Tribunal canadien des droits de la personne
Informations sur la décision
Monsieur Saint-Jean (le plaignant) travaille à l’Agence du revenu du Canada (ARC) depuis 1998. Il y a gravi les échelons, de commis aux écritures et aux règlements à chef d’équipe en 2004. Cette même année, il a tenté d’obtenir des promotions, mais sans succès. Il a obtenu plus tard une mutation à un poste de niveau supérieur, puis, en 2021, une promotion à un poste de gestionnaire du recouvrement des recettes.
Dans sa plainte à la Commission canadienne des droits de la personne, le plaignant soutient avoir subi de la discrimination de la part de certaines gestionnaires de l’ARC à compter de 2004. Il ajoute que de la discrimination systémique est présente dans son lieu de travail.
L’ARC dit que la race, l’origine nationale ou ethnique et la couleur de monsieur Saint-Jean n’ont rien à voir avec les décisions de gestion qu’elle a prises à l’égard de monsieur Saint-Jean. Aussi, les allégations du plaignant avaient déjà fait l’objet d’enquêtes à l’interne et à l’externe. Ces enquêtes n’ont pas établi qu’il y a eu du harcèlement envers monsieur Saint-Jean.
Premièrement, le Tribunal juge que monsieur Saint-Jean n’a pas prouvé que sa race, son origine nationale ou ethnique ou sa couleur ont été un facteur dans les décisions de l’ARC. Le Tribunal conclut donc que monsieur Saint-Jean n’a pas fait l’objet de discrimination en cours d’emploi et de harcèlement discriminatoire.
Deuxièmement, le Tribunal estime que le plaignant n’a pas prouvé que l’ARC pratique de la discrimination systémique contre les personnes noires. Il constate que les lignes de conduite de l’ARC tendent à favoriser de plus en plus les minorités visibles, dont les personnes noires.
Le Tribunal rejette la plainte du plaignant.
Contenu de la décision
Tribunal canadien |
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Canadian Human |
Référence : 2024 TCDP
Date : 13 septembre 2024
Numéro(s) du/des dossier(s) :
Entre :
le plaignant
- et -
Commission canadienne des droits de la personne
la Commission
- et -
l'intimée
Décision
Membre :
Table des matières
(i) La discrimination en cours d’emploi (alinéa 7b) de la LCDP)
(ii) Le harcèlement discriminatoire (alinéa 14(1)c) de la LCDP)
(iii) La discrimination systémique (alinéa 10a) de la LCDP)
A. DISCRIMINATION EN COURS D’EMPLOI ET HARCÈLEMENT DISCRIMINATOIRE
(i) Monsieur Saint-Jean possède-t-il une ou des caractéristiques protégées par la LCDP?
(iv) Conclusion sur la discrimination en cours d’emploi et le harcèlement discriminatoire
(ii) Plaintes contre madame Bachant, madame Péloquin et monsieur Tremblay
(iv) Grief sur l’évaluation de rendement 2014-2015 (grief 7012 6681)
(vi) Processus de recours en matière de dotation 2015
(vii) Grief sur le harcèlement du 6 mai 2016 (grief 7013 7317)
(viii) Plainte de discrimination et de harcèlement du 14 décembre 2016
(ix) Conclusion sur la discrimination systémique
I. DÉCISION
[1] Le Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») rejette la plainte pour discrimination, harcèlement et discrimination systémique fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique ou la couleur déposée par monsieur Frantz Saint-Jean le 24 février 2016 à la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission »).
[2] Le Tribunal estime que le plaignant ne s’est pas acquitté de son fardeau de la preuve de démontrer qu’il a été victime de discrimination, de harcèlement ou de discrimination systémique. Il n’a pas établi la preuve prima facie, c’est-à-dire qu’il n’a pas présenté les éléments de preuve suffisants, relativement à la discrimination en cours d’emploi qu’il invoque. Il n’a pas non plus fait la preuve qu’il a subi du harcèlement discriminatoire en raison de sa race, de son origine nationale ou ethnique ou de sa couleur, ni de la discrimination systémique.
II. APERÇU
[3] Monsieur Saint-Jean a la peau de couleur noire. Il est originaire d’Haïti et il vit au Québec depuis 33 ans. Il fait partie des minorités visibles.
[4] Monsieur Saint-Jean travaille à l’Agence du revenu du Canada (ARC) depuis 1998. Il débute sa carrière dans le groupe CR-4 (Commis aux écritures et aux règlements), au Centre d’appel régional du Québec (CARQ) à Montréal. Puis de 1998 à 2003, il est promu et occupe des postes aux niveaux PM-1 et PM-2 (Administration des programmes).
[5] Entre 2002 et 2005, il est représentant syndical. Il apporte du soutien aux collègues, mais ne gère pas les griefs.
[6] En janvier 2004, il est promu à un poste de niveau MG-3 (Groupe de gestion) et obtient un poste de chef d’équipe intérimaire puis un poste permanent de chef d’équipe. À ce moment, il est la seule personne de race noire qui occupe un poste de niveau MG-3 dans son centre d’appel.
[7] De 2012 à 2015, il termine sa scolarité en obtenant une maîtrise en administration publique à l’École nationale d’administration publique (ÉNAP). L’ARC rembourse une partie de ses frais de scolarité.
[8] Entre 2004 et 2019, il tente d’obtenir des promotions, sans succès. Il demeure dans le groupe MG‑3.
[9] En 2019, il obtient une promotion à un poste de niveau MG-5.
[10] Entre 2019 et 2020, il obtient une mutation à un poste d’agent sénior (niveau SP-8, Groupe des services et programmes).
[11] En 2020, il est muté au poste d’analyste réviseur pour le Bureau des langues officielles (niveau RH-05, Groupe des ressources humaines).
[12] Le 1er avril 2021, il obtient une promotion à un poste de niveau MG-6 (salaire annuel de 132 427 $) comme gestionnaire du recouvrement des recettes.
[13] Dans sa plainte déposée à la Commission le 24 février 2016, dont le Tribunal est saisi, monsieur Saint-Jean soutient avoir subi de la discrimination à compter de 2004. Il est d’avis que c’est à partir de cette année que des comportements de discrimination ont débuté à son égard en raison de sa race, de son origine nationale ou ethnique et de sa couleur. Ces comportements discriminatoires expliqueraient le fait qu’il a été exclu de certains postes ou certaines affectations et le fait qu’il a dû attendre si longtemps avant d’obtenir une promotion.
[14] Il soutient également avoir fait l’objet de harcèlement discriminatoire de la part de certaines gestionnaires, à savoir madame Hélène Binette (gestionnaire au Bureau des services fiscaux (BSF)) de Montréal et madame Marie-Josée Péloquin (directrice adjointe à la Division du recouvrement des recettes et services à la clientèle).
[15] Il ajoute que de la discrimination systémique est présente au CARQ de Montréal.
[16] L’ARC, pour sa part, est plutôt d’avis que la race, l’origine nationale ou ethnique et la couleur de monsieur Saint-Jean n’ont rien à voir avec les décisions de gestion qui ont été prises à son égard et que monsieur Saint-Jean n’a pas été victime de discrimination en cours d’emploi. L’ARC réfute également les allégations de harcèlement, étant donné qu’elles ont fait l’objet d’une enquête interne et d’une enquête externe, dont les résultats ne démontrent pas la présence de harcèlement à l’encontre de monsieur Saint-Jean. De plus, elle considère que les procédures et politiques appliquées au CARQ, de même qu’ailleurs à l’ARC, visent au contraire à éviter la discrimination systémique et produisent des statistiques portant sur la représentativité des minorités visibles à l’ARC.
III. QUESTIONS EN LITIGE
[17] Monsieur Saint-Jean prétend avoir fait l’objet de discrimination en cours d’emploi et de harcèlement en matière d’emploi fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique et la couleur, au sens de l’alinéa 7b) et de l’alinéa 14(1)c), respectivement, de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (LCDP). Il affirme également que l’ARC a recours à des pratiques visées à l’alinéa 10a) de la LCDP, à savoir qu’elle appliquerait des lignes de conduite susceptibles d’annihiler les chances d’avancement d’une personne en raison de sa race, de son origine nationale ou ethnique ou de sa couleur.
[18] L’ARC plaide par ailleurs que son processus de dotation, qui inclut les principes de l’équité en matière d’emploi, est exempt de discrimination, vu que la dotation se fait au mérite.
[19] Enfin, l’ARC soutient que les griefs et plaintes de monsieur Saint-Jean n’ont pas été décidés à la satisfaction de celui-ci parce qu’ils étaient mal fondés, pas parce que les procédures étaient discriminatoires. L’ARC a déjà répondu aux plaintes de monsieur Saint-Jean par ses processus internes, et plaide que cela pourrait s’apparenter à la chose jugée, c’est-à-dire une question qui a été réglée de manière définitive par une décision de justice.
[20] Les questions en litige sont les suivantes :
A. Monsieur Saint-Jean a-t-il établi une preuve prima facie de discrimination en cours d’emploi au sens de l’alinéa 7b) de la LCDP?
(i) Monsieur Saint-Jean possède-t-il une ou des caractéristiques protégées (motifs de distinction illicite) par la LCDP?
(ii) Si oui, a-t-il subi un effet préjudiciable relativement à son emploi à l’ARC?
(iii) Si oui, a-t-il été défavorisé en cours d’emploi en raison de ses caractéristiques protégées?
B. Monsieur Saint-Jean a-t-il établi une preuve prima facie de harcèlement discriminatoire en matière d’emploi au sens de l’alinéa 14(1)c) de la LCDP?
C. Est-ce que l’ARC applique des lignes de conduite susceptibles d’annihiler les chances d’avancement d’une personne en se fondant sur les motifs de distinction illicite de la race, de l’origine nationale ou ethnique ou de la couleur, au sens de l’alinéa 10a) de la LCDP?
[21] Avant de répondre à ces questions, il y a lieu de rappeler certains principes.
IV. PRINCIPES JURIDIQUES
[22] Les motifs de distinction illicite énumérés au paragraphe 3(1) de la LCDP incluent la race, l’origine nationale ou ethnique et la couleur.
[23] Le fait de défavoriser un individu en cours d’emploi constitue un acte discriminatoire s’il est fondé sur un motif de distinction illicite aux termes de l’alinéa 7b) de la LCDP.
[24] Constitue aussi un acte discriminatoire s’il est fondé sur un motif de distinction illicite le fait de harceler un individu en matière d’emploi, comme le prévoit l’alinéa 14(1)c) de la LCDP.
[25] Le fait de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite qui sont susceptibles d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu constitue également un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, en application de l’alinéa 10a) de la LCDP.
[26] Pour chacun de ces actes discriminatoires, le fardeau incombe au plaignant, qui doit établir une preuve prima facie de discrimination. Cette preuve est celle qui « porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur [du plaignant], en l’absence de réplique de l’employeur intimé » (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, 1985 CanLII 18 (CSC) [Simpsons-Sears], au par. 28).
[27] La jurisprudence reconnaît qu’il est difficile de prouver des allégations de discrimination par une preuve directe, puisque la discrimination n’est généralement pas un phénomène qui se manifeste directement et ouvertement. Le Tribunal devra donc tenir compte de l’ensemble des circonstances pour déterminer selon la prépondérance des probabilités s’il y a discrimination ou s’il existe, tel qu’il est énoncé dans la décision Basi c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada, 1988 CanLII 108 (TCDP), de « subtiles odeurs de discrimination »
. En somme, le Tribunal peut conclure à une preuve prima facie de discrimination lorsque la preuve dont il dispose rend cette conclusion plus probable que les autres conclusions possibles (Béatrice Vizkelety, Proving Discrimination in Canada, Toronto, Carswell, 1987, à la page 142. Voir aussi Khiamal c. Canada (Commission des droits de la personne), 2009 CF 495, au par. 60).
[28] Pour s’acquitter de son fardeau, le plaignant doit généralement démontrer, selon la prépondérance des probabilités (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, au par. 67 [Bombardier]), qu’il possède une ou des caractéristiques protégées par la LCDP, qu’il a subi un effet préjudiciable relativement à son emploi et que la ou les caractéristiques protégées (appelées « motifs de distinction illicite » dans la LCDP) ont constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable (Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, au par. 33).
[29] Pour avoir gain de cause, le plaignant n’a pas à démontrer que l’intimée avait l’intention de faire preuve de discrimination à son endroit, car, comme la Cour suprême du Canada l’a fait remarquer dans l’arrêt Bombardier, certains comportements discriminatoires sont multifactoriels ou inconscients (Bombardier, aux par. 40 et 41). L’intention d’établir une distinction ne constitue donc pas un facteur déterminant. C’est plutôt le résultat, à savoir l’effet préjudiciable, qui importe (Simpsons-Sears, aux par. 12 à 14).
[30] Le Tribunal peut ainsi tenir compte de preuves circonstancielles. Cela dit, même circonstancielle, une preuve de discrimination doit néanmoins présenter un rapport tangible avec la décision ou la conduite contestée (Bombardier, au par. 88).
[31] De plus, comme le rappelait avec justesse le Tribunal dans la décision André c. Matimekush-Lac John Nation Innu, 2021 TCDP 8, lorsqu’il doit décider si la partie plaignante s’est acquittée de son fardeau de preuve, le Tribunal :
[…] doit analyser la preuve dans son ensemble, incluant la preuve soumise par l’intimée, le cas échéant. En conséquence, il pourrait, entre autres, déterminer que la partie plaignante n’a pas rencontré le fardeau de son dossier si la preuve présentée n’est pas suffisamment complète ou si l’intimée a été en mesure de présenter une preuve qui, par exemple, réfute les allégations de la plaignante (Dulce Crowchild c. Nation Tsuut’ina, 2020 TCDP 6 (CanLII), au paragraphe 10; Brunskill c. Société canadienne des postes, 2019 TCDP 22 (CanLII), aux paragraphes 64 et 65 [Brunskill]; Nielsen c. Nee Tahi Buhn Indian Band, 2019 TCDP 50 (CanLII), au paragraphe 47 [Nielsen]; Tracy Polhill c. la Première Nation Keeseekoowenin, 2019 TCDP 42 (CanLII), au paragraphe 58; Willcott c. Freeway Transportation Inc., 2019 TCDP 29 (CanLII), au paragraphe 12 [Willcott]).
[32] En outre, il n’est pas essentiel que le lien entre le motif de distinction illicite et la décision reprochée soit exclusif, ou qu’il s’agisse d’un lien causal, puisqu’il suffit que le motif de distinction illicite ait joué un rôle dans la décision ou la conduite reprochée. En somme, la preuve doit établir que le motif de distinction illicite a été un facteur dans la décision contestée (Bombardier, aux par. 45 à 52).
[33] De la sorte, il suffit que la race, l’origine nationale ou ethnique ou la couleur du plaignant soit l’un des facteurs qui ont influencé les décisions prises par l’intimée en cours d’emploi (A.B. c. Eazy Express Inc., 2014 TCDP 35 (CanLII), au par. 16).
[34] Par ailleurs, une fois que la preuve prima facie de discrimination est établie, le cas échéant, l’employeur peut justifier sa décision en démontrant, toujours selon la prépondérance des probabilités, que l’acte reproché découle d’exigences professionnelles justifiées aux termes de l’article 15 de la LCDP. Le fardeau de la preuve passe alors à l’employeur (Peel Law Association v. Pieters, 2013 ONCA 396 (CanLII), au par. 67).
(i) La discrimination en cours d’emploi (alinéa 7b) de la LCDP)
[35] Le plaignant invoque l’alinéa 7b) de la LCDP, qui se lit :
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[36] Pour établir la preuve prima facie de discrimination au sens de l’alinéa 7b), le plaignant doit ainsi démontrer que l’intimée l’a défavorisé en cours d’emploi et qu’il existe un lien entre, d’une part, le fait de le défavoriser et, d’autre part, un motif de distinction illicite énoncé à l’article 3 de la LCDP (Bombardier, au paragraphe 52).
[37] En matière de refus d’embauche ou de promotion, le Tribunal s’exprimait ainsi dans Turner c. Agence des services frontaliers du Canada, 2020 TCDP 1 (CanLII), au paragraphe 54 [Turner].
[54] ll suffit qu’un seul motif de discrimination ait joué dans la décision d’un intimé de ne pas embaucher ou promouvoir un plaignant pour que celui‑ci ait gain de cause sous le régime de la Loi. Il incombe donc au Tribunal de déterminer si la discrimination a joué un rôle dans le refus d’embaucher. Pour ce faire, il est tenu de prendre en considération la totalité des preuves circonstancielles, de tirer des conclusions de fait et de décider si l’inférence qu’il est possible de tirer des faits étaye une conclusion de discrimination selon la prépondérance des probabilités. Cependant, il doit y avoir un lien entre la conduite examinée et un motif de distinction illicite. Le lien peut être déduit à partir d’une preuve circonstancielle, mais la conclusion de discrimination doit être plus probable que toute autre conclusion possible. Pour tirer une telle conclusion, il faut que le fait en cause soit établi par d’autres faits. Il n’est pas nécessaire que chaque élément de preuve conduise à cette conclusion. Les éléments de preuve, qui sont insuffisants pris individuellement, permettent, une fois combinés, de conclure à l’existence du fait en cause. La conclusion de discrimination que tire le Tribunal peut reposer aussi bien sur des éléments de preuve circonstancielle que sur des éléments de preuve directs, anecdotiques ou statistiques. (Voir Khiamal c. Canada, 2009 CF 495, aux par. 80 à 84 (Khiamal).
[38] Cet énoncé, qui visait l‘alinéa 7a) de la LCDP (refus d’employer ou de continuer d’employer), est tout aussi valable pour l’application de l’alinéa 7b) (défavoriser en cours d’emploi).
(ii) Le harcèlement discriminatoire (alinéa 14(1)c) de la LCDP)
[39] Sur la question du harcèlement, la LCDP énonce à l’article 14 :
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[…]
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[40] Pour établir une preuve prima facie de harcèlement discriminatoire au sens de l’alinéa 14(1)c), il faut en somme que le plaignant démontre que les comportements ou la conduite dont il s’est plaint étaient (i) liés à un motif de distinction illicite, (ii) non sollicités ou importuns et (iii) persistants ou suffisamment graves pour créer un milieu de travail hostile ou négatif qui a porté atteinte à sa dignité (voir Bilac c. Abbey, Currie et NC Tractor Services Inc., 2023 TCDP 43, aux paragraphes 22 et suivants; Morin c. Canada (Procureur général), 2005 TCDP 41, au paragraphe 246).
[41] Le Tribunal reprend ici l’analyse qu’il avait faite de la question du harcèlement discriminatoire dans la décision Alizadeh-Ebadi c. Manitoba Telecom Services Inc., 2017 TCDP 36 :
[163] L’article 14(1)c) de la LCDP prévoit que le fait de harceler une personne en se fondant sur un motif illicite de discrimination en matière d’emploi constitue un acte discriminatoire. Bien que la LCDP ne donne pas la définition du terme « harcèlement », le Tribunal et les cours de justice ont donné des directives sur son interprétation qui sont pertinentes en l’espèce, notamment :
i) la conduite doit être non sollicitée par la victime et liée à un motif de distinction illicite qui a un effet défavorable sur le milieu de travail ou des conséquences préjudiciables en matière d’emploi pour la victime;
Morin, précitée.
ii) le harcèlement réside essentiellement dans la création d’un climat de travail hostile, qui porte atteinte à la dignité personnelle du plaignant;
Dawson c. Société canadienne des postes, 2008 TCDP 41 (« Dawson »).
iii) un seul incident peut, dans certains cas, suffire à créer un milieu de travail hostile; dans d’autres cas, il faut un élément de répétition ou de persistance. Par conséquent, la nature de la conduite doit être appréciée selon la règle des données inversement proportionnelles : plus graves sont la conduite et ses conséquences, moins la répétition de cette conduite sera nécessaire; à l'inverse, moins grave sera la conduite, plus elle devra avoir persisté;
Dawson, précitée.
iv) le harcèlement n’englobe pas les expressions qui sont grossières et offensantes, mais qui ne sont pas liées à une caractéristique particulière. Une conduite peut être offensante et être liée à une situation personnelle, mais sans être suffisamment répétitive ou grave pour constituer du harcèlement au sens de la LCDP;
Morin, précitée.
v) pour déterminer si la conduite est non sollicitée, on doit appliquer une norme objective fondée sur ce qu’une personne raisonnable percevrait du point de vue de la victime;
Hill, précitée.
vi) lorsqu’on apprécie le caractère raisonnable de la conduite reprochée, les limites normales de l’interaction sociale dans les circonstances constituent l’élément fondamental dont il faut tenir compte. Les facteurs plus précis suivants sont pertinents dans le cadre de cette appréciation : la nature de la conduite en cause, le milieu de travail, le type d'interaction personnelle entre les parties dans le passé, le fait que le harceleur est ou non en situation d’autorité par rapport au plaignant et l’existence d’une objection ou d’une plainte;
Hill, précitée.
vii) en vertu de l’article 65 de la LCDP, les actes ou omissions commis par un employé, dans le cadre de son emploi sont réputés, pour l’application de la LCDP, avoir été commis par la personne, l’organisme ou l’association qui l’emploie. L’acte ou l’omission sera considéré comme ayant été commis par l’employeur, sauf si l’employeur n’a pas consenti à l’acte ou à l’omission faisant l’objet de la plainte et s’il a pris toutes les mesures nécessaires pour l’empêcher et que, par la suite, il a essayé d’en atténuer ou d’en annuler les effets;
viii) l’employeur a l’obligation d’assurer un milieu de travail exempt de discrimination et de harcèlement et ce devoir de diligence raisonnable existe une fois qu’il prend conscience d’un acte qui, en raison de sa nature intrinsèquement offensante, humiliante ou dégradante, dégénérerait probablement en harcèlement s’il était répété par la suite;
Dawson, précitée.
ix) l’existence d’une politique de prévention du harcèlement ne suffit pas en elle‑même pour dégager l’employeur de l’obligation d’agir avec une diligence raisonnable. L’employeur a le devoir positif de prendre des mesures promptes et efficaces lorsqu’il prend conscience, ou qu’il aurait dû prendre conscience, d’une conduite dans le milieu de travail qui constitue du harcèlement raciste; pour se soustraire à sa responsabilité, l’employeur doit prendre des mesures raisonnables afin d’atténuer, autant qu’il le peut, le malaise qui règne dans le milieu de travail et de donner aux personnes intéressées l’assurance qu’il a la ferme volonté de maintenir un milieu de travail exempt de harcèlement raciste.
Hinds c. Canada, 1988 CarswellNat 993.
[42] Le Tribunal tiendra compte de ces critères dans le cadre de son analyse des éléments de preuve pour conclure ou non à la présence de harcèlement, ci-après.
(iii) La discrimination systémique (alinéa 10a) de la LCDP)
[43] Quant à la discrimination systémique, la LCDP énonce à l’article 10 l’interdiction de discrimination systémique en ces termes :
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[44] En l’espèce, le Tribunal doit donc analyser la preuve présentée pour déterminer si les lignes de conduite de l’ARC sont susceptibles d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’une personne noire.
[45] Le terme « annihiler » que l’on retrouve au texte français de l’article 10 de la LCDP signifie selon le dictionnaire « réduire à rien, rendre sans effet »
(Dictionnaire le Robert en ligne). Or, dans la version anglaise de la LCDP, la norme semble un peu plus souple puisqu’il est question de priver ou de tendre à priver (deprive or tends to deprive) une personne d’opportunités d’emploi.
[46] Le Tribunal est d’avis que le libellé en anglais convient davantage à l’économie générale de la LCDP. Le fait d’exiger que la personne fasse la preuve que ses chances d’emploi ou d’avancement ont été « réduites à rien »
en raison des lignes de conduite de l’employeur selon la version française pourrait avoir pour effet de rehausser le niveau de preuve exigible selon la version anglaise, lequel se limite à prouver que les lignes de conduite « ont pu priver ou ont pu tendre à priver »
la personne d’opportunités d’emploi. J’estime que l’exigence de la version anglaise cadre davantage avec la jurisprudence sur la question.
[47] Le Tribunal rappelle dans la décision Dorais c. Forces Armées Canadienne, 2021 TCDP 13, au paragraphe 54 [Dorais] que le concept de discrimination systémique est axé sur les formes de discrimination les plus subtiles. Il est fondé sur la reconnaissance du fait que les mœurs sociales et culturelles de longue date transmettent des présomptions de valeur qui contribuent à créer de la discrimination sous des formes totalement ou presque entièrement voilées et inconscientes (citant Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du trésor), 1991 CanLII 387 (TCDP), à la page 9).
[48] Dans la décision Dorais (au par. 55), le Tribunal renvoie également au paragraphe 73 de sa décision Emmett c. Agence du revenu du Canada, 2018 TCDP 23 (CanLII), dans laquelle il citait avec approbation la décision Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Gaz métropolitain inc., 2008 QCTDP 24, conf. par 2011 QCCA 1201 [Gaz métro QCTDP]. Au paragraphe 36 de la décision Gaz métro QCTDP, le Tribunal des droits de la personne du Québec définit la discrimination systémique comme étant « la somme d’effets d’exclusion disproportionnés qui résultent de l’effet conjugué d’attitudes empreintes de préjugés et de stéréotypes, souvent inconscients, et de politiques et pratiques généralement adoptées sans tenir compte des caractéristiques des membres de groupes visés par l’interdiction de la discrimination »
.
[49] Dans la décision Young Worker v. Heirloom and another, 2023 BCHRT 137, CanLII, au paragraphe 53 [Young Worker], le Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique souligne que le droit canadien reconnaît l’existence de stéréotypes visant les Noirs comme une forme de discrimination qui continue à s’immiscer, consciemment ou non, dans la psyché collective. Il cite des décisions de la Cour d’appel de l’Ontario, du Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique, du Tribunal des droits de la personne de la Nouvelle-Écosse et du Tribunal (R. v. Parks, 1993 CanLII 3383 (ON CA), Balikama obo others v. Khaira Enterprises and others, 2014 BCHRT 107 [Balikama] aux par. 585 et 586; Turner au par. 49, et Symonds v. Halifax Regional Municipality (Halifax Regional Police Department) (Re), 2021 CanLII 37128 (NS HRC) aux par. 84 et 85).
[50] Le Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique ajoute que le contexte social est inextricablement relié aux siècles d’esclavagisme, de ségrégation, de colonialisme et autres inégalités flagrantes fondées sur le racisme (Young Worker, au par. 53, citant Balikama aux par. 474 à 476, Knights v. DebtCollect Inc., 2017 HRTO 211 au par. 21, et R. v. Morris, 2018 ONSC 5186 au par. 22 (infirmée pour d’autres motifs dans R. v. Morris, 2021 ONCA 680).
[51] Les versions françaises et anglaises de l’article 10 de la LCDP comportent une autre différence. À ce titre, le Tribunal rappelle les propos qu’il a tenus dans la décision Walden et autres c. Développement social Canada, 2007 TCDP 56 (CanLII), aux paragraphes 97 et 98 [Walden] (confirmée par la Cour fédérale [2010 CF 490] et renversée par la Cour fédérale d’appel pour d’autres motifs [2011 CAF 202] dans le cadre d’un contrôle judiciaire) :
[97] La version française de l’article 10 porte sur les lignes de conduite qui sont susceptibles d’annihiler « les chances d'emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus ». Lorsque les versions française et anglaise de l’article 10 sont interprétées ensemble, on en vient à la conclusion que l’expression « chances d’emploi ou d’avancement » vise les conditions qui permettent l’emploi ou l’avancement d’une personne dans son domaine.
[98] La jurisprudence du Tribunal reflète cette interprétation. Le Tribunal a utilisé l’expression « chances d’emploi ou d’avancement » pour parler de possibilités de transfert à un autre poste (Gauthier c. Forces armées canadiennes, [1989] T.C.D.P. no 3 T.D. 3/89); de possibilités de faire certains types de travail qui améliorerait la rémunération et les possibilités d'avancement de carrière (O'Connell c. Société Radio-Canada, [1988] T.C.D.P. no T.D. 9/88); des possibilités de formation (Green c. Canada (Commission de la fonction publique), [1998] T.C.D.P. no T.D. 6/98, contrôle judiciaire pour d’autres motifs : Canada (Procureur général) c. Green, [2000] 4 C.F. 629 (1re inst.)); et des possibilités d’emploi continu et ininterrompu (Hay c. Cameco, [1991] T.C.D.P. no 5 no T.D. 5/91).
[52] Dans la décision Turner, au paragraphe 106, le Tribunal s’exprimait ainsi, avec justesse :
[106] En tant qu’êtres humains, nous sommes imparfaits. Malheureusement, nous risquons tous de développer des sentiments et des attitudes préjudiciables envers d’autres êtres humains qui ont des caractéristiques personnelles différentes des nôtres — non pas à cause d’une chose qu’ils ont pu faire, mais parce que nous souscrivons, consciemment ou non, à des stéréotypes négatifs fallacieux, véhiculés au fil du temps, au sujet de qui ils sont. L’article 7 de la Loi vise à garantir que ceux qui possèdent les caractéristiques que protège la Loi ne sont pas victimes de discrimination dans les décisions rendues en matière d’emploi, que ce soit intentionnellement ou non, consciemment ou non, en tout ou en partie, à cause de leurs caractéristiques personnelles protégées.
V. ANALYSE
[53] Les questions en litige portant sur la discrimination en cours d’emploi et sur le harcèlement discriminatoire sont traitées ensemble dans la section suivante.
[54] L’intimée a soulevé la question de la compétence du Tribunal à trancher la plainte de monsieur Saint-Jean. Comme la jurisprudence l’établit, le Tribunal détient le pouvoir de faire sa propre analyse sur les événements visés par les griefs ou les plaintes que monsieur Saint-Jean a déposés à l’ARC. Les conclusions des différents paliers de griefs, de l’enquête préliminaire de madame Proulx et de l’enquête menée par la firme Textus ne remplacent aucunement l’analyse et l’enquête quasi judiciaire que doit faire le Tribunal sous le régime de la LCDP. Les parties ont eu droit à une audience complète sur la plainte et la présente décision constitue le résultat de l’analyse de la preuve et du droit applicable.
[55] L’ARC a soulevé une question préliminaire sur la compétence du Tribunal dans son exposé des précisions, mais, à l’audience, son procureur a admis avec justesse que le Tribunal exerce une compétence concurrente dans le dossier à l’étude. Il n’y a donc pas lieu de discuter plus longtemps de cette question.
A. DISCRIMINATION EN COURS D’EMPLOI ET HARCÈLEMENT DISCRIMINATOIRE
[56] Monsieur Saint-Jean a-t-il établi une preuve prima facie de discrimination en cours d’emploi au sens de l’alinéa 7b) de la LCDP? Afin de répondre à cette question, il faut déterminer s’il possède une ou des caractéristiques protégées par la LCDP, s’il a subi un effet préjudiciable relativement à son emploi et, si oui, s’il a été défavorisé en cours d’emploi en raison de ses caractéristiques protégées.
[57] Monsieur Saint-Jean a-t-il par ailleurs établi une preuve prima facie de harcèlement en matière d’emploi au sens de l’alinéa 14(1)c)? Afin de répondre à cette question, il faut déterminer si les comportements ou la conduite dont monsieur Saint-Jean s’est plaint étaient liés à un motif de distinction illicite, étaient non sollicités ou importuns et étaient persistants ou suffisamment graves pour créer un milieu de travail hostile ou négatif qui a porté atteinte à sa dignité.
(i) Monsieur Saint-Jean possède-t-il une ou des caractéristiques protégées par la LCDP?
[58] La race, l’origine nationale ou ethnique et la couleur sont des motifs de distinction illicite énumérés au paragraphe 3(1) de la LCDP. Il est irréfutable que monsieur Saint-Jean possède des caractéristiques protégées par la LCDP. En effet, il a la peau noire et est originaire d’Haïti. Il fait partie des minorités visibles. Personne ne conteste ce fait.
[59] Ainsi, le Tribunal constate la présence de motifs de distinction illicite tant aux termes de l’alinéa 7b) que des alinéas 14(1)c) et 10a) de la LCDP.
(ii) Monsieur Saint-Jean a-t-il subi un effet préjudiciable relativement à son emploi auprès de l’ARC?
[60] Monsieur Saint-Jean invoque une série d’événements qui lui auraient causé des préjudices dans son emploi. Il rapporte notamment qu’il a occupé son poste de MG-3 sans obtenir quelque promotion que ce soit pendant une période de 15 ans, de 2004 à 2019. L’ARC confirme qu’il a maintenu son niveau d’emploi MG-3 tout au long de cette période sans obtenir de promotion.
[61] Le Tribunal estime que l’absence de promotion a certainement eu un effet préjudiciable sur son emploi. En effet, selon la preuve au dossier, le salaire progresse en fonction du niveau du poste. Selon l’information fournie par l’ARC à l’audience, les documents déposés et son site internet, la rémunération annuelle passe de 87 654 $ pour un MG-3 à 96 896 $ pour un MG-4, à 116 233 $ pour un MG-5 et à 132 427 $ pour un MG-6 en date du 1er novembre 2020. Il y a manifestement une progression salariale entre les différents niveaux de poste MG.
[62] Ainsi, monsieur Saint-Jean est resté au même niveau MG-3 pendant 15 ans. Pendant cette période, son salaire de base de MG-3 est passé de 51 824 $ en 2004 à 81 587 $ en 2019. En revanche, s’il avait obtenu des promotions à des niveaux supérieurs à MG-3, son salaire aurait cru de façon beaucoup plus importante. Ainsi, comme il est demeuré MG-3 pendant 15 années, il n’a donc pas pu bénéficier d’une augmentation de rémunération attribuable à la promotion d’un niveau à l’autre.
[63] Le Tribunal conclut que monsieur Saint-Jean a subi à tout le moins un préjudice financier en lien avec son emploi. Compte tenu de cette conclusion, il n’y a pas lieu à cette étape d’analyser l’ensemble des allégations de monsieur Saint-Jean. L’analyse complète sera faite à la question suivante.
[64] Le Tribunal constate donc que monsieur Saint-Jean a effectivement subi un effet préjudiciable relativement à son emploi auprès de l’ARC selon l’alinéa 7b) de la LCDP.
(iii) Monsieur Saint-Jean a-t-il été défavorisé en cours d’emploi ou a-t-il subi du harcèlement en matière d’emploi en raison de sa race, son origine ethnique ou nationale ou sa couleur?
[65] Tel qu’il a été vu précédemment, il suffit que la ou les caractéristiques protégées, en l’occurrence, la race, l’origine nationale ou ethnique ou la couleur de monsieur Saint-Jean, aient été un facteur dans la manifestation des effets préjudiciables en cours d’emploi pour conclure à la présence d’une preuve prima facie de discrimination en cours d’emploi au sens de l’alinéa 7b) de la LCDP. Quant à la détermination d’une preuve prima facie de harcèlement, tel qu’il a été vu précédemment, le Tribunal doit analyser les éléments de preuve et la preuve dans son ensemble à la lumière de la LCDP et de la jurisprudence pour déterminer s’il y a un lien entre les comportements ou la conduite reprochés et les motifs de distinction illicite.
[66] Monsieur Saint-Jean soutient que les événements constituent de la discrimination en lien avec sa race, son origine nationale ou ethnique et sa couleur, alors que l’ARC plaide que les décisions ont été prises par des impératifs de gestion qui n’ont rien à voir avec sa race, son origine nationale ou ethnique et sa couleur.
[67] Monsieur Saint-Jean affirme également avoir fait l’objet de harcèlement au travail de la part de ses gestionnaires en lien avec ces événements.
[68] Après analyse et pour les motifs qui suivent, le Tribunal estime que la preuve prépondérante ne permet pas de conclure que la race, l’origine nationale ou ethnique ou la couleur de monsieur Saint-Jean ont été un facteur dans les décisions prises par l’ARC à son égard. La preuve prépondérante ne permet pas non plus d’établir qu’il a fait l’objet de harcèlement, car aucun lien entre les comportements de ses gestionnaires et sa race, son origine nationale ou ethnique ou sa couleur n’a été établi.
[69] Dans sa plainte déposée à la Commission le 24 février 2016 et modifiée le 8 juin 2016 et le 18 février 2021, monsieur Saint-Jean indique que la période visée par la discrimination et le harcèlement débute en janvier 2004, à compter du moment où il est nommé chef d’équipe au niveau MG-3. À l’audience, il précise que la période visée est de 2004 à 2019, date où il a obtenu une promotion au niveau MG-5. Dans son exposé des précisions, déposé au Tribunal le 15 octobre 2021, monsieur Saint-Jean invoque une série d’événements et de circonstances qui appuient ses allégations selon lesquelles il n’a pas été promu entre 2004 et 2019 en raison de sa race, son origine nationale ou ethnique ou sa couleur.
[70] Le Tribunal reprend ces événements et circonstances ci-dessous :
1) 2003 : Propos discriminatoires
2) Affectations temporaires
3) 2008 : Programme de perfectionnement pour cadres intermédiaires (PPCI)
4) 2010 : Échange avec monsieur Prévost
5) 2011 : Étude sur la restructuration de son équipe
6) 2011 : Évaluation du rendement en retard
7) Janvier 2012 : Déménagement du bureau
8) Mai 2012 : Poste au Service des finances du BSF de Laval
9) Juin 2012 : Poste à la Division des appels au BSF de Montréal
10) Octobre 2012 : Projet Haïti
11) Avril 2015 : Réprimande
12) Juillet 2015 : Surveillance pointilleuse par madame Binette
13) Avril 2016 : Réunion disciplinaire
14) Août 2016 : Changement d’équipe à gérer
15) Août 2016 : Plan de redressement
Analysons chaque événement.
1) 2003 : Propos discriminatoires
[71] Monsieur Saint-Jean témoigne de deux incidents survenus en 2003. D’une part, une personne aurait prononcé des paroles racistes lors de la communication des résultats du concours de chef d’équipe pour lequel monsieur Saint-Jean s’est qualifié. D’autre part, le gestionnaire de monsieur Saint-Jean lui aurait dit de ne pas entreprendre le processus de nomination pour le poste permanent de chef d’équipe, que « ça ne va[lait] pas la peine »
. Monsieur Saint-Jean aurait quand même participé au processus. Il n’a pas été choisi, sans autre explication.
[72] Ces incidents sont survenus en 2003. Ils sont donc antérieurs à la période de sa plainte devant la Commission qui vise la période de 2004 à 2019. La soussignée a permis à monsieur Saint-Jean de rapporter les incidents en question à l’audience aux seules fins d’établir le contexte.
2) Affectations temporaires
[73] Selon son témoignage, monsieur Saint-Jean indique qu’en 2006, madame Quan To, qui avait le même niveau d’emploi que lui, soit MG-3, est devenue cheffe d’équipe de l’équipe qu’il convoitait. Elle n’avait pas encore obtenu sa permanence de MG-3, alors que monsieur Saint-Jean la possédait. Celui-ci estime qu’il avait plus d’expérience que madame Quan To et aurait dû être nommé. Il ajoute qu’habituellement, le personnel permanent a priorité sur le personnel intérimaire.
[74] En 2006, monsieur Serge Tremblay a promu madame Carpentier à un poste de chef d’équipe à partir de son bassin alors qu’elle n’était pas une employée permanente. Monsieur Saint-Jean n’a pas obtenu l’affectation et estime qu’il s’agit encore là d’un geste discriminatoire à son endroit.
[75] En 2007, monsieur Saint-Jean a postulé à des processus de mutations latérales qu’il n’obtient pas, malgré les références que lui donne monsieur Serge Tremblay.
[76] En 2009, madame Haddou, gestionnaire de niveau MG-5 du bassin, confie l’intérim de ses vacances à un employé de race blanche moins expérimenté que monsieur Saint-Jean.
[77] Monsieur Orel Raymond, qui a témoigné à l’audience, confirme que, généralement, les employés ayant le plus d’ancienneté sont choisis pour assurer l’intérim des personnes qui ont des postes plus élevés dans la hiérarchie.
[78] Madame Manon Dubé, cadre supérieure à l’ARC, maintenant retraitée, était gestionnaire au Centre d’appel de Montréal. Elle était responsable entre autres de la formation et de la dotation au moment des événements allégués. De plus, elle était conseillère en équité en matière d’emploi. Elle explique que le principe du mérite guide les décisions en matière d’affectation, de promotion, de mutation et autres mouvements de personnel. La détermination d’un remplacement intérimaire se fait également au mérite et non pas en fonction de l’ancienneté. Pendant plusieurs années, bon nombre d’employés se disputaient les postes de niveau supérieur disponibles, qui étaient peu nombreux. Pendant ces années de disette, de nombreux employés ont dû attendre avant d’obtenir les promotions désirées.
[79] Le Tribunal estime que la preuve présentée ne permet pas de conclure que la race, l’origine nationale ou ethnique ou la couleur ont eu un effet sur les mouvements de personnel dont monsieur Saint-Jean n’a pas pu se prévaloir. En effet, cette seule allégation ne suffit pas à établir une preuve prépondérante lorsqu’elle est réfutée, comme dans le présent cas. Monsieur Saint-Jean a allégué des faits sans les prouver. IL a évoqué que des personnes moins expérimentées ont obtenu des postes qu’il convoitait. Il n’a apporté aucune preuve concrète de ces faits. Le Tribunal convient qu’il n’est pas facile de démontrer la différence de traitement en raison de caractéristiques de minorité visible, mais la preuve doit quand même être tangible et prépondérante, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
3) 2008 : Programme de perfectionnement pour cadres intermédiaires (PPCI)
[80] Monsieur Saint-Jean considère comme discriminatoire le fait qu’il n’a pas été choisi pour participer à un programme de perfectionnement pour les cadres intermédiaires (PPCI). Il dépose le rapport du comité d’évaluation du 5 février 2008. Le rapport est produit par le Centre de psychologie du personnel de la Commission de la fonction publique du Canada. Selon le rapport, la performance des candidats est évaluée en fonction du rendement attendu au niveau de gestionnaire dans la fonction publique fédérale. L’évaluation n’est pas faite en comparaison avec d’autres candidats ou d’anciens candidats. Au chapitre « Le processus de cotation », il est écrit que « [l]a cotation finale de chaque compétence est fondée sur une intégration des comportements manifestés dans tous les exercices et reflète le consensus obtenu parmi les membres de l’équipe d’évaluation »
.
[81] L’évaluation de monsieur Saint-Jean montre que celui-ci a une performance légèrement supérieure à la moyenne au point de vue des communications; une performance conforme aux attentes pour les capacités cognitives, pour le travail d’équipe et pour les relations interpersonnelles; une performance légèrement inférieure pour la souplesse du comportement et la vision; et une performance inférieure aux attentes pour la gestion par l’action. À la section « Détermination du potentiel de perfectionnement dans le cadre du PPCI »
, il est indiqué que monsieur Saint-Jean « a démontré, à ce moment-ci, un potentiel modéré à élevé pour atteindre les objectifs du programme à l’intérieur d’une période de trois ans dans le PPCI »
. Des recommandations sont faites pour du perfectionnement et pour des domaines à considérer à des fins d’affectations.
[82] Madame Manon Dubé, cadre supérieure à l’ARC, maintenant retraitée, était la gestionnaire responsable de la formation et de la dotation au moment où monsieur Saint-Jean a tenté d’entrer au PPCI. Elle explique à l’audience que pour faire partie du bassin de sélection pour le PPCI, les candidats doivent démontrer une performance conforme ou supérieure aux attentes pour chacune des habiletés. Or, le résultat de monsieur Saint-Jean de 2008 ne satisfait pas ces attentes pour trois habiletés, à savoir la souplesse du comportement, la vision et la gestion par l’action. C’est ce qui explique que monsieur Saint-Jean n’a pas été sélectionné pour le PPCI.
[83] En 2009, madame Haddou atteste que monsieur Saint-Jean est prêt à s’engager dans un tel programme. En 2010, monsieur Saint-Jean tente de s’y inscrire à nouveau. Madame Haddou appuie sa candidature. Monsieur Saint-Jean soutient dans son exposé des précisions que madame Binette est intervenue en 2011 pour faire retirer sa candidature du PPCI sans aucune justification.
[84] Madame Binette, lors de son témoignage à l’audience, réfute l’allégation de monsieur Saint-Jean. Elle confirme qu’elle ne s’est aucunement opposée à sa candidature. Elle ajoute qu’il avait le potentiel pour occuper des emplois de niveau supérieur.
[85] Le Tribunal constate que la performance de monsieur Saint-Jean à l’épreuve de qualification au PPCI a été évaluée en 2008 de façon qui semble objective à l’égard des critères prédéterminés. Il n’a pas obtenu des résultats suffisamment satisfaisants pour réussir. Pour les années subséquentes, monsieur Saint-Jean ne s’est pas réinscrit au programme, selon la preuve. Le Tribunal retient qu’à part alléguer que madame Élaine Binette a tenté de lui barrer la route, ce qu’elle a réfuté lors de son témoignage, monsieur Saint-Jean n’a pas fait quelque preuve que ce soit qu’il a subi de la discrimination dans l’application de ce programme de perfectionnement.
4) 2010 : Échange avec monsieur Prévost
[86] En août 2010, monsieur Prévost, un collègue de travail du service de recouvrement des recettes du BSF de Laval qui est également MG-3, et monsieur Saint-Jean discutent entre eux pour faire permuter leurs postes, de sorte que monsieur Saint-Jean serait affecté au BSF de Laval alors que monsieur Prévost prendrait le poste de monsieur Saint-Jean au CARQ de Montréal.
[87] Le 25 août 2010, monsieur Saint-Jean envoie un courriel à ce sujet à son gestionnaire, monsieur Jones, avec une copie à madame Binette. Le même jour, monsieur Jones envoie un mémo à l’ensemble des gestionnaires du CARQ leur demandant de vérifier si un chef d’équipe de leur unité souhaiterait travailler au service de recouvrement de Laval pendant un an.
[88] Monsieur Saint-Jean indique que la gestionnaire de monsieur Prévost n’a pas de son côté fait la même offre à son personnel de Laval. Il y voit une mesure de discrimination ou de harcèlement.
[89] Sur cette question, madame Péloquin, directrice adjointe, a témoigné qu’elle savait que les chefs d’équipe de Laval ne souhaitaient pas se déplacer à Montréal, puisqu’elle en avait discuté avec ses gestionnaires de Laval. Il n’y avait donc pas de raison d’envoyer par courriel un avis d’intérêt aux autres chefs d’équipe de Laval. Elle a cependant suggéré à monsieur Jones de vérifier si d’autres chefs d’équipe de Montréal désiraient venir à Laval par mesure d’équité envers les personnes qui parfois souhaitent quitter Montréal pour aller à Laval.
[90] De plus, monsieur Saint-Jean aurait entendu dire que madame Péloquin a dit à madame Binette qu’elle s’opposait à la venue de monsieur Saint-Jean à Laval en ces termes : « N’importe qui sauf Saint-Jean »
. Monsieur Saint-Jean y voit une mesure de discrimination et une manifestation de harcèlement à son égard. Madame Péloquin témoigne à l’audience qu’elle ne s’opposait aucunement à la venue de monsieur Saint-Jean à Laval. Certes, elle avait des réticences, étant donné que des gestionnaires (monsieur Dinh, madame Haddou et monsieur Tremblay) de Montréal lui avaient fait part de quelques lacunes dans le rendement de monsieur Saint-Jean, malgré des évaluations de rendement somme toute positives pour les années 2006 à 2008.
[91] D’ailleurs, monsieur Saint-Jean a obtenu le transfert temporaire à Laval. Madame Péloquin témoigne qu’elle souhaitait qu’il puisse démontrer son potentiel. Lors de leur rencontre à ce sujet, elle indique qu’il lui est apparu très enthousiaste de se déplacer à Laval. Pour tout événement sur cette question, le Tribunal constate que monsieur Saint-Jean invoque des ouï-dire que la principale intéressée réfute. Il ne s’agit pas d’un élément de preuve probant.
[92] Finalement, les affectations temporaires sont effectuées, de sorte que monsieur Prévost est affecté à Montréal et monsieur Saint-Jean à Laval en septembre 2010. La mutation temporaire est prévue pour un an, c’est-à-dire jusqu’en septembre ou octobre 2011. La mutation temporaire est finalement prolongée jusqu’au 31 mai 2012.
[93] Madame Bachant, gestionnaire à la Division du recouvrement des recettes et services à la clientèle au BSF de Laval, témoigne que son adjointe lui a dit qu’à compter de l’annonce du retour de monsieur Saint-Jean au CARQ de Montréal, celui-ci était mécontent et la regardait de manière menaçante. Monsieur Saint-Jean réfute cet élément. Sur cette question de regard menaçant, le Tribunal constate qu’il s’agit de perceptions et de ouï-dire qui ne permettent pas de trancher les questions en litige devant le Tribunal. Cet élément de preuve est donc écarté de l’analyse.
[94] Le 1er juin 2012, monsieur Saint-Jean retourne donc au CARQ de Montréal contre son gré.
[95] Madame Bachant explique que Monsieur Saint-Jean a donc dû retourner au CARQ de Montréal puisque son affectation au BSF de Laval n’était pas permanente. Il ne s’agissait que d’une mesure de dotation temporaire et discrétionnaire au terme de laquelle monsieur Saint-Jean devait retourner à son port d’attache antérieur, le CARQ à Montréal. Il ne s’agissait aucunement d’une mutation permanente au BSF de Laval.
[96] Lors de leurs témoignages, madame Bachant et madame Péloquin ont ajouté qu’à cette époque, des services aux citoyens étaient annulés. Il s’agissait de périodes de coupes budgétaires imposées par le gouvernement qui ont entraîné des surplus de personnel. Les citoyens ne pouvaient donc plus se présenter à la caisse du BSF de Laval pour y payer leurs taxes ou impôts. L’équipe à Laval dont monsieur Saint-Jean était le chef a été dissoute et des réorganisations ont dû être faites.
[97] De plus, madame Bachant précise que le rendement insatisfaisant de monsieur Saint-Jean en 2011-2012 a également été considéré dans la décision.
[98] Le Tribunal estime que le retour de monsieur Saint-Jean au CARQ de Montréal n’a rien à voir avec un geste discriminatoire en raison de sa race, son origine nationale ou ethnique ou sa couleur. Il ne s’agit pas non plus de harcèlement selon les critères dégagés par la jurisprudence et cités antérieurement dans la présente décision, notamment vu l’absence de lien entre les comportements reprochés et la race, l’origine nationale ou ethnique ou la couleur de monsieur Saint-Jean. En effet, au départ, l’affectation n’était que temporaire et il était convenu et prévu que monsieur Saint-Jean retournerait à Montréal au bout d’un an. Or, monsieur Saint-Jean a pu profiter d’un prolongement de l’affectation temporaire de plus de six mois. De plus, la question du surplus de chefs d’équipe a été démontrée par les témoignages de madame Bachant et de madame Péloquin. Ces explications sont crédibles. Certes, monsieur Saint-Jean aurait aimé demeurer de façon permanente à son poste à Laval en raison de considérations personnelles et familiales, mais madame Bachant et madame Péloquin ont pris une décision de gestion qui appartient au pouvoir de gestion de l’organisation. En l’absence de preuve de discrimination ou de harcèlement, le Tribunal ne peut intervenir.
5) 2011 : Étude sur la restructuration de son équipe
[99] Monsieur Saint-Jean estime par ailleurs que le fait qu’il n’a pas été invité à participer à l’étude de la restructuration de son équipe de travail au BSF de Laval lors de cette réorganisation est également un geste discriminatoire ou du harcèlement.
[100] Dans un document déposé à l’audience, Madame Péloquin explique avoir plutôt choisi une personne qui avait déjà réalisé ce type d’études.
[101] Le Tribunal est d’avis que la preuve n’a aucunement démontré les perceptions et les prétentions de monsieur Saint-Jean, d’autant plus qu’encore là, le choix de faire participer une personne ou non à cet exercice relève des prérogatives de la gestion.
6) 2011 : Évaluation du rendement
[102] Quant à la question de l’évaluation du rendement, pour la période de son affectation temporaire au BSF de Laval, monsieur Saint-Jean l’estime discriminatoire et démontre selon lui du harcèlement de la part de madame Bachant et de madame Péloquin. Le formulaire pour la période 2010-2011 indique qu’au plan des responsabilités fondamentales, monsieur Saint-Jean a obtenu des résultats qui répondent à toutes les attentes. Au point de vue de la gestion efficace des personnes (GEP), l’évaluation est satisfaisante, il « a atteint tous les objectifs ou la plupart des objectifs GEP »
.
[103] Pour l’année 2011-2012, l’évaluation globale pour les responsabilités fondamentales indique que ses « résultats répondent en partie aux attente[s] »
et qu’il y a des « écarts au niveau des résultats de rendement; amélioration requise au niveau du rendement; plan établi pour redresser les écarts »
. Eu égard à l’évaluation globale pour la GEP, une amélioration est nécessaire. Il « n’a pas atteint les objectifs GEP. [Il n]’a pas fait preuve d’une capacité continuelle à diriger et à favoriser le perfectionnement des employés »
.
[104] Madame Bachant, qui a été sa gestionnaire immédiate à compter de l’automne 2010, a indiqué que l’évaluation de l’année 2010-2011 s’est basée sur une période d’environ six mois, d’octobre 2010 à mars 2011. Quant à l’évaluation 2011-2012, monsieur Saint-Jean a été sous sa responsabilité pour l’ensemble de la période. Elle explique que tout au cours de l’année 2011-2012, elle a noté dans ses cahiers personnels la vingtaine de rencontres faites avec monsieur Saint-Jean, comme elle le fait avec tous les autres chefs d’équipe, pour notamment lui demander de corriger des erreurs ou lui demander d’assurer des suivis qu’il n’avait pas faits ou pour lui rappeler son rôle de chef d’équipe qu’il n’assumait pas suffisamment. Elle indique qu’il ne devait pas être surpris de son évaluation de rendement compte tenu de l’ensemble des mises au point et des reproches ayant été faites au cours de l’année 2011-2012.
[105] Tel qu’il est indiqué plus haut, madame Bachant a pris note au fur et à mesure des rencontres qu’elle avait avec monsieur Saint-Jean. Le Tribunal ne voit rien dans la preuve qui entacherait la crédibilité de ces notes déposées à l’audience. Madame Bachant note plusieurs problématiques de rendement sur lesquelles il n’y a pas lieu de revenir puisqu’il s’agit d’une prérogative de la gestion et que la preuve ne démontre ni discrimination ni harcèlement.
[106] Monsieur Saint-Jean se plaint également du fait que le formulaire d’évaluation du rendement lui a été remis après juin 2012, date à laquelle il aurait dû lui être remis. Madame Bachant explique qu’elle n’a pas pu compléter l’évaluation en question dans le temps requis puisqu’elle était en congé de maladie prolongé à compter de la mi-mai 2012 et a fait un retour progressif au travail à compter de décembre suivant. Ce n’est que le 8 mars 2013 que madame Péloquin (directrice adjointe à la Division du recouvrement des recettes et services à la clientèle du BSF de Laval) a transmis le formulaire à monsieur Saint-Jean. Concernant la date de remise du formulaire, monsieur Saint-Jean y voit une mesure discriminatoire puisqu’il n’y a que lui et madame Dieumerci, une personne de minorité visible comme monsieur Saint-Jean, qui n’ont pas reçu leurs formulaires à temps.
[107] Madame Bachant explique qu’elle avait déjà rempli le formulaire d’évaluation du rendement de madame Dieumerci lorsqu’elle est partie en congé de maladie et que les étapes suivantes ont été complétées par la suite, de sorte que son formulaire lui a été remis en juin 2012. Cependant, pour monsieur Saint-Jean, elle n’avait pas eu le temps de le faire avant son départ en congé de maladie à la mi-mai 2012, elle l’a fait à son retour. Le Tribunal ne peut retenir qu’il s’agit d’une mesure discriminatoire à l’égard de monsieur Saint-Jean puisque la preuve établit que madame Bachant était en congé de maladie, et a bénéficié d’un retour progressif au travail jusqu’au 31 décembre 2012. Dès son retour, elle a rempli le formulaire, qui a par la suite suivi les étapes jusqu’à ce qu’il lui soit envoyé par madame Péloquin en mars 2013. Madame Bachant ajoute que si monsieur Saint-Jean était resté au BSF de Laval, il aurait été soumis à un plan de redressement compte tenu des lacunes qu’il avait démontrées dans son rendement au travail, mais puisqu’il retournait au BSF de Montréal, ce n’était pas approprié, donc aucun plan de redressement ne lui a été imposé à ce moment.
[108] Le Tribunal retient les explications pour le dépôt tardif de l’évaluation de rendement 2011-2012 de monsieur Saint-Jean. Il estime donc qu’il n’y a ni discrimination ni harcèlement à ce sujet.
7) Janvier 2012 : Déménagement du bureau
[109] Madame Bachant explique à l’audience qu’elle a demandé au chef d’équipe du secteur du recouvrement plutôt qu’à monsieur Saint-Jean de faire des heures supplémentaires le samedi 28 janvier 2012 pour participer au déménagement du bureau du rez-de-chaussée au premier étage puisque cette personne avait déjà de l’expérience dans ce genre de travail contrairement à monsieur Saint-Jean. Cette explication convainc. Monsieur Saint-Jean ne fournit aucune autre preuve que sa perception d’un acte ou geste discriminatoire à son endroit.
[110] Encore là, le Tribunal ne voit aucune trace, même minime, de discrimination ou de harcèlement dans cette décision.
8) Mai 2012 : Poste au service des finances du BSF de Laval
[111] Alors qu’il est en affectation temporaire au BSF de Laval, monsieur Saint-Jean dépose sa candidature pour occuper un poste de chef d’équipe (MG-3) au service des finances au BSF de Laval. Il n’est pas choisi. Le 2 mai 2012, il demande une rétroaction individuelle à la suite du processus et remplit un formulaire pour ce faire. Le formulaire est déposé à l’audience. Le Tribunal constate que la section portant sur les motifs de la demande de rétroaction individuelle n’est pas complétée par monsieur Saint-Jean. Cependant, dans un courriel à madame Dubé du 3 mai 2012, il écrit que son questionnement « tournera autour du choix de critère de placement »
. Une rencontre est prévue le 15 mai 2012.
[112] Madame Dubé explique à l’audience que l’expérience recherchée chez les candidats pour pourvoir ce poste devait être récente et solide en finances puisqu’il n’y avait aucun conseiller technique dans ce secteur.
[113] Le formulaire d’entrevue, qui précise le nombre de points accordés selon les différents critères et sections, est déposé à l’audience. Le Tribunal constate l’importance, en ce qui concerne les points, de l’évaluation de l’expérience de travail en finances, entre autres pour le fonctionnement et le développement opérationnel de services financiers, le degré d’implication et les impacts dans ce secteur et aussi le degré de complexité des tâches aux services financiers.
[114] Monsieur Saint-Jean écrit dans son exposé des précisions qu’il a réussi avec succès l’ensemble des étapes de ce processus et qu’il est celui ayant obtenu la meilleure note, qu’il était le plus expérimenté et le plus éduqué. Il soutient que la personne choisie était sans expérience.
[115] Madame Dubé indique au contraire que la personne choisie, monsieur Carignan, avait beaucoup l’expérience en finances et qu’il est celui qui, au bout du processus de sélection, a obtenu le plus de points et le poste par la suite.
[116] Le Tribunal constate que les allégations de monsieur Saint-Jean ne sont pas appuyées par la preuve. En effet, la liste des candidats comporte le pointage de quatre candidats. Selon ce document, celui ayant le pointage le plus élevé est monsieur Carignan.
[117] Par ailleurs, il y a lieu de mentionner que le nom de monsieur Saint-Jean n’apparaît pas sur la liste des candidats. Aucune explication n’a été fournie, ni par madame Dubé ni par monsieur Saint-Jean, sur les raisons pour lesquelles le nom de monsieur Saint-Jean n’y apparaît pas.
[118] Le Tribunal rappelle que c’est à monsieur Saint-Jean de prouver les faits sur lesquels il s’appuie pour affirmer qu’il a été victime de discrimination et de harcèlement. Devant une preuve contradictoire et étant donné que le fardeau incombe à monsieur Saint-Jean, le Tribunal accorde plus de poids au témoignage de madame Dubé qui s’appuie sur la preuve documentaire. Monsieur Saint-Jean n’a pas fourni d’autre document supportant sa position selon laquelle le refus de sa candidature au poste au service de finances au BSF de Laval est discriminatoire ou constitue un geste de harcèlement à son égard.
9) Juin 2012 : Poste à la Division des appels du BSF de Montréal
[119] Monsieur Saint-Jean reprend ses fonctions de chef d’équipe au BSF de Montréal en juin 2012, sous la supervision de monsieur Jones. Il convoite alors le poste à la Division des appels du BSF de Montréal. Il se dit être le seul à remplir les critères de sélection. Il soutient que, après avoir présenté sa candidature, les critères de sélection auraient été changés et le processus annulé, de sorte que trois collègues blancs ont fait des échanges pour combler ce poste.
[120] Selon les documents déposés à l’audience, le poste exigeait que le candidat ait suivi des cours de comptabilité intermédiaire, en plus d’avoir des connaissances sur la Loi de l’impôt sur le revenu (LIR) et des connaissances souhaitables du Régime de pensions du Canada et de l’assurance-emploi (RPC/AE). Comme le poste en question est supervisé à distance, la personne devait avoir suffisamment d’expérience et d’autonomie. Madame Binette et madame Dubé expliquent qu’effectivement l’appel de candidatures a été annulé. Un échange entre trois personnes est plutôt conclu, à savoir l’une provenant de la Division des appels qui va au CARQ, une de la division du recouvrement des recettes qui va aux appels et une du CARQ va au recouvrement des recettes. Cet échange est prévu de durer au moins un an et débute en septembre 2012. Les décisions avaient été prises par madame Miron (directrice du bureau de Montréal), madame Binette et madame Dubé.
[121] À ce sujet, le Tribunal n’a pas suffisamment d’information sur laquelle s’appuyer pour déterminer que la race, l’origine nationale ou ethnique ou la couleur de monsieur Saint-Jean ont eu un quelconque rôle à jouer dans le choix de la gestion de favoriser un échange à trois plutôt qu’une nouvelle candidature. Monsieur Saint-Jean n’a pas fait la preuve qu’il possédait les connaissances requises pour ce poste ni que les personnes choisies n’avaient pas plus d’expérience que lui. À part faire une allégation, monsieur Saint-Jean n’a pas fait la preuve.
10) Octobre 2012 : Projet Haïti
[122] En octobre 2012, monsieur Saint-Jean a donné son nom pour participer à un projet de partenariat avec Haïti, mais il n’a pas été choisi. Son gestionnaire du BSF de Montréal, monsieur Jones, avait pourtant appuyé sa candidature et envoyé un courriel à madame Binette à ce sujet. Monsieur Saint-Jean témoigne que le fait de n’avoir pas reçu son évaluation de rendement en juin 2012 lui a nui dans le processus. Il indique que la personne choisie est un homme blanc, monsieur L’Archevesque. Il estime que le refus de sa candidature au profit d’une personne de race blanche constitue un acte discriminatoire à son endroit et une forme de harcèlement de la part de madame Binette qui se serait opposée à sa candidature.
[123] La personne responsable du projet, madame Fuentes, a expliqué à l’audience que ce projet était né à la suite du séisme en Haïti en 2010. Le Canada a signé une entente avec Haïti pour apporter sur place une assistance technique pour la collecte des impôts. En 2012, madame Fuentes envoie une lettre d’intérêt aux directions pour distribution à leur personnel. Le projet vise une mission de deux semaines auxquelles s’ajoutent deux semaines de préparation. Les participants ne reçoivent pas de rémunération additionnelle et sont temporairement détachés de leur poste habituel. Pour la mission en 2012, madame Fuentes reçoit entre cinq à dix candidatures, dont celle de monsieur Saint-Jean. Elle indique que personne ne s’est opposé à la candidature de monsieur Saint-Jean, ni madame Binette ni personne d’autre. Madame Binette confirme qu’elle n’est pas intervenue dans ce processus.
[124] Madame Fuentes témoigne qu’au terme du processus de sélection, la candidate finalement choisie pour cette affectation temporaire, madame Ginette Tins qui est une femme haïtienne de race noire qui possède toutes les qualifications requises, à savoir l’expérience spécifique recherchée (gestion de programmes, recouvrement des recettes, service à la clientèle et formation), en plus d’avoir une vision large des fonctions. Madame Fuentes confirme que, contrairement à l’allégation de monsieur Saint-Jean, elle n’a jamais recruté monsieur L’Archevesque pour le projet. Elle ajoute que l’absence d’évaluation de rendement de monsieur Saint-Jean n’a aucunement joué en sa défaveur. Elle lui a préféré madame Tins en raison des qualifications de cette dernière.
[125] Le Tribunal estime que la preuve prépondérante n’établit pas que le refus de la candidature de monsieur Saint-Jean ait quoi que ce soit à voir avec sa race, son origine nationale ou ethnique ou sa couleur. Selon toute vraisemblance, le choix de la candidate repose sur ses qualités professionnelles et son expérience. De plus, la personne choisie pour le poste n’est pas un homme blanc comme le soutient monsieur Saint-Jean, mais une personne appartenant à la même minorité visible que monsieur Saint-Jean. Le Tribunal préfère le témoignage de madame Fuentes qui est la personne qui a pris la décision et qui est, en toute probabilité, plus au fait de l’issue du processus de sélection. D’ailleurs, madame Fuentes a témoigné qu’elle faisait elle-même partie de la délégation en Haïti de sorte que son témoignage est tout à fait crédible lorsqu’elle affirme que c’est madame Tins qui a eu le poste.
[126] De plus, madame Fuentes ajoute qu’elle appelait les candidats refusés et leur envoyait une lettre par la suite.
[127] Madame Fuentes a donc parlé à monsieur Saint-Jean pour lui annoncer qu’il n’avait pas été choisi. Celui-ci a alors tenté de faire valoir son expérience davantage.
[128] Madame Binette a témoigné que madame Fuentes lui aurait rapporté que monsieur Saint-Jean aurait été condescendant lorsqu’elle l’a appelé pour lui annoncer que sa candidature était refusée. Madame Binette en aurait informé monsieur Jones qui en aurait parlé à monsieur Saint-Jean et lui aurait suggéré de rappeler madame Fuentes à ce sujet, pour clarifier toute ambiguïté, ce que monsieur Saint-Jean aurait fait. Pour sa part, Monsieur Saint-Jean a affirmé que lorsqu’il a parlé avec madame Fuentes, celle-ci lui aurait dit qu’il n’avait pas à s’excuser puisque son comportement n’avait pas été désagréable.
[129] Madame Fuentes confirme à l’audience que lors de ses appels pour annoncer le refus des candidatures, les personnes sont déçues, mais qu’elle ne se souvient pas que monsieur Saint-Jean ait été désagréable ou condescendant envers elle.
[130] Sur cette question de savoir si monsieur Saint-Jean aurait ou non été condescendant envers madame Fuentes, monsieur Saint-Jean le nie et madame Fuentes ne s’en souvient pas. Madame Binette rapporte ce que madame Fuentes lui aurait dit, c’est-à-dire que monsieur Saint-Jean l’aurait été. Madame Binette n’a pas été un témoin direct des propos. Il s’agit donc de ouï-dire qui ne fait pas le poids. Le Tribunal retient donc la version de monsieur Saint-Jean selon laquelle il n’aurait pas été désagréable ou condescendant avec madame Fuentes lors de l’appel téléphonique. Cela dit, cet élément ne démontre pas pour autant que monsieur Saint-Jean aurait été victime de discrimination ou de harcèlement.
11) Avril 2015 : Réprimande
[131] Madame Binette explique à l’audience qu’en avril 2015, le sous-commissaire Beauséjour a été informé que 27 candidats de l’externe ont reçu des lettres d’embauche pour le poste d’agent des services aux contribuables. Les lettres indiquaient que les candidats satisfaisaient aux exigences linguistiques et auraient droit à la prime de bilinguisme, mais ces personnes n’avaient pas encore été évaluées pour lesdites exigences linguistiques.
[132] Selon elle, cette erreur est majeure puisque c’est la crédibilité même du processus d’embauche qui est en jeu. Monsieur Beauséjour a demandé à madame Binette d’investiguer. Madame Binette craignait de perdre sa délégation de pouvoirs d’embauche à cause de cette erreur. Elle s’informe donc auprès de monsieur Jones, parle à monsieur Saint-Jean et à deux de ses employés impliqués dans le concours en question. Madame Binette conclut que monsieur Saint-Jean, président du jury de sélection et signataire des lettres, de même que monsieur Jones, son supérieur immédiat, sont responsables de l’erreur et qu’ils méritent une réprimande écrite.
[133] Monsieur Jones explique à l’audience qu’il rencontre monsieur Saint-Jean à ce sujet. Il l’informe qu’il doit lui retirer le poste de président de jury de sélection à cause de l’erreur. Pour sauver la face, il écrit un message aux employés de son équipe indiquant que c’est monsieur Saint-Jean qui se retire volontairement de ce poste. Monsieur Jones se retire également de cette fonction.
[134] Monsieur Saint-Jean maintient son niveau de chef d’équipe et est affecté au poste de chef d’équipe du nouveau chef de dotation.
[135] Monsieur Saint-Jean formule un grief à l’encontre de la mesure disciplinaire, lequel est rejeté au troisième palier par monsieur Caponi, le sous-commissaire en poste à ce moment. Le 27 juin 2017, le grief est rejeté aussi au dernier palier par monsieur Couture, sous-commissaire et dirigeant principal des ressources humaines de la Direction générale des ressources humaines de l’ARC.
[136] Par ailleurs, selon la politique de l’ARC sur la discipline, la réprimande est détruite et elle est retirée du dossier de l’employé après une période de deux ans. Monsieur Saint-Jean en a eu la confirmation par courriel en juillet 2017.
[137] Le Tribunal voit dans la mesure de réprimande et le retrait de l’affectation du poste de président du jury de sélection qu’il s’agit de mesures de gestion qui n’ont rien à voir avec la race, l’origine nationale ou ethnique ou la couleur de monsieur Saint-Jean ou avec du harcèlement. D’ailleurs, monsieur Jones a également reçu la lettre de réprimande et il s’est retiré de la fonction de dotation. Il s’agit de décisions de gestion qui sont justifiées par les circonstances. La perception de monsieur Saint-Jean n’est aucunement étayée.
12) Juillet 2015 : Surveillance pointilleuse par madame Binette
[138] De plus, monsieur Saint-Jean invoque comme mesure de discrimination et de harcèlement le fait qu’en juillet 2015, madame Binette passe souvent devant son bureau en le fixant sans lui adresser la parole. Il soutient qu’elle tourne autour de son bureau, le surveille de façon inhabituelle. Il se plaint de la gestion pointilleuse de madame Binette. Il indique que monsieur Jones lui aurait dit que madame Binette ne l’aime pas depuis qu’il a refusé d’organiser l’activité « Bouchées des continents » à la dernière minute.
[139] À l’audience, madame Binette explique qu’elle est une gestionnaire qui est présente sur place. Elle gère 500 employés, 5 ou 6 gestionnaires et 26 ou 28 chefs d’équipe. Les chefs d’équipe étaient divisés en quatre groupes et elle se déplaçait physiquement pour être présente auprès du personnel qui était invité à lui poser des questions lors de son passage devant leurs bureaux. Elle ne visait pas monsieur Saint-Jean en particulier, mais elle souhaitait être présente pour l’ensemble des groupes.
[140] À une occasion, alors que monsieur Saint-Jean avait terminé sa journée de travail et quitté les lieux, en faisant sa tournée, elle constate qu’un dossier traîne sur son bureau contrairement aux obligations de confidentialité imposées par la Loi de l’impôt sur le revenu. Monsieur Saint-Jean témoigne que madame Binette aurait inventé cette histoire pour le discréditer et le harceler. Il admet avoir déjà oublié un dossier personnel sur son bureau, mais jamais le dossier d’un contribuable.
[141] En ce qui concerne la question de l’activité des « Bouchées des continents », il s’agissait d’une initiative du Comité sur la diversité qui se faisait une fois par année. Les employés étaient invités à s’inscrire à l’activité et préparer des plats à partager avec les collègues. Madame Binette était responsable de cette activité pendant trois ou quatre ans. Ensuite, monsieur Saint-Jean s’est porté volontaire pour gérer ce comité. Sous sa gouverne, l’activité « Bouchées des continents » n’a pas eu lieu. Madame Binette était déçue, mais contrairement à ce que monsieur Saint-Jean déclare, elle ne détestait pas monsieur Saint-Jean et n’a pas fait une telle déclaration à monsieur Jones. Monsieur Jones pour sa part témoigne qu’il ne se souvient pas que madame Binette ait dit qu’elle n’aimait pas monsieur Saint-Jean. Il ajoute qu’elle a un style de gestion sévère avec tout le monde et s’acharnait parfois sur des employés, à tour de rôle, pas plus sur monsieur Saint-Jean que sur les autres.
[142] Monsieur Orel Raymond, qui a témoigné à l’audience, a ajouté qu’à ses pauses, il allait parfois au bureau de monsieur Saint-Jean et voyait madame Binette regarder vers le bureau de monsieur Saint-Jean lorsqu’elle passait.
[143] Il n’appartient pas au Tribunal de commenter le style de gestion de madame Binette. Ce que la preuve démontre, cependant, c’est qu’il n’y a pas de discrimination, que madame Binette exerce une surveillance sur tous les employés. Certes, monsieur Saint-Jean se sent visé personnellement en raison de ses caractéristiques propres de minorité visible, mais ces perceptions ne sont pas démontrées par la preuve. Le Tribunal ne constate ni discrimination ni harcèlement à ce chapitre.
13) Avril 2016 : Réunion disciplinaire
[144] Le 6 avril 2016, madame Binette est informée par une de ses gestionnaires, madame Perras, qui aurait appris de l’un des chefs d’équipe, madame Ferdoussi, que monsieur Saint-Jean avait quitté le bureau pendant les heures normales de travail pour assister à un match de soccer sans avoir obtenu la permission préalable. La cheffe d’équipe dénonciatrice se plaignait de devoir encore répondre aux questions des membres de l’équipe de monsieur Saint-Jean en son absence. Madame Binette communique alors avec madame Mussali qui est la gestionnaire de monsieur Saint-Jean à ce moment. Celle-ci lui répond que monsieur Saint-Jean lui a écrit un courriel pour l’informer qu’il partait plus tôt pour aller chercher son fils à l’école.
[145] Madame Binette demande à madame Mussali de demander à monsieur Saint-Jean de produire une pièce justificative. Monsieur Saint-Jean fournit alors l’horaire normal de l’école, ce qui n’est pas satisfaisant aux yeux de madame Binette.
[146] Monsieur Saint-Jean est convoqué pour une audience disciplinaire le 6 avril 2016 au sujet de son absence non autorisée.
[147] Monsieur Saint-Jean soutient avoir subi une audience disciplinaire alors que son collègue Igor, un homme blanc, qui était au match de soccer, n’a pas été convoqué.
[148] À la demande de madame Binette, monsieur Jones organise une audience disciplinaire avec des représentants de la direction des Ressources humaines. Lors de la réunion, les faits ont été rétablis et aucune mesure disciplinaire n’a été imposée à monsieur Saint-Jean. Une lettre du 24 août 2016 le confirme.
[149] Entretemps, monsieur Jones vérifie les heures d’entrées et de sorties de monsieur Saint-Jean pendant une période d’environ un mois. Comme cette vérification n’a démontré rien d’anormal, monsieur Jones cesse la vérification systématique des heures de travail de monsieur Saint-Jean.
[150] La preuve ne soutient pas les allégations de monsieur Saint-Jean qui voit un acharnement sur son compte qui est en lien avec ses caractéristiques de minorité visible. En effet, le collègue en question, dont le prénom est Igor, avait obtenu la permission préalable de sa gestionnaire pour assister au match de soccer, ce que n’avait pas obtenu monsieur Saint-Jean avant de quitter les lieux, et ce, même s’il s’absentait pour un autre motif que le match de soccer. La vérification des absences de même que les allées et venues du personnel et les heures de présence appartiennent au pouvoir de gestion. Monsieur Saint-Jean n’est pas d’accord avec la façon dont madame Binette fait sa gestion. Le Tribunal estime que la preuve ne démontre pas que madame Binette a agi de la sorte en raison de la race, de l’origine nationale ou ethnique, ou la couleur de monsieur Saint-Jean. Les perceptions de monsieur Saint-Jean ne sont pas fondées sur la preuve.
14) Août 2016 : Changement d’équipe à gérer
[151] Monsieur Saint-Jean est absent pour maladie à compter du 6 avril 2016. À son retour de congé de maladie en août 2016, monsieur Saint-Jean est affecté à une autre équipe que celle pour laquelle il était chef d’équipe avant son absence maladie.
[152] Madame Binette explique que pour les absences de courte durée, à savoir de moins d’un mois, généralement le chef d’équipe reprend son équipe initiale, et ce pour assurer la stabilité dans les équipes. Pour les absences de plus longue durée, la personne chef d’équipe est affectée à l’équipe qui est alors disponible.
[153] Or, monsieur Saint-Jean s’est absenté plus de quatre mois et a fait un retour progressif au travail.
[154] Monsieur Saint-Jean y voit une mesure discriminatoire ou de harcèlement puisque, dit-il, une autre cheffe d’équipe de race blanche, madame Bucci, a pu reprendre son équipe après s’être absentée. Cependant, monsieur Jones explique que madame Bucci s’était absentée pendant moins d’un mois, contrairement au témoignage de monsieur Saint-Jean au sujet de l’absence de madame Bucci.
[155] Le Tribunal préfère le témoignage de monsieur Jones sur cet aspect, puisqu’il est le gestionnaire chargé d’assigner les équipes et que, en toute probabilité, il est mieux informé que monsieur Saint-Jean sur la durée d’absence des membres de son équipe.
[156] Encore ici, le Tribunal constate que les faits avancés par monsieur Saint-Jean sur la différence de traitement face à madame Bucci ne sont pas probants. Ainsi, le Tribunal ne voit aucune mesure discriminatoire ni du harcèlement envers monsieur Saint-Jean à l’égard de son affectation lors de son retour de congé de maladie à la fin août 2016.
15) Août 2016 : Plan de redressement
[157] À son retour de congé de maladie en août 2016, monsieur Jones lui présente un plan de redressement. Monsieur Jones écrit ce qui suit : « Il y a des écarts dans la façon que Frantz gère son équipe et il doit s’assurer que la gestion de son équipe soit faite de façon étroite, en détail, et de façon complète et que tous ses employés soient encadrés en tout temps »
. Monsieur Saint-Jean conteste le plan de redressement qui est ultimement retiré. Il se sent humilié et discriminé.
[158] Le Tribunal estime que monsieur Jones a exercé son jugement de gestionnaire et a retiré le plan de redressement à la demande de monsieur Saint-Jean. Le Tribunal ne voit pas de discrimination fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, ou la couleur de monsieur Saint-Jean. Certes, monsieur Saint-Jean n’a pas apprécié le projet de plan de redressement, mais cela ne fait pas la preuve que le plan a été élaboré en raison des caractéristiques protégées de monsieur Saint-Jean.
(iv) Conclusion sur la discrimination en cours d’emploi et le harcèlement discriminatoire
[159] La Commission soutient que les biais inconscients peuvent avoir joué un rôle dans les décisions prises par l’RC au sujet de monsieur Saint-Jean.
[160] Comme le mentionne avec raison le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario dans Logan v. Ontario (Sollicitor General), 2022 HRTO 1004 au par. 92 (voir aussi R. c. Spence, 2005 CSC 71 aux par. 56 à 58 et Peart v. Peel Regional Police Services, 2006 CanLII 37566 (ONCA)), les biais inconscients et le contexte social à eux seuls ne peuvent constituer la preuve que des actes discriminatoires ont effectivement été commis dans un contexte donné.
[161] Le contexte social ne constitue pas la preuve prima facie de discrimination. Comme énoncé dans l’affaire Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Mensah) c. Ville de Montréal (Service de police de la ville de Montréal), 2018 QCTDP 5 au paragraphe 94 [Mensah], le contexte social ne doit servir qu’à établir une toile de fond. Il ne peut à lui seul constituer une preuve prima facie qu’un acte discriminatoire a été commis. Un rapport tangible doit être démontré entre la preuve circonstancielle de discrimination et la décision ou la conduite contestée. D’ailleurs, la Cour suprême du Canada s’exprimait ainsi dans Bombardier (au par. 88) :
[88] On ne peut présumer, du seul fait de l’existence d’un contexte social de discrimination envers un groupe, qu’une décision particulière prise à l’encontre d’un membre de ce groupe est nécessairement fondée sur un motif prohibé au sens de la Charte. En pratique, cela reviendrait à inverser le fardeau de preuve en matière de discrimination. En effet, même circonstancielle, une preuve de discrimination doit néanmoins présenter un rapport tangible avec la décision ou la conduite contestée.
[162] La Cour suprême du Canada nous indique que les tribunaux peuvent prendre connaissance d’office du fait qu’il existe des préjugés raciaux anti-Noirs dans la société canadienne (R c. S. (R.D.), 1997 CanLII 324 (CSC), [1997] 3 RCS 484, au par. 46). En revanche, même la connaissance judiciaire de préjugés anti-Noirs ne peut aucunement à elle seule pallier l’absence d’éléments de preuve probants que des actes discriminatoires sont survenus dans un contexte particulier (Mensah, au par. 100).
[163] Soulignons que le fardeau de preuve de monsieur Saint-Jean exigeait qu’il établisse une preuve prima facie de discrimination. Bien qu’il s’agisse d’une preuve prima facie, le degré de preuve applicable demeure la prépondérance des probabilités.
[164] En somme, dans le présent cas, le Tribunal constate que monsieur Saint‑Jean n’a pas fait la preuve des faits qu’il avance. En effet, la preuve prépondérante n’appuie pas les faits sur lesquels il se fonde pour établir qu’il a subi de la discrimination ou du harcèlement. L’ARC a présenté une preuve qui réfute les allégations de discrimination et de harcèlement de monsieur Saint-Jean. Le Tribunal a analysé la valeur probante des témoignages de madame Dubé, madame Péloquin, madame Bachant, madame Fuentes, madame Binette, monsieur Jones et madame Proulx. J’estime qu’il est plus probable que non que ces témoignages, de même que la preuve documentaire analysée, réfutent les allégations de monsieur Saint-Jean d’après lesquelles il aurait subi de la discrimination et du harcèlement en raison de sa race, son origine nationale ou ethnique ou sa couleur. La preuve prépondérante retenue par le Tribunal contredit la version des faits de monsieur Saint-Jean, faits sur lesquels il se fonde pour établir la discrimination et le harcèlement.
[165] La preuve fournie, à savoir les éléments pris individuellement ou combinés dans leur ensemble, n’est pas suffisante pour établir que l’ARC a défavorisé monsieur Saint-Jean ni que celui-ci a été harcelé pour un motif de distinction illicite, à savoir sa race, son origine nationale ou ethnique ou sa couleur.
[166] Par conséquent, le Tribunal conclut que monsieur Saint-Jean n’a pas rempli son fardeau de preuve. Le Tribunal rejette sa plainte à ce sujet. Il n’a pas établi la preuve prima facie de discrimination en cours d’emploi. ll n’a pas non plus démontré avoir été victime de harcèlement discriminatoire.
B. DISCRIMINATION SYSTÉMIQUE
[167] En plus des événements décrits à la section précédente, monsieur Saint-Jean affirme avoir été victime de racisme systémique par des pratiques de dotation, des procédures de griefs, des procédures d’enquête interne et des procédures d’enquête externe par la firme Textus.
[168] Monsieur Saint-Jean soutient que les lignes de conduite de l’ARC en gestion des griefs, gestion des plaintes et promotion sont discriminatoires en raison de sa race, son origine ethnique ou nationale et sa couleur, et constituent de la discrimination systémique. Il présente les témoignages de monsieur Expérience, monsieur Raymond, monsieur Thaverne, monsieur Villiers et madame Ligondé.
[169] La Commission plaide que les biais inconscients sont certainement présents dans les processus de dotation et la gestion des griefs et des plaintes.
[170] L’ARC plaide essentiellement que les griefs et plaintes de monsieur Saint-Jean n’ont pas été décidés à la satisfaction de celui-ci parce qu’ils étaient mal fondés, pas parce que les procédures étaient discriminatoires. Elle se dit d’ailleurs déjà pleinement engagée dans la création d’un milieu de travail respectueux, inclusif et exempt de discrimination systémique.
[171] Rappelons que, afin d’établir une discrimination systémique, monsieur Saint-Jean doit démontrer que l’ARC a fixé ou appliqué des lignes de conduite susceptibles d’annihiler, sur le fondement d’un motif de distinction illicite, ses chances d’emploi ou d’avancement, au sens de l’alinéa 10a) de la LCDP.
(i) Témoignages de monsieur Expérience, monsieur Raymond, monsieur Thaverne, monsieur Villiers et madame Ligondé
[172] Monsieur Expérience témoigne à l’audience à la demande de monsieur Saint-Jean. II est employé de l’ARC depuis 1996. Monsieur Expérience fait partie de la même minorité visible que monsieur Saint-Jean. Il n’a jamais travaillé dans le même secteur que monsieur Saint-Jean. Il explique qu’en 2017, il a participé à un concours de promotion. Sept candidats ont réussi. Il était le seul Noir à ne pas avoir été nommé à un poste permanent après le concours. Il a informé madame Dubé, qui a reconnu qu’il n’avait pas été traité de façon équitable. Des démarches ont été entreprises de sorte que monsieur Expérience a obtenu sa permanence avec un paiement rétroactif. Il n’a pas déposé de grief officiel ou de plainte officielle à ce sujet.
[173] Monsieur Expérience a ajouté connaître une personne de race noire qui était qualifiée et faisait partie d’un bassin de candidats MG-5, mais c’est une personne blanche qui a été nommée. Cette personne a dû faire une plainte pour finalement être nommée.
[174] Le Tribunal est d’avis que l’employeur a corrigé la situation qui apparaît à sa face même inéquitable dans le cas de monsieur Expérience. Qu’une autre personne de race noire ait subi un sort similaire et que sa situation a été corrigée après une plainte montre que si le processus était fautif, il a également été corrigé. On ne peut inférer de ces situations que la ou les politiques de promotion dans ces concours privaient ou tendaient à priver monsieur Expérience ou une autre personne d’une promotion en raison de sa race, son origine nationale ou ethnique ou sa couleur. Certes deux situations inéquitables sont survenues, mais l’employeur les a corrigées lorsqu’il en a pris connaissance.
[175] Dans le cadre de la consultation effectuée préalablement au rapport Agir ensemble, Diversité, Inclusion et lutte contre le racisme au sein de l’Agence dont il sera question plus loin, monsieur Expérience a sensibilisé le sous-commissaire Beauséjour en 2020 sur les difficultés des personnes noires voulant obtenir une promotion.
[176] Monsieur Raymond témoigne à l’audience à la demande de monsieur Saint-Jean. II a également la peau noire. Il est employé de l’ARC depuis 2002. Il se plaint d’avoir subi de la discrimination lorsqu’il a été affecté au BSF de Montréal. Il a vu des collègues blancs qu’il avait lui-même entraînés obtenir des promotions avant lui.
[177] Il a participé au Comité sur l’Équité en emploi, mais n’a en somme rien vu de concret émaner de ce comité.
[178] Depuis qu’il a joint l’Administration centrale du bureau d’Ottawa, il a constaté que les occasions de promotion et d’avancement étaient plus présentes. À Ottawa, l’atmosphère du bureau est plus agréable, les gens dînent ensemble. Il sent que ses compétences sont reconnues contrairement à ce qui se passait au BSF de Montréal.
[179] Monsieur Thaverne témoigne également à l’audience, à la demande de monsieur Saint-Jean, en tant que membre de la minorité visible noire travaillant à l’ARC. Il est à son emploi depuis 1997, sauf pour une période de congé sans solde d’un an en 2011-2012. Il a commencé au niveau CR-4, obtient ensuite un poste SP-3, puis SP-4 en 1999, SP-5 en 2018 et finalement SP-7 après une mutation au bureau de l’Administration centrale à Ottawa en 2022. Il rapporte n’avoir pas pu bénéficier de postes par intérim et croit que c’est parce qu’il a la peau noire. Il ajoute qu’en 2018, alors qu’il avait accumulé 10 années d’expérience, et avait atteint le niveau SP-4, il fait un concours de promotion au niveau SP-5 pour être affecté au bureau de Brossard. Il réussit l’examen à l’instar de 2 collègues. Il obtient une note de 70 %. L’un des collègues obtient 75 % avec 15 années d’expérience et le deuxième a 72 % avec 2 années d’expérience. Le gestionnaire du bureau de Brossard lui dit que les deux autres candidats sont choisis et qu’il pourra lui offrir le poste si l’un d’eux refuse le poste. Il obtient par ailleurs un poste de SP-5 au BSF de Laval. Monsieur Thaverne rapporte aussi avoir entendu des propos racistes utilisant le mot commençant par « n » une fois en 1997. Il n’a pas déposé de plainte ni de grief, et n'a pas rapporté ce fait à son gestionnaire.
[180] Monsieur Thaverne indique qu’entre 2000 et 2004, des collègues allaient au pub après le travail. L’un d’eux souligne que monsieur Thaverne fait partie des Québécois, mais laisse sous-entendre que ce n’est pas le cas de monsieur Saint-Jean, qui « est trop haïtien ». Monsieur Thaverne estime que l’atmosphère au bureau de l’Administration centrale à Ottawa est bien meilleure : « C’est le jour et la nuit »
. Il se sent valorisé. On l’invite à participer à un programme de formation pour la gestion. Au bout de 15 mois, il obtient une promotion au niveau SP-7.
[181] Monsieur Villiers témoigne aussi à la demande de monsieur Saint-Jean. Il est employé de l’ARC depuis 2001. Il a débuté sa carrière au niveau SP-4, est devenu SP-5 en 2005, SP-6 en 2012, SP-7 en 2014, puis il est muté à l’Administration centrale à Ottawa en 2018. Pendant une période de deux années, il a été submergé de travail, de sorte qu’il a demandé de redevenir conseiller technique. Il pense que des personnes sont ciblées pour obtenir plus facilement leur permanence. Selon lui, des personnes arrivées au BSF de Montréal après lui et qui ne maîtrisaient pas le poste ont été nommées chefs d’équipe. Il dit que tous n’ont pas la même chance et croit que cela est attribuable à la couleur de la peau. En tenant compte du programme d’équité en matière d’emploi, il est arrivé une seule fois qu’un gestionnaire aborde la question dans une réunion des enjeux sociaux du programme d’équité en matière d’emploi. En réponse à un courriel d’auto-identification, monsieur Villiers a refusé de s’identifier comme faisant partie des minorités visibles, par choix personnel.
[182] Madame Ligondé, témoigne à l’audience à la demande de monsieur Saint-Jean. Elle a la peau noire. Elle commence à travailler à l’ARC à forfait en 2008 comme travailleuse contractuelle. En 2012, elle est nommée MG-3, chef d’équipe au centre d’appels. En 2015, elle est mutée aux ressources humaines et devient coordonnatrice de projet au niveau SP-5. Elle s’absente en congé de maternité de 2015 à 2018. Puis en 2019, elle est mutée à l’Administration centrale, à titre de conseillère en ressources humaines. Elle indique qu’à Montréal, elle n’a pas été choisie pour occuper des postes par intérim, ce qui lui aurait permis de faire avancer sa carrière. Elle indique que sa gestionnaire choisissait toujours la même personne, à son détriment. La personne qui occupe des postes de gestion par intérim a plus de possibilités de faire de la gestion dans sa carrière et d’obtenir des promotions. Lorsqu’elle a demandé les raisons pour lesquelles elle n’était pas choisie pour occuper des postes de gestion par intérim, son gestionnaire lui a fait valoir qu’il fallait une expérience technique, ce qu’elle n’avait pas. Selon elle, c’est une façon de camoufler les choix pour les promotions futures. Il y a des tours de « passe-passe » pour favoriser certaines personnes. Elle n’a pas dénoncé la situation.
[183] De plus, sa gestionnaire lui a fait des remarques sur sa façon de « parler en yo », alors qu’aucune remarque n’a été adressée aux personnes blanches malgré leurs écarts de langage. Elle explique que l’expression « parler en yo » signifie parler en langue créole, qu’il s’agit d’une expression qui a une connotation urbaine, de culture noire et de musique hip hop. De plus, on lui a reproché des erreurs dans son travail et on a mis fin à son contrat de conseillère en dotation par intérim. Elle rapporte que d’autres personnes commettaient également des erreurs sans que leur intérim soit affecté. Madame Ligondé a déposé une plainte de discrimination contre madame Quan To et aussi un grief. La plainte de discrimination a été rejetée et le grief est toujours en cours.
[184] À son tour, madame Ligondé a été mutée à l’Administration centrale et constate que son potentiel est maintenant reconnu et que ses chances d’avancement sont maintenant beaucoup plus grandes. Elle a obtenu sa permanence comme SP-7 et une nouvelle promotion au niveau SP-8 en 2023.
[185] L’ARC soutient que le racisme n’a pas sa place à l’ARC ni au bureau de Montréal ni ailleurs. La diversité y est importante. L’ARC a déployé des efforts concrets pour contrer les formes de discrimination contre les minorités visibles. Si des actes de racisme sont dénoncés, des mécanismes sont mis en place pour les faire cesser. Il faut distinguer racisme et gestion du rendement de même que racisme et rapidité de promotion.
[186] Comme vu précédemment, Madame Dubé, retraitée de l’ARC depuis 2021, témoigne à l’audience à la demande de l’ARC. Elle a été directrice au BSF centre et sud du Québec. Elle était responsable notamment des griefs, des mesures disciplinaires, de la formation et de la dotation au BSF de Montréal. Elle explique que les promotions sont attribuées en fonction du mérite, plutôt que de l’ancienneté, et des exigences du poste à combler. Il faut choisir le meilleur candidat en fonction des besoins du poste à combler. Elle explique qu’il y a beaucoup plus de candidats que de postes à combler en promotion. Entre 2012 et 2015, le gouvernement a imposé des coupes budgétaires de sorte que les occasions de promotion ont été grandement réduites.
[187] Madame Dubé ajoute qu’à l’Administration centrale, il y a beaucoup plus de possibilités de promotion puisque de nombreux postes sont à combler à l’ARC, entre autres du fait que le personnel a des occasions de muter dans d’autres ministères ou organismes à Ottawa, ce qui laisse des postes vacants à l’Administration centrale de l’ARC. Le niveau d’entrée y est souvent plus élevé que dans les bureaux régionaux comme celui de Montréal ou de Laval.
[188] Les incidents rapportés par monsieur Expérience, monsieur Thaverne, monsieur Raymond, monsieur Villiers et madame Ligondé donnent le contexte et montrent que certaines lacunes pouvaient survenir au BSF de Montréal. Cependant, ces incidents ne sont pas suffisants pour démontrer selon toute probabilité que l’ARC a fixé ou appliqué des lignes de conduite susceptibles d’annihiler (lire qui privent ou ont tendance à priver) les chances d’emploi ou d’avancement des personnes de race noire au sens de l’alinéa 10a) de la LCDP. D’ailleurs, le Tribunal note que toutes ces personnes ont obtenu tôt ou tard des promotions à l’ARC. La discrimination systémique n’est pas prouvée par ces témoignages.
(ii) Plaintes contre madame Bachant, madame Péloquin et monsieur Tremblay
[189] Le 15 mai 2012, monsieur Saint-Jean envoie une lettre à monsieur Caponi, sous-commissaire intérimaire de la région du Québec à l’ARC, précisant son intention de déposer une plainte contre les gestionnaires Péloquin et Bachant du BSF de Laval. Monsieur Caponi est l’autorité déléguée en matière de harcèlement au travail.
[190] À compter du 15 mai 2012, et ce jusqu’à son retour au CARQ de Montréal le 1er juin 2012, le gestionnaire de monsieur Saint-Jean devient monsieur Martineau pour éviter tout conflit direct avec madame Bachant et madame Péloquin.
[191] Le 25 octobre 2012, monsieur Saint-Jean dépose une plainte de violence organisationnelle de 55 pages contre madame Bachant, madame Péloquin et monsieur Tremblay. Il adresse sa plainte à monsieur Caponi.
[192] Le 12 décembre 2012, monsieur Caponi informe monsieur Saint-Jean qu’une enquête préliminaire sera faite pour déterminer si une enquête formelle doit être lancée à l’égard des allégations contre madame Bachant et madame Péloquin. Les allégations contre monsieur Tremblay ne sont pas recevables puisqu’il s’est écoulé plus d’un an entre le dépôt de la plainte et les événements allégués contre celui-ci. Elles ne feront donc pas l’objet de l’enquête préliminaire en application de la Politique sur la prévention et la résolution du harcèlement de l’ARC. Monsieur Saint-Jean affirme à l’audience ne pas avoir contesté la décision de ne pas faire une enquête préliminaire sur monsieur Tremblay. Il n’a pas déposé de griefs à ce sujet.
[193] Madame Proulx, conseillère technique en relations de travail au centre d’expertise, Relations en milieu de travail, région du Québec de l’ARC, fait une enquête préliminaire sur les allégations contre madame Bachant et madame Péloquin.
[194] Pendant l’enquête, madame Proulx reçoit notamment les commentaires du plaignant, ceux de madame Bachant et madame Péloquin et ceux de madame Desrosiers et madame Michaud.
[195] Madame Proulx fait l’analyse des 11 allégations à l’encontre de madame Bachant et des 6 allégations contre madame Péloquin contenues dans la plainte de 55 pages. Selon les témoignages entendus à l’audience, l’enquête est faite à partir de déclarations écrites. Lorsqu’elle remarque que les déclarations sont contradictoires ou que les événements allégués ne sont pas corroborés, madame Proulx détermine que les allégations ne sont pas étayées ni fondées. Elle est d’avis que la plainte contre madame Bachant et madame Péloquin n’est pas fondée, mais elle recommande que madame Bachant soit rencontrée par la direction pour discuter de certaines situations problématiques.
[196] Ainsi, le 24 juillet 2013, madame Proulx recommande à monsieur Caponi de rejeter la plainte à l’étape de l’enquête préliminaire.
[197] Le 25 juillet 2013, monsieur Caponi informe monsieur Saint-Jean que les allégations contre madame Bachant et madame Péloquin ne constituent pas du harcèlement au sens de la Politique sur la prévention et résolution du harcèlement de l’ARC. Il est aussi d’avis qu’il y a eu certains comportements inadéquats dans la gestion de madame Bachant et informe monsieur Saint-Jean que l’employeur prendra des mesures à ce sujet. La plainte de monsieur Saint-Jean est donc rejetée.
[198] Le Tribunal constate que l’enquête préliminaire semble plutôt sommaire, sans évaluation de la crédibilité et de la valeur probante des déclarations écrites. Ce processus est préliminaire et ne vise qu’à déterminer si une enquête plus approfondie est nécessaire. Le Tribunal estime qu’à cette étape, la preuve n’est pas suffisante pour établir qu’il s’agit d’un processus discriminatoire envers monsieur Saint-Jean ni que ce processus soit susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement ou d’autres personnes des minorités visibles ou autres groupes protégés par la LCDP.
(iii) Griefs sur les conclusions de l’enquête préliminaire de madame Proulx (griefs 7010 9709 et 7010 9710)
[199] Le 15 août 2013, monsieur Saint-Jean dépose des griefs pour contester le déroulement et les conclusions de l’enquête préliminaire telle qu’elle a été menée par madame Proulx et aussi la décision de monsieur Caponi de rejeter la plainte.
[200] Le 11 mars 2014, monsieur Caponi rejette le grief au troisième palier, estimant que « l’enquête a été menée de manière professionnelle et impartiale et que les conclusions sont justes et raisonnables »
. Il ajoute : « J’estime donc qu’il n’y a pas lieu de modifier ma décision de rejeter vos plaintes de harcèlement et de refaire une enquête à cet égard »
. Il poursuit comme suit :
« Nonobstant ceci, j’aimerais vous réitérer que, bien que vos plaintes de harcèlement ont été jugées non fondées, il appert qu’une des intimées concernées a eu des comportements inappropriés à votre endroit et que des mesures ont donc été prises à ce sujet ».
[201] Le 2 décembre 2015, madame Lorenzato, sous-commissaire à la Direction générale des ressources humaines de l’ARC, rejette les griefs au palier final.
(iv) Grief sur l’évaluation de rendement 2014-2015 (grief 7012 6681)
[202] Monsieur Saint-Jean conteste son évaluation du rendement pour la période du 1er avril 2014 au 31 mars 2015 et dépose un grief à ce sujet (grief 7012 6681).
[203] Il est en désaccord avec la cote niveau 3 pour la gestion efficace des personnes qui lui a été attribuée. Selon le formulaire, le niveau 3 est décrit comme suit : « Le gestionnaire a atteint tous les objectifs de la GEP [gestion efficace des personnes]; les mesures ou les comportements du gestionnaire ont eu une incidence positive sur les personnes et les résultats; Le gestionnaire a systématiquement et clairement démontré les compétences d’un MG »
. Monsieur Saint-Jean croyait mériter la cote du niveau 4, qui se lit comme suit : « Le gestionnaire a atteint tous les objectifs de la GEP et a, à l’occasion, dépassé les attentes en exerçant une direction et une influence sur les opinions, les attitudes et les comportements des autres; Les mesures ou les comportements innovateurs ou inspirants du gestionnaire ont eu une incidence positive à un niveau élevé sur les personnes et les résultats; Le gestionnaire a démontré systématiquement et clairement les compétences d’un MG, avec certaines forces notables »
.
[204] Une audience du troisième palier de grief a eu lieu le 11 mai 2016, au cours de laquelle le syndicat qui représente monsieur Saint-Jean a fait valoir son point de vue.
[205] Le 29 juin 2016, monsieur Caponi accueille le grief en partie. Celui-ci demande que l’évaluation du rendement pour la période 2014-2015 soit revue puisque « la cote attribuée ne correspond pas avec les éléments évalués et décrits au narratif »
.
[206] Quant aux allégations selon lesquelles l’évaluation globale est discriminatoire et représente une double pénalité, elles sont rejetées par monsieur Caponi.
(v) Grief sur la lettre de réprimande du 10 juin 2015 concernant de la négligence dans l’exercice de ses fonctions (grief 7012 6682)
[207] Le 29 juin 2015, monsieur Saint-Jean dépose un grief à l’encontre de la décision de l’employeur de lui imposer une lettre de réprimande en lien avec l’incident survenu lors d’un processus de dotation au cours duquel des lettres attribuant une prime de bilinguisme à 27 candidats avaient été envoyées par erreur alors que monsieur Saint-Jean était président du jury.
[208] Le grief est rejeté au palier final le 27 juin 2017 par monsieur Couture, sous-commissaire et dirigeant principal des ressources humaines de la Direction générale des ressources humaines de l’ARC.
(vi) Processus de recours en matière de dotation 2015
[209] En 2015, monsieur Saint-Jean se plaint que pendant une entrevue, il a été interrompu par une évaluatrice au sujet de ses références. Un processus de révision de dotation est alors mis en place. Une rencontre est tenue en présence de monsieur Saint-Jean et de son représentant syndical, de monsieur Rochette (un des membres du comité de sélection) et de madame Dubé. Madame Dubé a également discuté avec chaque membre du comité de sélection. Elle a pris connaissance du plan préparé par monsieur Saint-Jean pour se préparer à l’entrevue ainsi que de la grille de correction. Elle a indiqué que les réponses incomplètes à certaines questions lors de l’entrevue étaient également incomplètes dans le document que monsieur Saint-Jean avait préparé avant l’entrevue en question. Les résultats de l’entrevue ont donc été confirmés. Après l’ensemble de ces vérifications, madame Dubé a conclu que monsieur Saint-Jean n’a pas été traité arbitrairement et que la question des références a aussi été abordée auprès d’autres candidats. Madame Dubé conclut que l’administration de l’examen a été effectuée de façon transparente, selon les instructions préétablies et n’a pas été faite de manière irraisonnée ou capricieuse.
(vii) Grief sur le harcèlement du 6 mai 2016 (grief 7013 7317)
[210] Le 6 mai 2016, monsieur Saint-Jean dépose un grief de harcèlement contre son employeur.
[211] Le 10 juin 2016, monsieur Caponi lui fait parvenir un accusé de réception confirmant que, à la demande du représentant syndical, le grief est mis en suspens.
[212] Le 11 janvier 2022, Monsieur Quinlan, sous-commissaire de la région du Québec (ARC 29), indique que les événements visés par le grief ont fait l’objet de l’enquête formelle et il rejette le grief au troisième palier le 11 janvier 2022 (voir le rapport de monsieur Cantin de mars 2018 et la décision de monsieur Beauséjour d’octobre 2018).
(viii) Plainte de discrimination et de harcèlement du 14 décembre 2016
[213] Le 14 décembre 2016, monsieur Saint-Jean dépose une nouvelle plainte à l’encontre de madame Binette, madame Haddou, madame Dextradeur, madame Bachant, madame Dubé, madame Péloquin, monsieur Tremblay et monsieur Dinh.
[214] Le 3 janvier 2017, madame Nesrallah, gestionnaire du Centre d’expertise de la discrimination et du harcèlement (CEDH) de l’ARC, accuse réception du formulaire d’allégations de harcèlement et de discrimination.
[215] Le 9 juin 2017, monsieur Bouchard, consultant pour le CEDH, et Jamie Lepage, chef d’équipe au CEDH, remettent un rapport d’examen préliminaire des allégations de harcèlement et de discrimination de monsieur Saint-Jean. Le rapport précise que le CEDH a reçu de monsieur Saint-Jean une plainte officielle de harcèlement et de harcèlement discriminatoire contre madame Binette, dont une plainte de discrimination basée sur la race, l’origine ethnique et la couleur relativement à des incidents survenus au travail, et aussi contre madame Haddou, madame Dextradeur, madame Dubé, madame Péloquin, monsieur Tremblay et monsieur Dinh.
[216] Le 9 juin 2017, à la suite d'un examen préliminaire des allégations de harcèlement et de discrimination, le CEDH recommande que les allégations 2, 3, 4 et 6 contre madame Binette fassent l’objet d’une enquête. Quant aux allégations 1, 5 et 7 contre madame Binette et l’ensemble des allégations contre les autres personnes, le CEDH est d’avis qu’elles ne sont pas recevables.
[217] Le 10 juillet 2017, monsieur Beauséjour, sous-commissaire, région du Québec, demande une enquête au sujet de 4 des 6 allégations de harcèlement de monsieur Saint-Jean contre madame Binette. Quant aux autres allégations de discrimination contre madame Binette et les autres personnes visées, elles ne répondent pas aux critères de recevabilité décrits dans le Processus de résolution de la discrimination et du harcèlement.
[218] Monsieur Saint-Jean dépose un grief contestant le fait qu’aucune enquête n’a été faite sur certaines allégations (grief 7014 5944). Le grief est retenu en partie par monsieur Beauséjour le 27 octobre 2017, de sorte que l’ensemble des allégations contre madame Binette fera l’objet d’une enquête. Les autres allégations de discrimination contre les autres personnes sont jugées irrecevables.
[219] Le 8 décembre 2017, monsieur Cantin, enquêteur de la firme Textus Inc., est chargé par monsieur Beauséjour de mener une enquête. L’enquête vise l’ensemble des allégations contre madame Binette (les allégations de harcèlement 1 à 6; l’allégation de discrimination 7, qui est la même que l’allégation de harcèlement numéro 1). Les allégations décrites par le CEDH et ayant fait l’objet d’une enquête par monsieur Cantin s’apparentent aux allégations analysées par le Tribunal dans la section A, « Discrimination en cours d’emploi et harcèlement discriminatoire », de la présente décision. Elles se résument comme suit :
1) Octobre 2012 : Monsieur Saint-Jean allègue que madame Binette a dit à son superviseur qu’il aurait été condescendant avec la responsable du projet de partenariat avec Haïti. (Projet Haïti)
2) Avril 2015 : Monsieur Saint-Jean allègue que madame Binette l’a rencontré pour lui demander comment il a pu laisser passer une erreur, malgré le fait que le gestionnaire lui aurait prétendument demandé à trois reprises d’enlever un paragraphe. Il affirme que la réprimande écrite qu’il a reçue n’était pas justifiée. (Prime de bilinguisme)
3) 6 avril 2016 : Monsieur Saint-Jean allègue que madame Binette a insinué qu’il avait quitté le bureau sans autorisation pour aller regarder un match de soccer avec un collègue de travail et qu’à partir de ce moment elle a commencé à l’épier de façon constante et a même demandé à monsieur Jones de surveiller étroitement ses allées et venues. (Absence sans autorisation)
4) Juillet 2015 : Monsieur Saint-Jean allègue que madame Binette a nui à sa réputation et passait souvent devant son bureau pour l’épier. (Surveillance démesurée, « Bouchées des continents »)
5) Août 2016 : Monsieur Saint-Jean allègue que madame Binette a tenté de lui imposer une mesure administrative et un plan de redressement basés sur des informations inventées dans le but de le discréditer. (Plan de redressement au retour de maladie)
6) Août 2016 : Monsieur Saint-Jean allègue que madame Binette a refusé de lui redonner la gestion de son ancienne équipe dans le but de le rabaisser. (Affectation au retour de maladie).
[220] Monsieur Cantin procède à l’enquête. Le 5 mars 2018, monsieur Cantin communique à monsieur Saint-Jean et à madame Binette un rapport provisoire d’enquête leur permettant d’apporter des précisions ou de soumettre leurs observations.
[221] Le 20 et le 23 avril 2018, monsieur Saint-Jean et madame Binette commentent par écrit le rapport provisoire. Le 30 avril 2018, monsieur Cantin dépose son rapport final d’enquête. Il précise avoir rencontré monsieur Saint-Jean, madame Binette et six autres témoins en personne et avoir interrogé quatre personnes par téléphone.
[222] Le 30 avril 2018, monsieur Cantin remet son rapport final. Sa conclusion est la suivante :
168. M. Saint-Jean allègue que Mme Binette l’a discriminé (motifs de discrimination illicite : race, couleur et origine ethnique) et/ou harcelé (de façon discriminatoire ou personnelle) au cours de la période entre octobre 2012 et août 2016.
169. L’enquêteur a analysé les documents pertinents et a interrogé le plaignant, la mise en cause et 11 témoins. La preuve recueillie n’appuie aucune des six allégations et permet de conclure que la plainte n’est pas fondée.
[223] Le 26 octobre 2018, monsieur Beauséjour, sous-commissaire, région du Québec, conclut que les allégations de harcèlement sont sans fondement et il remet à monsieur Saint-Jean une copie du rapport de monsieur Cantin.
[224] En 2019, monsieur Saint-Jean est muté à l’Administration centrale, à Ottawa. En avril 2021, il obtient une promotion au niveau MG-6.
[225] Le Tribunal est d’avis qu’il peut paraître curieux que le gestionnaire chargé de décider des griefs au troisième palier, c’est-à-dire monsieur Caponi, soit celui dont la décision est contestée par l’employé au moyen d’un grief. En effet, c’est ce qui est constaté pour les griefs 7010 9709 et 7010 9710 concernant l’enquête préliminaire de madame Proulx et la décision s’y rapportant. Cependant, l’apparence de manque d’impartialité dans la gestion des griefs ne fait pas la preuve que le processus est discriminatoire ou constitue du harcèlement fondé sur la race, l’origine nationale ou ethnique ou la couleur de monsieur Saint-Jean.
[226] Madame Dubé explique le programme champion équité en emploi. Les groupes visés étaient les minorités visibles, dont les personnes noires, les femmes, les autochtones, les personnes handicapées et les membres du groupe LGBTQ2. Les employés pouvaient s’auto-identifier comme appartenant à l’un des groupes cibles. Un plan d’action était élaboré. Tous devaient avoir le souci de l’équité en matière d’emploi dans tous les aspects du travail. Il n’y avait rien de particulier pour contrer le racisme contre les Noirs spécifiquement, les programmes visant plutôt l’ensemble des minorités visibles. L’ARC souhaitait diminuer les écarts de représentativité avec la population canadienne. Ainsi, lorsque des écarts étaient cernés, des mesures devaient être prises pour, par exemple, constituer le jury de sélection et combler des postes en ciblant les personnes visées dans le bassin de personnes qualifiées.
[227] Entre 2018 et 2020, le sous-commissaire Beauséjour fait une consultation sur l’équité en matière d’emploi entre autres auprès du personnel faisant partie des minorités visibles. À la suite de la consultation, une réflexion est faite et un rapport est produit par le bureau des commissaires. Quatre thèmes sont visés, soit le climat de travail, la dotation, le développement de carrière et les recours. Le plan d’action 2020 à 2023 sur l’équité en matière d’emploi, la diversité et l’inclusion de l’ARC est déposé à l’audience. Une lettre adressée à l’ensemble du personnel de l’ARC par le Bureau des commissaires du 21 octobre 2020 énonce notamment ce qui suit :
« Comme bon nombre d’entre vous, nous avons été profondément touchés par les événements qui ont eu lieu plus tôt cette année et par les manifestations qui visent à dénoncer le racisme et la discrimination systémiques. Bien que certains progrès aient été réalisés, nous sommes toujours très loin de vivre dans un pays où toutes les personnes qui font partie des groupes visés par l’équité en matière d’emploi (minorités visibles, Autochtones, personnes handicapées, femmes et communauté LGBTQ2), ont pleinement accès à des possibilités équitables. Il en va de même pour notre organisation et nous devons tirer parti de la valeur inégalée qui réside dans un milieu de travail diversifié et inclusif.
Le racisme systémique et la discrimination existent dans nos institutions, et nous ne faisons pas exception. L’Agence du revenu du Canada s’engage pleinement à prendre des mesures pour régler ce problème.
Bien que nous soyons conscients que le racisme anti-Noirs est particulièrement préoccupant, nous reconnaissons que le racisme systémique porte préjudice à nos employés noirs, autochtones ou de couleur. De plus, nous reconnaissons qu’il y a des secteurs précis de sous-représentation dans notre propre effectif, y compris au niveau de la gestion et de la haute direction pour certains groupes.
Cela doit changer. Cela va changer »
(Gras et soulignement ajoutés dans le texte original)
[228] Certaines mesures sont nommées dans la lettre, notamment le fait que les comités de dotation doivent être sélectionnés et formés en incluant des personnes des groupes cibles, en particulier pour les postes de gestion (MG et EX), et que ces personnes doivent suivre une formation sur les préjugés inconscients et implicites. De plus, il est recommandé que l’ARC fasse du recrutement ciblé auprès des groupes visés où il y a des écarts importants qui existent depuis longtemps.
[229] Les commissaires ajoutent :
« Nous pouvons faire plus. Nous pouvons être plus.
Ces changements prendront du temps et nécessiteront un engagement de chacun d’entre nous pour changer les choses. »
(Gras et soulignement ajoutés dans le texte original)
(ix) Conclusion sur la discrimination systémique
[230] Le Tribunal constate que des mécanismes de plaintes et de griefs sont en place à l’ARC. Ces mécanismes bien qu’ils ne soient pas parfaits et qu’ils sont certainement perfectibles, demeurent quand même des remparts pour protéger les droits des individus. D’ailleurs, des personnes y ayant eu recours ont vu leurs droits reconnus et des décisions défavorables, antérieurement prises, ont été modifiées. Le Tribunal n’est pas convaincu que les lignes de conduite de l’ARC sont susceptibles d’annihiler les chances d’avancement de la communauté noire, au sens de l’alinéa 10a) de la LCDP et en application des principes juridiques énoncés aux paragraphes 43 à 53 de la présente décision. Certes, il y a encore du travail à faire, mais le Tribunal constate que les lignes de conduite de l’ARC tendent, au contraire, à favoriser de plus en plus les minorités visibles, dont les Noirs. En somme, dans le présent cas, le Tribunal estime que monsieur Saint-Jean n’a pas fait la preuve que l’Arc pratique de la discrimination systémique anti-Noirs.
VI. CONCLUSION
POUR CES MOTIFS, le Tribunal canadien des droits de la personne
REJETTE la plainte de monsieur Frantz Saint-Jean.
Signée par
Membre du Tribunal
Ottawa, Ontario
Le
Tribunal canadien des droits de la personne
Parties au dossier
Dossier du Tribunal :
Intitulé de la cause :
Date de la
Date et lieu de l’audience :
En présentiel, les 24 et 25 avril 2023 à la Salle Ville-Marie – Conseil canadien des relations industrielles - 1501, avenue McGill Collège, Montréal (Québec) H3A 3M8
Par visioconférence Zoom, les 8 et 9 mai 2023, 31 mai 2023, 18 et 19 septembre 2023, 16 et 17 novembre 2023
En présentiel, le 5 décembre 2023 à la Salle Ville-Marie au Conseil canadien des relations industrielles - 1501, avenue McGill Collège, Montréal (Québec) H3A 3M8.
Montréal (Québec)
Comparutions :
Frantz Saint-Jean,
Me
Me Jean-Robert Noiseux et Me Maude Normand, pour