Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Cheryl Maloney, la plaignante, a déposé des plaintes pour atteinte aux droits de la personne contre trois intimés, à savoir l’Assemblée des Premières Nations (APN), le Forum tripartite Mi’kmaq-Nouvelle-Écosse–Canada (le « Forum ») et Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada.

Mme Maloney a siégé à l'un des comités du Forum comme représentante de l’Association des femmes autochtones de la Nouvelle-Écosse. Dans ses trois plaintes, elle affirme avoir été victime de harcèlement fondé sur plusieurs motifs de distinction illicite de la part de M. Morley Googoo, alors président du Forum.

Mme Maloney n’a pas désigné M. Googoo personnellement comme intimé dans ses plaintes. À l'époque de la discrimination alléguée, M. Googoo était également membre du conseil de direction de l’APN, auquel il siégeait à titre de chef régional pour la région de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve.

L'APN a demandé au Tribunal de rejeter la plainte que Mme Maloney avait déposée contre elle. L'APN soutient qu’elle n’aurait pas dû être désignée comme intimée, car elle n’a jamais été membre du Forum et n’a rien à voir avec le comportement de M. Googoo.

Mme Maloney estime que l’APN n’a pas démontré qu’il est évident et manifeste que la plainte déposée contre elle est vouée à l’échec.

Selon l’analyse du Tribunal, il n’est pas évident et manifeste que la plainte de Mme Maloney contre l’APN n’a aucune chance raisonnable d’aboutir. Par conséquent, il a rejeté la requête de l’APN. De son côté, Mme Maloney avait demandé au Tribunal de rouvrir l’audience pour présenter de nouveaux éléments de preuve, mais sa requête a été rejetée.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2024 TCDP 106

Date : Le 25 septembre 2024

Numéros des dossiers : HR-DP-2818-22, HR-DP-2819-22 & HR-DP-2820-22

 

[Traduction française]

Entre :

Cheryl Maloney

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Forum tripartite Mi’kmaq–Nouvelle-Écosse–Canada, Assemblée des Premières Nations et Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada

les intimés

Décision sur requête

Membre : Athanasios Hadjis

 



I. Introduction

[1] La plaignante, Cheryl Maloney, a déposé des plaintes pour atteinte aux droits de la personne à l’encontre de trois intimés, soit l’Assemblée des Premières Nations (l’« APN »), le Forum tripartite Mi’kmaq–Nouvelle-Écosse–Canada (le « Forum ») et Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada (« RCAANC »). La Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») a renvoyé les plaintes au Tribunal pour instruction.

[2] L’APN a présenté une requête préliminaire en rejet de la plainte portée contre elle. Le moment n’est pas encore venu pour les parties de déposer leurs exposés des précisions conformément aux articles 18 à 20 des Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137 (les « Règles de pratique »).

[3] Dans les trois plaintes, Mme Maloney affirme avoir été victime de harcèlement fondé sur plusieurs motifs de distinction illicite de la part de Morley Googoo, qui agissait à titre de président du Forum. Elle aurait subi ce harcèlement alors qu’elle siégeait à l’un des comités du Forum en tant que représentante de l’Association des femmes autochtones de la Nouvelle-Écosse (l’« Association »). Mme Maloney n’a désigné M. Googoo personnellement comme intimé dans aucune des plaintes. À l’époque, M. Googoo était également membre du conseil de direction de l’APN (le « Conseil de l’APN »), auquel il siégeait comme chef régional pour la région de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve.

[4] L’APN fait valoir qu’elle n’avait rien à voir avec la participation de M. Googoo au sein du Forum, dont elle n’a jamais été membre. Elle soutient qu’elle ne peut donc pas être tenue responsable du comportement de M. Googoo et qu’elle n’aurait pas dû être nommée à titre d’intimée.

[5] Mme Maloney affirme que, pour que la plainte soit rejetée sommairement, l’APN doit démontrer qu’il est évident et manifeste que la plainte portée contre elle est vouée à l’échec. Mme Maloney maintient que l’APN ne s’est pas acquittée de cette tâche et qu’un examen de l’ensemble des circonstances et du contexte des plaintes est nécessaire afin que le Tribunal puisse trancher la question.

[6] L’APN, Mme Maloney et la Commission ont présenté des observations au sujet de la requête. RCAANC s’en est abstenu; je suppose donc qu’il ne prend pas position sur cette dernière.

II. Décision

[7] La requête de l’APN visant à faire rejeter sommairement la plainte est rejetée.

[8] J’estime qu’il n’est pas évident et manifeste que la plainte de Mme Maloney contre l’APN n’a aucune chance raisonnable d’aboutir. Les éléments de preuve produits par les parties à l’appui de leurs observations n’écartent pas la possibilité que l’APN soit tenue responsable du fait d’autrui à l’égard des actes de M. Googoo, d’autant plus que, au présent stade de l’instruction, les parties n’ont pas encore déposé leurs exposés des précisions ni échangé leurs documents à communiquer.

[9] Deux mois après l’audition de la requête, Mme Maloney a demandé la réouverture de l’audience dans le but de produire de nouveaux éléments de preuve. Compte tenu de ma décision de rejeter la requête de l’APN, la demande de Mme Maloney est également rejetée, au motif qu’elle est devenue sans objet.

III. Question en litige

[10] Est-il évident et manifeste que Mme Maloney n’a aucune chance raisonnable d’établir que M. Googoo a commis les actes discriminatoires allégués en tant qu’employé, mandataire, administrateur ou dirigeant de l’APN dans le cadre de son emploi?

IV. Analyse

A. Critère relatif aux rejets sommaires

[11] Les parties s’entendent pour dire que le Tribunal n’est pas obligé de tenir une audience complète sur le bien-fondé de chaque plainte que lui renvoie la Commission. Comme l’a déclaré la Cour fédérale dans la décision Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445, aux paragraphes 138 à 140 [Société de soutien], le Tribunal peut rejeter une plainte à une étape préliminaire sans avoir tenu d’audience complète, mais il ne devrait exercer ce pouvoir qu’avec prudence, et « seulement dans les cas les plus clairs ».

[12] Les parties semblent toutefois être en désaccord sur ce qui doit être établi afin d'obtenir le rejet sommaire d'une plainte. Mme Maloney avance que, pour qu'une plainte soit ainsi rejetée, le Tribunal doit avoir conclu qu’il est évident et manifeste que la plainte serait vouée à l’échec si elle faisait l’objet d’une audience. Mme Maloney fait une analogie avec le critère applicable aux requêtes en radiation dans le cadre d’instances civiles (Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, au par. 15).

[13] De son côté, l’APN s’appuie sur la jurisprudence issue notamment de la décision Société de soutien, aux paragraphes 137, 145 et 146, et de la décision sur requête Leonard c. Canadian American Transportation Inc., 2022 TCDP 20, aux paragraphes 110 et 131, et affirme que le Tribunal peut rejeter une plaine sommairement lorsque :

  1. la plainte n’a aucune chance raisonnable d’aboutir;
  2. la partie désignée comme intimée « n’est clairement et manifestement pas la bonne »;
  3. le rejet de la plainte est susceptible de circonscrire les questions en litige;
  4. le rejet sommaire est la manière la plus juste, informelle et expéditive de trancher la question;
  5. la plainte constitue un abus de procédure;
  6. l’équité l’exige;

[14] Je considère que certains de ces éléments mis de l'avant par l’APN ne sont pas réellement des conditions. Par exemple, une lecture plus attentive du paragraphe 145 de la décision Société de soutien révèle clairement que les éléments figurant aux points ii. et iii. sont plutôt des justifications de principe qui expliquent pourquoi, dans certaines circonstances, il est logique qu’un tribunal ait le pouvoir de rejeter sommairement une affaire.

[15] De toute manière, les observations produites par l’APN portent principalement sur le premier de ces éléments. J’aborderai néanmoins certains des autres éléments plus loin dans la présente décision.

[16] Je constate que, dans la décision sur requête Dorey et al. c. Emploi et Développement social Canada, 2023 TCDP 23, au paragraphe 79, le Tribunal avait fondé son analyse sur ce qui équivaut à une combinaison du premier élément de la liste de l’APN et du critère préconisé par Mme Maloney. Le Tribunal avait statué qu’une plainte doit être rejetée lorsqu’il est « manifeste et évident » que les allégations contenues dans la plainte n’ont « aucune chance raisonnable d’aboutir ». Je souscris à cette approche.

[17] Au moment d’examiner la question de savoir s'il y a lieu ou non de rejeter la plainte, je ne suis pas tenu de me restreindre à l’examen des allégations formulées dans la plainte afin de déterminer s’il est manifeste et évident qu’elle n’a aucune chance raisonnable d’aboutir. Je peux également prendre en considération les éléments de preuve supplémentaires présentés par les parties en même temps que leurs observations (Société de soutien, au par. 149). Par conséquent, lors de la téléconférence de gestion préparatoire qui a été tenue dans le but de décider de quelle manière la requête de l’APN serait traitée, les parties ont convenu qu’elles pourraient déposer des affidavits à l’appui de leurs observations et qu'il serait possible de contre-interroger les déclarants si l’une des parties en faisait la demande. Finalement, seule l’APN a produit un affidavit, lequel a été souscrit par la cheffe de la direction par intérim de l’APN, Amber Potts. Aucune des autres parties n’a demandé à contre-interroger la déclarante.

[18] En outre, les parties ont soumis à mon examen des centaines de pages de documents relatifs à une requête qu’avait déposée la Commission, requête sur laquelle j’ai rendu une décision (Maloney c. Forum tripartite Mi’kmaq–Nouvelle-Écosse–Canada, 2023 TCDP 41 [Maloney no 1]). L’APN et Mme Maloney ont également joint des centaines de pages supplémentaires à leurs observations concernant la présente requête. Tous les documents qui ont été déposés sont intégrés au dossier officiel du Tribunal. Comme je l’ai fait pour la décision sur requête Maloney no 1, je m’appuie sur la totalité d’entre eux et je les considère comme faisant foi en l’espèce, à moins d'une contestation particulière par l'une ou l'autre des parties.

B. Selon quel fondement juridique l’APN pourrait-elle être considérée comme responsable des actes commis par M. Googoo?

[19] Dans sa plainte, Mme Maloney affirme avoir été victime de harcèlement de la part de M. Googoo. Bien qu’aucune allégation de harcèlement ne vise directement l’APN, elle pourrait tout de même être tenue responsable du fait d’autrui à l’égard des actes de M. Googoo si les critères énoncés au paragraphe 65(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « Loi ») sont remplis.

[20] Le paragraphe 65(1) de la Loi prévoit que les actes commis par un employé, un mandataire, un administrateur ou un dirigeant dans le cadre de son emploi sont réputés avoir été commis par la personne, l’organisme ou l’association qui l’emploie :

Présomption

65 (1) Sous réserve du paragraphe (2), les actes ou omissions commis par un employé, un mandataire, un administrateur ou un dirigeant dans le cadre de son emploi sont réputés, pour l’application de la présente loi, avoir été commis par la personne, l’organisme ou l’association qui l’emploie.

Réserve

(2) La personne, l’organisme ou l’association visé au paragraphe (1) peut se soustraire à son application s’il établit que l’acte ou l’omission a eu lieu sans son consentement, qu’il avait pris toutes les mesures nécessaires pour l’empêcher et que, par la suite, il a tenté d’en atténuer ou d’en annuler les effets.

 

Acts of employees, etc.

65 (1) Subject to subsection (2), any act or omission committed by an officer, a director, an employee or an agent of any person, association or organization in the course of the employment of the officer, director, employee or agent shall, for the purposes of this Act, be deemed to be an act or omission committed by that person, association or organization.

Exculpation

(2) An act or omission shall not, by virtue of subsection (1), be deemed to be an act or omission committed by a person, association or organization if it is established that the person, association or organization did not consent to the commission of the act or omission and exercised all due diligence to prevent the act or omission from being committed and, subsequently, to mitigate or avoid the effect thereof.

[21] Si un plaignant prouve que les critères du paragraphe 65(1) de la Loi sont remplis, l'intimé pourra néanmoins s’exonérer de sa responsabilité s’il démontre que l’acte discriminatoire a eu lieu sans son consentement, qu’il avait pris toutes les mesures nécessaires pour l’empêcher et que, par la suite, il a tenté d’en atténuer ou d’en annuler les effets (au par. 65(2) de la Loi).

[22] Ainsi, pour que la présente requête soit accueillie, l’APN doit établir qu’il est manifeste et évident que Mme Maloney n’a aucune chance raisonnable de prouver que M. Googoo était un employé, un mandataire, un administrateur ou un dirigeant de l’APN qui, agissant dans le cadre de son emploi auprès de celle-ci, lui a fait subir du harcèlement au sens de la Loi.

C. En quoi consiste le Forum, et quels étaient les rôles de Mme Maloney et de M. Googoo en son sein?

[23] Comme je l’ai expliqué dans la décision sur requête Maloney no 1, le Forum ne se compare pas aux sociétés ou aux organismes qui sont souvent désignés comme intimés dans les plaintes pour atteinte aux droits de la personne.

[24] Le Forum a été fondé en 1997 à titre de [traduction] « partenariat entre les Mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse, le gouvernement de la Nouvelle-Écosse et le gouvernement du Canada, en vue de resserrer les liens et de régler les questions d’intérêt commun qui touchent les communautés mi’kmaq. »

[25] Le Forum est issu d’un protocole d’entente signé le 2 juillet 1997 (le « PE »). Les parties à ce PE sont Sa Majesté la Reine du chef du Canada, Sa Majesté la Reine du chef de la Nouvelle-Écosse, et les treize Mi’kmaq Saqmaq (ou les « Mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse »). L’APN n’en est pas signataire.

[26] Le PE stipule que les gouvernements du Canada et de la Nouvelle-Écosse ont convenu de partager les coûts associés à la participation des représentants des Mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse.

[27] Les parties au PE ont adopté le cadre de référence du Forum (le « cadre de référence ») comme prévu dans le PE. Ce cadre de référence établissait la [traduction] « structure organisationnelle » du Forum. Celle-ci comprend un comité de direction, un comité des représentants et des comités de travail. Un comité de coordination a également été mis sur pied ultérieurement.

[28] Le comité de direction établit les priorités du Forum, les questions à résoudre, le cadre d’action et les orientations à suivre. Il détient le pouvoir décisionnel ultime et doit approuver toutes les décisions prises par les autres comités. Il est en outre constitué des représentants des Mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse (c.-à-d. le kji saqmaw (grand chef) du Grand conseil mi’kmaq et les treize chefs mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse), du ministre fédéral des Affaires indiennes et du Nord canadien ou son délégué, et du ministre responsable des affaires autochtones de la Nouvelle-Écosse ou d'un autre ministre autorisé (tels étaient leurs titres au moment de la signature du PE).

[29] Le comité des représentants, pour sa part, est composé de représentants de différentes organisations mi’kmaq, notamment l’Association. Il coordonne et dirige les activités en plus d'assigner les tâches en fonction des décisions prises par le comité de direction quant aux priorités du Forum, aux questions à résoudre, au cadre d’action et aux orientations.

[30] Le cadre de référence prévoit que le comité de direction désigne un président indépendant (le « président »), lequel est chargé d’animer le comité de direction et le comité des représentants ainsi que de leur faire part des exigences organisationnelles. Les critères de sélection pour une nomination au poste de président ne sont pas précisés dans le document. En 2011, M. Googoo a été nommé président du Forum par le comité de direction.

[31] Dans ses plaintes, Mme Maloney affirme que, quelque temps avant 2009, elle avait posé sa candidature à un poste rémunéré au sein de l’Association. Le poste, qu’elle a obtenu, consistait à agir comme agente de liaison auprès du Forum (c.-à-d. à siéger au comité des représentants à titre de représentante de l’Association). Vers 2009, elle a été élue présidente de l’Association. Elle a occupé ce poste de nature politique tout en continuant de travailler pour l’Association en tant qu’agente de liaison.

[32] C’est dans l’exercice de ses fonctions d’agente de liaison auprès du Forum que Mme Maloney interagissait avec M. Googoo.

[33] Selon les plaintes de Mme Maloney, celle-ci avait commencé à avoir des préoccupations à l’égard du comportement de M. Googoo vers le mois de mai ou de juin 2017. Elle a parlé de ses préoccupations à différents représentants, et son avocate a envoyé une lettre les exposant en détail. En février 2018, le comité de direction du Forum a demandé la tenue d’une enquête indépendante sur l'affaire. Il a été conclu, dans le rapport d’enquête, que M. Googoo avait commis des actes d’intimidation, de harcèlement et de discrimination fondée sur le sexe.

[34] Le 19 juillet 2019, Radio-Canada Info/CBC News a publié un article au sujet de ce rapport. Quelque temps après, M. Googoo a démissionné de son poste de président du Forum.

[35] Le 30 octobre 2019, Mme Maloney a déposé trois plaintes pour atteinte aux droits de la personne auprès de la Commission. Les plaintes sont rédigées de manière identique, mais l’intimé désigné dans chacune d’entre elles est l’un des trois différents intimés nommés en l’espèce. Il est à noter que M. Googoo lui-même n’est désigné comme intimé dans aucune des plaintes.

D. Quelles allégations précises Mme Maloney soulève-t-elle à l’encontre de l’APN?

[36] Comme c'est le cas pour les deux autres plaintes, les allégations formulées dans la plainte contre l’APN s’étendent sur trois pages. Dans les deux premières pages, Mme Maloney relate les incidents de harcèlement imputés à M. Googoo, le fait qu’elle avait signalé le comportement de celui-ci à quelques chefs, l’inaction de ces derniers face à ses préoccupations et la réaction de M. Googoo. Elle y explique qu’à la suite de ces événements, elle avait dû prendre un congé de maladie pour cause de stress. Elle mentionne également l’enquête demandée par le Forum ainsi que le rapport qui en avait résulté, et dans lequel il avait été estimé que M. Googoo avait fait preuve de discrimination à l’égard de Mme Maloney et de l’Association dans son ensemble. Il y avait été conclu que les propos prêtés à M. Googoo constituaient du harcèlement et de l’intimidation.

[37] À la dernière page de chacune des plaintes, Mme Maloney décrit les effets négatifs que les actes de harcèlement ont eus sur elle, ainsi que les démarches qu’elle a entreprises afin de régler la situation. Elle a dû se retirer de la présidence de l’Association et quitter son emploi au sein du Forum. Mme Maloney est d’avis qu’il s’agissait d’un congédiement déguisé et non d’une démission volontaire de sa part. Elle a cessé d’assister à tout événement organisé par les Mi’kmaq, quel qu'il soit. Elle s’est sentie stigmatisée et elle craignait pour son bien-être. Elle a coupé tout contact avec les médias. En outre, Mme Maloney a éprouvé des difficultés financières et émotionnelles en raison de sa perte d’emploi. Elle a eu du mal à trouver un avocat qui pouvait l’aider.

[38] Dans chaque plainte, l’APN n’est mentionnée qu’à deux reprises, au paragraphe trois de la première page. Ce paragraphe est ainsi rédigé :

[traduction]

Finalement, c’est en février 2018, après que j’ai eu retenu les services d’un avocat et envoyé une lettre officielle, en plus d’avoir effectué des appels répétés dans le but d’obtenir une réponse, que le comité de direction a exigé la tenue d’une enquête indépendante. L’enquête s’est terminée le 18 septembre 2018 et le rapport qui en est issu comptait une trentaine de pages. En novembre 2018, j’ai reçu un résumé de trois pages de ce rapport en pièce jointe d’un courriel de l’enquêteur, qui m’informait que des représentants devraient bientôt communiquer avec moi afin de discuter des prochaines étapes. À partir de ce moment, je n’ai reçu aucune réponse, et le silence a régné jusqu’au 18 juillet 2019, date où Radio-Canada Info/CBC News a publié un reportage dans lequel les grandes lignes des conclusions du rapport étaient exposées. Le reportage traitait également de la motion qu’avait présentée l’Association pour réclamer la démission de Morley Googoo de son poste de vice-chef de l’APN. Son rôle au sein de l’APN était au cœur de sa nomination au poste de président du Forum. La motion, qui n’a pas été mise en œuvre, a été mentionnée dans le reportage. Voici quelques dates d’événements importants : [...]

[Caractères gras ajoutés.]

[39] Des deux mentions de l’APN dans ce paragraphe, la plus pertinente, en regard du rôle que l'organisme a joué dans la présente affaire, est la seconde, à savoir que le poste occupé par M. Googoo au sein de l’APN était au cœur de sa nomination comme président du Forum.

[40] Comme il a été indiqué précédemment, un organisme peut être tenu responsable du fait d’autrui, par application du paragraphe 65(1) de la Loi, à l’égard des actes commis par un employé, un mandataire, un administrateur ou un dirigeant dans le cadre de son emploi. Les actes reprochés à M. Googoo ont eu lieu alors qu’il exerçait ses fonctions de président du Forum. Ces actes ont-ils été commis dans le cadre de son « emploi » au sein de l’APN?

E. En quoi l’APN consiste-t-elle, et quel poste M. Googoo y occupait-il?

[41] L’APN a fourni au Tribunal une copie de son document constitutif, la Charte de l’Assemblée des Premières Nations (la « Charte de l’APN »). Selon l’affidavit de Mme Potts, l’APN est une organisation à but non lucratif constituée en vertu de la Loi canadienne sur les organisations à but non lucratif, L.C. 2009, ch. 23. L’APN sert de forum politique national pour les Premières Nations au Canada.

[42] Toutes les Premières Nations du Canada ont le droit de devenir membres de l’APN (à l’art. 4 de la Charte de l’APN). Au moins une fois par année, les chefs de toutes les Premières Nations membres se réunissent pour examiner des questions qui présentent de l’intérêt pour leurs concitoyens, et voter à leur sujet. Ensemble, ces chefs sont appelés les [traduction] « Premières Nations-en-Assemblée ». Celles-ci guident l’APN et votent sur des questions clés pour définir son mandat. Ainsi, selon Mme Potts, les Premières Nations-en-Assemblée exercent des fonctions similaires à celles assurées par les députés à la Chambre des communes.

[43] Dans le cadre du mandat de l’APN, les Premières Nations de chacune des régions du Canada doivent élire un chef régional qui sera désigné pour agir à titre de représentant. Les chefs régionaux sont élus par les chefs de leurs régions, lesquelles sont généralement délimitées par les frontières provinciales et territoriales. L’une de ces régions est celle de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve (au par. 17(3) de la Charte de l’APN). Le mandat d’un chef régional élu dure trois ans. Les chefs de la région de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve ont élu M. Googoo comme chef régional pour la première fois en 2011. Le mandat d’un chef régional peut être écourté si les chefs de sa région en décident ainsi lors d’une réunion convoquée à cet effet (au par. 17(4) de la Charte de l’APN).

[44] Les chefs régionaux siègent au Conseil de l’APN aux côtés du chef national, lequel est élu par les Premières Nations-en-Assemblée. Le Conseil de l’APN est aussi parfois appelé le comité exécutif de l’APN (Règlement no 1 de l’APN). Le président du conseil des Gardiens du savoir est également membre du Conseil de l’APN, en qualité de conseiller (aux art. 17 à 19 de la Charte de l’APN).

[45] Le Conseil de l’APN est chargé de mettre en vigueur les directives des Premières Nations-en-Assemblée. Chaque chef régional — ou directeur — se voit confier la responsabilité d’un portefeuille distinct (p. ex., portefeuille de l’éducation ou de la santé). Tous les chefs régionaux doivent rendre des comptes à ce sujet aux Premières Nations-en-Assemblée, et les portefeuilles sont assujettis à des exigences de divulgation publique. À cet égard, selon Mme Potts, les fonctions exercées par les chefs régionaux sont semblables à celles remplies par les ministres du Cabinet.

[46] L’APN soutient qu’en tant qu’organisation, elle reçoit ses directives de la part des chefs régionaux. Ces derniers ne tiennent pas leur pouvoir de l’APN, mais plutôt des chefs de leurs régions, qui les élisent. L’APN ne conserve qu’un faible pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne les chefs régionaux. Ceux-ci demeurent libres de participer à des activités extérieures et non liées à l’APN, à moins que leur conduite ne soit susceptible de porter préjudice à l’organisation.

[47] Le Conseil de l’APN est autorisé à suspendre ou à expulser un chef régional qui aurait violé l’une des dispositions de la Charte de l’APN ou de ses règlements administratifs, enfreint toute autre politique de l’organisation ou adopté une conduite ayant porté préjudice à l’APN, ou pour tout autre motif raisonnable (art. 16 du Règlement no 1 de l’APN).

[48] L’APN soutient que c’est sur ce fondement que le Conseil de l’APN a voté en faveur de la suspension de M. Googoo, après avoir pris connaissance des allégations de la plaignante en juillet 2019, dans le reportage de Radio-Canada Info/CBC News. L’APN a alors entamé sa propre enquête. Cependant, le 11 octobre 2019, avant que celle-ci soit terminée, les chefs mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve ont tenu une réunion spéciale au cours de laquelle ils ont décidé de destituer M. Googoo de son poste de chef régional, comme le leur permet l’article 17(4) de la Charte de l’APN. Dès lors, il a automatiquement cessé de siéger au Conseil de l’APN.

[49] L’APN souligne qu’il n’est pas exigé, dans le cadre de référence, que le chef régional de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve soit nommé président du Forum.

F. Quel est le fondement des allégations de Mme Maloney? Les critères du paragraphe 65(1) pourraient-ils être remplis?

[50] Il ressort clairement des documents constitutifs du Forum et de l’APN que cette dernière, en tant qu’organisation, n’a pas désigné M. Googoo afin qu'il remplisse le rôle de président du Forum. Conformément au cadre de référence, M. Googoo a été nommé président indépendant par le comité de direction du Forum.

[51] Ceci étant dit, quel est le fondement de l’allégation, formulée par Mme Maloney dans ses plaintes, selon laquelle l’APN devrait être tenue responsable du fait d’autrui à l’égard des actes discriminatoires qu’aurait commis M. Googoo alors qu’il occupait le poste de président du Forum?

[52] Comme il a été mentionné précédemment, Mme Maloney affirme en premier lieu que son propre employeur, l’Association, avait adopté une motion réclamant la démission de M. Googoo du Conseil de l’APN. Mme Potts déclare dans son affidavit que, lorsque l’APN a été mise au courant de la conduite de M. Googoo par l’entremise du reportage du 18 juillet 2019 de Radio-Canada Info/CBC News, le Conseil de l’APN a agi en suspendant M. Googoo du Conseil de l’APN.

[53] Mme Potts précise qu’il était en effet important que les membres du Conseil de l’APN respectent et incarnent les valeurs fondamentales prônées par l’APN, dont le fait de s’abstenir de toute forme d’intimidation ou de harcèlement. Par conséquent, des mesures avaient été prises pour empêcher tout autre préjudice ou en atténuer les effets. L’APN a ouvert sa propre enquête externe sur les allégations dirigées contre de M. Googoo. Toutefois, avant que l’enquête n’ait pu aboutir, les chefs de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve avaient voté en faveur de la destitution de M. Googoo de ses fonctions de chef régional. Ainsi, il a automatiquement cessé d’être membre du Conseil de l’APN.

[54] Je suis d’accord avec l’APN pour dire que la simple allégation selon laquelle l’Association aurait enjoint à l'APN de démettre M. Googoo de ses fonctions au sein du Conseil de l’APN ne permettrait pas d’établir que les critères du paragraphe 65(1) sont remplis (c.-à-d. que les actes commis par M. Googoo lorsqu’il était président du Forum l’ont été alors qu’il agissait à titre d’employé, de mandataire, d’administrateur ou de dirigeant de l’APN dans le cadre de son « emploi » au sein de l’APN).

[55] Mais qu’en est-il de la deuxième allégation formulée par Mme Maloney? Dans sa plainte, elle affirme que le poste de M. Googoo auprès de l’APN [traduction] « était au cœur de sa nomination en tant que président du Forum. »

[56] À première vue, cette déclaration ne suffit pas non plus, à elle seule, à remplir les critères du paragraphe 65(1). L'expression [traduction] « au cœur de » semble indiquer que, si M. Googoo n’avait pas été chef régional, il n’aurait pas pu occuper le poste de président du Forum. Néanmoins, selon le cadre de référence, la nomination du président du Forum est effectuée par son comité de direction, lequel est constitué des treize chefs mi’kmaq et de représentants des gouvernements du Canada et de la Nouvelle-Écosse. Le cadre de référence ne mentionne pas les critères de sélection pour le poste de président ni le fait que l’APN serait censée avoir un rôle à jouer dans cette décision relative à la nomination. Je souligne également que ce sont les chefs de Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve qui élisent leur chef régional.

[57] Même s’il était vrai que le comité de direction du Forum avait élu M. Googoo comme président en raison de son titre de chef régional, en quoi cela pourrait-il servir à prouver que les critères établis au paragraphe 65(1) de la Loi sont remplis? À savoir que M. Googoo était un dirigeant ou un administrateur de l’APN et que, en tant que président du Forum, il agissait dans le cadre de son « emploi » au sein de l’APN.

[58] Je suis convaincu qu’en tant que chef régional et membre du Conseil de l’APN, M. Googoo pourrait être considéré comme un dirigeant ou un administrateur de l’APN au sens du paragraphe 65(1) de la Loi.

[59] Pour ce qui est du deuxième critère du paragraphe 65(1), il n’est pas explicitement indiqué, dans la plainte de Mme Maloney, que M. Googoo agissait dans le cadre de son emploi auprès de l’APN alors qu’il occupait le poste de président du Forum. Selon l’affidavit de Mme Potts, l’APN n’a aucun document financier qui ferait état de demandes de paiement de la part de M. Googoo ni de sommes qui lui auraient été versées en lien avec son travail auprès du Forum. D’après le cadre de référence, les activités du Forum sont financées conjointement par les gouvernements du Canada et de la Nouvelle-Écosse. L’APN n’est évoquée nulle part dans le PE ni dans le cadre de référence.

[60] Par conséquent, si les deux allégations présentées dans la plainte sont lues littéralement, elles semblent insuffisantes pour établir que l’APN pourrait être considérée comme responsable du fait d’autrui, par application du paragraphe 65(1) de la Loi, à l’égard de tout acte discriminatoire commis par M. Googoo dans le cadre de son emploi en tant que président du Forum.

[61] Cependant, comme je l’ai déjà mentionné, le dossier officiel du Tribunal concernant la présente requête ne contient pas seulement les deux allégations figurant dans la plainte. J'ai été saisi d'éléments de preuve supplémentaires liés à l’allégation selon laquelle le rôle de M. Googoo au sein de l'APN se trouverait au cœur de sa nomination au poste de président du Forum.

G. Documents supplémentaires laissant croire en la possibilité que l’APN soit considérée comme responsable au regard du paragraphe 65(1) de la Loi

[62] Les documents supplémentaires déposés par les parties à l'appui de leurs positions sur la requête de l'APN m'amènent à conclure qu’il y a plusieurs indices de l’existence d’un lien possible entre le rôle qu’occupait M. Googoo en tant que chef régional à l’APN et les fonctions qu’il exerçait au sein du Forum. Ces indices m’empêchent de conclure que l’APN est parvenue à établir qu’il est évident et manifeste que la plainte à l’encontre de l’APN n’a aucune chance raisonnable d’aboutir.

[63] J’ai expliqué précédemment que la plainte à l’encontre de l’APN repose sur la question de savoir si M. Googoo était un employé, un mandataire, un administrateur ou un dirigeant de l’APN et s’il a commis les actes qui lui sont reprochés dans le cadre de son emploi au sein de l’APN, aux termes du paragraphe 65(1) de la Loi. M. Googoo siégeait au Conseil de l’APN et, comme je viens de le rappeler, son rôle tenait davantage de celui d’un dirigeant ou d’un administrateur que de celui d’un « employé » ordinaire. Par ailleurs, M. Googoo a sans aucun doute été rémunéré pour son travail auprès de l’APN. En effet, dans une correspondance échangée entre son avocat et Mme Maloney en date du 23 septembre 2019, l’APN a déclaré qu’elle avait suspendu M. Googoo avec solde dans l’attente des résultats de l’enquête sur les allégations de harcèlement qu’elle avait entreprise.

[64] À titre de dirigeant ou d’administrateur de l’APN, quel serait, pour M. Googoo, le cadre de son « emploi » au sens du paragraphe 65(1) de la Loi? Le terme « emploi » doit-il être interprété de manière large ou restrictive? Je relève que la Cour suprême du Canada a statué que les lois sur les droits de la personne sont quasi constitutionnelles et qu’elles « [commandent] une interprétation généreuse » (McCormick c. Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L./s.r.l., 2014 CSC 39, au par. 17).

[65] Dans les documents supplémentaires dont je dispose, Mme Maloney a relevé plusieurs indices laissant croire à la possibilité raisonnable que M. Googoo ait agi dans le cadre de ce qui pourrait être interprété de manière généreuse comme étant son « emploi » à l’APN lorsqu’il exerçait ses fonctions au Forum. J’exposerai les indices en question dans les paragraphes suivants.

(i) Le poste de président du Forum est occupé par un chef régional de l’APN depuis des années

[66] Mme Maloney affirme que M. Googoo est devenu président du Forum dans l’exécution de ses fonctions en tant que chef régional, comme en témoigne le fait qu’il avait commencé à occuper les deux postes pendant la même année, soit en 2011. Le rapport annuel 2011-2012 du Forum comprenait un passage attirant l'attention sur la nouvelle affectation de M. Googoo à l’APN. On y trouvait en effet un [traduction] « message de la part des Mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse » dans lequel ceux-ci « [souhait[aient] la bienvenue à Morley Googoo, nouveau chef régional de l’Assemblée des Premières Nations, en tant que président du Forum ». Dans le même rapport annuel, le [traduction] « mot de salutation du président », rédigé par M. Googoo, portait sa signature à titre de « président du Forum tripartite » et de « chef régional de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve de l’Assemblée des Premières Nations ».

[67] En outre, Mme Maloney signale que le prédécesseur de M. Googoo dans le poste de chef régional de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve (désigné simplement par les initiales « A.B. » dans la présente) a également présidé le Forum de 2004 à 2011. Dans le rapport annuel 2010-2011 du Forum, A.B. avait signé son mot de salutation en tant que [traduction] « président, chef régional de l’APN », et directeur général de sa Première Nation.

[68] Toutefois, la personne qui occupait le poste de président jusqu’en 2004, juste avant A.B., ne détenait pas le titre de chef régional de l’APN. Aucun élément de preuve n’a été présenté au sujet d’autres anciens présidents du Forum. Comme je l’ai déjà mentionné, le cadre de référence du Forum n’exige pas que le président soit également chef régional.

[69] Néanmoins, compte tenu des circonstances de la période de 2004 à 2018, il n’est pas impossible que les actes de M. Googoo aient été commis dans le cadre du pouvoir d’agir que lui conféraient à la fois l’APN et le Forum.

(ii) La lettre de mandat adressée à M. Googoo par le chef national de l’APN

[70] Mme Maloney a renvoyé le Tribunal à une lettre de mandat adressée à M. Googoo et signée par le chef national de l’APN en date du 9 février 2016, lettre dans laquelle ce dernier précisait ses attentes envers M. Googoo en ce qui concerne les portefeuilles qui lui avaient été assignés. Bon nombre des exigences énoncées dans la lettre, auxquelles M. Googoo devait se conformer, font référence à l’obligation de s’investir et de militer activement au sein de sa région et à l’échelle du pays.

[71] Bien que le Forum ne soit pas expressément mentionné dans la lettre de mandat, Mme Maloney fait valoir que la participation de M. Googoo au Forum lui permettait de s’acquitter de bon nombre des responsabilités qui étaient indiquées dans la lettre et qui lui étaient confiées en tant que chef régional de l’APN, dont celle consistant à promouvoir auprès du Forum le rôle rempli par l’AFN. À la présente étape de l’affaire, les renseignements dont je dispose ne suffisent pas pour décider si l’allégation de Mme Maloney est clairement infondée.

(iii) Les rapports annuels de l’APN

[72] Mme Maloney fait aussi référence aux rapports annuels de l’APN, dans lesquels tous les chefs régionaux présentent un résumé de leurs activités respectives pour l’année concernée. Dans son résumé figurant au rapport annuel 2017-2018 de l’APN, M. Googoo a écrit que le bureau régional de l’APN de la région de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve avait travaillé, en collaboration avec le Forum, à l’organisation d’un symposium régional sur la vérité et la réconciliation. Ailleurs dans le résumé, M. Googoo précisait que, en tant que membre du Conseil de l’APN, l’un des portefeuilles qui lui avaient été assignés était celui des questions relatives à la Commission de vérité et réconciliation.

[73] M. Googoo a également mentionné, dans son résumé, que le Forum l’avait nommé au poste de président. Même s’il n’a pas indiqué que l’APN avait joué un rôle dans sa nomination, il a affirmé que le bureau du chef régional de l’APN « [continuait] de travailler à l’amélioration des communications et [prenait] l’engagement de rendre l’organisation plus efficace ».

[74] Dans le rapport annuel 2016-2017 de l’APN, M. Googoo a inclus, parmi les 16 activités dont il a fait état, une déclaration de trois lignes dans laquelle il soutenait que son objectif, en tant que président du Forum, était de doter celui-ci d'une structure qui permettrait d’améliorer les communications et de définir un engagement pour rendre l’organisation plus efficiente et efficace.

(iv) L’organigramme du Forum

[75] Un organigramme présentant les multiples paliers de l’organisation figure au rapport annuel 2011-2012 du Forum. L’encadré au sommet du schéma est celui du comité de direction; il désigne [traduction] « Morley Googoo, chef régional » en tant que président. Sous ce premier encadré s’en trouve une série d’autres, où sont désignés les treize Mi’kmaq Saqmaq de la Nouvelle-Écosse, les gouvernements néo-écossais et canadien représentés par leurs ministres respectifs, les représentants du Grand Conseil mi’kmaq, et, finalement, l’APN, accompagnée du nom du chef national indiqué comme siégeant [traduction] « d’office » au comité de direction.

[76] Mme Maloney soutient que ce dernier encadré démontre que le chef national de l’APN agissait en sa qualité de dirigeant de l’APN, et que celle-ci est donc liée au Forum et assume un [traduction] « rôle distinct » au sein de son comité de direction.

[77] Selon l’affidavit de Mme Potts, l’APN ne possède aucun document qui indiquerait qu’un chef national a déjà assisté à une réunion du Forum. Rien dans les dossiers de l'APN ne montre qu'elle a déjà été invitée à participer au Forum ni qu'elle a accepté de le faire, que ce soit par le truchement du chef national ou autrement.

[78] Quoi qu’il en soit, le document émanant du Forum donne à penser que l’APN porte un certain intérêt aux activités du Forum, et qu’elle pourrait possiblement jouer un rôle dans leur administration par l’intermédiaire de M. Googoo.

H. Conclusions concernant les faits supplémentaires

[79] À eux seuls, les faits supplémentaires présentés pourraient ultimement ne pas suffire à prouver, selon la prépondérance des probabilités, que tous les critères énoncés au paragraphe 65(1) de la Loi sont remplis et qu'il y a lieu de déclarer l’APN responsable du fait d’autrui à l’égard des actes commis par M. Googoo. L’APN a soulevé d’importantes questions quant au caractère suffisant de la plainte à son encontre.

[80] Quoi qu'il en soit, à la présente étape de l’instance, c’est-à-dire avant la tenue de l’audience, et avant même que les documents à communiquer l'aient été et que le dépôt des exposés des précisions ait eu lieu, les faits supplémentaires dont je dispose m’empêchent de conclure qu’il est évident et manifeste que Mme Maloney n’a aucune chance d’établir, selon une interprétation généreuse, que les critères définis au paragraphe 65(1) de la Loi sont remplis en ce qui concerne l’APN. L’impossibilité de ce scénario n’a pas été clairement prouvée.

[81] Mes conclusions ne seraient pas différentes même si je devais tenir compte des autres conditions qui ont été proposées par l’APN, et qui, selon elle, justifieraient le rejet de la plainte. Comme je l’ai mentionné, les éléments de la liste de l’APN, que j’ai énoncés plus tôt dans la présente décision, ne sont pas réellement des éléments d'un critère, mais plutôt des justifications de principe expliquant pourquoi le Tribunal aurait le pouvoir de rejeter sommairement une plainte. Toutefois, même si je devais les considérer comme étant des conditions additionnelles applicables, je juge qu’elles ne sont pas remplies.

[82] Par conséquent, je ne peux certainement pas conclure, à la présente étape de la procédure, que l’APN n’est pas la bonne partie intimée, puisque j’estime possible que les actes de M. Googoo aient été commis dans le cadre de son emploi à l’APN.

[83] Il ne s’agit pas non plus, en l’espèce, d’une situation où le rejet de la plainte permettra de circonscrire les questions en litige. Tout d’abord, une seule question est véritablement en litige, soit celle de savoir si M. Googoo a commis les actes qui lui sont reprochés dans le cadre de son emploi. Compte tenu de l’incertitude qui entoure actuellement cette dernière, il n’y a aucune autre question à résoudre pour le moment.

[84] L’argument selon lequel le rejet sommaire est la manière la plus juste de trancher la question est également sans fondement, d’autant plus qu’il demeure possible que la plainte soit jugée fondée.

[85] De même, l’affaire ne soulève aucune question d’équité ou d’abus de procédure. Mme Maloney a allégué que l’APN devrait être tenue responsable du fait d’autrui à l’égard des actes commis par M. Googoo, et il n’est pas manifeste et évident, à la présente étape de l’instance, que sa plainte n’a aucune chance raisonnable d’aboutir.

[86] Enfin, je souligne au passage que, dans sa réponse aux observations de Mme Maloney, l’APN a affirmé qu’elle n’avait aucune connaissance de la conduite qu’adoptait M. Googoo au sein du Forum ni aucun moyen de contrôler cette conduite. Cette déclaration semble se rapporter au moyen de défense prévu au paragraphe 65(2) de la Loi et constitue en réalité un argument qui touche à la question du bien-fondé de ce moyen de défense potentiel. Je n’interprète pas les propos de l’APN comme une affirmation selon laquelle il est manifeste et évident que le critère du moyen de défense énoncé au paragraphe 65(2) de la Loi est rempli. De toute façon, je ne serais pas en mesure de tirer une telle conclusion de manière sommaire. Des éléments de preuve supplémentaires sont nécessaires.

V. La requête en réouverture de l’audience déposée par Mme Maloney

[87] Comme je l’ai souligné plus tôt, Mme Maloney a demandé la réouverture de l’audience afin de pouvoir fournir [traduction] « un affidavit supplémentaire accompagné de documents appuyant sa position ». Étant donné ma décision de rejeter la requête en rejet sommaire de l’APN en fonction des éléments qui se trouvaient au dossier du Tribunal au moment de l’audience, la requête de Mme Maloney est rejetée au motif qu’elle est devenue sans objet.

[88] Je n’ai examiné aucun des documents supplémentaires que Mme Maloney souhaitait être autorisée à présenter puisque, de toute manière, ils n’ont jamais été produits. Mme Maloney sollicitait une ordonnance qui lui aurait permis de les déposer 30 jours plus tard.

VI. Ordonnance

[89] Pour les motifs exposés ci-dessus, la requête préliminaire de l’APN en rejet de la plainte portée contre elle est rejetée.

[90] La requête en réouverture de l’audience déposée par Mme Maloney est également rejetée.

[91] Le Tribunal convoquera prochainement les parties à une téléconférence de gestion préparatoire afin de fixer les dates pour la communication de la preuve et de traiter d’autres questions relatives à la gestion de l’instance.

Signée par

Athanasios Hadjis

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 25 septembre 2024


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Numéros des dossiers du Tribunal : HR-DP-2818-22, HR-DP-2819-22 & HR-DP-2820-22

Intitulé de la cause : Cheryl Maloney c. Forum tripartite Mi’kmaq–Nouvelle-Écosse–Canada et autres

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 25 septembre 2024

Comparutions :

Alisa Lombard et Virginia Lomax , pour la plaignante

Brian Smith , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Peter Mantas et Gabrielle Cyr , pour l’intimée , l’APN

Kelly A. Peck et Kim Duggan , pour l’intimé , RCAANC

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