Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

M. Richards est un détenu. Il a déposé une plainte contre le Service correctionnel du Canada.

M. Richards veut avoir accès à un ordinateur dans sa cellule pour se préparer à son audience. Les détenus n’ont généralement pas accès à leur propre ordinateur. Ils doivent plutôt utiliser les ordinateurs de la bibliothèque pour des raisons de sécurité.

Le Tribunal a décidé que M. Richards n’avait pas besoin d’avoir accès à un ordinateur dans sa cellule pour se préparer à son audience. Il peut utiliser des copies papier des documents et utiliser les ordinateurs de la bibliothèque. Le Tribunal veillera à ce que M. Richards ait suffisamment de temps pour se préparer.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2024 TCDP 12

Date : le 12 mars 2024

Numéros des dossiers : T2218/4017, T2282/3718, T2395/5419, T2647/2321

Entre :

Ryan Richards

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Service correctionnel du Canada

l'intimé

Décision

Membre : Jennifer Khurana

 


I. APERÇU

[1] Ryan Richards, le plaignant, est un détenu purgeant une peine de ressort fédéral qui s’identifie comme un musulman soufi de race noire. Il réside à l’Établissement de Warkworth, un établissement à sécurité moyenne. En termes généraux, M. Richards soutient que le Service correctionnel du Canada (SCC), l’intimé, l’a soumis à une violence physique excessive, à du harcèlement sexuel, à des représailles et à diverses formes de discrimination et de harcèlement fondées sur le sexe, la religion, la race, la couleur ou la déficience. Les allégations individuelles et systémiques s’étendent sur plus d’une décennie et concernent de multiples incidents qui auraient eu lieu dans divers établissements correctionnels fédéraux. Le Tribunal a regroupé ses quatre plaintes afin qu’elles soient entendues ensemble sur consentement des parties.

[2] L’audience dans la présente affaire est prévue pour le 23 avril 2024. M. Richards a déposé une requête demandant au Tribunal d’ordonner au SCC de fournir un ordinateur portatif contenant toutes les lois pertinentes ainsi que les politiques et autres directives applicables du SCC, une imprimante personnelle avec du papier, des clés USB contenant l’ensemble des communications, des dispositions législatives ou autres documents en cause pour son dossier, ainsi qu’un accès illimité à un scanneur ou à une photocopieuse. Il dit avoir besoin de ces appareils pour se préparer à son audience.

[3] La Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») convient que le SCC devrait fournir à M. Richards un ordinateur portatif et lui donner accès à une imprimante et à une photocopieuse sans restrictions indues. La Commission ne prend pas position sur la demande de M. Richards pour des clés USB ou un scanneur.

[4] Le SCC s’oppose à la demande de M. Richards pour des raisons de sécurité. Il dit que, sous réserve de certaines exceptions, les ordinateurs ne sont pas autorisés comme effets personnels dans un établissement. Bien qu’un détenu ait eu accès à un ordinateur portatif pendant la pandémie dans le cadre d’une procédure civile, c’est généralement seulement lorsqu’un détenu prend part à une procédure criminelle que des ordinateurs portatifs verrouillés ont été fournis exceptionnellement. Comme solution de rechange à ce que M. Richards demande, le SCC affirme qu’il fournira deux copies papier de tous les documents communiqués et qu’il fera en sorte que M. Richards visionne des vidéos. Il peut aussi utiliser des ordinateurs dans la bibliothèque et des documents imprimés, au besoin.

II. QUESTIONS EN LITIGE

[5] L’équité procédurale exige-t-elle que M. Richards dispose d’un ordinateur portatif, de clés USB et d’un accès complet à une imprimante et à un scanneur pour pouvoir participer pleinement et équitablement à la procédure du Tribunal?

III. DÉCISION

[6] Non. M. Richards a le droit de se préparer à l’audience et d’avoir un accès raisonnable aux outils nécessaires pour ce faire, mais l’équité procédurale n’est pas compromise en l’espèce. Les considérations de sécurité en milieu carcéral doivent être soupesées avec le droit de M. Richards de se préparer pour son audience. Je ne suis pas convaincue que les solutions proposées par le SCC constituent un manquement à l’équité procédurale de M. Richards.

IV. ANALYSE

[7] Les parties à une instance devant le Tribunal doivent avoir la possibilité pleine et entière de présenter des éléments de preuve ainsi que leurs observations juridiques sur les questions soulevées dans la plainte (par. 50(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985), ch. H-6 [la « Loi »]). Le Tribunal veille également à ce que l’instance se déroule sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique (par. 48.9(1) de la Loi).

[8] Les tribunaux administratifs sont maîtres chez eux. Ils peuvent faire preuve de souplesse, pour autant que les processus qu’ils établissent soient équitables. On ne vise pas à créer la [traduction] « perfection procédurale », mais bien à établir un certain équilibre entre le besoin d’équité, d’efficacité et de prévisibilité des résultats (Nedelec et al. c. Air Canada et Association des pilotes d’Air Canada, 2022 TCDP 30, au par. 13, citant Knight c. Indian Head School Division No. 19, 1990 CanLII 138 (CSC), [1990] 1 RCS 653, à la p. 685 et de Smith’s Judicial Review of Administrative Action, (4e éd. (1980), à la p. 240)).

[9] M. Richards soutient qu’il a besoin des appareils et des outils demandés parce que son dossier comporte quatre plaintes et une communication de la preuve volumineuse et de nombreux éléments de preuve. Alors qu’il avait un représentant non juridique qui agissait en son nom, il se représente maintenant lui-même. Il affirme que, pour éviter les conflits avec le personnel du SCC, il a rédigé ses observations à la main. Il s’appuie sur le paragraphe 50(1) de la Loi et le paragraphe 1(1) des Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137, ainsi que sur la Charte canadienne des droits et libertés et la Déclaration canadienne des droits, à l’appui de son affirmation selon laquelle il a besoin de ces appareils pour préserver son droit à une audience équitable. Il affirme également que le paragraphe 97(3) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 exige que le SCC veille à ce qu’il ait accès à des textes juridiques.

[10] La Commission convient que M. Richards devrait avoir pleinement accès à un ordinateur portatif entièrement fonctionnel parce qu’il se représente lui-même, que sa cause est complexe et que la communication de la preuve est volumineuse. Elle affirme qu’il n’existe aucune interdiction générale qui empêche le SCC de fournir à M. Richards un ordinateur portatif pleinement fonctionnel et que le SCC a fourni des ordinateurs portatifs à d’autres détenus par le passé. Selon la Commission, le SCC n’a pas présenté d’éléments de preuve démontrant que M. Richards utiliserait l’ordinateur portatif à mauvais escient ou qu’il présente un risque pour la sécurité.

Les tribunaux ont reconnu à maintes reprises qu’il y a des risques pour la sécurité liés à l’utilisation d’ordinateurs dans les cellules

[11] Le SCC se fonde sur la déclaration sous serment du directeur de l’Établissement de Warkworth, M. Dunk, qui a décrit en détail les préoccupations en matière de sécurité liées à l’utilisation d’ordinateurs dans les cellules et les changements apportés à la politique correctionnelle en réponse à ces préoccupations.

[12] Jusqu’en 2002, les détenus pouvaient acheter un ordinateur de bureau pour leurs cellules. Le SCC a modifié cette politique à la suite d’une évaluation des risques qui a permis de conclure que les ordinateurs dans les cellules créaient un niveau élevé de risque pour la sécurité. On recommandait dans l’évaluation qu’il ne soit pas permis aux détenus de posséder un ordinateur ou d’en avoir un dans leur cellule et que des salles hautement surveillées et contrôlées équipées d’ordinateurs du SCC soient mises à la disposition des détenus qui ont besoin d’un accès. Cette politique est devenue permanente en 2003 et est contenue dans la Directive du commissaire (DC) 566-12 qui définit les effets personnels que les détenus sont autorisés à avoir en leur possession.

[13] Les ordinateurs et les disques durs ne sont pas autorisés comme effets personnels dans un établissement, ni les CD gravés, à l’exception des médias numériques d’origine connue, contenant du matériel que le détenu doit raisonnablement examiner pour la préparation d’une question juridique. Dans le contexte de procédures criminelles, on pourra exceptionnellement prêter aux détenus un ordinateur portatif. M. Dunk explique que certains établissements ont peut-être fourni des ordinateurs portatifs dans d’autres circonstances exceptionnelles, mais que ce n’est pas la norme et que la directive est de ne pas le faire.

[14] Dans son affidavit, M. Dunk indique également que les questions relatives à la sécurité qui ont mené au changement de politique sont toujours pertinentes aujourd’hui. La possession d’un ordinateur dans la cellule, conjuguée à la contrebande de clés USB, de téléphones cellulaires et d’autres accessoires, peut accroître les risques pour la sécurité. En 2022 et jusqu’en septembre 2023, le SCC a saisi 159 téléphones cellulaires, 46 clés USB, 83 chargeurs de téléphones cellulaires et une station pivot Wi-fi à l’Établissement de Warkworth. L’accès à Internet peut permettre aux détenus de communiquer avec des personnes à l’extérieur de l’établissement, de coordonner d’autres activités criminelles, de provoquer le non-respect d’une ordonnance de non-communication ou de recueillir des renseignements sur un autre détenu, entre autres préoccupations possibles.

[15] Comme le soutient le SCC, la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont toutes deux reconnu les sérieux enjeux sécuritaires et opérationnels que la présence d’ordinateurs dans les établissements peut présenter, ce qui justifie, en règle générale, qu’il n’en soit donné accès aux détenus que dans des lieux contrôlés, telles les bibliothèques (Lill c. Canada, 2023 CAF 87 [Lill, au par. 19). Dans l’affaire Pengelly, la Cour fédérale a conclu que la prédécesseure de la DC 566-12 touchait des questions de sécurité et n’était pas déraisonnable (Pengelly c. Canada (Procureur général), 2005 CF 693, au par. 19).

[16] De plus, comme le soutient le SCC, les tribunaux ont rejeté des requêtes comme celle de M. Richards. Dans l’affaire Barkley c. Canada, 2017 CAF 7 [Barkley], la Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel de M. Barkley contre la décision de la Cour fédérale rejetant sa demande d’accès à un ordinateur, à une imprimante et à la jurisprudence, entre autres. La CF avait déterminé que des préoccupations légitimes concernant la sécurité de l’Établissement justifiaient le refus de fournir à M. Barkley un ordinateur personnel dans sa cellule et conclu que l’accès à la jurisprudence peut être assujetti à des limites raisonnables (Barkley, aux par. 3 et 4). La Cour d’appel fédérale a confirmé la décision, concluant que la CF avait « considéré les restrictions qu’impose le milieu carcéral » (Barkley, au par. 9).

[17] La Commission affirme que, dans l’affaire Barkley, le détenu se trouvait dans un établissement à sécurité maximale, contrairement à M. Richards, et que le SCC n’a pas prouvé que M. Richards présente actuellement un risque pour la sécurité des autres détenus ou de l’établissement.

[18] Selon M. Dunk, les questions relatives à la sécurité ne peuvent être gérées au cas par cas ou être fondées sur les antécédents de comportement d’un détenu. La dynamique de la population carcérale, y compris le fait que d’autres délinquants puissent user de la force ou faire de l’intimidation pour avoir accès à l’ordinateur à mauvais escient, peut compromettre la sécurité de l’établissement.

[19] M. Dunk affirme également que les politiques du SCC doivent être appliquées de façon uniforme et que, bien que le risque d’avoir un ordinateur dans une cellule puisse sembler minime, si plusieurs détenus ont un ordinateur, la capacité d’échanger des renseignements peut avoir une incidence sur la sécurité des autres détenus et du personnel. À l’heure actuelle, au moins sept détenus ont des plaintes actives en matière de droits de la personne à l’Établissement de Warkworth, et d’autres ont des affaires civiles ou criminelles en cours. S’ils obtenaient tous un ordinateur portatif, le risque pourrait se matérialiser.

[20] J’accepte les observations du SCC sur ce point. Je ne suis pas prête à remettre en question la politique correctionnelle qui a été éclairée par une évaluation des risques. Je ne suis pas non plus prête à mettre en doute la véracité des statistiques de l’Établissement de Warkworth sur la saisie d’objets qui augmentent les risques pour la sécurité et d’autres préoccupations. Le SCC a fourni une déclaration sous serment du directeur de l’Établissement de Warkworth qui explique pourquoi et comment certains risques pour la sécurité peuvent survenir. Bien que la Commission fonde son argument sur le fait que M. Richards ne représente pas de menace individuelle, il est clair que les défis et les questions en matière de sécurité ne se limitent pas à M. Richards. Les tribunaux ont reconnu ces considérations en matière de sécurité et le fait que des restrictions peuvent être imposées à la capacité d’un détenu d’accéder à des dispositifs technologiques. Je ne suis pas disposée à m’écarter de cette orientation ou de la DC interdisant les ordinateurs dans les cellules en me fondant sur les renseignements dont je dispose, particulièrement lorsque j’estime qu’il existe une solution de rechange raisonnable qui permet encore à M. Richards de se préparer pour son audience.

Les procédures en matière de droits de la personne peuvent être limitées au même titre que les procédures criminelles

[21] La position du SCC est que même dans un contexte criminel, les tribunaux ont reconnu que le droit à une défense pleine et entière ne signifie pas que les autorités correctionnelles doivent fournir les conditions idéales pour se préparer à une procédure judiciaire. Il ne suffit pas de démontrer que la préparation d’une défense serait « plus difficile » sans accès à un ordinateur portable. Le défendeur devrait démontrer la « presque impossibilité » de préparer une défense (Fabbricino v. Attorney General of Quebec, 2022 QCCS 3411, au par. 32 [Fabbricino] et R c. Ste-Marie, 2021 QCCS 2634, au par. 51 [Ste‑Marie]). Selon le SCC, la promotion des droits civils ne peut aller plus loin que le droit fondamental à une défense pleine et entière en matière criminelle, laquelle bénéficie d’une protection constitutionnelle et quasi constitutionnelle.

[22] La Commission affirme que le SCC a tort de comparer les contextes criminel et civil, soutenant que la Loi est quasi constitutionnelle et qu’elle n’est pas subordonnée à d’autres lois. Elle fait valoir que les lois relatives aux droits de la personne constituent le « dernier recours de la personne désavantagée et de la personne privée de ses droits de représentation » et le « dernier recours des membres les plus vulnérables de la société », citant la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Tranchemontagne c. Ontario (Directeur du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées), 2006 CSC 14, au par. 49. Elle affirme que le recours peut être dénué de sens par la création d’obstacles.

[23] La Commission soutient également que, dans la décision Fabbricino, la Cour a conclu qu’il s’agissait d’une [traduction] « affaire très simple » sans preuve volumineuse, contrairement aux plaintes de M. Richards en matière de droits de la personne. Je ne suis pas convaincue par les arguments de la Commission. Bien que dans la décision Fabbricino la Cour ait pu faire remarquer qu’il s’agissait d’une « affaire très simple », les procédures criminelles dans cette affaire portaient sur des chefs d’accusation de voies de fait et d’avoir proféré des menaces. La preuve n’était peut‐être pas volumineuse, mais la capacité de préparer une défense pleine et entière dans le cadre d’accusations criminelles a manifestement de profondes répercussions pour l’accusé, qui bénéficie des protections constitutionnelles.

[24] Bien que la Commission soutienne que la Loi n’est pas subordonnée à d’autres lois, il ne s’ensuit pas que les droits d’un plaignant dans une procédure civile excèdent les droits protégés par la Constitution d’un accusé ou d’un détenu dans une procédure criminelle. Les conséquences des procédures criminelles entraînent nécessairement la perte de liberté, des conditions de détention, la stigmatisation d’une condamnation criminelle ou le maintien en incarcération, entre autres choses. Si les tribunaux ont jugé, même dans des procédures criminelles, qu’il y a des limites dans le contexte carcéral à la présentation d’une défense pleine et entière, il est clair que de telles restrictions sont également justifiées dans des procédures civiles.

[25] La Commission s’appuie sur des affaires qui se distinguent entièrement de la situation de M. Richards, notamment parce qu’elles concernent des procédures criminelles.

[26] La Commission s’appuie sur une procédure criminelle dans laquelle la Cour a ordonné au SCC de se conformer à sa propre offre de fournir à l’appelant un ordinateur portatif fonctionnel (Chemama v. R., 2021 QCCA 1158). Il s’agissait d’un appel d’une procédure criminelle et pourtant, même dans ce contexte, la Cour d’appel du Québec a par la suite rejeté la demande de M. Chemama visant à ordonner au SCC de se conformer au jugement de 2021 de la Cour, affirmant que [traduction] « [la détention] imposera inévitablement, à l’occasion, des obstacles à l’accomplissement d’un travail juridique comme le dépôt d’un mémoire d’appel. Toutefois, il n’appartient pas à notre Cour de surveiller les règles d’un centre de détention […] » (Chemama v. Commissioner of Correctional Services of Canada, 2022 QCCA 248, au par. 5).

[27] De même, la Commission invoque la décision Galup c. Canada (Procureur général), 2008 CF 862. Les faits dans cette affaire sont nettement différents et n’appuient pas la requête de M. Richards. Premièrement, il s’agissait d’une procédure criminelle dans le cadre de laquelle le demandeur a été déclaré coupable de meurtre et voulait poursuivre ses recours juridiques, y compris un appel devant la Cour suprême du Canada, et il avait plus de 7 000 pages de documents. La Cour a renvoyé l’affaire pour réexamen, mais en raison d’une mauvaise compréhension de ce que signifiait le terme « ordinateur ». Le détenu n’a pas demandé un ordinateur portatif dans sa cellule – il voulait utiliser un lecteur CD.

[28] Dans l’affaire Boulachanis v. His Majesty the King (décision non publiée de la Cour fédérale datée du 23 octobre 2023, T-1119-20), la Cour a rejeté une requête similaire visant à obtenir un ordinateur portatif dans une cellule. La demanderesse avait déposé une demande contre le SCC, alléguant des violations de ses droits de la personne et civils en lien avec son statut de personne transgenre. Le SCC avait déjà prêté à Mme Boulachanis un ordinateur portatif dans le cadre du processus d’appel de son affaire criminelle, qu’elle était autorisée à utiliser dans sa cellule. L’ordinateur portatif lui a été enlevé quelques mois après la fin de ses procédures criminelles. Elle a invoqué le droit d’être traitée avec dignité et d’avoir une défense pleine et entière, mais sa requête a été rejetée (Boulachanis, aux pages 4, 7 et 10). En outre, lorsqu’elle a rejeté la requête, la Cour a fait référence à la DC 566-12 et au fait que l’affaire criminelle de la demanderesse était terminée et que son droit à une défense pleine et entière n’était donc plus en jeu, notant qu’elle avait par ailleurs accès à du matériel électronique pour préparer son action. De plus, une inspection de l’ordinateur portatif a mené à la découverte de programmes logiciels qui n’aurait pas été autorisés et au fait que la demanderesse avait le statut d’administrateur. Le SCC cite cet élément comme preuve du fait que les préoccupations en matière de sécurité qu’il soulève ne sont pas hypothétiques.

[29] La Commission s’appuie sur la décision Boulachanis à l’appui de son argument selon lequel M. Richards devrait avoir un accès complet à un ordinateur portatif, soulignant que la détenue dans cette affaire a eu un accès complet dans sa cellule pendant toute la durée de sa procédure judiciaire. Toutefois, les observations de la Commission ne reconnaissent pas que la détenue avait accès à l’ordinateur portatif pendant la procédure criminelle et que l’ordinateur portatif a été retiré par la suite. La Cour a conclu que la demanderesse n’avait pas démontré en quoi l’avantage qu’elle demandait – principalement avoir l’ordinateur portatif dans sa cellule – était requis pour lui permettre de faire avancer sa cause ou en quoi l’absence de cet avantage la priverait de la possibilité de le faire. Elle a rejeté sa requête visant à obtenir de nouveau un ordinateur portatif pour ses procédures civiles.

[30] La Commission soutient également qu’il faut donner à la Loi une interprétation large et libérale pour assurer la réalisation de ses objectifs. Elle affirme que le fait d’exiger de M. Richards qu’il démontre qu’il serait impossible de préparer sa cause sans les outils demandés minerait le processus inhérent et souple du Tribunal, compromettrait l’équité procédurale et entraverait l’accès des détenus à la justice et leur droit de participer aux procédures en matière de droits de la personne.

[31] Je suis d’accord avec la Commission pour dire que le Tribunal peut rendre des décisions procédurales afin de permettre un processus d’audience équitable, souple et efficace. Mais cela ne veut pas dire que, puisqu’il s’agit d’une instance en matière de droits de la personne, je ne peux pas soupeser d’autres considérations comme la sécurité. Comme les tribunaux l’ont reconnu, il y a des limites à l’accès à la technologie dans le contexte carcéral, même dans les procédures criminelles. Ces limites existent clairement en matière civile, même si l’on considère les objectifs de la Loi et le mandat du Tribunal.

D’autres détenus n’ont reçu des ordinateurs portatifs que dans des circonstances exceptionnelles

[32] M. Richards et la Commission soutiennent que d’autres détenus ont reçu un ordinateur portatif et d’autres appareils et qu’il est donc juste qu’on lui accorde la même chose. Il s’agit notamment de Christopher Lill, qui a eu accès à un ordinateur portatif et à une imprimante, entre autres choses, dans le cadre d’une procédure civile et de plaintes en matière de droits de la personne.

[33] Le SCC reconnaît que M. Lill a reçu un ordinateur portable pendant la pandémie lorsque l’accès aux aires communes comme la bibliothèque était restreint. L’ordinateur portatif a été saisi à la fin de 2022. Il a ensuite été établi que M. Lill avait utilisé l’ordinateur pour une activité non autorisée et plusieurs périphériques informatiques de contrebande ont été trouvés au cours d’une fouille. M. Lill a déposé deux requêtes sollicitant une réparation semblable à celle de M. Richards, à savoir l’accès à certaines lois, à une imprimante et à des lecteurs externes. Sa deuxième requête a été déposée après la saisie de son ordinateur, lorsqu’il a demandé un accès renouvelé à un ordinateur portatif dans sa cellule. Les deux requêtes ont été rejetées (voir Lill v. Her Majesty the Queen, décision non publiée datée du 7 juillet 2022 dans le dossier A-109-22 de la Cour d’appel fédérale et Lill, aux par. 2 et 3). Le SCC affirme également que l’affaire Lill démontre que ses préoccupations en matière de sécurité ne sont pas purement hypothétiques.

[34] Le SCC a précisé qu’au moment où son affidavit a été souscrit, M. Dunk croyait que les deux ordinateurs portatifs de divulgation électronique avaient été fournis pour des affaires criminelles à l’Établissement de Warkworth. Le 22 février 2024, M. Dunk a rectifié la situation et a dit qu’il avait appris qu’en fait, un ordinateur avait été fourni dans le cadre d’une procédure civile et qu’il n’aurait pas dû l’être. Le directeur allait prendre des mesures pour corriger la situation.

[35] À mon avis, bien qu’un ordinateur portatif et un autre accès aient été autorisés dans le cas de M. Lill pendant la pandémie et qu’ils aient également été accordés dans des contextes criminels, je ne suis pas convaincue qu’il existe des circonstances exceptionnelles en l’espèce qui justifient de déroger à la règle interdisant les ordinateurs dans les cellules. Je ne suis pas disposée à ordonner au SCC d’aller à l’encontre de sa DC ou de faire une exception en l’espèce, étant donné qu’il existe d’autres solutions.

[36] En outre, M. Richards a la possibilité de demander d’autres mesures – une prolongation du délai pour examiner la preuve communiquée et préparer des observations, par exemple, au besoin. Le fait d’ordonner au SCC de lui fournir un ordinateur portatif, une imprimante et d’autres appareils n’est pas la seule façon de répondre aux préoccupations concernant sa capacité de se préparer, si elles se présentent.

La solution de rechange proposée par le SCC est équitable sur le plan de la procédure

[37] À mon avis, les options présentées par le SCC représentent une solution de rechange équitable et raisonnable à ce que M. Richards a demandé. Le SCC propose d’imprimer deux copies de tous les documents afin de donner à M. Richards une copie de sauvegarde et la possibilité de vérifier les documents s’il est préoccupé par les documents sous sa garde.

[38] Bien que la Commission ait laissé entendre que le papier ne serait pas une solution de rechange acceptable en raison d’un risque d’incendie, le SCC indique que M. Richards pourrait avoir autant de cartables de documents dans sa cellule qu’un petit coffre pourrait contenir et qu’il peut échanger des documents au service d’admission et de libération chaque semaine après avoir présenté une demande écrite. M. Richards pourrait également obtenir des boîtes verrouillées supplémentaires pour entreposer des documents auprès du service d’admission et de libération, ce qui lui permettrait d’avoir accès aux documents dans sa cellule.

[39] Les détenus peuvent utiliser les ordinateurs de la bibliothèque selon le principe du premier arrivé, premier servi. Il y a deux ordinateurs autonomes et huit ordinateurs en réseau qui se connectent au réseau local des détenus. Bien que les détenus puissent sauvegarder des documents sur un lecteur local sur le serveur du réseau local des détenus, le SCC ne le recommande pas pour des documents juridiques. La bibliothèque est ouverte le lundi et le mardi de 13 h 30 à 15 h 15 et de 18 h 30 à 19 h 50. Elle est ouverte du mercredi au vendredi de 9 h 30 à 10 h 50 et de 13 h 30 à 15 h 15. Les détenus peuvent imprimer des documents à la bibliothèque pour 0,10 $ la page, mais ils ne peuvent pas numériser de documents. Des copies de documents juridiques de référence tels que la Charte, la LSCMLC, la Loi, les DC et les lignes directrices connexes sont disponibles à la bibliothèque et peuvent être photocopiées et imprimées moyennant des frais.

[40] À mon avis, les copies papier des documents communiqués permettront à M. Richards d’avoir un accès raisonnable dans les limites imposées par l’environnement correctionnel et réduiront la participation du personnel du SCC, ce qui est une préoccupation soulevée par M. Richards. M. Richards peut accéder aux ordinateurs des détenus dans la bibliothèque où il peut taper, sauvegarder et imprimer son travail et photocopier des documents au besoin. S’il ne veut pas sauvegarder ou imprimer, il peut écrire ses notes à la main, comme toute personne dans la communauté qui n’a pas d’ordinateur.

[41] D’après les renseignements dont je dispose, je ne suis pas convaincue que l’équité procédurale exige que M. Richards ait un ordinateur portatif dans sa cellule ou les autres outils qu’il a demandés. Accorder la réparation demandée constituerait une dérogation à la DC et à l’approche adoptée par les tribunaux. La solution n’est peut-être pas idéale, mais elle est raisonnable compte tenu des considérations en matière de sécurité qui ont été reconnues par les tribunaux. Ces considérations ne sont pas hypothétiques, comme l’indique l’affidavit de M. Dunk. L’équité procédurale n’exige pas que le SCC fournisse un ordinateur portatif en l’absence de preuve que M. Richards représentera personnellement un risque pour la sécurité ou qu’il utilisera l’équipement à mauvais escient.

[42] Comme la Commission le reconnaît dans ses observations, dans les procédures administratives, l’objectif n’est pas de créer une perfection [traduction] « procédurale », mais de parvenir à un certain équilibre entre le besoin d’équité, d’efficacité et de prévisibilité des résultats. Au-delà de ces considérations, dans le contexte correctionnel, ces considérations doivent également être soupesées en fonction des préoccupations en matière de sécurité.

[43] La Commission soutient que les plaignants qui se représentent eux-mêmes ou les délinquants qui ne sont pas incarcérés peuvent consulter les documents communiqués et se préparer à une audience seuls [traduction] « sans les contraintes imposées par les exigences relatives à la sécurité de l’établissement ». Elle affirme qu’il y a un déséquilibre entre la capacité de M. Richards de se préparer et celle des autres plaignants qui sont dans la collectivité ou qui sont représentés par un avocat qui n’est pas soumis à ces restrictions.

[44] La Commission a raison. M. Richards n’a pas la possibilité de préparer son dossier de la même manière qu’un autre plaignant dans la collectivité. La préparation peut être plus difficile, comme les tribunaux l’ont reconnu à maintes reprises, mais c’est là le corollaire de l’incarcération.

[45] Cependant, je conviens que le SCC doit confirmer comment et où M. Richards pourra visionner les vidéos, et à quelle vitesse il pourra consulter les copies papier s’il y a des limites à ce qu’il peut garder dans sa cellule. S’il faut en fait des semaines à M. Richards pour pouvoir échanger des cartables et examiner les documents communiqués, étant donné que l’accès aux CD-ROM a été désactivé à la bibliothèque, j’entendrai M. Richards et les autres parties pour savoir si une prolongation du délai ou une remise est justifiée pour lui permettre de se préparer pour la présente audience, en vue de conserver les dates d’audience et d’éviter tout retard au début de l’audience.

V. Prochaines étapes

[46] Dans ses observations, le SCC a soulevé le fait que l’ancien représentant de M. Richards avait reçu les quatre premières parties des documents communiqués par le SCC par voie électronique et que M. Richards avait reçu des copies sur CD. Le SCC reconnaît que M. Richards n’a pas accès aux documents envoyés à son ancien représentant. Il a reçu les documents communiqués no 5 sur papier ainsi que tous les documents protégés.

[47] Le SCC a proposé que des copies papier et des CD‐ROM des quatre premiers lots des documents communiqués soient envoyés à M. Richards avant que la présente décision ne soit rendue, afin que M. Richards puisse les examiner le plus tôt possible. J’ai accueilli cette demande, et M. Richards a reçu les deux premiers lots de documents communiqués par le SCC pour commencer. Le SCC devait également livrer les deux derniers lots dès que possible.

[48] Le 4 mars 2024, M. Richards a écrit au Tribunal pour l’informer que l’Établissement de Warkworth avait depuis désactivé l’accès aux clés USB et aux CD‐ROM à la bibliothèque des détenus et que cela constituait une violation de son droit de se préparer pour son audience. Le SCC a indiqué qu’il avait supprimé cet accès le 2 février 2024 afin de s’harmoniser aux établissements environnants où la pratique courante est de désactiver ces lecteurs pour une meilleure gestion des données et comme mesure de sécurité préventive.

[49] Compte tenu de la désactivation de l’accès aux CD-ROM à la bibliothèque, le SCC est prié de confirmer que M. Richards ne peut consulter que des copies papier. Le SCC doit également confirmer par écrit qu’il dispose d’une solution raisonnable pour assurer la protection de la vie privée de M. Richards et lui permettre de visionner les vidéos des documents divulgués sur un ordinateur autonome sans la présence d’autres détenus, seul le personnel du SCC devant être présent à des fins de sécurité lorsqu’un détenu utilise un ordinateur. Le SCC est également prié de confirmer que M. Richards a accès à la bibliothèque pendant les heures de déplacement des détenus. La Commission et le SCC devront tous deux confirmer par écrit que leurs documents communiqués ont été fournis à M. Richards sur support papier, en deux copies.

VI. ORDONNANCE

[50] La requête est rejetée dans son intégralité.

[51] Si ce n’est déjà fait au moment où la présente décision est rendue, deux copies de tous les documents communiqués doivent être remises à M. Richards sur papier. Si la Commission ne l’a pas déjà fait, elle doit fournir ses documents communiqués au SCC au plus tard le 14 mars 2024 afin que le SCC puisse en faire des copies et les fournir à M. Richards.

[52] Au plus tard le 18 mars 2024, le SCC doit répondre par écrit à ce qui suit :

  • Comment et où M. Richards pourra-t-il visionner les vidéos faisant partie des documents communiqués?

  • En combien de temps M. Richards est-il en mesure d’échanger des documents qu’il ne peut pas garder dans sa cellule?

  • M. Richards a-t-il accès à deux copies papier des documents communiqués par la Commission et le SCC?

[53] Le greffe organisera une conférence téléphonique de gestion d’instance avec les parties. J’entendrai M. Richards et les autres parties pour savoir si une prolongation du délai ou une remise est justifiée pour lui permettre de se préparer à l’audience, en vue de conserver les dates d’audience et d’éviter tout retard au début de l’audience.

Signée par

Jennifer Khurana

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 12 mars 2024

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2218/4017, T2282/3718, T2395/5419, T2647/2321

Intitulé de la cause : Ryan Richards c. Service correctionnel du Canada

Date de la décision du tribunal : Le 12 mars 2024

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par :

Ryan Richards , pour son propre compte

Ikram Warsame , Sameha Omer et Laure Prévost pour la Commission canadienne des droits de la personne

Dominique Guimond , pour l'intimé

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