Tribunal canadien des droits de la personne
Informations sur la décision
Trois femmes, A.B., Melanie Stevens et Francine Starr (les « plaignantes »), ont soutenu que Maxwell Stevens (l’« intimé ») les avait harcelées sexuellement. Les plaignantes travaillaient ensemble au bureau du conseil de bande où M. Stevens occupait le poste de conseiller de bande élu et de gestionnaire. À la suite d’une enquête indépendante qui a confirmé les allégations de harcèlement sexuel, il a été suspendu. Le Tribunal a conclu que M. Stevens avait en effet harcelé les plaignantes en cours d’emploi.
M. Stevens a agi de manière importune et dégradante. Parmi ses comportements, il y avait des commentaires et des gestes indésirables, des attouchements et des contacts physiques sans le consentement des plaignantes. Le harcèlement de M. Stevens était de nature sexuelle et était donc fondé sur un motif de distinction illicite. Ses comportements ont été répétés, persistants et graves, ce qui a empoisonné le milieu de travail des plaignantes. De plus, le harcèlement s’est poursuivi même après que les plaignantes l’ont signalé au gestionnaire de la bande. L’intimé leur a causé un préjudice important et continu qui a eu des répercussions sur tous les aspects de leur vie, y compris leur capacité à travailler.
Le Tribunal a ordonné à M. Stevens de mettre fin aux actes de harcèlement sexuel envers les femmes. Il devra verser, à chaque plaignante, 20 000 $ pour préjudice moral et 20 000 $ pour sa conduite délibérée et inconsidérée. Il devra aussi verser une indemnité pour un an de perte de salaire à Mme Starr, qui a été la seule à demander une telle indemnité. Enfin, M. Stevens devra suivre, à ses frais, une formation sur le harcèlement sexuel et le genre qui sera approuvée par la Commission.
Le Tribunal a précisé qu’il ne surveillerait pas l’application de ses ordonnances, car cette responsabilité relève de la Cour fédérale. Toutefois, le Tribunal a souligné que les plaignantes bénéficieraient du soutien de la Commission pour assurer l’exécution de ses ordonnances.
Contenu de la décision
Tribunal canadien |
|
Canadian Human |
Référence : 2024 TCDP
Date : Le
Numéros des dossiers :
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Entre :
les plaignants
- et -
Commission canadienne des droits de la personne
la Commission
- et -
l’intimé
Décision
Membre :
I. APERÇU
[1] A.B., Melanie Stevens et Francine Starr, (les « plaignantes »), travaillaient ensemble au bureau du conseil de bande. Elles allèguent que Maxwell Stevens, (« l’intimé »), conseiller de bande élu et gestionnaire, a commis à plusieurs reprises des actes de harcèlement sexuel sur leur lieu de travail, en violation de l’article 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985) ch. H-6 (la « Loi »). La bande a congédié M. Stevens en février 2019 et l’a suspendu de ses fonctions au sein du conseil, après qu’une enquête indépendante a révélé qu’il avait harcelé sexuellement les plaignantes et une autre femme travaillant pour la bande. Les plaignantes et la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») souhaitent que le Tribunal ordonne que M. Stevens cesse de commettre des actes de discrimination de même nature et qu’il suive une formation à ses frais. Elles sollicitent également des dommages-intérêts pour préjudice moral ainsi qu’une compensation spéciale. Mme Starr réclame également une perte de salaire.
[2] M. Stevens n’a pas participé à la présente instance, bien qu’il en ait été informé selon la procédure du Tribunal et qu’il ait été averti des conséquences de son défaut de participation.
[3] L’une des plaignantes, A.B., a également déposé une requête demandant au Tribunal de rendre des ordonnances de confidentialité afin de protéger son identité, entre autres choses. J’accède à ses demandes et expose mes motifs dans la présente décision.
II. DÉCISION
[4] Les plaintes sont accueillies. Je conclus que M. Stevens a harcelé les plaignantes en cours d’emploi. La conduite était importune et dégradante, et comprenait des commentaires et des gestes non désirés, ainsi que des attouchements et des contacts physiques sans le consentement des plaignantes. La conduite de harcèlement de M. Stevens était de nature sexuelle et était donc fondée sur un motif de distinction illicite. Les comportements de M. Stevens ont été répétés, persistants et graves, et ont empoisonné l’environnement de travail des plaignantes. Ces comportements ont infligé aux plaignantes un préjudice important et permanent qui a eu des répercussions sur tous les aspects de leur vie, y compris sur leur capacité à travailler. Il est ordonné à M. Stevens de cesser de harceler sexuellement d’autres femmes. Il est également condamné à verser des dommages-intérêts généraux et des dommages-intérêts spéciaux à chacune des plaignantes, ainsi qu’une perte de salaire à Mme Starr. Il doit également suivre, à ses frais, une formation sur le harcèlement sexuel et le genre dans le cadre d’un cours approuvé par la Commission.
III. QUESTIONS EN LITIGE
[5] Je dois trancher les questions suivantes :
1) M. Stevens a-t-il harcelé les plaignantes?
a. M. Stevens a-t-il eu une conduite importune ayant eu un effet défavorable sur le milieu de travail ou des conséquences préjudiciables en matière d’emploi pour les plaignantes?
b. La conduite de M. Stevens était-elle persistante ou répétée ou, si elle ne l’était pas, était-elle suffisamment grave pour avoir directement créé un milieu de travail malsain?
2) Le comportement de M. Stevens était-il fondé sur un motif de distinction illicite?
3) La conduite de M. Stevens a-t-elle eu lieu en cours d’emploi?
[6] Dans l’affirmative, quelles réparations le Tribunal devrait-il ordonner à la suite de mes conclusions de discrimination?
IV. QUESTIONS PRÉLIMINAIRES
[7] M. Stevens ne s’est pas présenté à l’audience. Le Tribunal peut tenir une audience en l’absence d’une partie s’il est persuadé que celle-ci a été dûment avisée de la tenue de l’audience (article 35 des Règles de pratique du Tribunal).
[8] M. Stevens n’a répondu à aucune des communications du Tribunal qui ont débuté en juin 2023. Il n’a participé à aucune conférence téléphonique de gestion préparatoire, bien qu’il y ait été invité. Le Tribunal a transmis ses communications par courriel et par messagerie. Les premiers messages ont été refusés, mais les courriels du Tribunal n’ont pas été renvoyés comme étant non livrables. Les communications ultérieures envoyées à une nouvelle adresse ont été livrées par messagerie et par courriel. Le Tribunal a également prévenu M. Stevens des conséquences de l’absence de réponse et lui a envoyé un avis d’audience.
[9] Au début de l’audience, j’ai demandé aux autres parties de présenter des observations au sujet du défaut de comparution de M. Stevens. Comme j’étais convaincue que M. Stevens avait été dûment avisé de la tenue de l’audience et qu’il avait choisi de ne pas participer, nous avons procédé en son absence.
V. DEMANDE DE CONFIDENTIALITÉ
[10] Les procédures en matière de droits de la personne sont censées être publiques. La transparence présumée des procédures du Tribunal n’est cependant pas absolue, et le Tribunal peut prendre toute mesure ou rendre toute ordonnance pour assurer la confidentialité de l’instruction, s’il est convaincu qu’il y a un risque sérieux de divulgation de questions personnelles ou autres de sorte que la nécessité d’empêcher leur divulgation dans l’intérêt des personnes concernées ou dans l’intérêt public l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’audience soit publique (au par. 52(1)c) de la Loi).
[11] La mesure de confidentialité doit être nécessaire pour prévenir le risque grave en question, et il ne doit pas être possible de recourir à une mesure raisonnable et moins restrictive pour éliminer ce risque. Du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance doivent également l’emporter sur ses effets négatifs (Sherman Estate c. Donovan, 2021 CSC 25, au par. 38).
[12] Le consentement des parties n’est cependant pas déterminant, et le Tribunal doit toujours être convaincu que la demande répond à l’un des critères énoncés à l’article 52 de la Loi (White c. Laboratoires Nucléaires Canadiens Ltée., 2020 TCDP 5, au par. 50).
[13] A.B. a déposé une requête au titre du paragraphe 52(1) de la Loi demandant au Tribunal d’adopter les mesures suivantes :
1. Employer ses initiales plutôt que son nom;
2. S’abstenir de publier d’autres informations qui permettraient de l’identifier;
3. Supprimer son nom et d’autres informations permettant de l’identifier de toutes les parties du dossier officiel ou du dossier de plainte qui pourraient être mises à la disposition du public;
4. Supprimer les détails de certains documents médicaux relatifs aux abus qu’elle a subis dans son enfance.
[14] Lors de l’audience, A.B. a présenté un tableau qui décrit les caviardages demandés et les pages pertinentes de son dossier de pièces proposées indiquant les caviardages suggérés, dossier qui était également joint en tant qu’annexe A à sa demande de confidentialité.
[15] Mme Stevens et la Commission consentent aux ordonnances demandés. Mme Starr n’a pas pris position.
[16] A.B. fait valoir qu’il existe un risque sérieux que la divulgation de son identité et de ses antécédents personnels lui cause un préjudice injustifié, parce que les membres de sa petite communauté apprendront des renseignements privés et personnels liés aux faits traumatisants en cause dans la présente plainte. Elle s’appuie sur une lettre du 26 mars 2024 de son médecin de famille qui la traite pour des problèmes de santé mentale. Son médecin estime qu’A.B. subirait un préjudice et des traumatismes importants si son identité ainsi que les détails de ses antécédents et des abus subis pendant son enfance étaient rendus publics. Son médecin ajoute que cette divulgation publique pourrait exacerber son SSPT et son anxiété chronique, et perturber considérablement son fonctionnement quotidien ainsi que sa qualité de vie.
[17] J’accueille donc l’ensemble des requêtes de la plaignante. Je suis persuadée que la divulgation publique de l’identité d’A.B. et de certains aspects de son dossier médical lui causerait un préjudice injustifié. Elle a présenté un témoignage de vive voix convaincant sur les dommages que les actions de l’intimé avaient causés en réveillant des traumatismes antérieurs. Elle vit toujours avec les effets du harcèlement commis par l’intimé, et il existe un risque sérieux qu’A.B. subisse un préjudice supplémentaire, du fait de la divulgation publique de son identité et de certains aspects de son dossier médical, à un moment où elle s’efforce de retrouver une certaine stabilité dans sa vie. Le témoignage d’A.B. a été appuyé par son médecin traitant.
[18] En outre, la divulgation de ces informations et l’exposition d’A.B. à un examen plus approfondi et à plus de préjudices pourraient également constituer un obstacle pour les personnes qui envisagent de porter plainte pour harcèlement sexuel. Comme l’a fait valoir A.B. dans ses observations finales, il existe un intérêt sociétal légitime à encourager la dénonciation du harcèlement sexuel, et cet intérêt est renforcé par la protection de la vie privée des plaignants (Ms. K. v. Deep Creek Store and another, 2021 BCHRT 158 [Ms. K.], au par. 63). À mon avis, les ordonnances de confidentialité demandées l’emportent sur toute restriction à la publicité de la procédure.
[19] Par ailleurs, aucun détail d’identification n’est nécessaire pour que le public ait un accès significatif à la procédure du Tribunal dans la présente affaire, et l’anonymisation du nom de la partie plaignante peut garantir l’accès du public à la procédure tout en préservant, le cas échéant, la vie privée d’une partie. Les caviardages proposés pour les dossiers médicaux sont également très peu restrictifs. Cette mise en balance des intérêts permet au public de continuer à examiner les décisions du Tribunal, sans risquer de porter préjudice à une partie (Ms. K., au par. 67, citant The Enumerator v. Elections BC and another, 2018 BCHRT 126, au par. 7).
[20] Le nom de la plaignante est donc rendu anonyme dans la présente décision et dans l’intitulé, et elle est désignée par les initiales A.B. Tous les détails d’identification personnelle sont également omis dans la présente décision. Je fais également droit aux autres demandes de caviardages formulées par A.B. Les caviardages proposés à l’annexe A de sa requête sont acceptés, et le greffe remplacera tous les documents figurant déjà dans le dossier officiel par les versions caviardées figurant à l’annexe A et rendra son nom anonyme dans le dossier du Tribunal.
VI. CONTEXTE
A.B
[21] A.B. a commencé à travailler pour le conseil de bande (le « conseil ») en 2005. A.B. travaillait en étroite collaboration avec les autres plaignantes, Melanie Stevens et Francine Starr, au cours de son emploi au bureau de la bande. Elle aimait son travail et a occupé un certain nombre de postes dont les responsabilités étaient de plus en plus importantes.
[22] A.B. allègue que M. Stevens l’a harcelée sexuellement sur le lieu de travail pendant une période d’un an, entre novembre 2017 et novembre 2018. Elle a finalement pris un congé de maladie en août 2019. En octobre 2019, la bande l’a mise en congé administratif et, à l’été 2022, A.B. a entamé un retour progressif au travail.
Melanie Stevens
[23] Melanie Stevens a commencé à travailler pour le conseil de bande en 2011 et a été promue à un poste de gestionnaire en 2016, avec des responsabilités supplémentaires dans le domaine des ressources humaines. Elle aimait son travail et aider sa communauté. Mme Stevens est mariée au frère de l’intimé.
[24] Mme Stevens a pris un congé de maladie en septembre 2019 en raison du harcèlement sur le lieu de travail et a été mise en congé administratif en octobre de la même année. Elle a occupé d’autres emplois, mais était sans emploi au moment de l’audience.
Francine Starr
[25] Francine Starr a commencé à travailler pour la bande en 1999 et a occupé différents postes. Au moment où elle a déposé sa plainte, elle travaillait en tant que coordinatrice du logement pour la bande.
[26] La bande a mis Mme Starr en congé administratif en octobre 2019. Elle est actuellement sans emploi et reçoit des indemnités pour perte de salaire.
Le conseil de bande
[27] La bande est dirigée par un conseil composé d’un chef et de neuf conseillers. Elle emploie plus de 100 personnes, dont 15 travaillent à temps plein au bureau de la bande. Keith Morgan a été administrateur de la bande pour le conseil de 2016 à 2019. Il était le superviseur des plaignantes lorsqu’il était administrateur de la bande.
[28] Le bureau de la bande comportait deux étages. Les plaignantes et M. Morgan avaient tous des bureaux au rez-de-chaussée pendant la période pertinente. La porte arrière du rez-de-chaussée donnait sur la terrasse des fumeurs. Le bureau de M. Stevens, l’unique salle de bains et la salle du conseil se trouvaient au sous-sol. Des escaliers intérieurs et extérieurs reliaient les deux étages.
[29] En 2006, la bande a adopté une politique de ressources humaines qui comprenait un code de déontologie exigeant notamment des membres du personnel qu’ils se conduisent d’une manière faisant honneur à la bande. Une petite section décrivait les mesures que devait prendre un employé ou une employée qui était victime de harcèlement. En 2019, la bande a adopté une nouvelle politique en matière de ressources humaines.
Maxwell Stevens
[30] M. Stevens est un membre de la bande et il a occupé divers postes, notamment celui de gestionnaire forestier. Il a rempli deux mandats en tant que conseiller de bande. M. Stevens a fait l’objet d’un congédiement justifié par la bande en février 2019 et a été suspendu, pour une période indéterminée, de ses fonctions au sein du conseil, après qu’une enquête indépendante a révélé qu’il avait harcelé sexuellement les plaignantes et d’autres femmes travaillant pour la bande.
VII. CRÉDIBILITÉ
[31] Les plaignantes ont témoigné à l’audience, de même que Keith Morgan, qui a été administrateur de la bande de 2016 à 2019 et qui a été appelé à témoigner pour A.B.
[32] Dans mon appréciation de la crédibilité et de la fiabilité dans la présente affaire, j’ai appliqué le critère traditionnel établi par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’arrêt Faryna v. Chorny, 1951 CanLII 252 (CA CB), [1952] 2 D.L.R. 354. En tirant mes conclusions sur la crédibilité, j’ai examiné si le compte rendu des faits du témoin relativement à chaque question était [traduction] « en conformité avec la prépondérance des probabilités qu’une personne pratique et bien informée estimerait d’emblée raisonnables »
dans les circonstances.
[33] Bien que les dépositions des plaignantes n’aient pas été contestées, puisque l’intimé n’a pas participé à l’audience, j’ai conclu qu’elles avaient présenté leurs témoignages de manière franche, sincère et directe et qu’elles avaient fourni des descriptions claires de la conduite de M. Stevens. Leurs dépositions étaient cohérentes entre elles, et il n’y avait pas de contradictions entre les témoignages des différentes témoins concernant les incidents et les commentaires décrits par une autre témoin. Les faits dont elles ont témoigné les ont profondément marquées, et elles se sont souvenues des détails de ces incidents de manière convaincante et détaillée. Et lorsqu’elles ne se souvenaient pas de certains détails, elles le précisaient également en toute franchise.
[34] Je conclus que M. Morgan est un témoin crédible. Il a témoigné de manière directe et a fait part de ce qu’il avait observé et a également reconnu ce qu’il avait fait ou n’avait pas fait devant les comportements de harcèlement. Cette candeur a renforcé sa crédibilité, et j’ai jugé que son témoignage concordait avec les récits des plaignantes concernant la conduite de M. Stevens et leurs expériences sur le lieu de travail. J’ai exposé mes conclusions ci-dessous pour les cas où leurs témoignages divergeaient quant à la chronologie après la dénonciation du harcèlement.
VIII. CADRE JURIDIQUE
[35] En raison de l’évolution historique du droit en matière de harcèlement dans les lois et la jurisprudence canadiennes, les arbitres et les tribunaux ont adopté diverses approches pour statuer sur les plaintes de harcèlement sexuel aux termes de la Loi. Cependant, les tribunaux comme le Tribunal canadien des droits de la personne sont créés par des lois, et il est important de ne pas perdre de vue le cadre législatif qui définit le régime de responsabilité que le Tribunal doit administrer. Comme nous le verrons plus loin, il convient de souligner que la Loi ne considère pas le harcèlement sexuel comme fondamentalement distinct du harcèlement fondé sur d’autres motifs de distinction illicite, si ce n’est qu’elle précise que le harcèlement de nature sexuelle est toujours fondé sur un motif de distinction illicite.
[36] J’ai donc ancré mon analyse dans le régime de la Loi, qui est notre loi habilitante.
[37] Le harcèlement en matière d’emploi est traité à l’alinéa 14(1)c) de la Loi.
[38] Pour établir que le harcèlement est un acte discriminatoire au sens de l’alinéa 14(1)c), les trois éléments suivants doivent être présents :
i. la conduite constitue du harcèlement;
ii. la conduite est liée à un motif de distinction illicite;
iii. la conduite a eu lieu en matière d’emploi;
[39] Ces trois éléments peuvent être décrits ainsi :
i. Harcèlement
[40] La loi établit que le fait de « harceler » une personne constitue un acte discriminatoire, mais elle ne définit pas les mots « harceler » ou « harcèlement ». Les tribunaux ont fourni des exemples de harcèlement, qui peuvent souvent consister en une conduite sexualisée, mais qui ne doivent pas nécessairement inclure une telle conduite pour être qualifiés de harcèlement.
[41] En termes généraux, le harcèlement au sens de l’article 14 est un comportement importun et non sollicité, qui a un effet défavorable sur le milieu de travail ou qui a des conséquences préjudiciables en matière d’emploi pour la victime. Il peut s’agir d’insultes, de commentaires dégradants, de blagues ou de sous-entendus, d’agressions physiques et de tout comportement hostile, intimidant ou offensant pour la victime, ou encore dégradant et humiliant pour elle (Morin c. Canada (A.G.), 2005 TCDP 41, au par. 246; Janzen c. Platy Enterprises Ltd.,1989 CanLII 97 (CSC), [1989] 1 RCS 1252 [Janzen], à la page 1284).
[42] Afin de déterminer si la conduite est importune, le tribunal tient compte de la réaction de la plaignante au moment où le fait en question s’est produit et détermine si celle-ci a expressément démontré, par son comportement, que la conduite était importune. Un refus verbal n’est pas nécessaire dans tous les cas (Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Forces armées), [1999] 3 CF 653 (1re inst.) [Forces armées], au par. 36).
[43] Pour déterminer si le comportement était non désiré ou importun, il faut tenir compte du point de vue de la victime prétendue, y compris de ses caractéristiques identitaires, comme son genre. Le contexte est important. Ainsi, bien que la norme applicable pour apprécier le comportement soit celle de la personne raisonnable, selon les circonstances, la personne raisonnable n’est pas un concept monolithique. Le juge des faits, lorsqu’il apprécie le caractère approprié d’une interaction, doit être sensible aux normes stéréotypées de ce qui constitue un comportement social acceptable et prendre en considération le contexte dans lequel le comportement contesté a eu lieu pour déterminer comment une personne raisonnable réagirait dans des circonstances semblables. (Forces armées, au par. 36; Stadnyk c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), 2000 CanLII 15796 (CAF) [Stadnyk], au par. 25).
[44] Le harcèlement requiert généralement la présence d’un élément de persistance ou de répétition, même si, dans certaines circonstances, un seul incident suffit peut-être pour créer un milieu de travail hostile ou malsain. Le critère de la personne raisonnable, tel qu’il est décrit ci-dessus, s’appliquera également pour déterminer si le comportement est suffisamment grave ou persistant pour créer un environnement malsain. (Forces armées, aux par. 43-46; Stadnyk, au par. 25).
ii. Fondé sur un motif de distinction illicite
[45] L’article 14 prévoit également que le harcèlement en question doit être fondé sur l’un des motifs de distinction illicites énumérés à l’article 3 de la Loi.
[46] Le paragraphe 14(2) prévoit en outre que le harcèlement sexuel est réputé être un harcèlement fondé sur un motif de distinction illicite. Le paragraphe 14(2) ne constitue donc pas un fondement autonome ou distinct de la responsabilité. Son objet est plutôt de confirmer que le harcèlement sexuel est toujours fondé sur un motif illicite.
[47] Il n’est pas surprenant que le Parlement l’ait ainsi précisé. Le harcèlement sexuel est un abus de pouvoir tant économique que sexuel, et une pratique dégradante qui est une atteinte à la dignité de la victime et à son respect de soi (Janzen, à la page 1284). Le harcèlement est sexuel lorsqu’il est de nature sexuelle, mais la composante sexuelle peut se manifester de nombreuses façons différentes. Elle ne se limite pas aux demandes de faveurs sexuelles faites sous la menace de conséquences négatives pour l’emploi si la personne refuse de se plier à ces demandes. Il peut également s’agir de remarques et de plaisanteries à caractère sexuel, d’insultes ou de remarques sexistes, de présentations d’images pornographiques, de commentaires sur le corps des femmes, de commentaires à connotation sexuelle sur le physique, la tenue vestimentaire ou l’apparence d’une personne, de références aux prouesses masculines et de contacts physiques comportant un élément sexuel, comme des pincements, des saisies, des tapotements, des frôlements et des attouchements (Forces armées, au par. 38). Là encore, pour déterminer si la conduite est fondée sur un motif de distinction illicite — ou, en l’occurrence, si elle est de nature sexuelle — il convient d’appliquer le critère de la personne raisonnable adaptée au contexte (Forces armées, au par. 41; Stadnyk, au par. 25).
iii. En matière d’emploi
[48] Enfin, pour établir une allégation sur le fondement de l’alinéa 14(1)c), la partie plaignante doit démontrer que le harcèlement s’est produit en matière d’emploi. Souvent, le lien avec l’emploi est évident ou ne prête pas à controverse. Toutefois, dans les cas où le lien avec l’emploi est contesté ou n’est pas clair, l’interprétation de l’expression « en matière d’emploi »
nécessite une approche contextuelle qui reconnaît la nature quasi constitutionnelle des lois relatives aux droits de la personne, qui sont destinées à être préventives et réparatrices. (Voir Duverger c. 2553-4330 Québec Inc. (Aéropro), 2019 TCDP 18).
IX. ANALYSE
1) M. Stevens a-t-il harcelé les plaignantes?
(a) M. Stevens a-t-il eu une conduite importune ayant eu un effet défavorable sur le milieu de travail ou des conséquences préjudiciables en matière d’emploi pour les plaignantes?
[49] Oui. Je conclus que M. Stevens a fait des commentaires et a posé des gestes non désirés et importuns qui ont dégénéré en attouchements sur les plaignantes, sans leur consentement. Les témoignages des plaignantes sont crédibles, cohérents et corroborés par M. Morgan, qui a été témoin d’une partie des comportements.
[50] Peu importe que les plaignantes aient dit « non », se soient opposées à la conduite de M. Stevens ou aient simplement figé, ce dernier était en position d’autorité. Il savait ou aurait dû savoir que faire des commentaires, des gestes et des insinuations à caractère sexuel ainsi que toucher des collègues sur le lieu de travail sans leur consentement n’était pas désiré. En sa qualité de figure d’autorité et de gestionnaire, il lui incombe de s’assurer que tout comportement sexuel est le bienvenu pour la personne concernée et qu’il continue à l’être (David v. Western Star Trucks et al., 2001 BCHRT 29, au par. 84).
[51] Comme l’a fait valoir A.B., en raison du déséquilibre de pouvoir et de la perception des conséquences découlant d’une objection au comportement d’un superviseur, une personne peut accepter un comportement importun (Hartiott v. National Money Mart, 2010 HRTO 353, au par. 108). M. Stevens a placé les plaignantes dans une position impossible. Elles pouvaient soit rire et mettre fin plus rapidement au harcèlement ainsi qu’aux commentaires et comportements dégradants, soit retarder le moment où il les laisserait tranquilles en réalisant que les plaignantes avaient été offensées par ce qu’il avait dit ou fait.
[52] M. Stevens n’a pas vérifié si son comportement était bien accueilli par les plaignantes. Au contraire, malgré leurs réactions, qui comprenaient des refus, des gestes, des silences ou des regards de dégoût, il a ri, a continué son harcèlement et a intensifié son comportement. Je n’ai aucune difficulté à conclure que la conduite de M. Stevens était importune et, compte tenu de la nature de sa conduite, qu’il savait ou aurait dû savoir que cette conduite était importune.
[53] Le comportement de M. Stevens a eu des effets préjudiciables sur l’environnement de travail des plaignantes. En raison de sa conduite, les plaignantes craignaient de se rendre au bureau et se sentaient anxieuses, humiliées, non respectées et traumatisées. Dans son témoignage, M. Morgan a déclaré qu’avant que les plaignantes ne lui fassent part du harcèlement, elles semblaient perturbées, mal à l’aise et tendues au bureau. Elles arrivaient en retard au travail et semblaient ne pas vouloir venir au bureau.
[54] Les plaignantes ont informé M. Morgan du harcèlement dont elles étaient victimes le 18 octobre 2018. La conduite de M. Stevens a perduré, et les plaignantes ont dû continuer à travailler avec lui. M. Morgan a demandé aux plaignantes de mettre en place un système de binôme, afin d’éviter d’être seules dans le bureau, et leur a demandé de prendre note de tout nouvel incident jusqu’à ce qu’il puisse en informer le conseil et obtenir des directives de sa part.
[55] Le témoignage de M. Morgan diffère de celui des plaignantes en ce qui concerne le temps écoulé avant que le harcèlement sexuel allégué ne soit signalé au conseil. Les plaignantes ont déclaré qu’elles ont dû continuer à travailler avec M. Stevens jusqu’au 8 novembre 2018, date de la réunion suivante du conseil, mais M. Morgan a déclaré qu’il a rapporté le harcèlement lors d’une réunion d’urgence du conseil le jour même où les plaignantes lui ont fait part de la conduite de M. Stevens.
[56] Je privilégie le récit des plaignantes, que je considère comme plus fiable et plus cohérent avec leur témoignage sur ce qui s’est passé au cours des semaines qui ont suivi. Toutes les trois ont fourni des récits détaillés concernant d’autres incidents de harcèlement sexuel dont elles se souvenaient très bien et qui ont eu des répercussions profondes sur elles. Elles ont également éprouvé beaucoup de peur et d’anxiété pendant la période où M. Stevens est demeuré au bureau. En outre, M. Morgan a reconnu qu’il s’était peut-être mal souvenu des détails et qu’il avait peut-être attendu trois semaines avant de soulever la question lors de la réunion suivante du conseil afin d’obtenir des directives pour placer M. Stevens en congé administratif.
[57] Après que les plaignantes ont dénoncé les agissements de M. Stevens, une enquête a finalement été menée sur la conduite de ce dernier. L’enquête a abouti en janvier 2019, et il a été conclu que M. Stevens avait harcelé sexuellement les plaignantes ainsi qu’une autre employée. En février 2019, M. Stevens a fait l’objet d’un congédiement justifié et il a été suspendu indéfiniment de ses fonctions au sein du conseil. A.B. et Mme Stevens ont déclaré que, même après que M. Stevens a été retiré du lieu de travail, elles ne se sentaient pas en sécurité, parce qu’elles craignaient qu’il ne revienne si on ne les croyait pas, ou parce qu’il faisait partie de la [TRADUCTION] « clique » du conseil et qu’il avait travaillé pour la bande pendant de nombreuses années. Dans son témoignage, A.B. a déclaré qu’elle voulait lire les conclusions de l’enquêteur, mais pas le reste du rapport, et Mme Stevens, dans son propre témoignage, a déclaré qu’elle avait pleuré en lisant le rapport et qu’elle était dégoûtée par les propos de M. Stevens et par le fait qu’il ait nié avoir agi de la sorte.
[58] J’ai exposé ci-dessous mes conclusions détaillées concernant chacune des plaignantes.
A.B.
[59] Je conclus que M. Stevens a fait un certain nombre de commentaires et de gestes non désirés et non sollicités à A.B. ou en sa présence sur une période d’un an, de novembre 2017 à novembre 2018. Il a également touché A.B. sans son consentement. En tant que figure d’autorité, gestionnaire, collègue et membre du conseil, M. Stevens savait ou aurait dû savoir que sa conduite envers A.B. était importune et inacceptable sur le lieu de travail. J’accepte le témoignage d’A.B. sur les incidents et sur le fait qu’elle s’est sentie humiliée, craintive et effrayée à l’idée d’aller travailler. Le comportement de M. Stevens l’a profondément blessée et a eu des effets néfastes profonds et prolongés sur sa capacité à travailler ainsi qu’à fonctionner dans la vie de tous les jours.
[60] M. Stevens reluquait régulièrement A.B. et faisait des commentaires sur son corps, ses vêtements et son apparence, ainsi que sur ceux des autres femmes du bureau. Par exemple, M. Stevens a fait plusieurs remarques sur les lèvres d’A.B., comme [TRADUCTION] « Hé, jolies lèvres! »
ou [TRADUCTION] « Où sont tes lèvres de vendredi? »
, en faisant allusion au rouge à lèvres qu’elle avait porté auparavant. Dans leur témoignage, M. Morgan et Mme Stevens ont tous deux affirmé avoir entendu M. Stevens faire ces commentaires à A.B., et M. Morgan a déclaré qu’il avait compris que les commentaires de l’intimé sur les lèvres d’A.B. étaient sexistes.
[61] Dans leur témoignage, A.B. et Mme Stevens ont toutes deux déclaré que M. Stevens avait dit à A.B. à plusieurs reprises de se retourner pour qu’il puisse regarder son pantalon, un ordre qu’A.B. a interprété comme signifiant qu’il voulait regarder ses fesses. Mme Stevens a précisé que, lorsque A.B. a fini par lui obéir, M. Stevens a dit : [TRADUCTION] « Oh, c’est joli! »
. Une autre fois, A.B. montait les escaliers après avoir quitté les toilettes, et M. Stevens est entré dans la cage d’escalier derrière elle et lui a dit : [TRADUCTION] « Tu sais que je suis juste derrière toi ».
Dans son témoignage, A.B. a dit que ces incidents et les commentaires de M. Stevens l’avaient dégoûtée, à cause de la façon dont M. Stevens regardait son corps, et qu’elle s’est sentie angoissée et effrayée à l’idée qu’il allait la toucher, car il se tenait très près d’elle.
[62] M. Stevens a également fait un certain nombre de gestes non désirés à caractère sexuel. Lors d’un incident, M. Stevens est entré dans le bureau de Mme Stevens où travaillait A.B., a poussé son torse dans l’embrasure de la porte, a serré sa chemise de manière à laisser apparaître l’un de ses mamelons et a utilisé le bout de son doigt pour effectuer un mouvement circulaire autour de son mamelon.
[63] En octobre 2018, M. Stevens est entré dans le bureau d’A.B. où se trouvait M. Morgan et a dit qu’il avait besoin de quelque chose. A.B. a pointé du doigt des documents destinés à M. Stevens. Lorsque M. Stevens a demandé si les documents étaient signés, A.B. a dit : [TRADUCTION] « Passez-les-moi. »
, en tendant le bras et en faisant un mouvement pour les saisir avec sa main. En réponse, M. Stevens a poussé son entrejambe vers la main d’A.B., pour faire comme si elle tendait la main vers son entrejambe. A.B. s’est sentie mortifiée, tandis que M. Stevens a réagi comme s’il s’agissait d’une plaisanterie et a souri. Dans son témoignage, M. Morgan a raconté ce dont il avait été témoin et a déclaré qu’A.B. avait l’air dégoûtée après l’incident.
[64] En plus des commentaires et des gestes non désirés, M. Stevens a touché A.B. au bureau, sans son consentement. Il l’a mise mal à l’aise en s’approchant très près d’elle physiquement. À deux reprises au moins, en septembre et octobre 2018, M. Stevens a bloqué l’entrée de porte du bureau d’A.B. lorsqu’elle tentait de retourner à son bureau et s’est positionné de telle sorte que, si elle essayait de passer, le bras de M. Stevens toucherait les seins d’A.B. Cette dernière se couvrait la poitrine en entrant dans son bureau pour éviter de toucher M. Stevens. Mme Starr et Mme Stevens ont toutes deux déclaré dans leur témoignage qu’elles se souvenaient avoir vu M. Stevens bloquer l’entrée de porte du bureau d’A.B. de cette manière.
[65] A.B. était de plus en plus inquiète que M. Stevens continue à dépasser les limites, car il pensait que sa conduite était acceptable. Vers le mois de septembre 2018, M. Stevens s’est approché d’A.B. alors qu’elle était assise dans le bureau et lui a dit : [TRADUCTION] « Voyons jusqu’où tu vas me laisser aller. »
, en posant ses mains sur les épaules d’A.B. et en commençant à la masser sans son consentement. Il a avancé sa main sur sa poitrine jusqu’à ce qu’elle atteigne le haut de son sein. A.B. s’est crispée et s’est figée. M. Stevens s’est arrêté et est sorti en riant comme s’il s’agissait d’une blague. A.B. a déclaré dans son témoignage qu’elle était effrayée et envahie par l’anxiété ainsi que l’adrénaline, et que l’incident lui avait donné la chair de poule, à cause de la façon dont M. Stevens l’avait touchée.
[66] À l’automne 2018, M. Stevens est entré dans le bureau d’A.B., s’est placé derrière Mme Stevens et a commencé à lui masser très fort les épaules. A.B. dit qu’elle ne pouvait pas se résoudre à regarder directement Mme Stevens, mais qu’elle a remarqué que sa collègue faisait la grimace et que M. Stevens faisait mine d’essayer de prendre Mme Stevens par-derrière. M. Stevens riait. A.B. a été traumatisée par cette situation et a été effrayée par le comportement de l’intimé et par son niveau d’agressivité. Il s’est finalement éloigné et s’est penché sur le classeur, comme s’il cachait une érection ou était [TRADUCTION] « épuisé », et a fait une blague sur le fait qu’il avait mal au dos. A.B. a raconté dans son témoignage que Mme Stevens lui avait dit qu’elle pouvait sentir le pénis de M. Stevens dans son dos.
[67] Les plaignantes ont signalé la conduite de M. Stevens à M. Morgan à la mi-octobre 2018. M. Stevens a continué à se comporter de manière harcelante après cette date, et les plaignantes ont été obligées de continuer à travailler avec lui dans le même bureau. Dans leur témoignage, les plaignantes ont déclaré que trois autres incidents s’étaient produits au cours des trois semaines précédant le retrait de M. Stevens du lieu de travail.
[68] Le 31 octobre 2018, A.B. se trouvait dans son bureau avec Mme Stevens et une autre femme qui travaillait dans le bureau de la bande. M. Stevens est entré et a fait claquer la bretelle du soutien-gorge de Mme Stevens. Cette dernière a tenté de l’empêcher d’importuner A.B., mais il lui a demandé si elle portait un soutien-gorge, a également fait claquer la bretelle de son soutien-gorge et s’est mis à rire. A.B. a déclaré qu’elle s’était sentie sale, honteuse et en colère.
[69] Le 2 novembre 2018, A.B. se trouvait dans le bureau d’une autre collègue lorsque M. Stevens est entré et s’est placé derrière sa collègue. Il a donné un coup avec deux doigts à l’autre employée sur son côté droit, près de ses seins. A.B. a affirmé dans son témoignage que la voix de sa collègue avait changé, parce qu’elle était surprise et parce que M. Stevens lui avait fait mal. M. Stevens l’a fait une deuxième fois de la même manière et a ri. Au cours de la même période de trois semaines précédant son renvoi du lieu de travail, M. Stevens a fait un autre commentaire à propos des lèvres d’A.B.
[70] Dans son témoignage, A.B. a déclaré qu’elle avait vraiment peur de se rendre au travail après que les plaignantes eurent révélé le harcèlement, parce qu’elle craignait que M. Stevens ne découvre qu’elles l’avaient dénoncé. Elles restaient ensemble, éteignaient leurs lumières, essayaient d’être silencieuses et se cachaient dans leurs bureaux pour l’éviter.
[71] A.B. a expliqué que, dans de nombreux cas, elle n’avait rien dit en réponse au comportement de M. Stevens, mais qu’elle s’était plutôt figée et crispée. Toutefois, je ne crois pas que cela signifie que le comportement de M. Stevens était bienvenu. J’accepte le témoignage d’A.B. selon lequel elle n’a jamais utilisé le mot [TRADUCTION] « stop » en raison du fait que M. Stevens était une figure d’autorité en sa qualité de gestionnaire de longue date et de conseiller élu, alors qu’elle était en formation et qu’elle craignait de perdre son emploi. Elle ne voulait pas le confronter, d’autant plus qu’elle craignait qu’il essaie de minimiser ce qu’il avait fait et qu’il dise qu’il n’avait fait que plaisanter. Elle savait également que M. Stevens était très apprécié au sein du conseil et qu’il s’agissait d’une sorte de clique.
[72] À mon avis, il incombait à M. Stevens, en tant que figure d’autorité, collègue et membre du conseil, de s’assurer que ce qu’il disait et faisait à l’égard des femmes sur son lieu de travail était bienvenu et qu’il le faisait avec leur consentement. Il a échoué sur tous les plans et a ri de son comportement en dépit de la gêne qu’il leur causait. Je n’ai aucune difficulté à conclure que sa conduite à l’égard d’A.B. était importune et préjudiciable pour elle sur le lieu de travail et au-delà.
Mme Stevens
[73] Je conclus également que M. Stevens a eu une conduite indésirable et importune à l’égard de Mme Stevens, qui lui a porté préjudice sur le lieu de travail. J’accepte le témoignage de Mme Stevens concernant chacun des incidents et je conclus que ses récits de la conduite de M. Stevens sont précis, détaillés et crédibles. Mme Stevens a manifesté que le comportement était importun par ses commentaires, ses réponses ou ses gestes, mais, de toute manière, M. Stevens savait ou aurait dû savoir que son comportement à caractère sexuel sur le lieu de travail était importun. Au-delà de sa position au travail et de la nature du comportement à caractère sexuel lui-même, M. Stevens est également le beau-frère de Mme Stevens.
[74] Mme Stevens a déclaré dans son témoignage qu’au départ, elle avait peu d’interactions avec M. Stevens, mais que cela avait changé, car M. Stevens estimait que le programme de Mme Stevens pourrait l’aider dans son travail. Elle a témoigné d’un certain nombre d’incidents survenus entre novembre 2017 et octobre 2018, y compris l’incident dans lequel M. Stevens se trouvait dans l’entrée de porte de son bureau et se frottait le mamelon. Mme Stevens a dit s’être sentie dégoûtée et bizarre en assistant à cette scène.
[75] M. Stevens commentait aussi régulièrement l’apparence et les vêtements de Mme Stevens. Il a fait des commentaires sur ses seins et lui a demandé pourquoi ils étaient si gros, ce à quoi elle n’a pas répondu. Lors d’un autre incident, M. Stevens lui a demandé si elle [TRADUCTION] « l’avait tué », parce qu’elle portait du noir. Lorsqu’elle a demandé à M. Stevens ce qu’il voulait dire, il a répondu : [TRADUCTION] « As-tu tué sa queue hier soir? »
, en faisant allusion à son mari, qui est également le frère de M. Stevens, laissant entendre que Mme Stevens portait du noir, parce qu’elle avait tué son mari au cours de relations sexuelles.
[76] En plus des commentaires et des gestes, M. Stevens a touché Mme Stevens sans son consentement. Mme Stevens a raconté dans son témoignage que l’intimé lui avait pincé le cou pour donner l’impression qu’elle avait une sucette. Lorsqu’il a commencé à la toucher, elle a immédiatement levé les épaules pour l’empêcher de la pincer et a penché la tête en disant [TRADUCTION] « ne fais pas ça »
. M. Stevens a réagi en gloussant et en riant. Mme Stevens a également relaté un incident au cours duquel M. Stevens avait posé ses mains sur ses épaules alors qu’elle était assise à son bureau. Elle a coincé ses mains en levant les épaules et a dit qu’elle allait en parler à son mari. M. Stevens a répondu que son mari ne la croirait pas, ce à quoi elle a répliqué qu’il la croirait.
[77] Dans son témoignage, Mme Stevens a également raconté l’incident au cours duquel M. Stevens s’était approché d’elle alors qu’elle se trouvait dans le bureau, incident auquel A.B. avait assisté et dont elle a fait état dans son témoignage. M. Stevens s’était tenu derrière Mme Stevens et avait appuyé sur ses épaules, au point où elle avait dû se pencher en avant et se baisser. Il avait continué à exercer une pression et s’était penché sur elle, au point que la moitié de son corps reposait sur elle. Mme Stevens avait senti son corps et son bassin s’enfoncer dans son dos et avait senti son pénis. Elle ne se souvenait pas de ce qu’elle avait dit, ou même si elle avait dit quoi que ce soit, mais M. Stevens avait quitté son bureau, penché vers l’avant, en riant et en disant qu’il avait mal au dos, comme s’il était épuisé après avoir eu des rapports sexuels.
[78] Vers le mois de septembre 2018, M. Stevens a approché Mme Stevens et son assistante dans le couloir en tendant deux doigts et un pouce au niveau de l’entrejambe et a dit : « Je vais vous attraper la chatte ».
Mme Stevens a frappé l’une de ses mains avec sa main droite, et son assistante a fait mine de lui donner un coup de pied en lui disant d’aller se faire foutre. Mme Stevens a dit à M. Stevens qu’il y avait une caméra à proximité et qu’il était un homme mauvais.
[79] Lors d’un autre incident, M. Stevens a frôlé les seins de Mme Stevens, alors qu’il bloquait la porte au moment où elle tentait d’entrer dans une salle de réunion.
[80] M. Morgan a témoigné de certains des comportements décrits par les plaignantes. Il a déclaré avoir vu l’intimé entrer dans le bureau de Mme Stevens, sans, toutefois, savoir quelle raison professionnelle aurait pu motiver sa présence dans ce bureau. Il avait entendu M. Stevens faire ce qu’il a décrit comme des commentaires ignorants sur Mme Stevens pendant les réunions du conseil, et il a ajouté que l’intimé se comportait et parlait comme s’il n’avait aucun respect pour elle.
[81] Mme Stevens aimait son travail, mais, à mesure que les comportements de l’intimé se poursuivaient et s’intensifiaient, elle n’arrivait plus à se concentrer sur son travail et devait plutôt se préoccuper de sa sécurité. Elle pleurait au travail et se sentait mal lorsqu’elle devait se déplacer dans le bureau. En raison des commentaires et de la conduite de M. Stevens, elle est rentrée à plusieurs reprises chez elle pour se changer et se démaquiller dans l’espoir qu’il l’importune moins le reste de la journée. Pour supporter le comportement de M. Stevens, elle a commencé à consommer davantage de marijuana.
[82] Mme Stevens a déclaré dans son témoignage qu’après que la plaignante eut révélé le harcèlement sexuel, elle était anxieuse à l’idée d’aller travailler et avait peur de perdre son emploi. Elle craignait que son mari la quitte et d’être jugée par la communauté, car M. Stevens était une personnalité importante. Elle avait peur de ne pas être crue.
[83] Mme Stevens a également témoigné de l’incident survenu le 31 octobre 2018, lorsque M. Stevens était entré et avait claqué la bretelle de son soutien-gorge. Mme Stevens avait dit à l’intimé de laisser A.B. tranquille, mais il était passé derrière A.B. et avait également claqué la bretelle de son soutien-gorge, en riant.
Mme Starr
[84] Je conclus que M. Stevens a eu, à l’endroit de Mme Starr, une conduite indésirable qui a causé un préjudice important à la plaignante et qui a eu une incidence sur la capacité de celle-ci à travailler et à fonctionner au quotidien. M. Stevens savait ou aurait dû savoir que son comportement était importun. J’accepte le témoignage de Mme Starr concernant les commentaires, les gestes et les attouchements auxquels s’est livré M. Stevens entre 2016 et 2018 environ.
[85] Dans son témoignage, Mme Starr a déclaré que, bien que son travail dans le domaine du logement ait rarement, voire jamais, chevauché celui de M. Stevens, qui travaillait en foresterie, l’intimé trouvait une raison d’interagir avec elle. La plaignante ne le voyait pas comme un collègue, mais comme une personne en position d’autorité, car elle interagissait avec lui dans le cadre des fonctions de ce dernier comme membre du conseil. À l’occasion, elle rédigeait les procès-verbaux des réunions du conseil ou préparait des rapports. Comme le logement était un point important de l’ordre du jour, Mme Starr assistait aux réunions en personne. M. Stevens en profitait alors pour lui faire des blagues et des remarques machistes et dégradantes.
[86] Auparavant, Mme Starr était fière de son apparence, elle se maquillait et aimait être bien habillée, mais ce n’est plus le cas, parce que M. Stevens lui faisait régulièrement des remarques sur son corps ou sur les autres employées. Par exemple, lorsqu’elle se maquillait, il lui demandait pour qui elle le faisait. Mme Starr réagissait aux commentaires de M. Stevens d’un rire nerveux, ou lui disait de se taire ou de la laisser tranquille. Elle tentait également d’éviter de lui parler. Si elle portait une robe, il faisait semblant de la soulever.
[87] Mme Starr a aussi témoigné au sujet de l’incident de l’été 2018, sur la terrasse des fumeurs, qu’A.B. avait mentionné dans son propre témoignage. M. Stevens, qui se tenait à l’étage en dessous, avait plaisanté en disant qu’il voyait sous la robe de Mme Starr.
[88] M. Stevens a aussi touché Mme Starr sans son consentement. Il s’est volontairement approché trop près d’elle pour frôler le côté de ses seins. M. Stevens lui touchait régulièrement le bras et le dos ou la prenait par la taille dans le corridor, à la réception ou dans la salle à café. Vers le début du mois d’octobre 2018, il lui a touché les fesses et s’est penché sur elle. À peu près à la même période, il lui a massé les épaules sans son consentement, puis lui a fait signe qu’il irait plus bas en descendant les mains vers ses seins et en riant.
[89] Mme Starr a ajouté que M. Stevens s’immisçait toujours dans l’espace des plaignantes et qu’il semblait fébrile lorsqu’ils étaient tous ensemble et qu’il pouvait se donner en spectacle.
[90] Mme Starr a affirmé qu’elle avait ri, grimacé, et même essayé de s’éloigner de M. Stevens lorsqu’il était près d’elle ou qu’il tentait de la toucher. Elle se taisait immédiatement et avait peur, ignorant quel genre d’homme il était.
[91] La plaignante a déclaré qu’avant le harcèlement, elle était en bonne santé, qu’elle était en général très active et qu’elle jouait au soccer. Elle aimait son emploi et aimait travailler avec les autres plaignantes, mais M. Stevens a tout gâché.
(b) La conduite de M. Stevens était-elle persistante ou répétée ou, si elle ne l’était pas, était-elle suffisamment grave pour avoir directement créé un milieu de travail malsain?
[92] Oui. M. Stevens s’est livré à du harcèlement pendant au moins un an, du moins entre novembre 2017 et novembre 2018. Les actes étaient fréquents, persistants et d’une gravité croissante, passant des commentaires et des gestes à des contacts physiques et des attouchements sur les plaignantes, sans leur consentement. Les trois plaignantes ont mentionné des commentaires et des comportements harcelants incessants dans leur témoignage. Mme Starr a ajouté que, de 2016 à 2018, cela s’était produit sur une base hebdomadaire, voire quotidienne.
[93] La conduite de M. Stevens a créé un milieu de travail malsain. Bien qu’elle se soit manifestée sur une longue période, certains incidents, dont les agressions physiques, étaient suffisamment graves pour créer directement un environnement de travail malsain. De plus, même après que les plaignantes ont dénoncé le harcèlement à leur superviseur, elles ont été contraintes de continuer à travailler avec M. Stevens, qui n’a pas cessé de les harceler jusqu’à ce qu’il soit finalement retiré du milieu de travail, puis congédié.
2) Le comportement de M. Stevens était-il fondé sur un motif de distinction illicite?
[94] Oui. Le comportement harcelant de M. Stevens était sexualisé, ce qui en fait un harcèlement fondé sur un motif de distinction illicite. En effet, il est énoncé au paragraphe 14(2) de la Loi que le harcèlement sexuel est réputé être un harcèlement fondé sur un motif de distinction illicite.
[95] M. Stevens a harcelé les plaignantes en raison de leur sexe. Ses actes étaient dirigés contre elles en tant que femmes, et ses commentaires et gestes sexualisés leur étaient adressés parce qu’elles étaient des femmes. L’intimé a fait des commentaires sur leurs seins, leur corps ainsi que leurs choix de vêtements et de maquillage, les a reluquées, a fait des gestes grossiers et sexualisés, a dit qu’il allait saisir leur vagin, a simulé des rapports sexuels, et les a agressées et touchées de la manière dont il l’a fait, parce qu’elles étaient des femmes.
3) La conduite de M. Stevens a-t-elle eu lieu en cours d’emploi?
[96] Oui. Les plaignantes et M. Stevens travaillaient tous au conseil de bande, et les incidents sont survenus dans le milieu de travail, pendant les heures de bureau. Il ne fait aucun doute, d’après les éléments de preuve et les observations des parties, que le harcèlement dont est accusé M. Stevens a eu lieu en matière d’emploi.
X. RÉPARATIONS
[97] Ayant conclu que M. Stevens avait enfreint la Loi, je passe maintenant à la question de savoir quelle réparation il conviendrait d’ordonner dans les circonstances.
[98] Si le Tribunal juge qu’une plainte est fondée, il peut imposer à la partie qui s’est livrée à l’acte discriminatoire de verser une indemnité. Les dispositions de l’article 53 de la Loi visent à accorder une réparation intégrale à la victime de la discrimination et à la replacer dans la position où elle se trouverait s’il n’y avait pas eu discrimination (Alliance de la fonction publique du Canada c. Société canadienne des postes, 2010 CAF 56, au par. 299, conf. par 2011 CSC 57).
[99] Le Tribunal peut ordonner de mettre fin à l’acte et de prendre des mesures pour prévenir la discrimination, ainsi que d’indemniser les victimes de discrimination pour des actes discriminatoires passés ou présents (à l’art. 53 de la Loi).
[100] Les dommages-intérêts accordés ne devraient pas être anodins ni insignifiants au point de perdre leur sens. Des dommages-intérêts qui n’offrent pas une indemnisation appropriée peuvent minimiser la gravité de la discrimination, miner les principes qui sont au cœur des lois sur les droits de la personne et marginaliser encore plus un plaignant. Ils peuvent aussi avoir l’effet imprévu, mais bien réel, de perpétuer les pratiques discriminatoires (voir Walsh v. Mobil Oil Canada, 2013 ABCA 238 (CanLII), au par. 32).
[101] A.B., Mme Stevens et Mme Starr réclament chacune une indemnité de 20 000 $ pour préjudice moral et pour la conduite délibérée et inconsidérée de M. Stevens. Mme Starr demande également un montant de 44 973 $ pour perte de salaire. De plus, les plaignantes sollicitent toutes une ordonnance enjoignant à M. Stevens de mettre fin aux actes discriminatoires et de suivre, à ses frais, une formation approuvée par le Tribunal destinée à prévenir des actes semblables.
Préjudice moral
[102] Le Tribunal peut ordonner à l’intimé d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral (à l’al. 53(2)e)).
[103] Les plaignantes soutiennent que l’étendue et la durée du harcèlement sexuel que leur a infligé M. Stevens justifient l’indemnité maximale. Elles réclament aussi des intérêts sur ce montant.
[104] Je suis d’accord. Je juge que chacune des plaignantes a droit à l’indemnité maximale de 20 000 $ pour le préjudice moral causé par le harcèlement sexuel répété, continu et croissant de M. Stevens. Les plaignantes ont établi un lien de causalité entre les actes discriminatoires commis par M. Stevens et le préjudice grave et persistant que sa conduite discriminatoire leur a causé. J’accepte leur témoignage, qui m’a convaincue que les effets des actes de M. Stevens sur leur santé, leur état psychologique et leur capacité à travailler justifiaient l’octroi de l’indemnité maximale. D’ailleurs, les plaignantes luttent toujours contre les effets du harcèlement sexuel. Outre l’incidence sur leur capacité à reprendre leur travail et à jouer un rôle actif au sein de la communauté, la conduite discriminatoire flagrante de M. Stevens a eu de profondes répercussions sur la vie personnelle et familiale, la dignité ainsi que l’estime de soi des plaignantes.
[105] Même après que les plaignantes ont dénoncé le harcèlement à leur superviseur, M. Stevens est resté dans le milieu de travail et a continué à les harceler, ce qui a ajouté à leur détresse et au préjudice déjà subi, car elles craignaient désormais des représailles de la part de M. Stevens. Elles étaient encore plus inquiètes et anxieuses qu’avant, se demandant comment il pourrait réagir, et si la situation se détériorerait du fait qu’elles avaient dénoncé le harcèlement.
[106] Je retiens l’argument d’A.B., selon lequel la discrimination était encore plus grave en raison du déséquilibre de pouvoir entre M. Stevens et les plaignantes, qui étaient de jeunes femmes et des employées. M. Stevens était un gestionnaire d’expérience, un membre élu du conseil et une personne influente dans la communauté. Chaque plaignante a été témoin du harcèlement sexuel qu’il a fait subir aux deux autres, de même qu’à d’autres femmes, dans le milieu de travail, ainsi que des actes de plus en plus agressifs et physiques de l’intimé. Elles avaient très peur de ce qu’il pourrait faire, lui qui avait plus de pouvoir qu’elles au bureau et dans la communauté. M. Stevens se comportait de façon inconsidérée, comme s’il était intouchable, ce qui renforçait leur sentiment d’impuissance.
[107] J’expose ci-dessous mes conclusions, ainsi que les témoignages qui m’ont convaincue d’ordonner le paiement du montant maximal à chaque plaignante.
A.B.
[108] Dans le cas d’A.B., le harcèlement de M. Stevens a commencé par des plaisanteries et des gestes à caractère sexuel, des commentaires importuns et des regards concupiscents, puis s’est aggravé au fil du temps. Entre autres choses, l’intimé bloquait physiquement le passage à la plaignante pour frôler ses seins, faisait des gestes simulant qu’elle tentait de lui saisir l’entrejambe, faisait claquer la bretelle de son soutien-gorge, lui touchait le haut des seins et lui massait les épaules, le tout sans son consentement.
[109] Le harcèlement auquel s’est livré M. Stevens a brisé la confiance d’A.B., alors que tout allait bien pour elle au travail et qu’elle était en bonne santé. L’intimé l’a humiliée, ridiculisée et rabaissée, et lui a donné le sentiment qu’elle ne comptait pas en tant que personne. La plaignante ne pouvait pas se déplacer librement au travail ni s’habiller comme elle le souhaitait, car elle savait que M. Stevens la reluquait. En outre, elle ne pouvait plus quitter son bureau sans craindre de devoir interagir avec lui. A.B., qui aimait son emploi et ses collègues, avait maintenant peur d’aller travailler. Après avoir signalé les actes de harcèlement, elle s’est cachée dans son bureau avec les autres plaignantes, les lumières éteintes. Les actes commis par M. Stevens ont radicalement affaibli son sentiment d’estime de soi, de dignité et d’humanité.
[110] De 2015 à 2017, A.B. n’a consulté aucun médecin pour des préoccupations liées à son travail. Depuis le harcèlement, elle est aux prises avec des problèmes de santé mentale et de dépendance. Pour faire face aux effets subis, A.B. se rendait chez Mme Stevens après le travail, où elle consommait de l’alcool et de la marijuana en compagnie de Mme Stevens et de Mme Starr. Durant cette période, les conversations à propos de la conduite de M. Stevens se sont échauffées, et A.B. a commencé à boire beaucoup, bien qu’elle ait été sobre depuis des années.
[111] Même après le congédiement de M. Stevens, A.B. a continué à consommer de l’alcool et craignait que l’intimé soit réembauché par la bande. Mme Stevens et Mme Starr ont toutes deux témoigné du fait qu’elles avaient vu la santé mentale d’A.B. se détériorer au cours de l’été 2019. Mme Stevens craignait qu’A.B. ne se suicide, car elle était souvent affolée et en pleurs.
[112] A.B. a déclaré dans son témoignage qu’en août 2019, les actes de harcèlement sexuel commis par M. Stevens à son endroit lui avaient fait revivre les abus sexuels et les traumatismes de son enfance. Elle s’était rendue à l’hôpital avec des idées suicidaires et se sentait sur le point de craquer. Durant son arrêt de travail, A.B. a souffert de dépression et de dissociation, a pris beaucoup de poids et faisait de l’insomnie et des cauchemars. Elle a perdu tout intérêt pour les réunions de famille et a cessé de pratiquer les activités qu’elle aimait auparavant. A.B. évitait de sortir de chez elle, passait de longues périodes au lit, négligeait son hygiène personnelle et parlait à peine à ses enfants ou à son mari. Elle a dit avoir manqué de nombreux moments avec sa famille au cours de cette période.
[113] À la fin du mois d’août 2019, A.B. a pris un congé de maladie prolongé et a déposé une demande d’indemnisation auprès de WorkSafe BC. La demande a été accueillie en février 2020.
[114] A.B. a consulté un psychologue qui lui a diagnostiqué un trouble de stress post-traumatique (TSPT) et un trouble dépressif majeur (TDM). Son témoignage s’appuie sur le rapport médical du psychologue, qui indique que ses troubles de santé mentale et son trouble lié à la consommation d’alcool étaient en rémission ou bien contrôlés jusqu’au harcèlement, mais que les incidents survenus dans le milieu de travail avaient considérablement exacerbé ses problèmes préexistants. Selon le psychologue, malgré presque deux ans de traitement après les événements, la santé mentale de la plaignante semblait avoir atteint un plateau et sa dépression s’était même aggravée. Entre août 2019 et juillet 2022, pendant son congé, A.B. a participé à des séances de counselling et a suivi une thérapie ainsi qu’un programme de traitement intensif axé sur les traumatismes d’une durée de 12 semaines, en ligne. Elle a également pris divers médicaments pour traiter ses problèmes de santé. Tout cela était difficile, et elle a dû faire face au traumatisme et à la douleur vécus dans son enfance, qui ont refait surface à la suite des actes de M. Stevens. A.B. souffrait d’un TSPT, d’anxiété, d’un TDM et d’idées suicidaires.
[115] En août 2021, WorkSafe BC a jugé que l’état de santé d’A.B. était permanent. Depuis 2022, A.B. a tenté de reprendre progressivement le travail à la suite d’une réadaptation professionnelle. Elle voit encore son médecin et poursuit son traitement. La plaignante a finalement fait un retour progressif au bureau du conseil de bande en juillet 2022, avec l’aide de son psychologue et de son ergothérapeute, et elle reçoit toujours une indemnité de WorkSafe BC pour perte de salaire et perte de fonction. Elle a affirmé dans son témoignage que le comportement de M. Stevens l’avait privée de sa capacité à travailler pendant près de trois ans.
[116] Malgré ses progrès, dans son témoignage, A.B. a déclaré qu’elle luttait toujours contre l’anxiété et les cauchemars, et qu’elle était bouleversée lorsqu’elle voyait M. Stevens dans la communauté. Encore aujourd’hui, elle suit un traitement, participe à des séances de counselling et prend des médicaments contre l’anxiété.
Mme Stevens
[117] Je conclus que le harcèlement sexuel répétitif de M. Stevens a causé à Mme Stevens une grande angoisse, qui a eu un effet durable sur sa santé mentale et son bien-être. Mme Stevens a dit dans son témoignage que la vie pour laquelle elle avait travaillé si dur n’existait plus et que le doute, l’anxiété et la peur subsistaient à cause des actes d’une personne qui avait abusé de sa position de pouvoir. Dans ses observations finales, la plaignante a déclaré que, même plusieurs années après les faits impliquant M. Stevens, elle avait beaucoup de mal à y penser et à en parler, même par écrit.
[118] Dans son témoignage, Mme Stevens a affirmé que le comportement de M. Stevens l’avait découragée, avait miné sa confiance en elle et lui avait donné un sentiment d’infériorité, comme si elle devait se présenter d’une certaine manière pour être acceptée. Elle a eu l’impression d’être traitée comme un morceau de viande et de ne pas mériter le respect. En outre, elle s’est souvenue qu’elle et les autres plaignantes fermaient leur porte à clé ou essayaient de bloquer le bas de leur porte pour cacher leur présence à l’intimé. Parfois, Mme Stevens disait aux autres plaignantes d’aller travailler et de fermer leur porte à clé pendant qu’elle garderait la porte de son bureau ouverte et qu’elle s’occuperait de M. Stevens. Ainsi, elle leur évitait de devoir affronter le comportement de l’intimé, et les deux femmes pouvaient faire leur travail sans être harcelées.
[119] Avant le harcèlement, Mme Stevens aimait son travail et contribuait à sa communauté, mais, en raison de la conduite de M. Stevens, elle ne pensait plus qu’à se protéger et à tenir jusqu’à la fin de la journée. Dans son témoignage, la plaignante a déclaré qu’elle pleurait avant de se rendre au travail et qu’elle essayait de trouver des choses à faire en dehors du bureau et des réunions externes pour éviter d’aller dans le bureau du conseil. Au cours de cette période, Mme Stevens a augmenté sa consommation de marijuana et le soir, les deux autres plaignantes et elle se réunissaient jusque tard dans la nuit, une situation qui a perduré pendant l’été 2019. De plus, elle avait peur pour A.B., craignant qu’elle se fasse du mal. Le harcèlement a aussi eu des répercussions sur la vie personnelle et amoureuse de Mme Stevens, car son mari et M. Stevens se ressemblent.
[120] Mme Stevens a déclaré dans son témoignage qu’elle avait continué à travailler pour la bande jusqu’à l’été 2019, mais qu’elle consommait toujours de la marijuana, que son sommeil était perturbé et qu’elle était anxieuse. Elle avait commencé à consulter un médecin, parce qu’elle faisait d’intenses cauchemars à propos de M. Stevens. En septembre 2019, la plaignante a pris un congé de maladie et a commencé à participer à des séances de counselling ainsi qu’à consulter régulièrement son médecin. Sa santé mentale s’était considérablement dégradée et elle avait des idées suicidaires.
[121] En mars 2020, un psychiatre a conclu que Mme Stevens souffrait d’un TSPT et d’un TDM, en raison du harcèlement dont elle avait été victime au travail. Il lui a recommandé de prendre des médicaments, de participer à des séances de counselling et de suivre une autre forme de thérapie. Mme Stevens a commencé un nouvel emploi en avril 2020, mais a poursuivi sa thérapie ainsi que son traitement, et elle lutte encore contre les effets du harcèlement. En mai 2021, dans une évaluation qu’elle a effectuée, WorkSafe BC a jugé que Mme Stevens répondait toujours aux critères du TSPT et que sa capacité d’effectuer des tâches professionnelles ainsi que d’assumer une charge de travail demeurait réduite. Depuis ce temps, Mme Stevens a suivi une thérapie, consulté de nombreux médecins et subi des évaluations psychologiques. Bien qu’elle ait fait des progrès, elle n’a pas été en mesure d’effectuer du travail de première ligne depuis le harcèlement.
[122] J’accepte le témoignage de Mme Stevens concernant les profondes répercussions du harcèlement de M. Stevens sur sa santé, sur sa vie personnelle et familiale ainsi que sur sa capacité à travailler et à contribuer à sa communauté. La plaignante a suivi plusieurs traitements et a consacré du temps ainsi que beaucoup d’efforts pour reprendre le cours de sa vie. Les effets durables du harcèlement par un membre de sa famille l’ont ébranlée et l’ont rendue incapable de continuer de faire un travail qu’elle aimait. Elle espère qu’un jour, elle pourra aller de l’avant et oublier ce qu’elle a vécu.
Mme Starr
[123] Mme Starr a témoigné au sujet des graves conséquences que le harcèlement et la discrimination subis au travail avaient eues sur tous les aspects de sa vie. Avant le harcèlement, elle s’entendait bien avec les deux plaignantes ainsi que M. Morgan et elle aimait son emploi. Pour elle, c’était plus qu’un travail, et, en tant que mère, elle trouvait passionnant de contribuer à la construction de logements durables pour les futures générations de sa communauté.
[124] Mme Starr a commencé à se sentir nerveuse au travail. Elle éteignait les lumières, parce qu’elle avait peur de M. Stevens, évitait tout contact visuel avec lui et se cachait dans le bureau. Elle avait l’impression de devoir trop réfléchir, planifier et analyser chacun de ses mouvements. Lorsqu’elle était au bureau, elle était craintive et tendue, et se déplaçait de façon à ne pas croiser M. Stevens. Mme Starr avait l’impression de ne pas pouvoir se déplacer librement et a déclaré dans son témoignage qu’à l’époque, elle pleurait souvent et se sentait déprimée. Elle avait peur d’utiliser les toilettes au travail.
[125] Le harcèlement a également eu une incidence sur le fonctionnement de Mme Starr à la maison. Elle est une mère, et ses enfants sont tout pour elle. Toutefois, depuis le harcèlement, elle est aux prises avec des troubles de santé mentale.
[126] Au début, Mme Starr n’a pas demandé d’aide médicale, mais sa consommation d’alcool est devenue excessive au cours de l’été 2018. Elle était extrêmement affectée par la situation au travail, et l’alcool l’aidait à endormir ses émotions ainsi qu’à être moins stressée et tendue au bureau.
[127] Mme Starr ne travaille pas pour la bande en ce moment, car elle est en congé administratif depuis octobre 2019. Dans son témoignage, elle a déclaré qu’à l’époque, le chef de la bande était le fils de M. Stevens, et qu’elle avait reçu signification d’une lettre qu’elle considérait comme des représailles pour avoir dénoncé le harcèlement sexuel. En raison de ce qui s’était passé avec M. Stevens dans le milieu de travail, Mme Starr avait continué à se sentir très nerveuse et anxieuse, et à se rendre chez Mme Stevens pour y consommer de l’alcool de manière excessive. Elle avait reçu des prestations de maladie de l’assurance emploi et avait participé à des séances de counselling. Pour faire face à la situation et engourdir son corps ainsi que son esprit, la plaignante consommait des drogues et passait des journées entières dans sa chambre.
[128] Mme Starr a reçu un diagnostic de dépression et de stress. Malgré les efforts qu’elle a consacrés à son traitement, elle estime que ses progrès sont minimes. Elle souffre toujours de ces troubles et, en 2023, elle s’est isolée des autres, et se sentait perdue et coupée de ses amis ainsi que de sa famille. Elle passait des jours entiers dans l’obscurité, à dormir et à se retrancher du monde.
[129] J’accepte le témoignage de Mme Starr, dans lequel elle a expliqué qu’avant le harcèlement, elle était une femme très indépendante qui s’était déjà remise de diverses épreuves, mais que le comportement de M. Stevens l’avait brisée d’une manière dont elle avait eu de la difficulté à se remettre. Elle a dit qu’elle voyait la femme indépendante qu’elle était autrefois et qu’elle voulait aller à sa rencontre et la ramener. Elle est toujours aux prises avec des symptômes de dépression et de stress, et a l’impression de ne plus comprendre les choses aussi vite qu’avant.
Conduite délibérée et inconsidérée
[130] Le Tribunal peut ordonner le paiement d’une indemnité spéciale maximale de 20 000 $ s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré (au par. 53(3) de la Loi).
[131] Les indemnités spéciales sont punitives et visent à dissuader ou à décourager ceux qui se livrent de façon délibérée à des actes discriminatoires. Pour conclure que l’acte était délibéré, il faut que l’acte discriminatoire et l’atteinte aux droits de la personne aient été intentionnels. On entend par « acte inconsidéré »
celui qui témoigne d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences et d’une manière d’agir téméraire ou insouciante (Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2013 CF 113, au par. 155). Pour qu’un acte soit jugé inconsidéré, il n’est pas nécessaire de prouver une intention d’établir une distinction (voir Hughes c. Canada, 2019 CF 1026, au par. 89, citant Collins c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 105, au par. 4, infirmant Canada (Procureur général) c. Collins, 2011 CF 1168, au par. 33).
[132] Afin de fixer le montant approprié au titre de cette disposition, le Tribunal se penche sur le comportement de l’intimé, et non sur l’effet qu’a eu son comportement sur les plaignants (Beattie et Bangloy c. Affaires autochtones et du Nord Canada, 2019 TCDP 45 (CanLII), au par. 210, renvoyant à Warman c. Winnicki, 2006 TCDP 20, aux par. 178 et 180).
[133] Les plaignantes demandent une indemnité spéciale de 20 000 $ pour la conduite discriminatoire délibérée et inconsidérée de M. Stevens, ainsi que des intérêts sur ce montant.
[134] À mon avis, la conduite de M. Stevens était intentionnelle, délibérée et inconsidérée. M. Stevens savait ou aurait dû savoir que son comportement était importun et dégradant. Il était en position de pouvoir au bureau de la bande. Il était membre du conseil et directeur depuis longtemps, et il savait que la situation des plaignantes en matière d’emploi était plus précaire que la sienne. Les plaignantes craignaient le pouvoir que M. Stevens pouvait exercer, étant donné son statut au sein de la communauté. De plus, l’intimé est le beau-frère de Mme Stevens. Il a dit à cette dernière que, si elle racontait à son mari ce qui s’était passé, celui-ci ne la croirait pas.
[135] Je juge que M. Stevens a utilisé son pouvoir et sa position au sein du conseil et de la bande pour persister dans sa conduite. Ses comportements sexualisés étaient de plus en plus graves, ce qui, selon moi, démontre aussi à quel point il était insouciant et se pensait intouchable. L’intimé a fait des commentaires déplacés, dégradants et humiliants, a reluqué les plaignantes, leur a physiquement bloqué le passage pour toucher leurs seins, riait lorsqu’il se livrait à des actes de harcèlement sexuel — allant jusqu’à l’agression physique — et harcelait les plaignantes en présence d’autres personnes. Il a même simulé des actes sexuels. Une fois, lorsque deux femmes sont passées près de lui dans le corridor, il a tendu la main comme s’il allait saisir leur vagin et les a touchées. M. Stevens a aussi poussé avec son pénis dans le dos de Mme Stevens, sa belle-sœur. L’ensemble de sa conduite démontre qu’il a agi sans se soucier des conséquences de ses actes. Je n’ai aucune difficulté à conclure que le comportement de M. Stevens était intentionnel et que l’intimé savait ce qu’il faisait.
[136] Les trois plaignantes ont déclaré dans leur témoignage que M. Stevens riait souvent lorsqu’il les harcelait sexuellement, notamment en faisant des commentaires, en les touchant ou en faisant des gestes sexualisés. Leur malaise, leurs expressions faciales, leur langage corporel ou leur silence l’amusaient. Non seulement l’intimé n’a rien fait pour s’assurer que son comportement n’était pas importun, mais il a ri des réactions des plaignantes et a persisté dans sa conduite, qui était de plus en plus inconsidérée. Ce comportement donne également à entendre que ses actes étaient délibérés et qu’il était conscient de leur effet sur les plaignantes.
[137] Compte tenu de la conduite de M. Stevens, je conclus que chacune des plaignantes a droit à l’indemnité maximale de 20 000 $ qu’elle réclame au titre de la Loi.
Pertes de salaire
[138] Le Tribunal peut ordonner d’indemniser la victime de discrimination de la totalité ou de la fraction des pertes de salaire entraînées par l’acte (à l’al. 53(2)c) de la Loi).
[139] A.B. et Mme Stevens ne demandent pas d’indemnité au titre de cette disposition.
[140] Mme Starr a cessé de travailler au bureau du conseil en 2019. Dans son témoignage, elle a déclaré qu’en 2020, elle avait commencé à recevoir des prestations de maladie de l’assurance emploi, avec effet rétroactif à octobre 2019. Elle a présenté une demande à la WCB et a finalement reçu des prestations rétroactives équivalant à 90 % de sa perte de salaire initiale, jusqu’au 27 février de l’année dernière. Depuis cette date, elle reçoit 1 900 $ par mois, soit 22 800 $ par an.
[141] Mme Starr affirme qu’au moment où elle a subi le préjudice, elle gagnait 67 188 $. Les prestations qu’elle a reçues de Worksafe BC en 2023 totalisent 22 215 $, et sa perte de salaire s’élève à 36 389 $ pour cette même année. Mme Starr ne perçoit plus de prestations pour perte de salaire auprès de Worksafe BC ni le supplément qu’elle percevait auparavant. Elle réclame une indemnité pour perte de salaire de 44 973 $, au titre de l’alinéa 53(2)c) de la Loi.
[142] J’accorde l’indemnité pour perte de salaire de 44 973 $ demandée par Mme Starr. Je juge que la conduite discriminatoire de M. Stevens a eu un effet sur la capacité de Mme Starr à travailler, au moins depuis qu’elle a commencé à recevoir des prestations de maladie de l’assurance emploi. Les actes de M. Stevens ont eu une incidence directe sur la capacité de la plaignante à gagner un salaire, et Mme Starr lutte toujours contre les effets de la discrimination.
[143] J’accepte le fait qu’au moment des faits, Mme Starr gagnait un salaire de 67 188 $. En 2023, elle a reçu une indemnité de 22 214,62 $ d’une autre source, ce qui correspond aux 1 900 $ par mois qu’elle reçoit depuis février 2023. La preuve établit la réclamation pour perte de salaire de 44 973 $ pour 2023. Compte tenu de la preuve relative à l’incapacité à travailler de Mme Starr, celle-ci a droit à une indemnité pour le salaire perdu durant cette période.
Intérêts
[144] Le Tribunal peut accorder des intérêts sur l’indemnité (au par. 53(4)). Tous les intérêts accordés sont calculés à taux simple, sur une base annuelle, en se fondant sur le taux officiel d’escompte fixé par la Banque du Canada (données de fréquence mensuelle). Les intérêts sur les indemnités pour préjudice moral (à l’al. 53(2)e)) et pour conduite délibérée ou inconsidérée (au par. 53(3)) ne sont pas limités au plafond de 20 000 $ prévu par la Loi.
[145] Les intérêts courent de la date où l’acte discriminatoire a été commis jusqu’à la date du versement de l’indemnité (à l’art. 46 des Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne, DORS/2021-137). Bien que, dans leur témoignage, les plaignantes aient mentionné différentes dates auxquelles M. Stevens a commencé à les harceler sexuellement, dans le cas de Mme Starr en particulier, la date du premier acte est incertaine, son témoignage indiquant seulement que le harcèlement avait commencé avant 2017. Cependant, l’enquête s’est concentrée sur des faits et des incidents survenus entre novembre 2017 et novembre 2018. Par conséquent, j’ordonne que les intérêts courent à partir du 1er novembre 2017. En effet, en l’espèce, il convient de faire courir les intérêts à partir du début de cette période, car les plaignantes ont témoigné au sujet de nombreux incidents dont chacun était suffisamment grave pour établir qu’il y a eu harcèlement.
[146] Les plaignantes ont droit à des intérêts calculés à taux simple fondé sur le taux officiel d’escompte moyen fixé par la Banque du Canada. Les intérêts sur les indemnités pour préjudice moral et pour conduite délibérée ou inconsidérée courent à partir du 1er novembre 2017 jusqu’à la date où M. Stevens paie l’indemnité que j’ai ordonnée dans la présente décision. Quant aux intérêts sur l’indemnité pour perte de salaire accordée à Mme Starr, ils courent du 31 décembre 2023, date à laquelle la perte de salaire a été clairement établie, jusqu’à la date où M. Stevens paie l’indemnité.
Réparations d’intérêt public
[147] Les plaignantes et la Commission demandent au Tribunal de rendre, en vertu de l’alinéa 53(2)a) de la Loi, des ordonnances enjoignant à M. Stevens de mettre fin aux actes discriminatoires et de prendre des mesures destinées à prévenir des actes semblables. A. B., Mme Stevens et la Commission demandent que l’intimé suive, à ses frais, une formation sur le harcèlement sexuel approuvée par le Tribunal, afin d’examiner ses croyances et ses attitudes à l’égard des femmes, de comprendre la nature et les effets du harcèlement sexuel, et d’apprendre comment mettre fin à ses comportements.
[148] J’accueille la demande de la Commission et des plaignantes, et j’ordonne à M. Stevens de mettre fin aux actes de harcèlement à l’endroit des femmes.
[149] J’accepte les observations de la Commission et des plaignantes à propos de l’importance de la sensibilisation et de la formation visant à prévenir la discrimination et le harcèlement, surtout à la lumière du préjudice énorme que M. Stevens a causé aux plaignantes. En effet, les actes commis par l’intimé ont eu de profondes répercussions sur les familles des victimes et sur la communauté en général, ainsi que sur la capacité des plaignantes à contribuer par leur travail et leur engagement.
[150] J’ordonne à M. Stevens de suivre, à ses frais, une formation sur le harcèlement sexuel approuvée par la Commission, afin d’examiner ses croyances et ses attitudes à l’égard des femmes et d’apprendre à prévenir le harcèlement sexuel. La Commission est un organisme national expert des droits de la personne, et le Tribunal lui demande de fournir à M. Stevens une liste de formations culturellement pertinentes, établie en consultation avec les plaignantes. M. Stevens doit assumer les frais liés à la formation et fournir une preuve d’achèvement de la formation à la Commission, que celle-ci pourra transmettre aux plaignantes.
Surveillance de l’application des ordonnances du Tribunal
[151] En vertu de l’alinéa 53(2)a), le Tribunal peut prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables.
[152] Dans ses observations finales, la Commission s’appuie sur la reconnaissance, par la Cour suprême du Canada, du fait que des réparations efficaces et adaptées à la situation doivent entraîner un réel changement. À ce titre, la mise en œuvre des réparations peut nécessiter une production de rapports et une surveillance continues (Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62 (CanLII).
[153] A.B. soutient que le Tribunal ou la Commission devrait être chargé de veiller à ce que M. Stevens remplisse ses obligations suivant les ordonnances du Tribunal. Elle fait valoir que le Tribunal a déjà reconnu que la Commission ou d’autres parties pouvaient participer à l’application ou à la surveillance des ordonnances réparatrices.
[154] Je conviens que l’exécution des ordonnances du Tribunal contribue à la prévention de la discrimination et à l’objet de la loi régissant le Tribunal, tel qu’il est énoncé à l’article 2 de la Loi. La surveillance de l’application de ces ordonnances importe beaucoup aux plaignantes dans la présente instance, certes, mais aussi à d’autres femmes et jeunes filles, et contribue énormément à la prévention de la discrimination et du harcèlement. Des ordonnances qui ne sont pas exécutées peuvent être vaines et vides de sens.
[155] Deux des plaignantes agissent pour leur propre compte. Les trois plaignantes luttent toujours contre les effets du harcèlement et ont parlé du stress que leur avait causé le fait de faire avancer leur plainte. Elles bénéficieraient grandement du soutien de la Commission pour assurer l’exécution des ordonnances du Tribunal. En plus des indemnités pécuniaires que j’ai ordonnées à M. Stevens de payer dans le cadre de la présente instance, j’ai aussi ordonné à l’intimé de suivre, à ses frais, une formation approuvée par la Commission. Si M. Stevens ne respecte pas les ordonnances du Tribunal, la Commission peut également aider les plaignantes à les faire exécuter.
[156] Comme le fait valoir A.B., le Tribunal a déjà reconnu que la participation d’autres acteurs à la surveillance ou à l’application démontre que le rôle juridictionnel des cours et des tribunaux se traduit mal dans les aspects techniques ou spécifiques de l’application d’une ordonnance (Hughes, James Peter c. Élections Canada, 2010 TCDP 4, au par. 51. [Hughes]).
[157] Si ce point a été soulevé dans la décision Hughes en relation avec l’application des ordonnances visant un gouvernement intimé ou une entreprise intimée, selon moi, la même logique s’applique dans la présente affaire.
[158] Le Tribunal a instruit les plaintes que la Commission lui a renvoyées et a rendu ses ordonnances après avoir conclu que le paragraphe 49(1) et l’article 53 de la Loi avaient été enfreints. En ce qui concerne l’article 53, bien qu’il décrive explicitement l’étendue du pouvoir discrétionnaire du Tribunal d’ordonner des réparations pour mettre fin à la discrimination et la prévenir, il ne fait pas du Tribunal un organisme d’exécution. Il n’est pas non plus du ressort du Tribunal de surveiller étroitement l’application de ses propres ordonnances réparatrices. En outre, cela risquerait de paralyser un tribunal administratif déjà saisi d’une longue liste d’affaires qu’il doit entendre et trancher de manière juste, rapide et efficace. Par ailleurs, selon l’article 57 de la Loi, les parties peuvent déposer une ordonnance rendue en vertu de l’article 53 à la Cour fédérale, aux fins d’exécution.
[159] Enfin, je salue la force, le courage et la détermination dont les plaignantes ont fait preuve en faisant avancer leur plainte, qu’elles ont très bien présentée, malgré plusieurs défis et difficultés personnelles. Les plaignantes ont réussi à établir que M. Stevens les avait harcelées sexuellement dans le milieu de travail.
[160] Dans ses observations finales, Mme Stevens a dit qu’elle espérait pouvoir un jour travailler à nouveau et aider les autres. Elle a ajouté que la discrimination sexuelle n’avait pas sa place dans notre société et que les femmes devraient se sentir en sécurité au travail. Avant, elle était fonctionnelle et menait une vie normale, et cette personne lui manque. Mme Starr, quant à elle, souhaite que les gens comprennent que ce type de comportement est inacceptable. Elle a dit qu’elle voulait aider d’autres femmes à dénoncer le harcèlement. Selon elle, les victimes n’ont pas à souffrir en silence. Mme Starr espère laisser un monde meilleur à ses filles et à ses petites-filles, pour qu’elles n’aient pas à tolérer les abus et qu’elles soient libres de s’exprimer. J’espère sincèrement que toutes les plaignantes seront en mesure d’aller de l’avant et de reprendre le travail qu’elles aimaient faire ensemble.
XI. ORDONNANCE
[161] Le Tribunal, en vertu de l’article 52 de la Loi, rend les ordonnances suivantes :
le nom de la plaignante dans le dossier HR-DP-2945-23 sera anonymisé par les initiales non nominatives A.B.;
le Tribunal ne publiera pas d’autres renseignements qui permettraient d’identifier A.B.;
le greffe anonymisera le nom d’A.B. et caviardera tous les autres renseignements contenus dans les parties du dossier officiel ou du dossier de plainte qui pourraient être rendues publics;
le greffe remplacera tous les documents figurant déjà dans le dossier officiel par les versions caviardées fournies par A.B.
[162] Le Tribunal ordonne à M. Stevens de mettre fin aux actes de harcèlement à l’endroit des femmes.
[163] Dans les 90 jours suivant la présente décision, M. Stevens est condamné à payer à A.B., Mme Stevens et Mme Starr les sommes ci-dessous :
20 000 $ à chaque plaignante pour le préjudice moral causé par les actes discriminatoires;
20 000 $ à chaque plaignante à titre d’indemnité spéciale;
les intérêts calculés à partir du 1er novembre 2017 jusqu’à la date où M. Stevens paie les indemnités ci-dessus.
[164] Dans les 90 jours suivant la présente décision, M. Stevens est condamné à verser à Mme Starr une indemnité de 44 973 $ pour perte de salaire, sous réserve des retenues obligatoires. Il doit également payer des intérêts sur ce montant, calculés à partir du 31 décembre 2023 jusqu’à la date où M. Stevens paie l’indemnité.
[165] Dans les 15 jours suivant la présente décision, la Commission fournit à M. Stevens la liste détaillée des formations sur la prévention du harcèlement sexuel, comme il est énoncé au paragraphe 150 ci-dessus.
[166] Dans les 120 jours suivant la présente décision, l’intimé fournit à la Commission une preuve écrite attestant l’achèvement d’une formation recommandée par la Commission.
Signée par
Membre du Tribunal
Ottawa (Ontario)
Le
Tribunal canadien des droits de la personne
Parties au dossier
Numéros des dossiers du Tribunal :
Intitulé de la cause :
Date de la
Date et lieu de l’audience :
Vancouver (Colombie-Britannique)
Comparutions :