Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Cette décision sur requête concerne la demande de la plaignante qui veut garder son dossier médical confidentiel. La plaignante affirme que M. Pridmore, l’un des intimés, l’a harcelée et agressée sexuellement en cours d’emploi. Elle craint que révéler ses renseignements médicaux privés et de nature délicate à la personne qui l’a agressée aggrave la violation et le traumatisme psychologique qu’elle a subis. M. Pridmore nie les allégations d’agression et de harcèlement sexuel et le Tribunal ne tire aucune conclusion de fait à cet égard dans la présente décision sur requête. Le Tribunal accepte de rendre une ordonnance de confidentialité limitée, c’est-à-dire qu’il ordonne que certains renseignements restent confidentiels. Cette ordonnance établit un juste équilibre entre l’intérêt des intimés à connaître ce qui leur est reproché et à y répondre, et l’intérêt de la plaignante à garder confidentiels ses dossiers médicaux qu’elle a fournis au Tribunal.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 45

Date : le 16 octobre 2023

Numéros des dossiers : T2688/6421 et T2689/6521

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Lise Nordhage-Sangster

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Agence des services frontaliers du Canada et Mark Pridmore

les intimés

Décision sur requête

Membre : Colleen Harrington

 



I. Requête en confidentialité relative aux dossiers médicaux de la plaignante

[1] En préparation à l’instruction des plaintes dont il est question en l’espèce, les parties se sont échangé des documents potentiellement pertinents conformément aux Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137. La plaignante, Mme Nordhage-Sangster, a communiqué aux avocates des autres parties une version caviardée de ses dossiers médicaux de 2017 à 2019. Elle souhaite que les intimés eux-mêmes, et en particulier M. Pridmore, qu’elle accuse d’agression et de harcèlement sexuel durant son emploi à l’Agence des services frontaliers du Canada (l’« ASFC »), n’aient pas accès aux renseignements personnels qui se trouvent dans ses dossiers médicaux. Elle affirme qu’il existe un risque sérieux que la divulgation à M. Pridmore de l’ensemble de ses renseignements médicaux confidentiels lui cause un préjudice indu.

[2] La plaignante a présenté une requête en application du paragraphe 52(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « LCDP »). Dans sa requête, la plaignante demande au Tribunal de rendre l’ordonnance suivante :

  • a)Que la divulgation de ses dossiers médicaux caviardés de 2017 à 2019 soit limitée aux avocates des intimés et de la Commission canadienne des droits de la personne;

  • b)Que ces dossiers médicaux ne soient pas divulgués à M. Pridmore, à l’exception des preuves documentaires médicales que la plaignante souhaite produire;

  • c)Que ses dossiers médicaux ne soient pas divulgués à quiconque avant d’avoir obtenu l’autorisation du Tribunal et d’en avoir avisé la plaignante.

[3] La Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») convient avec la plaignante que, vu les circonstances entourant la plainte, M. Pridmore ne devrait pas être autorisé à consulter d’autres dossiers médicaux de la plaignante que ceux présentés à l’audience.

[4] Les intimés s’opposent à la requête déposée par la plaignante et demandent au Tribunal de la rejeter.

[5] Subsidiairement, l’ASFC soutient que le Tribunal pourrait ordonner que les dossiers médicaux de la plaignante ne soient utilisés à aucune autre fin que dans le cadre de la présente instruction et qu’ils lui soient remis à l’issue de l’instance, et que les documents médicaux qui n’auront pas été présentés à l’audience ne soient pas rendus publics.

[6] M. Pridmore sollicite une ordonnance lui permettant de consulter tous les dossiers médicaux de la plaignante faisant l’objet de la divulgation. Il fait valoir qu’en limitant les circonstances dans lesquelles il peut consulter les documents visés, il est possible d’atteindre l’équilibre nécessaire entre le droit des intimés à une défense pleine et entière et l’intérêt de la plaignante en matière de confidentialité de ses dossiers médicaux.

[7] Dans ses observations en réplique, la plaignante maintient que l’ordonnance la plus appropriée est celle mentionnée dans sa requête. Toutefois, si le Tribunal juge qu’une divulgation élargie est justifiée, elle propose également une ordonnance subsidiaire portant que les limites suivantes soient mises en place :

  1. Que ses dossiers médicaux ne soient divulgués qu’aux avocates des intimés et de la Commission, à l’exception des dossiers médicaux que les intimés et la Commission souhaitent présenter en preuve;

  2. Que l’ASFC nomme un représentant désigné pour examiner les éléments de preuve proposés et pour fournir des instructions aux avocates, et que le nom de cette personne soit communiqué au Tribunal et à la plaignante;

  3. Que les avocates des intimés fournissent la preuve médicale proposée au Tribunal afin qu’il en détermine la pertinence avant qu’elle ne soit divulguée à M. Pridmore ou au représentant de l’ASFC;

  4. Que la divulgation des éléments de preuve proposés à M. Pridmore et au représentant désigné de l’ASFC soit faite en personne sous la supervision des avocates des intimés et qu’aucune copie n’en soit tirée;

  5. Que les dossiers médicaux visés par l’ordonnance ne soient pas divulgués par les intimés ou par la Commission à qui que ce soit d’autre, ou à d’autres entités, avant d’avoir obtenu l’autorisation du Tribunal et d’en avoir avisé la plaignante;

  6. Que les dossiers médicaux de la plaignante ne soient utilisés que dans le cadre de la présente instruction et qu’ils soient retournés à la plaignante à l’issue de l’audience.

[8] À la conférence téléphonique préparatoire tenue le 3 octobre 2023, le Tribunal a demandé aux parties si, par souci d’efficacité, elles pouvaient accepter l’ordonnance subsidiaire proposée par la plaignante. Les parties ont accepté d’en discuter et d’aviser le Tribunal si elles arrivaient à une entente. Comme tel n’a pas été le cas, je rends la présente décision sur requête, compte tenu des observations que les parties ont présentées.

II. Décision

[9] J’accepte de rendre une ordonnance de confidentialité limitée au titre de l’alinéa 52(1)c) de la LCDP, relativement aux dossiers médicaux de la plaignante. Je conviens qu’il existe un risque sérieux lié à la divulgation de tous les dossiers médicaux de la plaignante aux intimés.

[10] Je suis d’avis que l’ordonnance du Tribunal, qui varie légèrement de l’ordonnance subsidiaire proposée par la plaignante, permet d’établir un juste équilibre entre l’intérêt des intimés d’être informés de la preuve à réfuter et d’y répondre et l’intérêt de la plaignante de protéger la confidentialité des dossiers médicaux divulgués, qui ne concernent pas les questions soulevées devant le Tribunal.

III. Analyse

[11] Les procédures judiciaires, y compris celles du Tribunal, sont présumées accessibles au public (A.B. et Gracie c. CSC, 2022 TCDP 15 (CanLII), au par. 11). Cependant, il arrive que des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires doivent être imposées afin de protéger d’autres intérêts publics. L’article 52 de la LCDP confère au Tribunal de vastes pouvoirs lui permettant de prendre les mesures et de rendre les ordonnances qu’il juge nécessaires pour assurer la confidentialité de l’instruction dans certaines circonstances.

[12] Voici l’alinéa applicable du paragraphe 52(1) de la LCDP :

Instruction en principe publique

(1) L’instruction est publique, mais le membre instructeur peut, sur demande en ce sens, prendre toute mesure ou rendre toute ordonnance pour assurer la confidentialité de l’instruction s’il est convaincu que, selon le cas : […]

c) il y a un risque sérieux de divulgation de questions personnelles ou autres de sorte que la nécessité d’empêcher leur divulgation dans l’intérêt des personnes concernées ou dans l’intérêt public l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique.

[13] La plaignante est d’avis que la divulgation de ses dossiers médicaux à M. Pridmore l’exposera à un risque sérieux de subir un préjudice indu. Elle dit qu’il l’a agressée et harcelée sexuellement pendant son emploi et qu’en raison de ces événements, elle a souffert de dépression et de symptômes du trouble de stress post-traumatique (le « TSPT »). Elle affirme que la divulgation de renseignements médicaux de nature personnelle et délicate à son agresseur aura pour effet d’exacerber les effets de l’inconduite qu’elle a subie, ce qui causera un traumatisme supplémentaire, par exemple un sentiment d’humiliation, un déclenchement ou une poussée des symptômes de dépression et de TSPT, et des crises de panique.

[14] M. Pridmore nie les allégations d’agression et de harcèlement sexuel, et dit que leur relation a toujours été consensuelle et que c’est en fait la plaignante qui a initié la relation. Je reconnais qu’en l’espèce, la question de savoir si M. Pridmore a harcelé sexuellement la plaignante au sens de la LCDP doit être soulevée directement devant le Tribunal et je ne peux tirer aucune conclusion de fait à cet égard dans la présente décision sur requête.

[15] Dans sa requête en confidentialité, la plaignante fait observer que, lorsque la santé et les renseignements médicaux d’un plaignant sont en cause dans la plainte, le Tribunal a tenté d’équilibrer le droit au plaignant à la protection de ses renseignements personnels et les principes de justice naturelle en limitant l’accès aux dossiers médicaux. La plaignante soutient que, dans son cas, la nécessité de protéger ses renseignements personnels s’impose d’autant plus eu égard aux allégations d’ordre sexuel et aux conséquences disproportionnées sur sa santé mentale qu’entraînera la divulgation de ses dossiers médicaux à M. Pridmore. Selon elle, en limitant la divulgation de ces documents aux avocates des intimés, le Tribunal respecte l’obligation d’équité procédurale et protège en même temps ses renseignements personnels.

[16] La plaignante soutient que le droit de M. Pridmore de savoir ce qui lui est reproché sera respecté puisqu’il aura l’occasion d’examiner tous les documents qu’elle compte présenter en preuve et de la contre-interroger.

[17] Le contexte de la présente requête diffère quelque peu de celui propre à la jurisprudence à laquelle la plaignante fait référence dans ses observations, car elle a déjà communiqué les documents médicaux potentiellement pertinents aux autres parties. Dans la majeure partie de la jurisprudence invoquée par la plaignante, les intimés demandaient la divulgation des documents médicaux de la partie plaignante et des conditions étaient imposées afin de limiter les personnes autorisées à consulter les documents une fois divulgués (p. ex. Guay c. Canada (Gendarmerie royale), 2004 TCDP 34 (CanLII), Rai c. Gendarmerie royale du Canada, 2013 TCDP 6 (CanLII), T.P. c. Forces armées canadiennes, 2019 TCDP 19 (CanLII), MacEachern c. Service correctionnel du Canada, 2014 TCDP 31 (CanLII), Yaffa c. Air Canada, 2014 TCDP 22 (CanLII)). La présente requête concerne une demande de confidentialité au titre de l’article 52 de la LCDP en lien avec des documents qui ont déjà été communiqués.

[18] Dans ses observations, l’ASFC soutient que, dans le cadre d’une analyse au titre de l’article 52 de la LCDP, le Tribunal doit tenter d’atteindre un équilibre approprié entre la confidentialité et l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique en appliquant le critère établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25 (CanLII) [Sherman (Succession)].

[19] Le Tribunal a déjà conclu que l’arrêt Sherman (Succession) peut l’éclairer dans cette analyse et qu’il s’inscrit dans le droit fil de l’analyse qu’il doit faire lorsqu’il est saisi d’une requête en confidentialité déposée au titre de l’article 52 de la LCDP (SM, SV et JR c. Gendarmerie royale du Canada, 2021 TCDP 35 (CanLII), au par. 7).

[20] Le critère de l’arrêt Sherman (Succession) exige que la personne qui sollicite une ordonnance de confidentialité démontre le respect des trois conditions préalables suivantes :

  • i)la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;

  • ii)l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque;

 

  • iii)du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs (au paragraphe 38).

(i) Il existe un risque sérieux pour un intérêt public important

[21] Dans sa requête, la plaignante affirme que si les intimés, et en particulier M. Pridmore, sont autorisés à consulter ses documents médicaux, elle subira un préjudice indu sous la forme [traduction] « d’un traumatisme psychologique, d’un sentiment d’humiliation, d’un déclenchement ou d’une poussée des symptômes de dépression et de TSPT, et de crises de panique ».

[22] Dans ses observations en réplique, la plaignante pousse l’argument encore plus loin et se fonde sur l’arrêt R c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 RCS 411 dans lequel la Cour suprême du Canada a confirmé que le droit à la sécurité de sa personne englobe le droit d’être protégé contre un traumatisme psychique (au paragraphe 112). Dans cet arrêt, la Cour suprême a déclaré que pour les plaignantes victimes d’agressions sexuelles, la divulgation peut provoquer ce genre de traumatisme alors qu’« [e]lles doivent envisager la menace de divulguer à la personne accusée de les avoir agressées en premier lieu, et très probablement en pleine cour, des dossiers contenant des aspects totalement privés de leur vie, contenant probablement des pensées et des déclarations qui n’ont jamais été partagées avec leurs amis les plus intimes ou leur famille » (au paragraphe 112).

[23] Les parties reconnaissent que la plaignante s’expose à un risque en divulguant ses dossiers médicaux aux intimés, que ces documents contiennent des renseignements de nature hautement délicate, et que certains de ces renseignements ne sont pas pertinents pour la présente instance.

[24] L’ASFC convient que la divulgation des dossiers médicaux à M. Pridmore entraînera un désagrément pour la plaignante et aura des conséquences sur sa santé mentale qui pourraient constituer un préjudice. Toutefois, selon l’ASFC, il ne s’agirait pas du risque sérieux de préjudice indu, visé à l’article 52, qui justifierait l’ordonnance sollicitée dans sa requête.

[25] M. Pridmore affirme également que les préoccupations de la plaignante ne sont pas fondées sur un risque sérieux de préjudice indu. Selon lui, bien qu’il soit raisonnable de croire que la plaignante ressentirait de l’embarras à l’idée que ses dossiers médicaux soient divulgués, celle-ci n’a fourni aucune preuve, au-delà des simples allégations, quant à ce risque sérieux de préjudice indu.

[26] Le libellé de l’alinéa 52(1)c) de la LCDP, qui exige d’établir l’existence d’un risque sérieux de divulgation de questions personnelles ou autres, correspond à la première partie du critère de l’arrêt Sherman (Succession) selon lequel la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important.

[27] Dans l’arrêt Sherman (Succession), la Cour suprême précise que « l’intérêt public important en matière de vie privée, tel qu’il est considéré dans le contexte des limites à la publicité des débats, vise à permettre aux personnes de garder un contrôle sur leur identité fondamentale dans la sphère publique dans la mesure nécessaire pour protéger leur dignité » (au paragraphe 85). Toutefois, le « risque pour cet intérêt ne sera sérieux que lorsque les renseignements qui seraient diffusés en raison de la publicité des débats judiciaires sont suffisamment sensibles pour que l’on puisse démontrer que la publicité porte atteinte de façon significative au cœur même des renseignements biographiques de la personne d’une manière qui menace son intégrité » (Sherman (Succession), au paragraphe 85). La Cour suprême a reconnu qu’en cas d’atteinte à la dignité, l’incidence sur la personne n’est pas théorique, mais pourrait entraîner des conséquences humaines réelles, y compris une détresse psychologique.

[28] Je ne suis pas d’accord avec les observations des intimés selon lesquelles les préoccupations de la plaignante en matière de protection de ses renseignements personnels ne sont pas fondées sur un risque sérieux de préjudice indu. La plaignante n’a pas produit de preuve par affidavit démontrant les conséquences psychologiques qu’entraînerait la divulgation de ses renseignements médicaux confidentiels à M. Pridmore, mais je suis d’avis que, si ce dernier est autorisé à consulter ses dossiers médicaux, elle pourrait vraisemblablement souffrir de détresse psychologique. Les interactions de la plaignante avec les autres parties et avec le Tribunal au cours du processus de gestion de l’instance ont démontré la fragilité de son état de santé mentale.

[29] Une instruction entièrement publique et exempte de certaines mesures de confidentialité présente un risque sérieux pour la plaignante de subir un préjudice indu au-delà des atteintes ordinaires propres à la participation à une procédure judiciaire, comme le stress, le désagrément ou l’embarras (Sherman (Succession), aux paragraphes 7 et 84). En l’absence d’une ordonnance de confidentialité limitant l’accès à ses dossiers médicaux, il existe un risque sérieux que l’atteinte à la dignité et à la santé mentale de la plaignante entraîne un préjudice indu.

(ii) L’ordonnance sollicitée par la plaignante dans sa requête n’est pas nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables permettront d’écarter ce risque

[30] L’ASFC souligne que le Tribunal a déjà conclu que les ordonnances de confidentialité ne devraient être accordées que dans des circonstances exceptionnelles (Lawrence c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2020 TCDP 13 (CanLII), au paragraphe 8). Elle convient que des circonstances exceptionnelles peuvent survenir lorsque le Tribunal estime qu’il existe un risque sérieux de divulgation des renseignements personnels de la personne concernée, auquel cas le Tribunal peut rendre toute ordonnance pour y remédier. Ce faisant, il est nécessaire de concilier le souci public de transparence et d’ouverture et le droit à la vie privée, au cas par cas (Egan c. Agence du revenu du Canada, 2019 TCDP 27 (CanLII), au paragraphe 37).

[31] Dans la présente affaire, la plaignante soutient que limiter la divulgation de ses dossiers médicaux aux avocats des autres parties respecte l’objectif législatif du principe de la publicité des débats tout en tenant compte du préjudice psychologique qu’entraînerait la divulgation complète.

[32] L’ASFC s’oppose à l’ordonnance sollicitée par la plaignante dans sa requête, portant que seuls les avocats peuvent consulter ses dossiers médicaux et que la plaignante se garde le droit de décider quels dossiers seront présentés en preuve. Elle souligne que, suivant la proposition de la plaignante, les intimés seraient limités à la seule possibilité de faire témoigner la plaignante ou de la contre-interroger sur les documents présentés par elle ou par son médecin, dans le cadre d’un interrogatoire principal. Selon l’ASFC, conformément au paragraphe 50(1) de la LCDP, le Tribunal doit donner aux parties la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat, des éléments de preuve ainsi que leurs observations.

[33] L’ASFC soutient que l’ordonnance demandée a une portée trop large et entrave excessivement la capacité des intimés à préparer des défenses pleines et entières. Selon elle, empêcher les intimés de choisir les éléments de la preuve médicale qu’ils souhaitent présenter leur causerait un préjudice réel auquel il serait impossible de remédier.

[34] M. Pridmore s’oppose à l’idée qu’il ne pourrait pas consulter les dossiers médicaux que la plaignante choisit de ne pas présenter en preuve. Il dit que le fait de ne pas pouvoir consulter les documents avant qu’ils soient produits en preuve [traduction] « l’empêche clairement » de répondre aux allégations. En faisant écho aux préoccupations de l’ASFC de ne pas être en mesure de présenter en preuve les dossiers médicaux de la plaignante qu’elle n’a pas elle-même déposés, il fait valoir que les allégations portées contre lui soulèvent une question de crédibilité. Il ajoute que la plaignante cherche à obtenir une indemnité considérable pour remédier aux conséquences des actes qui lui sont reprochés sur sa santé mentale et son bien-être, et qu’il doit avoir l’occasion de mettre en cause sa crédibilité, ce qui pourrait demander de la contre-interroger au sujet de ses dossiers médicaux.

[35] Je conviens avec les intimés que l’ordonnance que sollicite la plaignante dans sa requête entraînerait une iniquité procédurale puisqu’elle limiterait l’accès à des documents que les intimés pourraient vouloir présenter en preuve à l’appui de leurs arguments. Par conséquent, je conclus que cette ordonnance ne remplit pas le deuxième volet du critère de l’arrêt Sherman (Succession) selon lequel « l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque ».

[36] Toutefois, j’estime que l’ordonnance proposée par l’ASFC, portant que les dossiers médicaux de la plaignante ne soient pas utilisés à d’autres fins que dans le cadre de la présente instruction, qu’ils soient remis à la plaignante à l’issue de l’instance et que les dossiers médicaux n’ayant pas été présentés à l’audience ne soient pas rendus publics, n’est pas une solution de rechange raisonnable à l’ordonnance sollicitée par la plaignante.

[37] Les documents divulgués par une partie dans le cadre du processus préalable à l’audience ne devraient jamais être rendus publics par une autre partie. Les parties sont tenues à une obligation implicite de confidentialité dès qu’elles divulguent des documents potentiellement pertinents préalablement à l’audience. Cela signifie également que les parties ne peuvent pas les utiliser au-delà de l’instance dans le cadre de laquelle ils ont été divulgués. La restitution des documents médicaux à la partie plaignante à l’issue de l’instance est une bonne pratique dans toute affaire impliquant des documents personnels confidentiels comme des dossiers médicaux ou financiers.

[38] De plus, l’ordonnance que sollicite l’ASFC ne tient pas compte du fait que la plaignante craint avec raison de souffrir d’un préjudice indu si M. Pridmore est autorisé à consulter ses documents médicaux. L’ASFC et M. Pridmore sont deux intimés distincts, mais les plaintes les visant ont été jointes afin qu’elles fassent l’objet d’une instruction commune.

[39] Dans ses observations en réplique, la plaignante cite l’article intitulé « Compelled Production of Medical Records » (« La communication obligatoire des dossiers médicaux ») dans lequel l’auteur affirme que, en ce qui concerne la partie plaignante, [traduction] « c’est peut-être la divulgation à l’intimé, qui est l’agresseur allégué et la personne la plus susceptible de se voir accorder la divulgation, qu’elle redoute particulièrement. Limiter la divulgation n’aura peut-être pas pour effet d’atténuer ces craintes » (John Dawson (1998) 43 R.D. McGill 25 aux p. 56-57).

[40] Dans la présente affaire, la plaignante souligne que l’engagement implicite proposé par les intimés ne tient pas compte du préjudice indu auquel elle serait exposée si M. Pridmore jouissait d’un accès illimité à ses dossiers médicaux. Elle précise qu’elle ne craint [traduction] « pas que [ses] documents fassent l’objet d’une mauvaise utilisation, mais plutôt que la divulgation de [ses] moments les plus vulnérables passés avec des professionnels de la santé à une personne qui a déjà violé [son] consentement et [son] autonomie corporelle [lui] cause un traumatisme psychologique ».

[41] L’ordonnance que propose l’ASFC n’est pas une [traduction] « solution de rechange raisonnable et proportionnée qui permet d’atténuer les risques pour la plaignante tout en évitant autant que possible d’entraver la publicité des débats ». Elle ne permet pas d’atténuer les risques pour la vie privée de la plaignante si les intimés sont autorisés à consulter tous ses dossiers médicaux. Elle propose simplement des mesures de protection liées à l’utilisation de ses dossiers qui, pour la plupart, sont déjà en place.

[42] Je ne suis pas non plus d’accord avec la proposition de M. Pridmore selon laquelle il devrait être autorisé à consulter tous les documents médicaux fournis par la plaignante dans le cadre de la divulgation, même si des limites entourant les circonstances dans lesquelles il peut les consulter sont imposées. Dans ses observations, la Commission fait savoir que les documents médicaux comptent environ 1 000 pages. Toutes les parties, y compris M. Pridmore, conviennent qu’une partie de ces renseignements ne concernent clairement pas les questions en cause.

[43] M. Pridmore n’a pas expliqué pourquoi il lui est nécessaire d’examiner chaque page des dossiers médicaux de la plaignante. Il n’est ni avocat ni médecin. Il est toutefois très bien représenté par une avocate qui possède une excellente compréhension des allégations formulées contre lui et du type de preuve à laquelle il entend faire appel. Celle-ci est parfaitement en mesure d’examiner les documents divulgués et de déterminer ce qui est pertinent à la présente affaire.

[44] Je conviens toutefois que si l’avocate juge que des dossiers médicaux aideraient M. Pridmore à préparer sa défense, mais que ceux-ci ne seront pas produits par la plaignante elle-même et que la seule façon d’introduire cette preuve est par l’intermédiaire d’un contre-interrogatoire de la plaignante ou de son médecin, alors il devrait être autorisé à les consulter. Il en va de même pour les avocates de l’ASFC.

[45] Je conclus que la majeure partie de l’ordonnance subsidiaire que la plaignante propose dans sa réplique est raisonnable et tient compte des préoccupations des intimés tout en protégeant au mieux sa vie privée dans le contexte d’une procédure contradictoire. Ainsi, selon cette ordonnance subsidiaire, les intimés pourront présenter en preuve toute partie des dossiers médicaux de la plaignante s’ils le souhaitent, et M. Pridmore et un « représentant désigné » de l’ASFC pourront avoir accès à la preuve proposée.

[46] Le seul élément de l’ordonnance subsidiaire de la plaignante que je ne juge pas nécessaire est le troisième paragraphe dans son ensemble, qui porte : « Que les avocates des intimés fournissent la preuve médicale proposée au Tribunal afin qu’il en détermine la pertinence avant qu’elle ne soit divulguée à M. Pridmore ou au représentant de l’ASFC ». Je suis certaine que les avocates veilleront à ce que seule la preuve pertinente en ce qui concerne les plaintes soit présentée devant le Tribunal et que seule cette preuve proposée soit montrée à leurs clients.

[47] Mon ordonnance, énoncée ci-après, n’est pas un calque de l’ordonnance subsidiaire proposée par la plaignante, mais s’y inspire, et j’estime qu’elle satisfait au deuxième volet du critère de l’arrêt Sherman (Succession).

(iii) Du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs

[48] J’estime également que l’ordonnance que je rends satisfait au troisième volet du critère de l’arrêt Sherman (Succession) selon lequel, « du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs ». Celui-ci concorde avec la deuxième partie de l’alinéa 52(1)c) de la LCDP, qui veut « que la nécessité d’empêcher la divulgation de renseignements l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique ».

[49] L’ordonnance du Tribunal énoncée ci-après garantit le droit des intimés à l’équité procédurale, car elle leur donne la possibilité de se préparer adéquatement en vue de l’audience et d’introduire leurs propres éléments de preuve pertinents au regard de leur cause. Elle permet aussi à la plaignante de protéger au mieux ses intérêts en matière de vie privée relatifs à ses dossiers médicaux, étant donné qu’elle soulève dans sa plainte des questions liées à sa santé.

[50] Je conviens que les renseignements personnels contenus dans les dossiers médicaux de la plaignante seront mieux protégés si le Tribunal autorise M. Pridmore et le représentant désigné de l’ASFC à les consulter seulement dans les bureaux de leurs avocates et en leur présence, et s’il interdit la reproduction des documents et leur transmission à qui que ce soit d’autre que le Tribunal et les avocates des autres parties.

IV. Ordonnance

[51] Je rends l’ordonnance suivante :

1. Que les dossiers médicaux de la plaignante ne soient divulgués qu’aux avocates des intimés et de la Commission, à l’exception des dossiers médicaux que l’une ou l’autre des parties souhaite présenter en preuve (la « preuve proposée »), selon ce que détermineront leurs avocats;

2. Que l’ASFC nomme un représentant désigné pour examiner les éléments de preuve proposés et pour fournir des instructions aux avocates, et que le nom de cette personne soit communiqué au Tribunal et à la plaignante;

3. Que la divulgation des éléments de preuve proposés à M. Pridmore et au représentant désigné de l’ASFC soit faite en personne sous la supervision des avocates des intimés et qu’aucune copie n’en soit tirée;

5. Que les dossiers médicaux de la plaignante visés par l’ordonnance ne soient pas divulgués par les intimés ou par la Commission à qui que ce soit d’autre, ou à d’autres entités, avant d’avoir obtenu l’autorisation du Tribunal et d’en avoir avisé la plaignante;

6. Que les dossiers médicaux de la plaignante ne soient utilisés que dans le cadre de la présente instruction et qu’ils soient retournés à la plaignante à l’issue de l’audience.

Signé par

Colleen Harrington

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 16 octobre 2023

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties aux dossiers

Dossiers du Tribunal : T2688/6421 et T2689/6521

Intitulé de la cause : Lise Nordhage-Sangster c. Canadian Border Services Agency et Mark Pridmore

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 16 octobre 2023

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites :

Amarkai Laryea et Amanda Therrien , pour la plaignante

Caroline Carrasco, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Lynn Marchildon et Amanda McGarry , pour l’intimée, l’Agence des services frontaliers du Canada

Kathleen Kealey, pour l’intimé, M. Pridmore

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