Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Denny Bilac, un homme transgenre, a déposé une plainte contre NC Tractor (son employeur), Arthur Currie (le propriétaire de NC Tractor) et Shona Abbey (une employée de NC Tractor) [les « intimés »].

M. Bilac allègue que les intimés l’ont harcelé en raison de son identité ou expression de genre et n’ont pas fourni un environnement de travail sans harcèlement, ce qui viole l’article 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP).

Le Tribunal a donné raison à M. Bilac et a conclu que M. Currie et Mme Abbey l’avaient harcelé. Plus particulièrement, le Tribunal a conclu que M. Currie et Mme Abbey avaient mégenré M. Bilac à plusieurs reprises. Ils ont également « morinommer » M. Bilac, c’est-à-dire qu’ils l’ont appelé par le nom qui lui avait été attribué à la naissance. De plus, M. Currie s’est livré à un harcèlement discriminatoire à l’égard de M. Bilac en raison de son identité ou expression de genre, et ce, en faisant des commentaires et en posant des questions qui traduisaient sa conviction selon laquelle M. Bilac n’était pas vraiment un homme.

Le Tribunal a également tranché que les intimés ne remplissaient pas les conditions énoncées au paragraphe 65(2) de la LCDP qui sont nécessaires pour éviter d’être tenus responsables de harcèlement discriminatoire. Plus précisément, le Tribunal a conclu que NC Tractor n’avait pas pris « toutes les mesures nécessaires » pour empêcher le harcèlement, puisque rien n’avait été fait pour empêcher le morinommage et le mégenrage qui s’étaient produits pendant l’emploi de M. Bilac.

À titre de réparation, le Tribunal a examiné la jurisprudence et a ordonné le versement de 15 000 $ à titre d’indemnité pour préjudice moral en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP et de 3 000 $ à titre d’indemnité spéciale en vertu du paragraphe 53(3) de la LCDP. Le Tribunal n’a pas ordonné le versement d’une indemnité pour perte de salaire parce qu’il a jugé qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre la discrimination et la perte de salaire que M. Bilac réclamait. Le Tribunal n’a pas ordonné à M. Currie et à Mme Abbey de suivre une formation parce que leur situation d’emploi était inconnue et que NC Tractor n’était plus une entreprise opérationnelle. Toutefois, si NC Tractor devient opérationnelle sous la direction de M. Currie dans l’année qui suit la décision, il devra alors communiquer avec la Commission canadienne des droits de la personne afin de recevoir une formation pour lui et ses employés sur le harcèlement à l’égard des personnes trans et ayant diverses identités de genre.

Le Tribunal a également conclu que NC Tractor et M. Currie étaient solidairement responsables de payer 80 % de l’indemnité pour préjudice moral et 100 % de l’indemnité spéciale. En revanche, le Tribunal a estimé que Mme Abbey n’était responsable que de 20 % de l’indemnité pour préjudice moral. En effet, le Tribunal a estimé que le comportement de M. Currie était plus discriminatoire que celui de Mme Abbey.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 43

Date : le 18 septembre 2023

Numéros des dossiers : T2525/8220; T2540/9720; T2542/9820

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Denny Bilac

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Shona Abbey, Arthur Currie et NC Tractor Services Inc.

les intimés

Décision

Membre : Colleen Harrington

 



I. Aperçu

[1] Le plaignant, Denny Bilac, est un homme transgenre qui utilise les pronoms masculins « il » et « lui ». Il utilise le nom Denny dans tous les aspects de sa vie quotidienne. À la naissance, M. Bilac s’est vu attribuer un autre nom, mais il n’a pas été en mesure de le modifier légalement. Dans la présente décision, ce nom sera désigné comme un « morinom ».

[2] Vers la fin août 2018, M. Bilac a été embauché comme camionneur par l’entreprise NC Tractor Services Inc. (« NC Tractor »), l’un des intimés en l’espèce. Arthur Currie, également un intimé, était le propriétaire de NC Tractor. Shona Abbey, la troisième intimée, était une employée de NC Tractor pendant tout le temps où M. Bilac y a travaillé. Avant que M. Currie ne crée NC Tractor, M. Bilac, M. Currie et Mme Abbey travaillaient tous pour une autre entreprise de camionnage appelée Edenbank Trading Co Ltd. (« Edenbank »), laquelle exerçait des activités à partir du même endroit que NC Tractor. Ils travaillaient tous ensemble depuis juin 2017, date à laquelle M. Bilac a été embauché comme camionneur par Edenbank.

[3] M. Bilac allègue que les intimés l’ont harcelé en raison de son identité ou de son expression de genre et qu’ils n’ont pas offert un milieu de travail exempt de harcèlement, en contravention de l’article 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la « LCDP »). Plus précisément, il affirme que M. Currie et Mme Abbey l’ont souvent appelé par son morinom (ils l’ont « morinommé ») et qu’ils l’ont mégenré en utilisant des pronoms féminins. Il affirme également que M. Currie et Mme Abbey lui ont posé des questions indiscrètes sur sa transidentité, y compris des questions de nature sexuelle, et que M. Currie l’a harcelé en lui faisant des commentaires, des gestes et des attouchements à caractère sexuel.

[4] M. Bilac affirme que le harcèlement discriminatoire l’a finalement amené à démissionner de NC Tractor en novembre 2018.

[5] Bien que M. Currie nie avoir commis certains des actes allégués, et que Mme Abbey ne se souvienne pas de plusieurs des incidents évoqués par M. Bilac dans son témoignage, les deux reconnaissent avoir morinommé M. Bilac à plusieurs reprises et l’avoir mégenré pendant la période où ils travaillaient ensemble.

II. Décision

[6] Je conclus que M. Bilac a été harcelé au travail en raison de son identité ou de son expression de genre puisque M. Currie et Mme Abbey, tant à Edenbank qu’à NC Tractor, l’ont à maintes reprises mégenré et morinommé, en contravention de l’alinéa 14(1)c) de la LCDP. Je conclus également que M. Currie a commis d’autres actes de harcèlement discriminatoire à l’égard de M. Bilac en raison de son identité ou de son expression de genre, notamment en faisant des commentaires et en posant des questions qui démontraient qu’il pensait que M. Bilac n’était pas vraiment un homme.

[7] Je conclus également que NC Tractor n’a pas satisfait aux conditions énoncées au paragraphe 65(2) de la LCDP pour éviter d’être tenue responsable du harcèlement discriminatoire auquel se sont livrés M. Currie et Mme Abbey en morinommant et en mégenrant M. Bilac pendant les quelque trois mois où il a travaillé pour NC Tractor.

[8] Comme sa plainte est jugée fondée, j’ai décidé que M. Bilac avait droit à des dommages-intérêts pour préjudice moral de la part de chacun des trois intimés, ainsi qu’à une indemnité spéciale de la part de M. Currie et de NC Tractor pour la discrimination inconsidérée dont ils ont fait preuve à son égard.

III. Question préliminaire : portée de la plainte

[9] En septembre 2020, la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») a demandé au Tribunal de désigner un membre pour instruire les trois plaintes déposées par M. Bilac contre NC Tractor, M. Currie et Mme Abbey. Le Tribunal a accepté de joindre ces trois plaintes afin qu’elles soient entendues ensemble (2021 TCDP 4 (CanLII)).

[10] Selon les plaintes que la Commission a renvoyées au Tribunal, M. Bilac s’est plaint de harcèlement fondé sur « son identité et son expression de genre » et sur son « orientation sexuelle », soit deux motifs de distinction illicite prévus à l’article 3 de la LCDP. Il n’a pas coché le motif « sexe » sur le formulaire de plainte de la Commission, si bien que, même s’il allègue avoir été victime de harcèlement sexuel au travail, la Commission n’a pas renvoyé la plainte sur la base du motif de distinction illicite du sexe. La Commission en a traité dans l’exposé des précisions qu’elle a déposé dans le cadre du processus de gestion préparatoire. Elle a indiqué qu’une fois qu’elle aurait reçu les exposés des précisions des autres parties, elle pourrait déposer une requête visant à ajouter le sexe comme motif de distinction. Or, la Commission n’a pas déposé une telle requête.

[11] Dans son exposé des précisions, M. Bilac a confirmé qu’il était d’accord avec la façon dont la Commission avait formulé les questions de droit dans son exposé des précisions. Il n’a pas non plus déposé de requête pour ajouter le harcèlement sexuel comme acte discriminatoire.

[12] À l’audience, M. Bilac a parlé de certains incidents qui se sont produits au travail et qu’il avait qualifiés d’actes de harcèlement sexuel dans son formulaire de plainte et dans son exposé des précisions. Il a notamment allégué que M. Currie l’avait touché de façon inappropriée et lui avait posé des questions de nature sexuelle et personnelle, sur son corps entre autres.

[13] La Commission et M. Bilac font tous deux valoir dans leurs observations finales que, si le Tribunal conclut que les incidents allégués se sont produits, il devrait conclure que M. Bilac a été harcelé sexuellement au sens du paragraphe 14(2) de la LCDP. Or, ils ne font ni l’un ni l’autre référence au fait que la Commission pourrait déposer une requête visant à ajouter le sexe comme motif de distinction illicite ou le harcèlement sexuel comme acte discriminatoire, comme elle l’avait indiqué dans son exposé des précisions.

[14] Le Tribunal tient sa compétence pour instruire les présentes plaintes du renvoi de l’affaire par la Commission en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la LCDP (R.L. c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2021 TCDP 33 (CanLII) [R.L. c. CFN], au par. 20). En l’espèce, la Commission a renvoyé au Tribunal une plainte de harcèlement aux termes de l’article 14 sur la base des motifs de l’identité ou de l’expression de genre et de l’orientation sexuelle. Elle n’a ni renvoyé une plainte de harcèlement sexuel aux termes de paragraphe 14(2) ni déposé de requête pour ajouter cet acte discriminatoire, bien qu’elle ait soulevé cette possibilité.

[15] Pour les deux intimés qui se représentent eux-mêmes, il serait inéquitable sur le plan de la procédure que le Tribunal tienne compte d’un acte discriminatoire soulevé par le plaignant et la Commission dans leurs observations finales. Comme l’a affirmé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 (CanLII), la question de savoir si une partie a eu « le droit d’être entendue et la possibilité de connaître la preuve qu’elle doit réfuter » est une question « fondamentale à la notion de justice » (au par. 56). Par conséquent, je refuse d’ajouter le motif de distinction illicite que constitue le sexe ou l’acte discriminatoire que constitue le harcèlement sexuel à la plainte dont le Tribunal est saisi.

[16] Il ne faut toutefois pas en conclure que le Tribunal n’a pas tenu compte des allégations formulées par M. Bilac relativement aux comportements qu’il a qualifiés d’actes de harcèlement sexuel. Comme je l’ai mentionné, M. Bilac a décrit ces comportements dans la plainte pour atteinte aux droits de la personne qu’il a déposée auprès de la Commission en 2019. Dans son compte rendu de décision, la Commission a demandé au président du Tribunal de [traduction] « désigner un membre pour entreprendre l’instruction des plaintes et des allégations qui y sont formulées ».

[17] Je note que, dans ses observations finales, M. Bilac soutient avoir été mégenré et morinommé et avoir reçu des questions et des commentaires importuns sur son corps et sa vie sexuelle parce qu’il est transgenre. Il affirme que les incidents qu’il qualifie de harcèlement sexuel sont survenus parce que M. Currie ne considérait pas M. Bilac comme un homme. Il soutient que les actes reprochés ont un lien avec son statut d’homme transgenre. Je partage son avis et, bien que je refuse de tirer une conclusion de harcèlement sexuel au vu des éléments de preuve présentés à l’audience, je me suis demandé si la conduite qu’il a décrite comme du harcèlement sexuel constituait du harcèlement discriminatoire fondé sur son identité ou son expression de genre.

[18] En ce qui concerne le motif de distinction illicite de l’orientation sexuelle, M. Bilac précise dans ses observations finales que l’allégation de discrimination fondée sur ce motif repose sur certaines questions que M. Currie et Mme Abbey lui ont posées au sujet de sa vie sexuelle. Il soutient que, compte tenu du chevauchement entre les motifs de distinction (orientation sexuelle et identité ou expression de genre) et du fait que M. Bilac était considéré par les intimés comme une femme et qu’il a été interrogé sur les pratiques sexuelles entre femmes, le Tribunal peut conclure qu’il y a eu violation sur la base des deux motifs. M. Bilac estime toutefois qu’il serait plus approprié de conclure à une violation sur la base de l’identité de genre. Je suis aussi de cet avis et, par conséquent, je ne me pencherai pas sur la question de savoir s’il a été victime de discrimination en raison de son orientation sexuelle.

IV. Questions en litige

[19] Les questions en litige que le Tribunal doit trancher sont les suivantes :

  1. M. Bilac a-t-il établi qu’il a été harcelé en raison de son identité ou de son expression de genre par M. Currie et/ou Mme Abbey durant sa période d’emploi, en contravention de l’alinéa 14(1)c) de la LCDP?
  2. Si j’arrive à la conclusion que M. Bilac a été victime de harcèlement en raison de son identité ou de son expression de genre, NC Tractor est-elle responsable des actes discriminatoires commis par M. Currie et/ou Mme Abbey par application de l’article 65 de la LCDP?
  3. Si la plainte est établie et que NC Tractor n’est pas en mesure de réfuter la présomption de responsabilité en vertu du paragraphe 65(2) de la LCDP, quelles sont les mesures de réparation qui devraient être ordonnées à l’encontre de M. Currie, de Mme Abbey et de NC Tractor?

V. Analyse

A. Question en litige no 1 : M. Bilac a établi qu’il a été harcelé en raison de son identité ou de son expression de genre durant sa période d’emploi

(i) Cadre juridique

[20] Aux termes de l’alinéa 14(1)c) de la LCDP, constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu en matière d’emploi. L’identité ou l’expression de genre est un motif de distinction illicite, tel qu’énoncé à l’article 3 de la LCDP.

[21] L’identité de genre est l’expérience intérieure et personnelle que chaque personne a de son genre et l’expression de genre est la manière dont une personne exprime ouvertement son genre. Pour les personnes transgenres comme M. Bilac, l’identité de genre est différente du sexe qui leur a été assigné à la naissance.

[22] Pour établir une preuve prima facie de harcèlement discriminatoire au sens de l’alinéa 14(1)c) de la LCDP, M. Bilac doit établir que les comportements ou la conduite dont il s’est plaint étaient :

  1. liés à un motif de discrimination illicite;

  2. non sollicités ou importuns; et

  3. persistants ou suffisamment graves pour créer un milieu de travail hostile ou négatif qui a porté atteinte à sa dignité (R.L. c. CFN, au par. 95; Nielsen c. Bande indiennde Nee Tahi Buhn, 2019 TCDP 50 (CanLII), aux par. 116 et 117).

[23] Une preuve prima facie de discrimination est « …celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé » (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears,1985 CanLII 18 (CSC), au par. 28).

[24] Il suffit que la caractéristique protégée soit l’un des facteurs – et non le seul facteur – ayant contribué au traitement ou à la décision défavorable (Holden c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 1990 CanLII 12 538 (CAF), au par. 8). Il n’est pas nécessaire d’établir un lien de causalité ni de prouver l’intention de commettre l’acte discriminatoire (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39 (CanLII), aux par. 56 et 40).

[25] M. Bilac doit prouver selon la prépondérance des probabilités qu’il a été harcelé, c’est-à-dire qu’il doit démontrer qu’il est plus probable qu’improbable que le harcèlement a eu lieu. La preuve doit être « suffisamment claire et convaincante » pour conclure au respect du critère de la prépondérance des probabilités (F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53 (CanLII) [F.H. c. McDougall], au par. 46).

[26] Pour déterminer s’il y a eu discrimination, le Tribunal doit tenir compte des éléments de preuve déposés par les deux parties. Lorsque l’intimé présente des éléments de preuve dans le but de réfuter une allégation de discrimination prima facie, il doit fournir une explication raisonnable, qui ne peut constituer un « prétexte » — ou d’une excuse — pour dissimuler l’acte discriminatoire (Moffat c. Davey Cartage Co. (1973) Ltd., 2015 TCDP 5 (CanLII), au par. 38).

[27] Si un plaignant est en mesure de s’acquitter du fardeau de la preuve et d’établir la discrimination prima facie, l’intimé peut présenter une défense justifiant la discrimination au titre de l’article 15 de la LCDP ou faire valoir que sa responsabilité est limitée par application du paragraphe 65(2) de la LCDP.

Preuve

[28] La preuve présentée à l’audience peut être scindée en deux catégories : la preuve non contestée et la preuve contestée. J’examinerai chaque catégorie séparément pour déterminer si M. Bilac a subi du harcèlement discriminatoire au cours de son emploi.

(ii) Preuve non contestée

(a) Conclusions de fait

[29] Le Tribunal a appris que M. Bilac se présente comme un homme depuis plus de vingt ans et qu’il utilise le nom qu’il a choisi, soit Denny, depuis une quinzaine d’années et des pronoms masculins depuis les années 1990. Cependant, il n’a pas légalement changé de nom, de sorte que son morinom figure sur son permis de conduire et sur ses renseignements bancaires et fiscaux.

[30] En juin 2017, M. Bilac a affiché son curriculum vitæ sur Internet et a été embauché par Edenbank comme camionneur. Pour le poste, il a déménagé de Vancouver à Chilliwack, où il a rencontré M. Currie et Mme Abbey. Il a travaillé pour Edenbank de juin 2017 jusqu’à ce qu’il rejoigne NC Tractor vers la fin août 2018.

[31] Mme Abbey a travaillé comme répartitrice et administratrice de bureau pour Edenbank et pour NC Tractor. M. Currie était mécanicien et chef de plancher pour Edenbank. Il y a travaillé pendant sept ans. Après le décès de la personne propriétaire d’Edenbank, M. Currie a voulu continuer à exploiter l’entreprise alors il a acheté quelques camions et a créé NC Tractor, qui a été constituée en société le 30 août 2018. M. Currie est le seul propriétaire de cette entreprise.

[32] NC Tractor a loué une partie de l’immeuble où Edenbank avait exercé ses activités et a embauché plusieurs anciens employés d’Edenbank, dont Mme Abbey et M. Bilac. Elle a également acheté plusieurs camions d’Edenbank et a conclu des contrats avec environ le tiers des anciens clients d’Edenbank. L’entreprise a été en activité d’août 2018 à août ou septembre 2019. Même si NC Tractor avait mis un terme aux activités commerciales et aux activités liées à la paie à la fin de 2019, elle n’avait pas encore été officiellement liquidée au moment de l’audience.

[33] En plus de s’occuper de la répartition pour NC Tractor, Mme Abbey faisait aussi quelques autres tâches, notamment de la saisie de données et du travail administratif, et elle était responsable de la sécurité. Elle y a travaillé jusqu’en août 2019.

[34] M. Bilac a travaillé comme camionneur pour NC Tractor jusqu’en novembre 2018. Il a affirmé et les intimés l’ont reconnu que peu après avoir commencé à travailler avec M. Currie et Mme Abbey à Edenbank, il leur a dit que, même si son morinom était toujours son nom légal et que c’était celui qui figurait sur son permis de conduire, il utilisait le nom Denny et des pronoms masculins et il leur a demandé de faire de même. Il a réitéré cette demande à de nombreuses reprises alors qu’il travaillait pour Edenbank et NC Tractor.

[35] M. Bilac a déclaré que M. Currie ne l’avait appelé Denny qu’à son dernier jour de travail et qu’il ne se souvenait pas que Mme Abbey l’ait appelé Denny. Pendant son contre-interrogatoire mené par Mme Abbey, M. Bilac a admis que Mme Abbey lui avait présenté des excuses pour avoir utilisé son morinom et qu’elle lui avait dit qu’elle s’efforcerait de l’appeler Denny.

[36] Les deux intimés ont reconnu avoir mégenré et morinommé M. Bilac même après avoir été avertis. Mme Abbey a admis que M. Currie et elle-même utilisaient des pronoms féminins et le morinom de M. Bilac quand ils lui parlaient ou qu’ils discutaient entre eux, avec d’autres chauffeurs et avec d’autres personnes en général, y compris les amis de M. Bilac qui venaient le voir sur les lieux de travail, à savoir la Dre Nicholson et Mme Thomson. La Dre Nicholson et Mme Thomson ont toutes deux affirmé à l’audience qu’elles avaient entendu les intimés morinommer et mégenrer M. Bilac.

[37] Mme Abbey a déclaré que la demande de M. Bilac d’utiliser le nom Denny la laissait perplexe et qu’elle avait de la difficulté à utiliser ce nom parce qu’elle était habituée à voir son morinom dans les carnets de route et autres documents qu’elle traitait. Elle a reconnu qu’elle ne s’était pas vraiment efforcée de l’appeler comme il souhaitait être appelé et elle s’est excusée auprès de M. Bilac pendant l’audience. Dans ses observations finales, Mme Abbey a affirmé ce qui suit : [traduction] « Je reconnais que j’ai manqué à ma responsabilité de respecter les droits de la personne de M. Bilac ».

[38] M. Currie a déclaré que M. Bilac lui avait demandé de l’appeler Denny, mais qu’il refusait d’appeler qui que ce soit par un nom autre que leur nom légal sur le lieu de travail parce qu’il estimait que c’était peu professionnel et illégal de les appeler autrement. Il a souligné que M. Bilac avait postulé pour le poste en utilisant son morinom. M. Currie a témoigné qu’il croyait avoir l’obligation légale d’utiliser le nom figurant sur les documents gouvernementaux de l’employé sur le lieu de travail, malgré le fait que plusieurs personnes, dont lui, utilisaient régulièrement des versions abrégées de leurs noms légaux ou des surnoms sur le lieu de travail.

[39] M. Currie a également dit que l’utilisation de pronoms masculins et du nom choisi par le plaignant causerait des problèmes dans le cadre de certaines activités de l’entreprise de camionnage, comme les chemins de fer et les ports. Selon lui, il aurait été frauduleux d’utiliser le nom choisi par M. Bilac au travail. Au cours de son témoignage, il s’est excusé d’avoir contrarié M. Bilac, mais il a maintenu qu’il croyait qu’il n’avait pas à utiliser le nom que ce dernier avait choisi sur le lieu de travail.

[40] Au cours de l’audience, Mme Abbey et M. Currie ont tous deux mégenré M. Bilac – M. Currie plus souvent que Mme Abbey – même après que l’avocat de M. Bilac et le Tribunal les eurent repris.

[41] Dans son témoignage, M. Bilac a indiqué qu’en plus de le mégenrer et de le morinommer, Mme Abbey lui avait demandé quel cabinet de toilette il utilisait, malgré qu’il n’y avait qu’un seul cabinet sur le lieu de travail. Mme Abbey a déclaré à l’audience qu’elle avait bel et bien posé cette question et elle a reconnu que sa question était déplacée, mais elle a ajouté qu’elle ne l’avait posée que parce que M. Bilac était tellement disposé à les informer et à les sensibiliser sur le transgenrisme.

(b) Appliquer le droit aux faits tels que je les ai constatés

  1. La conduite était liée à un motif de distinction illicite.

[42] Je suis d’accord avec la position de M. Bilac que la conduite visée par la plainte est liée à son statut d’homme transgenre. Le fait de désigner M Bilac par des pronoms féminins et par son morinom qui, comme il l’a déclaré dans son témoignage, est clairement un nom de femme, est un exemple clair de mégenrage. Or, le mégenrage est intrinsèquement lié à l’identité ou à l’expression de genre de M. Bilac.

[43] Comme l’a déclaré le Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique (le « TDPCB »), les employés transgenres [traduction] « ont droit à la reconnaissance et au respect de leur identité et de leur expression de genre, ce qui commence par l’utilisation correcte de leurs noms et pronoms. Il ne s’agit pas d’une mesure d’adaptation, mais d’une obligation fondamentale qui incombe à toute personne envers les personnes qu’elle emploie » (Nelson v. Goodberry Restaurant Group Ltd. dba Buono Osteria and others, 2021 BCHRT 137 (CanLII) [Nelson v. Goodberry] au par. 80, citant BC Human Rights Tribunal c. Schrenk, 2017 CSC 62 (CanLII) [Schrenk]).

[44] Je suis d’accord avec le TDPCB que, [traduction] « comme un nom, les pronoms sont un élément fondamental de l’identité d’une personne. Ils permettent aux gens de s’identifier les uns des autres. L’utilisation des bons pronoms indique que nous voyons et respectons une personne pour qui elle est. Dans le cas des personnes transgenres, non binaires ou autres personnes non cisgenres, le fait d’utiliser les bons pronoms valide et confirme qu’elles sont des personnes qui méritent tout autant le respect et la dignité » (Nelson v. Goodberry, au par. 82).

[45] Je suis également d’accord avec M. Bilac pour dire qu’il s’est fait demander quel cabinet de toilette il utilisait uniquement parce qu’il est transgenre et que les intimés ont pensé qu’il était acceptable de lui poser des questions personnelles sur son corps.

  1. La conduite était non sollicitée ou importune

[46] M. Bilac a demandé à plusieurs reprises à M. Currie et à Mme Abbey de cesser d’utiliser son morinom et d’utiliser les pronoms qu’il avait choisis, mais ils ne l’ont pas fait. Je reconnais que l’utilisation répétée du mauvais genre était à la fois non sollicitée et importune.

[47] M. Bilac dit que la question de savoir quelles toilettes il utilisait était également importune. Mme Abbey a déclaré qu’elle lui avait posé cette question parce qu’elle ne connaissait pas la réponse et qu’elle croyait que M. Bilac était ouvert à l’idée d’avoir cette conversation. En ce qui concerne cette question et d’autres questions se rapportant à son statut de personne transgenre, M. Bilac explique dans ses observations finales qu’il s’est [traduction] « efforcé en toute bonne foi de sensibiliser ses employeurs aux questions relatives au transgenrisme, mais qu’il a fini par trouver ces questions importunes et a eu l’impression que les intimés se liguaient contre lui ».

[48] M. Bilac a témoigné que, bien qu’il a été morinommé et mégenré pendant tout le temps qu’il a travaillé pour Edenbank et NC Tractor, il ne savait pas si la question des toilettes lui avait été posée pendant qu’il travaillait pour Edenbank ou pour NC Tractor.

[49] Toutes les parties ont convenu qu’il n’y avait qu’un seul cabinet de toilette sur le lieu de travail (le même pour Edenbank et NC Tractor), de sorte qu’il n’était pas pertinent d’avoir cette conversation. Je reconnais que la question n’était pas sollicitée. Il ne convient pas de poser une question aussi personnelle à une personne transgenre ou non binaire, à moins qu’il ne soit nécessaire de la poser dans un but légitime lié au travail. La simple curiosité ne constitue pas en soi un motif suffisant pour poser une question aussi personnelle à un collègue de travail ou à un employé.

  1. La conduite était persistante ou suffisamment grave pour créer un climat de travail hostile ou négatif qui a porté atteinte à la dignité de M. Bilac

[50] Il ne fait aucun doute que M. Currie et Mme Abbey ont morinommé et mégenré M. Bilac tout le temps qu’ils ont travaillé avec lui, tant à Edenbank qu’à NC Tractor, jusqu’à ce dernier qu’il démissionne. Il ne fait aucun doute non plus que cette conduite était suffisamment grave pour créer un milieu de travail négatif portant atteinte à la dignité de M. Bilac.

[51] M. Bilac dit avoir expliqué aux intimés les dangers que pouvait entraîner la révélation publique de son statut de personne transgenre dans une petite ville. Selon lui, le mégenrage a eu pour effet de l’aliéner et de lui donner l’impression qu’il n’était pas en sécurité. Ce sentiment a d’ailleurs été confirmé dans Nelson v. Goodberry, où le TDPCB a souligné que, de par les pronoms utilisés, les personnes transgenres ou non binaires ont l’impression d’exister et qu’elles perdent leur sentiment de sécurité lorsqu’elles sont désignées par les mauvais pronoms (au par. 82).

[52] La Commission a renvoyé le Tribunal à une source qui décrit le mégenrage comme une [traduction] « source de stress important qui engendre humiliation, stigmatisation, détresse psychologique et déshumanisation » (Chan Tov McNamarah, Misgendering as Misconduct, (2020) 68 UCLA L. Rev Discourse, aux p. 40 à 71, cité dans l’article rédigé par Amy Salyzyn et Samuel Singer, « Challenging Compelled Speech Objections: Respectful Forms of Adresse in Canadian Courts » (14 décembre 2021)).

[53] En ce qui concerne la question de Mme Abbey sur les toilettes utilisées par M. Bilac, bien que cette question ne constitue pas du harcèlement discriminatoire en soi, je reconnais qu’une telle question de nature personnelle pourrait certainement avoir pour effet de rendre le climat de travail encore plus négatif pour M. Bilac, compte tenu du fait qu’il était constamment mégenré et morinommé. La question n’a pas été posée pour des raisons liées au lieu de travail et elle se rapportait clairement à l’identité et à l’expression de genre de M. Bilac.

(c) Explications des intimés quant au comportement discriminatoire

[54] Mme Abbey a affirmé que la demande de M. Bilac de l’appeler Denny l’avait laissée perplexe parce qu’elle avait l’habitude de voir son morinom dans les carnets de route et autres documents. M. Currie affirme dans ses observations finales qu’il n’a pas intentionnellement tenté d’embarrasser M. Bilac ou de lui faire du mal en l’appelant par son morinom. Il croyait qu’il était légalement tenu d’utiliser son morinom dans le cadre de son emploi puisqu’il s’agissait du nom figurant sur le permis de conduire de M. Bilac et sur d’autres documents gouvernementaux.

[55] Je ne vois pas très bien sur quelle loi M. Currie s’est fondé pour s’obstiner à appeler M. Bilac par son morinom sur le lieu de travail. Il n’a pas renvoyé le Tribunal à une loi qui l’obligerait à agir de la sorte et je n’en connais aucune. Les lois sur les droits de la personne du Canada, y compris la LCDP, obligent les employeurs à respecter la dignité de leurs employés en ne faisant pas de discrimination à leur égard sur la base de leur identité ou de leur expression de genre.

[56] La LCDP est une loi quasi constitutionnelle, adoptée pour donner effet à la valeur fondamentale de l’égalité réelle. Elle a pour objet de garantir le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur des motifs de distinction illicite (art. 2). Le fait de mégenrer et de morinommer un employé qui a demandé expressément et à maintes reprises que son identité de genre soit respectée constitue un acte discriminatoire contraire à la LCDP.

[57] La question de savoir si Mme Abbey ou M. Currie ont intentionnellement tenté d’embarrasser M. Bilac ou de lui faire du mal n’est pas non plus pertinente lorsqu’il s’agit de déterminer s’il y a eu discrimination. Les lois sur les droits de la personne ne s’intéressent pas à l’intention de l’intimé, mais à l’effet de la conduite ou du comportement discriminatoire (Schrenk, précité, au par. 88 (motifs concordants de la juge Abella)). Toutefois, comme l’a déclaré le TDPCB :

[traduction]
L’intention d’une personne peut grandement contribuer à atténuer ou à exacerber le préjudice causé par le mégenrage. Lorsqu’une personne fait véritablement de son mieux, et qu’elle reconnaît et corrige ses erreurs, le préjudice s’en trouve atténué. […] Par contre, lorsqu’une personne est insensible ou négligente par rapport aux pronoms ou – pire – qu’elle mégenre délibérément une personne, le préjudice est amplifié (Nelson v. Goodberry, précité, au par. 84).

[58] Comme l’a déclaré le TDPCB dans la décision Nelson v. Goodberry, [traduction] « pour bien des gens, la notion de pronoms neutres est nouvelle. Ils s’efforcent de se défaire de leurs habitudes de vie et, malgré leurs meilleures intentions, ils commettront des bévues. Malheureusement, cet apprentissage se fait aux dépens des personnes trans et non binaires, qui continuent à être victimes de mégenrage » (au par. 83).

[59] Pour ce qui est de l’emploi de M. Bilac à NC Tractor, je ne peux pas conclure que M. Currie ou Mme Abbey ont fait beaucoup d’efforts, si tant est qu’ils en aient fait, pour respecter la demande de M. Bilac de se faire appeler Denny et d’utiliser des pronoms masculins pour le désigner.

(d) Conclusion concernant la preuve non contestée

[60] Je conviens que Mme Abbey et M. Currie ont harcelé M. Bilac en raison de son identité ou de son expression de genre, en contravention de l’alinéa 14(1)c) de la LCDP, en le mégenrant et en le morinommant de façon répétée. La question importune de Mme Abbey quant aux toilettes utilisées par M. Bilac a eu pour effet d’aggraver l’effet du harcèlement discriminatoire qu’il a subi.

(iii) Preuve contestée

[61] M. Bilac a été mégenré et morinommé sur son lieu de travail et s’est fait demander quelles toilettes il utilisait, mais il affirme que c’est surtout le comportement de M. Currie qui a rendu ce lieu encore plus inconfortable pour lui en tant qu’homme transgenre. Plus précisément, M. Bilac a déclaré que M. Currie : lui a déjà empoigné les fesses par-dessus ses vêtements; lui a demandé s’il avait des poils sur les fesses; s’est vanté de la sensation que lui procurait son pénis lors des rapports sexuels; l’a chassé de l’atelier; a [traduction] « pété » sur son épaule et a frotté ses fesses contre son épaule alors qu’il était assis sur une chaise; lui a montré ses fesses; a frotté son entrejambe contre l’arrière de son corps en s’étirant pour brancher un chargeur de téléphone portable; a fait semblant de « baiser » un autre chauffeur devant lui; lui a dit que sa religion mormone ne permettait pas la transsexualité; a menacé d’enduire son corps et son visage de graisse; et lui a dit de montrer un sein à un autre chauffeur. M. Bilac dit que ces incidents étaient de nature sexuelle et, selon lui, importuns.

[62] Non seulement M. Bilac allègue que M. Currie s’est comporté de la sorte, mais il affirme que Mme Abbey lui a demandé avec qui il avait des relations sexuelles et que M. Currie lui a demandé comment deux femmes faisaient pour avoir des relations sexuelles.

(a) Ces allégations étaient « en matière d’emploi » au sens de l’alinéa 14(1)c) de la LCDP

[63] Nul ne conteste que M. Bilac habitait sur le lieu de travail pendant qu’il était à l’emploi d’Edenbank. Il avait été autorisé à vivre sur la propriété, d’abord dans une caravane portée, puis dans une autocaravane qu’il avait achetée du fils de la personne propriétaire d’Edenbank. Monsieur Bilac ne payait pas de loyer pour habiter sur la propriété. Comme il n’y avait pas de toilette fonctionnelle dans son autocaravane, il utilisait celle qui se trouvait dans l’atelier et s’y approvisionnait également en eau. Il avait la clé et le code de sécurité qui lui permettaient d’entrer dans l’atelier pour utiliser les toilettes et le micro-ondes après les heures de travail. Il avait également fait passer une rallonge électrique du bâtiment à l’autocaravane, ce qui faisait parfois déclencher le disjoncteur et coupait l’alimentation électrique de l’ordinateur de Mme Abbey.

[64] M. Currie a dit que, après le décès de la personne propriétaire d’Edenbank et la constitution de NC Tractor, il était [traduction] « pris » avec M. Bilac qui vivait sur la propriété et qui ne payait pas de loyer. M. Currie a affirmé qu’il avait essayé d’amener M. Bilac à déménager sur un terrain de camping où il aurait accès à l’eau courante, à des services d’égouts et à l’électricité, mais que M. Bilac lui avait dit qu’il n’avait pas les moyens de vivre dans un camping.

[65] Comme M. Bilac vivait sur la propriété, il allait régulièrement à l’atelier pour rendre visite à Mme Abbey et à M. Currie, qui travaillaient souvent tard le soir.

[66] Mme Abbey a expliqué que, comme M. Bilac était camionneur pour Edenbank et NC Tractor, il ne travaillait que lorsqu’il conduisait un camion. Il ne travaillait pas lorsqu’il était dans l’atelier pour rendre visite à d’autres personnes, même si ces dernières étaient en train de travailler.

[67] Je reconnais qu’aucun des actes discriminatoires allégués ne s’est produit pendant que M. Bilac conduisait un camion, que ce soit pour Edenbank ou NC Tractor, sauf lorsqu’il a été mégenré ou morinommé, et lorsqu’il y a eu un incident avec un autre chauffeur nommé Bill, dont je traiterai plus loin. Les conversations et les conduites importunes alléguées ont eu lieu lorsque M. Bilac était dans l’atelier et visitait M. Currie et Mme Abbey.

[68] M. Bilac n’était pas le seul employé qui s’arrêtait à l’atelier pour discuter, mais il y était plus fréquemment que les autres puisqu’il habitait sur la propriété. Mme Abbey a décrit le milieu de travail comme n’étant pas [traduction] « strictement professionnel », ce qui signifie qu’il y avait un chevauchement entre ce qui était personnel et professionnel. Elle a dit que les membres du personnel formaient un genre de famille et qu’ils se soutenaient les uns les autres, même en dehors du travail. Elle a ajouté qu’il arrivait souvent que les chauffeurs qui avaient travaillé seuls pendant 13 heures viennent discuter avec elle après leur route et qu’ils lui fassent part de renseignements personnels.

[69] Le témoin de M. Currie, M. Burns, a également déclaré qu’il régnait dans l’atelier une atmosphère plus familiale que professionnelle, que souvent les gens riaient, plaisantaient et partageaient de la nourriture.

[70] Il est clair que pour M. Bilac, le lieu de travail faisait partie de sa vie sociale puisqu’il amenait même ses amis à l’atelier pour rendre visite à Mme Abbey et à M. Currie lorsqu’ils venaient le voir. Mme Abbey et M. Currie ont tous deux déclaré qu’ils considéraient M. Bilac comme un ami.

[71] L’article 14 de la LCDP n’exige pas qu’une personne soit en train de travailler pour pouvoir bénéficier de la protection contre la discrimination. L’alinéa 14(1)c) énonce plutôt que constitue un acte discriminatoire le fait de harceler un individu « en matière d’emploi » si cet acte est fondé sur un motif de distinction illicite. Dans la décision Nielsen c. Bande indienne Nee Tahi Buhn, précitée, le Tribunal a déclaré que « l’élément important est […] celui de l’existence d’un lien suffisant avec le contexte d’emploi » (aux par. 118 et 119, citant Duverger c. 2553-4330 Québec Inc. (Aéropro), 2019 TCDP 18 (CanLII), aux par. 108 à 158, et Schrenk, précité, aux par. 37, 38 et 40).

[72] M. Bilac habitait sur la propriété d’Edenbank et de NC Tractor pendant qu’il y travaillait et il bénéficiait de certaines infrastructures dans l’atelier. Il a eu des conversations avec Mme Abbey et M. Currie sur le lieu de travail pendant que ces derniers travaillaient, même si lui ne travaillait pas. Je reconnais donc que ces conversations étaient « en matière d’emploi » aux fins de la LCDP.

(b) Déterminer quelles allégations ont trait à l’identité ou à l’expression de genre de M. Bilac

[73] Tel que je l’ai indiqué, ce groupe d’allégations est largement contesté. Les témoignages des intimés contredisent ceux de M. Bilac ou de son témoin, la Dre Nicholson. Comme M. Bilac a qualifié ces incidents ou commentaires de discriminatoires, le Tribunal doit apprécier le témoignage de vive voix de tous les témoins, puis évaluer la fiabilité et la crédibilité de chacun et tirer des conclusions de fait à partir de ces évaluations. À cette fin, j’ai tenu compte de l’arrêt Faryna v. Chorny, 1951 CanLII 252 (CA C.-B.), dans lequel le juge O’Halloran a déclaré ce qui suit, à la page 357 :

[traduction]
On ne peut jauger la crédibilité d’un témoin intéressé, en particulier en cas de témoignages contradictoires, en se fondant exclusivement sur un critère consistant à savoir si son comportement personnel inspire la conviction qu’il dit la vérité. Le critère applicable consiste plutôt à déterminer si son récit est compatible avec les probabilités qui caractérisent les circonstances de l’espèce. Bref, le réel critère applicable pour déterminer la véracité du récit du témoin en pareil cas doit être sa conformité avec la prépondérance des probabilités qu’une personne pratique et bien informée estimerait d’emblée raisonnables dans le lieu et la situation en question.

[74] M. Bilac a formulé un certain nombre d’allégations au sujet de comportements qu’il a jugés importuns, allégations qui sont contestées par les intimés. Afin d’être plus efficace, avant de commencer à déterminer quels éléments de preuve je retiens pour chacune des allégations, je vais d’abord examiner quelles allégations pourraient réellement constituer du harcèlement fondé sur l’identité ou l’expression de genre de M. Bilac. J’ai déjà décidé que ce motif de distinction était le seul motif que j’allais examiner dans le cadre de la présente décision. La première partie du critère en trois parties applicable au harcèlement discriminatoire consiste donc à déterminer que l’allégation est liée à un motif de distinction illicite.

[75] Aux seules fins de procéder à cette évaluation, je considérerai que les incidents se sont déroulés de la façon décrite par M. Bilac, sans tenir compte des positions des intimés. Cela ne signifie toutefois pas que je conclus qu’ils se sont effectivement produits comme M. Bilac l’a décrit. Si je conclus qu’une allégation particulière n’est pas liée à l’identité ou à l’expression de genre de M. Bilac, elle ne sera pas examinée davantage dans la présente décision puisqu’elle n’a rien à voir avec la décision que je dois rendre.

[76] J’admets que les allégations selon lesquelles M. Currie aurait empoigné les fesses de M. Bilac par-dessus ses vêtements et aurait frotté son entrejambe contre l’arrière du corps de M. Bilac pourraient être liées à l’identité ou à l’expression de genre de M. Bilac. De même, j’accepte que les commentaires et questions de M. Currie ci-après puissent être liés à l’identité ou l’expression de genre de M. Bilac : demander à M. Bilac s’il avait des poils sur les fesses; se vanter de la sensation que lui procurait son pénis lors des rapports sexuels; dire à M. Bilac que sa religion mormone ne permet pas la transsexualité; dire à M. Bilac de montrer un sein à un autre chauffeur; et lui demander avec qui il a des relations sexuelles et comment deux femmes font pour avoir des relations sexuelles. Ces commentaires et ces agissements sont directement liés à l’identité de genre de M. Bilac (le commentaire sur la transsexualité) ou au corps de M. Bilac, et ils reflètent le point de vue de M. Currie selon lequel M. Bilac n’est pas un homme. M. Currie a confirmé son point de vue pendant son témoignage. L’avocat de M. Bilac lui a demandé : [traduction] « Pensez-vous que Denny Bilac est une femme? », ce à quoi M. Currie a répondu : « Je m’en fiche complètement ». Il a dit que, lorsqu’ils se sont rencontrés pour la première fois, M. Bilac n’avait pas la même apparence que lors de l’audience, ce qui laisse entendre qu’il ne semblait pas être un homme. Il a persisté à désigner M. Bilac par le pronom « elle » et à utiliser son morinom tout au long de l’audience.

[77] Je ne crois pas que les allégations suivantes formulées à l’encontre de M. Currie sont liées à l’identité ou à l’expression de genre de M. Bilac : avoir chassé M. Bilac de l’atelier, lui avoir [traduction] « pété » dessus et s’être frotté les fesses contre son épaule, lui avoir montré ses fesses, avoir fait semblant de « baiser » un autre employé dans son dos et avoir menacé de l’enduire de graisse.

[78] Mme Abbey et M. Currie ont tous deux décrit le milieu de travail comme étant quelque peu [traduction] « rude », que certains faisaient des blagues, proféraient des jurons et se bagarraient même parfois. Ces incidents particuliers, bien qu’ils soient certainement inappropriés, reflètent le fait que M. Currie plaisantait avec ses collègues, y compris Mme Abbey et d’autres camionneurs. Je comprends que M. Bilac ait trouvé ces comportements importuns. Cependant, même si ces incidents se sont produits comme M. Bilac les a décrits, j’estime qu’ils ne sont pas suffisamment liés à l’identité ou à l’expression de genre de M. Bilac ou au point de vue de M. Currie selon lequel M. Bilac n’est pas un homme. Par conséquent, je ne les examinerai pas plus en détail dans la présente décision et je ne me prononcerai pas sur la question de savoir s’ils se sont réellement produits ou non.

[79] Je vais maintenant passer en revue les allégations qui, j’en conviens, pourraient être liées à l’identité ou à l’expression de genre de M. Bilac afin de déterminer si les faits allégués se sont produits et si j’accepte qu’ils constituent du harcèlement discriminatoire au sens de la LCDP.

  1. Toucher les fesses ou les parties intimes de M. Bilac par-dessus ses vêtements

[80] La première allégation est que M. Currie a touché les fesses de M. Bilac par-dessus ses vêtements. M. Bilac n’en a même pas parlé dans son témoignage principal. Les avocats de la Commission lui ont rappelé les allégations contenues dans sa plainte pour atteinte aux droits de la personne, dont l’une était que M. Currie [traduction] « avait touché [ses] parties sexuelles (par‐dessus des vêtements) et qu’il [lui] avait empoigné les fesses ». Lorsque cette allégation a été portée à l’attention de M. Bilac à l’audience, il a affirmé qu’il ne se souvenait pas si l’incident s’était produit alors qu’il travaillait pour Edenbank ou pour NC Tractor et qu’il ne se souvenait pas si quelqu’un était dans les parages ni comment il avait réagi. Pour sa part, M. Currie a déclaré que cette allégation était un mensonge, qu’il n’avait touché ni les parties sexuelles ni les fesses de M. Bilac.

[81] Le Tribunal considère que la citation suivante tirée de l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario R v. Morrissey, 1995 CanLII 3498 (CA Ont.), 97 CCC (3d) 193, est utile lorsque vient le temps d’examiner les différents témoignages présentés au sujet des diverses allégations :

[traduction]
La preuve testimoniale peut soulever des préoccupations quant à la véracité et à l’exactitude. La véracité a trait à la sincérité du témoin, c’est-à-dire sa volonté de dire la vérité telle qu’il la perçoit. L’exactitude a trait à l’exactitude réelle du témoignage, c’est-à-dire la capacité du témoin à observer, à se souvenir et à relater avec précision les événements en cause. Lorsque l’on s’interroge sur la véracité d’un témoin, on parle de sa crédibilité. Lorsque l’on s’interroge sur l’exactitude du témoignage d’un témoin, on parle de la fiabilité de ce témoignage. De toute évidence, un témoin dont le témoignage n’est pas crédible sur un point ne peut pas donner un témoignage fiable sur ce point. Or, le témoignage d’un témoin crédible, c’est-à-dire d’un témoin honnête, peut tout de même ne pas être fiable (à la p. 205),

[82] J’estime que le témoignage de M. Bilac en ce qui concerne cette allégation n’est pas fiable du fait qu’il n’a pas été en mesure de se souvenir avec exactitude ou de relater cet événement de façon détaillée. Il n’a pas décrit l’endroit de l’atelier où l’incident s’est produit, ce qu’il faisait à ce moment ni même comment il a été touché. Il incombe au plaignant de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y a eu discrimination, et non à l’intimé de réfuter la preuve de discrimination. J’estime que le témoignage de M. Bilac à l’égard de cette allégation ne satisfait pas à l’exigence d’être « suffisamment clair et convaincant » (F.H. c. McDougall, précité) pour prouver, selon la prépondérance des probabilités, que cet incident s’est produit.

  1. Frotter son entrejambe contre l’arrière du corps de M. Bilac

[83] M. Bilac a déclaré que M. Currie s’était frotté l’entrejambe contre l’arrière de son corps en s’étirant pour brancher un chargeur de téléphone cellulaire. M. Currie a nié toute allégation de conduite répréhensible à l’endroit de M. Bilac à cet égard. Il a dit que l’atelier faisait trente pieds sur cent pieds, qu’il était costaud, que l’espace était occupé par les gros camions sur lesquels il travaillait et qu’il devait parfois se rapprocher de certaines personnes pour pouvoir atteindre des objets. Si cela s’est produit comme M. Bilac l’a décrit, M. Currie affirme que ce dernier ne lui a pas dit qu’il s’était senti mal à l’aise.

[84] Selon le témoignage de M. Bilac, M. Currie n’avait pas à se serrer contre lui de cette façon – il aurait pu emprunter un autre chemin pour atteindre la prise – et il a appuyé son entrejambe contre son dos ou son postérieur.

[85] J’estime que les témoignages de M. Bilac et de M. Currie sont crédibles en ce qui concerne cet incident. Il n’y a pas vraiment de conflit en ce qui concerne les faits. M. Currie reconnaît qu’il aurait pu être contraint de se serrer contre M. Bilac, tandis que M. Bilac affirme que M. Currie aurait pu atteindre la prise autrement. La question est plutôt de savoir comment M. Bilac s’est senti lors de ce contact. Il dit avoir eu l’impression d’être victime d’intimidation et que, selon lui, tous les incidents qui mettent en cause M. Currie et qu’il a décrits dans sa plainte étaient de nature sexuelle. Je reconnais que M. Bilac estime avoir été touché d’une manière qui l’a mis mal à l’aise ou l’a fait sentir en danger en tant qu’homme transgenre, et que ce comportement peut donc raisonnablement être lié à l’identité ou à l’expression de genre de M. Bilac.

[86] En appliquant les deuxième et troisième volets du critère visant à déterminer si M. Bilac a prouvé que cette allégation constitue, à première vue, du harcèlement discriminatoire, je conclus que la conduite était non sollicitée ou importune. Pour ce qui est de savoir si elle était persistante ou suffisamment grave pour créer un milieu de travail hostile ou négatif portant atteinte à la dignité de M. Bilac, j’accepte que, compte tenu des autres commentaires et comportements qui avaient trait à l’identité ou à l’expression de genre de M. Bilac, cette situation a pu l’amener à se sentir encore plus mal à l’aise sur son lieu de travail. Cependant, malgré le fait que M. Currie aurait pu être plus respectueux de l’espace personnel de M. Bilac, j’accepte également l’explication de M. Currie selon laquelle l’atelier était très petit, rempli de gros équipements et qu’il devait travailler même s’il y avait d’autres personnes dans l’atelier. Il est possible que M. Bilac se soit trouvé sur son chemin et qu’il ait dû se serrer derrière lui.

[87] Même si j’admets que M. Bilac se soit senti mal à l’aise et peut-être en danger en tant qu’employé transgenre, surtout à la lumière du manque général de respect qui lui était témoigné sur le lieu de travail parce qu’il était un homme transgenre, je ne crois pas que cet incident ait constitué du harcèlement discriminatoire.

  1. Demander s’il avait des poils sur les fesses

[88] Selon le témoignage de M. Bilac, cette conversation a eu lieu à peu près au même moment où Mme Abbey lui a demandé quelles toilettes il utilisait et où elle et M. Currie lui ont demandé comment il faisait pour avoir des relations sexuelles, ce dont je traiterai plus loin. Mme Abbey a déclaré qu’elle n’avait pas entendu M. Currie demander à M. Bilac s’il avait des poils sur les fesses.

[89] M. Currie soutient qu’il n’a pas posé cette question, mais qu’il a acheté une ceinture à M. Bilac parce qu’il lui disait constamment de remonter son pantalon et qu’il lui a peut-être dit [traduction] « remonte ton pantalon, personne ne veut voir ton cul poilu » étant donné que ça le dérangeait vraiment que quelqu’un se promène avec le pantalon qui descend.

[90] M. Currie était au courant de l’allégation selon laquelle il avait demandé à M. Bilac s’il avait des poils sur les fesses puisqu’elle figurait dans la plainte pour atteinte aux droits de la personne déposée par M. Bilac en novembre 2019; or, lors du contre-interrogatoire, il n’a pas fait remarquer à M. Bilac qu’il lui avait acheté une ceinture ni laissé entendre qu’il devait lui dire de remonter son pantalon. C’est lorsque M. Currie a été contre-interrogé par la Commission que la question de la ceinture a été soulevée pour la première fois. M. Currie n’a pas participé à l’enquête de la Commission et n’a commencé à prendre part au processus de gestion préparatoire du Tribunal que peu de temps avant l’audience. Dans l’exposé des précisions qu’il a déposé tardivement, il ne mentionnait pas qu’il avait acheté une ceinture pour M. Bilac.

[91] Je n’accepte pas le témoignage de M. Currie selon lequel il a acheté une ceinture pour M. Bilac ou qu’il a peut-être dit [traduction] « personne ne veut voir ton cul poilu ». Je ne pense pas qu’il soit suffisamment convaincant pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités. J’y vois plutôt un « prétexte » pour dissimuler l’acte discriminatoire.

[92] J’estime plutôt qu’il est plus probable qu’improbable que M. Currie ait demandé à M. Bilac s’il avait des poils sur les fesses. Cette question rejoint les autres commentaires ou questions de M. Currie sur l’identité transgenre de M. Bilac et le fait qu’il croyait apparemment que M. Bilac n’était pas vraiment un homme. Par conséquent, j’admets que ce commentaire pourrait raisonnablement être lié à son identité ou à son expression de genre.

[93] En appliquant les deuxième et troisième volets du critère visant à déterminer si M. Bilac a prouvé que cette allégation constitue, à première vue, du harcèlement discriminatoire, je conclus que cette question était non sollicitée ou importune. Pour ce qui est de savoir si elle était persistante ou suffisamment grave pour créer un milieu de travail hostile ou négatif portant atteinte à la dignité de M. Bilac, j’accepte que, compte tenu des autres commentaires et comportements qui avaient trait à l’identité ou à l’expression de genre de M. Bilac, cette question personnelle sur son corps a fait en sorte que M. Bilac s’est senti mal à l’aise et peut-être en danger en tant qu’employé transgenre, d’autant plus que, de façon générale, il n’a pas été respecté en tant qu’homme trans. Je conclus que la question constituait du harcèlement discriminatoire fondé sur son identité ou son expression de genre.

  1. Se vanter de la sensation que lui procure son pénis pendant les rapports sexuels

[94] En ce qui concerne cette allégation, M. Bilac a déclaré que M. Currie lui avait dit à quel point c’était merveilleux d’avoir un pénis. M. Currie s’est dit surpris qu’on lui reproche d’avoir tenu ces propos à l’égard de M. Bilac, disant qu’il n’utilisait pas de [traduction] « langage à caractère sexuel » au travail.

[95] Mme Abbey a été interrogée à ce sujet et a déclaré qu’elle n’avait pas entendu M. Currie dire une telle chose à M. Bilac, mais elle a ajouté qu’ils avaient tous les trois eu une conversation au sujet de l’intimité. Dans ses observations, M. Bilac décrit Mme Abbey comme quelqu’un de crédible et je suis d’accord avec lui. Comme M. Bilac l’a souligné, Mme Abbey était prête à admettre des détails dont elle ne se souvenait pas et elle a confirmé des éléments de preuve qui ne soutenaient pas sa position, comme le fait d’admettre qu’elle a morinommé et mégenré M. Bilac. Elle s’est également montrée franche sur le climat de travail puisqu’elle l’a décrit comme n’étant pas toujours professionnel, comme un endroit où les gens avaient parfois des conversations personnelles et tenaient à l’occasion des propos inappropriés ou déplacés, sans que ceux-ci soient toutefois agressifs.

[96] J’ai trouvé que Mme Abbey était une personne très crédible et fiable, parfois plus que M. Bilac. Par exemple, bien que M. Bilac ait toujours soutenu que les paiements mensuels pour l’autocaravane étaient prélevés sur son chèque de paie, rien de ce qui a été présenté à l’audience, y compris le témoignage de la commis comptable de l’entreprise, ne le confirme. M. Bilac a également insisté sur le fait qu’il avait travaillé pour une autre entreprise appelée Wagon Wheel pendant qu’il travaillait à Edenbank ou NC Tractor, mais il n’avait aucun talon de paie ni aucun autre document pour le prouver. Mme Abbey a dit que « Covered Wagon » était écrit sur le côté de l’un des camions qui était loué à Edenbank. Des employés d’Edenbank le conduisaient, mais personne n’a jamais travaillé pour Covered Wagon.

[97] Je reconnais que Mme Abbey n’a peut-être pas remarqué tous les comportements de M. Currie ni entendu tout ce qu’il a dit à M. Bilac lorsqu’elle était en train de travailler. En ce qui concerne le commentaire sur le pénis, bien qu’elle ait affirmé ne pas avoir entendu M. Currie tenir de tels propos à M. Bilac, elle a déclaré qu’ils avaient tous les trois eu une conversation sur l’intimité. Tant M. Bilac que Mme Abbey affirment que cette conversation a eu lieu. Seul M. Currie le nie. J’estime qu’il est plus probable qu’improbable qu’une telle conversation ait eu lieu.

[98] J’accepte le témoignage de M. Bilac selon lequel M. Currie lui a fait ce commentaire au cours d’une conversation sur l’intimité. J’admets qu’un tel commentaire pourrait raisonnablement être perçu comme étant lié à l’identité transgenre de M. Bilac et que M. Currie a peut-être fait ce commentaire pour montrer qu’il croyait que M. Bilac n’était pas vraiment un homme.

[99] En appliquant les deuxième et troisième volets du critère visant à déterminer s’il y a eu harcèlement discriminatoire, j’admets que ce commentaire était importun pour M. Bilac en tant qu’homme transgenre, surtout s’il avait l’impression que M. Currie disait qu’il n’était pas vraiment un homme. Bien qu’il semble que le commentaire n’ait été formulé qu’une seule fois — et qu’il est difficile de déterminer s’il a été formulé alors que M. Bilac travaillait pour Edenbank ou NC Tractor —, j’accepte que, compte tenu du mégenrage et des autres comportements qu’il a subis et qui s’apparentent à du harcèlement discriminatoire sur la base de son identité ou de son expression de genre, ce commentaire ait eu un effet négatif sur le milieu de travail puisqu’il lui a fait sentir qu’il n’était pas accepté et respecté en tant qu’homme transgenre. Je conclus que ce commentaire constituait du harcèlement discriminatoire fondé sur l’identité ou l’expression de genre de M. Bilac.

  1. Dire que sa religion ne permet pas la transsexualité

[100] En ce qui concerne l’allégation selon laquelle M. Currie a dit dans une conversation qu’il a eue avec M. Bilac que sa religion mormone ne permet pas la transsexualité, je note qu’il s’agit d’une autre allégation que M. Bilac n’a pas abordée dans son témoignage principal. Il a été interrogé à ce sujet par les avocats de la Commission, qui lui ont rappelé les allégations contenues dans sa plainte pour atteinte aux droits de la personne. M. Bilac a déclaré que Mme Abbey était présente lorsque M. Currie a fait ce commentaire puisque c’était dans le cadre d’une conversation au cours de laquelle il leur a demandé de l’appeler Denny et d’utiliser ses pronoms masculins. M. Bilac a affirmé que Mme Abbey comprenait que la spiritualité faisait partie de son identité transgenre.

[101] M. Currie a déclaré qu’il n’est ni mormon ni religieux, mais qu’il se souvient d’avoir parlé de religion avec M. Bilac, mais pas de ses propres croyances sur la transsexualité. Mme Abbey a reconnu qu’[traduction] « à un moment donné, M. Currie a effectivement dit qu’il était mormon » et elle a semblé confirmer que ce commentaire avait été fait.

[102] Étant donné que Mme Abbey a confirmé que M. Currie avait dit qu’il était mormon, et que ce commentaire rejoint les autres commentaires ou questions de M. Currie qui viennent confirmer qu’il croyait que l’identité transgenre de M. Bilac n’était pas légitime et qu’il croyait apparemment que M. Bilac était une femme , j’admets que le commentaire a été fait comme il a été allégué. J’accepte que le commentaire était importun et que, compte tenu des autres commentaires et comportements discriminatoires de M. Currie, il a mis M. Bilac mal à l’aise dans son milieu de travail. Je conclus que ce commentaire constituait du harcèlement discriminatoire fondé sur son identité ou son expression de genre.

  1. Lui dire de montrer un sein à un autre chauffeur

[103] En ce qui concerne cette allégation, M. Bilac a témoigné qu’il n’avait pas lui-même entendu ce commentaire, mais que son témoin, la Dre Nicholson, avait entendu M. Currie tenir ces propos alors qu’elle rendait visite à M. Bilac sur son lieu de travail. La Dre Nicholson a déclaré qu’elle se souvenait d’être allée à l’atelier en mai 2018. Par conséquent, l’employeur aurait été Edenbank à ce moment-là, et non NC Tractor.

[104] La Dre Nicholson a affirmé que M. Bilac se plaignait à M. Currie et à Mme Abbey qu’un autre chauffeur, Bill, lui criait après lui et qu’elle a entendu M. Currie dire à M. Bilac : [traduction] « Pourquoi ne lui montres-tu pas un sein? » Elle a déclaré avoir été choquée par ce commentaire, mais qu’aucun des autres employés n’avait réagi. Selon M. Currie, M. Bilac et la Dre Nicholson mentent à ce sujet. Mme Abbey ne se souvient pas d’avoir entendu M. Currie tenir ces propos.

[105] M. Bilac a déclaré qu’il était en conflit avec Bill depuis longtemps et qu’il s’était plaint de la façon dont Bill le traitait. Il a ajouté que Bill ne se comportait pas de manière professionnelle avec lui, qu’il l’injuriait et lui criait après. Il a dit avoir demandé à Mme Abbey et à M. Currie de faire quelque chose au sujet de Bill et il croit que Mme Abbey a essayé d’intervenir puisqu’elle se portait parfois à sa défense. Mme Abbey a confirmé que M. Bilac s’était plaint de Bill.

[106] M. Currie a également confirmé avoir parlé à Bill après que celui-ci eut crié après M. Bilac lors d’une dispute. M. Currie a déclaré avoir dit à Bill qu’il ne pouvait pas parler aux gens de cette façon. Il a ajouté que M. Bilac était un atout pour sa compagnie, qu’il était un bon conducteur et qu’il savait tenir ses carnets de route. Selon M. Currie, les plaintes liées au travail étaient portées à son attention ou à celle de Mme Abbey, même à Edenbank puisque la personne propriétaire de l’entreprise était malade, et elles étaient traitées par elle ou lui. Il a dit que Mme Abbey, en tant que répartitrice, pouvait s’assurer de séparer certaines personnes, au besoin.

[107] Lors de l’incident décrit par la Dre Nicholson, Bill était apparemment en colère contre M. Bilac à cause de l’endroit où il avait garé son camion dans la cour et il s’est mis à lui crier après. Alors que M. Bilac se changeait à l’arrière de son camion, Bill a ouvert la porte. M. Bilac était alors contrarié parce qu’il est transgenre et qu’il ne voulait pas que Bill voie son corps. La description générale de cet incident entre M. Bilac et Bill n’a pas été contestée par les intimés.

[108] J’accepte le témoignage de la Dre Nicholson selon lequel M. Currie a dit à M. Bilac de [traduction] « montrer un sein » à Bill. Je rejette le témoignage de M. Currie, selon lequel M. Bilac et la Dre Nicholson mentent. M. Bilac a déclaré qu’il n’avait pas entendu le commentaire et qu’il n’avait donc pas de raison de mentir. On ne m’a donné aucune raison de croire que la Dre Nicholson ne disait pas la vérité lorsqu’elle a témoigné devant le Tribunal. [traduction]« Pour apprécier la crédibilité, il faut évaluer la fiabilité du témoignage d’un témoin en fonction de la véracité ou de la sincérité d’un témoin et de l’exactitude des éléments de preuve fournis par le témoin. […] En fin de compte, la validité du témoignage dépend de la question de savoir s’il concorde avec les probabilités qui concernent l’affaire dans son ensemble et dont l’existence a été démontrée au moment des faits » (Bradshaw v Stenner, 2010 BCSC 1398 (conf. par 2012 BCCA 296, autorisation de pourvoi rejetée dans [2012] CSCR no 392) au par. 186).

[109] J’ai conclu que la Dre Nicholson était un témoin crédible et je considère que son témoignage était fiable. Elle se souvenait bien du contexte et des événements ayant mené au commentaire de M. Currie. Elle a déclaré que M. Bilac était contrarié du fait que Bill lui avait crié après, ce qui a été confirmé par Mme Abbey et M. Currie. Je pense qu’elle se souvenait parfaitement des mots utilisés par M. Currie et qu’elle a dit la vérité. Elle n’est pas une partie dans l’affaire et n’avait aucune raison de mentir au Tribunal, contrairement à M. Currie qui a intérêt à nier avoir fait un commentaire clairement inapproprié.

[110] J’estime qu’il est plus probable qu’improbable que M. Currie ait fait ce commentaire et que la Dre Nicholson l’ait entendu. Son témoignage concorde avec d’autres descriptions faites du milieu de travail au moment où le commentaire a été formulé. Toutes les parties conviennent que M. Currie et Mme Abbey ont morinommé et mégenré M. Bilac en présence de la Dre Nicholson. Comme M. Bilac ne semble pas avoir entendu M. Currie lui dire de montrer un sein à Bill, il est également possible que Mme Abbey ne l’ait pas entendu, ce qui concorderait également avec l’observation de la Dre Nicholson selon laquelle personne d’autre n’a semblé choqué par le commentaire.

[111] Je reconnais que le fait de dire à M. Bilac de [traduction] « montrer un sein » à un autre chauffeur était clairement lié à son identité ou à son expression de genre. Ce commentaire laisse entendre que M. Currie considérait M. Bilac comme une femme. Le commentaire était non sollicité et importun. Même si M. Bilac ne l’a pas entendu, le commentaire était suffisamment grave pour contribuer à créer un milieu de travail négatif ou hostile pour M. Bilac. Je conclus que le commentaire de M. Currie constituait du harcèlement discriminatoire fondé sur l’identité ou l’expression de genre de M. Bilac.

  1. Poser des questions de nature sexuelle

[112] La dernière allégation est que M. Currie et Mme Abbey ont posé à M. Bilac des questions de nature sexuelle. Selon M. Bilac, ils lui ont demandé avec qui et comment il avait des relations sexuelles. Il a ajouté que M. Currie lui avait demandé comment deux femmes pouvaient avoir des relations sexuelles et qu’il voulait des détails.

[113] Mme Abbey a déclaré dans son témoignage qu’elle se souvenait avoir eu un soir une conversation avec M. Currie et M. Bilac sur l’intimité, mais qu’elle ne se souvenait pas que M. Currie ait demandé à M. Bilac comment deux femmes pouvaient avoir des relations sexuelles. Selon elle, sa question n’avait rien d’offensant pour M. Bilac à ce moment-là, d’autant plus que ce dernier essayait de les éduquer et de partager une partie de son parcours en tant qu’homme trans. M. Currie a dit qu’il ne se souvenait pas avoir eu cette conversation et qu’il n’avait pas demandé à M. Bilac comment les femmes pouvaient avoir des relations sexuelles avec d’autres femmes.

[114] J’accepte le témoignage de M. Bilac selon lequel Mme Abbey et M. Currie lui ont posé des questions à caractère sexuel et que M. Currie lui a demandé comment deux femmes pouvaient avoir des relations sexuelles. J’admets que cela s’est produit au cours d’une conversation sur l’intimité, comme l’a dit Mme Abbey, et que M. Bilac était disposé à fournir des renseignements sur sa propre expérience en tant qu’homme trans. La conversation a clairement eu lieu et je n’accepte pas le témoignage de M. Currie selon lequel il n’a pas demandé à M. Bilac comment les femmes pouvaient avoir des relations sexuelles avec d’autres femmes au cours de la conversation.

[115] Il s’agissait manifestement d’une situation où les limites de ce qu’il convient de discuter en milieu de travail ont été franchies, ce qui, selon Mme Abbey, se produisait parfois lorsque des employés lui faisaient part de renseignements personnels. M. Currie et Mme Abbey travaillaient souvent dans l’atelier le soir et, comme M. Bilac habitait sur le lieu de travail, il allait souvent dans l’atelier et leur rendait visite. M. Bilac était un adulte et il avait le droit d’engager la conversation avec ses collègues comme il l’entendait. Il socialisait parfois avec M. Currie, mais plus souvent avec Mme Abbey. Il est même allé chez elle et a rencontré sa famille. Il a dit qu’il la considérait comme une amie.

[116] J’admets que la question de M. Currie sur la façon dont deux femmes peuvent avoir des relations sexuelles était importune pour M. Bilac puisqu’une telle question laisse entendre que M. Currie considérait M. Bilac comme une femme. La question est clairement liée à l’identité et à l’expression de genre de M. Bilac.

[117] J’accepte également que la question importune de M. Currie sur la manière dont deux femmes peuvent avoir des relations sexuelles était suffisamment grave pour créer un milieu de travail hostile ou négatif qui a porté atteinte à la dignité de M. Bilac. Il est difficile d’établir le moment auquel cette conversation a eu lieu, de sorte que je ne peux pas conclure que M. Currie était l’employeur de M. Bilac à ce moment-là. Toutefois, la question laissait entendre que M. Currie considérait que M. Bilac n’était pas un homme et qu’il ne méritait pas que son identité de genre soit reconnue et respectée au travail. Je conclus que la question de M. Currie constituait du harcèlement discriminatoire fondé sur l’identité ou l’expression de genre de M. Bilac.

[118] M. Bilac n’a pas prouvé que la question de nature sexuelle de Mme Abbey laissait entendre qu’il était une femme. Il a confirmé qu’il entretenait avec Mme Abbey une amitié en dehors du travail. Mme Abbey et lui ont tous deux déclaré qu’il était enclin à discuter avec elle afin de lui faire connaître son expérience en tant qu’homme transgenre. M. Bilac n’a pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que la question que Mme Abbey a posée au sujet du sexe était importune ou suffisamment grave pour créer un milieu de travail négatif pour lui. J’estime que sa question ne constituait pas du harcèlement discriminatoire.

(iv) Preuve relative à la fin de l’emploi de M. Bilac

[119] Pour l’essentiel, la preuve concernant la façon dont l’emploi de M. Bilac a pris fin n’est pas contestée. Le Tribunal a entendu que M. Bilac était constamment en conflit avec l’autre chauffeur, Bill, et qu’il y a notamment eu l’incident dont a été témoin la Dre Nicholson.

[120] À son dernier jour de travail, le 27 novembre 2018, M. Bilac a déclaré être allé dans l’atelier où se trouvaient Mme Abbey, M. Currie et Bill. Il avait appelé Mme Abbey au préalable pour lui dire qu’il allait lui remettre un document qu’il ne voulait pas qu’elle montre à qui que ce soit d’autre. Il lui a demandé de ne pas le lire devant les autres. Il lui a remis tous ses carnets de route et un document sur les droits de la personne.

[121] Mme Abbey a déclaré avoir pris le dépliant qu’il lui avait remis au sujet des droits de la personne et l’avoir placé sur la table derrière elle pour que personne ne le lise étant donné que M. Bilac lui avait demandé de ne pas le montrer à qui que ce soit. Néanmoins, Bill a vu ce qui était écrit sur le papier et a fait un commentaire à ce sujet. À ce moment-là, M. Bilac s’est fâché parce que ses préoccupations en matière de droits de la personne avaient été portées à l’attention d’un collègue qui le traitait mal, et il a démissionné.

[122] Mme Abbey et M. Currie ont affirmé qu’ils avaient été surpris et que personne ne lui avait dit quoi que ce soit ou ne l’avait suivi lorsqu’il avait quitté l’atelier parce qu’il était contrarié. Mme Abbey a dit que, même si elle était surprise qu’il démissionne, elle respectait sa décision.

[123] Après avoir quitté son emploi, M. Bilac a continué de vivre dans son autocaravane à l’extérieur de l’atelier sans payer de loyer pendant un certain temps. Mme Abbey a dit qu’il avait fermé les rideaux de l’autocaravane pour que personne ne puisse voir à l’intérieur, ce qui, selon elle, indiquait qu’il ne voulait interagir avec personne. Mme Abbey a dit qu’elle n’était pas allée lui parler. M. Currie a déclaré que le matin suivant la démission de M. Bilac, il est allé lui parler et lui a demandé s’il allait faire réparer son pare-brise. M. Currie a dit qu’il n’avait pas pris la démission de M. Bilac au sérieux. Il pensait qu’il se défoulait tout simplement.

[124] Dans ses observations finales, M. Currie indique qu’il n’a ni congédié M. Bilac ni forcé ce dernier à quitter son emploi. Selon lui, l’état mental dans lequel se trouve un employé en raison d’un [traduction] « choix personnel » n’est pas la responsabilité de l’employeur, à moins qu’il ne nuise au travail de l’employé, et que M. Bilac était un bon travailleur et qu’il n’a pas montré son mécontentement avant de démissionner.

[125] M. Bilac a dit qu’il avait donné à Mme Abbey l’information sur les droits de la personne parce qu’elle lui avait demandé pourquoi il ne cessait de corriger les gens au sujet de son nom et de ses pronoms et qu’elle n’était pas d’accord avec lui pour dire que les personnes transgenres avaient droit à la protection des droits de la personne en milieu de travail.

[126] J’accepte que M. Bilac a quitté son emploi pour NC Tractor notamment à cause du harcèlement discriminatoire qu’il a subi en étant constamment morinommé et mégenré. Lorsqu’il a fourni des renseignements écrits pour montrer qu’il avait droit à la protection des droits de la personne, comme il l’avait dit aux intimés, il a eu l’impression que ces derniers ne prenaient pas la situation au sérieux et que rien ne changerait. Je conviens que M. Bilac a fini par penser qu’il n’avait d’autre choix que de quitter son travail étant donné que les intimés avaient une attitude méprisante et qu’ils ne répondaient pas à ses préoccupations quant à l’utilisation de son morinom et du mégenrage. Sa perte d’emploi a été un autre effet préjudiciable du harcèlement discriminatoire.

B. Question en litige no 2 : NC Tractor est responsable des actes discriminatoires commis par M. Currie et Mme Abbey par application de l’article 65 de la LCDP

[127] La Commission soutient que, si le Tribunal conclut qu’il y a eu harcèlement, NC Tractor devrait être tenue responsable des actes discriminatoires commis par ses employés, Mme Abbey et M. Currie, par application du paragraphe 65(1) de la LCDP. Le paragraphe 65(1) précise que, sous réserve du paragraphe 65(2), les actes ou omissions commis par un administrateur ou un employé dans le cadre de son emploi sont réputés avoir été commis par l’organisme qui l’emploie. Le paragraphe 65(2) énonce les conditions qu’un employeur doit satisfaire pour pouvoir, en vertu de la loi, se dégager de sa responsabilité.

[128] Dans Peters c. United Parcel Service Canada Ltd et Gordon, 2022 TCDP 25 (CanLII), le Tribunal a déclaré ce qui suit :

[337] En effet, pour être « disculpé » et, par le fait même, dégagé de la responsabilité du fait d’autrui prévue au paragraphe 65(1), l’employeur intimé doit satisfaire aux conditions énoncées au paragraphe 65(2). Conformément au paragraphe 65(2), pour être dégagé de sa responsabilité, l’employeur intimé doit établir que :

1) le harcèlement a eu lieu sans son consentement;

2) il avait pris toutes les mesures nécessaires pour l’empêcher;

3) il a, par la suite, tenté d’en atténuer ou d’en annuler les effets.

[129] La Commission affirme que, étant donné que M. Currie était le seul propriétaire, NC Tractor savait que M. Bilac avait demandé que son identité de genre soit reconnue et respectée au travail et qu’elle a donc consenti au harcèlement. Elle soutient que NC Tractor n’a pas respecté ses obligations de prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher le harcèlement et y répondre. Je suis du même avis.

(i) Paragraphe 65(1) de la LCDP

[130] Conformément au paragraphe 65(1), je conclus que le harcèlement discriminatoire exercé par Mme Abbey lorsqu’elle était une employée de NC Tractor et par M. Currie lorsqu’il était propriétaire de NC Tractor est considéré comme un acte discriminatoire commis par NC Tractor elle-même.

[131] M. Bilac n’a pas pu commencer à travailler pour NC Tractor avant la date de constitution de l’entreprise, soit le 30 août 2018. De septembre à novembre 2018, M. Bilac n’a apparemment pas été en mesure de conduire de camion en raison d’une blessure, puis il a démissionné le 27 novembre 2018. Je reconnais que M. Currie et Mme Abbey ont continué à le morinommer et à le mégenrer après son embauche à NC Tractor, jusqu’au moment de sa démission. Toutefois, je ne crois pas que M. Bilac a été en mesure de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que les autres commentaires discriminatoires de M. Currie datent de la période où il était à l’emploi de NC Tractor. Le seul de ces incidents pour lequel il existe une preuve claire du moment où il s’est produit est celui décrit par la Dre Nicholson, c’est-à-dire quand M. Currie a dit que M. Bilac devrait montrer un sein à Bill, et il s’est produit en mai 2018, alors que M. Bilac travaillait encore pour Edenbank.

[132] Par conséquent, la responsabilité pour ces autres incidents discriminatoires incombe uniquement à M. Currie, et non à NC Tractor ou à Mme Abbey, puisque je n’ai pas conclu que Mme Abbey avait commis l’un ou l’autre de ces actes discriminatoires.

(ii) Paragraphe 65(2) de la LCDP

[133] Pour se dégager de toute responsabilité à l’égard des actes discriminatoires commis par M. Currie et Mme Abbey, NC Tractor doit établir qu’elle n’a pas consenti au harcèlement. Comme M. Currie était le seul propriétaire de l’entreprise, qu’il croyait être légalement tenu d’utiliser le morinom de M. Bilac et qu’il admet avoir mégenré M. Bilac à maintes reprises tout au long de sa période d’emploi, je ne peux que conclure que NC Tractor était au courant du harcèlement discriminatoire et y a consenti. M. Currie savait que Mme Abbey avait elle aussi morinommé et mégenré M. Bilac et n’a rien fait à ce sujet.

[134] En ce qui concerne la question de savoir si NC Tractor a pris toutes les mesures nécessaires pour empêcher le harcèlement, Mme Abbey et M. Currie ont témoigné qu’ils ne savaient pas que les droits de la personne des transgenres étaient protégés au travail. Ils ont tous deux confirmé que ni Edenbank ni NC Tractor n’avaient de politique de lutte contre la discrimination ou le harcèlement ni de processus officiel pour traiter les plaintes de harcèlement. Ils ont tous deux dit que le processus informel habituel consistait à permettre aux employés de faire part de leurs préoccupations à l’un ou l’autre d’entre eux. Comme le souligne M. Bilac, ils n’ont pas prévu de mécanisme alternatif pour des situations comme celle-ci, c’est-à-dire une situation où ils s’étaient tous deux livrés à des actes reprochés par un employé. Les deux intimés ont également confirmé qu’aucune formation en matière de droits de la personne ou d’inclusion n’avait été offerte aux employés de NC Tractor. Je ne peux raisonnablement conclure que « toutes les mesures nécessaires », voire même une mesure, ont été prises pour empêcher que M. Bilac ne soit morinommé ou mégenré comme il l’a été pendant qu’il était à l’emploi de NC Tractor.

[135] De même, en ce qui concerne l’exigence que l’employeur prenne, par la suite, toutes les mesures nécessaires pour atténuer ou annuler les effets du harcèlement, il est clair que rien n’a été fait. M. Bilac a déclaré avoir demandé à plusieurs reprises à M. Currie et à Mme Abbey de l’appeler Denny et d’utiliser des pronoms masculins, ce qu’ils n’ont pas fait. Au lieu de prendre au sérieux les préoccupations de M. Bilac et d’accepter d’utiliser le nom et les pronoms qu’il avait choisis, M. Currie et Mme Abbey ont fait fi de ses demandes. M. Bilac a déclaré que Mme Abbey lui avait demandé pourquoi il ne cessait de corriger les gens et d’en parler, ce qui illustre bien que la demande était considérée comme quelque chose d’agaçant plutôt que comme quelque chose à prendre au sérieux.

[136] M. Bilac a affirmé qu’il était devenu tellement frustré de la façon dont il était traité et de l’ignorance de ses collègues quant à leurs obligations en matière de droits de la personne qu’il a fini par leur remettre un document sur la protection que lui confère la loi. Toutefois, un autre chauffeur avec qui il entretenait un conflit, au point de ne pas se sentir en sécurité au travail a vu le document et a fait des commentaires, si bien que M. Bilac a démissionné.

[137] Comme NC Tractor n’avait pas de politique de lutte contre le harcèlement ou la discrimination ni de processus officiel pour le traitement des plaintes, elle n’a pas répondu aux allégations de M. Bilac concernant le mégenrage et l’utilisation d’un morinom ni examiné les raisons pour lesquelles il avait démissionné, même après avoir reçu un document d’information sur les droits de la personne.

[138] La Commission a raison de dire qu’un employeur a l’obligation légale de veiller à ce que son milieu de travail soit exempt de harcèlement pour tous les motifs de distinction illicite énoncés dans la LCDP. NC Tractor avait l’obligation de prendre la plainte au sérieux et de mener une enquête ou, à tout le moins, d’effectuer suffisamment de vérifications, à partir du moment où elle a su que des actes de harcèlement étaient possiblement commis sur le lieu de travail, quel que soit le type de harcèlement. Elle avait également l’obligation de traiter les allégations de discrimination avec délicatesse.

[139] Le Tribunal a déjà déclaré que l’expression « toutes les mesures nécessaires » au paragraphe 65(2) de la LCDP ne nécessite pas l’application d’une norme de perfection, mais exige plutôt que l’employeur ait toujours pris les mesures nécessaires (Cassidy c. Société canadienne des postes et Raj Thambirajah, 2012 TCDP 29 (CanLII), au par. 158). NC Tractor n’a pas pris toutes les mesures nécessaires ni agi raisonnablement pour respecter les obligations que lui impose le paragraphe 65(2) de la LCDP.

[140] Conformément au paragraphe 65(1) de la LCDP, je conclus que l’entreprise intimée, NC Tractor, est responsable des actes discriminatoires de Mme Abbey et de M. Currie, plus particulièrement d’avoir morinommé et mégenré M. Bilac pendant la période où il a travaillé pour NC Tractor, soit environ trois mois.

C. Question en litige no 3 : M. Bilac a droit aux réparations suivantes

[141] Comme j’ai conclu que la plainte de M. Bilac était fondée, je peux accorder une ou plusieurs réparations prévues à l’article 53 de la LCDP. Les dispositions réparatrices de la LCDP ont pour objet de replacer les victimes de discrimination dans la situation où elles se trouveraient s’il n’y avait pas eu de discrimination afin de leur permettre d’obtenir une réparation intégrale (Société canadienne des postes c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2010 CAF 56 (CanLII) (conf. par 2011 CSC 57), au par. 299).

[142] Dans ses observations finales, M. Bilac demande les réparations suivantes pour la discrimination dont il a été victime : des dommages-intérêts pour préjudice moral de 20 000 $; une indemnité spéciale de 20 000 $; une indemnité pour perte de salaire; et que les intimés reçoivent une formation sur les enjeux propres aux personnes transgenres.

[143] La Commission demande une réparation fondée sur l’intérêt public, c’est-à-dire une formation pour les intimés sur le harcèlement et les personnes transgenres et de diverses identités de genre.

(i) Préjudice moral

[144] Le Tribunal peut accorder une indemnisation allant jusqu’à 20 000 $ au titre du préjudice moral souffert par une victime à cause de l’acte discriminatoire d’un intimé (LCDP, al. 53(2)e)). Le Tribunal a tendance à réserver l’octroi du montant maximal de 20 000 $ aux cas les plus graves et les plus flagrants (Christoforou c. John Grant Haulage Ltd., 2021 TCDP 15 (CanLII) (conf. par 2022 CAF 182 (CanLII)), au par. 98 [Christoforou]).

[145] M. Bilac demande au Tribunal de lui accorder le montant maximal admissible de 20 000 $ pour préjudice moral. Il soutient que si l’entreprise de M. Currie n’avait pas dépassé les limites de la province, la plainte aurait été déposée auprès du TDPCB, dont la loi habilitante ne prévoit pas de plafond pour les dommages-intérêts et qui peut donc accorder des montants supérieurs à 20 000 $. Il indique que si sa plainte avait été tranchée par le TDPCB, il aurait pu recevoir un montant de 22 000 $ à 30 000 $. Il affirme que son cas est comparable à celui de l’affaire Nelson v. Goodberry, précitée, sur laquelle le TDPCB s’est prononcé, et à celui de l’affaire EN v. Gallagher’s Bar and Lounge, 2021 HRTO 240 (CanLII) [EN v. Gallagher’s Bar], sur laquelle le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario (le « TDPO ») s’est prononcé.

[146] Dans la décision EN v. Gallagher’s Bar, l’intimé a, de manière persistante, mégenré les plaignants tout au long de leur période d’emploi et a utilisé une insulte transphobe pour les désigner dans un lieu public, révélant ainsi leur genre de façon désobligeante et non consensuelle, ce qui les a amenés à craindre pour leur sécurité. Le TDPO a accordé 10 000 $ à chaque plaignant pour atteinte à la dignité, aux sentiments et à l’estime de soi.

[147] Dans la décision Nelson v. Goodberry, le TDPCB a accordé 30 000 $ à titre d’indemnité pour atteinte à la dignité, aux sentiments et à l’estime de soi de la partie plaignante. Dans cette affaire, le Tribunal a souligné qu’une telle indemnité est compensatoire et non punitive et que le montant accordé est tributaire du contexte et des faits (au par. 33). Il en va de même pour les indemnités accordées en vertu de la LCDP. Le montant accordé est tributaire des conclusions de fait tirées dans l’affaire. Les facteurs appliqués par le TDPCB pour déterminer l’indemnité qu’il convient de verser pour atteinte à la dignité, aux sentiments et à l’estime de soi sont également utiles pour déterminer l’indemnité à accorder pour préjudice moral en vertu de la LCDP. Ces facteurs comprennent la nature de la discrimination, le contexte social ou la vulnérabilité du plaignant et l’effet sur le plaignant (Torres v. Royalty Kitchenware Ltd., 1982 CanLII 4886 (TDP Ont.); Gichuru v. Law Society of British Columbia (No. 2), 2011 BCHRT 185 (CanLII) (conf. par 2014 BCCA 396) au par. 260).

[148] Dans le cas de M. Bilac, la discrimination a commencé peu de temps après avoir commencé à travailler à Edenbank et s’est poursuivie jusqu’à ce qu’il choisisse de quitter son emploi à NC Tractor. Le comportement discriminatoire ne s’est pas aggravé comme dans l’affaire Nelson v. Goodberry. En fait, M. Bilac a été morinommé et mégenré tout au long de sa période d’emploi. Il n’a pas non plus été licencié, comme dans l’affaire Nelson v. Goodberry, même si je conviens que le harcèlement discriminatoire persistant et le non-respect de ses droits de la personne ont joué un rôle dans sa décision de démissionner. Il s’agit là d’une conséquence très grave.

[149] En ce qui concerne le contexte social ou la vulnérabilité de M. Bilac, j’estime que le commentaire suivant du TDPCB est très pertinent en l’espèce : [traduction] « La vulnérabilité se manifeste de différentes façons, notamment par la situation individuelle du plaignant et par l’appartenance de ce dernier à un groupe que la société a stéréotypé, désavantagé ou marginalisé » (Client v. Spruce Hill Resort & Spa, 2021 BCHRT 104 (CanLII) au par. 42).

[150] La vulnérabilité de M. Bilac se manifeste donc de plusieurs façons. Tout comme le plaignant dans l’affaire Nelson v. Goodberry, M. Bilac était [traduction] « vulnérable en raison des forces de l’inégalité systémique qui continuent d’opprimer, de marginaliser et de discriminer les personnes transgenres » (au par. 37). Ce contexte a bien été résumé par le TDPCB dans l’affaire Oger v. Whatcott (No. 7), 2019 BCHRT 58 (CanLII) [Oger (No.7)] :

[traduction]

Ainsi, malgré certains gains, les personnes transgenres demeurent parmi les citoyens les plus marginalisés de notre société. Leur vie est marquée par « des désavantages, des préjugés, des stéréotypes et la vulnérabilité » […] Les personnes transgenres ont parfois de la difficulté à trouver un emploi ou un logement, ne bénéficient pas d’un accès équitable aux soins de santé et à d’autres services publics essentiels et sont plus exposées au harcèlement et à la violence ciblés. En conséquence, on constate un isolement social, ainsi que des taux plus élevés de toxicomanie, de mauvaise santé mentale, de suicide et de pauvreté […] (par. 62, renvois omis).

[151] En ce qui concerne sa situation personnelle, M. Bilac a expliqué qu’il s’était senti vulnérable ou mis en danger lorsque son identité transgenre a été révélée dans la petite communauté où il avait déménagé pour occuper ce poste après avoir quitté Vancouver. De plus, en tant qu’employé, il était particulièrement vulnérable puisqu’il vivait sur le lieu de travail et utilisait les toilettes, l’eau, l’électricité et le micro-ondes de l’atelier. Il vivait dans un logement précaire et comptait sur la bonne volonté de ses employeurs pour lui permettre de vivre sur place et d’utiliser leurs installations.

[152] Au début de l’audience, M. Bilac avait demandé 10 000 $ pour préjudice moral et 10 000 $ à titre d’indemnité pour l’autocaravane qui aurait été retirée du lieu de travail après qu’il l’eut laissée là. Dans ses observations finales, il renonce à sa demande d’indemnisation pour la valeur de l’autocaravane. Il demande plutôt au Tribunal [traduction] « de tenir compte des conditions d’hébergement médiocres que lui a fournies l’employeur intimé, NC Tractor, au moment de fixer le montant de l’indemnité pour préjudice moral, parce que l’intimée a vraisemblablement maintenu l’entente d’hébergement qu’il avait conclue avec Edenbank après lui avoir succédé, et parce que ses conditions de vie ont eu pour effet d’aggraver les conséquences du harcèlement ».

[153] Je ne suis pas d’accord pour dire que NC Tractor, M. Currie ou Mme Abbey étaient responsables des conditions d’hébergement médiocres de M. Bilac. J’accepte le témoignage de M. Currie selon lequel, lorsqu’il a créé NC Tractor sur la même propriété qu’Edenbank, il s’est retrouvé avec l’entente que le propriétaire précédent avait conclue avec M. Bilac pour lui permettre de garer son autocaravane sur la propriété et d’utiliser les toilettes, l’eau, l’électricité et le micro-ondes de l’atelier. J’accepte le témoignage de M. Currie selon lequel il a essayé de convaincre M. Bilac de déménager dans un terrain de camping où il aurait pu bénéficier de meilleurs aménagements, mais que M. Bilac a refusé, si bien qu’il a continué à permettre à M. Bilac de rester sur la propriété sans avoir à payer de loyer et d’utiliser l’atelier.

[154] La situation de M. Bilac en matière de logement était médiocre avant qu’il ne commence à travailler pour Edenbank puisqu’il vivait dans une caravane portée sur une camionnette qui ne roulait pas. M. Bilac a affirmé qu’il n’avait pas été en mesure d’obtenir une bonne référence pour louer un appartement à Chilliwack, puisqu’il avait été sans domicile fixe durant les six années précédentes. Je conviens que les logements de M. Bilac étaient inférieurs aux normes et que, pour cette raison, il était encore plus vulnérable, mais je ne crois pas que les intimés étaient responsables de la situation difficile dans laquelle il s’était retrouvé.

[155] Enfin, M. Bilac a expliqué les effets que la discrimination a eus sur lui. Il a dit qu’il se sentait frustré, fâché, blessé et non respecté lorsqu’on l’appelait par le mauvais nom et qu’il se sentait diminué lorsqu’il était désigné comme une femme alors qu’il s’identifiait comme un homme depuis de nombreuses années. Le fait qu’il ait été morinommé et mégenré devant les autres a eu pour effet de le mettre en danger et de l’aliéner. Il a déclaré qu’il se sentait déprimé, qu’il doutait de son identité de genre et qu’il avait des idées suicidaires à la suite de ses expériences chez NC Tractor. L’amie de M. Bilac, la Dre Nicholson, a affirmé qu’elle craignait pour lui après sa visite à l’atelier.

[156] Dans ses observations finales, M. Bilac affirme que, après avoir quitté son emploi, il est tombé malade au point où il a été hospitalisé à la fin de novembre 2018. Il dit que si le ministère des Anciens Combattants ne l’avait pas aidé à déménager et à se trouver un logement, il aurait été sans abri. Le Tribunal n’a pas reçu suffisamment d’éléments de preuve sur ce qui a mené à l’hospitalisation de M. Bilac pour convenir qu’elle était reliée au harcèlement discriminatoire dont il a été victime dans le cadre de son emploi. Il n’a fourni aucune donnée médicale indiquant le motif de son hospitalisation.

[157] Néanmoins, j’admets que le morinommage et le mégenrage répétés ont eu sur M. Bilac des effets graves. M. Bilac a travaillé pour NC Tractor pendant moins de trois mois seulement et, pendant une bonne partie de cette période, il n’était apparemment pas en mesure de conduire un camion , mais il avait commencé à travailler avec M. Currie et Mme Abbey en juin 2017. Il a été victime de harcèlement discriminatoire pendant plus d’un an et a finalement quitté son emploi lorsqu’il s’est rendu compte que ses préoccupations en matière de droits de la personne ne seraient pas prises au sérieux.

[158] Compte tenu de la nature de la discrimination, du contexte social et de la vulnérabilité de M. Bilac, et des effets que la discrimination a eus sur lui, j’estime qu’il est justifié et approprié d’accorder à M. Bilac une indemnité dont le montant est au haut de l’échelle. J’accorde à M. Bilac 15 000 $ pour préjudice moral.

(ii) Indemnité spéciale

[159] Le Tribunal peut ordonner une indemnité spéciale maximale de 20 000 $ s’il conclut que l’acte de l’intimé a été délibéré ou inconsidéré (au par. 53(3) de la LCDP).

[160] L’indemnité spéciale est de nature punitive et vise à dissuader et à décourager ceux qui se livrent de façon délibérée à des actes discriminatoires (Christoforou, au par. 107). Pour que l’acte soit délibéré, il faut que la discrimination et l’atteinte aux droits de la personne aient été intentionnelles. On entend par « acte inconsidéré » celui qui témoigne d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences et d’une manière d’agir téméraire ou insouciante (Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2013 CF 113 (CanLII), au par. 155). Pour qu’un acte soit jugé inconsidéré, il n’est pas nécessaire de prouver une intention d’établir une distinction (Christoforou, au par. 107).

[161] Lorsqu’il doit fixer le montant approprié en vertu de cette disposition, le Tribunal se penche sur le comportement de l’intimé et non sur l’effet qu’a eu son comportement sur les plaignants (Beattie et Bangloy c. Affaires autochtones et du Nord Canada, 2019 TCDP 45 (CanLII) (conf. par Bangloy c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 245 (CanLII)) au par. 210).

[162] M. Bilac demande à ce que l’intimé, M. Currie, lui verse une indemnité spéciale de 20 000 $. Il invoque deux motifs à l’appui de cette demande.

[163] Premièrement, il soutient qu’une telle ordonnance est appropriée en raison de la conduite de M. Currie en tant qu’employeur. Il affirme que M. Currie a fait fi des obligations que la loi impose aux employeurs, ce qui est inquiétant. Il ajoute que M. Currie n’a rien fait pour s’informer des obligations que lui impose la LCDP en tant qu’employeur, alors qu’il aurait dû, et qu’il n’a rien fait pour s’assurer que le milieu de travail était exempt de harcèlement pour l’un ou l’autre de ses employés. M. Bilac affirme également que M. Currie a permis à Bill de continuer à le maltraiter comme si de rien n’était et qu’il a omis d’enquêter sur une allégation de violation des droits de la personne qui avait été portée à son attention au moyen d’un dépliant. M. Bilac affirme que M. Currie s’est montré intransigeant et catégorique lorsqu’il lui a demandé de respecter ses droits. Il ajoute que M. Currie avait décidé qu’il ne pouvait pas le désigner par le nom et les pronoms qu’il avait choisis et que ce dernier a révélé son identité devant les autres membres de la communauté, l’exposant ainsi à un énorme danger.

[164] M. Bilac dit qu’un tel comportement était inconsidéré. Il soutient également que, lorsqu’il a laissé entendre qu’il pourrait bénéficier d’une certaine protection juridique, M. Currie s’en est tenu à sa position, ce qui était délibéré. Il soutient qu’en réalité, ce que M. Currie a exprimé était [traduction] « une intention impitoyable de continuer à discriminer les personnes se trouvant dans la même situation que M. Bilac, ce qui n’est pas l’approche qu’il convient d’adopter à l’égard du régime des droits de la personne ».

[165] Le deuxième motif invoqué par M. Bilac pour justifier l’octroi d’une indemnité spéciale a trait à la conduite de M. Currie pendant le processus de traitement de la plainte pour atteinte aux droits de la personne et pendant l’audience. Il soutient que M. Currie n’a pas coopéré pendant l’enquête de la Commission et qu’il n’a pas utilisé un langage respectueux à l’égard de M. Bilac pendant l’audience, malgré des demandes répétées en ce sens.

[166] M. Bilac soutient que, si le Tribunal reconnaît qu’il a également fait l’objet de commentaires et d’attouchements sexuels non désirés, le montant de l’indemnité spéciale devrait être majoré pour tenir compte du fait qu’il aura dû faire face à son harceleur lors de l’audience. Il dit qu’il a été blessé par M. Currie pendant l’audience et que le comportement de ce dernier a rendu l’accès au processus du Tribunal extrêmement difficile pour lui. Selon M. Bilac, l’octroi d’une indemnité spéciale importante aurait pour effet de protéger les futurs plaignants qui pourraient être dissuadés de demander justice au Tribunal, et protégerait la compétence du Tribunal sur sa propre procédure.

[167] M. Bilac s’appuie sur l’affaire Oger (No.7), précitée, dans laquelle le TDPCB a condamné l’intimé à verser 20 000 $ au plaignant pour avoir eu une conduite répréhensible pendant le processus de plainte. M. Bilac soutient que les circonstances de cette affaire sont semblables aux siennes, bien qu’elles soient plus flagrantes.

[168] Je souligne que la disposition du Human Rights Code de la Colombie-Britannique en vertu duquel le TDPCB a accordé le montant de 20 000 $ (par. 37(4)) permet à ce tribunal d’adjuger les dépens à une partie à la plainte lorsque l’autre partie a eu une conduite répréhensible pendant le processus de plainte. Elle diffère du paragraphe 53(3) de la LCDP, selon lequel l’indemnité spéciale peut être accordée si le Tribunal conclut que la personne s’est livrée à l’acte discriminatoire de façon délibérée ou inconsidérée. La LCDP n’a aucune disposition semblable au paragraphe 37(4) du Human Rights Code de la Colombie-Britannique.

[169] Bien que le Tribunal ait déjà accepté d’adjuger des dépens en raison de la conduite abusive ou de l’obstruction de la partie adverse dans le cadre de la procédure en se fondant sur ce que la Cour d’appel fédérale a décrit, dans l’arrêt Tipple c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 158, comme étant « le pouvoir inhérent [des tribunaux] de contrôler leur propre procédure » (voir Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2019 TCDP 1 (CanLII)), cette affaire et celle de M. Bilac sont très différentes et de tels dépens n’ont pas été demandés en l’espèce de toute façon.

[170] Cependant, je suis d’accord avec M. Bilac pour dire que M. Currie a agi de façon inconsidérée, sans se soucier des conséquences de ses actes. Avant de devenir l’employeur de M. Bilac, M. Currie a été prié à maintes reprises d’utiliser le nom et les pronoms choisis par M. Bilac, ce qu’il a refusé de faire. M. Bilac lui a fait savoir que, en tant que personne transgenre, ses droits étaient protégés par la législation sur les droits de la personne, mais M. Currie a continué de croire qu’il était tenu d’utiliser le nom légal de M. Bilac. Il n’a pas cherché à savoir si la LCDP s’appliquait au lieu de travail, même lorsqu’il a fondé sa propre entreprise, NC Tractor.

[171] Je ne crois pas que M. Currie a délibérément fait preuve de discrimination à l’égard de M. Bilac, car il faudrait alors conclure qu’il avait l’intention de faire preuve de discrimination. J’estime plutôt que M. Currie, en tant qu’unique propriétaire de NC Tractor, a agi de façon inconsidérée en ne respectant pas les droits de la personne de M. Bilac du fait qu’il ignorait les obligations qui lui incombaient en vertu de la LCDP. Bien que M. Bilac ait été un collège de M. Currie pendant plus d’un an, il n’a travaillé pour lui à NC Tractor que pendant environ trois mois.

[172] NC Tractor était un petit employeur mal informé qui n’avait aucune politique ni formation en matière de ressources humaines et qui n’était pas au courant de ses obligations en matière de droits de la personne. M. Currie a clairement démontré qu’il ne se souciait pas des conséquences du harcèlement discriminatoire constant subi par un employé. Il était l’employeur de M. Bilac au moment où ce dernier a remis un document d’information sur les droits de la personne à Mme Abbey, il était présent lorsque M. Bilac a démissionné et il aurait dû examiner sur les préoccupations de M. Bilac en matière de droits de la personne, ne serait-ce qu’après qu’elles aient été portées à son attention. Au lieu de cela, il n’a pas cherché à examiner la situation ou à se renseigner, même jusqu’au moment de l’audience, où il était toujours convaincu qu’il n’avait pas à respecter les droits de la personne de M. Bilac en tant qu’homme transgenre.

[173] Je partage l’avis de M. Bilac selon lequel les employeurs doivent protéger les employés transgenres contre tout comportement discriminatoire sur le lieu de travail, y compris l’utilisation de certains mots, que ce soit de la part de la direction, d’autres employés ou de clients. Les personnes transgenres doivent s’attendre à être appelées par les noms qu’elles ont choisis et à être désignées par les pronoms qu’elles ont choisis. Pour les personnes transgenres, l’utilisation des bons pronoms n’est pas une question de préférence, mais bien une question de droit. Lorsque le nom et les pronoms choisis ne sont pas utilisés, les travailleurs transgenres doivent s’attendre à ce que leur employeur prenne des mesures pour remédier à la violation de la LCDP. Les employeurs devraient rapidement enquêter sur les allégations de violations des droits de la personne et y remédier sans tarder. Les employeurs ne doivent pas s’attendre à ce que les employés transgenres dissimulent leur identité trans lorsqu’ils sont au travail et ils ne doivent pas en faire une condition de travail.

[174] Étant donné que M. Currie était au courant du nom et des pronoms choisis par M. Bilac plus d’un an avant de devenir son employeur, je conclus qu’il a commis un acte discriminatoire inconsidéré pendant la courte période où M. Bilac a travaillé pour lui et je conclus qu’il est justifié dans les circonstances de condamner M. Currie et à NC Tractor à verser une indemnité spéciale de 3 000 $.

(iii) Perte de salaire

[175] Le Tribunal peut ordonner que la victime de discrimination soit indemnisée de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire entraînées par l’acte discriminatoire (al. 53(2)c) de la LCDP). M. Bilac demande au Tribunal de lui accorder une indemnité pour perte de salaire à partir de la date à laquelle il a quitté son emploi à NC Tractor jusqu’à la date de la décision du Tribunal, en plus des intérêts.

[176] M. Bilac n’aurait pas droit à une indemnité pour perte de salaire jusqu’à la date de la décision, ni même jusqu’à la date de l’audience. Le Tribunal a entendu un témoignage non contesté selon lequel NC Tractor est devenue non rentable quelque temps après le départ de M. Bilac et qu’elle n’exerce plus ses activités. M. Currie a déclaré qu’il n’était pas en mesure de suivre l’augmentation des coûts d’exploitation de l’entreprise. Après le départ de M. Bilac, il a dû laisser partir Bill, ainsi qu’un autre chauffeur, et il ne restait plus que lui et Mme Abbey à NC Tractor. Il a par la suite dû laisser partir Mme Abbey parce qu’il n’avait pas les moyens de lui verser son salaire. Mme Abbey confirme qu’elle a cessé de travailler pour NC Tractor en août 2019.

[177] M. Currie affirme que NC Tractor doit de l’argent au gouvernement pour les impôts, ainsi que de l’argent à la compagnie pétrolière. Mme Kolodychuk, qui était la commis comptable de NC Tractor, a confirmé ces dires. Elle a déclaré que l’entreprise est toujours active, car elle reçoit toujours des lettres de Revenu Canada adressées à NC Tractor, mais que les comptes bancaires de l’entreprise ont été fermés en 2019. Elle n’a rien fait pour NC Tractor depuis 2020, moment où elle a produit leurs renseignements fiscaux de 2019. Elle ne pensait pas que des procédures de faillite avaient été entreprises et M. Currie a confirmé qu’aucune procédure de ce genre n’avait été entamée. Il tentait de rembourser lui-même les sommes dues par NC Tractor. Il a déclaré qu’il avait vendu ou mis au rebut tout ce que l’entreprise possédait, ainsi que certains de ses propres biens, pour rembourser les dettes de l’entreprise.

[178] Dans ses observations finales, M. Bilac fait valoir que l’échec d’une entreprise commerciale ne peut être considéré comme une raison pour ne pas appliquer la protection de la LCDP, mais il est clair que, s’il n’avait pas démissionné, M. Bilac n’aurait pas conservé son emploi chez NC Tractor bien longtemps. Je refuse de lui accorder une indemnité pour perte de salaire pour un emploi qu’il n’aurait pas eu.

[179] M. Bilac dit ne pas avoir travaillé depuis la fin de son emploi chez NC Tractor, ce qu’il attribue à son expérience avec les intimés. Il a actuellement un statut de personne handicapée et dit que son seul revenu provient des prestations d’assistance sociale. Il demande au Tribunal d’ordonner qu’il soit indemnisé pour les pertes de salaire et pour les dépenses qu’il a engagées et qu’il n’aurait autrement pas eues s’il n’avait pas été harcelé au point d’avoir à quitter son emploi. Il soutient que ce montant devrait correspondre au salaire annuel de base indiqué dans ses documents fiscaux, moins les montants qu’il a reçus d’autres sources pour la période pertinente, notamment les indemnités d’accident du travail de la Colombie-Britannique, l’assurance-emploi et les paiements d’aide au revenu de la Colombie-Britannique.

[180] M. Bilac a prouvé qu’il avait gagné 33 488 $ en 2018, tant auprès d’Edenbank que de NC Tractor. Selon son avis de cotisation pour 2019, son revenu total s’élevait à 45 689 $, dont 37 848 $ en indemnités d’invalidité pour accident du travail, 2 235 $ en assistance sociale et 5 605 $ en assurance-emploi maladie. Il semble qu’il ait en fait gagné davantage de revenus auprès de ces autres sources que ce qu’il aurait gagné en travaillant à NC Tractor, emploi qui aurait pris fin en 2019 s’il avait été capable de travailler. Toutefois, il semble qu’il n’ait pas été en mesure de continuer à travailler après avoir quitté NC Tractor en raison de son invalidité.

[181] M. Bilac n’a fourni aucune preuve à l’appui de son affirmation selon laquelle les intimés étaient la raison pour laquelle il avait le statut de personne handicapée. Je reconnais que M. Bilac a été victime de harcèlement discriminatoire sur son lieu de travail du fait que M. Currie et Mme Abbey l’ont morinommé et mégenré et que, lorsqu’il a démissionné, il était contrarié par le fait que Bill ait vu le document d’information sur les droits de la personne, de sorte que la discrimination était donc au moins en partie la raison de sa démission, mais l’exercice du pouvoir discrétionnaire du Tribunal d’accorder une indemnité pour perte de salaire doit obéir à des principes. Le montant de l’indemnité dépend des circonstances de chaque affaire, et le Tribunal peut imposer une limite aux pertes découlant de l’acte discriminatoire (Christoforou, aux par. 52 à 54). Il doit exister un lien de causalité entre la discrimination et les pertes réclamées. Il incombe au plaignant de prouver qu’il est plus probable qu’improbable que ce lien existe.

[182] Le témoignage du plaignant sur les raisons pour lesquelles il a démissionné et sur ce qui s’est passé après sa démission était plutôt vague. J’admets que, dans le but de mettre fin au harcèlement discriminatoire, il a remis à Mme Abbey le dépliant sur les droits de la personne pour lui faire comprendre qu’il avait droit à de telles protections en milieu de travail. Toutefois, il n’a pas démissionné parce que quelqu’un a fait un autre commentaire discriminatoire, mais plutôt parce que Bill a lu le dépliant, ce qui n’est pas discriminatoire en soi.

[183] Selon son témoignage, après avoir démissionné, il a vécu dans son autocaravane sur le terrain de l’atelier, mais comme il faisait très froid, il s’est ramassé à l’hôpital. Ensuite, le ministère des Anciens Combattants l’a installé dans un motel et lui a donné de l’argent pour qu’il puisse se nourrir.

[184] M. Bilac laisse entendre qu’il aurait pu continuer à travailler comme camionneur, n’eût été son ou ses déficiences, dont le Tribunal ignore la nature exacte. Toutefois, il n’a fourni aucun élément de preuve qui permettrait de conclure que le harcèlement discriminatoire exercé par les intimés est la cause des déficiences qui l’empêchent de travailler depuis qu’il a démissionné le 27 novembre 2018. Avant de quitter son emploi, M. Bilac était apparemment incapable de conduire un camion de septembre à novembre en raison d’une blessure. Le Tribunal a reçu la preuve que M. Bilac a reçu des indemnités d’accidents du travail après avoir démissionné. Or, M. Bilac a affirmé que les traitements de physiothérapie qu’il avait reçus pour la blessure à son genou avaient été inadéquats, de sorte qu’il a été incapable de continuer à travailler comme camionneur.

[185] Bien qu’il laisse entendre qu’il existe un lien entre la discrimination qu’il a subie en milieu de travail et le fait qu’il n’a pas travaillé depuis qu’il a quitté NC Tractor étant donné qu’il a maintenant une déficience, M. Bilac n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve clairs, convaincants et probants pour l’établir selon la prépondérance des probabilités.

[186] J’estime que M. Bilac n’a pas établi qu’il est plus probable qu’improbable qu’il existe un lien de causalité entre le harcèlement discriminatoire dont il a été victime au travail et la perte de salaire qu’il réclame.

(iv) Formation pour chaque intimé

[187] La Commission affirme que, puisque NC Tractor n’est plus une entreprise active, elle ne demande pas de mesures de réparation d’intérêt public à l’encontre de la société intimée. La Commission suggère que chaque intimé suive une formation et reçoive des conseils concernant le harcèlement et les personnes transgenres et de diverses identités de genre. M. Bilac recommande des organisations qui pourraient offrir à tous les intimés une formation sur les droits de la personne propre aux personnes transgenres en milieu de travail afin de les empêcher de commettre d’autres actes discriminatoires.

[188] La Commission note qu’une réparation semblable a été accordée par le Tribunal dans Bushey c. Sharma, 2003 TCDP 21 (CanLII). Dans cette affaire, au moment où le Tribunal a ordonné à l’intimé de suivre une formation, il travaillait toujours pour le même employeur qu’au moment où il s’est livré au harcèlement sexuel. En l’espèce, NC Tractor n’est pas en activité. Il n’a pas été précisé si M. Currie et Mme Abbey ont actuellement un emploi. M. Currie a dit qu’il avait travaillé comme mécanicien, mais qu’il avait des problèmes de santé.

[189] Selon la Commission, le but du prononcé d’une ordonnance en vertu de l’article 53 n’est pas de punir un intimé, mais plutôt (i) de compenser utilement toute perte subie par la victime de discrimination et (ii) d’éliminer et de prévenir la discrimination, notamment en élaborant des redressements visant à éduquer les gens au sujet des droits consacrés dans la LCDP (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 10 (CanLII), aux par. 10 à 17). Certes, si NC Tractor était toujours en activité, je lui ordonnerais de mettre en œuvre une politique de lutte contre la discrimination et de s’assurer que tous ses employés connaissent leurs droits et leurs responsabilités au titre de la LCDP. Je jugerais aussi approprié d’ordonner à M. Currie et à Mme Abbey de suivre la formation demandée par la Commission et le plaignant concernant les personnes transgenres en milieu de travail.

[190] Bien que la mise en œuvre de politiques et la formation soient certainement des mesures de réparation d’intérêt public courantes, surtout dans le cas des plaintes liées à l’emploi, les décisions du Tribunal sont également un moyen d’informer le public au sujet de la LCDP et, en l’espèce, des types de conduites pouvant constituer du harcèlement discriminatoire. J’estime que Mme Abbey et M. Currie ont appris par ce processus que leur lieu de travail était assujetti à la LCDP et que M. Bilac avait droit à la protection des droits de la personne en ce qui concerne son identité et son expression de genre, notamment qu’il avait le droit de se faire appeler Denny et de se voir attribuer des pronoms masculins, peu importe le nom qui figurait sur ses documents gouvernementaux.

[191] Je refuse d’ordonner à M. Currie et à Mme Abbey, dont le statut d’emploi demeure inconnu, de suivre la formation demandée. Toutefois, si NC Tractor reprend ses activités sous la direction de M. Currie dans l’année qui suit la date de la présente décision, j’ordonne à M. Currie de communiquer avec la Commission afin de recevoir des conseils au sujet de la formation que ses employés et lui-même pourraient recevoir en matière de harcèlement à l’égard des personnes transgenres et de diverses identités de genre.

(v) Répartition de la responsabilité

[192] M. Bilac soutient que la Cour suprême du Canada a clairement établi dans l’arrêt Schrenk (précité) que les agissements des collègues ne sont pas à l’abri d’un examen minutieux, mais qu’elle a conclu dans l’arrêt Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), 1987 CanLII 73 (CSC), qu’il incombe en fin de compte à l’employeur d’offrir un milieu de travail sain. Il souligne que la participation de Mme Abbey à l’audience contraste nettement avec celle de M. Currie. Mme Abbey s’est montrée cordiale, et ce, malgré les allégations de M. Bilac et le stress occasionné par le long processus de plainte. M. Bilac a déclaré qu’elle avait été une amie pour lui. Elle n’a pas été blessante pendant son contre-interrogatoire et elle a offert des excuses sincères et émouvantes à M. Bilac durant l’audience. Elle n’était pas non plus responsable du fonctionnement d’Edenbank ou de NC Tractor, contrairement à M. Currie. Par conséquent, M. Bilac propose que 10 % de la responsabilité de l’ordonnance accordant une réparation pécuniaire soit attribuée à l’intimée, Mme Abbey, et que 90 % soit attribuée à M. Currie et à NC Tractor.

[193] J’ai déterminé que M. Bilac a droit à une indemnité pour préjudice moral de 15 000 $ de la part de Mme Abbey et de M. Currie pour la période pendant laquelle ils ont travaillé ensemble à Edenbank, et de la part de Mme Abbey, de M. Currie et de NC Tractor pour la période pendant laquelle M. Bilac a travaillé à NC Tractor. Mme Abbey et M. Currie étaient ses collègues de travail à Edenbank, tandis que M. Currie était son patron à NC Tractor.

[194] M. Currie a fait preuve d’un comportement plus discriminatoire que Mme Abbey pendant qu’ils travaillaient à Edenbank. J’ai pu constater qu’ils ont tous deux morinommé et mégenré M. Bilac, mais que seul M. Currie a formulé des commentaires et questions discriminatoires. Le comportement de M. Currie démontrait clairement qu’il ne considérait pas M. Bilac comme un homme, rejetant ainsi son identité de genre.

[195] Je conclus que, dans les circonstances, des 15 000 $ que doivent payer Mme Abbey, M. Currie et NC Tractor pour préjudice moral, Mme Abbey est tenue de payer 20 %, ou 3 000 $. M. Currie et NC Tractor sont solidairement responsables de payer 80 % de l’indemnité pour préjudice moral, donc 12 000 $, ainsi que 100 % des dommages-intérêts pour la conduite délibérée et inconsidérée, soit 3 000 $.

(vi) Demande au Tribunal de demeurer saisi

[196] La Commission demande au Tribunal de demeurer saisi de la présente affaire et de conserver sa compétence pour recevoir des éléments de preuve et/ou rendre les autres ordonnances qui pourraient être requises, jusqu’à ce que les parties confirment que les mesures de réparation ordonnées par le Tribunal ont été mises en œuvre.

[197] Je refuse de conserver ma compétence en l’espèce. Je ne vois aucune raison de le faire en l’espèce puisque les recours se limitent à une réparation pécuniaire. L’article 57 de la LCDP permet aux parties de déposer, si nécessaire, une ordonnance rendue par le Tribunal en vertu de l’article 53 auprès de la Cour fédérale afin que celle-ci en assure l’exécution.

VI. Ordonnance

[198] Mme Abbey est condamnée à verser la somme suivante à M. Bilac dans les six mois suivant la présente décision :

  • 3 000 $ pour le préjudice moral causé par les actes discriminatoires (al. 53(2)e));

[199] M. Currie et/ou NC Tractor sont condamnés à verser les sommes suivantes à M. Bilac dans les six mois suivant la présente décision :

  • 12 000 $ pour le préjudice moral causé par les actes discriminatoires (al. 53(2)e));

  • 3 000 $ à titre d’indemnité spéciale (par. 53(3)).

Signée par

Colleen Harrington

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 18 septembre 2023

 

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T2525/8220; T2540/9720; T2542/9820

Intitulé de la cause : Bilac c. Abbey, Currie et NC Tractor Services Inc.

Date de la décision du Tribunal : Le 18 septembre 2023

Date et lieu de l’audience : Par vidéoconférence Zoom

Les 14 et 15 décembre 2021 et les 9 et 11 février 2022

Comparutions :

Adrienne Smith, pour le plaignant

Giacomo Vigna et Brittany Tovee, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Shona Abbey, pour son propre compte

Arthur Currie, pour son propre compte et pour NC Tractor Services Inc.

 

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