Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Dans cette décision, le Tribunal a accepté une requête en cours d’audience de Penny Way (la plaignante). Elle voulait modifier son exposé des précisions pour y inclure une demande d’indemnité spéciale. Selon la plaignante, la conduite discriminatoire de la Salt River First Nation avait été délibérée ou inconsidérée. Elle affirme s’être rendu compte de la nature de la conduite seulement lors de l’audience. Selon le Tribunal, l’explication de la plaignante justifie le retard de sa demande. De plus, le Tribunal estime que la requête n’entraîne pas d’injustice, qu’elle ne porte pas préjudice aux autres parties et qu’elle sert l’intérêt de la justice.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 57

Date : le 5 décembre 2023

Numéros des dossiers : T2673/4921 et T2674/5021

Entre :

Christopher Coyne et Penny Way

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Première Nation de Salt River

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Athanasios Hadjis


Table des matières

 

I. APERÇU 1

II. ANALYSE 1

III. ORDONNANCE 5

 


I. APERÇU

[1] La présente décision sur requête concerne la demande déposée par l’un des plaignants, Penny Way.

[2] Dix jours d’audience se sont déjà écoulés dans la présente affaire et deux autres sont prévus pour janvier 2024. Au cours de l’audience, Mme Way a demandé à modifier son exposé des précisions afin d’inclure une demande de redressement additionnelle d’indemnité spéciale en vertu du paragraphe 53(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC c. H-6 (la « Loi »).

[3] La Première Nation de Salt River (la « PNSR »), l’intimée, s’oppose à la demande. La Commission canadienne des droits de la personne (la « CCDP ») y consent.

[4] Pour les motifs ci-après, j’accorde la demande de modification.

II. ANALYSE

[5] Dans son exposé des précisions actuel, si ses plaintes sont fondées, Mme Way demande que les mesures de redressements suivantes lui soient accordées :

  • que la PNSR cesse d’exclure certains de ses membres, incluant la plaignante, des paiements de la distribution per capita (la « DPC ») et que la PNSR change sa [traduction] « politique de prévention de la dilution »;

  • que la PNSR modifie son code électoral selon lequel les membres comme Mme Way nés avant le 22 juin 2002 ne peuvent pas présenter leur candidature pour siéger au conseil;

  • que la PNSR accepte la plaignante en tant que membre bénéficiaire à part entière;

  • que la PNSR lui verse ses paiements de la DPC de 2017 à aujourd’hui;

  • que la PNSR lui paie un montant de 10 000 $ pour [traduction] « souffrance morale » (c.-à-d., un préjudice moral au titre de l’alinéa 53(2)e) de la Loi).

[6] Au neuvième jour de l’audience, le 9 novembre 2023, Mme Way a demandé à modifier son exposé des précisions pour y ajouter la demande de redressement suivante [traduction] :

Je demande désormais une indemnisation en vertu de l’article 51(3) [sic] de la Loi canadienne sur les droits de la personne d’un montant jugé approprié par les membres [sic]. Après avoir entendu le témoignage présenté, je crois qu’il s’agit d’un acte délibéré et inconsidéré de la part de la PNSR.

[7] Mme Way a clarifié lors de l’audience qu’elle voulait faire référence au paragraphe 53(3) de la Loi selon lequel le Tribunal peut ordonner jusqu’à 20 000 $ en indemnité spéciale s’il détermine que l’intimée a commis un acte discriminatoire de manière délibérée ou inconsidérée.

[8] Au moment où Mme Way a fait sa demande, la PNSR interrogeait son deuxième témoin. Son premier avait terminé son témoignage plus tôt dans la journée. Mme Way avait fait entendre son dernier témoin quelques jours avant, le 7 novembre 2023, et avait clos sa preuve. Christopher Coyne, l’autre plaignant, a témoigné le 1er et le 2 novembre 2023 et était son unique témoin. La CCDP n’a pas cité de témoins. Cette dernière et M. Coyne ont également terminé la présentation de leurs preuves.

[9] Mme Way agit pour son propre compte. Elle explique que, lorsqu’elle a rédigé son exposé des précisions, elle a hésité à ajouter une demande de redressement en vertu du paragraphe 53(3) de la Loi. Elle avait décidé de limiter sa demande au 10 000 $ prévu à l’alinéa 53(2)e) de la Loi plutôt que d’opter pour le maximum de 20 000 $ parce qu’elle ne voulait pas imposer un fardeau financier à sa Première Nation. La plaignante avait cru comprendre que l’argument de la PNSR était que si tous les membres recevaient leurs paiements de la DPC, Mme Way y comprise, le fonds en fiducie duquel ils proviennent finirait par s’épuiser. Après avoir entendu la preuve de la PNSR à l’audience, elle comprend maintenant que ce n’est pas le cas.

[10] Le premier témoin de la PNSR était un aîné, ex-conseiller et ancien négociateur en chef pour l’Entente sur le règlement de la revendication issue d’un traité de 2002 dont il est question dans la présente affaire. Mme Way soutient qu’elle a appris par ce témoignage que la PNSR lui avait menti, ainsi qu’aux autres membres, au sujet de la fiducie. La plaignante affirme que l’aîné a précisé de façon très claire que la PNSR et ce dernier ont sciemment décidé d’« exclure » les membres comme Mme Way. Elle prétend aussi avoir appris que la PNSR ne lui permet pas de voter sur le budget annuel et qu’elle ne considère pas la plaignante comme admissible à une maison dans la réserve ni aux droits sur les terres. Le tout a amené Mme Way à conclure que la PNSR a agi de façon discriminatoire à son endroit de manière délibérée et inconsidérée, ce pour quoi elle réclame maintenant l’ajout d’une demande en vertu du paragraphe 53(3).

[11] Le Tribunal a récemment été saisi d’une question similaire concernant une demande de modification d’un exposé des précisions en cours d’audience dans la décision Vadnais c. Première Nation Leq’á:mel, 2022 TCDP 38 (Vadnais). Comme le souligne le Tribunal aux paragraphes 14 et 15, les exposés des précisions peuvent être modifiés, quelle que soit l’étape de l’instance — même au cours de l’audience ou du procès — afin de déterminer les véritables questions en litige entre les parties.

[12] La partie demandant la modification doit démontrer que la demande :

  • n’entraîne pas d’injustice;

  • sert les intérêts de la justice;

  • ne porte pas préjudice aux autres parties ou à la procédure.

[13] Le Tribunal doit également être convaincu que la requête tardive est valablement justifiée (Whyte c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2009 TCDP 33).

[14] Comme il a été souligné dans la décision Vadnais au paragraphe 29, les parties à une instance ont le droit d’être informées de la position des autres parties et de savoir ce qu’elles présenteront en preuve pendant l’audience. Le but de déposer des exposés des précisions assez détaillés est de permettre aux parties de connaître suffisamment bien, et à l’avance, les allégations, les questions de droit, les recours et les moyens de défense en cause, et qu’elles aient toute latitude d’y répondre (par. 501(1) de la Loi et art. 18 à 21 des Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137).

[15] Dans la décision Vadnais, le Tribunal a rejeté la demande de modification majeure qui soulevait un nouveau moyen de défense pour la première fois. La PNSR affirme que je devrais tirer une conclusion similaire en l’espèce. Elle soutient que son exposé des précisions était très clair. Les paiements de la DPC étaient versés à partir des revenus découlant du fonds en fiducie et non à partir de la fiducie elle-même. Si Mme Way croyait que cela justifiait l’accord d’une indemnité spéciale en vertu du paragraphe 53(3) de la Loi, elle aurait pu en faire la demande dans son exposé des précisions ou aux occasions où elle l’a modifié avant le début de l’audience.

[16] Cet argument ne répond pas vraiment au point avancé par Mme Way. Elle ne prétend pas qu’apprendre l’origine des paiements de la DPC a été l’élément déclencheur de sa demande selon le paragraphe 53(3). Elle dit plutôt qu’elle est maintenant motivée à obtenir cette mesure de redressement après avoir réalisé que la PNSR aurait prétendument induit ses membres en erreur au sujet du fonds en fiducie et qu’elle aurait délibérément déployé des efforts pour exclure la plaignante et d’autres membres.

[17] Mme Way a signalé dans sa demande de modification que M. Coyne avait présenté une demande en vertu du paragraphe 53(3) dans son exposé des précisions. Elle soutient donc que la question a toujours été en litige devant le Tribunal et que l’intimée ne subirait aucun préjudice si la plaignante présente une demande semblable. La PNSR a eu tout le loisir d’examiner la question en lien au paragraphe 53(3).

[18] L’intimée réplique que les plaintes de M. Coyne et de Mme Way sont néanmoins distinctes et qu’elles ont chacune leurs propres actes de procédure et leurs propres preuves. Les plaintes ont seulement été jointes pour les besoins de l’audience. La PNSR n’aura pas l’opportunité de contre-interroger Mme Way ou ses témoins au sujet de cette nouvelle mesure de redressement puisque la plaignante cherche à modifier son exposé des précisions après la clôture de sa preuve.

[19] Cet argument pourrait avoir du poids en ce qui concerne certaines demandes de redressement en vertu de la Loi, comme des demandes pour des dépenses (al. 53(2)d)) ou pour un préjudice moral (al. 53(2)e)). Il est cependant difficile d’imaginer comment il pourrait s’appliquer à une indemnité en vertu du paragraphe 53(3). Ce n’est pas sans raison qu’on l’appelle l’indemnité « spéciale ». Elle est unique puisqu’elle ne vise pas les effets de l’acte discriminatoire sur la « victime », tel que le terme est utilisé au paragraphe 53(2), mais plutôt l’auteur de l’acte délibéré ou inconsidéré. Par conséquent, comme il est mentionné dans Christoforou c. John Grant Haulage Ltd., 2021 TCDP 15 au paragraphe 108, pour déterminer si l’acte discriminatoire était délibéré ou inconsidéré en vertu du paragraphe 53(3) de la Loi, le Tribunal doit se pencher sur le comportement de l’intimé, et non sur l’effet qu’a eu son comportement sur les plaignants.

[20] Cette dernière information a une incidence sur la décision de Mme Way de présenter sa demande de modification maintenant. Elle soutient s’être rendu compte pendant l’audience, en voyant les éléments de preuve présentés, que ceux-ci permettraient de conclure à des actes discriminatoires délibérés ou inconsidérés. Bien sûr, il s’agit d’une question pour les arguments finaux, mais les observations à cet égard seront basées sur les éléments de preuve présentés à l’audience. Tel qu’il est indiqué dans Vadnais, les exposés des précisions peuvent être modifiés à n’importe quelle étape de l’instance afin de déterminer les véritables questions en litige d’une affaire. Mme Way allègue que la nature du comportement de la PNSR s’est révélée être une vraie question dans le cadre de sa plainte.

[21] Je suis d’avis qu’il s’agit d’une justification valable pour faire une demande de modification en cours d’audience. Cela dit, je rappelle que je pourrais finalement estimer que les allégations de la plaignante au sujet du comportement de la PNSR sont non fondées.

[22] Bien sûr, le Tribunal souligne également dans la décision Vadnais que nous devons nous assurer que la demande de modification n’entraîne pas d’injustice, qu’elle ne porte pas préjudice aux autres parties et qu’elle sert les intérêts de la justice. Je souligne que, même si les plaintes de M. Coyne et de Mme Way sont distinctes, les questions litigieuses se recoupent en grande partie. Notamment en ce qui concerne les actes constitutifs de fiducie et l’adoption de politiques et de résolutions du conseil de bande qui ont engendré la cessation des versements des paiements de la DPC aux plaignants. La question en lien avec le paragraphe 53(3) à l’égard du comportement de la PNSR a été soulevée par M. Coyne, et ce, dès le début de l’audience. Il est difficile de voir comment l’évaluation du comportement de l’intimée en vertu du paragraphe 53(3) de la Loi serait différente dans le cadre de la demande de Mme Way. Dans cette optique, la PNSR a eu amplement l’occasion de contre-interroger tous les témoins des plaignants. Je ne suis pas convaincu que de permettre à Mme Way d’ajouter une demande pratiquement identique à celle de M. Coyne entraînerait quelconque injustice ou préjudice sérieux à la PNSR. De plus, permettre à la plaignante, qui agit pour son compte, de modifier sa demande servirait les intérêts de la justice compte tenu des circonstances qu’elle a soulevées.

[23] Quoi qu’il en soit, si la PNSR en ressent le besoin, elle aura encore l’occasion de présenter des éléments de preuve supplémentaires en lien avec l’allégation d’actes discriminatoires délibérés ou inconsidérés formulée par M. Coyne. Contrairement à la situation dans Vadnais, où la plaignante souhaitait modifier son exposé des précisions pour ajouter un tout nouveau moyen de défense après la clôture de la preuve de l’intimée, Mme Way a déposé sa demande avant que la PNSR ne déclare sa preuve close. Le prochain témoin de l’intimée doit comparaître en janvier 2024 sur une période de deux jours. Selon son résumé de témoignage anticipé, le témoin est l’agent des terres et des ressources de la PNSR et il était présent lors des négociations pour l’Entente sur le règlement de la revendication issue d’un traité de 2002. Si l’intimée doit convoquer des témoins supplémentaires ou rappeler des témoins qui ont déjà été entendus, elle aura encore le temps de le faire. Le Tribunal est disposé à considérer une telle demande pourvu que la portée de ces témoignages soit limitée à la demande de redressement additionnelle de Mme Way. Compte tenu du champ restreint de cette demande et de son étroite ressemblance avec celle de M. Coyne, je doute fortement que la présentation d’éléments de preuve additionnels n’entraîne un retard important de l’instance ou qu’elle ne porte autrement préjudice au processus de l’audience.

[24] Je suis donc convaincu que la PNSR aura amplement le temps d’examiner de façon exhaustive la demande de Mme Way en vertu du paragraphe 53(3).

III. ORDONNANCE

[25] Pour les motifs exposés ci-dessus, j’accorde la demande de modification de l’exposé des précisions de Mme Way afin d’inclure la demande de redressement suivante :

Je demande désormais une indemnisation en vertu de l’article 53(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne d’un montant jugé approprié par le membre. Après avoir entendu le témoignage présenté, je crois qu’il s’agit d’un acte délibéré et inconsidéré de la part de la PNSR.

Signée par

Athanasios Hadjis

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 5 décembre 2023

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossiers du Tribunal : T2673/4921 et T2674/5021

Intitulé de la cause : Christopher Coyne c. Première Nation de Salt River – T2673/4921 et Penny Way c. Première Nation de Salt River – T2674/5021

Date de la décision du tribunal : Le 5 décembre 2023

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par :

Christopher Coyne et Penny Way , pour son propre compte

Sophia Karantonis et Jonathan Bujeau, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Colleen Verville et Jessica Buhler , pour l'intimée

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