Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Gordon Lock, Deborah Senger, Harold Lock, Carol Raymond et Neil Peters souhaitent être membres de la Première Nation de Peters. Tous ont des liens avec la communauté de la Première Nation de Peters. Le dépôt du projet de loi C-31, qui modifiait la Loi sur les Indiens, leur a permis de retrouver le statut d’Indien vers 1987. L’affaire porte sur le traitement des demandes d’adhésion de Gordon, Deborah, Harold, Carol et Neil par la Première Nation de Peters.

La Loi canadienne sur les droits de la personne exige que le traitement des demandes d’adhésion, considéré comme un service, soit non discriminatoire. Pour les demandes de Carol et Neil, la Première Nation a introduit des obstacles qui ne figuraient pas dans ses règles d’adhésion. De plus, la Première Nation a conseillé à Gordon et Deborah de ne pas présenter une demande d’adhésion. Ce conseil est également considéré comme un service. Aussi, Gordon et Deborah n’ont pas pu compléter le processus, car la Première Nation de Peters l’a rendu plus complexe. Le Tribunal estime que ces actes sont discriminatoires. Cependant, le Tribunal n’a pas décidé si le retrait d’Harold et de Deborah de la liste des membres en 1987 était discriminatoire, car le retrait remontait à trop longtemps. Comme il n’y avait pas d’autres formes possibles de discrimination liées à Harold, sa plainte a donc été rejetée.

La Première Nation de Peters a déclaré que Carol et Neil étaient trop âgés pour devenir membres. L’âge a donc été un facteur discriminatoire dans le traitement de leurs demandes.

La situation de famille a aussi influencé le traitement des demandes de Gordon, Deborah, Carol et Neil. Dans le cas de Carol, la Première Nation a déclaré avoir tenu compte du divorce de ses parents, et dans le cas de Neil, c’était l’émancipation de ses parents. En ce qui concerne Deborah et Gordon, la Première Nation a créé des obstacles parce que leur père n’avait pas le statut d’Indien au sens de la Loi sur les Indiens. Le Tribunal estime que tous ces actes sont une discrimination fondée sur la situation de famille.

La Première Nation de Peters n’a pas prouvé que ses actions étaient justes. Elle a déclaré avoir essayé de protéger ses valeurs culturelles et sa communauté. Le Tribunal a conclu que la Première Nation de Peters n’avait pas agi de bonne foi en traitant ces demandes d’adhésion. Elle n’a pas montré que l’exclusion de Gordon, Deborah, Carol et Neil protégeait la communauté et ses valeurs culturelles.

En conséquence, le Tribunal a ordonné à la Première Nation de Peters d’arrêter de traiter les demandes d’adhésion de manière discriminatoire et aussi de réexaminer les demandes d’adhésion concernées. Gordon, Deborah, Carol et Neil ont reçu 12 500 $ chacun pour préjudice moral. Ils ont également obtenu 20 000 $ chacun parce que la Première Nation de Peters a délibérément fait preuve de discrimination à leur égard lors du traitement de leurs demandes.

La preuve a montré que Gordon, Deborah, Carol et Neil seraient probablement devenus membres si la Première Nation de Peters n’avait pas fait preuve de discrimination. Par conséquent, le Tribunal lui a ordonné de verser à ces quatre individus la somme que les autres membres ont reçue pendant cette période, soit 242 000 $ par personne.

Le Tribunal a décidé de ne pas garder le dossier ouvert pour assurer le respect de ses ordonnances. Cette responsabilité revient à la Cour fédérale, qui veillera à ce que la Première Nation de Peters les respecte.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 55

Date: le 28 novembre 2023

Numéros des dossiers : T2697/7321; T2698/7421; T2699/7521; T2716/9221; T2717/9321

[traduction française]

Entre :

Gordon Lock, Deborah Senger, Harold Lock, Carol Raymond et Neil Peters

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Première Nation de Peters

l'intimée

Décision

Membre : Catherine Fagan


Table des matières

I. Aperçu 1

II. Résumé de la décision 3

III. Questions en litige 5

IV. Code d’appartenance de la Première Nation de Peters 6

V. Circonstances propres à chaque plaignant 10

A. Gordon Lock, Deborah Senger et Harold Lock 10

(i) Gordon Lock 11

(ii) Deborah Senger 12

(iii) Harold Lock 14

B. Carol Raymond 15

C. Neil Peters 18

VI. Analyse 21

A. Le retrait du statut de membre de 1987 ne s’inscrit pas dans la portée des plaintes 21

B. L’intimée a-t-elle établi que l’exigence de l’âge qui s’applique aux demandes d’adhésion relève des règles de droit coutumier ou des traditions juridiques de la Première Nation de Peters, conformément à l’article 1.2 de la Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne? 23

C. Les actions prises par la Première Nation de Peters en ce qui concerne les demandes d’adhésion constituent-elles un service? 31

D. Les plaignants ont-ils subi un préjudice ou ont-ils été désavantagés à l’occasion du traitement de leurs demandes d’adhésion? 35

(i) Gordon Lock 35

(ii) Deborah Senger 38

(iii) Carol Raymond 38

(iv) Neil Peters 39

(v) Harold Lock 40

E. La déficience, la race, l’origine nationale ou ethnique, l’âge, l’état matrimonial ou la situation de famille ont-ils influé sur la décision de refuser le statut de membre et les avantages qui en découlent? 41

(i) Âge 41

(ii) Situation de famille 42

(iii) Déficience 45

(iv) Race, origine nationale ou ethnique et état matrimonial 45

F. Les plaignants ont-ils établi une preuve prima facie qu’ils ont fait l’objet de discrimination de la part de la Première Nation de Peters dans le cadre de la fourniture de services liés à l’appartenance? 45

G. La Première Nation de Peters a-t-elle établi l’existence d’un motif justifiable pour sa conduite discriminatoire? 46

(i) L’objectif précis (cohésion de la communauté et maintien des valeurs culturelles) est-il rationnellement lié à une fonction ou un objectif général du conseil? 47

(ii) Les critères utilisés pour traiter les demandes d’adhésion ont-ils été adoptés de bonne foi, en croyant qu’ils étaient nécessaires pour réaliser ce but ou cet objectif? 48

(iii) Les critères utilisés pour traiter les demandes d’adhésion sont-ils nécessaires à la réalisation de son but ou objectif, et est-il possible de composer avec les plaignants sans subir une contrainte excessive? 52

H. Les mesures de réparation prévues par l’article 53 de la LCDP 54

(i) Faut-il ordonner à la Première Nation de Peters de cesser de discriminer chacun des plaignants? 55

(ii) Faut-il ordonner à la Première Nation de Peters de traiter à nouveau les demandes d’adhésion de chacun des plaignants? 56

(iii) Faut-il ordonner à la Première Nation de Peters de mettre fin à ses politiques et pratiques discriminatoires qui sont fondées sur l’âge et la situation de famille dans le traitement de toutes les demandes d’adhésion, actuelles et futures? 58

(iv) Faut-il ordonner à la Première Nation de Peters de collaborer avec la Commission pour examiner et réviser ses politiques en matière d’adhésion? 60

(v) Faut-il ordonner à la Première Nation de Peters d’accorder aux plaignants les chances et les avantages de l’adhésion qui leur ont été refusés, y compris l’indemnisation pour le pipeline Trans Mountain et le règlement territorial de la bande de Seabird Island? 61

(vi) Est-ce que chacun des plaignants devrait avoir droit à une indemnité pour préjudice moral? 67

(vii) Est-ce que chacun des plaignants devrait avoir droit à une indemnité pour la conduite discriminatoire délibérée et inconsidérée? 70

(viii) Le Tribunal devrait-il conserver sa compétence jusqu’à ce que les parties confirment que les mesures de réparation ont été mises en œuvre? 73

VII. Ordonnances 75

Annexe A : 77

 


I. Aperçu

[1] Les plaignants en l’espèce, Gordon Lock, Deborah Senger, Harold Lock, Carol Raymond et Neil Peters, allèguent que la Première Nation de Peters, l’intimée, a exercé envers eux une discrimination fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, l’état matrimonial et la situation de famille lorsqu’elle a traité leurs demandes d’adhésion, en violation de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la « LCDP »).

[2] Toutes ces plaintes sont fondées sur le fait que les plaignants se seraient vu refuser le statut de membre, ou l’accès à l’appartenance, ou qu’ils auraient perdu leur statut de membre de la Première Nation de Peters, et ce, pour des motifs discriminatoires. Compte tenu des dispositions discriminatoires de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985 ch. I-5 (la « Loi sur les Indiens ») qui étaient en vigueur avant 1985, tous les plaignants avaient perdu leur statut d’Indien ou leur droit au statut et, par conséquent, leur droit à l’appartenance à la Première Nation de Peters, soit parce que leurs parents avaient été émancipés, soit parce que leur mère avait épousé un non-Indien, soit parce qu’ils avaient eux-mêmes épousé un non-Indien. Ils ont tous acquis ou retrouvé leur statut d’Indien et leur droit à l’appartenance à la suite de l’adoption de la Loi modifiant la Loi sur les Indiens (L.C. 1985, ch. 27 (le « projet de loi C-31 »)). Or, la Première Nation de Peters a refusé de reconnaître les plaignants en tant que membres et rien dans le code d’appartenance de la Première Nation de Peters) (le « Code d’appartenance ») ne semble empêcher les plaignants d’être reconnus comme tels. La Première Nation de Peters a invoqué de nombreuses raisons pour expliquer pourquoi les plaignants ne sont pas et ne peuvent pas être membres. Par conséquent, il faut examiner la façon dont la Première Nation de Peters a traité les demandes d’adhésion des plaignants pour analyser les plaintes en question.

[3] Avant 1985, la Loi sur les Indiens institutionnalisait la discrimination fondée sur le sexe en ne reconnaissant que la transmission du statut par le père. Les femmes qui épousaient des non-Indiens, de même que leurs enfants, perdaient leur statut. La Loi sur les Indiens de l’époque comprenait également diverses dispositions relatives à l’émancipation aux termes desquelles les Indiens inscrits pouvaient ne plus être considérés comme des Indiens en échange de divers incitatifs. Ces dispositions s’inscrivaient dans la stratégie que poursuivait depuis longtemps le gouvernement fédéral en vue de réduire le nombre d’Indiens inscrits et de peut-être ainsi se débarrasser du « problème indien ».

[4] Ces dispositions ont généralement été jugées discriminatoires et, après l’adoption de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, le projet de loi C-31 a été présenté et adopté afin de modifier la Loi sur les Indiens et de remédier (au moins en partie) aux effets discriminatoires de ces dispositions.

[5] Le projet de loi C-31 consistait à supprimer les dispositions relatives à l’émancipation et à permettre aux Indiens qui avaient perdu leur statut à la suite d’une émancipation, ainsi qu’aux femmes et à leurs enfants qui avaient perdu leur statut à la suite d’un mariage avec un non-Indien, d’être réinscrits.

[6] Dans la décision Andrews et al. c. Affaires indiennes et du Nord Canada, 2013 TCDP 21, aux paragraphes 1 à 6, le Tribunal donne un aperçu du contexte historique des dispositions relatives à l’émancipation ainsi que des effets préjudiciables et traumatisants qu’elles ont eus sur les personnes touchées ainsi que sur leurs familles et leurs communautés.

[7] La Première Nation de Peters est une bande au sens de la Loi sur les Indiens et ses membres s’identifient comme des Sto:lo. Elle a trois réserves, toutes situées dans les environs de Hope, en Colombie-Britannique, et elle compte actuellement environ 73 membres inscrits, dont 35 à 43 vivent dans la réserve. Services aux Autochtones Canada reconnaît environ 175 Indiens inscrits affiliés à la Première Nation de Peters. Être reconnu par le Canada comme étant affilié à la Première Nation de Peters ne signifie pas être reconnu comme membre, car, comme il est expliqué ci-dessous, c’est la Première Nation de Peters qui décide de l’appartenance à ses effectifs.

[8] La présente affaire s’inscrit dans une série de batailles judiciaires livrées par des personnes qui affirment avoir été illégalement privées de leur droit à l’appartenance à la Première Nation de Peters. À ce jour, ces batailles ont donné lieu à au moins trois contrôles judiciaires distincts, à deux appels devant la Cour d’appel fédérale et à une demande d’autorisation d’appel devant la Cour suprême du Canada (Peters c. Bande de la Première Nation Peters, 2018 CF 544 (CanLII); Conseil de bande de la Première Nation Peters c. Peters, 2019 CAF 197; Engstrom c. Première Nation de Peters, 2020 CF 286; Première nation Peters c. Engstrom, 2021 CAF 243; Peters c. Première Nation Peters, 2023 CF 399; Peters v. Peters First Nation, 25 août 2023 (quant aux dépens)).

[9] À l’instar des présentes plaintes, ces affaires concernent des personnes qui se sont vu refuser le statut de membre sur la base de leur âge et d’autres critères discrétionnaires qui ne pas énoncés dans le Code d’appartenance. La Première Nation de Peters a été déboutée chaque fois, et la Cour fédérale a maintes fois conclu que le conseil avait agi de mauvaise foi dans le traitement des demandes d’adhésion. Le Tribunal est également saisi d’une autre plainte contre la Première Nation de Peters, qui concerne également des allégations de discrimination dans le traitement des demandes d’adhésion. Cette plainte n’est pas encore rendue à l’étape de l’audience.

[10] Compte tenu de la récurrence de certains noms de famille au sein de la Première Nation de Peters, j’utiliserai respectueusement les prénoms tout au long de la présente décision afin d’éviter toute confusion.

II. Résumé de la décision

[11] Le Tribunal conclut que les plaintes de Gordon, Deborah, Neil et Carol sont fondées.

[12] Les plaignants ne contestent pas directement le Code d’appartenance. Ils contestent plutôt la façon discrétionnaire et discriminatoire dont les demandes d’adhésion sont traitées, ce qui constitue un service au sens de l’article 5 de la LCDP.

[13] Carol et Neil ont présenté plusieurs demandes d’adhésion. Lorsqu’elle a traité ces demandes, la Première Nation de Peters a ajouté des critères, des exigences, des complexités et des contraintes qui ne figuraient pas dans son Code d’appartenance. Gordon et Deborah n’ont pas présenté de demandes d’adhésion en format papier. Cependant, la Première Nation de Peters leur a dit de ne pas présenter de demande et leur a demandé de se soumettre à un processus de demande inutilement complexe, ce qui a été fait dans le cadre de la fourniture d’un service.

[14] Le Tribunal ne se prononce pas sur le caractère discriminatoire du retranchement de Harold et Deborah de la liste des membres en 1987 puisque les faits remontent à trop loin pour entrer dans la portée des plaintes. Étant donné que la plainte de Harold ne faisait état d’aucun autre traitement potentiellement défavorable à son égard, elle n’a pas été retenue.

[15] La Première Nation de Peters a admis qu’elle avait tenu compte de l’âge de Carol et de Neil lorsqu’elle a traité et rejeté leurs demandes d’adhésion. Elle a aussi dit à Deborah et Gordon de ne pas présenter de demande en raison de leur âge.

[16] La situation de famille a été un facteur dans la façon dont la Première Nation de Peters a traité les demandes de Gordon, Deborah, Carol et Neil. Pour Carol, le divorce de ses parents a été un facteur. Pour Neil, c’était l’émancipation de ses parents. Et, pour Deborah et Gordon, le fait que leur père n’avait pas le statut d’Indien a été un facteur. Ces motifs constituent tous de la discrimination fondée sur la situation de famille.

[17] La Première Nation de Peters n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’elle a une règle de droit coutumier ou une tradition juridique lui permettant de limiter les demandes d’adhésion aux personnes âgées de 17 ans ou moins au sens de l’article 1.2 de la Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.C. 2008, ch. 30. L’article 1.2 est une disposition d’interprétation qui exige que le Tribunal tienne dûment compte des traditions juridiques et des règles de droit coutumier d’une Première Nation lorsqu’il interprète et applique les dispositions de la LCDP.

[18] La Première Nation de Peters n’a pas démontré qu’elle avait un motif justifiable pour expliquer sa conduite discriminatoire. Elle a affirmé avoir agi de manière discriminatoire pour protéger ses valeurs culturelles et la cohésion de sa communauté. Cependant, elle n’a pas agi de bonne foi et elle n’a pas démontré que la décision de ne pas inscrire les plaignants sur la liste des membres avait pour effet de protéger la communauté et ses valeurs culturelles.

[19] Le Tribunal ordonne à la Première Nation de Peters de cesser de faire preuve de discrimination dans le traitement des demandes d’adhésion des plaignants et de tous les autres demandeurs actuels et futurs. Il ordonne également que les demandes d’adhésion des plaignants soient réexaminées dans les 30 jours. Gordon, Deborah, Carol et Neil se voient attribuer 12 500 $ chacun pour le préjudice moral qu’ils ont subi en raison de la discrimination et 20 000 $ à titre d’indemnité pour la conduite discriminatoire délibérée et inconsidérée de la Première Nation de Peters, qui était si flagrante qu’il est justifié d’accorder le montant le plus élevé autorisé par la LCDP.

[20] Selon la prépondérance des probabilités, la preuve démontre que les plaignants auraient été membres s’il n’y avait pas eu discrimination. Par conséquent, le Tribunal a ordonné à la Première Nation de Peters de verser à Gordon, Deborah, Carol et Neil certaines sommes que les autres membres ont reçues au cours de cette période.

III. Questions en litige

1. Les plaignants ont-ils démontré, au moyen d’une preuve prima facie, que la Première Nation de Peters a fait preuve de discrimination à leur égard dans le cadre de la fourniture de services liés à l’appartenance, en violation de l’article 5 de la LCDP? Pour répondre à cette question, il faut répondre aux questions suivantes :

a. Les mesures prises par la Première Nation de Peters en ce qui concerne les demandes d’adhésion constituent-elles un service?

b. Les plaignants ont-ils été traités défavorablement dans le cadre du traitement de leurs demandes d’adhésion ou se sont-ils vu refuser le traitement de leurs demandes d’adhésion?

c. Dans l’affirmative, les plaignants ont-ils démontré, selon la prépondérance des probabilités, que leur âge, leur race, leur origine nationale ou ethnique, leur état matrimonial ou leur situation de famille sont des facteurs qui ont influé sur le traitement de leurs demandes d’adhésion?

2. Si la preuve prima facie est établie, la Première Nation de Peters a-t-elle prouvé qu’elle avait un motif justifiable prévu au paragraphe 15(1) ou au paragraphe 15(2) de la LCDP? Plus précisément, la Première Nation de Peters a-t-elle démontré que :

a. l’objectif précis (cohésion de la communauté et maintien des valeurs culturelles) est rationnellement lié à un objectif général du conseil;

b. le conseil a adopté en toute bonne foi des critères discrétionnaires pour traiter les demandes d’adhésion, en croyant sincèrement que ceux-ci étaient nécessaires pour réaliser son but ou son objectif;

c. les critères sont raisonnablement nécessaires pour réaliser son but ou son objectif, en ce sens que la Première Nation de Peters ne peut pas composer avec des personnes ayant les mêmes caractéristiques que les plaignants sans subir une contrainte excessive.

3. Dans le cadre de cette analyse, il faut déterminer si l’exigence relative à l’âge qui a été appliquée aux demandes d’adhésion des plaignants est une règle de droit coutumier ou une tradition juridique de la Première Nation de Peters conformément à l’article 1.2 de la Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne. Dans l’affirmative, quelle est l’incidence de cette conclusion sur l’analyse des questions susmentionnées?

4. Si le Tribunal conclut à la discrimination, quelles réparations devraient être ordonnées en vertu de l’article 53 de la LCDP? Pour déterminer les réparations, il faut répondre aux questions suivantes :

a. Faut-il ordonner à la Première Nation de Peters de mettre fin à sa conduite discriminatoire dans le traitement des demandes d’adhésion?

b. Faut-il ordonner à la Première Nation de Peters de cesser de discriminer chacun des plaignants?

c. Faut-il ordonner à la Première Nation de Peters de traiter à nouveau les demandes d’adhésion des plaignants?

d. Faut-il ordonner à la Première Nation de Peters d’accorder aux plaignants les chances et les avantages de l’adhésion qui leur ont été refusés, y compris une indemnité pour le pipeline Trans Mountain et le règlement territorial de Seabird Island?

e. Est-ce que chacun des plaignants devrait avoir droit à une indemnité pour préjudice moral?

f. Est-ce que chacun des plaignants devrait avoir droit à une indemnité pour la conduite discriminatoire délibérée et inconsidérée de la Première Nation de Peters?

IV. Code d’appartenance de la Première Nation de Peters

[21] Avant d’aborder les principales questions soulevées en l’espèce, il convient de donner un aperçu du Code d’appartenance actuel et du contexte de sa mise en œuvre.

[22] En 1985, le projet de loi C-31 a ajouté un nouvel article 10 à la Loi sur les Indiens. Ce nouvel article permettait aux Premières Nations d’assumer la responsabilité de leurs listes de membres pour la première fois depuis l’adoption de la Loi sur les Indiens, sous réserve de certaines exigences énoncées à l’article 10. Compte tenu de la pertinence de cet article pour la présente instance, j’ai reproduit les paragraphes de 10(1) à 10(5) ci-dessous :

10 (1) La bande peut décider de l’appartenance à ses effectifs si elle en fixe les règles par écrit conformément au présent article et si, après qu’elle a donné un avis convenable de son intention de décider de cette appartenance, elle y est autorisée par la majorité de ses électeurs.

(2) La bande peut, avec l’autorisation de la majorité de ses électeurs :

a) après avoir donné un avis convenable de son intention de ce faire, fixer les règles d’appartenance à ses effectifs;

b) prévoir une procédure de révision des décisions portant sur l’appartenance à ses effectifs.

(3) Lorsque le conseil d’une bande prend, en vertu de l’alinéa 81(1)p.4), un règlement administratif mettant en vigueur le présent paragraphe à l’égard de la bande, l’autorisation requise en vertu des paragraphes (1) et (2) doit être donnée par la majorité des membres de la bande âgés d’au moins dix-huit ans.

(4) Les règles d’appartenance fixées par une bande en vertu du présent article ne peuvent priver quiconque avait droit à ce que son nom soit consigné dans la liste de bande avant leur établissement du droit à ce que son nom y soit consigné en raison uniquement d’un fait ou d’une mesure antérieurs à leur prise d’effet.

(5) Il demeure entendu que le paragraphe (4) s’applique à la personne qui avait droit à ce que son nom soit consigné dans la liste de bande en vertu de l’alinéa 11(1)c) avant que celle-ci n’assume la responsabilité de la tenue de sa liste si elle ne cesse pas ultérieurement d’avoir droit à ce que son nom y soit consigné.

[…]

[Non souligné dans l’original.]

[23] Les paragraphes 10(4) et (5) empêchent les Premières Nations d’appliquer rétroactivement leurs règles d’appartenance dans le but de priver des personnes de leur droit à l’appartenance alors qu’elles sont déjà inscrites sur la liste des membres ou qu’elles ont le droit de l’être. De plus, aux termes du paragraphe 10(10), les additions ou retranchements effectués à l’égard de la liste des membres doivent être conformes aux règles d’appartenance de la Première Nation qui ont été approuvées par la communauté.

[24] Par suite de l’ajout de l’article 10 à la Loi sur les Indiens, les membres de la Première Nation de Peters et le conseil ont commencé à se concerter en vue d’assumer la responsabilité de leur liste de membres. À la suite de ces discussions, la Première Nation de Peters a avisé le ministre qu’elle déciderait de l’appartenance à ses effectifs et, le 25 juin 1987, elle a adopté des règles d’appartenance provisoires. Le 18 septembre 1987, le ministre a confirmé que la Première Nation de Peters décidait de l’appartenance à ses effectifs en vertu du paragraphe 10(7) de la Loi sur les Indiens depuis le 25 juin 1987. Dans sa correspondance, le ministre a également fait remarquer que les règles d’appartenance de la Première Nation de Peters ne pouvaient pas priver une personne du droit à l’appartenance si elle avait acquis ce droit avant que la Première Nation ne décide de l’appartenance à ses effectifs.

[25] Avant que la Première Nation de Peters ne décide de l’appartenance à ses effectifs, lorsqu’une personne obtenait ou retrouvait le statut d’Indien, le Canada l’inscrivait automatiquement en tant que membre de la Première Nation de Peters, si cette dernière était la Première Nation à laquelle la personne était liée.

[26] La Première Nation de Peters a adopté un code d’appartenance final intitulé « Peters Indian Band Membership Code » le 9 mars 1990. Pour plus de clarté, au moment de l’entrée en vigueur du Code d’appartenance, la Première Nation de Peters était appelée la Bande indienne de Peters. Il n’y a aucune différence importante entre les règles d’appartenance provisoires et le Code d’appartenance final. Ce Code d’appartenance n’a pas été modifié et est toujours en vigueur aujourd’hui.

[27] La partie III du Code d’appartenance énonce les critères d’appartenance suivants :

[TRADUCTION]

« 1. Sont membres de la Bande indienne de Peters les personnes suivantes :

a) les personnes dont le nom figurait sur la liste de bande le 17 avril 1985;

b) les personnes qui ont obtenu le droit de voir leur nom inscrit sur la liste de la bande de Peters conformément au paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens, dans sa version modifiée, avant la date où le Code d’appartenance a été adopté par la bande;

c) les personnes qui ont obtenu le droit de voir leur nom inscrit sur la liste de la bande indienne de Peters conformément à l’alinéa 6(1)f) de la Loi sur les Indiens, dans sa version modifiée, avant la date où le Code d’appartenance a été adopté par la bande;

d) les personnes qui ont obtenu le statut de membre de la bande en vertu des parties IV et V du présent Code d’appartenance;

e) les personnes qui sont les enfants biologiques d’un père ou d’une mère dont le nom est inscrit sur la liste de bande. »

[28] La partie IV du Code d’appartenance décrit la procédure à suivre pour présenter une demande d’adhésion. Aux termes des articles 3 et 4 de la partie IV, le conseil doit traiter toutes les demandes aussi rapidement que possible et, quoi qu’il en soit, toutes les demandes doivent être traitées dans un délai de 30 jours.

[29] La partie V du Code d’appartenance décrit la procédure d’appel à suivre lorsque la demande d’adhésion est rejetée. Un demandeur qui s’est vu refuser l’adhésion peut faire appel aux électeurs de la Première Nation de Peters, qui doivent prendre une décision dans un délai de 60 jours.

[30] La partie VI du Code d’appartenance précise la façon dont le statut de membre peut être perdu. Le conseil peut contester le statut de membre d’un membre conformément aux dispositions du Code d’appartenance. Si une telle contestation est faite, le membre doit être informé par écrit et peut demander un examen de cette contestation aux électeurs de la Première Nation de Peters.

[31] Au début des années 1990, la Première Nation de Peters a décidé de ne plus accepter les demandes d’adhésion présentées en vertu du projet de loi C-31. Tel qu’il est indiqué dans un document du conseil de 1993 sur le projet de loi C-31, le conseil était conscient qu’une telle politique était contraire au Code d’appartenance :

[TRADUCTION]

En juin 1985, au moyen du projet de loi C-31, la modification de la Loi sur les Indiens a permis à certaines personnes de recouvrer le statut d’Indien ou de devenir admissibles à l’inscription […]

À l’heure actuelle, il y a au moins 25 personnes qui ont une affiliation familiale historique avec la bande et qui demandent à en devenir membres et à bénéficier des mêmes avantages que ceux dont jouissent les membres qui vivent dans la réserve. Ces demandes exercent une pression sur les ressources disponibles. Afin de concilier les droits de ceux qui détiennent actuellement des terres dans la réserve et les attentes de ceux qui souhaitent s’installer dans la réserve, le conseil a décidé — non sans mal — de ne pas accepter les demandes d’adhésion qui vont à l’encontre du Code d’appartenance de la bande.

[Non souligné dans l’original.]

[32] Interrogés quant à savoir si cette politique consistant à ne pas accepter les demandes présentées en vertu du projet de loi C-31 s’applique toujours, les témoins de la Première Nation de Peters se sont montré incertains ou vagues.

V. Circonstances propres à chaque plaignant

A. Gordon Lock, Deborah Senger et Harold Lock

[33] Gordon, Deborah et Harold sont frères et sœur. La mère de ces derniers était membre de la Première Nation de Peters, tout comme ses deux parents, et toute son enfance, elle a vécu dans la réserve de la Première Nation de Peters.

[34] En premières noces, leur mère a épousé un non-Indien. Trois enfants sont issus de ce mariage : Harold, Gordon et Linda Locke. Linda est la seule membre de la fratrie à être reconnue comme membre par la Première Nation de Peters.

[35] En secondes noces, leur mère a épousé un autre non-Indien. Trois enfants sont également issus de ce mariage : Deborah, Donald Senger et William Senger. Aucun des Senger n’est reconnu comme membre par la Première Nation de Peters.

[36] Après son premier mariage, la mère a été émancipée et, tout comme ses enfants, elle a perdu son statut et son appartenance. Après l’adoption du projet de loi C-31, Gordon, Deborah et Harold ont recouvré leur statut d’Indiens, tout comme leur mère.

[37] Selon leur témoignage, Deborah, Gordon et Harold ont tous passé leurs étés et leurs congés spéciaux dans la réserve de la Première Nation de Peters. Ils restaient avec leur grand-mère, rendaient visite à leur famille élargie et jouaient avec leurs cousins. Ils ont tous parlé de l’importance de leur grand-mère dans leur vie. Cette dernière leur a appris à tresser des paniers, à attacher des filets, à coudre, à crocheter, à creuser pour trouver des racines et à préparer du saumon. Elle leur a également raconté des histoires et leur a enseigné des leçons de vie, notamment le respect de la nature et l’importance de la prière avant d’abattre un arbre. Gordon a confié qu’il avait l’impression que sa grand-mère était l’une des seules personnes à l’avoir vraiment accepté.

[38] À l’âge adulte, ils ont tous passé moins de temps dans la réserve de la Première Nation de Peters, surtout après le décès de leur grand-mère, d’autant plus qu’ils avaient peu de parents proches dans la réserve. Ils ont tous expliqué pourquoi, en particulier ces dernières années, ils se rendaient moins souvent dans la réserve et qu’ils ne se sentaient pas les bienvenus. Deborah, Gordon et Harold ont également souligné que, vu que les conflits s’intensifiaient dans la communauté, il était devenu difficile pour eux de s’y présenter, même si personne ne les empêchait physiquement d’entrer.

(i) Gordon Lock

[39] Gordon est né en 1956. Il est actuellement sans emploi pour cause de maladie, mais il a déjà œuvré comme aîné dans les services correctionnels. Il prodiguait des conseils et enseignait des pratiques culturelles autochtones traditionnelles.

[40] Peu de temps après l’adoption du projet de loi C-31 en avril 1985, Gordon a recouvré son statut. Bien que je ne connaisse pas la date exacte, j’accepte que Gordon ait obtenu le statut d’Indien avant que la Première Nation de Peters ne décide de l’appartenance à ses effectifs en 1987.

[41] Après le rétablissement de son statut, Gordon a supposé qu’il était membre. Il a toutefois découvert quelques années plus tard qu’il devait présenter une demande d’adhésion distincte. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, il a eu plusieurs conversations et appels téléphoniques avec divers chefs et conseillers concernant son désir de devenir membre. Au cours de ces discussions, il s’est fait dire qu’il ne serait pas membre et qu’il n’appartenait pas à la bande.

[42] La dernière fois que Gordon a voulu obtenir des renseignements sur l’adhésion, c’était en 2014 ou à peu près, lorsqu’il a parlé au téléphone avec la conseillère Victoria Peters. Cette dernière lui a dit que le conseil n’acceptait pas de demandes d’adhésion, qu’il n’avait jamais été sur la liste des membres et que son statut en vertu du projet de loi C-31 ne changeait rien au fait qu’il ne pouvait pas devenir membre de la Première Nation de Peters.

[43] Compte tenu des discussions qu’il a eues avec les chefs et les conseillers au fil des ans, Gordon a supposé que sa demande d’adhésion serait rejetée. Par conséquent, Gordon n’a jamais présenté de demande d’adhésion à la Première Nation de Peters.

[44] Malgré tout, Gordon et sa sœur Deborah ont tenté de suivre le processus de demande officiel en 2021. Cependant, ils se sont aperçus que le processus était trop exigeant pour eux et qu’ils devaient joindre au formulaire de demande des documents difficiles à obtenir, tels que les certificats de décès de leurs grands-parents morts depuis longtemps.

[45] Gordon, tout comme son frère et sa sœur, a évoqué les difficultés émotionnelles liées au fait de ne pas pouvoir être membre. Il a dit avoir eu le cœur brisé de ne plus avoir de lien avec ses origines. Il a expliqué à quel point il était important pour son identité et son sentiment d’appartenance de faire partie de la Première Nation de Peters. Le fait qu’il ait été privé de cette appartenance lui a causé du tort à bien des égards. Il a expliqué qu’il souhaitait ardemment être accepté par sa communauté. Le fait de ne pas l’être l’a empêché [traduction] « de faire une introspection […] de surmonter son chagrin, sa solitude et son sentiment de rejet ».

(ii) Deborah Senger

[46] Deborah est née en 1964. Deborah est actuellement en situation d’invalidité en raison d’une sclérose en plaques progressive. Auparavant, elle travaillait avec des enfants autochtones atteints d’une déficience.

[47] Deborah et son frère Harold figuraient sur la liste des membres de la Première Nation de Peters tenue par le Canada en 1987, au moment où la Première Nation de Peters a commencé à décider de l’appartenance à ses effectifs. Ils avaient été ajoutés en vertu du paragraphe 11(2) de la Loi sur les Indiens. Les parties ne savent pas pourquoi Gordon, le frère de Deborah et de Harold, ne figurait pas sur cette liste.

[48] Cependant, en novembre 1987, le chef Frank Peters a demandé à ce que Deborah et Harold soient retirés de la liste des membres. Comme il est indiqué dans la lettre que ce dernier a alors adressée aux Affaires indiennes, il faisait cette demande parce que Deborah et Harold étaient des enfants de parents membres d’autres bandes ou d’hommes blancs.

[49] Il semble que le gouvernement canadien n’ait pas répondu à la demande. Néanmoins, la Première Nation de Peters a unilatéralement retiré Deborah et Harold de sa liste des membres à peu près à la même époque. Ni Deborah ni Harold n’ont été informés qu’ils avaient été retirés de la liste à ce moment-là, et la procédure de retranchement prévue dans le Code d’appartenance n’a pas été respectée.

[50] Quelques années plus tard, à la fin des années 1980 ou au début des années 1990, Deborah a contacté le chef Frank Peters pour se renseigner sur la possibilité de devenir membre. À ce moment-là, la femme du chef était présente et elle a fait savoir à Deborah qu’elle n’obtiendrait pas le statut de membre et lui a dit [traduction] « de ne jamais revenir ici ».

[51] Une fois Annette Peters devenue cheffe, Deborah s’est à nouveau renseignée sur la possibilité de devenir membre. Encore là, la cheffe lui a dit qu’elle n’obtiendrait pas le statut de membre. Le dossier de preuve ne précise pas à quel moment ont eu lieu ces conversations, mais c’était dans les années 2000.

[52] Compte tenu des discussions qu’elle a eues avec les chefs et les conseillers au fil des ans, Deborah a supposé que sa demande d’adhésion serait rejetée. Néanmoins, en 2021, Deborah et Gordon ont tous deux entamé le processus de demande officiel en vue de devenir membres. Cependant, le formulaire de demande était trop difficile à remplir. Par exemple, Deborah a affirmé qu’elle devait fournir les certificats de décès de ses grands-parents, qui étaient difficiles à obtenir. Elle a finalement laissé tomber sa demande d’adhésion.

[53] Par conséquent, Deborah n’a jamais présenté de demande d’adhésion à la Première Nation de Peters.

[54] Deborah a décrit en ces termes l’effet qu’a eu sur elle la perte de son statut de membre et le fait d’en être privée :

[TRADUCTION]

Je suis inscrite en vertu du projet de loi C-31, ce qui signifie que je ne suis qu’une Indienne, ce qui ne veut rien dire. J’ai l’impression de ne pas avoir de chez-moi ou de communauté […] J’ai également travaillé avec des Autochtones et quand je leur dis que je suis une femme du projet de loi C‑31, ils me demandent si j’ai un chez-moi, et je dis que non […] Je n’ai aucun lien physique avec la réserve, ce qui a un effet énorme sur moi […] J’ai l’impression d’être inférieure aux autres.

(iii) Harold Lock

[55] Harold est né en 1948. Il est à la retraite, mais il travaillait auparavant comme mécanicien industriel et mécanicien-monteur et il exerçait des métiers spécialisés.

[56] Harold est resté très actif au sein de la Première Nation de Peters jusqu’à l’âge adulte. Il était très proche de l’un de ses oncles et apportait son aide chaque année pendant la saison des foins et de la cueillette des baies. Il a également vécu avec le chef Frank Peters et sa femme pendant un an et demi au cours de sa vingtaine.

[57] Harold, tout comme Deborah, figurait sur la liste des membres de la Première Nation de Peters tenue par Affaires indiennes et du Nord Canada (AINC) en 1987, année où la Première Nation de Peters a commencé à décider de l’appartenance à ses effectifs. Or, cette même année, son nom a été retiré de la liste par la Première Nation de Peters, après que le chef Frank Peters eut envoyé une lettre aux Affaires indiennes afin de faire retirer le nom de Harold parce qu’il était l’enfant d’un homme blanc. Il n’a pas été informé que son nom avait été retiré de la liste et le processus de retranchement, tel qu’il est énoncé dans le Code d’appartenance, n’a pas été respecté.

[58] À l’instar de son frère Gordon, Harold a supposé qu’il était membre après avoir obtenu le rétablissement de son statut d’Indien. À un moment donné, il a reçu un permis de pêche au filet qui, selon lui, était réservé aux membres, de sorte qu’il était encore plus convaincu d’être membre. Il n’a découvert qu’il ne figurait pas sur la liste des membres que peu de temps avant le dépôt de sa plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission »).

[59] Harold a expliqué à quel point il est important pour son identité et sa culture d’entretenir des liens avec la bande, et avec la terre. Voici ce qu’il a déclaré : [traduction] « Je dis toujours que le fleuve Fraser coule dans mes veines, que les montagnes veillent sur moi et que j’ai un merveilleux lien spirituel avec ma grand-mère, mon grand-père et mes oncles qui ont souffert des pensionnats. » En ce qui concerne les conséquences que la révocation de son statut de membre a eues sur lui, Harold a affirmé se sentir blessé et avoir le sentiment d’être un menteur lorsqu’on lui dit qu’il n’est pas membre de la bande. Il a indiqué qu’il voulait aider les membres de la communauté à guérir des [traduction] « séquelles » du système des pensionnats indiens.

[60] Bien qu’il soit allé fréquemment à la Première Nation de Peters lorsqu’il était enfant, ses visites sont devenues moins fréquentes à mesure qu’il grandissait. Il a expliqué qu’il était devenu gênant de se trouver dans la réserve, car il ne se sentait pas le bienvenu. Il n’est pas retourné dans la réserve depuis environ six ou sept ans. La dernière fois qu’il y est allé, c’était pour les funérailles d’un membre de la famille.

[61] Harold n’a jamais présenté de demande d’adhésion à la Première Nation de Peters.

B. Carol Raymond

[62] Carol est née en 1943 et est maintenant à la retraite. Ses parents étaient tous deux membres de la Première Nation de Peters et figuraient sur la liste des membres. Son père est né et a grandi dans la réserve de la Première Nation de Peters. Sa mère est devenue membre de la bande lorsqu’elle s’est mariée. La grand-mère paternelle de Carol et ses arrière-grands-parents paternels étaient également membres.

[63] Carol et ses quatre frères et sœurs étaient tous membres depuis leur naissance.

[64] Carol a déclaré qu’elle était étroitement liée à la Première Nation de Peters durant son enfance et qu’elle se rendait régulièrement dans la réserve pour voir sa grand-mère à cette époque. À la fin de la vingtaine, Carol a rendu visite au chef Frank Peters, qui était un membre de la famille. À cette occasion, l’épouse du chef lui a dit qu’il n’y avait pas de place pour elle dans la Première Nation de Peters. Elle a cessé d’y aller fréquemment par la suite.

[65] Elle a déclaré qu’en 1953, lorsque ses parents ont divorcé, elle a été émancipée, par erreur et de façon temporaire, en même temps que tous ses frères et sœurs. Plus tard, en 1961, Carol a épousé un non-Indien, de sorte qu’elle a de nouveau perdu son statut.

[66] Après l’adoption du projet de loi C-31 en 1985, Carol, ainsi qu’un certain nombre d’anciens membres de la Première Nation de Peters et leurs familles, ont demandé le statut d’Indien. Elle a réussi à obtenir le rétablissement de son statut, tout comme sa mère.

[67] La mère de Carol figurait sur la liste des membres lorsque le Canada a transféré la liste à la Première Nation de Peters en 1987. En revanche, le nom de Carol n’y figurait pas.

[68] Carol a présenté quatre demandes d’adhésion officielles à la Première Nation de Peters :

A) La première demande a été envoyée le 12 octobre 2012, date à laquelle plus de 60 personnes ont présenté une demande d’adhésion (la « demande collective »). Le conseil a rejeté cette demande au motif que la Première Nation de Peters n’acceptait pas les demandes collectives. Dans la lettre de rejet, la Première Nation de Peters a aussi clairement indiqué qu’elle considérait les antécédents d’émancipation comme un critère d’appartenance.

B) Pour sa deuxième demande, Carol a présenté une demande à titre individuel le 19 juin 2013. Elle a joint à son formulaire de demande son certificat de naissance, une explication de ses antécédents familiaux, sa carte de statut et la liste des membres de 1949 montrant qu’elle-même, ses parents et sa grand-mère étaient membres de la Première Nation de Peters. Carol a été informée que sa demande avait été rejetée, mais n’a reçu aucune explication à ce sujet.

C) Carol a présenté sa troisième demande le 14 octobre 2016. Elle a alors profité de l’occasion pour transmettre à nouveau sa demande de 2013. Sa demande a été remise directement à la cheffe. Ensuite, la cheffe Norma Webb et la conseillère Victoria Peters l’ont interrogée et Leanne Peters a assisté à cette rencontre en tant qu’administratrice de la Première Nation de Peters. Carol se souvient avoir dû répondre à une série de questions, notamment à savoir si elle avait un casier judiciaire et si elle voulait des terres. Environ un an et demi plus tard, soit le 29 juin 2018, Carol a reçu une lettre de rejet de la Première Nation de Peters, dans laquelle il était indiqué qu’elle avait été retirée de la liste des membres en 1952 en raison du divorce de ses parents. Il était également indiqué qu’elle ne pouvait pas devenir membre parce que 1) seuls les enfants de moins de 18 ans pouvaient demander l’adhésion et 2) en 1987, lorsque la Première Nation de Peters a décidé de l’appartenance à ses effectifs, ni l’un ni l’autre de ses parents n’était membre. Il convient de noter que, d’après la preuve, le nom de sa mère figurait sur la liste des membres au moment où la Première Nation de Peters a commencé à décider de l’appartenance à ses effectifs.

D) Carol a présenté sa quatrième demande le 25 janvier 2021, ou vers cette date. La Première Nation de Peters l’a informée qu’elle ne pouvait pas examiner sa demande avant que la Cour d’appel fédérale ne rende sa décision. Selon la cheffe Webb, la même lettre a été envoyée à un certain nombre d’autres demandeurs. La décision de la Cour d’appel fédérale dont il est question dans la lettre a été rendue le 20 décembre 2021. Cependant, la Première Nation de Peters n’a pas donné suite à sa demande d’adhésion.

[69] La cheffe Webb a déclaré que la Première Nation de Peters n’avait pas encore traité les demandes de Carol ni aucune autre demande en suspens parce qu’elle n’était pas d’accord, du moins en partie, avec la décision de la Cour d’appel fédérale. La conseillère Victoria Peters a indiqué que le conseil allait examiner la demande, mais qu’elle ne savait pas exactement quand il allait procéder à cet examen.

[70] Carol a parlé des conséquences que le rejet de ses demandes d’adhésion a eues sur elle. Elle a expliqué que, chaque fois qu’elle présentait une demande, elle avait espoir d’être acceptée, mais que chaque fois qu’elle essuyait un refus, elle était fâchée, frustrée et bouleversée. Elle a ajouté que la douleur était d’autant plus vive qu’elle était causée par sa propre famille. Elle continue néanmoins à présenter des demandes parce qu’elle veut continuer à se battre pour qui elle est et ne veut pas renoncer à son identité du simple fait que quelqu’un d’autre a décidé qu’elle n’appartenait pas à la bande. Elle a expliqué combien il était important pour elle — une personne autochtone qui a perdu cette partie de son identité en raison des dispositions discriminatoires de l’ancienne Loi sur les Indiens relatives à l’émancipation — d’être acceptée et de faire partie de sa communauté. Pendant plus de 50 ans, elle ne s’est pas sentie acceptée par bon nombre de ses proches autochtones parce qu’elle était mariée à une personne blanche et qu’elle n’était pas membre de sa communauté. Elle a déclaré qu’il était important pour elle [traduction] « d’être qui [elle est] » et d’être acceptée pour qui elle est :

[TRADUCTION]

« Pour une personne blanche, c’est difficile de comprendre ma situation. Je suis née Indienne et à un certain âge, quand je me suis mariée, j’ai perdu ce statut. C’était comme si on me disait que j’étais désormais une femme mariée, mariée à un Blanc, et que je n’étais donc plus une Indienne. Donc, pendant 53 ans de mariage, c’est ce que j’étais — la femme de mon mari, la mère de mes enfants. Mais, pour ma part, je n’étais pas acceptée par bon nombre des membres de ma famille autochtone ou indienne, quel que soit le nom qu’on leur donne, parce que j’étais mariée à un Blanc. En fait, c’est comme si je voulais juste me retrouver. Découvrir qui je suis. Vous savez, voilà qui je suis. Voilà d’où je viens. Voilà ma place. Ma mère et mon père étaient tous deux autochtones. Or, tout d’un coup, j’ai été rejetée. Mais pas seulement à cause de la discrimination exercée par les Blancs, mais aussi à cause de celle exercée par les Autochtones. […]. C’est donc de là que vient mon identité, vouloir être qui je suis. Je veux être qui je suis. »

[71] Carol a reconnu qu’il y avait une grande partie de sa famille qu’elle ne connaissait pas ou dont elle n’était pas proche. Elle a déclaré qu’elle souhaitait apprendre à la connaître.

C. Neil Peters

[72] Neil est né en 1948. Il est tôlier. Son père était membre de la Première Nation de Peters depuis sa naissance. Sa mère est devenue membre lorsqu’elle a épousé son père. Ses grands-parents paternels étaient également tous deux membres depuis leur naissance.

[73] Il se souvient avoir reçu ses vaccins contre la polio dans la réserve, y avoir passé des étés, avoir joué avec d’autres enfants dans la réserve et avoir été nager. Il se souvient qu’en grandissant, il est souvent allé dans la réserve pour aider à récolter le foin et travailler dans les fermes.

[74] En 1956, ses parents ont été émancipés. Bien que les raisons pour lesquelles ses parents ont choisi de s’émanciper ne soient pas claires, Neil a affirmé que la raison en était, au moins en partie, que ses parents ne voulaient pas qu’il aille au pensionnat.

[75] Après l’adoption du projet de loi C-31 en 1985, les membres de la famille de Neil ont demandé le rétablissement de leur statut d’Indien. Il a reçu sa carte de statut en 1988. Il semble que ni Neil ni ses parents ne figuraient sur la liste des membres au moment où la Première Nation de Peters a commencé à décider de l’appartenance à ses effectifs en 1987. Il ne savait pas qu’il devait présenter une demande d’adhésion distincte à la Première Nation de Peters.

[76] Dans les années 1970 ou 1980, un membre du conseil de la Première Nation de Peters lui a dit qu’il était membre de la Première Nation de Peters et l’a dissuadé de présenter une demande pour devenir membre d’une autre bande. En 1989, Neil Peters a demandé et reçu du financement pour un projet de tôlerie en tant que membre de la Première Nation de Peters. Pour recevoir la subvention, le chef devait approuver sa demande en tant que membre de la Première Nation de Peters.

[77] Compte tenu de ce qui précède, Neil a grandi en supposant qu’il était membre de la Première Nation de Peters.

[78] En 2011, Neil Peters a découvert qu’il ne figurait pas sur la liste des membres de la Première Nation de Peters lorsqu’il a tenté de voter lors de l’élection du chef et des conseillers. Il s’est vu refuser le droit de vote parce qu’il ne figurait pas sur la liste des membres. Neil a alors présenté une demande d’adhésion en 2012 dans le cadre de la demande collective. Le conseil a rejeté sa demande au motif que ses parents étaient émancipés, de sorte que leurs enfants étaient également émancipés.

[79] En 2013, Neil a tenté d’acheter la propriété de son oncle dans la réserve. On lui a dit qu’il ne pouvait pas présenter d’offre d’achat ni posséder de terres dans la réserve, car il n’était pas membre.

[80] Neil a présenté une nouvelle demande d’adhésion à titre individuel le 27 juin 2013. Il a fourni son certificat de naissance, un arbre généalogique, sa carte de statut d’Indien et la liste des membres de 1949 montrant que son grand-père, son père et sa mère étaient membres. Neil a demandé que sa demande soit examinée rapidement. Cependant, il n’a reçu aucune réponse.

[81] Neil a présenté une troisième demande le 13 octobre 2016. En plus du formulaire de demande, il a fourni la carte de statut d’Indien de son père, sa propre carte de statut, son arbre généalogique, le Code d’appartenance et la liste des membres de 1949.

[82] En janvier 2017, la cheffe Webb, la conseillère Victoria Peters et l’administratrice de la bande Leanne Peters ont interrogé Neil au sujet de ses antécédents et de sa demande. Un mois plus tard, la Première Nation de Peters a informé Neil de l’état d’avancement de sa demande, indiquant qu’elle était toujours à l’étude. À l’audience, la cheffe Webb et Leanne Peters ont expliqué les raisons de ce retard. Elles ont toutes deux déclaré que la Première Nation de Peters devait encore recueillir des renseignements pour terminer l’examen de la demande.

[83] Plus d’un an plus tard, Neil a reçu une lettre l’informant que sa demande avait été rejetée. La Première Nation de Peters s’est appuyée sur trois motifs pour lui refuser l’adhésion :

A) Il n’était pas âgé de moins de 18 ans au moment de sa demande;

B) Il a été émancipé le 22 mars 1956;

C) En 1987, lorsque la Première Nation de Peters a adopté son Code d’appartenance, ni l’un ni l’autre de ses parents n’était membre.

[84] Neil ne savait pas qu’il y avait une limite d’âge pour les demandes d’adhésion avant de recevoir cette lettre puisque personne ne l’en avait informé.

[85] Le 29 juillet 2018, Neil a interjeté appel de la décision de la Première Nation de Peters. L’appel a été déposé par Lisa Genaille, qui représentait Neil. Quelques semaines plus tard, la Première Nation de Peters a rejeté l’appel sans convoquer une assemblée qui aurait permis aux membres de voter sur la question, un droit prévu dans le Code d’appartenance. Selon les explications qui ont été données à Neil, l’appel a été rejeté parce qu’il ne répondait à aucun des critères d’appartenance énoncés dans le Code d’appartenance et que l’appel ne pouvait pas être interjeté par l’intermédiaire d’un représentant.

[86] À l’audience, Neil a expliqué pourquoi il était important pour lui de présenter une demande et d’être accepté en tant que membre de la Première Nation de Peters. Il a déclaré qu’il était important pour lui d’avoir des liens avec la communauté dans laquelle il avait grandi. Il a également déclaré qu’il voulait aider la Première Nation de Peters à prospérer et qu’il souhaitait contribuer à son développement en partageant ses compétences et son travail avec la communauté. Il a dit qu’il se sentait frustré et [traduction] « constamment vaincu » à force d’être rejeté et que le fait d’être rejeté par sa famille faisait terriblement mal. Selon lui, le plus dur était qu’il avait cru toute sa vie qu’il était membre. Être membre était pour lui une source de fierté et lorsqu’il a appris qu’il ne l’était pas, il s’est senti rejeté et humilié.

VI. Analyse

A. Le retrait du statut de membre de 1987 ne s’inscrit pas dans la portée des plaintes

[87] Bien que la Première Nation de Peters n’ait pas contesté la portée des plaintes qui ont été présentées par les plaignants à l’audience et dans leur exposé des précisions, j’estime qu’il y a lieu de définir la portée des plaintes étant donné que la demande extraordinaire faite par les plaignants vise des allégations de conduite discriminatoire remontant à 1987.

[88] Tel qu’il est indiqué au paragraphe 39 de l’arrêt Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, le Tribunal ne peut pas se déclarer compétent s’il ne l’est pas :

[39] […] la Cour doit toujours s’assurer d’avoir la compétence d’attribution pour trancher les affaires dont elle est saisie […] C’est le cas même si les parties ne soulèvent aucune préoccupation d’ordre juridictionnel […].

[89] Ce principe s’applique également à la portée temporelle des plaintes (Murray c. Commission de l’immigration et du statut de réfugié, 2018 TCDP 32).

[90] Dans le contexte de la LCDP, la compétence du Tribunal vient du fait que la Commission a renvoyé la plainte (Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 1, au par. 9).

[91] À l’audience, les plaignants ont allégué que le retranchement des noms de Deborah et Harold de la liste des membres en 1987 était un acte discriminatoire. Cependant, ni Harold ni Deborah n’ont allégué dans la première plainte qu’ils ont déposée auprès de la Commission que le retranchement de leur nom de la liste des membres en 1987 constituait un acte discriminatoire. Il s’agit donc d’un ajout important aux plaintes et, de ce fait, à ce qui a été renvoyé au Tribunal par la Commission.

[92] Il serait exceptionnel que le Tribunal se prononce sur des allégations de discrimination datant d’il y a 35 ans (30 ans avant le dépôt des plaintes). Faute d’une indication claire de la part de la Commission à savoir que ces allégations s’inscrivaient dans les plaintes qui ont été renvoyées au Tribunal, je ne crois pas que la Commission voulait en faire autant. Or, sans un renvoi de la Commission, le Tribunal n’a pas compétence pour conclure à l’existence de discrimination pour une conduite qui remonterait aussi loin dans le temps.

[93] Bien que les événements de 1987 soient importants pour situer les plaintes et les mesures prises par les parties dans leur contexte, le Tribunal n’a pas compétence pour tirer des conclusions et accorder des mesures de réparation en vertu de la LCDP en ce qui concerne ces événements (Murray c. Commission de l’immigration et du statut de réfugié, 2018 TCDP 32, au par. 57).

[94] Bien entendu, le formulaire de plainte n’est pas un acte de procédure, et les parties peuvent, à juste titre, ajouter des détails et des allégations suffisamment liées au cours du processus du Tribunal. Il doit toutefois y avoir un lien raisonnable entre la plainte et les arguments présentés à l’audience afin que l’audience ne se transforme pas essentiellement en une nouvelle plainte (AA c. Forces armées canadiennes, 2019 TCDP 33, au par. 59).

[95] Les événements de 1987 remontent à trop loin pour satisfaire à ce critère du lien. Étant donné que la Première Nation de Peters n’a pas contesté la portée des plaintes présentées par les plaignants, j’accepte que les autres allégations sont suffisamment liées aux plaintes initiales tant sur le plan temporel que sur le fond pour entrer dans la portée des plaintes qui ont été renvoyées par la Commission. Abstraction faite de la question relative à la portée que soulève manifestement la demande en l’espèce, à savoir que le Tribunal est appelé à se prononcer sur des allégations datant de 1987, il n’appartient pas au Tribunal de remettre en question la portée des exposés des précisions lorsqu’ils sont vraisemblablement liés aux plaintes qui lui sont soumises.

B. L’intimée a-t-elle établi que l’exigence de l’âge qui s’applique aux demandes d’adhésion relève des règles de droit coutumier ou des traditions juridiques de la Première Nation de Peters, conformément à l’article 1.2 de la Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne?

[96] Avant de déterminer si la conduite discriminatoire alléguée constitue une fourniture de services au sens de la LCDP, il convient d’examiner la disposition d’interprétation de l’article 1.2 de la Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.C. 2008, ch. 30, car elle est directement liée aux observations formulées par la Première Nation de Peters quant à la question de savoir si les allégations portent sur des services. L’article 1.2 est ainsi rédigé :

Dans le cas d’une plainte déposée au titre de la Loi canadienne sur les droits de la personne à l’encontre du gouvernement d’une première nation, y compris un conseil de bande, un conseil tribal ou une autorité gouvernementale qui offre ou administre des programmes et des services sous le régime de la Loi sur les Indiens, la présente loi doit être interprétée et appliquée de manière à tenir compte des traditions juridiques et des règles de droit coutumier des Premières Nations et, en particulier, de l’équilibre entre les droits et intérêts individuels et les droits et intérêts collectifs, dans la mesure où ces traditions et règles sont compatibles avec le principe de l’égalité entre les sexes.

[Non souligné dans l’original.]

[97] Cette disposition reconnaît la nature plurijuridique de notre pays. Elle permet de tenir compte des nombreuses traditions juridiques autochtones qui existent et qui sont exercées par les nations autochtones au Canada, qu’elles soient écrites ou non, quand vient le temps d’interpréter les affaires qui sont portées devant le Tribunal et qui mettent en cause des gouvernements de Premières Nations.

[98] Ainsi, lors de l’examen de la preuve prima facie et de tout moyen de défense invoqué dans la présente affaire, nous devons nous demander s’il existe des traditions juridiques ou des règles de droit coutumier de la Première Nation de Peters qui devraient être prises en compte. Pour ce faire, les membres du Tribunal, en tant que décideurs, doivent élargir leur compréhension du droit. Ils doivent aller au-delà des conceptions occidentales ou eurocentriques du droit selon lesquelles le droit est essentiellement un ensemble de lois écrites, de règlements et de précédents jurisprudentiels. À cet égard, le professeur Val Napoleon de l’unité de recherche en droit autochtone de l’Université de Victoria donne de précieuses explications :

[traduction]

À son niveau le plus élémentaire, le droit est un processus collaboratif de résolution de problèmes et de prise de décision appliqué par des institutions publiques dotées de procédures juridiques fondées sur la raison et la délibération. Le droit et les ordres juridiques autochtones ont une vaste portée et doivent être légitimes et cohérents, au même titre que le droit canadien. Un système de justice stable ne peut être légitime et efficace que s’il existe une capacité collective à se prononcer sur le caractère véritable du droit, ainsi que sur : (1) la reconnaissance (accord sur la nature du droit); (2) le changement (comment le droit est modifié et pourquoi) et (3) l’application du droit (lorsque les règles de droit ne sont pas respectées et la réponse juridique appropriée). Enfin, pour reprendre les mots du juge tribal autochtone Matthew Fletcher, le droit autochtone doit être accessible, compris et appliqué. (Napolean, Val, What is Indigenous Law, 2016)

[99] En tant qu’institution fédérale non autochtone, le Tribunal doit faire preuve de prudence lorsqu’il est question de règles de droit coutumier et de traditions juridiques autochtones. Il doit faire preuve d’humilité et accepter qu’il ne soit pas toujours facile de reconnaître les lois, coutumes et traditions autochtones s’il adopte l’approche occidentale généralement enseignée dans les facultés de droit du Canada. Il doit également tenir compte des siècles de colonisation et des efforts déployés pour affaiblir les traditions juridiques des nations autochtones du pays, efforts qui ont mené à la fragmentation et l’affaiblissement de nombreux systèmes de justice. Pourtant, en tant que tribunal des droits de la personne, il doit faire son travail, car il est chargé de tirer des conclusions et d’offrir une réparation aux victimes de discrimination et de préjudices injustifiés, notamment dans des affaires comme celle dont il est saisi, dans laquelle des personnes affirment avoir été victimes de discrimination et de préjudices de la part de l’organe directeur de leur propre Première Nation.

[100] La Cour fédérale a donné quelques indications au Tribunal pour l’aider à déterminer s’il existe suffisamment d’éléments de preuve pour établir l’existence d’une règle de droit coutumier ou d’une tradition juridique. Selon la Cour fédérale, pour établir l’existence d’une pratique coutumière, il faut démontrer par des preuves que la pratique est fermement établie, généralisée et suivie de manière uniforme et délibérée par une majorité de la communauté (Engstrom c. Première Nation de Peters, 2020 CF 286 (CanLII), au par. 15; Francis c. Conseil mohawk de Kanesatake, 2003 CFPI 115, au par. 36; Gadwa c. Première Nation Kehewin, 2016 CF 597).

[101] Comme il est écrit au paragraphe 32 de la décision Shirt c. Nation Crie de Saddle Lake, 2017 CF 364 : « [...] la coutume doit être reconnue par une majorité de membres de la bande et non pas uniquement par le chef et le Conseil. Il ne suffit pas que les membres de la bande acceptent la nouvelle coutume en tant que communauté, la communauté doit savoir qu’elle a été acceptée par les membres. »

[102] Dans la décision Bigstone c. Big Eagle, [1992] 52 FTR 109, [1992] A.C.F. no 16, la Cour fédérale écrit : « Sauf si elle est définie par ailleurs dans le cas d’une bande donnée, la “coutume” doit inclure, à mon sens, des pratiques touchant le choix d’un conseil qui sont généralement acceptables pour les membres de la bande, qui font donc l’objet d’un large consensus. »

[103] La Première Nation de Peters soutient que les critères établis par la Cour fédérale pour reconnaître l’existence d’une coutume ne devraient pas s’appliquer quand vient le temps d’analyser les répercussions d’une règle de droit coutumier ou d’une tradition juridique potentielle prévue à l’article 1.2. Elle soutient que les affaires dans lesquelles la Cour fédérale a nié l’existence d’une coutume limitant l’adhésion aux demandeurs âgés de moins de 18 ans étaient axées sur le terme « coutume » et sur la manière dont ce terme est interprété par les tribunaux. Elle soutient que la Cour fédérale ne pouvait pas se fonder sur l’interprétation des mots « traditions juridiques » énoncée à l’article 1.2.

[104] Je ne suis pas d’accord. Les termes « coutume », « règle de droit coutumier » ou « tradition juridique », du moins dans le contexte de la présente affaire, sont très similaires. Ces termes sont autant de façons de décrire les règles non écrites et les façons d’être et de faire qui découlent de la vision du monde et des systèmes de justice de cette communauté. Une coutume ou une règle de droit coutumier peut désigner quelque chose de plus précis qu’une tradition juridique, mais en l’espèce, je ne crois pas qu’il y ait une réelle différence. Le critère énoncé par la Cour fédérale pour déterminer s’il y a suffisamment d’éléments de preuve pour établir l’existence d’une « coutume » ou d’une « tradition » s’applique donc lorsque le Tribunal évalue la preuve relative à l’existence d’une « règle de droit coutumier » ou d’une « tradition juridique » dans le cadre d’une analyse fondée sur l’article 1.2.

[105] La seule mise en garde que j’ajouterais est que les conclusions tirées par le Tribunal en vertu de l’article 1.2 ne devraient pas être considérées comme des décisions définitives quant au contenu des traditions juridiques d’une nation. Étant donné que le Tribunal et ses membres ne sont pas, et ne peuvent pas être, des experts des traditions juridiques de certaines nations autochtones, les conclusions fondées sur l’article 1.2 ne concernent que la suffisance de la preuve qui a été présentée aux fins de l’article 1.2 et le respect du critère applicable en matière de discrimination selon la LCDP.

[106] En l’espèce, la Première Nation de Peters affirme qu’elle avait le droit de fixer une limite d’âge pour les personnes susceptibles de devenir membres puisque cette limite d’âge relève du droit coutumier. Or, il est clair que le Code d’appartenance ne contient aucune disposition écrite sur l’âge requis pour devenir membre. La cheffe Webb et la conseillère Victoria Peters ont admis ce fait au cours de l’audience, et la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale l’ont également reconnu. Je tiens toutefois à souligner que Leanne Peters a déclaré que la limite d’âge découlait des dispositions écrites du Code d’appartenance parce que le mot [traduction] « enfant » désignait les personnes de 17 ans ou moins, et ce, bien que la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale aient tiré des conclusions contraires.

[107] La Première Nation de Peters semble faire valoir que sa règle de droit coutumier ajoute des critères non écrits au Code d’appartenance. Accepter cet argument reviendrait à dire que les plaintes dont je suis saisie visent à contester la législation de la Première Nation de Peters et qu’elles ne sont donc pas des plaintes dûment déposées auprès du TCDP. Je trouve cet argument indéfendable pour plusieurs raisons.

[108] Premièrement, en adoptant son Code d’appartenance, la Première Nation de Peters a exercé son autonomie gouvernementale. La communauté a pris la décision délibérée de retirer au gouvernement fédéral la capacité de déterminer les critères d’appartenance, sous réserve de certains critères énoncés à l’article 10 de la Loi sur les Indiens, afin de pouvoir se gouverner elle-même à cet égard. Le conseil a donc préparé le Code d’appartenance et l’a présenté à ses membres, puis les électeurs l’ont approuvé. Étant donné que le Code d’appartenance ne prévoit aucune autre source de droit qui permettrait de déroger aux droits qu’il accorde, la Première Nation de Peters doit vivre selon ses propres choix législatifs et suivre ses propres lois. La partie III du Code d’appartenance ne confère aucun pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne le traitement des demandes d’adhésion. Elle emploie un libellé contraignant : [traduction] « Sont membres de la Bande indienne de Peters les personnes suivantes […] » [non souligné dans l’original].

[109] Le libellé clair du Code d’appartenance qui a été examiné et approuvé par les membres prouve en soi que les lois ou traditions juridiques propres à la Première Nation de Peters ne comprennent aucune limite d’âge. Si la communauté avait largement accepté la limite d’âge, ou si elle avait accepté que le conseil ait le pouvoir discrétionnaire d’introduire des critères non écrits dans le Code d’appartenance, ou si elle voulait conférer un tel pouvoir discrétionnaire au conseil, elle aurait pu le préciser dans le Code d’appartenance.

[110] Si le conseil n’est pas satisfait du Code d’appartenance, il doit alors retourner auprès de la communauté et proposer des modifications, qui devront ensuite être approuvées. Le conseil a plutôt élaboré des critères variables pour justifier les résultats qu’il souhaitait obtenir. La Cour fédérale a également fait remarquer que les explications du conseil changeaient constamment au paragraphe 54 de la décision Peters c. Bande de la Première Nation de Peters, 2018 CF 544, ainsi qu’au paragraphe 88 de la décision Peters c. Première Nation de Peters, 2023 CF 399 :

[L]e conseil de bande a agi de mauvaise foi en changeant constamment la norme pour régler la question simple et directe du droit d’être membre en vertu du Code d’appartenance. Des conclusions semblables ont été tirées dans Engstrom CF (au para 17) et Engstrom CAF (au para 34). Le conseil de bande n’a pas changé de conduite malgré ces deux décisions.

Non seulement ces critères variables se sont traduits par des actes discriminatoires à l’encontre des plaignants, mais ils témoignent également d’un manque de respect de la part du conseil pour ses propres lois et ses propres membres qui ont approuvé le Code d’appartenance.

[111] Deuxièmement, compte tenu de la preuve présentée à l’audience, la Première Nation de Peters n’a pas satisfait au critère qui consiste à démontrer qu’il y a une règle de droit coutumier ou une tradition juridique permettant de rejeter les demandes d’adhésion en fonction de l’âge. Les seuls témoins qui ont affirmé que la limite d’âge était bien connue sont des membres du conseil et une administratrice principale de la Première Nation de Peters. Étant donné que c’est le conseil qui traite les demandes et qui décide d’accorder ou non le statut de membre, cet élément de preuve servait ses propres intérêts. Je souscris donc à l’avis de la Cour fédérale exprimé au paragraphe 16 de la décision Engstrom c. Première Nation de Peters, 2020 CF 286 (CanLII) :

Pour établir l’existence d’une telle pratique coutumière, il faudrait des preuves beaucoup plus solides que celles qui ont été présentées par les membres du Conseil qui avaient un intérêt personnel à protéger. D’ailleurs, si la restriction relative à la limite d’âge était aussi notoire que ce qu’affirment maintenant les auteurs de ces affidavits, il aurait fallu que les éléments de preuve à l’appui de cette coutume proviennent de membres de la bande désintéressés et, plus particulièrement, d’Anciens respectés et impartiaux. En l’espèce, aucune preuve de ce genre n’a été présentée.

[112] Comme dans l’affaire Engstrom, l’un des témoins des plaignants a réfuté l’affirmation de la Première Nation de Peters selon laquelle aucune demande présentée par des personnes âgées de plus de 18 ans n’a été acceptée. Le témoin, Andrew Genaille, a exposé les détails et les circonstances dans lesquelles deux frères ont obtenu le statut de membre alors qu’ils étaient dans la vingtaine. Selon M. Genaille, les frères n’avaient jamais figuré sur la liste des membres. Au fil des ans, des membres de leur famille ont tenté à plusieurs reprises de leur faire obtenir le statut de membre et, lorsqu’ils sont devenus adultes, ils ont eux-mêmes fait des démarches en ce sens. Ils ont finalement obtenu leur statut alors qu’ils avaient plus de 18 ans.

[113] La cheffe Webb et la conseillère Victoria Peters ont nié les faits tels qu’ils ont été exposés par les plaignants. Elles allèguent que les frères figuraient sur la liste des membres depuis qu’ils étaient bébés, mais que leurs noms avaient été accidentellement supprimés et qu’ils avaient été réinscrits lorsque le conseil s’est rendu compte de l’erreur. Cependant, leur témoignage sur cette question manquait de détails et était ponctué de longues hésitations (contrairement au reste de leur témoignage), ce qui a donné l’impression qu’elles ne savaient pas exactement quoi dire. Par conséquent, j’estime que le témoignage plus détaillé et plus clair de M. Genaille est plus crédible et plus fiable.

[114] Leanne Peters a également parlé de l’inscription de Linda Lock sur la liste des membres. Linda est la sœur de Deborah, Harold et Gordon. Deborah a confirmé que Linda avait également dû présenter une demande après avoir obtenu son statut d’Indienne. Interrogée sur les raisons pour lesquelles Linda avait été acceptée en tant que membre alors que ses frères et sœur ne l’ont pas été, Leanne Peters a déclaré que, selon elle, Linda avait été acceptée parce qu’elle allait recevoir du financement de la Première Nation de Peters pour aller à la faculté de droit et ensuite pouvoir travailler avec le conseil. Compte tenu de ces éléments de preuve et de l’âge auquel les personnes s’inscrivent à la faculté de droit, il semble probable que Linda avait aussi plus de 18 ans lorsqu’elle a été acceptée comme membre.

[115] Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincue que, ces dernières années, certaines personnes ont bel et bien été acceptées comme membres de la Première Nation de Peters pour la première fois après avoir atteint l’âge de 18 ans. L’argument selon lequel il existe une coutume claire et systématique qui consiste à limiter les demandes aux personnes de 17 ans ou moins s’en trouve donc affaibli.

[116] Troisièmement, il est tout à fait normal que la plupart des demandes d’adhésion soient faites avant qu’une personne ait 18 ans. Ou, devrais-je dire, ce serait le processus naturel à suivre pour les membres de la communauté et leurs enfants qui n’ont pas perdu leur statut à cause de la Loi sur les Indiens antérieure à 1985. Dans la plupart des cas, les parents présentent une demande pour leurs enfants dès leur plus jeune âge afin qu’ils puissent bénéficier de tous les avantages liés à l’appartenance. Dans le cas d’une Première Nation comme celle de Peters, ce serait d’autant plus naturel que les membres reçoivent chaque année d’importantes sommes. Le fait que les demandes d’adhésion soient normalement présentées à un certain moment ne signifie pas que les demandes présentées en dehors de ce processus naturel doivent être rejetées.

[117] Aucun des témoins de la Première Nation de Peters n’a pu fournir une quelconque preuve de l’existence d’une coutume relative à une limite d’âge applicable à l’adhésion, si ce n’est de vagues allusions au fait que [traduction] « ç’a toujours été comme ça ». En fait, lorsqu’on a demandé à la cheffe Webb s’il existait une preuve démontrant que la limite d’âge était une coutume ou un fait connu, elle a répondu : [traduction] « j’ai un trou de mémoire ». Or, il ne suffit pas de faire de vagues allusions, surtout lorsque, indépendamment de la coutume, les personnes faisant l’objet des demandes sont généralement des bébés. En outre, comme la coutume revendiquée s’écarte clairement du libellé obligatoire et non discrétionnaire du Code d’appartenance, il est d’autant plus important de disposer d’une preuve crédible pour en étayer l’existence.

[118] La Première Nation de Peters a indirectement reconnu que le document du conseil datant des années 1990, produit à l’audience, ne prévoyait aucune limite d’âge. En fait, il y est indiqué que le fait de ne pas accepter comme membres les personnes présentant une demande en vertu du projet de loi C-31 irait à l’encontre du Code d’appartenance. Il y est aussi indiqué que le conseil a décidé d’arrêter, du moins temporairement, d’accepter les demandes d’adhésion présentées en vertu du projet de loi C-31 [traduction] « contrairement au Code d’appartenance de la bande ».

[119] Compte tenu de ce qui précède, je conclus qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure qu’il existe une règle de droit coutumier ou une tradition juridique limitant les demandes d’adhésion aux personnes de 17 ans ou moins.

[120] J’aurais tiré la conclusion ci-dessus même si la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale n’avaient pas tiré des conclusions similaires en ce qui concerne l’inexistence d’une coutume consistant à rejeter les demandes d’adhésion des personnes de 18 ans ou plus. Cependant, les conclusions de ces tribunaux étayent celles du Tribunal. Dans la décision Engstrom c. Première Nation de Peters, 2020 CF 286 (CanLII), la Cour fédérale a conclu ce qui suit au paragraphe 16 :

Le fait que toutes les demandes qui ont été présentées dans l’intervalle ont été faites et approuvées avant que les demandeurs n’atteignent l’âge de 18 ans ne crée pas une coutume ou une pratique et ne donne pas lieu à une interprétation selon laquelle toute personne plus âgée ne pouvait devenir membre de la bande. […] [L]a Cour doit se contenter d’affirmations sans nuances faites par des membres de la bande au sujet de l’existence d’une pratique coutumière. La Cour doit soupeser ces affirmations avec d’autres éléments de preuve niant l’existence de telles pratiques ou d’une pareille interprétation après 1990. Il ressort du dossier que le Conseil a lamentablement échoué dans ses tentatives de démontrer qu’il possédait un pouvoir discrétionnaire élargi lui permettant d’imposer des restrictions en matière d’âge ou de consentement de la mère dans le cas des présentes demandes.

C. Les actions prises par la Première Nation de Peters en ce qui concerne les demandes d’adhésion constituent-elles un service?

[121] Le Tribunal conclut que le traitement par la Première Nation de Peters des demandes d’adhésion des plaignants correspond à la définition d’un « service » qui figure à l’article 5 de la LCDP.

[122] Voici le libellé de l’article 5 :

Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public :

a) d’en priver un individu;

b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

[Non souligné dans l’original.]

[123] Le Tribunal a décrit un « service » comme quelque chose d’avantageux qui est offert au public susceptible de bénéficier de ce service dans le cadre d’une relation publique. Une autorité publique fournit des « services » lorsque ses activités répondent à un besoin ou à un désir qu’ont des membres de la société, ou lorsqu’elle les aide à atteindre un but ou un objectif (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), [2018] 2 R.C.S. 230).

[124] En l’espèce, je conclus que le public est composé de personnes qui demandent l’adhésion, aussi bien celles qui ont demandé l’adhésion en soumettant des demandes en format papier que celles qui ont exprimé verbalement leur désir d’appartenir à la bande à l’un des membres du conseil. Dans une large mesure, les activités menées par le chef et son conseil ne sont pas considérées comme des services. En tant qu’organe directeur d’une Première Nation, le conseil adopte des lois, des politiques, des résolutions et des budgets, il assure le leadership et donne une orientation stratégique à la Première Nation. Ces activités ne seraient probablement pas considérées comme des services. Cependant, dans certains contextes et à certaines fins, le conseil peut également agir en tant que fournisseur de services. Dans le cadre de la présente instance, le conseil fournit des services lorsqu’il agit en tant que comité responsable de l’adhésion et qu’il traite les demandes d’adhésion.

[125] La Première Nation de Peters nie que le traitement des demandes d’adhésion constitue un service. Elle soutient plutôt que les plaignants contestent directement les critères d’appartenance énoncés dans le Code d’appartenance, ce qui n’est pas permis en vertu de l’article 5 (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 (CanLII) [Matson et Andrews]). Plus précisément, elle soutient que l’allégation de discrimination fondée sur l’âge est une contestation directe du Code d’appartenance parce que la limite d’âge est une tradition coutumière qui fait partie du Code d’appartenance, même si elle n’est pas écrite. Cependant, pour les motifs énoncés ci-dessus, je conclus que la Première Nation de Peters n’a pas démontré l’existence d’une telle coutume juridique.

[126] Les plaignants soutiennent qu’ils ne contestent pas directement les critères du Code d’appartenance, mais la façon dont ils sont appliqués. En fait, les plaignants s’acharnent à dire que les conditions du Code d’appartenance doivent être respectées. Ils soutiennent que les plaintes ont trait à la façon discrétionnaire dont la Première Nation de Peters choisit d’appliquer le Code d’appartenance, qui, selon eux, est discriminatoire. Selon cette logique, le service fourni par le conseil et le personnel réside dans le traitement des demandes d’adhésion en vertu du Code d’appartenance, et ce, afin de déterminer si les demandeurs satisfont aux exigences du Code d’appartenance. Je souscris à cette formulation et je conclus que le Code d’appartenance ne fait pas l’objet d’une contestation déguisée puisqu’aucune disposition de ce Code n’est contestée.

[127] Voici des exemples de la façon dont le conseil exerce son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il traite les demandes d’adhésion :

  1. en ajoutant des critères d’appartenance qui ne figurent ni dans le Code d’appartenance ni dans les règles de droit coutumier, comme les limites d’âge, l’historique de l’émancipation et le fait que le père du demandeur n’était pas un Indien;
  2. en décidant de ne pas traiter les demandes d’adhésion, malgré les exigences du Code d’appartenance;
  3. en retardant le traitement, en dépit des délais obligatoires prévus par le Code d’appartenance;
  4. en décidant de ne pas traiter une demande collective, bien que le Code d’appartenance n’interdise pas ce type de demande;
  5. en créant un lourd processus de demande au cours duquel des renseignements non pertinents sont sollicités, des documents difficiles à obtenir, comme les certificats de décès des grands-parents du demandeur, sont exigés et des entrevues intrusives sont menées pour discuter de renseignements qui n’ont rien à voir avec les critères d’appartenance;
  6. en disant aux plaignants de ne pas présenter de demande.

[128] Dans la décision Matson et al. c. Affaires indiennes et du Nord Canada, 2013 TCDP 13, le Tribunal a expliqué la différence entre le droit à l’inscription en vertu de la Loi sur les Indiens, qui n’est pas un service, et le traitement des demandes d’inscription, qui est un service :

[58] L’intimé n’offre pas au public l’avantage d’un droit à l’inscription en vertu de l’article 6 de la Loi sur les Indiens, ni les avantages tangibles et intangibles correspondants dont un tel droit peut être assorti. C’est la Loi sur les Indiens elle-même qui offre l’avantage du droit à l’inscription et c’est le législateur qui a appliqué au public les dispositions de la Loi sur les Indiens en matière de droit, pas l’intimé. Ce que ce dernier peut offrir en tant qu’avantage ou service au public est le traitement des demandes d’inscription en vue de déterminer si une personne doit être ajoutée au registre des Indiens, conformément à la Loi sur les Indiens. Pour ce faire, le registraire des Indiens reçoit les demandes d’inscription, passe en revue les renseignements inscrits dans les demandes en vue de déterminer s’ils sont complets et exacts, et évalue ensuite les demandes afin de décider si le requérant satisfait aux dispositions de l’article 6 de la Loi sur les Indiens en matière de droit d’inscription. […]

[Non souligné dans l’original.]

Cette distinction est analogue à celle observée en l’espèce entre le droit à l’adhésion en vertu du Code d’appartenance (pas un service) et le traitement des demandes d’adhésion (un service).

[129] Le traitement des demandes d’adhésion peut également se comparer au traitement des demandes dans le contexte de l’immigration et de la citoyenneté. Dans la décision Attaran c. Citoyenneté et Immigration Canada, 2023 TCDP 27, le Tribunal a conclu que, d’une manière générale, le traitement des demandes est un service rendu au public. La décision Forward et Forward c. Citoyenneté et Immigration Canada, 2008 TCDP 5, est également pertinente. Aux paragraphes 35 à 43 de cette décision, il est indiqué que le traitement des demandes de citoyenneté peut être un service, mais il est précisé qu’il ne faut pas procéder ainsi dans le but de contester les règles d’admissibilité.

[130] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la présente affaire se distingue des affaires comme West c. Cold Lake First Nations, 2021 TCDP 1 et Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 [« Matson et Andrews »], dans lesquelles un texte législatif clair et sans ambiguïté était directement contesté.

[131] Il convient d’expliquer que le fait de se faire dire de ne pas présenter de demande est également considéré comme un service fourni dans le cadre du traitement des demandes d’adhésion. Le conseil de la Première Nation de Peters agit en tant que comité des adhésions. Il traite toutes les demandes d’adhésion et prend toutes les décisions qui s’y rapportent. Dans l’arrêt Watkin c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 170 (CanLII), la Cour d’appel fédérale indique qu’« Immigration Canada fournit un service lorsqu’elle informe les immigrants sur la procédure à suivre pour devenir un résident canadien ». Par analogie, si un membre du conseil fournit des conseils sur les demandes d’adhésion, il fournit un service dans le cadre de ses fonctions au sein du comité des adhésions. Il fournit également un service s’il conseille à quelqu’un de ne pas présenter de demande parce que de toute façon, le statut de membre ne lui sera pas accordé.

[132] En résumé, le Tribunal convient avec les plaignants que le traitement des demandes d’adhésion peut être considéré comme un service au sens de l’article 5 de la LCDP. Plus précisément, le traitement des demandes d’adhésion est un travail nécessaire effectué par le conseil au nom et dans l’intérêt du public, dont font partie les personnes qui demandent à devenir membres.

D. Les plaignants ont-ils subi un préjudice ou ont-ils été désavantagés à l’occasion du traitement de leurs demandes d’adhésion?

[133] On entend par « désavantage » le fait d’imposer à un individu ou à un groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages qui ne sont pas imposés à d’autres, d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société (Gendarmerie royale du Canada c. Tahmourpour, 2009 CF 1009, au par. 45).

[134] Le traitement défavorable et le désavantage en cause en l’espèce découlent de la façon dont les demandes d’adhésion ont été traitées.

(i) Gordon Lock

[135] Gordon n’a jamais envoyé de demande d’adhésion en format papier à la Première Nation de Peters. Il a néanmoins subi un traitement défavorable puisque la conseillère Victoria Peters lui a dit en 2014 qu’il ne devait pas présenter de demande parce que 1) la Première Nation de Peters n’acceptait pas les demandes d’adhésion, 2) il n’avait jamais figuré sur la liste des membres et 3) son statut en vertu du projet de loi C-31 n’avait rien à voir avec son droit de devenir membre. Gordon n’a pas été informé du processus de demande prévu par le Code d’appartenance, et la conseillère Victoria Peters n’a pas vérifié s’il répondait aux critères d’appartenance. Je souligne que, depuis les années 1980, Gordon a fait plusieurs autres demandes verbales afin de devenir membre mais, aux fins de la présente plainte, je me concentre sur sa plus récente demande, qui remonte à 2014.

[136] Étant donné que le conseil agit à titre de comité des adhésions et qu’il est chargé de statuer sur les demandes d’adhésion, il était raisonnable pour Gordon de supposer qu’on lui refusait l’adhésion et qu’il était inutile de remplir un formulaire de demande. Le fait que d’autres personnes ayant présenté une demande d’adhésion en vertu du projet de loi C-31 se soient vu refuser le statut de membre est venu étayer cette hypothèse.

[137] Gordon a également subi un traitement défavorable du fait du lourd processus de demande auquel Deborah et lui ont dû se soumettre en 2021 lorsqu’ils ont décidé de présenter une demande en format papier malgré le fait que la conseillère Victoria Peters leur avait dit de ne pas en présenter. En effet, il était difficile de satisfaire aux exigences du processus de demande et d’obtenir les documents demandés, d’autant plus que ces documents n’étaient pas nécessaires pour démontrer que les critères énoncés dans le Code d’appartenance étaient respectés. Comme le processus de demande était inutilement exigeant, Gordon n’a pas été en mesure de remplir et de présenter la demande.

[138] La situation de Gordon est semblable à celle exposée dans la décision Jacobs c. Mohawk Council of Kahnawake, 1998 CanLII 3994 (TCDP). Dans cette décision, le Tribunal a conclu que le demandeur avait subi un traitement défavorable, même si, comme dans le cas de Gordon, il n’avait pas présenté de demande pour obtenir des avantages offerts par le conseil. À la page 22, le Tribunal a conclu ceci :

Même si dans certains cas, aucune demande officielle n’a été formulée, nous sommes convaincus qu’il y a néanmoins eu discrimination directe, car il nous apparaît clair que le chemin menant à l’exercice de ces droits et à l’obtention de ces avantages et privilèges a été dans les faits bloqué.

[139] Dans le même ordre d’idées, la Cour fédérale, dans la décision Bande de Sawridge c. R., 2003 CFPI 347, a conclu que se concentrer sur le fait qu’aucune demande n’a été présentée est un faux-fuyant lorsqu’il est clair que les personnes « souhaitaient être des membres de la Bande et ont cherché à le devenir » :

[12] […] la demanderesse soutient avec véhémence que les femmes en question n’ont pas présenté de demande pour devenir membres. Cet argument représente un simple faux-fuyant. Il est tout à fait vrai que seulement certaines d’entre elles ont présenté une demande conformément aux règles d’appartenance à la Bande, mais ce fait présume la question de savoir si ces règles peuvent légalement être utilisées pour priver ces femmes des droits auxquels elles ont droit selon la déclaration du Parlement. La preuve est claire : toutes les femmes en question souhaitaient être des membres de la Bande et ont cherché à le devenir et on le leur a refusé, du moins implicitement, parce qu’elles ne répondaient pas ou ne pouvaient pas répondre aux exigences rigoureuses d’application des règles.

[140] Cette conclusion a été confirmée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Bande de Sawridge c. R, 2004 CAF 16. La Cour d’appel fédérale a statué que « [p]our ces personnes qui ont un droit d’appartenance, une simple demande d’inscription sur la liste de la bande suffit ».

[141] De même, en l’espèce, ceux qui ont recouvré leur statut grâce au projet de loi C-31 et qui ont droit à l’appartenance selon les termes du Code d’appartenance ne devraient pas avoir à se soumettre à un processus de demande complexe qui est indûment contraignant et qui constitue un obstacle à l’appartenance. Si une demande est nécessaire, elle devrait se limiter à l’obligation de fournir les renseignements dont le comité des adhésions a besoin pour déterminer si les critères d’appartenance énumérés dans la partie III du Code d’appartenance sont respectés.

[142] L’affaire Bain v. River Poker Tour, 2015 TDPO 734 est une affaire semblable. Il était question d’un tournoi de poker qui devait avoir lieu dans un restaurant inaccessible au demandeur dans son fauteuil roulant. Compte tenu des faits de cette affaire, il suffisait que le demandeur manifeste son désir d’y assister. Il n’était pas nécessaire qu’il tente physiquement d’entrer dans le restaurant pour se voir refuser un service.

[143] Gordon s’est fait dire de ne pas présenter de demande d’adhésion et qu’il ne pouvait pas être membre, et ce, par des personnes dotées d’un pouvoir décisionnel, de sorte que ces propos ont été considérés comme fiables. Le lourd processus de demande a eu pour effet d’imposer un fardeau inutile compte tenu des exigences du Code d’appartenance, à tel point que cela revenait à refuser le statut de membre à toute personne qui présentait une demande d’adhésion sur format papier. Dès qu’une personne exprime clairement son intérêt à bénéficier d’un service, comme Gordon qui a demandé à être ajouté à la liste des membres, elle ne devrait pas avoir à se soumettre à un lourd processus de demande s’il est certain que sa demande sera refusée. Une telle démarche serait contraire au principe général voulant que les personnes limitent le préjudice.

(ii) Deborah Senger

[144] Le Tribunal conclut que Deborah, comme Gordon, a subi un traitement défavorable de la part de la Première Nation de Peters en raison du lourd processus de demande auquel elle a dû se soumettre en 2021 lorsqu’elle a décidé de remplir et de présenter une demande en format papier malgré le fait qu’on lui avait dit qu’elle n’obtiendrait pas le statut de membre. Deborah n’a toutefois pas réussi à soumettre la demande étant donné qu’il était difficile de satisfaire aux exigences du processus de demande et que les documents demandés, comme les certificats de décès de ses grands-parents, étaient difficiles à obtenir en plus de ne pas être nécessaires pour démontrer que les critères énoncés dans le Code d’appartenance étaient respectés.

[145] Deborah a également subi un traitement défavorable dans les années 2000 (la preuve n’indique pas clairement l’année de l’événement) lorsqu’elle a fait une demande verbale à la cheffe et que cette dernière : 1) lui a dit de ne pas présenter de demande, 2) ne l’a pas informée du processus de demande prévu par le Code d’appartenance et 3) ne lui a pas dit si elle répondait aux critères d’appartenance du Code d’appartenance. L’analyse juridique réalisée dans le cas de Gordon en vue de déterminer s’il s’agit d’un effet préjudiciable subi à l’occasion de la fourniture d’un service s’applique également dans le cas de Deborah.

(iii) Carol Raymond

[146] Carol a présenté quatre demandes officielles d’adhésion à la Première Nation de Peters en 2012, 2013, 2016 et 2021. Les trois premières demandes ont été rejetées, mais les raisons invoquées variaient d’une fois à l’autre, ou bien étaient inexistantes. Carol n’a toujours pas reçu de réponse à sa quatrième demande et attend depuis plus de deux ans. La façon dont ces demandes sont traitées est détaillée aux paragraphes 68 et 69.

[147] Carol a subi un traitement défavorable étant donné que le conseil de la Première Nation :

  1. a ajouté des critères qui ne figurent pas dans le Code d’appartenance, comme les limites d’âge, l’historique de l’émancipation et le fait que son père n’était pas un Indien;
  2. a décidé de ne pas traiter sa demande de 2021, en dépit des délais prévus par le Code d’appartenance;
  3. a retardé le traitement de ses trois premières demandes, en dépit des délais obligatoires prévus par le Code d’appartenance;
  4. a décidé de ne pas traiter sa demande de 2012 qui avait été présentée dans le cadre de la demande collective, bien que le Code d’appartenance n’interdise pas ce type de demande;
  5. a créé un lourd processus de demande au cours duquel des renseignements non pertinents ont été sollicités et, pour sa demande de 2016, une entrevue intrusive a été menée pour discuter de renseignements qui n’avaient rien à voir avec les critères d’appartenance.

(iv) Neil Peters

[148] Neil Peters a présenté une demande d’adhésion en 2012, 2013 et 2016. Les trois demandes ont été rejetées pour différentes raisons et, en 2018, sa demande d’appel a été rejetée. La façon dont ces demandes ont été traitées est détaillée aux paragraphes 78 à 85.

[149] Neil a subi un traitement défavorable étant donné que le conseil de la Première Nation :

  1. a ajouté des critères dans le traitement de ses trois demandes qui ne figurent pas dans le Code d’appartenance, comme les limites d’âge, l’historique de l’émancipation et le fait que son père n’était pas un Indien;
  2. a retardé le traitement de ses trois demandes, en dépit des délais obligatoires prévus par le Code d’appartenance;
  3. a décidé de ne pas traiter sa demande de 2012 qui avait été présentée dans le cadre de la demande collective, bien que le Code d’appartenance n’interdise pas ce type de demande;
  4. a refusé, en 2018, de soumettre la décision relative à sa demande de 2016 à un appel, alors qu’il en avait le droit conformément au Code d’appartenance;
  5. a créé un lourd processus de demande au cours duquel des renseignements non pertinents étaient sollicités pour ses trois demandes et, pour sa demande de 2016, une entrevue intrusive a été menée pour discuter de renseignements qui n’avaient rien à voir avec les critères d’appartenance.

(v) Harold Lock

[150] En 1987, le nom de Harold, comme celui de sa sœur Deborah, a été unilatéralement retiré de la liste des membres sans qu’il ne le sache. Toutefois, je le répète, comme Harold n'a pas soulevé la question de savoir si cet événement constituait un acte discriminatoire, celle-ci n’entre pas dans le champ d’application de la plainte qui a été renvoyée au Tribunal.

[151] À l’instar de son frère Gordon, Harold a supposé qu’il était membre lorsqu’il a obtenu le rétablissement de son statut. Ce n’est que quelques années avant qu’il ne dépose sa plainte devant la Commission qu’il a compris que son statut de membre avait été unilatéralement révoqué en 1987. Selon les témoignages recueillis à l’audience, Harold n’a pas présenté de demande écrite pour devenir membre et n’a pas demandé aux membres du conseil ou au personnel s’il pouvait devenir membre ni comment il pouvait présenter une demande.

[152] Dans ce contexte et compte tenu de la portée de la présente plainte, je conclus que Harold n’a pas subi de traitement défavorable en ce qui concerne la plainte dont le Tribunal est saisi. Par conséquent, la plainte de Harold ne peut être accueillie.

[153] Cette conclusion n’a pas pour effet de réfuter la discrimination qui pourrait expliquer la révocation de son statut de membre en 1987. Elle ne vise pas non à nier les effets traumatisants et préjudiciables que la Loi sur les Indiens et les politiques fédérales favorisant l’assimilation ont eus sur Harold. En effet, en raison de l’ancienne Loi sur les Indiens, Harold a perdu son droit au statut d’Indien et, par le fait même, le droit d’être membre de sa communauté d’origine jusqu’à l’adoption du projet de loi C-31. Un fossé s’est ainsi creusé entre lui et sa communauté d’origine, sa famille élargie et le territoire traditionnel de son peuple. Il est ressorti très clairement du témoignage de Harold qu’il avait un lien affectif et spirituel étroit avec sa communauté et son territoire d’origine et qu’il souhaitait ardemment renouer avec sa communauté. Peu importe la conclusion du Tribunal en ce qui concerne la plainte de Harold, les ordonnances systémiques rendues ci-dessous s’appliqueront aux futures demandes d’adhésion, y compris à toute demande que Harold pourrait présenter à la Première Nation de Peters. Il est donc à espérer que Harold pourra devenir membre et commencer à se reconstruire et à guérir des séquelles laissées par l’histoire coloniale du Canada dans sa propre vie.

[154] Étant donné que la plainte de Harold est jugée non fondée, je ferai référence à Carol, Gordon, Neil et Deborah lorsque j’évoquerai les plaignants dans le reste de la présente décision.

E. La déficience, la race, l’origine nationale ou ethnique, l’âge, l’état matrimonial ou la situation de famille ont-ils influé sur la décision de refuser le statut de membre et les avantages qui en découlent?

(i) Âge

[155] Je conclus que l’âge a été pris en compte dans le traitement des demandes d’adhésion de Neil et de Carol et fait partie des raisons pour lesquelles Deborah et Gordon se sont fait dire de ne pas présenter de demande. Les témoins de la Première Nation de Peters (la cheffe Webb, la conseillère Victoria Peters et l’administratrice de la bande Leanne Peters) ont expressément reconnu que l’âge était l’un des facteurs sur lesquels la Première Nation s’était appuyée pour traiter les demandes d’adhésion écrites. Elles ont également reconnu que le critère de l’âge aurait été pris en compte pour traiter les demandes d’adhésion écrites par Deborah et Gordon. J’en déduis donc que Deborah et Gordon se sont fait dire de ne pas présenter de demande notamment à cause de leur âge. J’en déduis également que l’âge aurait été pris en compte si Deborah et de Gordon avaient été en mesure de remplir les formulaires de demande qu’ils avaient entamés en 2021.

[156] La Première Nation de Peters soutient qu’elle appliquait simplement le Code d’appartenance étant donné que la limite d’âge relevait de son droit coutumier. Comme je l’ai déjà expliqué, le Tribunal n’accepte pas que la limite d’âge soit une règle de droit coutumier.

(ii) Situation de famille

[157] Je conclus que la situation de famille a été prise en compte dans le traitement des demandes d’adhésion de Carol, de Neil, de Deborah et de Gordon.

[158] Le Tribunal a déclaré à plusieurs reprises qu’il fallait donner un sens large à l’expression « situation de famille » (Kamalatisit c. Première Nation de Sandy Lake, 2019 TCDP 20, par. 61 et 62). Le Tribunal a jugé dans la décision Jacobs que la « situation de famille » comprend les situations où une femme est victime de discrimination à cause de certaines caractéristiques ou de certains attributs de son mari, ce qui revêt un intérêt particulier en l’espèce.

À notre avis, l’expression « situation de famille » figurant au paragraphe 3(1) de la LCDP s’interprète d’une manière suffisamment large pour inclure les situations comme celle-ci où une femme fait l’objet de discrimination à cause de certaines caractéristiques ou de certains attributs de son mari. (Jacobs c. Mohawk Council of Kahnawake, 1998 CanLII 3994 (TCDP) à la p. 22).

[159] Dans la décision Tanner, le Tribunal a conclu que le motif fondé sur la situation de famille « s’applique aux plaintes fondées sur l’identité d’un membre de la famille en particulier » (Tanner c. Première Nation Gambler, 2015 TCDP 19, par. 39).

[160] La Cour suprême du Canada, dans le contexte de la législation ontarienne sur les droits de la personne, a également conclu que la situation de famille devait faire l’objet d’une interprétation suffisamment large pour englober le cas où la discrimination découle de l’identité du conjoint du plaignant ou d’un membre de la famille de ce dernier (B. c. Ontario (Commission des droits de la personne), [2002] 3 RCS 403) :

[46] […] Nous estimons que le texte du Code appuie la thèse selon laquelle les motifs énumérés concernés — l’état matrimonial et l’état familial — ont une portée suffisamment large pour englober le cas où la discrimination découle de l’identité du conjoint du plaignant ou d’un membre de la famille de ce dernier. Bien que la jurisprudence relative à la portée du terme « état matrimonial » dans le contexte des lois sur les droits de la personne soit, au mieux, partagée, elle privilégie généralement une interprétation axée sur le préjudice subi par l’individu, que ce dernier fasse clairement partie ou non d’une catégorie identifiable de personnes touchées de semblable manière.

[161] En d’autres termes, la situation de famille interdit toute discrimination fondée sur les relations découlant du mariage, de la consanguinité, de l’adoption, de l’ascendance et d’autres facteurs. Elle interdit également toute discrimination fondée sur les caractéristiques, les attributs ou l’identité d’un membre de la famille, y compris le conjoint, les frères et sœurs et les parents.

[162] La situation de famille a eu une incidence sur le traitement des demandes de Neil puisqu’il a été défavorisé à cause d’un attribut de ses parents — leur émancipation. La Première Nation de Peters a expressément dit à Neil que l’une des raisons pour lesquelles on lui avait refusé le statut de membre était que ses parents avaient été émancipés. La cheffe Webb a également reconnu dans son témoignage que le fait que Neil ait été émancipé était une raison de plus pour lui refuser le statut de membre. Comme il est expliqué au paragraphe 3 de la décision Andrews et al. c. Affaires indiennes et du Nord Canada, 2013 TCDP 21, l’émancipation d’une personne ou la perte de son statut d’Indien en raison des dispositions de l’ancienne Loi sur les Indiens a eu des répercussions profondes à long terme sur elle et sur les membres de sa famille. Je conclus que ces répercussions sont si importantes qu’elles deviennent un attribut et une partie de l’identité de cette personne, au sens où l’entend le Tribunal dans la décision Tanner. Par conséquent, je conclus que la discrimination fondée sur l’émancipation de ses parents et la perte de leur statut d’Indien relève du motif de la situation de famille.

[163] En ce qui concerne Carol, la Première Nation de Peters a expressément admis qu’elle avait tenu compte du divorce de ses parents et du fait que son père était blanc dans le traitement de ses demandes. Il s’agit là d’une déclaration explicite selon laquelle la Première Nation de Peters a pris une décision fondée sur les attributs des parents de Carol. Or, ces attributs sont des facteurs discrétionnaires qui ne figurent pas dans le Code d’appartenance et qui constituent une discrimination fondée sur la situation de famille.

[164] Deborah et Gordon ont été traités différemment chaque fois qu’ils ont présenté une demande parce que leur père n’était pas un Indien. Par exemple, lorsque Gordon a demandé s’il pouvait devenir membre, la cheffe et divers conseillers lui ont maintes fois dit qu’il n’avait pas sa place dans la bande et que le projet de loi C-31 ne lui permettait pas de devenir membre. Deborah s’est fait dire par la femme du chef, en présence de ce dernier, qu’elle ne deviendrait jamais membre et qu’elle ne devait plus revenir. J’admets l’idée que le raisonnement était le même, à savoir que Deborah n’avait pas sa place dans la bande parce que son droit à l’appartenance provenait du projet de loi C-31.

[165] La Première Nation de Peters a traité Deborah et Gordon plus durement que les autres demandeurs en raison de l’origine ethnique ou de la race de leur père. Ce traitement défavorable fondé sur l’identité de leur père est une discrimination fondée sur la situation de famille, car il s’agit d’une décision qui les concerne et qui est fondée sur une caractéristique de l’un de leurs parents. Il semble qu’après avoir obtenu le statut d’Indien grâce au projet de loi C-31, Deborah et Gordon avaient le droit de devenir membres en vertu du Code d’appartenance de par le statut de leur mère. Cependant, leurs demandes d’adhésion ont été rejetées en raison de l’identité de leur père. Autrement dit, avant 1985, lorsqu’une Indienne inscrite épousait un homme qui n’avait pas le statut d’Indien, elle perdait son statut. Tel a été le cas de la mère de Deborah et Gordon, et donc, jusqu’en 1985, Deborah et Gordon n’avaient pas le droit d’être membres en raison de l’identité de leur père. Par conséquent, tenir compte du fait qu’ils n’ont jamais eu de statut, même si ce n’est pas pertinent aux termes du Code d’appartenance, revient à faire une distinction fondée sur l’identité de leur père et, donc, sur la situation de famille.

[166] De façon générale, la Première Nation de Peters nie que la situation de famille a été déterminante dans le traitement des demandes d’adhésion, mais le seul argument concret qu’elle avance est qu’il ne pouvait y avoir de discrimination fondée sur la situation de famille parce que Linda, la sœur de Deborah et Gordon, a été acceptée en tant que membre de la Première Nation de Peters. Voici pourquoi je ne retiens pas cet argument : 1) il ne répond pas à l’argument réel selon lequel les motifs énoncés sont explicitement liés à la situation de famille et 2) le fait que la Première Nation de Peters ait accepté un membre de la famille n’annule pas les obstacles mis en place pour les autres membres de la famille. La Première Nation de Peters n’a fourni aucun autre argument pour réfuter l’affirmation selon laquelle le désavantage fondé sur un attribut des parents — à savoir leur émancipation ou leur statut d’Indien — constitue une discrimination fondée sur la situation de famille.

(iii) Déficience

[167] Dans leur plainte initiale, Carol et Gordon ont cité la déficience comme l’un des motifs de distinction dans le traitement de leurs demandes d’adhésion. Cependant, ni allégation ni argument n’a été présenté à l’audience au sujet d’une conduite discriminatoire fondée sur la déficience. Je ne me prononce donc pas sur ce motif.

(iv) Race, origine nationale ou ethnique et état matrimonial

[168] Carol et Neil allèguent que la race et l’origine nationale ou ethnique ont influé sur le traitement de leurs demandes d’adhésion par la Première Nation de Peters. Carol allègue également que l’état matrimonial a été un facteur dans le traitement de ses demandes d’adhésion.

[169] Lorsqu’il faut déterminer si un motif de distinction illicite a été un facteur dans un traitement défavorable, il suffit qu’une seule des caractéristiques protégées ait été un facteur, même si plusieurs sont alléguées. En outre, ce motif ne doit pas forcément être le seul facteur dans la décision (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39 (CanLII), au par. 52). Étant donné que j’ai conclu que la situation de famille et l’âge étaient des facteurs discriminatoires dans le traitement défavorable subi par les plaignants, j’estime qu’il n’est pas nécessaire de déterminer si la race, l’origine ethnique ou l’état matrimonial ont aussi été des facteurs dans le traitement défavorable ou le désavantage.

F. Les plaignants ont-ils établi une preuve prima facie qu’ils ont fait l’objet de discrimination de la part de la Première Nation de Peters dans le cadre de la fourniture de services liés à l’appartenance?

[170] Compte tenu de l’analyse ci-dessus, je conclus que Carol, Neil, Deborah et Gordon ont établi une preuve prima facie de discrimination de la part de la Première Nation de Peters. Plus précisément, l’âge et la situation de famille ont été des facteurs dans le traitement et l’examen discrétionnaires que la Première Nation de Peters a fait des demandes (verbales et écrites) présentées par les plaignants en vue d’être ajoutés à la liste des membres.

G. La Première Nation de Peters a-t-elle établi l’existence d’un motif justifiable pour sa conduite discriminatoire?

[171] Comme il est établi que quatre des plaignants ont démontré l’existence d’une preuve prima facie de discrimination, l’analyse porte maintenant sur les moyens de défense invoqués par la Première Nation de Peters. Lorsqu’une preuve prima facie est établie, un intimé peut éviter une conclusion défavorable en présentant des éléments de preuve qui démontrent que ses agissements n’étaient pas discriminatoires ou en invoquant un moyen de défense prévu par la loi qui justifie son acte discriminatoire. En l’espèce, conformément à l’alinéa 15(1)g) et au paragraphe 15(2) de la LCDP, la Première Nation de Peters soutient que la nécessité de protéger la cohésion sociale et les valeurs culturelles de la communauté est un motif justifiable pour tenir compte de l’âge et de la situation de famille dans le traitement des demandes d’adhésion.

[172] Le paragraphe 15(2) de la LCDP limite les considérations aux coûts, à la santé et à la sécurité :

(2) Les faits prévus à l’alinéa (1)a) sont des exigences professionnelles justifiées ou un motif justifiable, au sens de l’alinéa (1)g), s’il est démontré que les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne ou d’une catégorie de personnes visées constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité.

[Non souligné dans l’original.]

[173] Cependant, ni les plaignants ni la Commission n’ont affirmé que la protection de la cohésion sociale et des valeurs culturelles de la communauté n’entrait pas du champ d’application du paragraphe 15(2). Il existe une jurisprudence qui donne une interprétation plus large du paragraphe 15(2), comme la décision Petrovic c. TST Overland Express, 2021 TCDP 26 (voir les par. 126 à 128). Par conséquent, je veux bien partir du principe que la protection de la cohésion sociale et des valeurs culturelles de la communauté relève du paragraphe 15(2).

[174] Pour établir l’existence d’un motif justifiable pour le traitement discriminatoire des demandes d’adhésion, la Première Nation de Peters doit prouver que :

  1. l’objectif précis (cohésion de la communauté et maintien des valeurs culturelles) est rationnellement lié à une fonction ou un objectif général du conseil;
  2. les critères contestés utilisés pour le traitement des demandes d’adhésion ont été adoptés de bonne foi, en croyant qu’ils étaient nécessaires pour réaliser ce but ou cet objectif;
  3. les critères et les approches utilisés par la Première Nation de Peters pour traiter les demandes d’adhésion sont raisonnablement nécessaires à la réalisation de son but ou objectif, en ce sens que la Première Nation de Peters ne peut pas composer avec les nouveaux membres qui ont plus de 18 ans, qui ont été privés de leurs droits, dont les parents ont été privés de leurs droits ou dont les pères n’étaient pas des Indiens, sans que cela lui impose une contrainte excessive.

(Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 RCS 868)

(i) L’objectif précis (cohésion de la communauté et maintien des valeurs culturelles) est-il rationnellement lié à une fonction ou un objectif général du conseil?

[175] Pour établir qu’il existe un motif justifiable pour sa conduite discriminatoire, la Première Nation de Peters doit d’abord établir que l’objectif ou le but précis qui sous-tend les critères contestés est rationnellement lié à une fonction ou un objectif général du conseil (Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 RCS 868, aux par. 24 à 28).

[176] En l’espèce, la Première Nation de Peters a déclaré que l’objectif précis de la conduite discriminatoire était la protection des valeurs culturelles et de la cohésion de la communauté. Bien que la Première Nation de Peters n’ait pas clairement indiqué la fonction ou l’objectif général du conseil auquel cet objectif précis serait rationnellement lié, j’en conclus, d’après ses observations, que la fonction ou l’objectif général est la gouvernance de la Première Nation de Peters. Je reconnais que l’objectif précis qui consiste à maintenir les valeurs culturelles et la cohésion de la communauté est rationnellement lié à la fonction ou à l’objectif du chef et du conseil de gouverner la Première Nation de Peters. Par conséquent, je passe à la deuxième étape de l’analyse.

(ii) Les critères utilisés pour traiter les demandes d’adhésion ont-ils été adoptés de bonne foi, en croyant qu’ils étaient nécessaires pour réaliser ce but ou cet objectif?

[177] Pour déterminer s’il existe un motif justifiable pour la conduite discriminatoire de la Première Nation de Peters, il faut ensuite déterminer si elle a adopté les critères et les approches contestés pour traiter les demandes d’adhésion de bonne foi, en croyant qu’ils étaient nécessaires pour réaliser son objectif de préserver les valeurs culturelles et la cohésion de la communauté.

[178] Pour les motifs exposés ci-dessous, je conclus que la Première Nation de Peters ne satisfait pas à cette exigence et que, par conséquent, elle n’a pas établi l’existence d’un motif justifiable pour sa conduite discriminatoire à l’égard des plaignants.

[179] Je n’ai vu aucune preuve convaincante que la Première Nation de Peters a agi de bonne foi. La Première Nation de Peters affirme que le fait d’accorder le statut de membre aux plaignants perturberait la cohésion sociale et les valeurs culturelles de la communauté. Elle soutient que les critères discriminatoires qu’elle a appliqués dans le traitement des demandes sont nécessaires pour protéger la cohésion sociale et les valeurs culturelles de sa communauté. Elle soutient que si la Première Nation de Peters devait élargir l’accès à l’appartenance, cela pourrait entraîner une [traduction] « avalanche » de demandes et serait dévastateur pour les membres actuels, car ce sont eux qui vivent dans la réserve et qui doivent quotidiennement composer avec des problèmes propres à la réserve. J’estime que cette affirmation est sans fondement.

[180] La preuve présentée par la Première Nation de Peters a contredit ou affaibli son affirmation selon laquelle les critères discrétionnaires utilisés dans le traitement des demandes d’adhésion sont nécessaires pour protéger les besoins des personnes vivant dans la réserve. Par exemple, lorsqu’on a demandé à Leanne Peters si le conseil craignait un accroissement du nombre de membres, elle a répondu que non. Elle a ensuite expliqué qu’il n’y avait pas de terres disponibles pour délivrer de nouveaux certificats de possession (la forme la plus courante d’octroi de droits fonciers aux membres dans les réserves). Or, ce n’est pas une raison convaincante pour limiter le nombre de membres parce que le statut de membre ne se traduit pas par un droit à la terre ou à une maison et parce que, comme le confirme la preuve, la plupart des membres vivent déjà hors réserve et ne détiennent pas de certificats de possession.

[181] Les témoins de la Première Nation de Peters n’ont fait que vaguement allusion au fait qu’ils devaient [traduction] « rester petits » et rejeter « les demandes présentées en vertu du C-31 » afin de maintenir la cohésion sociale. Les témoins n’ont fourni ni preuve ni explication quant à la façon dont l’adhésion des plaignants pourrait nuire à la cohésion de la communauté. Cette affirmation est purement spéculative. Je reconnais que les résidents des petites communautés ont tendance à se connaître. Cependant, il est difficile de savoir quels effets négatifs l’augmentation du nombre de membres ou le fait d’accueillir et de connaître des membres de la famille élargie qui ont été touchés par les anciennes dispositions de la Loi sur les Indiens pourraient avoir sur la cohésion actuelle de la communauté.

[182] En dehors de ces vagues allusions, rien n’indique que l’acceptation de nouveaux membres a causé des difficultés aux membres vivant la réserve dans le passé ou que l’acceptation d’un plus grand nombre de membres hors réserve causerait de telles difficultés. La cheffe Webb a estimé qu’environ huit demandes d’adhésion à la Première Nation de Peters étaient en attente (bien qu’elle ait indiqué qu’elle n’était pas certaine du nombre exact). Même si ce nombre n’est qu’approximatif, on ne saurait parler d’une « avalanche » de demandes, comme le craint la Première Nation de Peters. Il pourrait certainement y avoir plus de demandes présentées en vertu du C-31 dans les années à venir étant donné qu’un certain nombre de personnes considérées par le Canada comme affiliées à la Première Nation de Peters ne sont pas actuellement membres. Cependant, rien ne permet de savoir combien de demandes seront déposées à l’avenir ni comment l’inclusion des futurs demandeurs pourrait influer sur la cohésion sociale actuelle des autres membres, en particulier de ceux vivant dans la réserve.

[183] Selon la Première Nation de Peters, la Cour d’appel fédérale partage son point de vue selon lequel les restrictions à l’adhésion s’inscrivaient dans une démarche menée de bonne foi en vue de maintenir la cohésion sociale. Je ne souscris pas à cette interprétation du jugement. Dans l’arrêt Première nation Peters c. Engstrom, 2021 CAF 243, la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit aux paragraphes 32 et 33 :

L’avocat de la bande fait valoir que l’appartenance à la bande joue un rôle central dans le maintien de la cohésion sociale, des traditions culturelles et des valeurs, surtout dans le cas d’une bande aussi petite que celle de la Première Nation Peters. L’appartenance à la bande, soutient-il, fait partie intégrante de l’identité.

Je ne mets pas en doute cet argument ni la légitimité de ces considérations et je conviens qu’en règle générale la Cour fédérale renvoie les questions d’appartenance au conseil de bande pour nouvel examen. Cependant, dans les circonstances, ces observations peuvent également jouer en faveur d’une ordonnance imposant que le statut de membre soit conféré aux intimés. Parce que la qualité de membre constitue une composante essentielle du sentiment identitaire, de la culture et des valeurs d’une personne, les règles relatives à l’appartenance doivent résister à un examen du caractère raisonnable et des exigences en matière d’équité procédurale.

Dans ces paragraphes, la Cour d’appel fédérale déclare que l’appartenance à une Première Nation fait partie intégrante de l’identité d’une personne et que le maintien de la cohésion sociale, des traditions culturelles et des valeurs sont des objectifs légitimes. Cependant, la Cour considère qu’il n’y a pas de lien rationnel entre ces objectifs et les facteurs discriminatoires appliqués dans le traitement des demandes d’adhésion.

[184] En fait, dans la décision Peters c. Première Nation Peters, 2023 CF 399, la Cour fédérale remet en question la validité de l’argument selon lequel l’objectif consistant à favoriser l’harmonie et le bien commun au sein de la communauté est un motif légitime pour limiter l’appartenance à ses effectifs :

[86] J’estime également que le critère ajouté concernant « l’harmonie et le bien commun » non favorisés par l’appartenance du demandeur n’a aucun fondement dans le Code d’appartenance. Même si ce critère discrétionnaire y était énoncé, il serait impossible pour quiconque d’établir si l’appartenance du demandeur favoriserait justement cette harmonie et ce bien commun. Le demandeur a été incapable de participer de quelque manière aux initiatives communautaires en raison de l’imposition de critères arbitraires au fil de ses diverses demandes.

[185] Non seulement j’estime qu’il n’y a aucune preuve convaincante tendant à démontrer la bonne foi dans la conduite discriminatoire de la Première Nation de Peters, mais j’estime qu’il y a une preuve de mauvaise foi. J’arrive à cette conclusion en tenant compte de ce qui suit :

  1. la façon blessante et cavalière dont la Première Nation de Peters s’est adressée aux plaignants lorsqu’ils ont demandé à devenir membres (c.-à-d. qu’ils se sont fait dire qu’ils n’appartenaient pas à la Première Nation ou qu’ils ne devaient pas revenir);
  2. le fait que les raisons pour lesquelles chacune des demandes a été rejetée varient d’une demande à l’autre : âge, émancipation du demandeur ou de ses parents, les demandes présentées en bloc, les procédures judiciaires en cours, la recherche menée par le conseil sur les demandeurs, le divorce des demandeurs, et bien plus;
  3. le temps que met la Première Nation de Peters à répondre aux demandes, si tant qu’elle y répond;
  4. le refus de suivre les dispositions de fond et de procédure du Code d’appartenance, comme les délais, les procédures d’appel et les critères d’adhésion obligatoires.

[186] La Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont aussi conclu, dans des circonstances très similaires et pour des périodes similaires, que la Première Nation de Peters a agi de mauvaise foi dans le traitement des demandes d’adhésion. Par exemple, dans la décision Engstrom c. Première Nation de Peters, la Cour fédérale a conclu que la Première Nation avait « agi de manière illégale et injuste et qu’[elle] a[vait] fait preuve de mauvaise foi » en rejetant les demandes d’adhésion (Engstrom c. Première Nation de Peters, 2020 CF 286 (CanLII), aux par. 14 et 17). La Cour d’appel fédérale a confirmé cette décision et a conclu que « le conseil de bande a amplement fait montre de sa mauvaise foi » en ce qui concerne le traitement des demandes d’adhésion, et ce, pendant près de six ans (Première Nation Peters c. Engstrom, 2021 CAF 243 (CanLII), au par. 34).

[187] Dans la décision la plus récente de la Cour fédérale, le juge Favel a écrit ce qui suit à propos du traitement des demandes d’adhésion de la Première Nation de Peters :

[85] Après examen du dossier, je conviens avec le demandeur que le conseil de bande a fait preuve de mauvaise foi en tentant d’imposer une limite d’âge inexistante. À la lumière de Engstrom CF et Engstrom CAF, la conduite du conseil de bande s’appuyant sur une telle limitation d’âge est une autre illustration de sa mauvaise foi. Malgré ces décisions qui intéressent directement la position du conseil de bande, celui-ci a refusé de revoir sa décision de 2020, même après des demandes répétées du demandeur pour qu’il le fasse.

[...]

[88] Bref, le conseil de bande a agi de mauvaise foi en changeant constamment la norme pour régler la question simple et directe du droit d’être membre en vertu du Code d’appartenance. Des conclusions semblables ont été tirées dans Engstrom CF (au para 17) et Engstrom CAF (au para 34). Le conseil de bande n’a pas changé de conduite malgré ces deux décisions.

Peters c. Première Nation de Peters, 2023 CF 399 (CanLII)

(iii) Les critères utilisés pour traiter les demandes d’adhésion sont-ils nécessaires à la réalisation de son but ou objectif, et est-il possible de composer avec les plaignants sans subir une contrainte excessive?

[188] Comme j’ai conclu que la Première Nation de Peters n’a pas prouvé qu’elle avait adopté de bonne foi les critères appliqués dans le traitement des demandes d’adhésion, je n’ai pas à me prononcer sur la question de savoir si ces critères étaient raisonnablement nécessaires à la réalisation de son but ou objectif.

[189] Je ferai néanmoins quelques observations à cet égard. Rien ne prouve que les critères et les approches utilisés pour traiter les demandes d’adhésion sont raisonnablement nécessaires à la réalisation de l’objectif consistant à maintenir la cohésion sociale et les valeurs culturelles. Il semble qu’une approche beaucoup plus efficace et, si je puis dire, plus douce consisterait à accepter et à accueillir ceux qui avaient été écartés en raison des dispositions discriminatoires de la Loi sur les Indiens, mais qui satisfont aux exigences du Code d’appartenance. Les plaignants ont un profond attachement à la Première Nation de Peters et ils ont un sentiment d’appartenance. En fait, ils ont des liens de parenté avec les membres du conseil et nombre d’entre eux ont passé du temps ensemble lorsqu’ils étaient enfants. Il serait possible d’atténuer, voire éliminer, le malaise ou les difficultés que suscite l’acceptation des nouveaux membres — peu connus de la majorité de la communauté — en prenant le temps d’apprendre à les connaître, en les invitant à des événements communautaires ou en organisant des repas en leur honneur, pour autant que ce soit fait en toute bonne foi.

[190] À l’audience et dans ses observations écrites, la Première Nation de Peters a indiqué à plusieurs reprises qu’elle [traduction] « n’a pas de culture ». Elle a expliqué qu’elle voulait dire par là qu’elle ne célébrait aucune cérémonie ni ne s’adonnait à des pratiques traditionnelles, et qu’elle avait perdu sa langue. Il s’agit là d’un triste constat, qui s’explique certainement par les séquelles des pensionnats indiens et d’autres politiques assimilationnistes du gouvernement fédéral. Cependant, il en ressort également que leurs traditions et valeurs culturelles ne risquent pas d’être compromises par l’arrivée de nouveaux membres. En fait, il y a des raisons de croire que ce serait plutôt le contraire.

[191] Plusieurs plaignants ont parlé des efforts qu’ils ont déployés pour apprendre leurs traditions culturelles et leur langue. Harold, Deborah et Gordon ont longuement parlé de toutes les connaissances traditionnelles transmises par leur grand-mère. Gordon a passé de nombreuses années à enseigner des pratiques culturelles autochtones et Deborah a passé une grande partie de sa carrière à travailler avec de jeunes autochtones. Ces connaissances pourraient contribuer à la revitalisation de la culture et de la langue de la Première Nation de Peters. À l’instar des plaignants, les membres de la communauté ont énormément souffert de la colonisation, que ce soit par le biais des pensionnats ou des diverses autres conséquences des politiques et des traitements assimilationnistes et racistes. Au lieu d’entraîner une perte de cohésion sociale et de valeurs culturelles solides, il se peut que le retour des membres dans la communauté renforce à long terme leur identité, ramène une partie de ce qui a été perdu à cause de la colonisation et guérisse certains traumatismes du passé.

[192] Pour satisfaire à cette étape du critère du motif justifiable, les critères utilisés dans le traitement des demandes d’adhésion doivent être raisonnablement nécessaires à la réalisation du but ou de l’objectif, en ce sens que la Première Nation de Peters ne peut pas composer avec les plaignants, et des personnes qui ont des caractéristiques similaires, sans subir une contrainte excessive. Rien ne prouve que la Première Nation de Peters ait tenté de composer avec les plaignants. Elle ne semble pas avoir envisagé d’offrir des mesures d’adaptation aux plaignants ni procédé à une analyse en fonction du critère de la contrainte excessive. Le fait que la Première Nation de Peters ne se soit pas penchée sur la question est d’autant plus grave que la conduite discriminatoire a eu de lourdes conséquences pour les plaignants.

H. Les mesures de réparation prévues par l’article 53 de la LCDP

[193] Ayant conclu que les plaintes de Gordon, Carol, Neil et Deborah sont fondées, je passe maintenant aux mesures de réparation. Les plaignants ont demandé ce qui suit :

  1. une ordonnance enjoignant à la Première Nation de Peters de cesser de discriminer les plaignants et de réexaminer leur statut de membre de façon non discriminatoire conformément à la Loi sur les Indiens et au Code d’appartenance (alinéa 53(2)a) de la LCDP);

  2. une ordonnance enjoignant à la Première Nation de Peters de ne plus appliquer de politiques discriminatoires en matière d’âge et de situation de famille (y compris le statut d’émancipation) dans le traitement de toutes les futures demandes d’adhésion (alinéa 53(2)a) de la LCDP);

  3. une ordonnance enjoignant à la Première Nation de Peters d’accorder à chacun des plaignants, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont ils ont été illégalement privés, y compris les sommes forfaitaires provenant du pipeline Trans Mountain en 2016 (30 000 $) et du règlement territorial de la bande de Seabird Island en 2020 ou 2021 (212 000 $) (alinéa 53(2)b) de la LCDP);

  4. une ordonnance enjoignant à la Première Nation de Peters de verser à chacun des plaignants une indemnité de 20 000 $ pour le préjudice subi en raison de la discrimination (alinéa 53(2)e) de la LCDP);

  5. une ordonnance enjoignant à la Première Nation de Peters de verser à chacun des plaignants une indemnité spéciale de 20 000 $ pour avoir commis un acte discriminatoire délibéré ou inconsidéré (paragraphe 53(3) de la LCDP);

  6. un jugement déclaratoire selon lequel le Tribunal conserve son pouvoir de surveillance à l’égard de la mise en œuvre des mesures de réparation.

[194] La Commission sollicite des ordonnances similaires, mais elle demande aussi les ordonnances suivantes :

  1. une conclusion selon laquelle la Première Nation de Peters a commis un acte discriminatoire au sens de l’article 5 de la LCDP lorsqu’elle a retiré Deborah et Harold de la liste des membres;
  2. une ordonnance enjoignant à la Première Nation de Peters d’adopter, d’examiner ou de réviser les politiques et pratiques relatives au traitement des demandes d’adhésion, en consultation avec la Commission, dans un délai d’un an;
  3. un jugement déclaratoire selon lequel le Tribunal conserve sa compétence et demeure saisi de l’affaire jusqu’à ce que les parties confirment que les mesures de réparation ont été mises en œuvre afin de pouvoir recueillir la preuve, entendre les arguments supplémentaires ou rendre de nouvelles ordonnances dans le cas où les parties ne parviendraient pas à s’entendre sur l’interprétation ou la mise en œuvre de l’une ou l’autre des mesures de réparation ordonnées.

[195] La Première Nation de Peters s’oppose à toutes les mesures de réparation demandées par les plaignants et la Commission et demande que les plaintes soient rejetées.

[196] Les pouvoirs de réparation du Tribunal sont énoncés à l’article 53 de la Loi. Compte tenu de la nature quasi constitutionnelle de la LCDP, les pouvoirs de réparation doivent être interprétés d’une manière qui favorise les objectifs généraux de la LCDP. En accord avec ces objectifs, le but des ordonnances rendues en vertu de l’article 53 n’est pas de punir la Première Nation de Peters, mais de compenser utilement toute perte subie par la victime de discrimination et d’éliminer et de prévenir la discrimination (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 10 (CanLII), au par. 14).

[197] Élaborer des mesures de réparation efficaces est une tâche délicate, qui demande de l’innovation et de la souplesse de la part du Tribunal (Canada (Procureur général) c. Grover, 1994 CanLII 18487 (CF), au par. 39). Par conséquent, j’examine les mesures de réparation demandées dans le but de compenser les pertes subies par les plaignants et d’éliminer et de prévenir, autant que possible, toute discrimination future de la part de la Première Nation de Peters.

(i) Faut-il ordonner à la Première Nation de Peters de cesser de discriminer chacun des plaignants?

[198] Pour commencer, j’estime qu’il est approprié et nécessaire de rendre l’ordonnance demandée en vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP, selon laquelle la Première Nation de Peters doit cesser de discriminer chacun des plaignants. Une telle réparation est nécessaire pour défendre les droits des plaignants et pour promouvoir la fourniture de services liés à l’adhésion exempte de discrimination au sein de la Première Nation de Peters, comme le prévoit la LCDP.

[199] En l’espèce, mettre fin au comportement discriminatoire équivaudrait à mettre fin au traitement discriminatoire des demandes d’adhésion. Il faudrait notamment :

  1. ne pas dire aux plaignants de ne pas présenter de demande ou ne pas les dissuader d’en présenter une;
  2. ne pas imposer un processus de demande trop lourd;
  3. ne pas ajouter au processus de demande des contraintes qui ne figurent pas dans le Code d’appartenance;
  4. ne pas tenir compte de motifs de distinction illicite dans le processus de demande.

(ii) Faut-il ordonner à la Première Nation de Peters de traiter à nouveau les demandes d’adhésion de chacun des plaignants?

[200] Je conviens que, comme le soutiennent les plaignants et la Commission, il est approprié d’ordonner à la Première Nation de Peters de traiter à nouveau les demandes de Gordon, Deborah, Neil et Carol et de rendre une nouvelle décision non discriminatoire à leur égard.

[201] Cette ordonnance est rendue en vertu de l’alinéa 53(2)b) de la LCDP, lequel permet au Tribunal d’ordonner qu’un intimé « accord[e] à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont l’acte l’a privée ». En l’espèce, une telle ordonnance permettrait aux plaignants de voir leurs demandes d’adhésion traitées de façon non discriminatoire, un droit dont ils ont été privés en raison de la conduite discriminatoire de la Première Nation de Peters.

[202] Comme je l’ai déjà indiqué, les mesures de réparation devraient être élaborées dans le but de promouvoir les droits protégés par la LCDP et de compenser utilement toute perte subie par les victimes de discrimination. Si je n’ordonnais pas à la Première Nation de Peters de traiter à nouveau les demandes d’adhésion des plaignants, ceux-ci n’auraient pas le sentiment d’obtenir réparation et leur processus de guérison s’en trouverait entravé. En outre, il n’est pas certain que leurs demandes seraient traitées sans trop tarder, qu’elles ne se heurteraient pas à d’autres obstacles ou même qu’elles seraient tout simplement traitées. Cette incertitude est d’autant plus grande que la Première Nation de Peters a fait preuve de mauvaise foi dans le traitement des demandes d’adhésion visées par la présente plainte, mais aussi dans des situations similaires qui ont donné lieu à des contrôles judiciaires devant la Cour fédérale, comme il a été mentionné précédemment. Je suis convaincue qu’il est nécessaire de rendre une ordonnance claire pour veiller à ce que les demandes d’adhésion des plaignants soient traitées de façon non discriminatoire à l’avenir. Vu les nombreux retards importants dans la présente affaire, il me semble approprié, pour éviter d’autres retards, d’assortir cette ordonnance d’un délai de 30 jours, ce qui correspond d’ailleurs au délai de traitement des demandes d’adhésion prévu dans le Code d’appartenance.

[203] Étant donné que Deborah et Gordon n’ont pas présenté de demande d’adhésion en format papier, il pourrait être difficile de traiter correctement leurs demandes à la lumière du présent jugement. Par conséquent, pour assurer l’efficacité de cette ordonnance, Deborah et Gordon devront présenter, dès que possible, des demandes d’adhésion en format papier à la Première Nation de Peters. Ainsi, le comité des adhésions disposera des renseignements personnels nécessaires pour inscrire Deborah et Gordon à la liste des membres, le cas échéant. Dans le respect du présent jugement, le processus de demande, y compris les documents demandés, ne devrait pas être plus exigeant qu’il ne le faut pour vérifier si les demandeurs répondent aux exigences de la partie III du Code d’appartenance et pour inscrire leur nom sur la liste des membres, le cas échéant. En ce qui concerne le traitement des demandes de Deborah et de Gordon, le délai de 60 jours commencera à courir à la date à laquelle ils présenteront leur demande au comité des adhésions.

[204] Dans ses observations finales, la Première Nation de Peters a demandé au Tribunal de préciser [traduction] « ce que le conseil, en sa qualité de comité des adhésions, doit prendre en considération lorsqu’il examine les demandes d’adhésion », dans la mesure où les plaintes sont jugées fondées. La Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont déjà donné ce genre de directives à la Première Nation de Peters dans plusieurs de leurs jugements (voir, à l’annexe A, certains paragraphes qui sont tirés de ces jugements et qui contiennent des instructions et des directives sur la façon dont les demandes d’adhésion devraient être traitées). Étant donné que la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont donné des directives, je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’en donner d’autres que celles qui figurent déjà dans la présente décision.

[205] Enfin, la Première Nation de Peters a fait remarquer, à juste titre, que le Tribunal n’a pas le pouvoir d’ordonner l’adhésion des plaignants. Dans la décision Jacobs c. Mohawk Council of Kahnawake, 1998 CanLII 3994 (TCDP), le Tribunal a clairement indiqué qu’il n’avait pas le pouvoir d’accorder cette réparation à un plaignant. Par le biais de la présente ordonnance, le Tribunal n’ordonne pas l’adhésion elle-même, même s’il semble évident que c’est ce qui ressortira du réexamen des demandes d’adhésion. En temps normal, il reviendrait à la Première Nation de Peters de reconnaître les membres.

(iii) Faut-il ordonner à la Première Nation de Peters de mettre fin à ses politiques et pratiques discriminatoires qui sont fondées sur l’âge et la situation de famille dans le traitement de toutes les demandes d’adhésion, actuelles et futures?

[206] Les plaignants et la Commission sollicitent une ordonnance enjoignant à la Première Nation de Peters de cesser d’appliquer des politiques et des pratiques discriminatoires dans le traitement de toutes les demandes d’adhésion, actuelles et futures. Ils soutiennent qu’une telle ordonnance est nécessaire pour assurer la pleine mise en œuvre du jugement et pour empêcher que d’autres demandeurs soient victimes de discrimination.

[207] L’alinéa 53(2)a) de la LCDP confère au Tribunal un large pouvoir discrétionnaire pour rendre des ordonnances de réparation, et ce, conformément aux objectifs généraux de la législation sur les lois de la personne :

53(2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

a) de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, notamment :

(i) d’adopter un programme, un plan ou un arrangement visés au paragraphe 16(1),

(ii) de présenter une demande d’approbation et de mettre en œuvre un programme prévus à l’article 17;

[Non souligné dans l’original.]

[208] Cette disposition est conçue pour lutter contre la discrimination systémique (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2021 TCDP 41 (CanLII), au par. 18).

[209] Je conviens qu’une réparation systémique du type demandé est nécessaire pour éliminer et prévenir toute discrimination étant donné le comportement de la Première Nation de Peters qui est exposé dans la présente décision et dans plusieurs décisions connexes de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale. Par exemple, dans l’un des plus récents jugements de la Cour fédérale, celle-ci a reproché à la Première Nation de Peters de se montrer réticente à l’idée de suivre les directives de la Cour, voire même de refuser de les respecter (dans Peters c. Première Nation Peters, 2023 CF 399 (CanLII) :

[74] Je conclus que la décision [de la Première Nation de Peters de refuser le statut de membre] est intrinsèquement sans cohérence et sans analyse rationnelle et n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles (Vavilov, au par. 85). Non seulement le conseil de bande n’a pas donné suite aux observations du demandeur et aux dispositions du Code d’appartenance, mais il n’a pas non plus respecté les directives de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Peters CAF (aux para 57-62).

[...]

[85] Après examen du dossier, je conviens avec le demandeur que le conseil de bande a fait preuve de mauvaise foi en tentant d’imposer une limite d’âge inexistante. À la lumière de Engstrom CF et Engstrom CAF, la conduite du conseil de bande s’appuyant sur une telle limitation d’âge est une autre illustration de sa mauvaise foi. Malgré ces décisions qui intéressent directement la position du conseil de bande, celui-ci a refusé de revoir sa décision de 2020 même après des demandes répétées du demandeur pour qu’il le fasse.

[...]

[88] Bref, le conseil de bande a agi de mauvaise foi en changeant constamment la norme pour régler la question simple et directe du droit d’être membre en vertu du Code d’appartenance. Des conclusions semblables ont été tirées dans Engstrom CF (au para 17) et Engstrom CAF (au para 34). Le conseil de bande n’a pas changé de conduite malgré ces deux décisions.

[Non souligné dans l’original.]

[210] Par conséquent, je conviens qu’il est nécessaire d’ordonner à la Première Nation de Peters de mettre fin à sa conduite discriminatoire dans le traitement de toutes les demandes d’adhésion, actuelles et futures.

(iv) Faut-il ordonner à la Première Nation de Peters de collaborer avec la Commission pour examiner et réviser ses politiques en matière d’adhésion?

[211] La Commission sollicite une ordonnance enjoignant à la Première Nation de Peters de collaborer avec elle pour adopter des politiques et des pratiques qui respectent le présent jugement et les principes de non-discrimination, ainsi que pour examiner ou réviser ses politiques et ses pratiques. Il est possible de rendre une telle ordonnance en vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP, qui permet au Tribunal d’ordonner à l’intimé de « prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables ».

[212] La Commission a fourni peu de détails sur les raisons pour lesquelles une telle mesure de réparation est justifiée et sur ce que cette collaboration exigerait en réalité. Il est difficile de savoir exactement quelles politiques la Commission examinerait étant donné que la Première Nation de Peters a déclaré qu’elle ne disposait d’aucune politique ou procédure visant à appuyer la mise en œuvre du Code d’appartenance.

[213] La cheffe Webb a indiqué que le conseil envisageait d’essayer à nouveau de modifier son Code d’appartenance. Cependant, le Code d’appartenance est un document législatif essentiel pour une Première Nation et ne constitue pas une politique que la Commission serait normalement appelée à examiner et commenter. De plus, comme les plaintes actuelles portent sur le traitement des demandes d’adhésion et qu’elles ne remettent pas en cause le Code d’appartenance lui-même, il ne serait pas approprié d’ordonner à la Commission de passer en revue le Code d’appartenance.

[214] Le seul document à l’appui du Code d’appartenance qui a été fréquemment mentionné au cours de l’audience est le formulaire de demande. Comme il a été mentionné, le formulaire de demande actuel et le processus qui s’y rattache sont inutilement lourds pour les demandeurs qui doivent fournir des documents et des renseignements qui n’ont rien à voir avec les exigences énoncées dans le Code d’appartenance. Par conséquent, il serait utile que la Commission aide la Première Nation de Peters en examinant les changements qu’elle souhaite apporter à son formulaire de demande et au processus de traitement. Le fait de clarifier le processus de demande et de s’assurer qu’il est non discriminatoire devrait permettre de rendre l’ensemble du traitement des futures demandes d’adhésion non discriminatoire. J’estime donc que la demande de la Commission concernant le formulaire de demande est raisonnable. La Commission demande un an pour achever ce travail, ce qui est aussi raisonnable.

(v) Faut-il ordonner à la Première Nation de Peters d’accorder aux plaignants les chances et les avantages de l’adhésion qui leur ont été refusés, y compris l’indemnisation pour le pipeline Trans Mountain et le règlement territorial de la bande de Seabird Island?

[215] Aux termes de l’alinéa 53(2)b) de la LCDP, chacun des plaignants sollicite une ordonnance enjoignant à la Première Nation de Peters de leur accorder, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont ils ont été privés. Ils demandent par le fait même que leur soient versées la somme forfaitaire de 30 000 $ en vertu de l’entente sur le pipeline Trans Mountain qui a été conclue avec Kinder Morgan vers 2016, ainsi que les sommes qui ont été versées en 2020 et 2021 dans le cadre du règlement territorial de la bande de Seabird Island et qui totalisent environ 212 000 $.

[216] La Première Nation de Peters soutient qu’une telle ordonnance constituerait une application rétroactive illégale de la loi. Cet argument ne me convainc pas. Le régime de la LCDP est très différent d’un contrôle judiciaire à la Cour fédérale, qui vise à déterminer si une décision était déraisonnable et qui ne prévoit pas l’octroi de dommages-intérêts suivant le paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7.

[217] Dans le cas du Tribunal, l’alinéa 53(2)b) de la LCDP lui permet expressément d’ordonner qu’un intimé « accord[e] à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont l’acte l’a privée ». Je voudrais également souligner que ces types de réparations « rétroactives » sont fréquentes en vertu de l’alinéa 53(2)c), qui traite des pertes de salaire.

[218] Ces réparations visent à replacer les plaignants dans la situation où ils se trouveraient s’il n’y avait pas eu de discrimination. Le but n’est pas de punir la Première Nation de Peters, mais d’éliminer, dans la mesure du possible, les effets discriminatoires de l’acte (Ka-Nowpasikow c. Nation crie Poundmaker, 2023 TCDP 38, au par. 134 citant Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 RCS 84, au par. 13). Pour y parvenir, le Tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire de réparation de façon rationnelle, en tenant compte du lien qui existe entre l’acte discriminatoire commis et la perte alléguée (Chopra c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 268, par. 37). Autrement dit, le Tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire en matière de redressement de manière raisonnable, eu égard aux circonstances particulières de l’affaire ainsi qu’aux éléments de preuve présentés (Hughes c. Élections Canada, 2010 TCDP 4, au par. 50). L’analyse qui doit être faite avant de pouvoir rendre une telle ordonnance est présentée ci-dessous.

(a) Les plaignants auraient-ils vraisemblablement obtenu le statut de membre s’il n’y avait pas eu de discrimination?

[219] Selon la prépondérance des probabilités, je conclus que les plaignants auraient obtenu le statut de membre s’il n’y avait pas eu de discrimination. Plus précisément, au vu du langage clair et impératif du Code d’appartenance et des faits présentés à l’audience, si le conseil n’avait pas appliqué des critères et des approches discriminatoires dans le traitement des demandes, il (agissant à titre de comité des adhésions) aurait conclu que les plaignants satisfaisaient à au moins un des critères d’appartenance énoncés à la partie III du Code d’appartenance lorsqu’il a examiné leurs demandes.

[220] Par souci de clarté, la partie III du Code d’appartenance énonce les critères suivants comme étant les seuls critères à respecter pour devenir membre de la Première Nation de Peters :

[traduction]

« 1. Sont membres de la Bande indienne de Peters les personnes suivantes :

a) les personnes dont le nom figurait sur la liste de bande le 17 avril 1985;

b) les personnes qui ont obtenu le droit de voir leur nom inscrit sur la liste de la bande de Peters conformément au paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens, dans sa version modifiée, avant la date où le Code d’appartenance a été adopté par la bande;

c) les personnes qui ont obtenu le droit de voir leur nom inscrit sur la liste de la bande de Peters conformément à l’alinéa 6(1)f) de la Loi sur les Indiens, dans sa version modifiée, avant la date où le Code d’appartenance a été adopté par la bande;

d) les personnes qui ont obtenu le statut de membre de la bande en vertu des parties IV et V du présent Code d’appartenance;

e) les personnes qui sont les enfants biologiques d’un père ou d’une mère dont le nom est inscrit sur la liste de la bande ».

[221] J’examine ci-dessous la partie III du Code d’appartenance et je l’applique à la preuve présentée à l’audience afin de déterminer si, selon la prépondérance des probabilités, chaque plaignant aurait satisfait à un ou plusieurs de ces critères d’appartenance.

Deborah

[222] Deborah semble répondre au critère d’appartenance énoncé à l’alinéa 1b) de la partie III, qui reconnaît que les personnes ayant obtenu le droit de voir leur nom inscrit sur la liste de la bande conformément au paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens avant le 25 juin 1987, soit la date à laquelle le Code d’appartenance provisoire est entré en vigueur, peuvent être admises au sein de la bande.

[223] En termes simples, le paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens prévoit qu’une personne a le droit d’être inscrite au Registre des Indiens si l’un de ses parents était inscrit ou avait le droit d’être inscrit en vertu du paragraphe 6(1). Telle semble être la situation de Deborah puisque l’un de ses parents avait le statut d’Indien et l’autre, non. Je précise que c’est également le cas pour Harold.

Gordon

[224] Tout comme Deborah, il semble que Gordon réponde au critère d’appartenance énoncé à l’alinéa 1b) de la partie III puisque l’un de ses parents avait le statut d’Indien et l’autre, non.

Neil

[225] Neil semble avoir le droit d’appartenir à la bande en vertu de l’alinéa 1c) de la partie III, qui reconnaît que les personnes ayant obtenu le droit de voir leur nom inscrit sur la liste de la bande conformément au paragraphe 6(1) de la Loi sur les Indiens avant le 25 juin 1987 peuvent être admises au sein de la bande.

[226] En termes simples, l’alinéa 6(1)f) de la Loi sur les Indiens prévoit qu’une personne a le droit d’être inscrite au Registre des Indiens si ses parents ont tous deux le droit d’être inscrits ou avaient ce droit. Telle semble être la situation de Neil puisque ses deux parents étaient inscrits.

Carol

[227] Tout comme Neil, il semble que Carol réponde au critère d’appartenance énoncé à l’alinéa 1b) de la partie III puisque ses deux parents avaient le statut d’Indien.

[228] Il semble également que Carol réponde au critère d’appartenance énoncé à l’alinéa 1e) de la partie III, qui permet aux enfants d’un père ou d’une mère dont le nom est inscrit sur la liste de bande d’être admis au sein de la bande. Telle semble être la situation de Carol puisque le nom de sa mère figurait sur la liste de bande quand elle était en vie après l’entrée en vigueur du Code d’appartenance.

(b) Chronologie des versements par rapport à la conduite discriminatoire

[229] Vu les nombreuses dates auxquelles un acte discriminatoire a été commis pour chacun des plaignants, ainsi que les dates auxquelles les divers versements ont été faits aux membres, il convient de rétablir la chronologie afin de déterminer quelles sont les réparations pécuniaires appropriées pour chacun des plaignants.

[230] Les plaignants demandent que leur soient accordés les droits, chances ou avantages dont ils ont été privés en raison de la conduite discriminatoire. Outre les dates et les montants approximatifs liés à Trans Mountain et Seabird Island, les plaignants ne précisent pas les sommes auxquelles ils estiment avoir droit. Comme l’ont admis tous les témoins de la Première Nation de Peters, plusieurs versements annuels ont été effectués aux membres au cours des dernières années, en plus des deux sommes forfaitaires. Par exemple, la Première Nation de Peters a confirmé que les avantages pécuniaires suivants sont régulièrement versés aux membres :

  1. les primes de Noël;
  2. les primes de l’Action de grâce;
  3. de l’argent pour payer les frais d’entretien ménager;
  4. de l’argent pour payer les repas pris à l’école;
  5. de l’agent pour payer les frais liés aux remises de diplômes;
  6. de l’agent pour payer l’entrée à un parc aquatique local;
  7. des prestations supplémentaires pour les frais de santé et d’éducation qui ne sont pas couverts par le Canada.

[231] La preuve ne contient aucun détail sur les avantages pécuniaires les plus fréquemment accordés, mais il est clair qu’au cours des huit à dix dernières années seulement, plusieurs centaines de milliers de dollars ont été versés à chaque membre dont le nom figure sur la liste de la Première Nation de Peters. Toutefois, à l’exception des sommes forfaitaires les plus élevées, les montants et les dates de ces versements ne sont pas précisés et ne figurent pas dans la preuve. Par conséquent, si le Tribunal devait calculer le montant des nombreuses quotes-parts annuelles, ce ne serait que de la spéculation. Compte tenu de ce qui précède, l’analyse se limitera à la somme de 30 000 $ versée aux membres en 2016 conformément à l’accord conclu au sujet du pipeline Trans Moutain et à celle de 212 000 $ versée en 2020 et 2021 conformément au règlement territorial de la bande de Seabird Island.

[232] Comme il est précisé ci-dessous, au moment où ces sommes ont été versées, Gordon, Deborah, Neil et Carol auraient, selon la prépondérance des probabilités, reçu ces sommes s’il n’y avait pas eu discrimination :

  1. Gordon : La Première Nation de Peters a adopté une conduite discriminatoire à l’égard de Gordon en 2014, lorsque la conseillère Victoria Peters lui a dit de ne pas présenter de demande d’adhésion, et en 2021, lorsque Gordon a dû se soumettre à un processus de demande inutilement exigeant pour faire reconnaître son droit d’appartenance.
  2. Deborah : La Première Nation de Peters a adopté une conduite discriminatoire à l’égard de Deborah dans les années 2000, lorsque la cheffe lui a dit de ne pas présenter de demande d’adhésion, et en 2021, lorsque Deborah a dû se soumettre à un processus de demande inutilement exigeant.
  3. Neil : La Première Nation de Peters a adopté une conduite discriminatoire à l’égard de Neil en 2012, 2013 et 2016 lorsqu’elle a traité ses demandes d’adhésion, et en 2018 lorsque Neil s’est vu refuser son droit d’appel, tel qu’il est prévu dans le Code d’appartenance.
  4. Carol : La Première Nation de Peters a adopté une conduite discriminatoire à l’égard de Carol en 2012, 2013, 2016 et 2021 lorsqu’elle a traité ses demandes d’adhésion.

[233] Vu les dates auxquelles une conduite discriminatoire a été adoptée et celles des versements en 2016, 2020 et 2021, je conclus que Deborah, Gordon, Neil et Carol ont été victimes de discrimination avant que ne soient versées les sommes conformément à l’accord conclu au sujet du pipeline Trans Mountain et conformément à la convention de règlement territorial de Seabird Island et, n’eût été la discrimination, ils auraient été reconnus comme membres et auraient reçu leur part.

[234] En ce qui concerne plus particulièrement Gordon et Deborah, qui n’ont pas présenté de demande en format papier, cette conclusion tient toujours. Étant donné qu’ils ont fait plusieurs demandes verbales au fil des ans et qu’ils ont tenté de remplir une demande papier en 2021, j’en déduis que, s’ils n’avaient pas été traités de façon défavorable lorsqu’ils ont fait leurs demandes verbales et s’ils avaient été informés des exigences et du processus énoncés dans le Code d’appartenance, ils auraient présenté une copie papier de leur demande et ils auraient été acceptés en tant que membres.

[235] Les plaignants se sont retrouvés dans une situation financière très désavantageuse par rapport à celle des membres reconnus du fait qu’ils ont été privés des sommes versées relativement au pipeline Trans Mountain et au règlement territorial de Seabird Island.

[236] Compte tenu de ce qui précède, j’estime qu’il existe un lien clair entre la discrimination et la perte alléguée (Christoforou c. John Grant Haulage Ltd., 2021 TCDP 15 (CanLII), aux par. 37 et 38) et que l’ordonnance demandée est raisonnable et qu’elle respecte les principes établis. Le délai de 60 jours accordé à la Première Nation de Peters pour effectuer les versements ordonnés est raisonnable et devrait lui laisser suffisamment de temps pour organiser les paiements.

(vi) Est-ce que chacun des plaignants devrait avoir droit à une indemnité pour préjudice moral?

[237] L’alinéa 53(2)e) de la LCDP permet au Tribunal d’ordonner à l’intimé « d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral ». Le Tribunal tend à réserver le montant maximal de 20 000 $ aux cas les plus graves ou aux circonstances les plus flagrantes (Grant c. Manitoba Telecom Services Inc., 2012 TCDP 10, au par. 115; Alizadeh-Ebadi c. Manitoba Telecom Services Inc., 2017 TCDP 36, au par. 213). Ces réparations visent à indemniser et non pas à punir.

[238] Les plaignants demandent le montant maximal de 20 000 $ pour le préjudice moral qu’ils ont subi en raison de la discrimination. À mon avis, une indemnité de 12 500 $ pour préjudice moral est appropriée dans les circonstances.

[239] Les plaignants ont fait état des conséquences que la conduite discriminatoire a eues sur eux, notamment une grande douleur émotionnelle, du stress, de la honte, de l’anxiété et de la tristesse. Plus particulièrement, les plaignants, qui auraient probablement tous obtenu le statut de membre s’il n’y avait pas eu de discrimination, ont subi les conséquences suivantes :

  1. la perte de leur identité personnelle et culturelle, faute d’avoir une communauté qui les accepte;
  2. la perte de liens avec les membres de la famille élargie qui appartiennent à la Première Nation, en particulier ceux qui vivent dans la réserve;
  3. la perte d’un sentiment de communauté et d’appartenance;
  4. la perte d’avantages financiers, notamment en matière de soins de santé et d’éducation, autres que ceux couverts par le Canada;
  5. la perte de nombreux paiements annuels et ponctuels, détaillés ci-dessus;
  6. la perte de leur droit de vote et de leur droit de se présenter au conseil;
  7. la perte de la capacité pour leurs enfants et petits-enfants de devenir membres.

[240] Comme il a été indiqué, sans statut de membre, les plaignants n’ont pas pu participer à la vie de leur communauté de façon significative, par exemple en votant ou en se présentant aux élections du conseil. La Première Nation de Peters a fait valoir que les plaignants n’ont pas cherché à voter ou à se présenter aux élections du conseil et que, par conséquent, ils ne peuvent pas prétendre que la négation du droit de vote ou du droit de se présenter aux élections les a désavantagés. Je ne trouve pas cet argument convaincant. En général, les gens n’essaient pas de voter ou de se présenter à des élections s’ils savent qu’ils n’y sont pas autorisés et qu’ils risquent d’être rabaissés et rejetés. En fait, Neil a bien voulu voter en 2011, mais en vain. Je suis convaincue que la négation de ces droits est importante et significative.

[241] Comme en font foi les témoignages des plaignants, ces derniers ont été amenés, explicitement et indirectement, à se sentir rejetés tout au long de leur vie d’adulte parce qu’ils n’étaient pas membres. Or, cette situation découle du traitement discriminatoire des demandes d’adhésion, car comme il a déjà été conclu, ils auraient été reconnus en tant que membres s’il n’y avait pas eu discrimination. Ce sentiment de rejet et de rupture par rapport à la culture, à l’endroit et à la communauté est sans doute le désavantage le plus important et celui qui semble avoir causé le plus de souffrance aux plaignants.

[242] Au paragraphe 33 de l’arrêt Première Nation Peters c. Engstrom, 2021 CAF 243, la Cour d’appel fédérale a reconnu l’importance de l’appartenance à une Première Nation pour le « sentiment identitaire, de la culture et des valeurs d’une personne ». De même, en l’espèce, les plaignants ont tous parlé de manière convaincante et émotive des effets néfastes et préjudiciables que le fait d’être constamment rejetés et non reconnus en tant que membres a eus sur eux et sur leur identité.

[243] La plupart des plaignants et des témoins de la Première Nation de Peters ont reconnu qu’ils étaient tous de la même famille — cousins, tantes, neveux et nièces. Plusieurs d’entre eux ont joué ensemble lorsqu’ils étaient enfants et se sont rendu visite lorsqu’ils sont devenus adultes. J’accepte le témoignage des plaignants selon lequel le fait d’être rejeté et maltraité par des membres de la famille rend la douleur encore plus poignante.

[244] Je suis convaincue que la douleur et la souffrance exprimées par les plaignants sont authentiques et que ces sentiments n’ont pas été inventés que pour étayer l’affaire, comme le prétend la Première Nation de Peters. Je ne suis pas non plus convaincue que les plaintes ont été déposées à tort, comme le soutient la Première Nation de Peters, au vu des renseignements fournis par Andrew Genaille sur les protections prévues par la LCDP et sur la procédure à suivre pour déposer une plainte auprès de la Commission.

[245] Dans la décision Tanner, dans laquelle une membre s’est vu refuser le droit de se présenter aux élections du conseil en raison d’une règle discriminatoire, une indemnité de 12 500 $ a été accordée pour préjudice moral et un montant supplémentaire de 2 500 $ a été octroyé à titre d’indemnité pour le préjudice moral subi en raison des représailles exercées. Dans cette affaire, la preuve montrait que la conduite de la bande avait fait en sorte que la plaignante s’était « sentie marginalisée, triste, isolée et embarrassée. Une douleur qu’elle ressent toujours aujourd’hui » (Tanner c. Première Nation Gambler, 2015 TCDP 19, au par. 168). Je suis convaincue que la douleur ressentie par les plaignants en raison de la discrimination est au moins équivalente à celle ressentie par la plaignante dans la décision Tanner.

[246] Le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario applique principalement deux critères pour évaluer l’indemnité appropriée en cas d’atteinte à la dignité, aux sentiments et à l’estime de soi : la gravité objective de l’acte discriminatoire et l’effet de la discrimination sur la victime (voir Arunachalam v. Best Buy Canada, 2010 HRTO 1880 (CanLII), au par. 52; Sanford v. Koop, 2005 HRTO 53 (CanLII), au par. 35). Dans la décision Christoforou c. John Grant Haulage Ltd, 2021 TCDP 15 (CanLII), le Tribunal a conclu qu’il s’agissait d’un cadre utile à appliquer à une analyse fondée sur l’alinéa 53(2)e) de la LCDP (au par. 105).

[247] En appliquant ce cadre, j’estime qu’une indemnité se situant plus près de l’extrémité supérieure de la fourchette est justifiée et appropriée. Il est difficile de surestimer l’importance de l’appartenance à une Première Nation pour le sentiment identitaire, la culture et les valeurs d’une personne. Comme je l’ai indiqué précédemment, les plaignants ont subi de graves répercussions. J’estime qu’une indemnité de 12 500 $ par plaignant est justifiée en l’espèce.

(vii) Est-ce que chacun des plaignants devrait avoir droit à une indemnité pour la conduite discriminatoire délibérée et inconsidérée?

[248] Aux termes du paragraphe 53(3) de la LCDP, les plaignants sollicitent une ordonnance enjoignant à la Première Nation de Peters de leur verser à chacun une indemnité additionnelle de 20 000 $ pour avoir commis un acte discriminatoire délibéré et inconsidéré. Cette disposition permet au Tribunal d’ordonner à l’intimé « de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré et inconsidéré ».

[249] L’alinéa 53(3)e) est une disposition punitive visant à dissuader ou à décourager ceux qui se livrent de façon délibérée et inconsidérée à des actes discriminatoires. Le montant maximal n’est accordé que dans les cas les plus graves (Tanner c. Première Nation Gambler, 2015 TCDP 19, aux par. 171 et 172).

[250] Pour que l’acte soit délibéré, il faut que la discrimination et l’atteinte aux droits de la personne en vertu de la LCDP aient été intentionnelles (Christoforou c. John Grant Haulage Ltd., 2021 TCDP 15 (CanLII), au par. 107).

[251] On entend par « acte inconsidéré » celui qui témoigne d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences et d’une manière d’agir téméraire ou insouciante. Pour qu’un acte soit jugé inconsidéré, il n’est pas nécessaire de prouver une intention d’établir une distinction (Christoforou c. John Grant Haulage Ltd., 2021 TCDP 15 (CanLII), au par. 107).

[252] Je conviens avec les plaignants qu’il s’agit de l’un des cas les plus graves d’indifférence inconsidérée de la part de la Première Nation de Peters dans la mesure où elle a agi de manière téméraire et insouciante. Je conviens également avec les plaignants qu’il y a une preuve d’intention, de sorte que la discrimination était délibérée.

[253] Les retards déraisonnables, l’absence de réponse aux demandes d’adhésion et le fait que les raisons pour lesquelles les demandes ont été refusées varient d’une demande à l’autre malgré le libellé explicite du Code d’appartenance témoignent d’un mépris inconsidéré des droits des plaignants ainsi que du préjudice moral qu’ils ont subi.

[254] Non seulement l’acte discriminatoire commis par la Première Nation de Peters était inconsidéré, mais il était aussi délibéré. La Première Nation de Peters savait pertinemment qu’il n’y avait aucune exigence relative à l’âge dans le Code d’appartenance. Il suffit d’une lecture simple et raisonnable du Code d’appartenance pour s’en rendre compte. Par ailleurs, depuis 2018, la Première Nation de Peters s’est fait dire à plusieurs reprises par les cours fédérales que l’exigence relative à l’âge n’existe pas et ne devrait pas être appliquée, et que la façon dont elle traite les demandes est illégale, abusive et empreinte de mauvaise foi (Peters c. Première Nation Peters, 2023 CF 399, au par. 85 et Peters c. Première Nation Peters, 25 août 2023, T-996-21 (quant aux dépens), au par. 6). Or, la Première Nation de Peters continue, de façon candide et flagrante, à faire fi de ces conclusions et à appliquer le critère contesté tout en sachant qu’elle n’est pas légalement habilitée à l’appliquer.

[255] La Première Nation de Peters a confirmé au cours de l’audience qu’elle n’était pas d’accord avec les ordonnances de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale, tandis que les témoins se sont montrés méfiants et vagues sur la question de savoir s’ils allaient modifier la façon dont ils traitent les demandes d’adhésion au vu de l’ordonnance du Tribunal. La cheffe Webb a déclaré qu’ils continueraient à traiter les demandes comme ils l’ont toujours fait. Lorsqu’elle a été questionnée sur la décision de la Cour d’appel fédérale qui confirmait qu’il n’y avait aucune limite d’âge dans le Code d’appartenance et que ce n’était pas une coutume que d’exiger des demandeurs qu’ils aient 17 ans ou moins, Leanne Peters a déclaré qu’elle n’était pas de cet avis et que le conseil continuerait à appliquer les critères qu’il juge pertinents. Elle a ajouté que le conseil allait continuer de vérifier tous les renseignements contenus dans la demande et qu’il revenait au conseil de prendre les décisions. À la question de savoir si la Première Nation de Peters comptait continuer à appliquer le Code d’appartenance, la conseillère Victoria Peters a déclaré ce qui suit : [traduction] « Oui. Je vais continuer à appliquer le Code d’appartenance comme nous l’avons fait pendant toutes ces années. » Ces déclarations sont la preuve que la discrimination était non seulement inconsidérée, mais aussi délibérée.

[256] L’indemnité la plus élevée, soit 20 000 $, devrait être accordée à chaque plaignant pour la conduite discriminatoire délibérée et inconsidérée de la Première Nation de Peters.

(c) Les droits des parties en vertu de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones

[257] Dans le cadre de l’analyse visant à déterminer l’indemnité qu’il convient d’accorder pour la discrimination délibérée et inconsidérée dont la Première Nation de Peters a fait preuve à l’égard des plaignants autochtones, il y a lieu de rappeler la pertinence de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (la « DNUDPA »).

[258] La DNUDPA est un instrument international en matière de droits de la personne qui a été signé par la grande majorité des pays, dont le Canada. En ratifiant la DNUDPA, le Canada et les autres pays signataires reconnaissent que ses dispositions reflètent l’état actuel du droit international et constituent les normes minimales nécessaires à la survie, à la dignité et au bien-être des peuples autochtones du monde. Par conséquent, il faut tenir compte de l’intention et des dispositions de la DNUDPA et les respecter autant que possible au moment d’interpréter les dispositions de la LCDP. Ce principe a été renforcé depuis que le Canada a adopté la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, L.C. 2021, ch. 14, qui incorpore officiellement la DNUDPA dans le droit canadien et qui précise que le Canada doit mettre en œuvre la DNUDPA et veiller à ce que ses lois soient compatibles avec la DNUDPA.

[259] La DNUDPA souligne que les peuples autochtones ont, à titre collectif, le droit à l’autodétermination et au contrôle de tout ce qui touche la gouvernance et l’appartenance. Ce droit collectif a été évoqué par la Première Nation de Peters. Or, ce n’est qu’une partie de l’histoire. La DNUDPA prévoit également que les Autochtones ont le droit d’appartenir à une communauté ou à une nation autochtone, conformément aux coutumes de la communauté ou de la nation considérée. Comme tout le monde, les Autochtones jouissent de l’ensemble des droits de la personne et des libertés fondamentales reconnus par la Charte des Nations Unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme et le droit international relatif aux droits de la personne. Par conséquent, la DNUDPA souligne que les individus ne peuvent pas faire l’objet de discrimination dans l’exercice de leur droit d’appartenir à leur communauté. La DNUDPA traite expressément de la discrimination fondée sur l’appartenance aux articles 2 et 9 :

Article 2

Les autochtones, peuples et individus, sont libres et égaux à tous les autres et ont le droit de ne faire l’objet, dans l’exercice de leurs droits, d’aucune forme de discrimination fondée, en particulier, sur leur origine ou leur identité autochtones.

[...]

Article 9

Les autochtones, peuples et individus, ont le droit d’appartenir à une communauté ou à une nation autochtone, conformément aux traditions et coutumes de la communauté ou de la nation considérée. Aucune discrimination, quelle qu’elle soit, ne saurait résulter de l’exercice de ce droit.

[Non souligné dans l’original.]

[260] Les critères retenus par le conseil pour traiter les demandes d’adhésion des plaignants ne correspondent à aucune coutume juridique de la Première Nation de Peters. Par sa discrimination inconsidérée et délibérée à l’égard des plaignants, la Première Nation de Peters a privé ces derniers de leur statut de membre et a ainsi porté atteinte aux droits fondamentaux que protège la DNUDPA. Il convient de tenir compte de la façon inconsidérée et délibérée dont la Première Nation de Peters a traité les droits fondamentaux des plaignants, en tant qu’individus autochtones, pour déterminer le montant des dommages-intérêts à accorder et ce facteur vient étayer la conclusion selon laquelle il est approprié d'accorder l’indemnité maximale dans les circonstances.

(viii) Le Tribunal devrait-il conserver sa compétence jusqu’à ce que les parties confirment que les mesures de réparation ont été mises en œuvre?

[261] Les plaignants et la Commission demandent au Tribunal de rester saisi de la présente affaire jusqu’à ce que les parties confirment la mise en œuvre des mesures de réparation. La faculté qu’a le Tribunal de réserver sa compétence fait partie du vaste pouvoir discrétionnaire que prévoit l’article 53 de la LCDP pour ce qui est de la conception de mesures de réparation efficaces. Plus précisément, elle permet au Tribunal de conserver sa compétence jusqu’à l’exécution des ordonnances définitives visant à mettre fin à la discrimination. (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2021 TCDP 6, au par. 121).

[262] Les plaignants et la Commission font cette demande au Tribunal essentiellement pour les mêmes raisons que celles pour lesquelles ils affirment que l’indemnité maximale devrait être accordée pour la conduite délibérée et inconsidérée. Ils soutiennent que, sans la supervision du Tribunal, toute mesure de réparation risque de se révéler illusoire.

[263] Bien que je convienne que la Première Nation de Peters a montré qu’elle était réfractaire à l’idée de modifier sa façon de traiter les demandes d’adhésion, même sur ordonnance judiciaire, je ne crois pas qu’il s’agisse d’une situation dans laquelle le Tribunal devrait conserver sa compétence. J’estime qu’en l’espèce, le maintien de la compétence constituerait une interprétation trop large des raisons pour lesquelles le Tribunal a maintenu sa compétence dans d’autres affaires. Dans la plupart des cas, le Tribunal conserve sa compétence lorsqu’il doit encore se prononcer sur un point ou lorsque les questions de la responsabilité et de la réparation sont scindées.

[264] Par exemple, dans la décision Grant c. Manitoba Telecom Services Inc., 2012 TCDP 10 (CanLII), comme le Tribunal ne disposait pas au départ des renseignements sur le régime de retraite, il a maintenu sa compétence jusqu’à ce que les parties aient présenté leurs observations additionnelles sur les mesures de réparation et qu’il ait pu rendre une décision à cet égard. Dans la décision Ka-Nowpasikow c. Nation crie Poundmaker, 2023 TCDP 38, la situation du plaignant en matière de logement était incertaine au moment où le Tribunal a rendu sa décision. Dans les deux cas, davantage d’éléments de preuve étaient nécessaires pour élaborer une mesure de réparation appropriée et efficace. Dans la décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2021 TCDP 6, le Tribunal a conservé sa compétence pour examiner les questions de réparation.

[265] De même, dans la décision Association of Ontario Midwives v. Ontario (Health and Long-Term Care), 2020 HRTO 165, aux par. 203 et 204, le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario a rejeté la demande visant à ce qu’il conserve sa compétence simplement pour surveiller la mise en œuvre.

[266] La LCDP prévoit des situations où l’intimé néglige ou refuse d’exécuter correctement ou pleinement les ordonnances du Tribunal. Plus précisément, à l’article 57, la LCDP donne un moyen de faire exécuter les ordonnances, c’est-à-dire en les déposant au greffe de la Cour fédérale.

Aux fins d’exécution, les ordonnances rendues en vertu de l’article 53 peuvent, selon la procédure habituelle ou dès que la Commission en dépose au greffe de la Cour fédérale une copie certifiée conforme, être assimilée aux ordonnances rendues par celle-ci.

[267] Il serait plus judicieux et plus efficace de procéder ainsi si l’exécution des ordonnances rendues dans la présente décision devenait problématique. De plus, étant donné que la Cour fédérale a des pouvoirs d’exécution que le Tribunal ne possède pas, il s’agit sans doute du moyen le plus efficace d’assurer l’exécution des ordonnances.

VII. Ordonnances

[268] Étant donné que le Tribunal estime que les plaintes sont fondées en partie, il rend les ordonnances et les jugements déclaratoires suivants :

  1. La Première Nation de Peters a fait preuve de discrimination à l’égard de Gordon Lock, Deborah Senger, Carol Raymond et Neil Peters lors de la fourniture de services liés à l’adhésion sur le fondement des motifs de distinction illicite que sont l’âge et la situation de famille;
  2. Le Tribunal ordonne à la Première Nation de Peters de cesser toute discrimination à l’égard de Gordon Lock, Deborah Senger, Carol Raymond et Neil Peters conformément à l’alinéa 53(2)a) de la LCDP;
  3. Le Tribunal ordonne à la Première Nation de Peters de traiter à nouveau les demandes d’adhésion de Gordon Lock, Deborah Senger, Carol Raymond et Neil Peter de manière non discriminatoire dans les 30 jours, conformément aux conclusions tirées par le Tribunal en vertu de l’alinéa 53(2)b) de la LCDP;
  4. Le Tribunal ordonne à la Première Nation de Peters de cesser d’appliquer des politiques et des pratiques discriminatoires en matière d’âge et de situation de famille dans le traitement de toutes les futures demandes d’adhésion, conformément à l’alinéa 53(2)a) de la LCDP;
  5. Le Tribunal ordonne à la Première Nation de Peters de verser à Gordon Lock, Deborah Senger, Carol Raymond et Neil Peters, dans les 60 jours, la somme de 242 000 $ chacun, soit leur part de 30 000 $ conformément à l’accord conclu relativement au pipeline Trans Mountain et leur part de 212 000 $ conformément au règlement territorial de la bande de Seabird Island, en application de l’alinéa 53(2)b) de la LCDP;
  6. Le Tribunal ordonne à la Première Nation de Peters de verser à Gordon Lock, Deborah Senger, Carol Raymond et Neil Peters, dans les 60 jours, 12 500 $ chacun à titre d’indemnité pour le préjudice moral dont ils ont souffert en raison de la discrimination, conformément à l’alinéa 53(2)e) de la LCDP;
  7. Le Tribunal ordonne à la Première Nation de Peters de verser à Gordon Lock, Deborah Senger, Carol Raymond et Neil Peters, dans les 60 jours, 20 000 $ à titre d’indemnité pour la discrimination délibérée et inconsidérée dont elle a fait preuve à leur égard, conformément au paragraphe 53(3) de la LCDP;
  8. Le Tribunal ordonne à la Première Nation de Peters d’examiner et de réviser, dans un délai d’un an, son formulaire de demande et les procédures de demande connexes en consultation avec la Commission, conformément à l’alinéa 53(2)a) de la LCDP.

Signée par

Catherine Fagan

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 28 novembre 2023


 

Annexe A :

Peters c. Bande de la Première Nation Peters, 2018 CF 544 (CanLII)

[43] La lettre d’AINC au chef Frank Peters datée du 15 octobre 1987 confirmait que M. Peters était inscrit en tant que membre de la PNP. Le fait que le nom de M. Peters figurait seulement sur la liste « tenue manuellement » n’est pas pertinent. En outre, il a acquis le droit d’appartenance avant que le Code d’appartenance entre en vigueur et il a par conséquent bénéficié de la protection accordée par le paragraphe 10(4) de la Loi sur les Indiens. Aux termes du projet de loi C-31, la PNP n’a pas le pouvoir de le déposséder du droit d’appartenir à la bande précédemment acquis. Il s’ensuit que le chef Frank Peters a agi sans en avoir le pouvoir lorsqu’il a entrepris de retirer M. Peters de la liste de bande en novembre 1987.

Engstrom c. Première Nation de Peters, 2020 CF 286 (CanLII)

[10] Pour rejeter les demandes de M. Engstrom et de Mme Ragan, le Conseil ne s’est de toute évidence pas senti lié par les critères d’appartenance prévus par le Code, ce qui est étonnant et indéfendable. Il n’était pas loisible au Conseil d’établir ses propres règles d’appartenance pour compléter les critères expressément adoptés en 1990, lorsque la bande a assumé les pouvoirs de décision en ce qui concerne l’appartenance à ses effectifs.

[14] Cela ne veut pas dire que la bande ne peut pas prendre des décisions sur des questions relatives à l’appartenance. Si la bande veut faire entrer en ligne de compte des considérations qui ont trait au comportement ou si elle souhaite assujettir l’adhésion à d’autres restrictions légitimes, elle peut le faire en modifiant en conséquence le Code. Il est toutefois douteux qu’une limite d’âge soit justifiée, parce qu’une telle chose est à première vue discriminatoire.

[15] Quant à l’argument du Conseil suivant lequel il avait le droit de tenir compte des pratiques passées et des coutumes de la bande pour compléter son pouvoir discrétionnaire, celui-ci est intenable. Le Code n’admet pas la possibilité de tenir compte de tels facteurs et, même s’il le permettait, la preuve présentée au nom du Conseil n’établit pas l’existence de telles pratiques ou coutumes. Il est possible de recourir aux pratiques coutumières pour combler des lacunes afin de rendre opérant un régime ou un processus (voir Beardy c Beardy, 2016 CF 383, 266 ACWS [3d] 527). C’est ce que l’on constate habituellement dans le cas de codes d’élection de bandes qui ne prévoient pas toutes les situations. Même alors, pour établir l’existence d’une pratique coutumière, il faut démontrer par des preuves que cette pratique est « fermement établie, généralisée et suivie de manière uniforme et délibérée par une majorité de la communauté, ce qui démontre [...] un “large consensus” quant à son applicabilité » (Francis c Conseil mohawk de Kanesatake, 2003 CFPI 115, au par. 36, [2003] 4 CF 1133); voir Gadwa c Première Nation Kehewin, 2016 CF 597, [2016] ACF no 569 (QL)). Selon les affidavits présentés par les deux parties, ce n’est pas le cas en l’espèce. En outre, comme la juge McVeigh l’a déclaré dans la décision Shirt c Nation Crie de Saddle Lake, 2017 CF 364, au par. 32, 279 ACWS (3d) 2 : « [à] titre d’exemple, la coutume doit être reconnue par une majorité de membres de la bande et non pas uniquement par le chef et le Conseil. Il ne suffit pas que les membres de la bande acceptent la nouvelle coutume en tant que communauté, la communauté doit savoir qu’elle a été acceptée par les membres.

[18] Il y a lieu à mon avis en l’espèce d’enjoindre au Conseil de prendre toutes les mesures nécessaires pour admettre les demandeurs au sein de la bande comme membres à part entière. Le Conseil s’est systématiquement montré incapable de trancher ces questions et on ne saurait raisonnablement s’attendre à ce que l’équité et la raison finissent par triompher. De plus, les demandeurs ont le droit incontestable et sans réserve de devenir membres de la bande indienne de Peters du fait de l’appartenance de leur père à cette bande. C’est la seule et unique conclusion à laquelle on peut parvenir en l’espèce. Pour citer l’arrêt Vavilov,une cour siégeant en révision ne devrait pas tolérer « un va-et-vient interminable de contrôles judiciaires et de nouveaux examens », surtout lorsque le résultat est inévitable, si bien que le renvoi de l’affaire ne servirait à rien.

Première nation Peters c. Engstrom, 2021 CAF 243 (CanLII)

[31] Étant donné qu’il y a une seule interprétation possible du terme, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en enjoignant au conseil de bande ce [sic] conférer aux intimés le statut de membres. Le Code d’appartenance dispose que les membres de la bande sont (« shall consist » dans la version originale anglaise) les personnes suivantes : [traduction] « quiconque est l’enfant naturel d’un père ou d’une mère dont le nom est inscrit sur la liste de la bande ». L’auxiliaire shall utilisé dans la version originale anglaise n’a pas de caractère discriminatoire. Il s’ensuit que, puisqu’ils satisfont à un des critères, la seule conclusion possible est que les intimés remplissent les conditions d’appartenance à la bande.

Peters c. Première Nation Peters, 2023 CF 399

[8] Une bande qui décide de l’appartenance à ses effectifs peut fixer ses propres règles d’appartenance (Loi, par. 10(2)). Toutefois, aux termes des paragraphes 10(4) et 10(5), si une personne a déjà acquis le droit d’appartenance à la bande avant le moment où la bande a fixé les règles d’appartenance, les règles fixées par la bande ne peuvent priver cette personne de son droit acquis « en raison uniquement d’un fait ou d’une mesure antérieurs à leur prise d’effet ».

[65] Bien que les modifications apportées en 1985 à la Loi sur les Indiens reconnaissent le droit des bandes à établir leurs propres codes d’appartenance, ce droit est assujetti aux conditions énoncées à l’article 10 de cette loi. Selon le paragraphe 10(4), les règles d’appartenance fixées par une bande ne peuvent priver d’un droit acquis quiconque « avait droit » à ce que son nom soit consigné dans la liste de bande immédiatement avant l’établissement des règles. En d’autres termes, les règles d’appartenance doivent préserver l’application du paragraphe 11(1) de la Loi sur les Indiens.

[66] Les Règles provisoires prévoyaient justement ce maintien. Comme le demandeur a droit d’être membre selon l’alinéa 11(1)a) de la Loi sur les Indiens, le conseil de bande a l’obligation de reconnaître son appartenance tant sous le régime de la Loi sur les Indiens qu’en vertu de son propre Code d’appartenance.

[67] Dans une lettre datée du 15 octobre 1987, le registraire a remis à la PNP copie de sa liste de bande où figurait le demandeur comme membre en vertu du paragraphe 11(1). Le conseil de bande n’avait aucun pouvoir discrétionnaire de retirer le nom du demandeur. Ce dernier a seulement à demander à être ajouté à la liste des membres (Bande de Sawridge c Canada, 2004 CAF 16 au para 35).


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T2697/7321; T2698/7421; T2699/7521; T2716/9221; T2717/9321

Intitulé de la cause : Lock et al. c. Première Nation de Peters

Date de la décision du Tribunal : Le 28 novembre 2023

Date et lieu de l’audience : Du 16 au 18 janvier 2023 et les 7 et 8 septembre 2023

Audience tenue par vidéoconférence

Comparutions :

David W. Wu, pour les plaignants

Sophia Karantonis, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Stan H. Ashcroft, pour l'intimée

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.