage que 40 000 $ sera probablement mise au courant des plafonds prévus par la Loi et sera invitée à remanier en conséquence les mesures de réparation qu’elle cherche à obtenir. L’absence de jurisprudence ne constitue pas une [traduction] « preuve » suffisante qu’UPS a raison en ce qui concerne le caractère certain de la jurisprudence du Tribunal relative aux questions soulevées dans la requête de Mme Peters. Le Tribunal doit trancher la requête de Mme Peters en se fondant sur son interprétation de la LCDP. Je renverrai à la jurisprudence lorsque cela sera pertinent en lien avec l’analyse du libellé de la Loi.

[53] Quoiqu’il en soit, Mme Peters ne conteste pas le fait que la Loi prévoit un plafond qui s’applique aux dommages-intérêts. Ce qu’elle avance tout au long de sa requête, c’est le fait que le Tribunal, dès le départ, ne devrait pas conclure que le plafond s’applique à sa plainte de façon globale; elle affirme que, le cas échéant, le Tribunal appliquerait le plafond plus largement que ce que la Loi requiert.

B. Les décisions antérieures rendues par d’autres tribunaux ne sont généralement pas pertinentes

[54] UPS a raison de dire que les décisions en matière de réparation rendues par d’autres tribunaux qui ne sont pas assujettis à un plafond légal ne sont d’aucune utilité pour ce qui est de trancher la présente requête.

[55] À une certaine époque, il existait en Ontario un plafond légal applicable aux dommages moraux. Par conséquent, lorsque cela sera pertinent pour mon analyse, je me reporterai à une décision rendue dans cette province afin d’illustrer de quelle manière la question y a finalement été résolue.

C. Décisions clés concernant la compétence du Tribunal

[56] Le Tribunal n’a pas de compétence inhérente pour accorder des dommages-intérêts; il peut uniquement exercer le pouvoir que lui confère la LCDP à cet égard. Au paragraphe 36 de l’arrêt Chopra c. Canada (Procureur général) (C.A.F.), 2007 CAF 268, la Cour d’appel fédérale a de nouveau confirmé la conclusion énoncée dans l’arrêt Seneca College of Applied Arts and Technology c. Bhadauria, 1981 CanLII 29 (CSC), selon laquelle « [l]a législation relative aux droits de la personne ne donne pas naissance à une cause d’action fondée sur la common law [...] », et « le plaignant ne peut obtenir d’autres redressements que ceux que le tribunal a le pouvoir d’accorder ». Le Tribunal doit suivre le libellé clair de la Loi. Il n’a aucun pouvoir discrétionnaire d’agir autrement. Ainsi, le Tribunal ne peut pas réinterpréter la LCDP d’une manière qui reviendrait à y apporter une modification.

[57] Je ne peux pas accorder une réparation qui n’est pas expressément prévue dans la Loi ou qui ne peut pas en être implicitement déduite. En ce qui a trait aux pouvoirs qui sont conférés au Tribunal par la LCDP, je suis tenue de les exercer d’une manière juste, large et libérale. Aux pages 1134 à 1138 de l’arrêt C.N. c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114 [Action Travail], la Cour suprême du Canada a confirmé que la LCDP doit recevoir une interprétation juste, large et libérale en vue de promouvoir son objet. De plus, dans l’arrêt Société canadienne des postes c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2010 CAF 56 (CanLII) (conf. par 2011 CSC 57) [Alliance de la Fonction publique], la Cour d’appel fédérale s’est penchée sur l’objectif global du Tribunal dans le contexte des mesures de réparation. Aux paragraphes 299 et 301, la Cour d’appel a approuvé le commentaire du Tribunal selon lequel l’objectif des dispositions réparatrices de la LCDP est de replacer les victimes de discrimination dans la situation où elles se trouveraient s’il n’y avait pas eu de discrimination afin de leur permettre d’obtenir une réparation intégrale. Cependant, cela ne signifie pas que je puisse lire dans le libellé de la Loi des mots qui ne s’y trouvent pas.

[58] Les parties s’entendent sur les principes de base de l’interprétation des lois : il faut lire les termes d’une loi en suivant leur sens ordinaire, dans le contexte global de la loi, et en tenant compte de l’objet de cette dernière. La Commission a rendu certaines des décisions les plus importantes concernant l’interprétation de la LCDP et a rappelé, de façon générale, que le Tribunal doit interpréter largement les dispositions qui accordent des droits, tout en définissant de façon étroite les exceptions et les défenses : Action Travail, précité, à la p. 1134; Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445 (CanLII), [2013] 4 RCF 545, au par. 246 (faisant référence au par. 7 de l’arrêt Gould c. Yukon Order of Pioneers, [1996] 1 R.C.S. 571); Gwinner v. Alberta (Human Resources and Employment), 2002 ABQB 685, aux par. 78-79; Tranchemontagne c. Ontario (Directeur du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées), 2006 CSC 14, aux par. 14, 33 et 49; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, au par. 33 [Mowat].

[59] La plaignante et UPS se sont principalement concentrées sur la jurisprudence et le libellé de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP; elles n’ont pas présenté d’observation concernant le contexte pertinent qui se trouve ailleurs dans la Loi. Ainsi, toutes les parties n’ont pas pris position quant aux dispositions pertinentes pour l’analyse du cadre légal établi par la LCDP, et, par conséquent, elles n’ont présenté aucune observation concernant les dispositions de la LCDP que j’ai examinées en l’espèce. Les parties sont réputées connaître la LCDP. Elles ont eu l’occasion de présenter les observations qu’elles souhaitaient formuler dans le cadre de la présente requête, aussi bien au moment où celle-ci a été déposée qu’au moment de présenter leurs observations finales à la suite de l’audience.

D. Première question : Les dommages-intérêts accordés en vertu de la LCDP servent-ils d’indemnité pour une plainte jugée fondée, ou pour un acte discriminatoire établi?

(i) La jurisprudence

[60] En dépit des affaires dans lesquelles le Tribunal a déclaré qu’il pouvait accorder jusqu’à 20 000 $ à l’égard d’une plainte fondée, je n’étais pas disposée à exclure la possibilité que l’argument de Mme Peters s’avère légitime en ce qui concerne la manière dont le Tribunal doit interpréter et appliquer l’alinéa 53(2)e) et le paragraphe 53(3) de la LCDP dans le contexte de sa plainte. Certaines de ces affaires, comme la décision Bilac c. Abbey, Currie et NC Tractor Services Inc., 2023 TCDP 43, mentionnent le plafond prévu par la Loi relativement aux dommages-intérêts applicables au préjudice moral subi par la victime en raison d’un acte discriminatoire posé par un intimé, alors que d’autres affaires traitent des mesures de réparation comme étant accordées à l’égard de la plainte.

[61] La manière dont la LCDP est libellée donne à penser qu’une plainte est déposée en fonction d’un incident ou d’un acte discriminatoire présumé. Pour cette raison, elle n’indique pas expressément de quelle manière le Tribunal doit examiner la question des mesures de réparation lorsqu’il conclut que plusieurs actes discriminatoires ont été commis. Il s’agit peut-être de la raison pour laquelle les termes « plainte » et « acte discriminatoire » semblent être interchangeables dans la jurisprudence du Tribunal. Le fait que les dispositions de la LCDP qui s’appliquent aux plaintes et aux mesures de réparation soient rédigées comme si chaque plainte était fondée sur un seul acte discriminatoire crée une ambiguïté dans le cas où la plainte renvoie à plusieurs actes discriminatoires présumés. Je fais remarquer que la LCDP est également rédigée comme s’il y avait un seul intimé par affaire.

[62] Revenons maintenant à la jurisprudence du Tribunal qui, selon Mme Peters, appuie sa position, afin de déterminer s’il en ressort clairement que le Tribunal peut accorder des dommages-intérêts pour chaque acte discriminatoire, ou s’il peut uniquement le faire par plainte. Dans la décision Constantinescu, le Tribunal a affirmé que « la démonstration de plusieurs actes discriminatoires ou la démonstration d’actes délibérés ou inconsidérés pourraient potentiellement avoir des impacts sur les remèdes que pourrait ordonner le Tribunal en vertu de l’article 53 ». Ce commentaire donne à penser que le Tribunal est disposé à examiner la question des dommages-intérêts conformément aux arguments de Mme Peters, mais le Tribunal, dans cette affaire, n’était pas saisi de la question de savoir quelles pourraient être, du point de vue des mesures de réparation, les conséquences d’une conclusion selon laquelle plusieurs actes discriminatoires avaient été commis. Le Tribunal a simplement fait remarquer qu’il pourrait y avoir des répercussions sur les mesures de réparation. La décision Constantinescu portait sur un acte discriminatoire ayant été établi. Cette décision se démarque en raison de la conclusion claire qui y est tirée, à savoir qu’il suffit de prouver l’existence d’un seul acte discriminatoire pour établir le bien-fondé d’une plainte et justifier l’octroi de mesures de réparation aux termes de la LCDP. La question de savoir si le Tribunal peut accorder un montant total de 20 000 $ en dommages-intérêts en fonction de [traduction] « la plainte », de l’« acte discriminatoire » ou de l’« incident » n’a pas été tranchée dans Constantinescu.

[63] Quelques décisions plus récentes rendues par le Tribunal renferment des conclusions relatives aux mesures de réparation qui, selon Mme Peters, sont conformes à sa position (Willcott, N.A. et Tanner). Cependant, les motifs de ces décisions ne traitent pas de la question de la compétence, qui est soulevée dans la requête de Mme Peters, et ne précisent pas non plus les dispositions applicables. Elles sont donc peu utiles en l’espèce.

[64] Dans la décision Willcott, le plaignant sollicitait une ordonnance lui accordant le montant maximal de 20 000 $ en dommages-intérêts généraux pour tous les incidents de discrimination qu’il avait subis. Le membre Gaudreault avait jugé que trois actes de discrimination (distincts) avaient été commis, et avait attribué à chacun d’entre eux une valeur pécuniaire, qui correspondait à des dommages-intérêts généraux de 2000 $, 3000 $ et 2000 $.

[65] À première vue, la décision du Tribunal d’accorder des dommages-intérêts généraux distincts appuie l’argument de Mme Peters selon lequel les dommages-intérêts ne sont pas accordés en fonction de « la plainte ». Cependant, les multiples ordonnances rendues dans la décision Willcott accordaient des montants de dommages-intérêts généraux qui se situaient en deçà du plafond prévu par la Loi, et un montant total de 11 500 $ avait été adjugé en dommages-intérêts généraux et spéciaux.

[66] Mme Peters soutient que le Tribunal aurait pu adjuger jusqu’à 20 000 $ pour chaque acte discriminatoire établi, ce qui supposerait l’attribution de dommages-intérêts pour chaque acte discriminatoire ayant été commis. Cette observation semble fondée sur le commentaire du membre Gaudreault (au paragraphe 239 de la décision Willcott) au sujet de l’acte discriminatoire de harcèlement démontré : « cette souffrance ne justifie pas une compensation maximale de 20 000 $, tel que le permet l’alinéa 53(2)e) LCDP. J’ordonnerai ainsi une compensation de 2 000 $ pour préjudice moral ». En tout respect, Mme Peters surinterprète le commentaire du Tribunal. Le commentaire en question laisse croire que le Tribunal a examiné la possibilité d’accorder jusqu’à 20 000 $ en lien avec l’acte discriminatoire de harcèlement. Le membre Gaudreault aurait peut-être adopté cette approche relativement à chacun des actes discriminatoires constatés, mais il s’agit là d’une hypothèse. Les autres conclusions tirées dans la décision Willcott au sujet du montant des dommages-intérêts ne faisaient pas référence au plafond de 20 000 $, et le montant total accordé ne risquait pas d’excéder le plafond prévu par la Loi. En l’absence de commentaire direct sur cette question, je ne puis supposer que le membre Gaudreault ait envisagé une application du plafond prévu par la Loi à chaque acte discriminatoire, dans cette affaire où les dommages-intérêts n’excédaient même pas un tel montant maximal, à supposer qu’il s’applique en fonction de la plainte. En définitive, la décision Willcott n’appuie pas clairement la position de Mme Peters.

[67] J’ajouterai que, dans la décision Willcott, le membre Gaudreault n’avait pas été appelé à décider de la manière d’appliquer le plafond établi par la Loi. L’affaire ne fournit aucune analyse concernant la compétence du Tribunal ou le libellé de la LCDP à cet égard, puisque les parties n’avaient pas soulevé ou contesté la question. Comme le montant adjugé était bien en deçà du plafond, le Tribunal, dans cette affaire n’avait pas eu besoin de se demander s’il résultait quelque conséquence de la manière dont il regroupait les faits en cause en fonction des actes discriminatoires aux fins de l’octroi de dommages-intérêts conformément au plafond prévu à l’alinéa 53(2)e). Par conséquent, la décision Willcott ne constitue pas un précédent qui appuie clairement la proposition selon laquelle le Tribunal a compétence pour accorder des dommages-intérêts pour chaque acte discriminatoire. Elle ne permet pas non plus de conclure que le Tribunal est disposé à accorder des dommages-intérêts généraux et spéciaux d’un montant supérieur à 20 000 $ relativement à une plainte.

[68] La décision N.A. est également pertinente, dans une certaine mesure, par rapport à la requête de Mme Peters. Dans cette affaire, le Tribunal a accordé des dommages-intérêts généraux et spéciaux d’un montant total de 60 000 $ pour régler une plainte (aux par. 349, 353 et 354). Compte tenu de ce montant, la décision N.A. est un exemple d’une affaire où le Tribunal a accordé plus de 40 000 $ en dommages-intérêts généraux et spéciaux pour une même plainte. Cependant, aucune des ordonnances rendues par le Tribunal n’excédait 20 000 $. Ce dernier n’était pas appelé à examiner la question de la manière dont le plafond prévu par la Loi s’applique ou la question de sa compétence. Dans la décision N.A., le Tribunal n’a pas accordé des dommages-intérêts distincts pour les multiples incidents de harcèlement sexuel qu’il avait jugés fondés dans cette affaire. Cette affaire ne dit rien sur l’importante question soulevée dans la requête de Mme Peters.

[69] Le Tribunal a bien ordonné aux intimés de verser des dommages-intérêts généraux et spéciaux d’un montant total de 60 000 $, qui excède le plafond s’il s’applique à une seule plainte. Cependant, il y avait deux intimés dans cette affaire. Le plafond prévu par la Loi n’avait pas été dépassé relativement à l’un ou l’autre d’entre eux. Mme Peters soutient que l’approche adoptée par le Tribunal dans la décision N.A. est conforme à son interprétation du pouvoir de réparation de ce dernier d’ordonner à chaque intimé de payer des dommages-intérêts plutôt que d’accorder des dommages-intérêts par plainte. Je suis d’accord pour dire que cette approche correspond à son interprétation. Cependant, la question de savoir si les dommages-intérêts doivent uniquement être accordés « par plainte » ou pour chaque « acte discriminatoire » est différente de celle de savoir s’ils peuvent être accordés en fonction du nombre d’intimés. Je reviendrai sur la décision N.A. lorsque j’examinerai si les dommages-intérêts doivent être accordés « pour chaque intimé ».

[70] Dans la décision Tanner, la plaignante avait déposé deux plaintes distinctes de harcèlement. La première était fondée sur l’ascendance, décrite comme étant « la règle d’ascendance », et la deuxième, sur les représailles. Mme Peters soutient que le Tribunal a d’abord reconnu que le montant maximum qu’il peut accorder en dommages-intérêts généraux conformément à l’alinéa 53(2)e) de la LCDP est de 20 000 $. Elle fait remarquer que le Tribunal a ensuite accordé des dommages-intérêts spéciaux de 10 000 $ et de 15 000 $, respectivement, pour chacune des deux plaintes qu’il avait jugées fondées. Par conséquent, le Tribunal a accordé plus de 20 000 $ en dommages-intérêts spéciaux contre une intimée. Cependant, il semble avoir traité les allégations relatives à la règle d’ascendance et celle concernant les représailles comme des plaintes distinctes. Il n’a pas examiné la question de sa compétence pour accorder 25 000 $ en dommages-intérêts spéciaux contre une intimée sur le fondement de deux actes discriminatoires, mais a plutôt utilisé le mot « plainte ». Dans la décision Tanner, le Tribunal n’a pas non plus accordé des dommages-intérêts distincts relativement à un seul acte discriminatoire, comme Mme Peters l’a sollicité en l’espèce. Cette décision ne permet pas de répondre clairement à la question de savoir si les dommages-intérêts sont accordés en fonction de la plainte ou en fonction de l’acte discriminatoire. En fait, les motifs du Tribunal au sujet de la réparation donnent à penser que ce dernier a traité l’instance comme si elle comportait deux plaintes distinctes. Ce n’est pas tout à fait clair; les motifs n’indiquent pas s’il a été ordonné que les deux plaintes soient instruites ensemble, ou si la plainte a été modifiée. Cependant, l’article 14.1 de la LCDP prévoit que, pour pouvoir voir sa plainte de représailles accueillie, il faut d’abord avoir déposé une plainte pour discrimination. Il est donc très probable que deux plaintes avaient été déposées dans cette affaire.

[71] J’apprécie le fait que les avocats de la Commission aient porté à l’attention du Tribunal une décision qui va à l’encontre de la position de la Commission, conformément aux obligations professionnelles qui incombent aux avocats. Au paragraphe 14 de la décision Brickner c. Gendarmerie royale du Canada, 2018 TCDP 2 [Brickner], la plaignante avait allégué avoir fait l’objet de plusieurs actes de discrimination ainsi que de représailles au sens de l’article 14.1 de la LCDP, et sollicité plus de 200 000 $ en dommages-intérêts au titre de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3). Le Tribunal n’a pas tranché la question de savoir s’il avait le pouvoir d’accorder des dommages-intérêts distincts, puisque cette question devait être examinée au cours de l’audience. Cependant, il a affirmé que « [c]e n’est pas parce que d’autres allégations de représailles sont accueillies que la limite s’appliquant aux préjudices est automatiquement relevée ». La Commission fait remarquer que, bien que ces remarques incidentes dans la décision Brickner donnent à penser que le Tribunal n’était pas enclin à rendre des ordonnances ayant pour effet d’accorder plusieurs réparations au titre de l’alinéa 53(2)e) ou du paragraphe 53(3), le membre semble avoir mal interprété la jurisprudence du Tribunal relative aux dommages-intérêts qui s’appliquent aux représailles. Le membre a affirmé qu’une plainte de représailles n’avait jamais donné lieu à des mesures de réparation distinctes ou supplémentaires au titre de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP. Comme il est indiqué dans la décision Tanner, le Tribunal a accordé des réparations distinctes pour chacun des deux actes discriminatoires; une au titre de l’article 5 et une autre, en lien avec les représailles, au titre de l’article 14.1.

[72] Un autre exemple se dégage des décisions Tabor c. La Première nation Millbrook, 2015 TCDP 9, et Tabor c. La Première nation Millbrook, 2015 TCDP 18, confirmées en contrôle judiciaire : Première Nation Millbrook c. Tabor, 2016 CF 894 (les décisions « Tabor »), dans lesquelles une plainte pour discrimination déposée en vertu des articles 7 et 10, ainsi qu’une plainte faisant état de représailles, déposée en vertu de l’article 14.1, avaient été traitées comme deux plaintes distinctes. Malgré le fait que ces plaintes avaient été instruites en même temps, le Tribunal avait rendu deux séries de motifs concernant la responsabilité et établi une distinction entre la plainte de représailles et les allégations de discrimination. Les parties avaient réglé la question de la réparation entre elles. Cependant, la Commission soutient que cette affaire montre que le Tribunal a examiné les plaintes de représailles indépendamment des plaintes de discrimination, et que chacune d’entre elles aurait pu donner lieu à des ordonnances distinctes.

[73] Dans les décisions Tabor, le Tribunal a accordé des dommages-intérêts en ce qui concerne l’acte discriminatoire à l’origine de la plainte ainsi qu’en ce qui concerne les représailles, qui constituent aussi un acte discriminatoire et soulèvent des faits supplémentaires. Dans des situations semblables, le Tribunal devrait accorder des dommages-intérêts distincts relativement aux représailles, puisqu’il s’agit d’un acte discriminatoire distinct. Il semble incohérent que des représailles fassent l’objet d’une indemnisation, mais pas d’autres actes discriminatoires visés par la LCDP. Quoiqu’il en soit, dans les décisions Tabor, les allégations formulées ont été traitées comme relevant de deux plaintes distinctes, et les questions que soulèvent la requête de Mme Peters en l’espèce n’ont pas été examinées.

[74] En résumé, après avoir examiné attentivement les affaires sur lesquelles Mme Peters s’est fondée, je conclus que le Tribunal n’a pas rendu de décision faisant autorité quant à la question de savoir si le plafond fixé par la Loi s’applique par plainte, ou pour chaque acte discriminatoire ou chaque incident.

[75] À mon avis, la décision rendue par la Cour fédérale dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Cruden, 2013 CF 520 [Cruden], conf. par. Canada (Procureur général) c. Cruden, 2014 CAF 131, établit une base jurisprudentielle solide relativement à la présente requête. La Cour fédérale a déclaré ce qui suit au paragraphe 64 de cette décision : « c’est une allégation d’acte discriminatoire qui motive la plainte et c’est la conclusion relative à l’existence d’un acte discriminatoire qui donne au Tribunal le pouvoir de prendre des mesures de réparation ».

[76] Dans la décision Cruden, la Cour fédérale a affirmé que ce sont les « actes discriminatoires » qui sont interdits par la LCDP, et qu’un individu ayant des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis un acte discriminatoire peut déposer une plainte (par. 40(1) de la LCDP). La Cour fédérale a confirmé que le membre instructeur peut rendre une ordonnance contre la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire (par. 53(2) de la LCDP). Dans la décision Cruden, lorsqu’elle a examiné le régime législatif applicable, la Cour fédérale a expliqué la relation législative de base qui unit les termes « plainte » et « acte discriminatoire » dans la LCDP. Elle a fait remarquer que l’article 53 requiert qu’un intimé ait été trouvé coupable d’un acte discriminatoire pour qu’il fasse l’objet d’une ordonnance. Ainsi, la décision Cruden confirme que des dommages-intérêts peuvent être accordés si un acte discriminatoire a été commis. Cependant, la Cour fédérale n’était pas appelée à déterminer si les dommages-intérêts sont accordés en fonction de la plainte lorsqu’un acte discriminatoire a été commis, ou s’ils peuvent être accordés pour chaque acte discriminatoire dans le cas où plusieurs actes discriminatoires sont prouvés dans le contexte d’une même plainte. Il s’agit de l’essence de la première question soulevée dans la présente requête. La Cour fédérale n’était pas non plus appelée à décider comment un « acte discriminatoire » devrait être défini (la deuxième question).

(ii) Utilisation des termes « plainte » et « acte discriminatoire » à l’article 53

[77] Les questions de savoir si le Tribunal a le pouvoir d’accorder des dommages-intérêts par plainte ou pour chaque acte discriminatoire commis et de savoir comment il faut définir un « acte discriminatoire » doivent être tranchées en fonction de l’interprétation de la LCDP. L’article 53 ne mentionne pas expressément en langage clair qu’un plafond établi par la Loi s’applique aux dommages‑intérêts généraux et spéciaux accordés « par plainte », comme le soutient UPS. Il n’indique pas clairement non plus que le plafond s’applique à chaque acte discriminatoire, ou à chaque groupe de faits susceptibles d’étayer une plainte à eux seuls, comme le fait valoir Mme Peters, ou à chaque comportement discriminatoire. L’article 53 ne permet pas de déduire clairement que le Tribunal peut accorder des dommages-intérêts « par plainte », pour « chaque acte discriminatoire » ou pour « chaque incident ». Il ne définit pas un acte discriminatoire. La LCDP n’indique pas non plus explicitement si une plainte ou un acte discriminatoire doit inclure tous les incidents discriminatoires vécus par le plaignant dans le cadre d’une seule et même plainte.

[78] Comme il est mentionné dans la décision Cruden, l’article 53 emploie les termes « plainte » et « acte discriminatoire ». Selon un principe d’interprétation législative bien établi, il existe une présomption d’absence de tautologie dans les lois. Le recours à deux termes différents est présumé être intentionnel et donne à penser que ces termes ne veulent pas dire exactement la même chose ou qu’on ne prévoit pas les utiliser de la même manière dans le régime législatif.

[79] Comme il est aussi indiqué dans la décision Cruden, le paragraphe 53(2) de la LCDP débute par une exigence selon laquelle la plainte doit être « jugée fondée ». Il en va de même pour le paragraphe 53(3). Cette exigence pourrait initialement laisser supposer que des dommages-intérêts doivent être accordés « par plainte ». Cependant, à mon avis, cette supposition n’est pas nécessairement convaincante vu l’utilisation tant du mot « plainte » que des termes « acte discriminatoire » à l’article 53, et vu la façon particulière dont la LCDP est libellée lorsqu’il est question de plaintes et d’actes discriminatoires. Pour les raisons qui suivent, cette supposition n’est pas l’interprétation la plus raisonnable de l’article 53.

[80] Lorsqu’une plainte est fondée, le paragraphe 53(2) de la LCDP prévoit que le Tribunal peut rendre une ordonnance contre la personne trouvée coupable d’un « acte discriminatoire ». Il est libellé ainsi :

(2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire […]

[81] Le paragraphe 53(3) prévoit ce qui suit :

(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le membre instructeur peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré.

[82] Les termes « acte discriminatoire » et « auteur d’un acte discriminatoire » utilisés à l’article 53 de la LCDP visent à identifier la personne contre laquelle l’ordonnance devrait être rendue. L’expression « la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire », au paragraphe 53(2), identifie la ou les personnes dont les actes ou les omissions justifient l’octroi d’une réparation au plaignant. J’ajoute que le paragraphe 35(1) de la Loi d’interprétation prévoit que, dans tous les textes, le terme « personne » englobe les personnes morales. Cela permet au Tribunal de rendre une ordonnance afin de remédier aux actes ou aux omissions d’une personne physique ou morale, y compris des employeurs et des fournisseurs de services constitués en personne morale.

[83] Je conclus que le Tribunal peut rendre une ordonnance contre plus d’une personne lorsque plus d’une personne a commis un acte discriminatoire dans le cadre d’une plainte. Une seule personne peut commettre plus d’un acte discriminatoire. Par conséquent, le Tribunal peut accorder des dommages-intérêts pour les actes d’une personne et non pour la plainte dans son ensemble, ce qui équivaut à un pouvoir d’accorder des dommages-intérêts pour chaque acte discriminatoire et non par plainte. Ma conclusion va dans le même sens que la conclusion rendue dans la décision Cruden, selon laquelle « c’est une allégation d’acte discriminatoire qui motive la plainte et c’est la conclusion relative à l’existence d’un acte discriminatoire qui donne au Tribunal le pouvoir de prendre des mesures de réparation ».

[84] Mes motifs concernant l’application de la Loi d’interprétation, énoncés à la question 2(v) ci-après, en contiennent d’autres qui appuient ma conclusion selon laquelle le Tribunal n’ordonne pas des dommages-intérêts par plainte.

E. Question 2 : Comment un acte discriminatoire est-il défini dans la LCDP?

(i) Le terme « acte discriminatoire » est-il défini pour l’application de l’article 53?

[85] Mme Peters et la Commission me demandent de définir un acte discriminatoire comme étant [traduction] « toute allégation ou série d’allégations pouvant constituer le fondement d’une plainte (ou, autrement dit, pouvant servir de fondement à une plainte distincte) ». Cette définition est ambiguë, ouverte et, à mon avis, entraînerait des démarcations subjectives entre les actes discriminatoires.

[86] Je n’ai pas besoin d’examiner cette approche plus en détail, car l’expression « acte discriminatoire » est définie ailleurs dans la LCDP. Les pouvoirs de réparation du Tribunal, à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3), se trouvent dans la partie III de la LCDP. L’article 39, qui relève de la partie III de la LCDP, fournit des directives à ce sujet. Il prévoit que « [p]our l’application de la présente partie [c.-à-d. la partie III], acte discriminatoire s’entend d’un acte visé aux articles 5 à 14.1 ». Ces articles se trouvent dans la partie I de la LCDP, et les actes discriminatoires définis dans ceux-ci font partie de la définition de ce qui constitue de la discrimination.

[87] Selon le libellé de l’article 39, les définitions des actes discriminatoires qui se trouvent dans la partie I sont déterminantes aux fins de l’application des mesures réparatrices de la LCDP. L’article 39 exige que l’« acte discriminatoire » dont il est question à l’article 53 soit l’un des actes discriminatoires reconnus par la Loi et défini à l’un des articles 5 à 14.1.

[88] Cette exigence législative selon laquelle il doit s’agir d’un acte discriminatoire au sens des articles 5 à 14.1 s’explique par le fait que chacun de ces articles décrit un acte différent. Elle est également conforme à l’un des principaux objectifs de la LCDP, qui est de créer, pour tout le monde, un droit garanti de ne pas subir les actes précis énumérés et réputés constituer de la discrimination au sens de la LCDP. Les protections des droits de la personne dans la LCDP sont précises. La LCDP ne prévoit pas de protection générale contre la discrimination dans toutes les situations où des personnes interagissent. Fondamentalement, on peut considérer que les articles 5 à 14.1 de la LCDP créent une protection contre la discrimination dans une situation précise d’interaction humaine.

[89] Les situations protégées se limitent également à la discrimination fondée sur des motifs particuliers. Les motifs de distinction, qu’on appelle parfois les « caractéristiques protégées », sont définis ainsi à l’article 3 :

3 (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’identité ou l’expression de genre, l’état matrimonial, la situation de famille, les caractéristiques génétiques, l’état de personne graciée ou la déficience.

De cette façon, chacun des articles 5 à 14.1 de la LCDP crée une protection ciblée contre la discrimination fondée sur des motifs particuliers.

[90] L’article 4, qui précède immédiatement les articles 5 à 14.1 et la description des types d’acte discriminatoire reconnus à la partie I, débute par « Les actes discriminatoires prévus aux articles 5 à 14.1 peuvent faire l’objet d’une plainte » et se termine par « toute personne reconnue coupable de ces actes peut faire l’objet des ordonnances prévues à l’article 53 ».

[91] Il ressort clairement de l’article 4 que les articles 5 à 14.1 définissent chacun des types d’actes discriminatoires pouvant entraîner l’application de l’article 53 et, par conséquent, pouvant amener le Tribunal à ordonner des dommages‑intérêts généraux ou spéciaux pouvant aller jusqu’à 20 000 $.

(ii) L’expression « acte discriminatoire » renvoie-t-elle à un seul acte ou incident, ou peut-elle renvoyer à plusieurs actes ou incidents?

[92] Chaque définition d’un acte discriminatoire aux articles 5 à 14.1 de la LCDP pourrait inclure un éventail de situations possibles, comprenant un ou plusieurs incidents. Un « acte discriminatoire » peut être un seul incident. Par contre, la plupart du temps, dans les plaintes dont le Tribunal est saisi, il renvoie à une série d’incidents. Par exemple, le harcèlement discriminatoire visé à l’article 14, y compris le harcèlement sexuel, implique souvent plus d’un incident.

[93] À mon avis, le fait que l’expression « acte discriminatoire » puisse inclure un ou plusieurs incidents est important. J’ai conclu que le fait que le mot « acte » puisse inclure plusieurs incidents signifie que le législateur a délibérément choisi d’utiliser l’expression « acte discriminatoire » pour renvoyer à un seul acte discriminatoire. On ne devrait pas interpréter cette expression comme voulant dire « des actes discriminatoires ». Cette conclusion est également étayée par le raisonnement énoncé dans les trois prochaines sous-questions.

(iii) Chaque incident relevant du même type de conduite discriminatoire peut-il être considéré comme un acte discriminatoire distinct aux fins de l’attribution des dommages-intérêts?

[94] Comme je le mentionne plus haut, la LCDP n’indique pas explicitement si un acte discriminatoire doit inclure tous les incidents discriminatoires vécus par le plaignant dans le cadre d’une même plainte ou si le Tribunal peut traiter chaque incident de discrimination ou de harcèlement comme un acte discriminatoire distinct. Toutefois, je conclus que le Tribunal ne peut pas traiter chaque incident ou situation impliquant le même type de conduite discriminatoire visée aux articles 5 à 14.1 comme un acte discriminatoire distinct dans le but d’accorder des dommages-intérêts.

[95] Aucune disposition de la LCDP n’accorde expressément au Tribunal la compétence pour subdiviser un acte discriminatoire commis par l’intimé en plusieurs actes discriminatoires du même type afin de pouvoir accorder des dommages-intérêts additionnels. Les seules dispositions de la LCDP qui orientent le Tribunal quant à ce qui constitue un « acte discriminatoire » et ce qui devrait être regroupé en un seul « acte discriminatoire » sont les articles 5 à 14.1. La LCDP définit les actes discriminatoires; elle ne fait aucune mention d’incidents discriminatoires ou de situations répétées.

[96] Je ne suis pas prête à interpréter la LCDP comme conférant le pouvoir de subdiviser un acte discriminatoire en segments basés sur des incidents ou toute autre mesure en l’absence d’un cadre législatif permettant de faire une telle chose. L’exercice consistant à déterminer combien d’incidents ou de situations de harcèlement devraient être considérés comme un seul acte discriminatoire serait très subjectif et risquerait d’entraîner des résultats arbitraires, incohérents et possiblement déraisonnables ou injustes pour les intimés. Il existe un nombre presque infini de comportements, y compris d’actes et d’omissions, qui pourraient être considérés comme un acte discriminatoire. La LCDP ne contient aucune directive pouvant servir de base rationnelle sur laquelle le Tribunal pourrait se fonder pour décider quelles expériences discriminatoires devraient être regroupées pour constituer un seul et même acte discriminatoire justifiant l’octroi d’une réparation distincte.

[97] Les articles 5 à 14.1 indiquent plutôt ce qui constitue un acte discriminatoire distinct, en langage simple et clair. Les actes discriminatoires qui y sont mentionnés sont présumés être distincts, car il existe une présomption selon laquelle le législateur n’inclut pas de contenu inutile lorsqu’il rédige des lois. Par conséquent, il est présumé que ces actes discriminatoires ont été choisis spécifiquement, puis séparés volontairement, et que chacun vise à offrir une protection différente de celle des autres. C’est le cas même lorsqu’il y a un certain chevauchement entre les actes visés par ces articles.

[98] Par exemple, le législateur a rédigé les articles 5 et 6 de façon à ce qu’ils visent le refus d’hébergement. Ces articles se recoupent dans une certaine mesure. Toutefois, ils sont présumés viser des questions différentes. Cela ne veut pas dire pour autant que ces questions n’ont pas certains faits en commun. De même, les articles 7, 8, 9, 10, 11 et 14 visent la discrimination en matière d’emploi. Ils définissent ce qui constitue un acte discriminatoire distinct dans le contexte de l’emploi. Il existe un chevauchement entre ces articles « en matière d’emploi », et certains faits peuvent se recouper, mais chaque article est présumé viser des questions différentes.

[99] L’article 14 prévoit que constitue un acte discriminatoire le fait de harceler sexuellement une personne en matière d’emploi. Les mots « un acte discriminatoire » et « harceler » suggèrent implicitement que tout harcèlement sexuel jugé avoir été commis en matière d’emploi, qu’il s’agisse d’un incident isolé ou de plusieurs incidents, est réputé être un acte discriminatoire.

[100] L’article 7 est plus prescriptif. Il est divisé en alinéas a) et b). Je n’ai pas pour tâche d’interpréter la différence entre les deux alinéas de l’article 7 de la LCDP dans le contexte de la requête de Mme Peters. Vu les allégations formulées dans la plainte, j’étais tenue, dans la décision concernant la responsabilité, de décider si Mme Peters avait été défavorisée en cours d’emploi du fait de sa déficience, aux termes de l’alinéa 7b). Par souci de clarté, je ne décide pas si les alinéas a) et b) de l’article 7 constituent un seul acte discriminatoire ou deux actes discriminatoires différents. Je note que, dans la décision Willcott, le Tribunal a accordé des dommages-intérêts au titre de l’alinéa 7a) ainsi que de l’alinéa 7b). Bien qu’il ne l’ait pas mentionné expressément, il a traité les alinéas 7a) et 7b) comme deux actes discriminatoires différents et a conclu à un congédiement et à de la discrimination après la réintégration au travail, deux actes qui enfreignent l’article 7. Il a également jugé que chacun de ces actes justifiait l’octroi d’une réparation.

[101] Dans tous les cas, qu’il soit question des alinéas 7a) ou 7b) ou de l’article 7 dans son ensemble, si le législateur voulait que plusieurs incidents constituent un acte discriminatoire au titre de cet article, il semble avoir voulu que le Tribunal traite ces incidents comme un seul acte discriminatoire distinct en fonction de l’article ou de l’alinéa approprié. Rien dans l’article 7 ni le reste de la LCDP n’indique le contraire.

[102] Bien que j’aie conclu à un manquement à l’alinéa 7b) de la LCDP dans la décision concernant la responsabilité en me fondant sur une série d’incidents, par exemple les actes et omissions de plusieurs gestionnaires qui ont traité les absences du travail de Mme Peters, ses congés de maladie et son accès aux prestations d’invalidité, ainsi que la décision d’UPS de ne pas communiquer avec Mme Peters pour lui parler d’un retour au travail, je n’ai rien lu dans la LCDP qui m’amènerait à conclure, au regard de l’alinéa7b), que je dois décider que UPS a commis plus d’un acte discriminatoire en matière d’emploi. Il y a lieu de noter que Mme Peters n’a pas laissé entendre qu’il fallait conclure que plus d’un acte discriminatoire au sens de l’article 7avait été commis. Elle n’a pas expliqué pourquoi elle considérait que le harcèlement sexuel justifiait l’octroi de dommages-intérêts multiples alors qu’elle n’a pas exprimé cette même position quant au traitement défavorable dont elle a été victime. Elle n’a pas non plus concilié ses positions différentes concernant l’article 14 et l’article 7.

[103] Mme Peters soutient que les incidents de harcèlement sexuel dont elle a été victime devraient être regroupés selon le type de conduite, notamment tous les commentaires faits aux collègues, tous les appels téléphoniques harcelants et tous les incidents d’agression ou d’attouchement. Or la LCDP ne permet pas de diviser le harcèlement sexuel dont elle a été victime en actes discriminatoires distincts, en fonction du type de comportement, dans le but d’étayer l’octroi de dommages-intérêts.

[104] La LCDP définit ce qui constitue un acte discriminatoire au titre de l’article 14 et ce qui constitue un acte discriminatoire au titre de l’alinéa 7b) en l’espèce. Le rôle du Tribunal est de décider si les actes discriminatoires allégués ont bien eu lieu. La proposition voulant que ce pouvoir discrétionnaire inclue la compétence pour tirer plusieurs conclusions relativement à un même acte discriminatoire et pour accorder des dommages-intérêts pour chacune de ces conclusions n’est pas une interprétation raisonnable de la LCDP.

[105] La Loi ne me permet pas de faire ce que Mme Peters me demande. L’alinéa 53(2)e) ne m’autorise pas à accorder à Mme Peters des dommages-intérêts généraux ou spéciaux distincts pour chacun des cinq incidents de harcèlement sexuel constituant un acte discriminatoire au titre de l’article 14.

(iv) Des dommages-intérêts peuvent-ils être accordés pour chacun des actes discriminatoires distincts, mentionnés aux articles 5 à 14.1 de la LCDP, qui sont établis?

[106] Le Tribunal peut accorder des dommages-intérêts pour chaque acte discriminatoire, tel qu’ils sont chacun définis aux articles 5 à 14.1 de la LCDP, lorsqu’il juge la plainte fondée.

[107] L’approche susmentionnée est conforme à la décision Ketola v Value Propane Inc., 2002 CanLII 46511 (TDP Ont) [Ketola], rendue par le TDPO. Le TDPO a respecté le plafond prévu par la loi applicable aux dommages-intérêts généraux pour souffrance morale qui restreignait la compétence de la Commission, mais a ordonné des dommages-intérêts distincts pour chacun des actes discriminatoires distincts sur le plan juridique qui, selon ses conclusions, avaient été commis, notamment pour la discrimination fondée sur la déficience et les représailles exercées, conformément à la législation applicable. Dans la décision Ketola, le TDPO a illustré l’application appropriée du principe d’interprétation des lois selon lequel les exceptions prévues dans les lois doivent être appliquées de façon restrictive. Selon la règle générale, aucun plafond arbitraire n’est imposé au montant des dommages-intérêts qu’une cour ou un tribunal peut accorder; les décideurs doivent seulement tenir compte des considérations pertinentes habituelles requises par la jurisprudence concernant la réparation à accorder. Dans la décision Ketola, le TDPO a reconnu que le plafond prévu par la loi applicable aux dommages-intérêts pour souffrance morale était une exception à la règle générale et a donc interprété cette exception de façon restreinte, tout en appliquant le reste de la loi de manière à tirer pleinement parti de sa nature réparatrice. Il a reconnu le plafond prévu par la loi applicable aux dommages-intérêts généraux pour souffrance morale, mais a accordé des dommages-intérêts distincts pour souffrance morale relativement à chacun des actes discriminatoires distincts sur le plan juridique en vertu de la législation applicable. En ce sens, la décision Ketola chevauche l’ordonnance que demande Mme Peters et appuie sa position.

[108] En ce qui concerne le libellé de la LCDP, à mon avis, le fait qu’il soit question d’« un » acte discriminatoire aux dispositions réparatrices que sont l’alinéa 53(2)e) et le paragraphe 53(3) vise à exprimer la présomption selon laquelle la plainte a été déposée parce qu’un acte discriminatoire aurait été commis. Le Tribunal doit accorder des dommages-intérêts pour ce motif, si la plainte est fondée. L’article indéfini « un » est utilisé pour renvoyer à un acte discriminatoire précis ou particulier. Lorsque le Tribunal juge que plusieurs des actes discriminatoires énumérés aux articles 5 à 14.1 ont été commis, il peut accorder des dommages-intérêts distincts pour chacun de ces actes. Toutefois, le montant des dommages-intérêts généraux ou spéciaux qu’il peut accorder en vertu de l’article 53 pour chaque acte discriminatoire défini aux articles 5 à 14.1 ne peut dépasser le plafond de 20 000 $ prévu par la Loi.

[109] Il est important de mentionner que cette interprétation est conforme à l’objet de la LCDP, qui est de compléter la législation pour prévenir la discrimination ou lutter contre elle et non de la restreindre indûment. Le fait que le législateur ait inclus un plafond à l’article 53 de la LCDP pour certains dommages-intérêts ne veut pas dire que le Tribunal doit adopter l’interprétation la plus large possible de ce plafond. Au contraire, lorsque l’on interprète le plafond prévu à l’article 53, il faut le placer dans son contexte législatif approprié et respecter le reste des dispositions de la LCDP. Cette approche est conforme à l’article 12 de la Loi d’interprétation, selon lequel je dois interpréter la loi « de la manière la plus équitable et la plus large » possible, tout en respectant les limites de la compétence du Tribunal d’accorder des réparations pour « un » acte discriminatoire commis. À mon avis, l’expression « acte discriminatoire » englobe chaque acte discriminatoire prouvé qui est visé aux articles 5 à 14.1.

[110] J’ajouterai ici que, bien que le Tribunal puisse accorder des dommages-intérêts généraux pour chaque acte discriminatoire distinct, sous réserve du plafond prévu par la Loi, et donc, pour plus d’un acte discriminatoire dans le cadre d’une plainte jugée fondée, le plaignant doit quand même prouver, pour chacun des actes discriminatoires, le préjudice moral qu’il a souffert, au titre de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP, s’il veut avoir droit à une indemnisation pour chacun. Le préjudice moral souffert doit être distinct pour chaque acte discriminatoire pour justifier l’octroi de dommages-intérêts distincts. Cependant, le préjudice moral ne sera pas toujours distinct pour chacun des actes discriminatoires. Si les différents actes discriminatoires entraînent le même préjudice moral, le Tribunal devra se demander si des dommages-intérêts distincts donneraient lieu à une double indemnisation et ne pas modifier le montant, ou s’il y a lieu d’accorder des dommages-intérêts plus élevés. Il s’agit de l’une des raisons pour lesquelles la double indemnisation est désignée comme une sous-question dans la présente décision.

(v) Le paragraphe 33(2) de la Loi d’interprétation vient-il moduler l’interprétation, par le Tribunal, d’un « acte discriminatoire »?

[111] Je mentionne à plusieurs reprises dans les présents motifs que les termes « plainte » et « acte discriminatoire » sont toujours au singulier dans la LCDP. Le paragraphe 33(2) de la Loi d’interprétation prévoit que « [l]e pluriel ou le singulier s’appliquent, le cas échéant, à l’unité et à la pluralité ». En outre, le paragraphe 3(1) de la Loi d’interprétation mentionne que « [s]auf indication contraire, la présente loi s’applique à tous les textes […] ».

[112] Si le paragraphe 33(2) de la Loi d’interprétation doit s’appliquer à la LCDP, le mot « plainte » peut vouloir dire « plaintes » et les mots « acte discriminatoire » peuvent vouloir dire « actes discriminatoires », selon les circonstances. La question de savoir si le paragraphe 33(2) s’appliquait aux mots « acte discriminatoire » dans la LCDP n’est pas importante. Si le singulier s’applique au pluriel, cela veut dire que l’on peut interpréter l’expression « acte discriminatoire » comme étant soit un seul acte discriminatoire (composé d’un seul incident ou de plusieurs, comme je l’ai conclu) soit d’un regroupement de plusieurs actes discriminatoires différents. Selon cette interprétation, le paragraphe 53(2) de la LCDP prescrirait implicitement au Tribunal d’ordonner, en vertu de l’alinéa 53(2)e), des dommages-intérêts d’au plus 20 000 $ pour tous les actes discriminatoires. Autrement dit, une ordonnance de dommages-intérêts généraux et une ordonnance de dommages‑intérêts spéciaux seraient rendues dans le cadre d’une seule et même plainte. Si le Tribunal avait conclu que les paragraphes 3(1) et 33(2) de la Loi d’interprétation exigeaient l’inclusion des mots « actes discriminatoires » au pluriel, l’affaire aurait été résolue rapidement. La requête déposée par Mme Peters visant à obtenir une ordonnance déclarant que le Tribunal peut accorder jusqu’à 20 000 $ pour chaque acte discriminatoire aurait été rejetée en totalité.

[113] Les parties ne semblent pas avoir considéré que le paragraphe 33(2) de la Loi d’interprétation s’appliquait à la question soulevée dans la requête concernant la pluralité proposée des dommages-intérêts. Elles n’ont présenté aucune observation à cet égard. Les parties sont réputées être au courant de ce paragraphe et des autres dispositions de la Loi d’interprétation, car il s’agit d’une loi d’application générale qui s’applique à toutes les lois fédérales. De plus, les parties qui ont adopté des positions à l’égard de la présente requête étaient représentées par un avocat.

[114] Il n’est pas strictement obligatoire d’appliquer toutes les dispositions de la Loi d’interprétation si le législateur ne semble pas avoir eu l’intention qu’une disposition s’applique. Bien que les parties n’aient pas soulevé ni invoqué le guide d’interprétation que sont les mots « [l]e pluriel ou le singulier s’appliquent, le cas échéant, à l’unité et à la pluralité » au paragraphe 33(2), le Tribunal est tenu de se pencher sur la question de savoir s’il est possible qu’une disposition pertinente de la Loi d’interprétation s’applique. Je me suis donc demandé si le paragraphe 33(2) s’appliquait, ce qui serait le cas si aucune intention contraire n’était exprimée dans la LCDP. Une intention contraire est une exception permise à l’application du paragraphe 33(2), prévue au paragraphe 3(1) de la Loi d’interprétation. J’ai conclu que le paragraphe 33(2) ne s’applique pas aux mots « acte discriminatoire » et que, par conséquent, il ne modifie pas mes conclusions concernant la façon dont le régime législatif est censé fonctionner et concernant la façon dont le Tribunal doit appliquer le plafond prévu par la Loi.

[115] Dans mes motifs exposés ci-haut, j’explique pourquoi j’ai conclu que l’expression « acte discriminatoire » renvoie à un seul acte discriminatoire, même lorsqu’il inclut des incidents répétés ou multiples. Ces motifs sont pertinents dans la présente section. Après avoir lu tous les articles de la LCDP qui concernent l’« acte discriminatoire » visé à l’alinéa 53(2)e), y compris les articles 5 à 14.1 et l’article 53 dans son ensemble ainsi que les articles 12 et 13 de la Loi d’interprétation, j’ai conclu que le législateur ne voulait pas que l’expression « acte discriminatoire » soit interprétée comme incluant des actes discriminatoires au pluriel.

[116] Le fait d’appliquer le paragraphe 33(2) et d’interpréter l’expression « acte discriminatoire » comme étant au pluriel modifierait considérablement le régime législatif. Comme je l’explique plus haut, la LCDP dans son ensemble est rédigée comme si la plainte déposée ne vise qu’un seul acte discriminatoire. Lorsque les plaintes qui se rendent à une audience devant le Tribunal concernent plusieurs actes discriminatoires distincts énoncés aux articles 5 à 14.1, l’interprétation la plus raisonnable de l’article 53 permet au Tribunal d’ordonner des dommages-intérêts pour chacun des actes discriminatoires. Par conséquent, lorsque l’intimé commet plus d’un acte discriminatoire, le Tribunal peut ordonner des dommages-intérêts multiples. Il est impossible que le législateur ait voulu que le Tribunal ne puisse ordonner des dommages-intérêts généraux ou spéciaux que pour le premier acte discriminatoire qu’il choisit d’examiner ou que le Tribunal ne puisse ordonner des dommages‑intérêts généraux ou spéciaux que pour l’ensemble de la plainte, peu importe le nombre d’actes discriminatoires qui, selon ses conclusions, ont été commis. L’imposition d’une telle restriction au Tribunal serait injuste pour le plaignant qui a eu gain de cause et qui a prouvé qu’au moins deux actes discriminatoires visés aux articles 5 à 14.1 de la LCDP ont été commis.

[117] Pour illustrer ce qui précède, un plaignant pourrait avoir subi un préjudice considérable par suite d’un acte discriminatoire justifiant des dommages-intérêts généraux se situant à l’extrémité supérieure de la fourchette, puis être victime d’un deuxième acte discriminatoire distinct qui justifie également des dommages-intérêts se situant à l’extrémité supérieure de la fourchette. En théorie, si tous les actes discriminatoires sont assujettis à un plafond prévu par la Loi et que le Tribunal a accordé des dommages-intérêts de 20 000 $ pour le premier acte discriminatoire, il ne pourrait plus accorder d’autres dommages-intérêts généraux pour le deuxième acte discriminatoire puisqu’il a atteint le plafond. Le Tribunal ne serait pas en mesure d’accorder ce qu’il aurait accordé si le plaignant avait allégué le deuxième acte discriminatoire dans le cadre d’une autre plainte distincte. Il ne pourrait donc pas accorder des dommages-intérêts fondés sur une base rationnelle pour le deuxième acte discriminatoire. Le Tribunal pourrait ainsi devoir diviser les dommages-intérêts entre les deux actes discriminatoires, ce qui aurait une incidence négative sur le plaignant et serait injuste.

[118] Un tel résultat serait contraire à l’administration de la justice et à nos concepts de responsabilisation sociale. Le Tribunal serait incapable d’offrir une solution complète pour remédier aux préjudices pouvant découler d’actes discriminatoires distincts, comme l’exige la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Alliance de la fonction publique. Le fait que ces types de problème puissent survenir si le Tribunal applique le plafond légal à l’ensemble de la plainte donne à penser que le législateur n’aurait raisonnablement pas voulu que l’on adopte cette interprétation.

[119] En interprétant l’alinéa 53(2)e) de la LCDP comme permettant d’ordonner des dommages-intérêts pour préjudice moral uniquement pour l’ensemble de la plainte (ou des dommages-intérêts spéciaux), on pourrait aussi encourager l’intimé à commettre délibérément de nouveaux actes offensants, par exemple à congédier un employé en congé de maladie ou à exercer des représailles, car le Tribunal ne pourrait plus accorder d’autres dommages-intérêts généraux ou spéciaux dissuasifs contre lui.

[120] Le législateur voulait certainement que le Tribunal soit en mesure de remédier à différents actes discriminatoires tout en respectant le plafond applicable à chacun; autrement dit, que le plafond prévu par la Loi s’applique à chaque acte discriminatoire individuellement.

[121] D’une part, dans son contexte, le paragraphe 33(2) de la Loi d’interprétation pose une règle grammaticale. D’autre part, l’article 13 de la même loi exprime le principe selon lequel la loi doit être interprétée en conformité avec son préambule (en l’espèce, la LCDP a pour objet de compléter la législation canadienne en matière de discrimination). Selon l’article 12, tout texte est censé apporter une solution de droit, et le Tribunal doit l’interpréter de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet. Ces énoncés de principe conviennent bien à la LCDP. Toutefois, les règles grammaticales qui se trouvent dans une loi distincte, à savoir la Loi d’interprétation, ne devraient pas être présumées s’appliquer à une loi quasi constitutionnelle comme la LCDP, d’une manière qui risquerait d’entraîner des résultats déraisonnables. Je ne suis pas convaincue que le législateur voulait que le paragraphe 33(2) de la Loi d’interprétation s’applique à l’expression « acte discriminatoire » et constitue une directive déterminante. Cela irait à l’encontre de l’idéal selon lequel la LCDP apporte une solution de droit et doit être interprétée de manière équitable, large et d’une façon qui soit compatible avec la réalisation de son objet, faute de quoi on risquerait d’entraîner des résultats déraisonnables. Le Tribunal doit interpréter et appliquer la LCDP de manière à respecter son libellé précis (« acte discriminatoire ») et à éviter les résultats déraisonnables.

[122] Le paragraphe 33(2) de la Loi d’interprétation ne modifie pas la conclusion à laquelle je suis parvenue concernant l’interprétation et l’application de l’expression « acte discriminatoire » à l’article 53 de la LCDP.

(vi) Comment les motifs de distinction s’inscrivent-ils dans le régime de réparation de la Loi?

[123] La question de savoir comment les motifs de distinction s’inscrivent dans le régime législatif de nature réparatrice se pose, car Mme Peters a fait mention de ce qu’elle décrit comme des motifs de distinction dans sa plainte et elle a demandé des dommages-intérêts distincts relativement aux motifs de déficience et de harcèlement sexuel. La formulation des questions sème la confusion à deux égards. Premièrement, j’estime que la plainte de Mme Peters concerne deux actes discriminatoires allégués visés aux articles 7 et 14 respectivement. Elle ne concerne pas deux motifs de distinction. Il se trouve que les caractéristiques protégées ou les motifs allégués sont différents pour chacun des actes discriminatoires énoncés aux articles 7 et 14 dans le cas de Mme Peters. Par souci de clarté, je précise que peu importe comment Mme Peters a décrit sa plainte, sa requête dans laquelle elle me demande de conclure que cinq actes discriminatoires différents ont été commis au titre de l’article 14 n’est pas fondée sur la répétition du même motif de distinction, mais plutôt sur la répétition alléguée du même acte discriminatoire dans le cadre de divers incidents.

[124] Deuxièmement, il y a lieu de clarifier ce que Mme Peters entend par [traduction] « motif de harcèlement sexuel », car le harcèlement sexuel n’est pas une caractéristique protégée. Il arrive parfois que le plaignant assimile le harcèlement sexuel à un « motif » dans une plainte. Par contre, il s’agit plus exactement d’un type précis de harcèlement discriminatoire, qui constitue un acte discriminatoire. Aux termes du paragraphe 14(1) de la LCDP, constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu en matière d’emploi. Le paragraphe 14(2) précise ensuite que le harcèlement sexuel est réputé être un harcèlement fondé sur un motif de distinction illicite. Par conséquent, le harcèlement sexuel est un acte discriminatoire et est réputé être un harcèlement fondé sur un motif illicite. La façon dont le harcèlement sexuel est traité à l’article 14 est unique dans la LCDP. J’utilise l’adjectif « unique », car tous les autres motifs ou caractéristiques protégées dans la LCDP sont énumérés au paragraphe 3(1).

[125] Il y a un autre point à éclaircir concernant les motifs de distinction et la question de la réparation. L’expression « acte discriminatoire » est définie davantage dans la partie I, à l’article 3.1, et incorpore le concept de motifs de distinction et l’intersectionnalité entre les différents motifs. L’article 3.1 reconnaît précisément que plusieurs motifs peuvent être combinés pour former un acte discriminatoire : « […] les actes discriminatoires comprennent les actes fondés sur un ou plusieurs motifs de distinction illicite ou l’effet combiné de plusieurs motifs ». Ainsi, un acte discriminatoire peut inclure un ou plusieurs motifs de distinction ou être fondé sur l’effet combiné de plusieurs motifs de distinction.

[126] Bien que les caractéristiques protégées soient pertinentes quant au critère juridique relatif à la discrimination, les articles de la LCDP qui concernent les motifs de distinction ne sont pas primordiaux pour le régime de réparation de la LCDP. L’article 4, qui mentionne que les actes discriminatoires peuvent faire l’objet d’une plainte, ne prévoit aucune réparation distincte pour différents motifs dans le cadre du processus de traitement des plaintes de la partie III. L’article 53 autorise l’octroi d’une indemnisation seulement en lien avec les actes discriminatoires.

[127] Lus ensemble, les articles 3, 4 et 39 de la LCDP renforcent ma conclusion selon laquelle le législateur n’avait pas l’intention de laisser entendre, à l’article 53, que le Tribunal peut accorder des dommages-intérêts pour chaque motif de distinction ou chaque caractéristique protégée dont il a été fait la preuve dans le cadre d’une plainte. Le plaignant n’a pas droit à des dommages-intérêts pour chaque motif ou caractéristique protégée sur lequel l’acte discriminatoire dont il fait l’objet est fondé. Ces articles appuient la position voulant que le Tribunal accorde des dommages-intérêts pour les actes et omissions discriminatoires qui sont prouvés. Un acte discriminatoire peut être fondé sur un motif de distinction énoncé à l’article 3 ou sur le harcèlement sexuel dont le traitement est unique à l’article 14, ou peut inclure plusieurs motifs de distinction ou être fondé sur l’effet combiné de plusieurs motifs de distinction comme le permet l’article 3.1. Dans tous les cas, le Tribunal accorde une réparation en fonction des actes ou des omissions qui constituent un acte discriminatoire au sens des articles 5 à 14.1 de la LCDP.

(vii) Le libellé de l’article 53 concernant le pouvoir du Tribunal de rendre des ordonnances est-il conforme à l’interprétation que fait ce dernier d’un acte discriminatoire?

[128] Le paragraphe 53(2) de la LCDP autorise le Tribunal à rendre une ordonnance (« ordonner »), tandis que l’alinéa 53(2)e) prévoit les modalités à inclure dans l’ordonnance. Par souci d’exhaustivité, je me suis demandé si certaines dispositions de la LCDP concernant le fait de rendre une « ordonnance » ou concernant les modalités prescrites à l’article 53 pouvant être incluses dans une ordonnance allaient à l’encontre de mon interprétation des termes « acte discriminatoire » à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3). Ce n’est pas le cas.

[129] Le pouvoir qu’a le Tribunal de rendre une ordonnance en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP est compatible avec son pouvoir de rendre une ordonnance pour chaque acte discriminatoire dans une même plainte ou de rendre plus d’une ordonnance comprenant des modalités relatives aux différents actes discriminatoires visés aux articles 5 à 14.1 dans le cadre d’une même plainte.

(viii) Le montant total de chaque type de dommages-intérêts, généraux ou spéciaux, prévus à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) de la LCDP peut-il dépasser 20 000 $ pour chacun et, si oui, dans quelles circonstances?

[130] Oui. Le montant total des dommages-intérêts généraux ou spéciaux peut dépasser 20 000 $, mais seulement dans certaines circonstances. Lorsqu’un acte discriminatoire prévu aux articles 5 à 14.1 de la LCDP est allégué dans une plainte et qu’un seul intimé est responsable, la position d’UPS selon laquelle le plafond prévu par la Loi s’applique à l’ensemble de la plainte est correcte. Dans ces circonstances, le Tribunal a compétence pour rendre une ordonnance et accorder des dommages-intérêts généraux ou spéciaux qui ne dépassent pas le plafond de 20 000 $ prévu par la Loi; ainsi, le montant total des dommages-intérêts généraux et spéciaux pouvant être accordés est limité à 40 000 $. La position d’UPS est également correcte dans la mesure où le montant total de dommages-intérêts généraux ou spéciaux que le Tribunal peut accorder par acte discriminatoire visé aux articles 5 à 14.1 ne peut pas dépasser le plafond légal de 20 000 $.

[131] Cependant, le montant total des dommages-intérêts généraux ou spéciaux accordés en vertu de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP peut dépasser 20 000 $ par plainte ou par procédure dans certaines circonstances. L’une de ces circonstances est lorsque plus d’un intimé distinct sur le plan juridique a commis l’acte discriminatoire. Le paragraphe 53(2) lie le plafond prévu par la Loi à la « personne » trouvée coupable « d’un » acte discriminatoire. En théorie, le Tribunal a compétence pour rendre plus d’une ordonnance de dommages-intérêts généraux en vertu de l’alinéa 53(2)e) lorsque la plainte est fondée et qu’il est prouvé que plus d’un intimé a commis un acte discriminatoire. En théorie également, le Tribunal peut accorder des dommages-intérêts contre chaque intimé pour chaque acte discriminatoire distinct sur le plan juridique qui, selon ses conclusions, est fondé. Pour l’instant, je mets de côté l’examen de l’application de l’article 65 de la LCDP aux intimés qui sont dans une relation d’emploi (un employeur et un employé). J’examinerai la question séparément.

[132] Le Tribunal a aussi le pouvoir d’accorder des dommages-intérêts pour chaque acte discriminatoire visé aux articles 5 à 14.1 de la LCDP, vu le régime législatif. Pour qu’il soit possible d’accorder des dommages-intérêts généraux ou spéciaux additionnels dans une plainte, il faut qu’il soit prouvé que des actes discriminatoires distincts visés aux articles 5 à 14.1 ont été commis.

[133] Dans tous les cas, le point de départ théorique est que le Tribunal peut appliquer le plafond prévu à l’alinéa 53(2)e) de la LCDP à chaque intimé distinct sur le plan juridique pour chaque acte discriminatoire distinct prouvé. De cette façon, les dommages-intérêts généraux et spéciaux accordés dans une plainte peuvent dépasser 20 000 $, tant que le plafond prévu à l’alinéa 53(2)e) et au paragraphe 53(3) n’est pas dépassé pour chacun des intimés distincts sur le plan juridique et pour chacun des actes discriminatoires commis. Cela veut dire que les dommages-intérêts généraux et spéciaux accordés dans une même plainte peuvent dépasser 40 000 $ dans certaines circonstances. Cependant, le plaignant doit toujours établir qu’il a droit à une réparation, et les réparations prévues à l’article 53 sont discrétionnaires. Les questions habituelles concernant l’évaluation et l’adjudication de dommages-intérêts s’appliquent toujours. Il faut notamment éviter la double indemnisation, une question qui est pertinente et qui est examinée plus loin dans les présents motifs.

(ix) Le risque de double indemnisation en cas d’actes discriminatoires multiples en matière d’emploi justifie-t-il de conclure que l’interprétation, par le Tribunal, du terme « acte discriminatoire » et de son pouvoir de réparation est déraisonnable?

[134] Nonobstant le libellé particulier de LCDP, j’ai conclu que le régime législatif permet l’existence de plusieurs actes discriminatoires et de plusieurs intimés coupables. Les intimés peuvent être des personnes ou des organisations distinctes sur le plan juridique, ou peuvent être dans une relation employeur-employé, auquel cas le paragraphe 65(1) s’appliquera si ce n’est pas le cas du paragraphe 65(2).

[135] Comme je le mentionne plus haut, le fait que les articles 5 à 14.1 de la LCDP créent plusieurs actes discriminatoires distincts « en matière d’emploi » est susceptible d’entraîner un certain chevauchement factuel entre les dispositions de la LCDP qui s’appliquent à l’emploi. Les dispositions pertinentes en l’espèce (l’article 7 et l’article 14) se chevauchent dans la mesure où ils concernent la relation d’emploi avec UPS, ce qui pourrait donner à penser que des faits se recoupent et que certaines ordonnances autorisées par l’article 53 sont susceptibles d’entraîner une double indemnisation.

[136] Voici un exemple, tiré de la présente affaire, qui entraînerait une double indemnisation. Il a été conclu que M. Gordon avait commis un acte discriminatoire au titre de l’article 14, soit du harcèlement sexuel. Le harcèlement sexuel en matière d’emploi peut aussi constituer une distinction défavorable fondée sur le sexe au titre de l’alinéa 7b) de la LCDP : Opheim c. Gagan Gill and Gilco Inc, 2016 TCDP 12, au par. 36. Cette allégation n’a pas été débattue en détail à l’audience. J’ai décidé de ne pas tirer de conclusion concernant la question de savoir si M. Gordon a commis un acte discriminatoire en exerçant une distinction défavorable fondée sur le sexe, car j’avais décidé que la conduite de M. Gordon constituait du harcèlement sexuel. Si j’avais jugé que la conduite de M. Gordon avait entraîné une distinction défavorable fondée sur le sexe, je ne serais pas prête à accorder des dommages‑intérêts pour préjudice moral ou des dommages‑intérêts spéciaux deux fois pour la même conduite. Lorsque deux actes discriminatoires sont fondés sur les mêmes faits, ma crainte serait que l’adjudication de dommages-intérêts pour chacun d’eux entraîne une double indemnisation.

[137] Il peut y avoir un risque de double indemnisation même lorsqu’il n’y a qu’un seul acte discriminatoire. Par exemple, un plaignant peut prouver qu’un acte discriminatoire a été commis, mais avoir déjà reçu une indemnisation partielle dans le cadre d’une autre procédure ou d’un règlement antérieur. Le Tribunal a le pouvoir et la souplesse de concevoir des réparations pour contrer ce problème, tout comme il a le pouvoir, à titre d’exemple, de modifier le montant de l’indemnisation accordée pour perte de revenu lorsque des mesures d’atténuation ont été prises.

[138] Cette souplesse inclut le pouvoir discrétionnaire de modifier le montant des indemnisations accordées et de les répartir entre les différents actes discriminatoires et les différents intimés, s’il y a lieu. Le Tribunal décide si les préjudices découlant des actes discriminatoires sont distincts ou s’ils se chevauchent. Le risque de double indemnisation est un risque qui doit être géré par le Tribunal lorsqu’il survient; il ne constitue pas une raison d’interpréter et d’appliquer le plafond prévu par la Loi plus largement que l’exige la LCDP.

F. Question 3 : Comment l’interprétation que fait le Tribunal de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) s’applique-t-elle à la demande de réparations personnelles de Mme Peters?

(i) Pour chaque acte discriminatoire

[139] En l’espèce, j’ai conclu à deux reprises, dans la décision concernant la responsabilité, qu’un acte discriminatoire avait été commis. Ces conclusions étaient « provisoires » et visaient à établir si l’un ou l’autre des intimés était responsable de discrimination et, par conséquent, à décider si le Tribunal était tenu d’instruire la requête de Mme Peters. Les conclusions provisoires tirées dans la décision concernant la responsabilité étaient que M. Gordon avait enfreint l’article 14 et que UPS avait enfreint l’article 7. Évidemment, il s’agissait de deux actes discriminatoires distincts définis aux articles 5 à 14.1.

[140] Cependant, il n’a pas été déterminé, dans la décision concernant la responsabilité, combien d’actes discriminatoires avaient été commis. Cette question devait être tranchée après que je décide si le Tribunal avait compétence pour accorder des dommages-intérêts distincts en vertu de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP dans le cadre d’une même plainte ou contre chaque intimé visé par cette décision ou toute autre décision connexe. Par conséquent, dans la décision concernant la responsabilité, je n’ai pas tranché la question de savoir si, de par sa conduite, UPS avait elle-même commis un acte discriminatoire, soit du harcèlement sexuel. Toutefois, j’ai tiré toutes les conclusions de fait nécessaires pour le faire lorsque j’ai examiné l’implication d’UPS dans la décision concernant la responsabilité. Je me suis fondée sur ces conclusions de fait pour décider si UPS était responsable du harcèlement sexuel commis par M. Gordon au titre du paragraphe 65(2) de la LCDP, une conclusion que Mme Peters avait également demandée. La question qu’il me reste à trancher est celle de savoir si UPS a elle-même commis un acte discriminatoire, soit du harcèlement sexuel, ce qui est loin d’être la même chose que d’être responsable des actes de M. Gordon. Il s’agit de déterminer si UPS a commis un deuxième acte discriminatoire au titre de l’article 14, en plus de l’acte discriminatoire dont elle a été trouvée coupable au titre de l’article 7.

[141] En attendant que cette question soit tranchée, rien dans la requête de Mme Peters ne me permet de modifier les conclusions tirées dans la décision concernant la responsabilité selon lesquelles deux actes discriminatoires ont été commis. Vu le plafond prévu à l’alinéa 53(2)e) de la LCDP, je n’ai pas compétence pour accorder plus de 20 000 $ en dommages-intérêts généraux ou spéciaux pour l’acte discriminatoire (harcèlement sexuel) commis par M. Gordon au titre de l’article 14. Je n’ai pas non plus compétence pour accorder plus de 20 000 $ pour l’acte discriminatoire (traitement défavorable fondé sur la déficience) commis par UPS dans le cadre de l’emploi de Mme Peters au titre de l’article 7.

[142] Je reviendrai sur la façon dont je devrais appliquer au cas de Mme Peters mes conclusions selon lesquelles le Tribunal peut accorder des dommages-intérêts pour chaque acte discriminatoire distinct et contre chaque intimé distinct sur le plan juridique dans une décision distincte sur la façon dont le Tribunal devrait appliquer le paragraphe 65(1) à UPS.

(ii) Pour chaque intimé

[143] Pour l’instant, je laisse de côté la question de l’application du paragraphe 65(1) de la LCDP à l’entreprise intimée dont l’employé est trouvé coupable de harcèlement sexuel. Jusqu’à présent, dans la présente analyse, j’ai compétence pour accorder des dommages-intérêts pour le harcèlement sexuel commis par M. Gordon en raison des conclusions tirées dans la décision concernant la responsabilité, et j’ai compétence pour accorder des dommages-intérêts contre UPS pour la discrimination fondée sur la déficience vu le traitement défavorable en matière d’emploi. La question de savoir si je devrais accorder d’autres dommages-intérêts généraux et spéciaux contre UPS pour sa propre conduite concernant le harcèlement sexuel de M. Gordon et celle de savoir comment appliquer le paragraphe 65(1) à la présente plainte sont, comme je l’explique plus haut, examinées dans une décision distincte, mais connexe qui vise à résoudre les autres questions que Mme Peters a soulevées dans sa requête.

G. Autres considérations pertinentes soulevées par Mme Peters

(i) Le plafond prévu par la Loi est injuste

[144] Mme Peters soutient qu’il est injuste de limiter à 20 000 $ les dommages-intérêts pour le préjudice moral découlant de plusieurs incidents distincts d’agression et de harcèlement sexuels. Je comprends bien sa position à cet égard. La LCDP a été adoptée en 1975 et, à cette époque, le plafond prévu des dommages-intérêts pour préjudice moral était fixé à 5 000 $. Ce plafond est passé à 20 000 $ en 1998 à la suite d’une modification législative. Le montant des dommages-intérêts que la Loi autorise à accorder n’est pas indexé et n’a pas été modifié en fonction de l’inflation depuis.

[145] Aujourd’hui, on peut soutenir que les dommages-intérêts qu’accorde le Tribunal ne sont pas pleinement compensatoires si on les compare aux dommages-intérêts civils ou à ceux qu’accordent d’autres tribunaux qui ne sont assujettis à aucun plafond légal. L’expression latine provenant de l’ancien droit civil romain me vient en tête : « Dura lex, sed lex » ou « la loi est dure, mais c’est la loi ». Je me dois d’appliquer l’alinéa 53(2)e) et le paragraphe 53(3) de la LCDP tel qu’ils sont rédigés.

(ii) L’imposition d’un plafond favorise la multiplicité des plaintes

[146] Mme Peters affirme qu’une décision du Tribunal confirmant que le plafond prévu par la Loi s’applique au harcèlement sexuel pourrait entraîner le dépôt de plaintes multiples et encourager les plaignants à présenter des plaintes distinctes afin d’obtenir des dommages-intérêts distincts pour ce qui serait essentiellement le même acte discriminatoire. En se faisant, le plaignant augmente le risque que le Tribunal juge qu’aucune des plaintes n’est fondée. Le harcèlement sexuel implique souvent une conduite répétée, continue et non voulue. Une division non justifiée des événements allégués en plusieurs plaintes distinctes pourrait affaiblir la position du plaignant. Le fait d’instruire plusieurs plaintes pourrait aussi diminuer le montant de dommages-intérêts que le Tribunal accorde pour une plainte fondée.

[147] Quoi qu’il en soit, le Tribunal a le pouvoir discrétionnaire, en vertu des alinéas 50(3)d) et e) de la LCDP, de trancher toutes les questions de procédure. Il a exercé son pouvoir discrétionnaire en matière de procédure pour corriger les lacunes en exigeant que les plaintes soient instruites ensemble lorsque plus d’une plainte est renvoyée au Tribunal et concerne les mêmes parties. Il permet souvent de modifier une plainte afin d’y ajouter des actes discriminatoires, notamment lorsque des représailles sont exercées. S’il est dans l’intérêt de l’efficacité que le Tribunal ordonne que des plaintes soient instruites ensemble ou qu’elles soient combinées par modification, c’est sans doute ce qu’il fera.

VI. Conclusion et ordonnance

[148] La requête de Mme Peters est rejetée en partie. L’alinéa 53(2)e) et le paragraphe 53(3) de la LCDP prévoient un plafond pour le montant total des dommages-intérêts généraux ou spéciaux que le Tribunal peut ordonner contre des intimés distincts sur le plan juridique qu’il a jugés coupables d’avoir commis des actes discriminatoires visés aux articles 5 à 14.1 de la LCDP. La LCDP permet au Tribunal, dans les circonstances appropriées, d’accorder des dommages-intérêts généraux contre un intimé qu’il juge coupable d’avoir commis un acte discriminatoire et, lorsque la conduite de l’intimé qui a commis l’acte discriminatoire était délibérée ou inconsidérée, d’accorder des dommages-intérêts spéciaux pour cette conduite. Il en est ainsi, peu importe la gravité de chaque incident ou le nombre d’incidents constituant l’acte discriminatoire. Par souci de clarté, un acte discriminatoire se compose d’un incident important ou d’une série d’incidents constituant le même acte discriminatoire. En bref, chaque acte discriminatoire peut donner lieu à des dommages‑intérêts généraux ou spéciaux. Tous les dommages-intérêts généraux et spéciaux sont assujettis au plafond prévu par la Loi et ne peuvent dépasser 20 000 $.

[149] Cependant, lorsque le plaignant prouve que plus d’un acte discriminatoire distinct visé aux articles 5 à 14.1 de la LCDP a été commis, le Tribunal a compétence pour accorder plus de 40 000 $ par plainte; il peut accorder jusqu’à 20 000 $ en dommages-intérêts généraux et spéciaux pour chaque acte discriminatoire distinct prévu à la LCDP. Ce pouvoir est assujetti aux considérations juridiques et discrétionnaires habituelles dont le Tribunal doit tenir compte lorsqu’il accorde des dommages-intérêts, y compris, sans toutefois s’y limiter, l’obligation d’éviter la double indemnisation pour un même plaignant.

[150] De même, en théorie, le Tribunal peut accorder jusqu’à 20 000 $ en dommages-intérêts généraux contre chaque intimé qui a commis un acte discriminatoire défini aux articles 5 à 14.1 de la LCDP. Il peut en outre accorder jusqu’à 20 000 $ en dommages‑intérêts spéciaux pour chaque acte discriminatoire distinct défini aux articles 5 à 14.1 et prouvé, contre chaque intimé qui a commis cet acte discriminatoire de manière délibérée ou inconsidérée. Non seulement cette décision est-elle aussi assujettie aux considérations habituelles dont le Tribunal doit tenir compte lorsqu’il accorde des dommages-intérêts, mais, en outre, l’adjudication de dommages-intérêts contre plus d’un intimé peut nécessiter un examen de la question de savoir l’article 65 s’applique à l’entreprise intimée, le cas échéant.

[151] Par conséquent, lorsque plus d’un intimé distinct sur le plan juridique est coupable d’avoir commis un acte discriminatoire (au sens des articles 5 à 14.1 de la LCDP) ou lorsqu’il a été prouvé que l’intimé, ou plus d’un intimé, a commis plusieurs actes discriminatoires différents, le montant total des dommages‑intérêts généraux et spéciaux qui peuvent être accordés dans le cadre d’une plainte fondée de discrimination déposée en vertu de la LCDP peut dépasser 40 000 $. À cet égard, la requête de Mme Peters est fondée. Cependant, le Tribunal n’a pas compétence pour accorder des dommages-intérêts généraux et spéciaux pour « chaque incident » ou pour un incident répété constituant un seul acte discriminatoire. En l’espèce, le Tribunal n’a pas compétence pour subdiviser l’acte discriminatoire qu’est le harcèlement sexuel en plusieurs actes discriminatoires vu les conclusions de fait qu’il a tirées concernant le harcèlement sexuel dans la décision concernant la responsabilité. On peut déterminer le nombre d’« actes discriminatoires » commis dans le cas de Mme Peters en appliquant la LCDP, laquelle prévoit expressément que les articles 5 à 14.1 définissent ce qui constitue un acte discriminatoire.

[152] Deux autres points sont pertinents. Le Tribunal n’accorde pas de dommages-intérêts pour chaque motif de distinction énoncé à l’article 3 de la LCDP, et il est pertinent pour le Tribunal de tenir compte de la gravité ou de la nature répétitive des incidents lorsqu’il accorde une réparation, mais seulement dans le cadre de son évaluation du montant de dommages-intérêts à accorder pour chaque acte discriminatoire distinct et prouvé. Dans la mesure où, dans sa requête, Mme Peters demande indûment au Tribunal d’élargir la définition de l’expression « acte discriminatoire » au-delà de la définition qui se trouve actuellement dans la LCDP, et donc de préciser davantage le nombre d’actes discriminatoires commis en vue d’obtenir des dommages-intérêts plus élevés, sa requête est rejetée.

[153] Dans la décision concernant la responsabilité, j’ai jugé que M. Gordon avait commis un acte discriminatoire, à savoir du harcèlement sexuel. En théorie, sa conduite donne lieu à des dommages-intérêts généraux ou spéciaux qui sont plafonnés à 20 000 $, peu importe la gravité des incidents ou le nombre d’incidents qui composent cet acte discriminatoire. Je dis « en théorie » en raison de la conduite de M. Gordon, car cette décision ne tranche pas la question de savoir si des dommages-intérêts dépassant le plafond prévu par la Loi peuvent être accordés à Mme Peters pour le harcèlement sexuel commis par M. Gordon.

[154] Dans la décision concernant la responsabilité, j’ai également jugé qu’en raison de sa propre conduite relativement au harcèlement sexuel commis par M. Gordon et dont a été victime Mme Peters, UPS était assujettie au paragraphe 65(1) de la LCDP. Toutefois, comme je le mentionne plus haut, il reste encore à déterminer si UPS a commis elle-même un acte discriminatoire, soit du harcèlement sexuel, contre Mme Peters de par sa conduite, indépendamment de celle de M. Gordon. Je réponds à cette question et à celle de savoir comment le Tribunal doit interpréter le paragraphe 65(1) et l’appliquer aux deux intimés en vue d’accorder des dommages-intérêts dans une décision connexe. Si le Tribunal conclut que, de par sa conduite, UPS a commis un acte discriminatoire en se livrant à du harcèlement sexuel, en plus d’être responsable de la conduite de M. Gordon, tous dommages-intérêts généraux ou spéciaux théoriques sont également plafonnés à 20 000 $ selon la Loi.

[155] Autrement, jusqu’à ce stade de l’analyse, j’ai jugé, dans la décision concernant la responsabilité, que UPS avait commis un acte discriminatoire fondé sur la déficience en défavorisant Mme Peters, ce qui va à l’encontre de l’alinéa 7b) de la LCDP. La conduite d’UPS à cet égard pourrait théoriquement donner lieu à des dommages-intérêts généraux ou spéciaux qui sont plafonnés à 20 000 $ par la Loi. Cependant, comme je le mentionne plus haut, Mme Peters n’a pas demandé de dommages‑intérêts spéciaux contre UPS pour cet acte discriminatoire. Elle a limité sa plainte à cet égard à des dommages‑intérêts généraux.

[156] Dans le cadre de la présente décision, il est devenu apparent que la jurisprudence du Tribunal n’est pas uniforme en ce qui concerne la question de savoir si les intérêts que le Tribunal peut ordonner doivent respecter le plafond prévu par la Loi ou s’ils constituent une adjudication distincte selon la LCDP. Les parties ont présenté des observations écrites supplémentaires à ce sujet. Je répondrai également à la question de savoir si le plafond prévu par la Loi s’applique aux intérêts ordonnés dans une décision distincte.

[157] La requête de la plaignante est rejetée, en partie, et le Tribunal rend l’ordonnance déclaratoire provisoire suivante, sous réserve de la décision qui sera rendue concernant l’allégation restante d’acte discriminatoire formulée contre UPS (harcèlement sexuel) :

  1. Le montant maximal de dommages-intérêts généraux que le Tribunal peut accorder en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP pour l’acte discriminatoire que constitue le harcèlement sexuel commis par M. Gordon, au sens de l’article 14, dans le cadre de la présente plainte, est de 20 000 $.
  2. Le montant maximal de dommages-intérêts spéciaux que le Tribunal peut accorder en vertu du paragraphe 53(3) de la LCDP pour l’acte discriminatoire commis par M. Gordon, au sens de l’article 14, dans le cadre de la présente plainte, est de 20 000 $.
  3. Le montant maximal de dommages-intérêts généraux que le Tribunal peut accorder en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP contre UPS pour l’acte discriminatoire visé à l’article 7, dans le cadre de la présente plainte, est de 20 000 $.

[158] Le Tribunal conserve sa compétence à l’égard de toutes les autres questions toujours en litige concernant la réparation à accorder en l’espèce, y compris à l’égard de l’octroi de toute réparation appropriée.

Signée par

Kathryn A. Raymond, c.r.

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 18 décembre 2024

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Numéro du dossier du Tribunal : T2201/2317

Intitulé de la cause : Tesha Peters c. United Parcel Service Canada Ltd. et Linden Gordon

Date de la décision sur requête : Le 18 décembre 2024

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites par :

David Baker, Daniel Mulroy, Laura Lepine et Clare Budziak , pour la plaignante

Aby Diagne, Sasha Hart and Ikram Warsame, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Nafisah Chowdhury , pour l’intimée

Linden Gordon, pour son propre compte

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