Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2022 TCDP 41

Date : le 20 décembre 2022

Numéro du dossier : T1340/7008

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada

‑ et ‑

Assemblée des Premières Nations

les plaignantes

‑ et ‑

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

‑ et ‑

Procureur général du Canada

(représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

l’intimé

‑ et ‑

Chiefs of Ontario

‑ et ‑

Amnistie internationale

‑ et ‑

Nation Nishnawbe Aski

les parties interessées

Décision sur requête

Membres : Sophie Marchildon

Edward P. Lustig


Table des matières

I. Introduction 1

II. Contexte 1

III. Résumé des positions des parties 6

A. L’APN et le Canada 6

(i) Observations initiales 6

(ii) Observations en réplique 23

B. Le Canada 27

C. Amnistie Internationale 29

D. Les Chefs de l’Ontario 29

E. La Nation Nishnawbe-Aski 30

F. La Société de soutien 30

(i) Faits 31

(ii) Arguments 35

G. La Commission 39

H. Observations postérieures à l’audience 41

IV. Functus officio et caractère définitif 41

A. Le droit relatif aux principes du functus officio et du caractère définitif des procédures 41

B. Compétence maintenue du Tribunal sur la question de l’indemnisation et questions relatives aux principes du functus officio et du caractère définitif de ses ordonnances 56

(i) Régime des droits de la personne 100

V. L’ERD et les écarts particuliers par rapport aux ordonnances d’indemnisation du Tribunal 114

A. Admissibilité des enfants des Premières Nations retirés de leur foyer qui ont fait l’objet d’un placement non financé par SAC 115

(i) Enfants retirés et interprétations divergentes des parties à la suite de la décision de la Cour fédérale 119

(ii) Enfants retirés de leur foyer dont le placement n’a pas été financé par SAC 119

B. Successions des parents et grands-parents pourvoyeurs de soins 146

C. Certains parents et grands-parents pourvoyeurs de soins recevront une indemnité moindre 152

D. Des victimes et des survivants lésés par le non-respect du principe de Jordan pourraient recevoir une indemnité moindre 154

E. Conclusion sur les écarts relevés 159

VI. Disposition d’exclusion 160

VII. Renseigner le public sur l’Entente de règlement définitive 162

VIII. La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et le consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause; l’autonomie gouvernementale et les résolutions de l’APN 171

A. Droits individuels par rapport aux droits collectifs 185

IX. La demande de modification des ordonnances d’indemnisation du Tribunal pour tenir compte des conditions de l’ERD est rejetée 188

A. Le facteur des compromis pour en arriver à l’ERD vu sous l’angle des droits de la personne 190

B. L’ERD en tant que « nouveaux renseignements mis au jour » depuis que le Tribunal a rendu ses ordonnances 192

C. Les victimes recevront bientôt réparation 192

D. L’élargissement de la portée et l’augmentation de l’indemnité pour certaines victimes ou certains survivants 193

X. Conclusion 200

XI. Ordonnance 204

A. Le Tribunal fait partiellement droit à la requête et énonce les déclarations et les conclusions ci-après 204

XII. Le Tribunal conserve sa compétence 206

 


I. Introduction

[1] La formation félicite l’Assemblée des Premières Nations (l’« APN ») et le Canada d’avoir fait des pas importants vers la réconciliation et d’avoir travaillé de concert à l’entente de règlement définitive sur l’indemnisation des membres du groupe visé par le recours collectif. Cette entente de règlement définitive (« ERD ») est remarquable à bien des égards : elle promet un paiement rapide, prévoit une distribution des fonds contrôlée par les Premières Nations et permet d’accorder à un grand nombre de victimes et de survivants une indemnisation supérieure à ce qui est autorisé en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « LCDP »). L’ERD vise à indemniser un plus grand nombre de victimes et de survivants pour des faits remontant jusqu’en 1991. La formation tient à préciser qu’elle reconnaît les droits inhérents des Premières Nations à l’autonomie gouvernementale ainsi que l’importance que celles-ci prennent elles-mêmes les décisions qui les concernent. Pareille autonomie devrait toujours être favorisée. De l’avis de la formation, telle est aussi l’approche préconisée par l’ERD, dont l’élaboration a été dirigée par les Premières Nations.

II. Contexte

[2] En 2016, le Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal » ou le « TCDP ») a rendu la décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2 (la « Décision sur le bien‑fondé ») et a conclu que la présente affaire concerne les enfants, ainsi que la façon dont les pratiques passées et actuelles en matière d’aide à l’enfance au sein des Premières Nations vivant dans des réserves du Canada, ont eu, et continuent d’avoir, des répercussions pour les enfants des Premières Nations, leurs familles et leurs collectivités. Le Tribunal a conclu que le Canada avait exercé de manière systémique une discrimination raciale à l’égard des enfants des Premières Nations dans les réserves et au Yukon, non seulement par le sous-financement du Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations (le « Programme des SEFPN »), mais aussi par la façon dont il l’avait conçu, géré et contrôlé. L’un des pires préjudices constatés par le Tribunal était le fait que le Programme des SEFPN n’assurait ni la prestation de services de prévention adéquats, ni un financement suffisant. Cette situation créait des incitatifs pour retirer les enfants des Premières Nations de leurs foyers, de leurs familles et de leurs collectivités comme solution de premier, plutôt que de dernier recours. Un autre préjudice important pour les enfants des Premières Nations était le fait qu’aucun dossier n’avait été approuvé au titre du principe de Jordan, compte tenu de l’interprétation étroite qu’en faisait le Canada et des critères d’admissibilité restrictifs établis par lui. Le Tribunal a conclu qu’en plus de fournir un financement adéquat, il fallait réorienter le programme de manière à respecter les principes des droits de la personne et à tenir compte des saines pratiques en matière de travail social dans l’intérêt supérieur des enfants. Le Tribunal a déclaré le Canada responsable de la discrimination systémique et raciale exercée. Il lui a ordonné de mettre fin à ses actes discriminatoires, de prendre des mesures pour les corriger et empêcher qu’ils ne se reproduisent, et de réformer le Programme des SEFPN et l’Entente de 1965 de l’Ontario de manière à tenir compte des conclusions tirées dans la Décision sur le bien-fondé. Le Tribunal a décidé qu’il procéderait par étapes (réparation immédiate, à moyen terme et à long terme) de façon à apporter des changements immédiats, puis à faire des ajustements en vue d’arriver un jour à une réparation durable, à long terme. Grâce à un tel processus, les mesures de réparation à long terme pourraient s’appuyer sur la collecte de données, les nouvelles études réalisées et les pratiques exemplaires déterminées par les experts, les collectivités et les organismes des Premières Nations en tenant compte des besoins particuliers de leurs diverses communautés, mais aussi par le Comité consultatif national sur la réforme des services à l’enfance et à la famille et les parties.

[3] Le Tribunal a également ordonné au Canada de cesser d’appliquer sa définition étroite du principe de Jordan, et de prendre des mesures pour le mettre en œuvre immédiatement en lui donnant sa pleine portée et tout son sens. Les ordonnances relatives au principe de Jordan et l’objectif de l’égalité réelle ont été énoncés plus en détail dans des décisions sur requête subséquentes, dont la décision 2020 TCDP 20, où le Tribunal a déclaré ce qui suit :

Le principe de Jordan est un principe des droits de la personne fondé sur l’égalité réelle. Le critère exposé dans la définition élaborée par le Tribunal dans la décision 2017 TCDP 14, qui vise la fourniture de services « au-delà de la norme établie », favorise l’égalité réelle des enfants des Premières Nations en se concentrant sur leurs besoins particuliers, ce qui doit tenir compte du traumatisme intergénérationnel et d’autres éléments importants qui découlent de la discrimination constatée dans la Décision sur le bien-fondé, ainsi que d’autres désavantages tels que le désavantage historique qu’ils peuvent subir. La définition et les ordonnances reflètent les besoins particuliers et la situation unique des Premières Nations. Le principe de Jordan vise à honorer les obligations nationales et internationales positives du Canada envers les enfants des Premières Nations en application de la LCDP, de la Charte, de la Convention relative aux droits de l’enfant et de la DNUDPA, entre autres. De plus, la formation, en s’appuyant sur le dossier de la preuve, a estimé que ce principe est le mécanisme en place le plus rapide pour commencer à éliminer la discrimination constatée en l’espèce dont sont victimes les enfants des Premières Nations, pendant la réforme du programme national. D’autant plus que son objectif d’égalité réelle tient également compte de l’effet cumulé des divers aspects de la discrimination dans tous les services gouvernementaux, qui affecte les enfants et les familles des Premières Nations. L’égalité réelle est tant un droit qu’une réparation en l’espèce : un droit qui est dû aux enfants des Premières Nations à titre de réparation constante et durable de la discrimination et afin d’empêcher qu’elle ne se reproduise. Cela s’inscrit bien dans la portée de la plainte.

[4] En conséquence, le Tribunal a conclu que tous les éléments précédemment mentionnés devaient être financés adéquatement. Et donc, qu’il fallait agir de façon significative et durable afin d’éliminer la discrimination systémique et d’empêcher qu’elle ne se reproduise.

[5] Le Tribunal a rendu une série de décisions sur requête et d’ordonnances visant à réformer complètement le Programme fédéral des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations. En 2019, il a statué que la discrimination systémique et raciale exercée par le Canada avait causé des préjudices d’une extrême gravité aux enfants des Premières Nations et à leurs familles. Le Tribunal a donc ordonné qu’une indemnité soit versée aux victimes et aux survivants et, à la demande des plaignantes et des parties intéressées, il a rendu contre le Canada des ordonnances exécutoires à cet effet. Puis, le Tribunal a rendu une série de décisions à la suite de demandes présentées par les parties en ce qui concerne le processus d’indemnisation, lequel a pris fin en 2020, lorsque le Canada a décidé de solliciter le contrôle judiciaire des décisions du Tribunal portant sur l’indemnisation et d’interrompre ainsi l’achèvement des dernières étapes du processus, qui auraient permis la distribution des indemnités aux victimes et aux survivants.

[6] Le Tribunal avait annoncé en 2016 qu’il traiterait la question de l’indemnisation plus tard, en espérant que les parties régleraient la question avant que le Tribunal ne se prononce et ne rende des ordonnances définitives. Précisions que le Tribunal peut clarifier ses ordonnances d’indemnisation existantes, mais qu’il ne peut les modifier complètement d’une manière qui priverait les victimes et les survivants de leurs droits à l’indemnisation. Pour contester les conclusions essentielles du Tribunal à cet égard, il faut procéder par voie de contrôle judiciaire.

[7] Le Tribunal a encouragé pendant des années les parties à régler les questions relatives à l’indemnisation.

[8] Dans la décision 2016 TCDP 10, la formation avait clairement signalé qu’elle espérait que les parties fassent progresser la réconciliation en recourant à des négociations, plutôt qu’à l’arbitrage, pour régler les questions de réparation (au par. 42). Puis, dans la décision 2016 TCDP 16, la formation a souligné que certaines parties avaient mis en garde le Tribunal contre d’éventuels effets préjudiciables que pourraient avoir les ordonnances de réparation (au par. 13). Par conséquent, le Tribunal a fortement encouragé les parties à négocier les mesures de réparation, y compris les indemnités. Le Tribunal leur a offert de travailler avec elles dans le cadre d’une médiation-arbitrage afin de les aider à élaborer les mesures qui soient les plus à même de répondre à leurs besoins et les plus efficaces possible pour offrir réparation aux victimes. Seul le Canada a refusé.

[9] La question n’étant pas réglée, le Tribunal s’est alors vu dans l’obligation de se prononcer sur les indemnités et le processus d’indemnisation. En ce qui concerne les indemnités à accorder, le Tribunal devait rendre des décisions difficiles portant sur de nouvelles questions. Le Canada a présenté de multiples arguments contre l’indemnisation. Le Tribunal, quant à lui, a tiré des conclusions juridiques fondées sur les éléments de preuve, en établissant un lien entre ceux-ci et les préjudices causés, lesquels justifiaient ses ordonnances rendues en vertu de la LCDP. La formation du Tribunal a ainsi exercé le rôle quasi judiciaire qui lui est confié par une loi quasi constitutionnelle. Le Tribunal, guidé par toutes les parties à la présente affaire, y compris l’APN, a rendu des décisions audacieuses et complexes, dans l’intérêt supérieur des enfants des Premières Nations et de leurs familles. La Cour fédérale, par ailleurs, a confirmé les décisions du Tribunal. Maintenant que le Tribunal a rendu ces décisions relatives aux catégories de victimes et au montant à leur accorder, elles ne peuvent plus faire l’objet de négociations. Elles constituent un seuil d’indemnisation. Les négociations supposent des compromis; elles peuvent parfois donner lieu à deux pas en avant, un pas en arrière, ce qui peut être jugé acceptable par les parties à la négociation. Toutefois, en l’espèce, la négociation ne peut servir à faire un pas en arrière par rapport à ce que le Tribunal a déjà ordonné.

[10] Dès lors qu’elle a conclu à une discrimination systémique, la formation a travaillé avec rigueur afin de tirer des conclusions de fait et de droit solides qui reconnaissent les droits fondamentaux des enfants et des familles des Premières Nations au Canada, et qui protègent et défendent ces droits. Aujourd’hui, la même formation qui a rendu ces conclusions sur la responsabilité à l’encontre du Canada est priée de renoncer à l’approche qu’elle a retenue, pour adopter plutôt une approche de recours collectif, qui sert des fins juridiques différentes. La formation, consciente que des recours collectifs étaient imminents, a veillé à ce que le processus d’indemnisation du Tribunal n’y fasse pas obstacle. Or, ce sont maintenant les décisions du Tribunal qui se trouvent à être entravées par le fait que l’ERD applique une démarche propre aux premières étapes d’un recours collectif. De fait, les parties n’ont pas finalisé le processus de distribution devant permettre le versement des indemnités déjà ordonnées par le Tribunal en 2019. Elles ont opté pour une autre approche ne tenant pas pleinement compte du régime de la LCDP et des ordonnances du Tribunal.

[11] En mai 2022, l’APN et le Canada ont informé le Tribunal qu’ils avaient besoin qu’une audience soit fixée en juin pour pouvoir présenter l’ERD. Le Tribunal s’est réservé tout l’été afin d’avoir suffisamment de temps pour examiner adéquatement plus de 3 000 pages de documents, et afin de régler l’affaire rapidement, mais l’APN et le Canada ont fait savoir que les avocats du groupe n’étaient pas encore prêts à signer l’ERD. L’ERD a finalement été signée le 4 juillet 2022 et annoncée publiquement, mais elle n’a été présentée au Tribunal que le 22 juillet 2022. Puis, la requête visant à ce que le Tribunal évalue l’ERD a été instruite en septembre, afin d’assurer l’équité pour toutes les parties. La formation convient que les victimes et les survivants ont attendu assez longtemps, et tient à souligner qu’ils auraient pu être indemnisés à n’importe quel moment depuis la décision du Tribunal en 2016, à plus forte raison après la Décision sur l’indemnisation de 2019.

[12] Le Tribunal sait gré aux parties de leurs efforts pour se préparer à l’audience dans le court délai imparti, ainsi que des observations qu’elles ont présentées par écrit avant l’audience et formulées au cours de celle-ci. Après l’audience, la formation avait quelques questions en suspens, auxquelles la présidente de la formation a demandé aux parties de répondre. La formation remercie encore une fois les parties d’y avoir répondu rapidement.

[13] La formation insiste sur le fait qu’elle reconnaît les droits inhérents des Premières Nations à l’autodétermination et à l’autonomie gouvernementale. Elle reconnaît que, du point de vue du système juridique canadien, la présente requête constitue une mise en équilibre de droits individuels et de droits collectifs, tandis que les Premières Nations, elles, peuvent faire porter le dialogue sur les responsabilités. Le Tribunal insiste sur le fait que les titulaires de droits des Premières Nations sont les mieux placés pour prendre des décisions au nom de leurs propres citoyens, que ce soit devant les tribunaux ou ailleurs. Le Tribunal souligne un fait important, à savoir que les Premières Nations sont libres de conclure des ententes concernant leurs citoyens. Le Tribunal comprend les choix difficiles faits par l’APN, et les raisons pour lesquelles elle les a faits. Les Premières Nations devaient travailler avec la somme de 20 milliards de dollars, alors qu’elles réclamaient beaucoup plus pour toutes les affaires.

III. Résumé des positions des parties

A. L’APN et le Canada

(i) Observations initiales

[14] Le 22 juillet 2022, l’APN et le Canada ont présenté un avis de requête conjoint et des documents à l’appui.

[15] L’APN et le Canada ont demandé au Tribunal de rendre un jugement déclaratoire selon lequel l’ERD satisfait entièrement aux conditions de la Décision sur l’indemnisation et des ordonnances d’indemnisation connexes rendues par la formation, de même qu’aux modalités du Cadre d’indemnisation. Subsidiairement, l’APN et le Canada demandent au Tribunal de modifier les diverses ordonnances d’indemnisation et le Cadre d’indemnisation afin de les harmoniser avec l’ERD. Quoi qu’il en soit, pareil jugement déclaratoire ou pareilles modifications de la part du Tribunal seraient assujettis à l’approbation de l’ERD par la Cour fédérale.

[16] L’APN a l’appui du procureur général du Canada ainsi que des représentants des demandeurs dans les recours collectifs intentés devant la Cour fédérale.

a) Contexte

[17] L’APN décrit le contexte qui a mené à la présente requête. Elle explique comment le Canada a cherché à s’engager dans des négociations visant à indemniser, au moyen d’un règlement global concernant l’indemnisation, les enfants visés par les recours collectifs et l’instance devant le TCDP. En parallèle, le Canada a entrepris des négociations sur la réforme à long terme du Programme des SEFPN et de l’application du principe de Jordan. L’ERD prévoit le versement de 20 milliards de dollars en indemnités aux survivants.

[18] L’APN rappelle les efforts qu’elle a déployés depuis 1998 pour remédier à la discrimination exercée dans le cadre du Programme des SEFPN, y compris la production de rapports comme l’Examen de la politique nationale et les rapports Wen:de.

[19] L’APN indique avoir été la seule, parmi les parties à la présente instance du TCDP, à réclamer une indemnisation individuelle pour les enfants, les parents et les frères et sœurs touchés par la discrimination du Canada. Le Tribunal a finalement accordé l’indemnité maximale permise par la LCDP aux enfants des Premières Nations touchés et aux parents ou grands-parents qui s’occupaient d’eux. Cette indemnisation était destinée aux enfants retirés de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité et à ceux ayant subi un retard, un refus ou une interruption dans la prestation d’un service essentiel. L’APN fait observer que le Tribunal a conservé sa compétence sur l’affaire de manière à pouvoir traiter les questions soulevées au cours du processus d’indemnisation, et qu’en plus, il a cherché à promouvoir une approche dialogique s’appuyant sur des discussions et des négociations entre les parties. L’APN décrit comment les parties ont participé aux discussions subséquentes, puis sont revenues devant le Tribunal pour obtenir d’autres décisions sur l’indemnisation. Le Tribunal a conservé sa compétence à l’égard de toutes les ordonnances d’indemnisation qu’il a rendues en l’espèce, y compris en ce qui concerne le Cadre d’indemnisation.

[20] L’APN relève que les décisions sur l’indemnisation ont été confirmées en contrôle judiciaire par la Cour fédérale. Devant celle-ci, l’APN et la Société de soutien ont fait valoir, au cours de leurs plaidoiries, que le Canada devait verser une indemnité pour chaque enfant concerné par le Programme des SEFPN qui avait été pris en charge à l’extérieur de son foyer et aux enfants touchés par l’interprétation stricte du principe de Jordan par le Canada. L’indemnité devait être versée aux enfants, mais aussi à leurs parents ou grands-parents. L’APN attire l’attention sur les remarques formulées par la Cour fédérale dans sa décision, où celle-ci encourageait les parties à engager des discussions de bonne foi pour parvenir à un règlement juste et équitable.

[21] L’APN détaille ensuite les recours collectifs intentés devant la Cour fédérale, qui prévoient une indemnité pour les victimes de la discrimination exercée par le Canada sur une période remontant jusqu’en 1991. Les groupes (ou catégories) de victimes admissibles à une indemnité dans le cadre des recours collectifs ont été définis en fonction des victimes mentionnées dans la Décision sur l’indemnisation. Six groupes ont ainsi été établis :

  • A)Enfants inutilement pris en charge : Enfants des Premières Nations ayant été retirés de leur foyer entre 1991 et 2022 alors qu’ils étaient mineurs et qu’eux‑mêmes ou l’un de leurs parents résidaient habituellement dans une réserve.

  • B)Familles touchées (enfants inutilement pris en charge) : Les parents, grands‑parents ou frères et sœurs d’un membre du groupe des enfants inutilement pris en charge.

  • C)Enfants lésés par le non-respect du principe de Jordan : Tout membre d’une Première Nation vivant au Canada qui, entre 2007 et 2017, était mineur et avait un besoin confirmé d’obtenir un service essentiel, mais a subi un refus de service, ou un retard ou une interruption dans la prestation de ce service essentiel requis.

  • D)Enfants du groupe Trout : Groupe comparable à celui des enfants lésés par le non-respect du principe de Jordan, mais concerne les enfants des Premières Nations visés par la période comprise entre 1991 et 2007.

  • E)Familles touchées (enfants lésés par le non-respect du principe de Jordan) : Les parents, grands-parents ou frères et sœurs d’un membre du groupe des enfants lésés par le non-respect du principe de Jordan.

  • F)Familles touchées (enfants du groupe Trout) : Les parents, grands-parents ou frères et sœurs d’un enfant du groupe Trout.

[22] L’APN présente ses estimations de la taille de chaque groupe. Ainsi, 115 000 membres composeraient le groupe des enfants inutilement pris en charge. Pour chacun de ces enfants, on compterait 1,5 parent ou grand-parent pourvoyeur de soins qui est admissible à une indemnité, et certains ont vu plusieurs enfants être retirés de leur foyer. La taille des autres groupes est plus difficile à déterminer. Le groupe des enfants lésés par le non-respect du principe de Jordan est estimé entre 58 385 et 69 728 membres. Le nombre d’enfants du groupe Trout est estimé à 104 000. Dans le cas des enfants lésés par le non-respect du principe de Jordan et dans celui des enfants du groupe Trout, il n’y a pas d’estimation du nombre de membres des groupes des familles touchées correspondants.

[23] L’APN retrace ensuite l’historique des négociations qui ont abouti à l’ERD. Les discussions ont d’abord eu lieu par l’intermédiaire d’un médiateur, dans le cadre de la procédure de la Cour fédérale liée aux recours collectifs. Les parties aux recours collectifs, mais aussi la Société de soutien, ont participé aux séances de médiation. Par la suite, les négociations se sont déroulées sous la supervision de l’honorable Murray Sinclair. Ce sont surtout les parties aux recours collectifs qui y ont pris part, mais certaines consultations ont été effectuées auprès de la Société de soutien et d’autres parties à la plainte devant le Tribunal. Les négociations en question ont débouché sur une entente de principe.

[24] Cette entente de principe prévoyait que le Canada verserait un montant de 20 milliards de dollars contre renonciation à toutes les demandes d’indemnisation présentées à son encontre dans le cadre de l’instance du Tribunal et des recours collectifs. Les fonds d’indemnisation inutilisés ne devaient pas être retournés au Canada. Les parties ont reconnu que le nombre de victimes admissibles à une indemnité était incertain. Par ailleurs, il revenait aux demandeurs dans les recours collectifs de déterminer de quelle manière procéder pour distribuer les fonds. L’entente de principe portait également sur le délai d’exclusion; le fait que les ordonnances satisferaient au processus d’indemnisation devant le Tribunal; le traitement fiscal appliqué à l’indemnité; la notification; les frais juridiques et une demande d’excuses publiques. Les parties ont utilisé l’entente de principe comme base pour élaborer l’ERD.

[25] L’APN indique que les avocats des recours collectifs ainsi que l’APN visaient les objectifs suivants lors de l’élaboration de l’ERD :

  • A)maintenir, voire augmenter le plus possible les montants accordés en vertu de la Décision sur l’indemnisation du Tribunal;

  • B)assurer la proportionnalité de l’indemnisation en fonction de facteurs objectifs;

  • C)advenant que des compromis soient nécessaires du point de vue de l’indemnisation, favoriser les enfants;

  • D)créer un processus adapté à la culture et tenant compte des traumatismes subis;

  • E)garantir que les survivants n’aient pas à subir une entrevue ou un contre-interrogatoire pour recevoir une indemnisation;

  • F)mettre en place un processus de demande suffisamment facile et simple pour qu’il ne soit pas nécessaire de recourir à une aide professionnelle pour pouvoir obtenir l’indemnité;

  • G)offrir du soutien aux survivants tout au long du processus d’indemnisation;

  • H)faire en sorte que la totalité des sommes du fonds de règlement aille aux survivants, sans que des frais d’avocat ou des paiements à des tiers en soient déduits.

b) Modalités de l’ERD

[26] L’APN dresse ensuite le résumé des modalités de l’ERD.

[27] Le préambule de l’ERD énonce les objectifs poursuivis par celle-ci, dont une administration des fonds qui soit rapide, économique, conviviale, adaptée à la culture et qui tienne compte des traumatismes. Dans l’ensemble, les objectifs visent à faire en sorte que les survivants soient bien soutenus dans le processus et qu’ils ne rencontrent pas d’obstacles ni ne vivent de nouveaux traumatismes.

[28] Les 20 milliards de dollars de fonds du règlement seront versés en fiducie une fois que toutes les possibilités d’appel de l’ordonnance de règlement auront été épuisées.

[29] L’APN résume ainsi les groupes couverts par l’ERD :

  • A)Enfants inutilement pris en charge : s’entend de tout membre des Premières Nations :

  • B)Familles touchées (enfants inutilement pris en charge) : s’entend de tous les frères, sœurs, mères, pères, grands-mères et grands-pères d’un membre du groupe des enfants inutilement pris en charge au moment de la prise en charge.

  • C)Enfants lésés par le non-respect du principe de Jordan : s’entend de tout membre des Premières Nations qui, entre le 12 décembre 2007 et le 2 novembre 2017, n’a pas reçu du Canada un service essentiel (que ce soit en raison d’un refus ou d’une interruption de service) dont il avait un besoin confirmé, ou qui a vu la prestation d’un service essentiel lié à son besoin confirmé être retardée par le Canada, pour un motif tel qu’un manque de financement ou une absence de compétence, ou à cause d’une interruption de service ou d’un conflit de compétence.

  • D)Familles touchées (enfants lésés par le non-respect du principe de Jordan) : s’entend de tous les frères, sœurs, mères, pères, grands-mères ou grands-pères d’un membre du groupe des enfants lésés par le non-respect du principe de Jordan au moment du retard, du refus ou de l’interruption de service.

  • E)Enfants du groupe Trout : s’entend de tout membre des Premières Nations qui, entre le 1er avril 1991 et le 11 décembre 2007, n’a pas reçu du Canada un service essentiel (que ce soit en raison d’un refus ou d’une interruption de service) dont il avait un besoin confirmé, ou qui a vu la prestation d’un service essentiel lié à son besoin confirmé être retardée par le Canada, pour un motif tel qu’un manque de financement ou une absence de compétence, ou à cause d’une interruption de service ou d’un conflit de compétence.

  • F)Familles touchées (enfants du groupe Trout) : s’entend de tous les frères, sœurs, mères, pères, grands-mères ou grands-pères d’un membre du groupe des enfants Trout au moment du retard, du refus ou de l’interruption de service.

i. qui, alors qu’il n’avait pas atteint la majorité;

ii. que lui-même, ou au moins l’une des personnes qui s’occupaient de lui, résidait habituellement dans une réserve ou vivait au Yukon;

iii. a été retiré de son foyer par les services de protection de l’enfance ou a fait l’objet d’un placement volontaire entre le 1er avril 1991 et le 31 mars 2022;

iv. et dont la prise en charge a été financée par Services aux Autochtones Canada (« SAC »).

[30] L’expression « membres des Premières Nations » s’entend notamment des personnes qui possèdent le statut d’Indien inscrit sous le régime de la Loi sur les Indiens, de celles qui ont droit à l’inscription au titre des paragraphes 6(1) ou 6(2) de la Loi sur les Indiens (dans sa version en vigueur le 11 février 2022), et de celles qui répondent aux règles d’appartenance à une bande au titre des articles 10 à 12 de la Loi sur les Indiens (dans sa version en vigueur le 11 février 2022) et dont le nom est consigné sur la liste de bande. Aux fins de la catégorie des enfants lésés par le non-respect du principe de Jordan, l’expression renvoie également aux personnes reconnues comme membres par leur Première Nation en date du 11 février 2022.

[31] L’APN estime que 7,25 milliards de dollars d’indemnisation iront à la catégorie des enfants inutilement pris en charge; 5,75 milliards de dollars, à la catégorie des familles touchées (enfants inutilement pris en charge); 3 milliards de dollars, à la catégorie des enfants lésés par le non-respect du principe de Jordan; 2 milliards de dollars, aux membres du groupe des enfants Trout; et 2 milliards de dollars, aux familles touchées (enfants lésés par le non-respect du principe de Jordan et enfants du groupe Trout).

[32] Selon les indications de l’APN, les parties recommanderont qu’un administrateur soit nommé par le tribunal. L’administrateur sera chargé d’élaborer les processus d’indemnisation des réclamants individuels et de veiller à ce que les fonds leur soient versés en tenant compte des traumatismes subis. L’administrateur devra veiller à ce que les normes appropriées soient appliquées aux modes de distribution des fonds aux bénéficiaires. Une telle démarche est conforme aux objectifs du processus de demande, qui vise à réduire le plus possible le fardeau administratif imposé aux survivants. L’administrateur fournira régulièrement des rapports, ce qui aidera le comité de mise en œuvre du règlement dirigé par les Premières Nations et, en fin de compte, la Cour fédérale, à superviser le processus et à résoudre les éventuels problèmes systémiques.

[33] L’APN mentionne que l’ERD comprendra un plan exhaustif de notification des bénéficiaires. Il y aura un délai d’exclusion. Les bénéficiaires auront trois ans pour présenter une demande après avoir atteint l’âge de la majorité, et des prolongations seront possibles en fonction de la situation personnelle du bénéficiaire.

[34] Un fonds Cy-près sera établi au profit des bénéficiaires ne recevant pas d’indemnité directe. Il aura une dotation de 50 millions de dollars, et servira à financer des activités comme la réunification des familles, l’accès aux activités culturelles ou à des mesures de soutien à la transition, en plus de rendre accessibles, pour les bénéficiaires visés par le principe de Jordan, les services qu’ils sont susceptibles de perdre après avoir atteint l’âge de la majorité.

[35] L’APN souligne que la totalité des 20 milliards de dollars en fonds d’indemnisation sera versée aux survivants, parce que le Canada a accepté de payer séparément les coûts d’administration du règlement et les frais d’avocat. De plus, les 20 milliards de dollars seront investis, et tous les intérêts générés seront également versés aux survivants.

[36] L’APN ajoute que le Canada fera tout en son pouvoir pour s’assurer que les indemnités ne soient pas traitées comme un revenu imposable et qu’elles n’aient pas d’incidence sur les prestations d’aide sociale fédérales, provinciales ou territoriales.

[37] Selon les explications de l’APN, l’ERD prévoit des mesures de soutien au mieux-être pour les bénéficiaires, notamment la coordination des services, le renforcement du réseau existant de services de soins de santé et de soutien culturel, l’accès à des services de counseling en santé mentale et l’accès à une ligne de soutien destinée aux jeunes.

[38] L’APN explique le processus relatif à l’indemnisation de la succession des enfants qui auraient droit à une indemnité, mais qui sont décédés. Elle ajoute qu’un processus est en place pour les personnes qui sont dépourvues de la capacité juridique voulue en raison d’une déficience.

[39] Selon ce que prévoit l’ERD, le Canada proposera au cabinet du premier ministre que celui-ci présente des excuses.

[40] L’APN fait remarquer que, dans certains domaines, il y a encore du travail à faire. Par exemple, il faut mettre la dernière main à la méthode d’évaluation relative au principe de Jordan, approuver le plan de notification des bénéficiaires, regrouper les données qui relèvent du Canada, nommer un administrateur et obtenir de la Cour fédérale l’approbation de l’ERD.

c) Arguments

[41] Premièrement, l’APN soutient que le Tribunal devrait entériner l’ERD, parce qu’elle-même appuie cette entente, à l’instar du Canada et les avocats des recours collectifs, qui souscrivent également aux observations présentées par l’APN. L’APN explique être favorable à l’ERD parce que celle-ci garantit un paiement rapide des indemnités, en plus d’élargir considérablement le nombre de survivants admissibles à l’indemnisation et de prévoir une indemnité plus élevée pour ceux qui ont subi le plus grand préjudice. L’APN considère l’ERD comme le moyen le plus efficace et efficient de verser les importantes indemnités accordées aux membres des Premières Nations victimes de la discrimination du Canada. L’APN souligne que, depuis le début de l’instance devant le Tribunal, elle a exercé des pressions en faveur d’une indemnité individuelle. Elle observe en outre qu’à titre d’organisme de gouvernance politique des Premières Nations à l’échelle nationale, elle est la mieux placée pour comprendre l’incidence de l’indemnisation pour les Premières Nations du Canada.

[42] Deuxièmement, l’APN fait valoir au Tribunal qu’il est habilité à entériner l’ERD. Elle lui rappelle les vastes pouvoirs de réparation que lui confère la LCDP, ainsi que la manière dont il a exercé ces pouvoirs pour rendre les ordonnances déjà rendues en l’espèce, tout en conservant sa compétence sur l’affaire, ce qui lui confère le large pouvoir discrétionnaire de revenir sur une question. Citant l’approche dialogique avalisée par la Cour fédérale, l’APN se dit d’avis que cette approche encourage les parties à participer à des négociations, et qu’elle leur donne suffisamment de latitude pour contribuer aux discussions qui ont eu lieu dans la présente affaire. La LCDP, par ailleurs, permet au Tribunal de faire preuve de souplesse et d’innovation dans l’octroi de réparations en matière de droits de la personne.

[43] L’APN soutient qu’au regard des pouvoirs de réparation dont il jouit, le Tribunal, avec sa compétence maintenue, a une latitude suffisamment grande pour pouvoir conclure que l’ERD satisfait à ses ordonnances d’indemnisation. En effet, le Tribunal a explicitement conservé sa compétence à l’égard des questions de réparation, si bien qu’il peut examiner la proposition de l’APN et du Canada visant à ce qu.il entérine l’ERD. L’ERD est le fruit de négociations tenues conformément à l’approche dialogique.

[44] Troisièmement, l’APN soutient que le Tribunal dispose d’un pouvoir discrétionnaire quant à la façon d’évaluer si l’ERD satisfait aux ordonnances d’indemnisation du Tribunal. L’APN fait valoir qu’il n’existe pas de précédents qui traiteraient précisément d’un cas où les parties auraient réussi à négocier, en dehors du processus du Tribunal, un règlement qui satisfasse à une ordonnance d’indemnisation. On peut certes établir certains parallèles avec le Cadre d’indemnisation négocié par les parties, mais, dans les circonstances, il existe tout de même des différences. Par conséquent, l’APN soutient que le Tribunal devrait interpréter sa vaste compétence en matière de réparation comme l’autorisant à examiner si l’ERD satisfait aux ordonnances d’indemnisation qu’il a rendues.

[45] De façon générale, l’APN soutient que le Tribunal devrait appliquer un critère consistant à évaluer si, en fonction de certains principes, l’ERD satisfait raisonnablement aux ordonnances d’indemnisation du Tribunal et au principe qui les sous-tend, et qui consiste à promouvoir les droits des survivants. L’APN propose des facteurs précis susceptibles d’être utiles aux fins d’une telle évaluation. Il s’agit notamment de déterminer si l’ERD répond aux objectifs d’indemnisation du Tribunal et de la LCDP, aux principes internationaux en matière de droits de la personne, aux résultats du processus dialogique et à l’objectif de réconciliation. L’APN demande également au Tribunal de s’appuyer sur les principes pris en compte par la Cour fédérale lorsqu’elle a approuvé les règlements de recours collectif indemnisant les membres des Premières Nations pour la discrimination historique exercée par le Canada. En pareilles circonstances, la Cour fédérale examinera si le règlement est juste et raisonnable et s’il sert les intérêts du groupe dans son ensemble. À cette fin, elle pourra notamment examiner : les modalités du règlement proposé; la probabilité de succès ou de recouvrement par voie de procédure judiciaire; les frais associés à la poursuite de la procédure et la durée de celle-ci; la dynamique des négociations en vue d’un règlement et les positions qui y ont été adoptées; les risques que présente le fait de ne pas approuver le règlement sans conditions; et la position des représentants des demandeurs. Notons que les risques de litige liés au fait de ne pas approuver l’entente et le point de vue des représentants des demandeurs sont des éléments particulièrement importants.

[46] Quatrièmement, l’APN explique comment les différentes parties de l’ERD s’harmonisent avec les ordonnances d’indemnisation du Tribunal et s’en inspirent.

[47] Le montant des indemnités est juste, raisonnable et fondé sur des principes. Selon l’APN, il atteint, voire dépasse les objectifs fixés dans les ordonnances du Tribunal. L’indemnité globale de 20 milliards de dollars est considérable. Les indemnités payables à chaque individu seront substantielles, et le montant total de l’indemnisation est historique et reflète l’ampleur des préjudices causés.

[48] Aux dires de l’APN, le mécanisme d’indemnisation prévu est raisonnable, et il tire parti de l’expérience acquise dans le cadre de règlements antérieurs conclus avec des Premières Nations. Il réduit au minimum le risque de nouveau traumatisme pour les victimes, et privilégie l’accès à la justice, de même que l’efficacité et la rapidité. Dans cette optique, l’ERD suit une approche modelée sur celle du Paiement d’expérience commune, qui est prévu dans la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens. Il existe une présomption d’admissibilité à l’indemnité, et le fardeau et les exigences en matière de preuve qui sont imposés aux survivants sont peu élevés. Dans la mesure du possible, la proportionnalité de l’indemnisation est assurée en fonction de facteurs objectifs.

[49] L’APN précise que les membres de la catégorie des enfants inutilement pris en charge recevraient, au minimum, le montant de 40 000 $ en dommages-intérêts accordé par le Tribunal. L’ERD étend la période d’indemnisation de manière à couvrir les enfants qui, dès le 1er avril 1991, date d’entrée en vigueur de la Directive 20-1, ont été touchés par les pratiques de financement discriminatoires du Canada. Cet élargissement de la période d’indemnisation vient augmenter d’environ 56 000 le nombre d’enfants ayant droit à une indemnité. L’APN indique que l’admissibilité est également étendue aux enfants pris en charge, mais non soustraits à leurs collectivités, au sein desquelles ils ont été placés dans des foyers financés par SAC. Par ailleurs, faire reposer l’admissibilité sur le placement auprès de foyers financés par SAC permet, d’une part, de relier l’indemnisation à la pratique discriminatoire qui incitait à retirer les enfants de leur foyer et à les prendre en charge plutôt que d’adopter des mesures de prévention; et d’autre part, de faciliter l’identification des enfants concernés. L’APN signale qu’une indemnité plus élevée est prévue pour les victimes qui appartiennent à cette catégorie, et qui ont subi un préjudice d’une gravité exceptionnelle, selon des indicateurs objectifs comme l’âge de l’enfant et le nombre d’années pendant lesquelles il a été pris en charge. Ainsi, le Tribunal peut accorder à ces victimes une indemnité supérieure au montant maximal prévu par la Loi. La somme exacte de ces paiements bonifiés est pour le moment inconnue, parce qu’on ignore encore le nombre de bénéficiaires visés ainsi que le poids relatif à accorder à différents facteurs.

[50] L’APN ajoute que l’indemnisation des familles touchées (enfants inutilement pris en charge) se base, de la même façon, sur le paiement d’un montant minimum de 40 000 $ aux bénéficiaires admissibles. Le nombre de bénéficiaires admissibles à l’indemnité croît à mesure que le nombre d’enfants qui ont droit à celle-ci augmente. Selon l’APN, l’ERD élargit l’admissibilité des personnes qui prennent soin des enfants au-delà des parents et grands‑parents biologiques, comme le prévoit l’ordonnance du Tribunal, pour inclure maintenant les parents adoptifs et les beaux-parents.

[51] L’APN soutient que l’ERD vient augmenter le nombre de bénéficiaires admissibles appartenant à la catégorie des enfants du groupe Trout et à celle de leurs familles touchées. En ce qui concerne ces deux catégories, l’admissibilité à une indemnité pour non-respect du principe de Jordan est étendue de telle manière à couvrir la période de 1991 à 2007 pour les personnes touchées, aussi bien les enfants que les personnes qui s’occupaient d’eux. L’ERD permettra de verser jusqu’à 20 000 $ aux enfants non visés par des facteurs aggravants objectifs, et jusqu’à 40 000 $ aux enfants pour lesquels il existe de tels facteurs. Les personnes qui ont pris soin d’enfants ayant subi les plus hauts niveaux de répercussions pourraient avoir droit au versement direct d’une indemnité. L’inclusion de ce type de bénéficiaires est importante, car le préjudice qu’ils ont subi est antérieur à la reconnaissance du principe de Jordan.

[52] L’APN est favorable à ce qu’un fonds Cy-près soit établi principalement au profit des membres d’un groupe qui ne reçoivent pas d’indemnité directe, soit notamment les frères et sœurs des enfants touchés. Le fonds sera doté de 50 millions de dollars. Les avantages procurés par le fonds Cy-près tiennent compte de la préoccupation du Tribunal selon laquelle ce type de fonds doit venir compléter, plutôt que remplacer, l’indemnité directe.

[53] Aux dires de l’APN, l’ERD tient également compte de la préoccupation du Tribunal quant à la nécessité de faire en sorte que, dans tout processus d’indemnisation, le risque de nouveau traumatisme pour les survivants soit réduit au minimum. Ce principe cadre avec les objectifs des ordonnances d’indemnisation du Tribunal. Pour y arriver, l’ERD impose à l’administrateur du fonds d’adopter une approche tenant compte des traumatismes subis; de partir du principe que les réclamants sont de bonne foi; et de tirer toutes les conclusions raisonnables en leur faveur. Entre autres exemples, mentionnons la garantie qu’aucune des victimes ne sera tenue de se soumettre à une entrevue ou à un examen, de même que l’objectif du Fonds Cy-près de fournir des services adaptés à la culture et aux expériences traumatisantes vécues. Les mesures d’aide offertes au cours du processus d’indemnisation comprennent la coordination des services, le renforcement des mesures de soutien existantes en matière de santé et de culture, l’accès à des services de counseling en santé mentale, et des services d’écoute téléphonique améliorés.

[54] L’APN avance que les mesures d’aide dont disposent les victimes dans le cadre de l’ERD, non seulement appuient, mais élargissent les initiatives envisagées dans les ordonnances d’indemnisation du Tribunal. Les mesures de soutien disponibles sont robustes. Elles demeureront également accessibles jusqu’à ce que le processus de demande soit terminé pour tous les bénéficiaires. En plus des mécanismes de soutien visant à garantir une approche adaptée à la culture et tenant compte des traumatismes subis, des accompagnateurs seront disponibles pour aider les réclamants à s’orienter dans le processus de réclamation. Le Canada fournira pendant cinq ans à l’APN du financement supplémentaire pour la mise en œuvre de mesures de soutien dirigées par les Premières Nations. Le fonds Cy-près, enfin, consiste à apporter des avantages aux membres de groupes n’ayant pas le droit de recevoir une indemnité directe.

[55] L’APN explique qu’elle dispose d’un plan de notification visant à s’assurer que chaque bénéficiaire reçoive un avis pour pouvoir présenter une demande. Les personnes qui s’inscrivent recevront un avis dès qu’elles seront admissibles à présenter une réclamation.

[56] Selon ce qu’indique l’APN, l’ERD prévoit un délai d’exclusion de six mois, au cours duquel les personnes pourront se retirer du processus d’indemnisation. Si le Tribunal déclare l’ERD conforme à ses ordonnances d’indemnisation, ces personnes ne pourront par la suite réclamer d’indemnité en vertu des ordonnances du Tribunal.

[57] L’ERD reflète à plusieurs autres égards les ordonnances d’indemnisation du Tribunal. Par exemple, elle prévoit que l’administrateur sera chargé de la distribution des indemnités. On y trouve aussi notamment un protocole de distribution; le financement par le Canada de mesures de soutien aux bénéficiaires cheminant dans le processus; des dispositions selon lesquelles le Canada veillera à ce que les indemnités ne soient pas imposables, et à ce que leur réception n’ait aucune incidence sur les prestations d’aide sociale; le droit, pour les survivants, de porter en appel les décisions de refus d’indemnisation; et des protections pour garantir que les survivants soient bien ceux qui bénéficieront de l’indemnité.

[58] Cinquièmement, l’APN indique que l’ERD se veut alignée sur les ordonnances d’indemnisation du Tribunal, mais que, lorsque des exceptions sont nécessaires, celles-ci sont conformes aux principes qui sous-tendent les ordonnances d’indemnisation du Tribunal. L’APN soutient que des compromis s’imposaient en raison du montant fixe de l’indemnisation disponible; de la complexité et de l’insuffisance des données pour ce qui est des membres des catégories des enfants lésés par le non-respect du principe de Jordan et des enfants du groupe Trout; et de l’élargissement de la période d’admissibilité pour qu’elle commence en 1991. De tels compromis visaient à favoriser les enfants ayant subi des répercussions importantes.

[59] L’APN explique qu’en ce qui concerne la catégorie des familles touchées (enfants inutilement pris en charge), il est possible que l’ERD diffère du Cadre d’indemnisation du Tribunal, et ce sur deux plans. Premièrement, les parents et grands-parents pourvoyeurs de soins qui ont eu plus d’un enfant retiré de leur foyer recevront une indemnisation supplémentaire pouvant aller jusqu’à 60 000 $, au lieu que l’indemnité de 40 000 $ soit multipliée en fonction du nombre d’enfants. Deuxièmement, si l’on enregistre un nombre inattendu de réclamants, l’indemnité pourra être réduite afin que toutes les victimes qui sont des parents ou des grands-parents pourvoyeurs de soins puissent recevoir une indemnité. Dans la même veine, l’indemnité maximale fixée à 60 000 $ permet de s’assurer qu’il y ait suffisamment de fonds pour indemniser tous les parents et grands-parents admissibles. En outre, les membres des groupes des familles touchées qui n’ont pas droit à une indemnisation directe peuvent toujours bénéficier du fonds Cy-près.

[60] L’APN soutient que le processus d’indemnisation applicable aux victimes touchées par le non‑respect du principe de Jordan est généralement conforme aux principes définis par le Tribunal. L’ERD vise à faire en sorte que les enfants qui ont été victimes de discrimination et qui en ont objectivement subi des répercussions soient indemnisés au moyen d’un processus objectif et efficace. À cet égard, l’ERD prévoit une définition raisonnable des services essentiels. Le processus est axé sur l’établissement d’un besoin confirmé lié à un service essentiel pour lequel il y a eu un retard, un refus ou une interruption de service. Les réclamants ayant subi des répercussions plus importantes recevront une indemnité d’au moins 40 000 $, tandis que ceux qui ont été moins gravement touchés recevront une indemnité d’au plus 40 000 $. Ces dispositions, qui tiennent compte de la forte incertitude qui existe au sujet de la taille de la catégorie en question, devraient faire en sorte que les enfants admissibles à une indemnité au titre du principe de Jordan selon les ordonnances du Tribunal reçoivent au moins 40 000 $. Le cadre qui servira à définir ce qui constitue un service essentiel sera élaboré avec l’aide d’experts, et aura comme point de départ la liste des services actuellement admissibles à un financement en vertu du principe de Jordan. Ce processus lié au principe de Jordan se veut souple, de manière à tenir compte de services qui, sans être généralement considérés comme essentiels, peuvent l’être pour un enfant en particulier. Il n’exige pas que les réclamants se soumettent à des entrevues ou à des examens. Il est par ailleurs reconnu que le genre de documents nécessaires pour appuyer une réclamation peut varier.

[61] L’APN précise que seuls les parents et les grands-parents pourvoyeurs de soins à des enfants qui ont été lésés par le non-respect du principe de Jordan, ou qui appartiennent au groupe Trout et qui ont subi des répercussions importantes, seront admissibles à une indemnité. Cette restriction de l’admissibilité est due au fait que l’on ignorait le nombre de parents et de grands-parents s’étant occupés d’enfants de ces catégories. Cela dit, les personnes qui prenaient ainsi soin d’eux, mais qui ne toucheront pas d’indemnité directe, pourront néanmoins bénéficier du fonds Cy-près.

[62] L’APN mentionne qu’aux fins de l’exclusion des personnes qui ont commis des actes de violence à l’encontre d’enfants dont ils s’occupaient, la définition du terme « actes de violence » se limite à la maltraitance sexuelle ou à la maltraitance physique grave. En particulier, elle ne comprend pas la négligence ni les mauvais traitements affectifs qui peuvent être considérés comme de la violence psychologique. Ainsi, la nécessité d’évaluer la raison du retrait de l’enfant s’en trouve réduite. La personne qui s’occupait d’un enfant et qui se voit refuser l’indemnité peut contester ce refus, mais l’enfant retiré n’aura aucun rôle à jouer à cet égard.

[63] L’APN relève que la succession d’un enfant décédé ou d’un membre décédé d’un des groupes des familles touchées peut recevoir une indemnité si cet enfant ou ce membre remplit une demande en ce sens avant son décès. L’ERD tient compte des situations où il n’y aurait pas d’exécuteur testamentaire désigné, ou encore, où le bénéficiaire serait atteint d’une déficience et n’aurait pas la capacité juridique nécessaire pour gérer ses propres finances.

[64] L’APN reconnaît que, dans les ordonnances du Tribunal, il n’était pas question d’une exonération de responsabilité, mais elle signale que cette exonération de responsabilité est de nature limitée et ne s’applique qu’au Canada, et non à d’autres fournisseurs de services ou ordres de gouvernement. L’ERD n’empêche pas non plus les personnes de demander une indemnité supérieure à celle prévue dans l’ERD pour des préjudices personnels subis en raison du système de protection de l’enfance.

[65] Sixièmement, l’APN cite un certain nombre de facteurs particuliers qui militent en faveur d’une approbation de l’ERD, notamment les droits internationaux de la personne, la réconciliation, l’approche dialogique, le risque de litiges et la participation de représentants des demandeurs.

[66] Selon l’APN, le droit international en matière de droits de la personne, et au premier chef, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, appuie l’ERD. En particulier, les articles 7 et 8 de la Déclaration protègent les Premières Nations contre le transfert forcé de leurs enfants et contre l’assimilation forcée. La Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, quant à elle, reconnaît les droits des enfants. S’il est vrai que les ordonnances du Tribunal ont été un moyen de réparation efficace pour les enfants victimes de discrimination au cours d’une période donnée, les mesures de réconciliation assurent elles aussi une réparation efficace.

[67] L’APN estime que l’ERD facilite l’atteinte des objectifs de réconciliation. Son libellé et son objet, d’ailleurs, promeuvent la réconciliation. Dans l’ERD, il est proposé que le premier ministre présente des excuses. Fruit de négociations, plutôt que résultat d’une procédure, l’ERD mène plus loin le travail déjà accompli grâce aux ordonnances d’indemnisation du Tribunal. Fait important, le présent processus, ainsi que le processus d’indemnisation qui y fera suite, est mené par les Premières Nations. L’ERD reflète les connaissances, l’expérience et l’expertise de ces dernières. L’APN a constamment réclamé le versement d’indemnités individuelles, ce que permet l’ERD. L’APN représente les titulaires de droits des Premières Nations, lesquels ont accepté l’ERD par l’intermédiaire de leurs représentants.

[68] L’APN soutient que l’ERD est, en fin de compte, le résultat de l’approche dialogique adoptée. Cette démarche est conforme à la volonté du Tribunal, qui entendait que le processus d’indemnisation soit défini par les parties. L’APN explique que, bien que les principaux participants au dialogue aient été l’APN, le Canada et les avocats du recours collectif Moushoom, la contribution de la Société de soutien ainsi que des représentants des demandeurs a enrichi les discussions. Les négociations se sont déroulées sous l’égide des Premières Nations, et la Société de soutien a été tenue informée à différentes étapes des négociations.

[69] D’après l’APN, la menace de litiges futurs plaide en faveur d’une approbation de l’ERD. Les actions en justice sont pleines d’incertitude, et le Canada a interjeté appel des ordonnances d’indemnisation du Tribunal auprès de la Cour d’appel fédérale. La certitude offerte par le règlement est préférable à un tel risque constant de litiges. En outre, même si les demandeurs des recours collectifs ont gain de cause, rien ne garantit qu’ils recevront une indemnité plus importante. Les membres du groupe Trout sont particulièrement vulnérables, advenant que l’affaire se rende à l’étape du procès, car le principe de Jordan n’avait pas encore été reconnu à leur époque. Les membres de la catégorie des enfants inutilement pris en charge qui ont été victimes de discrimination avant 2005 sont eux aussi vulnérables, puisque les ordonnances du Tribunal ne leur donnent pas droit à une indemnité. Dans le cadre de l’instance devant le Tribunal, d’importantes questions sont même restées en suspens relativement au Cadre d’indemnisation. Or, dans l’ERD, les parties les ont réglées. De plus, en vertu de l’entente, les indemnités commenceront à être versées rapidement.

[70] L’APN souligne le soutien accordé à l’ERD par les représentants des demandeurs. Ce soutien est important, car les intéressés ont participé depuis le début au processus d’élaboration. Ils ont donné leurs points de vue. Ils reconnaissent le besoin de parvenir à un résultat juste et équitable, et la nécessité d’indemniser rapidement les survivants tout en réduisant au minimum le risque de nouveau traumatisme pour les victimes.

[71] En conclusion, l’APN soutient que l’ERD satisfait aux ordonnances d’indemnisation du Tribunal. La somme de 20 milliards de dollars permettra la mise en œuvre efficace des ordonnances du Tribunal et le versement rapide d’une indemnité financière aux survivants. Le montant de l’indemnisation et le processus d’indemnisation ont pour but de rendre aux victimes leur dignité. Il n’est pas question, ici, d’un plan de mise en œuvre des décisions d’indemnisation du Tribunal, mais d’un règlement négocié fondé sur les mêmes principes que ceux qui sous-tendent ces décisions. L’ERD est la meilleure solution qui s’offre aux Premières Nations du Canada. Cette entente s’inscrit dans le prolongement du travail accompli par le Tribunal.

(ii) Observations en réplique

[72] Dans ses observations en réplique, l’APN réitère le montant considérable de l’entente de règlement, qui sera consacré aussi bien à l’indemnisation directe qu’à la réforme des programmes. L’APN rappelle également que le Tribunal et la Cour fédérale ont fortement encouragé les parties à mener des négociations. L’APN affirme que la Société de soutien comprend mal l’ERD, même si elle a en fait participé à son élaboration. La Société de soutien, en outre, s’est opposée à l’indemnisation individuelle des survivants et préférait plutôt des paiements dans un fonds en fiducie. Les arguments à caractère technique de la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») devraient également être rejetés. La préoccupation de la Commission au sujet d’un précédent ne tient pas compte du fait que l’ERD est d’une ampleur et d’une portée inédites. Quiconque peut recevoir une indemnité en vertu des ordonnances du Tribunal, mais pourrait ne pas y avoir droit dans le cadre de l’ERD, pourra néanmoins profiter du fonds Cy‑près. L’ERD, qui a recueilli un vaste appui des dirigeants des Premières Nations, résulte d’un processus dirigé par les Premières Nations. Le fait de la rejeter engendrerait d’importants risques de litige, des retards et une incertitude générale. Les fonds du règlement sont en péril si le Tribunal n’approuve pas l’ERD.

[73] Premièrement, l’APN indique suivre la directive du juge Favel quant au fait de mener des négociations de bonne foi. Il ne faut pas conclure de la décision de la Cour fédérale que les ordonnances d’indemnisation du Tribunal sont définitives et ne peuvent être réexaminées.

[74] Deuxièmement, l’APN soutient que l’ordonnance d’indemnisation n’est pas définitive. En effet, la formation a explicitement déclaré qu’elle conservait sa compétence, et qu’elle accueillerait favorablement les suggestions et les éclaircissements concernant le processus d’indemnisation, le libellé ou le contenu des ordonnances. L’ERD lève assurément l’ambiguïté au sujet de ce que l’on entend par des enfants [traduction] « pris en charge ». L’APN n’est pas d’accord avec la lecture que fait la Commission de la décision Hughes c. Élections Canada, 2010 TCDP 4, et soutient que cette décision démontre plutôt la latitude dont dispose le Tribunal pour délivrer des ordonnances de réparation. L’APN ajoute que l’espèce se distingue des précédents cités par la Commission et la Société de soutien quant au caractère définitif des décisions, car ces précédents s’inscrivent dans le contexte de l’emploi, lequel est exempt de la complexité et des impératifs de réconciliation propres à la présente affaire. De plus, l’APN ne demande pas au Tribunal un réexamen complet des questions de réparation, dans la mesure où un certain nombre d’incertitudes et de questions restent en suspens au sujet du Cadre d’indemnisation. Les réparations, en l’espèce, n’ont pas encore de caractère définitif. L’APN estime que les arguments de la Société de soutien visant à inclure de vastes catégories de bénéficiaires créent de l’incertitude.

[75] Troisièmement, l’APN fait valoir que la formation n’est pas dessaisie de l’affaire, et que par conséquent, le principe du caractère définitif des procédures n’oblige pas le Tribunal à rejeter l’ERD. L’APN soutient que l’ERD apporte une solution définitive au litige, tandis que le rejet de l’entente créerait de l’incertitude, en plus d’engendrer de la confusion et des litiges sans fin. Les tribunaux disposent d’une plus grande marge de manœuvre que les cours de justice pour ce qui est de maintenir leur compétence, et en l’espèce, il s’agit d’une situation où le Tribunal devrait user de cette latitude. D’abord, le fait que la LCDP ne prévoie aucun droit d’appel signifie que le Tribunal devrait adopter une approche plus souple et moins formaliste pour réexaminer les décisions déjà rendues. L’APN ajoute que la possibilité de solliciter le contrôle judiciaire d’une décision n’équivaut pas à un droit d’appel. Elle cite la décision Merham c. Banque Royale du Canada, 2009 CF 1127 pour faire valoir que le Tribunal peut conserver sa compétence, même à la suite d’un contrôle judiciaire. Ensuite, la doctrine du caractère définitif des procédures s’applique de façon plus souple lorsqu’un tribunal administratif est appelé à décider si un nouveau plan d’action est conforme à ses ordonnances. L’APN s’appuie sur la décision Rogers Sugar Ltd v. United Food and Commercial Workers Union, Local 832, 1999 CanLII 14235 (MB QB), pour affirmer qu’un tribunal administratif peut se prononcer à savoir si une mesure non envisagée au moment où il a rendu une ordonnance est conforme à cette ordonnance. En l’espèce, au moment des ordonnances d’indemnisation du Tribunal, aucune des parties ne prévoyait l’ERD, qui est plus avantageuse. Cette entente bénéficie de l’appui massif des Premières Nations de tout le pays, et on ne devrait pas retarder davantage le versement des indemnités.

[76] Quatrièmement, l’APN fait valoir que le maintien de la compétence du Tribunal lui permet d’accorder la réparation demandée. La formation doit décider si les parties ont réglé de façon satisfaisante les questions d’indemnisation en suspens. L’APN ajoute que la compétence maintenue du Tribunal ne se limite pas aux questions de procédure. Contrairement à ce que prétend la Commission, l’arrêt Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), [2003] 3 RCS 3, confirme en réalité la vaste compétence conservée par le Tribunal. En outre, la Société de soutien a tort de dire que l’approbation de l’ERD annulerait les ordonnances antérieures du Tribunal, car celles‑ci demeureront de puissants précédents.

[77] Cinquièmement, l’APN conteste l’argument selon lequel sa requête serait prématurée. Étant donné l’ampleur de l’ERD, il serait irréaliste de ne pas adopter une approche progressive. Et, en l’espèce, la démarche par étapes qui a été retenue visait à favoriser la consultation des Premières Nations. L’APN rappelle que l’indemnisation relative au principe de Jordan, en particulier, est complexe; ainsi, en procédant par étapes, on pourra assurer la mise en œuvre du processus d’indemnisation d’une manière qui soit adaptée aux traumatismes et pertinente sur le plan culturel. De plus, l’APN n’est pas d’accord pour dire que le processus d’indemnisation au titre du principe de Jordan demeure vague et incertain. Parmi les éléments de preuve soumis à la Cour fédérale, on trouve la matrice d’évaluation des répercussions réalisée par l’APN en ce qui concerne l’indemnisation relative au principe de Jordan, de même qu’un rapport d’expert à cet égard. Les précisions qui existent sur ce volet de l’indemnisation représentent une évolution, et apportent plus de détails au sujet de l’admissibilité à une indemnité.

[78] Sixièmement, l’APN fait valoir que la Société de soutien se livre à une critique après coup des modalités de l’ERD. L’APN soutient que la formation devrait se concentrer sur les avantages de l’ERD, soit l’indemnité que devraient recevoir les 116 000 enfants inutilement pris en charge. Voilà qui élargit la portée de l’indemnisation par rapport aux ordonnances initiales du Tribunal. Selon le processus d’indemnisation au titre du principe de Jordan, les enfants qui ont subi des dommages physiques ou sur le plan développemental, ou des dommages durables ou permanents, devraient minimalement toucher 40 000 $, mais l’intention est de leur verser plus de 40 000 $. L’APN explique que les autres enfants qui recevront moins de 40 000 $ n’auraient peut-être pas eu droit à une indemnisation dans le cadre des ordonnances du Tribunal. Selon l’APN, la liste des services essentiels, qui diffère de la liste proposée par la Société de soutien, sert au mieux les intérêts des membres de la catégorie.

[79] L’APN conteste également l’affirmation de la Société de soutien selon laquelle le Tribunal n’aurait fait aucune distinction entre les parents biologiques et ceux qui ne le sont pas. L’APN s’appuie sur la décision 2020 TCDP 15, aux paragraphes 32, 44 et 45, pour faire valoir que le Tribunal a limité l’indemnisation aux pourvoyeurs de soins qui ont un lien biologique avec les enfants touchés. L’APN maintient qu’un élargissement de la liste des pourvoyeurs de soins nécessiterait de soumettre les enfants à des interrogatoires plus poussés afin de déterminer qui, parmi les personnes qui s’occupaient d’eux, pourrait à bon droit recevoir l’indemnisation.

[80] Vu que les dispositions de retrait contenues dans le Cadre d’indemnisation du Tribunal n’ont pas été finalisées, il est impossible de conclure que l’ERD ne s’y conforme pas.

[81] Septièmement, le fait d’apporter des retouches à l’ERD ébranlerait l’échafaudage minutieux de l’entente. Puisque toutes les dispositions de l’ERD sont interreliées, modifier n’importe laquelle d’entre elles pourrait compromettre le règlement de 20 milliards de dollars. En ce qui concerne l’approbation des règlements découlant de recours collectifs, le droit est clair : le règlement doit être soit approuvé, soit rejeté en entier.

[82] Huitièmement, l’APN, en sa qualité d’organisme qui représente les Premières Nations à l’échelle nationale, a été la seule partie à demander une indemnisation individuelle. Il ne lui est pas interdit de chercher à obtenir une modification des ordonnances d’indemnisation du Tribunal. Le Tribunal a conclu que, forte de ses résolutions émanant de l’Assemblée des chefs, l’APN avait le mandat de parler au nom des enfants touchés. De même, l’APN soutient que les parties intéressées des Premières Nations — les Chefs de l’Ontario et la Nation Nishnawbe Aski — appuient inconditionnellement l’ERD. L’APN affirme être la mieux placée pour parler au nom des victimes des Premières Nations dans la présente affaire.

B. Le Canada

[83] Le Canada n’a pas présenté d’observations initiales à l’appui de la requête et s’en est plutôt remis aux observations de l’APN. Il a toutefois présenté des observations en réplique.

[84] Dans l’ensemble, le Canada soutient que l’ERD est le fruit de négociations, et que son approbation favorise la réconciliation. Le Tribunal a la compétence voulue pour modifier considérablement ses ordonnances d’indemnisation, au besoin, comme il l’a fait dans la décision 2022 TCDP 8. Le fait que l’ERD recueille l’appui des représentants des titulaires de droits des Premières Nations milite en faveur de son approbation.

[85] Le Canada précise que le Tribunal peut modifier ses ordonnances antérieures. Ayant maintenu sa compétence, le Tribunal, en cas de nouvelles circonstances, peut changer une décision qu’il a déjà rendue. La question que doit trancher le Tribunal est celle de savoir si l’ERD respecte ses ordonnances antérieures. Une certaine souplesse est nécessaire à cette fin, car autrement, les parties n’auraient pas la possibilité de négocier un règlement qui différerait de quelque façon que ce soit des ordonnances du Tribunal. Et l’approche dialogique — à laquelle a souscrit le juge Favel lors du contrôle judiciaire devant la Cour fédérale — s’en trouverait minée. De plus, dans le cadre du contrôle judiciaire, les ordonnances du Tribunal n’ont pas été reconnues comme étant la seule solution possible, mais seulement comme une solution raisonnable laissant une place à d’autres ordonnances. La compétence maintenue du Tribunal ne prévoit pas de distinction entre les révisions de fond et les révisions de forme des ordonnances précédentes, comme le démontrent les importantes modifications apportées dans la décision 2022 TCDP 8. Les manifestations de cette compétence maintenue par le Tribunal afin de promouvoir le dialogue, ainsi que le caractère quasi constitutionnel de la LCDP, autorisent amplement le Tribunal à accorder les ordonnances demandées. Aucun règlement n’est parfait, car il faut nécessairement trouver un équilibre entre les avantages et les compromis. Il ne s’agit pas d’une tentative d’amoindrir le rôle du Tribunal, mais plutôt d’un effort pour aller de l’avant avec les parties qui représentent les titulaires de droits des Premières Nations.

[86] Le Canada soutient que le règlement devrait être entériné, parce qu’il est juste et raisonnable. Il ne correspond pas parfaitement aux ordonnances d’indemnisation, mais, sur ce plan, une certaine souplesse est de mise. L’APN et les avocats du recours collectif Moushoom ont mis au point une méthode d’indemnisation des demandeurs qui est proportionnelle aux préjudices qu’ils ont subis. L’APN a consulté les dirigeants des Premières Nations et la Société de soutien au cours de son élaboration. L’ERD prolongera la période d’indemnisation de 15 ans et accordera à certains bénéficiaires une indemnité supérieure à celle ordonnée par le Tribunal.

[87] Le Canada mentionne que l’argument de la Société de soutien, selon lequel les ordonnances du Tribunal couvriraient les enfants retirés de leur foyer et placés auprès de services d’accueil non financés par SAC, est un nouvel argument qui ne saurait être soulevé à cette étape tardive de l’instance. On tente ainsi d’ajouter un nouveau groupe de bénéficiaires, ce qui changerait considérablement les ordonnances existantes du Tribunal. Un tel groupe n’a jamais été mentionné auparavant devant le Tribunal, si bien qu’aucun élément de preuve ni aucun argument n’a été présenté à son sujet.

[88] Le Canada nie que la requête soit prématurée. La démarche par étapes adoptée en l’espèce vise à ce que la formule finale qui sera approuvée par la Cour fédérale bénéficie d’un vaste appui de la part des Premières Nations et des réclamants. Les réclamants individuels insatisfaits de cette approche disposeront de tous les renseignements dont ils auront besoin pour pouvoir ensuite décider s’ils souhaitent se retirer du processus ou non.

C. Amnistie Internationale

[89] Amnistie Internationale a indiqué qu’elle ne présenterait pas d’observations relativement à la présente requête.

D. Les Chefs de l’Ontario

[90] Selon les indications des Chefs de l’Ontario, leur conseil de direction a convenu que l’ERD était juste et raisonnable, et qu’elle satisfaisait en grande partie aux ordonnances d’indemnisation du Tribunal. Ils précisent cependant n’avoir pas accepté l’ERD [traduction] « sans réserve » ainsi que le décrit l’APN.

[91] Les Chefs de l’Ontario ont entrepris un processus de consultation pour veiller à ce que l’ERD obtienne le soutien des régions et des Premières Nations qu’ils représentent. Il est rare que les règlements comblent parfaitement les souhaits de toutes les parties; ainsi, les Chefs de l’Ontario ont fini par accepter l’ERD, malgré ses lacunes et les difficultés qui l’accompagnent. L’entente constitue une solution raisonnable, qui apporte un caractère définitif au processus et indemnise les survivants sans autre retard.

E. La Nation Nishnawbe-Aski

[92] La Nation Nishnawbe-Aski (NNA) dit appuyer la requête, car l’ERD satisfait fondamentalement aux ordonnances d’indemnisation du Tribunal. La NNA reconnaît que l’ERD n’est pas parfaite, mais selon elle, l’entente respecte le droit de ses citoyens de recevoir une indemnisation substantielle. L’ERD prévoit en outre des mesures de protection pour les survivants qui habitent dans des collectivités éloignées.

[93] La NNA s’était dite préoccupée par le fait que la distribution des importantes sommes du règlement dans les collectivités éloignées pouvait avoir des conséquences négatives non négligeables pour les survivants. La NNA est heureuse que le processus actuel s’inspire des expériences passées pour surmonter de telles difficultés.

[94] La NNA est consciente que le Tribunal a accordé des indemnités au montant de 40 000 $ en fonction de l’indemnité maximale qu’il pouvait ordonner. La NNA comprend également que le Canada n’accepterait pas de fournir des fonds d’indemnisation illimités dans le cadre de l’ERD. Par conséquent, elle appuie le concept de la proportionnalité, même si cela signifie que certains bénéficiaires recevront moins de 40 000 $.

[95] De plus, la NNA est en faveur d’une solution définitive. Elle reconnaît que les parties veulent que l’entente de règlement soit définitive, et prend acte du fait que des mécanismes de règlement des différends sont prévus dans l’ERD, de telle sorte que le maintien de la compétence du Tribunal à l’égard des questions d’indemnisation ne sera plus nécessaire.

F. La Société de soutien

[96] La Société de soutien s’oppose à la requête.

[97] Elle souligne que dans la présente affaire, il est question d’enfants. Il est important que l’approche adoptée en l’espèce reconnaisse les circonstances particulières des enfants et les préjudices qu’ils ont subis. Les mesures réparatrices du Tribunal étaient adaptées aux préjudices étayés par la preuve. Le Canada s’est opposé tout du long dans la présente plainte. Maintenant, un recours collectif intenté devant une autre instance assurerait une indemnité plus élevée à certaines des victimes devant le Tribunal, mais à d’autres égards, il réduirait considérablement les montants accordés par le Tribunal, en plus de faire échec à la compétence de celui-ci. Le Tribunal peut certes réserver sa compétence sur l’affaire, mais les ordonnances d’indemnisation elles‑mêmes sont définitives. Le Tribunal doit veiller à ce que toutes les victimes ayant droit à une indemnité en vertu de ses ordonnances la reçoivent. Par ailleurs, l’incertitude entourant l’indemnisation au titre du principe de Jordan rend la présente requête prématurée. Si toutefois le Tribunal examinait le bien‑fondé de l’ERD, il n’en devrait pas moins la rejeter. Elle ne satisfait pas manifestement aux ordonnances d’indemnisation du Tribunal.

(i) Faits

[98] La Société de soutien effectue un survol des faits pertinents, depuis le dépôt de la plainte jusqu’au contenu de l’ERD.

[99] L’APN et la Société de soutien ont déposé la plainte en 2007, en dernier recours, après avoir tenté de régler les questions sous-jacentes par des négociations avec le Canada, lequel a continuellement entravé le processus. Le Tribunal a constaté que le Canada avait exercé des représailles contre Mme Blackstock. Il a adjugé séparément des dépens pour abus de procédure à l’encontre du Canada, au motif que celui-ci avait retardé le processus en omettant de divulguer de nombreux documents hautement pertinents. Le Tribunal a admis et instruit des éléments de preuve largement incontestés au sujet des préjudices causés par la discrimination du Canada. Ces éléments de preuve ont démontré les dommages causés à la fois par les prises en charge d’enfants dans le cadre du Programme des SEFPN et par la mise en œuvre étroite du principe de Jordan. Le Tribunal a reconnu les souffrances vécues par les enfants des Premières Nations. Il a conclu que le Canada était au courant de la discrimination, mais qu’il avait refusé d’agir pour la corriger.

[100] La Société de soutien a demandé une indemnité de 20 000 $, plus les intérêts, au titre de la conduite délibérée et inconsidérée du Canada, et ce, pour chaque enfant touché par la discrimination du Canada. La Société de soutien a demandé que les sommes correspondantes soient versées dans un fonds en fiducie. Quant à l’APN, elle a fortement plaidé en faveur du paiement de l’indemnité maximale permise à chacune des victimes de la discrimination exercée par le Canada, sans limiter cette demande aux personnes dont le placement avait été financé par SAC. Le Canada a alors fait valoir qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour justifier l’indemnisation demandée.

[101] Le Tribunal a ordonné une indemnisation de 40 000 $ à des catégories définies d’enfants victimes et de parents et grands-parents admissibles qui s’occupaient de ces enfants. La date de fin de l’indemnisation restait à déterminer, puisque le Tribunal avait conclu que la discrimination se poursuivait. Le Tribunal a souligné que les réparations qu’il avait ordonnées étaient fondées sur la preuve présentée. Les ordonnances ne faisaient aucune distinction entre les enfants des Premières Nations placés auprès de services d’aide financés par SAC, et ceux placés auprès d’autres services, car c’était la prise en charge elle-même qui causait préjudice. Les réparations ordonnées étaient fondées non pas sur les principes de la responsabilité délictuelle, mais sur les principes relatifs aux droits de la personne, qui s’appliquent indépendamment de l’existence d’un recours collectif.

[102] La Société de soutien rend compte de l’élaboration du Cadre d’indemnisation, qu’elle décrit comme un exemple pratique de l’approche dialogique. Ce cadre a nécessité des négociations entre les parties, tout en soulevant de nombreuses questions ayant dû être tranchées par le Tribunal. Le processus d’élaboration du Cadre d’indemnisation a fourni une occasion de tenir des consultations et a permis aux autres parties de recevoir des renseignements du Canada. L’approche dialogique, où les parties pouvaient s’appuyer sur l’expertise du Tribunal pour régler les différends, a contribué au succès de l’élaboration du cadre, dont la validité a été confirmée lors du contrôle judiciaire.

[103] Le Cadre d’indemnisation établit les principes clés relatifs à l’indemnisation des bénéficiaires. On y trouve, à l’article 4.2.1, le terme défini [traduction] « retrait nécessaire/inutile ». Cette définition est axée sur les répercussions de la prise en charge pour l’enfant, et non sur la source du financement. De même, les définitions des termes [traduction] « service essentiel », « interruption de service » et « retard déraisonnable » sont axées sur l’expérience de l’enfant. Un [traduction] « service essentiel » s’entend d’un service qui est fourni sur la base du principe de l’égalité réelle pour les enfants des Premières Nations réclamant des services sociaux, et qui est essentiel en ce que, faute de l’obtenir, l’enfant subirait un préjudice réel. Cette définition, par conséquent, ne couvre pas tous les services admissibles au financement en vertu du principe de Jordan. La définition d’[traduction] « interruption de service » a évolué en réponse aux arguments du Canada; le service en question doit désormais être lié à un besoin confirmé de l’enfant, et avoir été recommandé par un professionnel. Si une certaine confirmation objective du besoin est requise, il n’est pas nécessaire que le Canada en ait été au courant. Un [traduction] « retard déraisonnable » s’entend d’un délai de traitement de plus de 12 heures dans le cas d’une demande urgente, et de 48 heures dans le cas d’une demande non urgente, à moins que le Canada soit en mesure de démontrer que ce retard n’a pas été préjudiciable pour l’enfant des Premières Nations concerné.

[104] S’agissant de l’indemnisation des successions, le Tribunal a conclu qu’il serait injuste de ne pas indemniser les successions des victimes qui sont décédées alors qu’elles attendaient de recevoir leur indemnité.

[105] La Société de soutien n’est pas partie aux recours collectifs. Elle a toutefois participé à certaines discussions, et elle a énoncé sa position selon laquelle elle ne donnerait pas son appui à un règlement prévoyant une indemnité inférieure au montant de 40 000 $ que le Tribunal a ordonné au Canada de verser. La Société de soutien n’a pas été invitée à participer à la rédaction de l’ERD, mais elle a fourni des commentaires à ce sujet. Au cours de la rédaction de l’ERD, il n’y a eu aucun recours à un arbitre pour résoudre les points de désaccord.

[106] La Société de soutien souligne que l’ERD présente trois écarts importants par rapport aux ordonnances du Tribunal, et signale l’incertitude qui existe au sujet de l’indemnisation relative au principe de Jordan.

[107] D’abord et avant tout, de l’avis de la Société de soutien, l’ERD exclut les enfants des Premières Nations qui ont été retirés de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité et dont le placement n’était pas financé par SAC. La Société de soutien avance que la conduite discriminatoire du Canada prenait notamment la forme d’un sous-financement des services de prévention et des mesures les moins perturbatrices, ce qui incitait à la prise en charge inutile des enfants. Il n’a pas été question de savoir si le placement était financé par le Canada. Certains enfants des Premières Nations retirés de leur foyer ont ensuite fait l’objet d’un placement qui était financé par SAC, et d’autres, d’un placement qui ne l’était pas. Quoi qu’il en soit, tous ont souffert d’une telle prise en charge. Le fait d’avoir financé le paiement des coûts réels des placements en famille d’accueil a exacerbé le préjudice causé, mais la conduite discriminatoire du Canada ne s’est pas arrêtée là. En accordant ainsi de l’importance à la source de financement, on va à l’encontre de l’accent mis par le Tribunal sur les expériences des enfants touchés.

[108] L’ERD prive de leur droit à une indemnité les successions des parents et grands-parents pourvoyeurs de soins qui sont décédés. Le Tribunal a déjà rejeté pareille proposition, au motif qu’il serait ainsi avantageux, pour le Canada, de tarder à verser les indemnités aux victimes de la discrimination dont il est l’auteur. L’exclusion de cette catégorie de bénéficiaires n’est pas conforme aux objectifs de la LCDP.

[109] L’ERD présente une divergence par rapport à l’indemnisation que le Tribunal a ordonnée pour les parents et les grands-parents qui prenaient soin des enfants. Le Tribunal a ordonné le versement d’une indemnité de 40 000 $ aux parents ou grands-parents qui étaient les principaux pourvoyeurs de soins à un enfant des Premières Nations admissible à une indemnité, à moins que l’enfant n’ait été retiré de leur garde pour cause de violence physique, sexuelle ou psychologique. Le Tribunal n’a fait aucune distinction entre les parents biologiques et les parents adoptifs.

[110] Toutefois, l’ERD ne garantit pas la même indemnité. Le financement limité alloué à l’indemnisation n’offre aucune assurance que tous les parents et grands-parents admissibles recevront 40 000 $ si un enfant a été retiré de leur foyer. Pour ce qui est des parents et des grands-parents qui s’occupaient d’un enfant lésé par le non-respect du principe de Jordan, seules certaines catégories ont droit à une indemnité. Or réduire l’indemnité à laquelle ont droit certains parents et grands-parents, et l’éliminer pour d’autres, ne cadre pas avec l’approche des droits de la personne adoptée en l’espèce.

[111] L’ERD ne garantit en rien que les membres respectifs des catégories des enfants lésés par le non-respect du principe de Jordan et des enfants du groupe Trout recevront une indemnité comparable. L’indemnité se fondera sur un besoin confirmé lié à un service admissible. Seuls les enfants des Premières Nations qui auront subi des [traduction] « répercussions importantes » recevront de façon assurée 40 000 $. Cet élément diffère de l’approche retenue par le Tribunal. Par conséquent, la définition de l’expression [traduction] « répercussions importantes » sera déterminante pour établir si les enfants admissibles à une indemnisation en vertu des ordonnances du Tribunal la recevront sous le régime de l’ERD. Mais cette expression n’est toujours pas définie.

[112] La Société de soutien fait valoir que les dispositions d’exclusion contenues dans l’ERD remplacent celles prévues par le Cadre d’indemnisation, et qu’elles ne sont pas clairement adaptées à une situation où la moitié des victimes seraient encore des enfants. L’APN et le Canada n’ont pas demandé au Tribunal d’approuver le formulaire d’exclusion, malgré qu’il vaille, pour les victimes, renonciation à des droits qui leur sont accordés aussi bien en vertu du recours collectif que du processus du Tribunal. L’ERD oblige les victimes à décider si elles se retireront de l’ERD au plus tard en février 2023, date à laquelle elles n’auront peut-être pas encore eu une idée complète des droits que leur garantit l’ERD. L’obligation de se retirer à la fois du processus du Tribunal et du recours collectif place dans une position intenable les victimes qui recevraient moins de 40 000 $ sous le régime de l’ERD. La question ne se poserait plus si le Tribunal devait suspendre son processus d’indemnisation en faveur de l’ERD, mais, par ailleurs, cette exigence crée de l’incertitude.

[113] L’exonération de responsabilité est également formulée en termes généraux. On ne saurait dire si le Canada risque de s’en servir pour limiter l’exécution d’une ordonnance de réforme à long terme du Tribunal.

(ii) Arguments

[114] La Société de soutien a cerné trois questions litigieuses en l’espèce. Premièrement, elle fait valoir que le Tribunal n’a pas compétence pour modifier ses décisions antérieures comme le demandent l’APN et le Canada. Deuxièmement, la requête est selon elle prématurée, compte tenu des détails de l’ERD qui restent à fixer. Troisièmement, même à supposer que le Tribunal puisse revenir sur ses décisions antérieures, il ne devrait pas entériner l’ERD.

[115] Ainsi, en premier lieu, la Société de soutien avance que le Tribunal n’a pas compétence pour modifier ses décisions antérieures comme demandé. La règle du stare decisis vertical oblige le Tribunal à respecter le jugement rendu en contrôle judiciaire par la Cour fédérale, qui a confirmé les ordonnances d’indemnisation. La Société de soutien est favorable à ce que le Tribunal conserve sa compétence pour trancher les questions d’indemnisation en suspens. Mais cette compétence ne devrait pas aller jusqu’à revenir sur une décision définitive. Selon l’arrêt Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 RCS 848, il n’est pas permis à un tribunal administratif de demeurer saisi d’une question de telle manière à la rouvrir ensuite pour la trancher différemment, ce que l’APN et le Canada cherchent à obtenir au moyen de la présente requête. Les normes de constance et de caractère définitif des procédures demeurent importantes, surtout dans la présente affaire, où la Cour fédérale s’est prononcée en contrôle judiciaire.

[116] L’APN et le Canada n’ont pas fourni de détails sur les modifications qu’ils souhaitent apporter. Cette imprécision mine les principes de l’équité procédurale, de la primauté du droit et du caractère définitif. De plus, de telles modifications ne peuvent avoir pour effet de réduire l’indemnité, car les parties ne peuvent se soustraire à leurs obligations en matière de droits de la personne. Il est contraire aux objectifs de la LCDP que de permettre au Canada de changer de forum afin de se dérober à l’application de la législation sur les droits de la personne en concluant une entente avec seulement certaines parties à la plainte devant le Tribunal.

[117] Même si la LCDP permet de rejeter une plainte au motif qu’elle a déjà été traitée adéquatement par une autre instance, elle n’empêche pas le Tribunal d’accorder des indemnités au motif qu’il serait aussi possible d’en obtenir dans le cadre d’autres procédures.

[118] En deuxième lieu, la Société de soutien fait valoir que la requête est prématurée. L’ERD n’offre pas de certitude quant à savoir quelles victimes, parmi celles admissibles à une indemnité en vertu des ordonnances du Tribunal, y auront effectivement droit. La question de l’admissibilité des demandeurs lésés par le non-respect du principe de Jordan est particulièrement floue, car il n’y a aucune indication du seuil à atteindre pour qu’une répercussion soit considérée comme importante. Par conséquent, les réclamants ne peuvent évaluer concrètement si leur situation répond aux critères d’admissibilité. Aucune indication n’a été publiée quant à la façon dont on déterminera l’importance d’une répercussion, ce qui pourrait avoir une incidence sur le montant de l’indemnité destinée aux réclamants des catégories des enfants lésés par le non-respect du principe de Jordan et des enfants du groupe Trout. La notion de retard n’a pas non plus été définie pour le moment.

[119] La Société de soutien affirme que, dans le cas des enfants inutilement pris en charge, l’admissibilité à une indemnité repose sur une fausse idée de ce qui ouvre droit à celle-ci. Aux yeux de la Société de soutien, il a toujours été clair que c’était l’acte de la prise en charge qui rendait admissible à une indemnité, car il rendait bien compte du préjudice causé par la conduite discriminatoire du Canada. S’il y a maintenant un différend au sujet de la signification du terme [traduction] « placement » utilisé dans les ordonnances du Tribunal, ce différend peut être réglé adéquatement au moyen de l’approche dialogique, et en demandant des précisions au Tribunal, au besoin.

[120] Le dernier point d’incertitude concerne les répercussions possibles de l’exonération de responsabilité sur la supervision, par le Tribunal, des initiatives de réforme à long terme.

[121] Troisièmement, si le Tribunal examine la question de savoir s’il y a lieu pour lui d’entériner l’ERD, il devrait le faire à travers le prisme des droits de la personne.

[122] Tout en appliquant un cadre qui intègre les droits de la personne, le Tribunal s’est fondé sur des preuves de préjudice pour rendre ses ordonnances d’indemnisation. L’APN et le Canada devraient avoir l’obligation correspondante de présenter des éléments de preuve pour justifier en quoi certaines victimes ne mériteraient plus de recevoir l’indemnité que le Tribunal leur a accordée.

[123] Le Tribunal devrait appliquer une optique des droits de la personne plutôt qu’une optique des recours collectifs ou de la responsabilité délictuelle. Il ne devrait donc pas aborder la présente requête à la manière d’une cour de justice qui approuverait le règlement d’un recours collectif. La Cour fédérale a avalisé l’approche dialogique du Tribunal. Toutefois, cette approche ne comprend pas la modification des ordonnances d’indemnisation du Tribunal en l’absence de toute preuve, et après que ces ordonnances aient été confirmées dans le cadre d’un contrôle judiciaire, malgré les objections d’autres parties. Aux dires de la Société de soutien, le Tribunal créerait un précédent problématique s’il acceptait de révoquer l’indemnité des victimes ayant subi une discrimination d’une extrême gravité. Les ordonnances de réparation rendues par les tribunaux des droits de la personne doivent avoir un caractère définitif, et non être utilisées comme outil de marchandage. La LCDP prévoit l’approbation, par la Commission, des ententes de règlement relatives aux droits de la personne, mais aucune exigence comparable n’est prévue pour les règlements conclus en dehors de la législation sur les droits de la personne. Le Tribunal est l’instance appropriée pour trancher les plaintes en la matière; ainsi, permettre qu’un autre processus invalide les ordonnances du Tribunal a pour effet d’affaiblir le régime des droits de la personne.

[124] La présente plainte est particulièrement importante, dans la mesure où l’ancien article 67 de la LCDP créait, pour de nombreux membres des Premières Nations, une présomption selon laquelle le régime des droits de la personne ne pouvait les protéger. La présente plainte a grandement contribué à changer les choses; toutefois, la modification des ordonnances d’indemnisation pourrait miner la confiance des collectivités des Premières Nations dans le processus en matière de droits de la personne.

[125] En l’espèce, le Tribunal a continuellement mis l’accent sur l’intérêt supérieur des enfants des Premières Nations touchés, et il devrait continuer d’adopter cette perspective. Selon la Société de soutien, aux fins de l’indemnisation, le processus du Tribunal n’a jamais établi de distinction en fonction du type de prise en charge. Dès lors qu’ils étaient retirés de leur foyer, les enfants n’avaient aucun droit de regard sur leur prise en charge ni sur qui la finançait. Qui plus est, une telle distinction fait fi de la raison pour laquelle les enfants étaient retirés de leur foyer, à savoir que la mise en œuvre discriminatoire du Programme des SEFPN par le Canada faisait en sorte que les enfants ne bénéficient pas comme il se devait des mesures les moins perturbatrices, et qu’ils subissaient le traumatisme d’être retirés de leur foyer.

[126] La Société de soutien craint que le fait d’accueillir la requête ne constitue un dangereux précédent pour les régimes des droits de la personne. Les victimes deviendront vulnérables si les dommages-intérêts accordés en matière de droits de la personne peuvent être annulés dans le cadre d’une procédure civile. Il est injuste de forcer les victimes à défendre leurs droits contre un processus externe. Il est particulièrement problématique d’accepter que le gouvernement fédéral puisse négocier une réduction de l’indemnité qu’il versera aux victimes.

G. La Commission

[127] Dans ses observations, la Commission met l’accent sur les principes du droit administratif. Elle reconnaît que, si l’ERD était mise en œuvre, un grand nombre de personnes recevraient une indemnité non négligeable. La Commission ne présente cependant aucune observation quant à savoir si l’ERD constitue un règlement valable pour les bénéficiaires visés.

[128] La Commission avance que le Tribunal a compétence pour déterminer si l’ERD respecte ses ordonnances d’indemnisation. Toutefois, selon elle, l’ERD ne s’y conforme pas.

[129] Pour ce qui est de la mesure subsidiaire proposée par l’APN, qui consiste à modifier les ordonnances d’indemnisation du Tribunal, la Commission soutient que le Tribunal n’a pas la compétence requise pour les modifier en profondeur. Les ordonnances d’indemnisation du Tribunal ont un caractère définitif. Le Tribunal est functus officio. S’il est vrai que les tribunaux administratifs devraient appliquer ce principe avec souplesse, aucune des exceptions qui justifieraient que le Tribunal revienne sur ses décisions antérieures ne s’applique dans le cadre de la présente requête. Le caractère définitif est particulièrement important en l’espèce, compte tenu de la durée de l’instance.

[130] La Commission résume les décisions Procureur général du Canada c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CF 921 (Berberi), Canada (Attorney General) v. Grover, 1994 CanLII 18487 (FC) et Hughes c. Transports Canada, 2021 TCDP 34 afin d’en dégager les types de situations où le Tribunal serait habilité à conserver sa compétence, ainsi que les limites d’un tel pouvoir.

[131] La compétence maintenue du Tribunal consiste à rendre des ordonnances supplémentaires dans le but d’assurer la mise en œuvre efficace de ses ordonnances d’indemnisation. Elle ne va pas jusqu’à lui permettre de modifier le fond de ses ordonnances de réparation antérieures. À supposer qu’elle soit plus étendue, cette compétence consisterait à ajouter ou à préciser des catégories de bénéficiaires, et non à restreindre le nombre de bénéficiaires ou les catégories de ceux-ci.

[132] En l’espèce, le Canada a sollicité le réexamen des ordonnances d’indemnisation, alors qu’il s’agit d’ordonnances définitives, et non d’ordonnances provisoires ou interlocutoires. Cependant, la voie à suivre pour contester ou modifier les ordonnances est le recours en contrôle judiciaire, et en l’espèce, pareil recours se trouve d’ailleurs actuellement devant la Cour d’appel fédérale. Le fait de demander en parallèle au Tribunal de revenir sur ses ordonnances équivaut à remettre en question les principes et procédures reconnus en droit administratif. Au demeurant, la Cour d’appel fédérale ne disposerait pas du bon dossier si le Tribunal devait modifier au fond ses ordonnances. Il y aurait également un risque que la Cour et le Tribunal réexaminent simultanément les ordonnances. Si le Tribunal modifiait le premier ses ordonnances, la Cour d’appel fédérale pourrait conclure que la demande de contrôle judiciaire est théorique, de sorte que, si l’on voulait contester les ordonnances, il faudrait présenter une toute nouvelle demande de contrôle judiciaire. Rouvrir l’affaire mettrait également à rude épreuve les ressources du Tribunal, car un plus grand nombre de plaideurs chercheraient désormais à attaquer les décisions définitives du Tribunal.

[133] Dans l’éventualité où le Tribunal réexaminerait ses ordonnances, la Commission soutient qu’il doit le faire à travers le prisme des droits de la personne, compte tenu de la LCDP. Le rôle confié au Tribunal par la LCDP consiste à accorder réparation aux victimes d’actes discriminatoires, ce qui exige d’examiner l’ERD sous l’angle des droits de la personne pour décider si elle permet d’indemniser adéquatement les victimes. Le Tribunal doit appliquer les principes d’équité et d’accès à la justice au moment de soupeser la liste élargie des bénéficiaires dans le cadre de l’ERD par rapport à la situation des personnes qui recevront une indemnité moindre ou qui s’en verront privées. Le Tribunal doit se concentrer sur les personnes visées par ses ordonnances antérieures. Il ne devrait pas appliquer un cadre d’analyse propre à un recours collectif.

H. Observations postérieures à l’audience

[134] Après l’audience, la présidente de la formation a sollicité des observations supplémentaires sur des questions précises. La première de ces questions consistait à savoir si les parties ayant négocié l’ERD l’avaient fait en partant du principe que les ordonnances du Tribunal prévoyaient le versement d’une indemnité pour les placements des enfants des Premières Nations financés par SAC. La deuxième question, qui se situait dans le prolongement de la première, était celle de savoir si une mauvaise interprétation de la portée des ordonnances du Tribunal avait pu avoir eu une incidence sur le soutien accordé à l’ERD par les Premières Nations. La troisième question visait à obtenir d’autres remarques des parties sur la question des droits individuels par opposition aux droits collectifs, question que l’APN avait soulevée dans ses observations en réplique. Nous examinerons plus loin ces observations des parties dans les présents motifs, au fur et à mesure que les questions connexes seront soulevées.

IV. Functus officio et caractère définitif

A. Le droit relatif aux principes du functus officio et du caractère définitif des procédures

[135] Dans la décision 2020 TCDP 7, la formation a déjà examiné en ces termes les principes du functus officio et du caractère définitif des procédures :

[54] En outre, dans la décision Grover c. Canada (Conseil national de recherches) (1994), 1994 CanLII 18476 (CF), 80 FTR 256, 28 Admin LR (2d) 231 (C.F.) [Grover] — sur laquelle la formation s’est déjà appuyée dans de précédentes décisions rendues dans la présente affaire (voir, par exemple, 2017 TCDP 14, au paragraphe 32, et 2018 TCDP 4, au paragraphe 39) — il était question d’une demande de contrôle judiciaire présentée à l’encontre d’une décision du Tribunal. La Cour fédérale était appelée à décider si ce dernier était habilité à réserver sa compétence à l’égard d’une ordonnance de réparation. La décision Grover est résumée comme suit dans la décision Berberi c. Procureur général du Canada, 2011 TCDP 23 [Berberi] :

[11] […] Le Tribunal avait ordonné que le plaignant soit nommé à un poste précis, mais était resté saisi en attente d’autres preuves au sujet de l’application de l’ordonnance. La Cour fédérale a déclaré que bien que la Loi ne contienne aucune disposition autorisant expressément le Tribunal à réexaminer ses décisions, le fait qu’elle investisse le Tribunal de larges pouvoirs, ajouté au fait qu’elle devrait être interprétée de manière large de façon à donner pleinement effet aux droits qu’elle protège, permet au Tribunal de rester saisi de l’affaire sur certains points afin de veiller à ce que les plaignants jouissent effectivement de la réparation qu’il leur a accordée (voir Grover, aux paragraphes 29 à 36). La Cour fédérale a ajouté :

De toute évidence, la Loi prescrit que la réparation accordée soit efficace et, en conséquence, il faut dans certains cas que le tribunal soit habilité à voir à ce que ses ordonnances réparatrices soient vraiment exécutées. Par conséquent, les pouvoirs en matière de réparation que lui confère le par. 53(2) doivent être interprétés comme incluant le pouvoir de réserver sa compétence sur certains points afin de veiller à ce que les plaignants jouissent effectivement de la réparation qu’il leur a accordée. Lui refuser ce pouvoir participerait d’un formalisme excessif et irait à l’encontre du but de la législation qui est fondamentalement réparatrice. Dans le contexte d’une ordonnance réparatrice assez complexe, il est logique que le tribunal demeure compétent à l’égard des questions de réparation afin de faciliter l’exécution de son ordonnance. Cette solution est conforme au but général de la législation et va dans le sens de l’application souple que préconise le juge Sopinka dans l’arrêt Chandler, précité. Ce serait contrecarrer l’objectif de la législation que d’obliger le plaignant à demander l’exécution d’une ordonnance non ambiguë devant la Cour fédérale ou à déposer une nouvelle plainte pour obtenir la réparation intégrale accordée par le Tribunal. (Grover, au paragraphe 33)

[12] De façon semblable, dans Canada (Procureur général) c. Moore, 1998 CanLII 9085 (CF), [1998] 4 C.F. 585 (Moore), la Cour fédérale devait décider si le Tribunal avait outrepassé sa compétence en réexaminant et en changeant une ordonnance de cessation et abstention. Ayant conclu que la plainte était justifiée, le Tribunal a rendu une directive générale dans son ordonnance et a donné aux parties l’occasion de s’entendre sur les détails de l’ordonnance alors que le Tribunal restait saisi de l’affaire. Après avoir examiné le raisonnement dans l’affaire Grover et dans l’arrêt Chandler, la Cour fédérale a déclaré :

Le raisonnement suivi dans ces affaires appuie la conclusion que le tribunal jouit d’un large pouvoir discrétionnaire pour rouvrir une affaire et je conclus que c’est le cas en l’espèce. La question de savoir si ce pouvoir discrétionnaire est exercé convenablement par le tribunal dépendra des faits de chaque instance. Cela est compatible avec le principe énoncé dans l’arrêt Chandler c. Alberta Association of Architects, qui a été invoqué par le demandeur et qui portait sur la décision d’un organisme autre que le Tribunal canadien des droits de la personne. (Moore, au paragraphe 49)

[13] La Cour fédérale a jugé que le Tribunal était resté saisi et que rien ne donnait à penser que le Tribunal était d’avis que sa décision était finale et exécutoire d’une façon qui l’empêcherait de revenir sur une question comprise dans l’ordonnance. Par conséquent, sur le fondement de l’affaire Grover, la Cour fédérale a conclu que le paragraphe 53(2) de la Loi permettait au Tribunal de rouvrir sa procédure (voir Moore, au paragraphe 50).

[14] La jurisprudence du Tribunal qui a examiné le principe de droit de functus officio et qui a interprété la décision Grover et l’arrêt Moore, a généralement conclu que, si le Tribunal n’est pas resté saisi d’une question, la décision du Tribunal est finale, à moins qu’une exception au principe de droit de functus officio puisse être établi (voir Douglas c. SLH Transport Inc., 2010 TCDP 25; Walden c. Canada (Développement social), 2010 TCDP 19; Warman c. Beaumont, 2009 TCDP 32; et Goyette c. Voyageur colonial Ltée, (16 novembre 2001), 1ère inst. 14/01 (TCDP)). Cependant, la jurisprudence récente de la Cour fédérale, rendue plusieurs années après la décision Grover et l’arrêt Moore et qui examinait le pouvoir de la Commission de réexaminer ses décisions, offre un meilleur guide sur l’application du principe de droit de functus officio aux tribunaux administratifs et aux commissions.

(Décision Berberi, aux par. 11 à 14; non souligné dans l’original.)

[18] L’application du principe de droit de functus officio aux tribunaux administratifs doit être souple et ne doit pas être trop formaliste (voir Chandler, au paragraphe 21). Dans la décision Grover, lorsqu’elle s’est prononcée sur la question de savoir si le Tribunal pouvait superviser l’application de ses ordonnances de redressement, la Cour fédérale a reconnu que le Tribunal avait le pouvoir de rester saisi de ses ordonnances de redressement afin de garantir qu’elles étaient bel et bien appliquées. Dans la décision Moore, pour décider si le Tribunal pouvait réexaminer et changer une ordonnance de redressement, la Cour fédérale a précisé le raisonnement de la décision Grover et a déclaré que « le tribunal jouit d’un pouvoir discrétionnaire important de rouvrir une affaire […] » (Moore, au paragraphe 49). Dans les décisions Grover et Moore, bien que la Cour fédérale ait tenu compte du fait que le Tribunal était resté saisi de l’affaire lorsqu’elle a tranché la question de savoir si le Tribunal avait exercé son pouvoir discrétionnaire de façon appropriée pour rouvrir une affaire, finalement, il ne s’agissait pas du seul facteur dont la Cour a tenu compte. En plus d’examiner le contexte de chaque affaire, le Tribunal doit aussi examiner si « la loi habilitante porte à croire qu’une décision peut être rouverte afin de permettre au Tribunal d’exercer la fonction que lui confère sa loi habilitante » (Chandler, au paragraphe 22). Cette méthode d’analyser le pouvoir discrétionnaire du Tribunal de rouvrir une affaire est conforme au raisonnement de la Cour fédérale dans les décisions Kleysen et Merham. La question devient alors : compte tenu de la Loi et des circonstances en l’espèce, le Tribunal devrait-il rouvrir l’affaire afin d’exercer la fonction que lui confère la Loi canadienne sur les droits de la personne?

[19] Le principal objectif de la Loi est de « […] déceler les actes discriminatoires et […] les supprimer » (Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), 1987 CanLII 73 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 84, au paragraphe 13). À ce sujet, le paragraphe 53(2) de la Loi accorde au Tribunal un large pouvoir discrétionnaire de redressement afin d’éliminer la discrimination lorsqu’une plainte de discrimination est justifiée (voir Grover, au paragraphe 31). Par conséquent, comme la Cour fédérale l’a déclaré, « il faut donc interpréter le paragraphe 53(2) de manière à faciliter l’indemnisation des victimes d’actes discriminatoires » (Grover, au paragraphe 32). La Loi ne prévoit pas un droit d’appel des décisions du Tribunal, et le contrôle judiciaire n’est pas le forum approprié pour demander l’application d’une décision du Tribunal. Comme la Cour fédérale l’a expliqué à la plaignante : « la demanderesse pouvait solliciter une ordonnance du Tribunal en ce qui concernait la mise en œuvre de ces réparations ». (Berberi c. Tribunal canadien des droits de la personne et Procureur général du Canada (GRC), 2011 CF 485, au paragraphe 65). Lorsque le Tribunal rend une ordonnance de redressement en application du paragraphe 53(2), cette ordonnance peut devenir une ordonnance de la Cour fédérale afin d’être appliqué[e], au sens de l’article 57 de la Loi. L’article 57 permet aux décisions du Tribunal d’être « […] exécutées à elles seules par l’entremise de procédures d’outrage parce que, comme pour les décisions des cours supérieures, le législateur estime qu’elles méritent le respect que les procédures d’outrage sont censées assurer » (Canada (Commission des droits de la personne) c. Warman, 2011 CAF 297, au paragraphe 44). […]

(Décision Berberi, aux par. 18 et 19)

[55] La formation approuve le raisonnement exposé ci-dessus, dans la décision Berberi, à propos du fait de réserver sa compétence en matière d’ordonnances réparatrices pour pouvoir s’assurer que ces dernières sont bel et bien exécutées. Elle a fait sienne cette démarche d’analyse et l’a appliquée à partir de la Décision sur le bien-fondé de la plainte.

[56] Par ailleurs, dans l’affaire Grant c. Manitoba Telecom Services Inc., 2013 TCDP 35 [Grant], une fois rendue sa décision sur le bien-fondé de la plainte, le Tribunal a eu recours à une approche semblable en matière de réparation :

[3] [L]e Tribunal a réservé sa compétence quant à une grande partie des mesures de redressement demandées par la plaignante, y compris les cotisations de retraite perdues, afin d’obtenir des observations et des clarifications supplémentaires de la part des parties […].

[4] Les deux parties ont eu l’occasion, dans le cadre d’une conférence téléphonique tenue le 10 juillet 2012, de présenter des observations supplémentaires au sujet des demandes de redressement de la plaignante qui restaient en suspens après la décision Grant (décision).

(Grant, aux par. 3 et 4; non souligné dans l’original).

[7] Dans Grant (redressements), le Tribunal est resté saisi de l’affaire au cas où les parties n’arriveraient pas à une entente au sujet du redressement quant à la pension, entre autres […].

[8] Les parties ont été incapables de s’entendre sur les détails de la pension perdue de la plaignante et ne s’entendent pas sur l’interprétation de la mesure de redressement que le Tribunal a ordonnée à ce sujet.

(Grant, 2013 TCDP 35, aux par. 7 et 8; non souligné dans l’original).

[57] Dans cette décision sur requête rendue dans l’affaire Grant, le Tribunal avait fourni de plus amples instructions sur la mesure de redressement qu’il avait auparavant ordonnée. Fait intéressant, après que le Tribunal a rendu son jugement sur le bienfondé de la plainte, celui-ci a été contesté devant la Cour fédérale pendant que le Tribunal se prononçait sur d’autres mesures de redressement. La demande de contrôle judiciaire a finalement fait l’objet d’un désistement.

[136] Le Tribunal, qui continue d’appliquer la même analyse que celle, décrite ci-dessus, qu’il a précédemment employée, se penchera maintenant sur la jurisprudence supplémentaire invoquée par les parties dans leurs observations.

[137] L’arrêt Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 RCS 848 portait sur une audience de révision des pratiques d’un cabinet tenue par la Commission de révision des pratiques de l’Association des architectes de l’Alberta (la « Commission de révision des pratiques »), laquelle avait par la suite signalé son intention de reprendre l’audience pour traiter de la question des mesures correctives à apporter. La Commission de révision des pratiques avait initialement tiré des conclusions d’inconduite et imposé des amendes connexes. Toutefois, ces conclusions et ces amendes ont ensuite été annulées par la cour, au motif que la Commission de révision des pratiques ne possédait pas la compétence nécessaire pour les imposer, mais avait seulement le pouvoir de formuler des recommandations. À la suite de cette annulation, la Commission de révision des pratiques a avisé les parties de son intention de reprendre ses travaux pour formuler des recommandations qui relevaient de sa compétence.

[138] Dans les grandes lignes, les juges majoritaires de la Cour suprême ont conclu que, puisque sa décision concernant les mesures correctives n’avait jamais été valide, la Commission de révision des pratiques avait le droit d’entendre des arguments supplémentaires et d’ordonner une mesure relevant de sa compétence.

[139] Pour en arriver à cette conclusion, les juges majoritaires ont fait remarquer qu’en règle générale, un tribunal administratif ne peut revenir sur sa décision au motif qu’il a changé d’avis ou fait une erreur, ou parce que les circonstances ont changé. Il n’a la possibilité de modifier sa décision que si la loi le lui permet, et s’il s’agit de corriger une faute matérielle ou une erreur dans l’expression manifeste de son intention.

[140] Étant donné que cette règle générale repose sur le motif de principe qui favorise le caractère définitif des procédures, elle doit être appliquée de manière souple. Dans l’affaire Chandler, il y avait lieu de faire preuve d’une telle souplesse, dans la mesure où la Commission de révision des pratiques n’avait ordonné aucune mesure valide. Toutefois, cette souplesse ne permettrait pas aux tribunaux administratifs, une fois qu’ils ont tranché une question au moyen d’une méthode valide de redressement, de rouvrir les procédures pour modifier leur choix:

Je ne crois pas que le juge Martland ait voulu affirmer que le principe functus officio ne s’applique aucunement aux tribunaux administratifs. Si l’on fait abstraction de la pratique suivie en Angleterre, selon laquelle on doit hésiter à modifier ou à rouvrir des jugements officiels, la reconnaissance du caractère définitif des procédures devant les tribunaux administratifs se justifie par une bonne raison de principe. En règle générale, lorsqu’un tel tribunal a statué définitivement sur une question dont il était saisi conformément à sa loi habilitante, il ne peut revenir sur sa décision simplement parce qu’il a changé d’avis, parce qu’il a commis une erreur dans le cadre de sa compétence, ou parce que les circonstances ont changé. Il ne peut le faire que si la loi le lui permet ou s’il y a eu un lapsus ou une erreur au sens des exceptions énoncées dans l’arrêt Paper Machinery Ltd. v. J. O. Ross Engineering Corp., précité.

Le principe de functus officio s’applique dans cette mesure. Cependant, il se fonde sur un motif de principe qui favorise le caractère définitif des procédures plutôt que sur la règle énoncée relativement aux jugements officiels d’une cour de justice dont la décision peut faire l’objet d’un appel en bonne et due forme. C’est pourquoi j’estime que son application doit être plus souple et moins formaliste dans le cas de décisions rendues par des tribunaux administratifs qui ne peuvent faire l’objet d’un appel que sur une question de droit. Il est possible que des procédures administratives doivent être rouvertes, dans l’intérêt de la justice, afin d’offrir un redressement qu’il aurait par ailleurs été possible d’obtenir par voie d’appel.

[…]

De plus, si le tribunal administratif a omis de trancher une question qui avait été soulevée à bon droit dans les procédures et qu’il a le pouvoir de trancher en vertu de sa loi habilitante, on devrait lui permettre de compléter la tâche que lui confie la loi. Cependant, si l’entité administrative est habilitée à trancher une question d’une ou de plusieurs façons précises ou par des modes subsidiaires de redressement, le fait d’avoir choisi une méthode particulière ne lui permet pas de rouvrir les procédures pour faire un autre choix.

[141] Dans ses observations en réplique, l’APN s’appuie sur l’arrêt Canada (Procureur général) c. Symtron Systems Inc., 1999 CanLII 9343 (CAF) pour faire valoir que l’éventualité d’un contrôle judiciaire n’est pas un élément déterminant en ce qui concerne le pouvoir du Tribunal de revenir sur ses décisions antérieures. Dans l’arrêt Symtron Systems, il était question d’une plainte en vertu de l’ALENA déposée auprès du Tribunal canadien du commerce extérieur par une entreprise américaine, Symtron, plainte selon laquelle le ministère de la Défense n’avait pas évalué adéquatement si une entreprise concurrente se conformait aux exigences minimales de la demande de proposition (DDP). Dans sa décision initiale, le Tribunal canadien du commerce extérieur a recommandé au ministère de la Défense de réévaluer si Symtron et le soumissionnaire retenu remplissaient les exigences de la DDP. Or, le rapport produit à la suite de cette réévaluation passait sous silence la principale raison pour laquelle il était allégué que la concurrente ne respectait pas ces exigences. Symtron a alors déposé une nouvelle plainte auprès du Tribunal canadien du commerce extérieur, lequel a conclu que le ministère de la Défense n’avait pas répondu à la question de savoir si la concurrente, International Code Fire Services, remplissait les exigences de la DDP. Le ministère de la Défense et la concurrente ont demandé le contrôle judiciaire de cette décision.

[142] Lors du contrôle judiciaire, la Cour d’appel fédérale a conclu que le principe du functus officio ne s’appliquait pas à la deuxième plainte devant le Tribunal canadien du commerce extérieur parce qu’il s’agissait d’une nouvelle plainte. Néanmoins, la Cour d’appel fédérale a fait observer qu’il faut « permettre une certaine latitude au TCCE lorsqu’il est saisi d’une nouvelle plainte qui pourrait, dans d’autres circonstances, faire l’objet d’un appel ou d’une action en exécution ».

[143] Outre le fait qu’il portait sur une nouvelle plainte, et donc, qu’il se distingue de l’espèce, l’arrêt Symtron Systems ne dit pas grand-chose sur le degré de souplesse dont devrait disposer un tribunal administratif. Les faits particuliers à l’affaire Symtron Systems semblent pencher en faveur de l’adoption d’une approche souple à l’égard de la compétence des tribunaux administratifs pour assurer la mise en œuvre effective de mesures correctives. Dans l’arrêt, rien n’indique toutefois qu’une telle souplesse puisse s’étendre à la révocation ou à la restriction d’une décision antérieure concernant pareilles mesures. De fait, la souplesse dont il est question se rapporte davantage à la façon dont, dans la présente affaire, le Tribunal a précédemment interprété sa compétence de manière à avoir la latitude nécessaire pour veiller à ce que les mesures réparatrices qu’il a ordonnées soient véritablement exécutées.

[144] L’APN invoque également la décision Merham c. Banque Royale du Canada, 2009 CF 1127 au soutien de l’argument voulant qu’un décideur administratif puisse réexaminer sa décision, même après qu’elle ait été confirmée dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[145] La décision Merham concerne une plainte pour atteinte aux droits de la personne déposée auprès de la Commission par M. Merham à l’encontre de son gestionnaire à la Banque Royale du Canada (RBC). La Commission avait rejeté la plainte lorsqu’elle avait été présentée pour la première fois, et cette décision de la Commission avait été maintenue lors d’un contrôle judiciaire. M. Merham n’avait pas contesté le jugement rendu en contrôle judiciaire, mais il avait intenté une action en justice contre son gestionnaire devant une cour des petites créances, et avait obtenu gain de cause, ce qui avait remis en question l’honnêteté dont le gestionnaire avait fait preuve pendant l’enquête de la Commission. M. Merham avait alors demandé à la Commission de réexaminer sa décision à la lumière de ces nouveaux éléments de preuve. La Commission a rendu de brefs motifs indiquant qu’elle avait examiné les nouveaux éléments de preuve de M. Merham, et qu’elle refusait d’enquêter plus avant sur sa plainte.

[146] La Cour fédérale a jugé que la Commission avait le pouvoir de réexaminer ses propres décisions, même si la décision concernée avait été confirmée dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Toutefois, elle a ajouté qu’il s’agissait là d’un « pouvoir discrétionnaire qui d[evait] être exercé de façon restreinte dans des circonstances exceptionnelles » (au par. 25).

[147] Quoi qu’il en soit, la Cour fédérale a confirmé la décision de la Commission de ne pas enquêter davantage sur la plainte. Selon la Cour, la Commission avait raisonnablement conclu que les nouveaux éléments de preuve de M. Merham n’auraient aucune incidence sur l’issue de l’affaire.

[148] La décision Merham n’est pas d’une grande utilité à l’APN. Si de nouveaux renseignements devaient être mis au jour, il pourrait être approprié que le Tribunal réexamine sa décision de fond antérieure. Cependant, la nature des nouveaux renseignements en cause dans l’affaire Merham diffère grandement de celle des nouveaux renseignements soumis au Tribunal en l’espèce. Selon les arguments du demandeur dans l’affaire Merham, les nouveaux éléments de preuve jetaient le doute sur le fondement probatoire de la décision de la Commission. En revanche, dans la situation qui nous occupe, l’APN et le Canada ne prétendent pas que de nouveaux éléments de preuve viennent contredire les conclusions de fait du Tribunal selon lesquelles les enfants des Premières Nations identifiés dans les décisions d’indemnisation rendues en l’espèce étaient victimes de discrimination. L’APN et le Canada souhaitent plutôt remplacer les ordonnances du Tribunal par un règlement qu’ils ont négocié dans le cadre d’un recours collectif, après que le Tribunal ait rendu ses ordonnances. Voilà qui diffère des circonstances de l’affaire Merham, où il avait été demandé à la Commission de réexaminer sa décision.

[149] L’APN s’appuie également sur la décision Rogers Sugar Ltd v. United Food and Commercial Workers Union, Local 832, 1999 CanLII 14235 (MB QB) pour affirmer qu’un tribunal administratif peut se prononcer à savoir si un plan d’action non envisagé au moment où il a rendu une ordonnance est conforme à cette ordonnance. En l’espèce, au moment des ordonnances d’indemnisation du Tribunal, aucune des parties ne prévoyait l’ERD, qui est plus avantageuse. L’APN soutient que l’ERD bénéficie de l’appui massif des Premières Nations de tout le pays, et qu’on ne devrait pas retarder davantage le versement des indemnités.

[150] Dans l’affaire Rogers Sugar, la Cour du Banc de la Reine du Manitoba avait examiné les décisions d’un arbitre concernant les indemnités de départ qu’il convenait d’accorder selon des calculs fondés sur la convention collective en vigueur.

[151] Après que les parties eurent reçu l’indemnité de départ, un différend était survenu entre elles au sujet du calcul de l’indemnité dans le cas des employés permanents. Les parties avaient alors demandé à l’arbitre si la méthode qu’avait utilisée l’entreprise pour calculer l’indemnité de départ, méthode dont faisait était la feuille de calcul de cette dernière, était appropriée. L’arbitre avait confirmé que tel était bien le cas. Aucune décision écrite n’avait été fournie à l’appui. Les parties, qui divergeaient toujours d’opinion quant au sens à donner à la décision de l’arbitre, ont convenu de s’adresser de nouveau à lui. Le 17 septembre 1997, elles lui ont envoyé une lettre où elles exposaient leurs points de vue respectifs. Puis, elles ont envoyé à l’arbitre une seconde lettre énonçant la question précise qui était en litige, soit celle de savoir si la décision arbitrale était censée avoir pour effet de remplacer complètement le libellé de la convention collective alors en vigueur, et en particulier l’expression [traduction] « fraction d’une année » qui y figurait. Le 26 septembre 1997, l’arbitre a transmis aux parties une décision écrite.

[152] L’entreprise a soutenu que la première fois où, par consensus, les parties s’étaient tournées vers l’arbitre pour clarifier le calcul des dispositions relatives à l’indemnité de départ, cette démarche était appropriée et s’inscrivait dans la compétence réservée de l’arbitre à l’égard de l’exécution de sa décision du 4 juin. Cependant, selon l’entreprise, lorsqu’on avait demandé à l’arbitre un second éclaircissement, en septembre, sa décision n’était pas un éclaircissement, mais plutôt une annulation de sa clarification du 15 août 1997.

[153] La Cour du Banc de la Reine du Manitoba a estimé que le principe du functus officio s’appliquait, malgré le consensus qui existait entre les parties, puisqu’un tel consensus ne saurait suffire à investir l’arbitre d’un pouvoir qu’il ne possède pas. Cependant, la Cour a cité l’arrêt Chandler pour souligner la nécessité de faire preuve de souplesse lorsque les tribunaux administratifs appliquent ce principe. Car la règle du functus officio est fondée sur un motif de principe qui favorise le caractère définitif des procédures. L’arbitre n’était pas dessaisi du dossier, et il n’avait pas outrepassé sa compétence en apportant, aux deux occasions, des éclaircissements à son ordonnance. Il avait compétence à l’égard de l’exécution de sa décision arbitrale, et s’était efforcé de clarifier cette décision en réponse aux questions qu’on lui avait posées. La Cour a écrit que les indications de l’arbitre [traduction] « d[evaient] être interprétées dans le contexte de la question qui lui avait été posée » (au par. 33). En somme, [traduction] « les actions de l’arbitre en août et en septembre 1997 étaient de la nature d’éclaircissements et, par conséquent, ce dernier n’était pas dessaisi de l’affaire » (au par. 33; non souligné dans l’original). Fait à noter, la Cour a conclu non pas que l’arbitre avait annulé une décision antérieure, mais qu’il avait plutôt tiré au clair une ordonnance ambiguë.

[154] Ces conclusions viennent également étayer la thèse selon laquelle les tribunaux administratifs doivent faire preuve de souplesse et adopter une approche moins formaliste lorsqu’on leur demande de rouvrir une question : [traduction] « Il est possible que des procédures administratives doivent être rouvertes, dans l’intérêt de la justice, afin d’offrir un redressement qu’il aurait par ailleurs été possible d’obtenir par voie d’appel. (p. 862) (Chandler, suivi dans Canada Post Corp. v. C.U.P.W. (1991), 84 D.L.R. (4th) 574.) » (Rogers Sugar, au par. 31). La Cour a déclaré que la règle du functus officio s’appliquait, sous réserve de deux exceptions, à savoir : dans le cas où il y a eu un lapsus ou une erreur d’écriture dans la rédaction du jugement; et dans le cas où il y a eu une erreur dans l’expression de l’intention manifeste du juge des faits.

[155] Le deuxième cas, où il s’agit de clarifier l’intention manifeste du juge des faits, s’appliquerait en l’espèce si les parties demandaient au Tribunal d’apporter des éclaircissements au sujet des catégories d’enfants inutilement pris en charge dont le placement n’a pas été financé par SAC — une question sur laquelle nous reviendrons plus loin. Ce même cas, en plus de justifier les précédentes demandes de précisions adressées au Tribunal, conforte l’approche que celui-ci a retenue à l’égard du maintien de sa compétence et appuie ses décisions antérieures où, par exemple, il avait précisé que les successions de victimes autrement admissibles étaient visées par la Décision sur l’indemnisation initiale du Tribunal et devaient donc être indemnisées. Dans le même ordre d’idées, il n’est pas interdit au Tribunal d’approuver l’ERD au motif qu’elle englobe des bénéficiaires que ce dernier n’avait jamais encore été prié de prendre en considération. Toutefois, un tel cas faisant exception à la règle ne saurait justifier que l’on retire des droits aux victimes afin d’arriver à des compromis dans le cadre d’une négociation, et compte tenu d’un montant d’indemnisation plafonné.

[156] De fait, à la lumière des désaccords entre les parties dans l’affaire Rogers Sugar, l’arbitre avait précisé qu’il n’avait pas eu l’intention de réduire les indemnités auxquelles on avait droit. Voici un extrait de la décision écrite : [traduction] « Je n’avais pas l’intention de réduire de quelque façon que ce soit le droit existant à l’indemnité de départ (employés permanents) tandis que j’accordais des indemnités supplémentaires à ceux qui comptaient de longs états de service. Par conséquent, l’expression “fraction d’une année” était censée être conservée » (au par. 9). Par la suite, l’arbitre a encore précisé davantage son ordonnance.

[157] La décision Rogers Sugar tend à appuyer l’approche qu’entend adopter le Tribunal à l’égard de l’examen de l’ERD, et qui consiste à convoquer une nouvelle audience pour traiter la question contestée des enfants inutilement pris en charge dont le placement n’a pas été financé par SAC, et pour clarifier ses ordonnances. Cependant, elle n’appuie nullement une éventuelle modification, par le Tribunal, de ses ordonnances d’indemnisation antérieures de manière à retirer des droits à des victimes et survivants alors qu’aucune erreur n’a été commise en ce qui les concerne.

[158] L’APN soutient que l’arrêt Zutter v. British Colombia (Council of Human Rights), [1995] 57 BCAC 241, 1995 CanLII 1234 (BCCA) [Zutter] s’applique à l’égard de la présente affaire, et qu’il étaye la proposition selon laquelle un tribunal des droits de la personne peut réexaminer ses propres décisions pour la simple raison qu’il est un tribunal des droits de la personne.

[159] La formation ne souscrit pas à l’interprétation faite par l’APN de l’arrêt Zutter, et, à son avis, les faits et les questions en litige dans cette affaire sont complètement différents de ceux de l’espèce :

[traduction]

[1] La question à trancher en l’espèce est celle de savoir si le Conseil des droits de la personne de la Colombie-Britannique (le « Conseil ») a compétence pour rouvrir une plainte à l’égard de laquelle il a déjà prononcé un désistement en vertu de l’alinéa 14(1)a) de la Human Rights Act, S.B.C. 1984, c. 22 (la « Loi »).

[160] Pour des raisons nébuleuses, M. Zutter n’avait été avisé que le 23 septembre de la décision du Conseil prononçant un désistement de sa plainte, et c’est à cette date qu’il avait découvert que le Conseil n’avait jamais reçu aucune réponse écrite au résumé du rapport d’enquête. Il avait alors congédié son avocat et avait déposé une plainte auprès du Barreau. La Cour a été informée que l’avocat en question avait par la suite fait l’objet de mesures disciplinaires pour son défaut de représenter adéquatement M. Zutter (au par. 12).

[traduction]

[13] Entre-temps, M. Zutter s’est de nouveau tourné vers la Coalition pour obtenir de l’aide et, le 30 septembre 1991, la Coalition a écrit au Conseil pour lui demander de rouvrir l’affaire et d’examiner les observations que, en raison de l’incompétence de son avocat, M. Zutter n’avait pas eu la possibilité de présenter avant que le Conseil ne prononce le désistement sa plainte. En se fondant sur l’article 15 de la Loi, le Conseil a répondu qu’il n’était pas légalement habilité à réexaminer sa décision :

15. La décision rendue au titre de l’alinéa 14(1)a), l’ordonnance rendue au titre du sous-alinéa 14(1)d)(ii) ou du paragraphe 14(3) ou la décision de rejet d’une plainte en vertu du sous-alinéa 14(1)d)(i) sont communiquées par écrit au plaignant et à l’auteur présumé de la contravention à la présente Loi et, en cas de désistement de la procédure ou de rejet de la plainte, aucune autre procédure ne peut être intentée en vertu de la présente Loi relativement à la même cause d’action que celle invoquée dans la procédure abandonnée ou la plainte rejetée.

[14] Une nouvelle demande de réouverture du dossier, présentée au nom de M. Zutter par le Centre pour la défense de l’intérêt public de la Colombie-Britannique en décembre 1991, a été rejetée par le Conseil dans une lettre datée du 7 février 1992, dont voici les parties pertinentes :

Le Conseil ne considère pas qu’une fois qu’un avis du rapport d’enquête a été donné et qu’une possibilité raisonnable de réponse a été offerte, le principe d’équité procédurale lui impose l’obligation de s’informer de l’état de la réponse d’une partie, en particulier lorsque cette partie est représentée par un conseiller juridique. De l’avis du Conseil, le processus de divulgation faisant suite à l’enquête est dicté par les exigences de l’équité procédurale et ne fait pas partie du processus d’enquête en tant que tel.

Pour les motifs qui précèdent, le Conseil conclut que la norme d’équité procédurale requise a été respectée. Par conséquent, votre demande visant à ce que le Conseil réexamine sa décision du 25 juillet 1991 est rejetée.

[161] La Cour a conclu ce qui suit :

[traduction]

[23] […] il ne fait aucun doute que, du point de vue de M. Zutter, et à vrai dire, de celui de toute personne raisonnable, le résultat pour lui est injuste, dans le sens ordinaire de ce terme. Il serait donc malheureusement ironique que le Conseil, dont l’existence même et l’objectif de redressement sont caractérisés par les valeurs fondamentales de l’équité et de la justice, n’ait pas pour autant le pouvoir de remédier à une telle injustice.

[…]

[31] Je n’accepte pas l’argument des appelants selon lequel la compétence d’équité que le juge Martland décrit dans l’arrêt Grillas doit être subordonnée à la théorie du functus officio dans le cas de tous les tribunaux administratifs, sauf ceux qui sont habilités expressément en ce sens, pour donner effet au « principe judicieux » du caractère définitif des procédures devant ces tribunaux. Ce principe régira nécessairement la façon dont le Conseil exerce sa compétence pour réexaminer ses décisions, garantissant ainsi son application restrictive, tout comme la Cour exerce avec prudence et de façon restrictive son pouvoir d’admettre une nouvelle preuve, en toute déférence pour le même principe.

[32] Cette compétence d’équité a été reconnue et jugée avoir été exercée correctement par les tribunaux administratifs en cause dans Re Lornex Mining Corporation Ltd., 1976 CanLII 1123 (BC SC), [1976] 5 W.W.R. 554 (B.C.S.C.), dans Re Ombudsman of Ontario and the Minister of Housing (1979), 1979 CanLII 1933 (ONSC), 103 D.L.R. (3d) 117 (Ont.H.C.), conf. par (1980), 1980 CanLII 1740 (ONCA), 117 D.L.R. (3d) 613 (C.A. Ont.), et plus récemment dans Attorney General of Canada v. Grover and Canadian Human Rights Commission (4 juillet 1994), T-1945-93 [publié à 1994 CanLII 18487 (FC), 24 C.H.R.R. D/390] (C.F. 1re inst.). Dans chacune de ces affaires, la compétence en question avait été exercée nonobstant l’absence de disposition expresse en ce sens dans la loi habilitante du tribunal. Le juge de première instance a appliqué les deux premières décisions lorsqu’il a conclu que le Conseil avait compétence pour réexaminer sa décision de rejeter les plaintes de M. Zutter, dans les circonstances de l’espèce, et je suis d’avis qu’il a eu raison de le faire.

[162] Le précédent paragraphe, où l’on cite la décision Grover, conforte le Tribunal dans l’approche qu’il a adoptée à l’égard du maintien de sa compétence sur ses ordonnances de réparation, y compris celles concernant la réforme à long terme et celles demandées par les parties dans la décision 2022 TCDP 8. Cependant, il ne va pas jusqu’à justifier que soient retirés, à des victimes et à des survivants, les droits à une indemnité qui leur ont été reconnus dans les ordonnances du Tribunal, ordonnances que la Cour fédérale a ensuite confirmées. Et même en l’absence d’une telle décision de la Cour fédérale, dès lors que le Tribunal a rendu une ordonnance prévoyant le versement d’une indemnité aux victimes et aux survivants, il ne peut les priver de leurs droits à cet égard sans que la Cour fédérale ne lui ordonne de le faire au motif que cette décision est déraisonnable.

B. Compétence maintenue du Tribunal sur la question de l’indemnisation et questions relatives aux principes du functus officio et du caractère définitif de ses ordonnances

[163] Le Tribunal n’est pas functus officio; il n’est pas dessaisi de la question. Il lui est donc permis d’examiner si l’ERD satisfait entièrement à ses ordonnances, et il conclut qu’elle y satisfait substantiellement, mais non entièrement.

[164] Comme il sera démontré ci-après, la formation est demeurée saisie de toutes ses ordonnances d’indemnisation pour s’assurer de leur mise en œuvre efficace.

[165] De plus, la décision de la Cour fédérale n’empêche pas la formation d’examiner l’ERD afin de vérifier si elle satisfait pleinement aux ordonnances du Tribunal.

[166] De 2019 à 2022, le Tribunal a rendu une série de décisions sur requête concernant la question de l’indemnisation. Nous les examinerons à tour de rôle en en faisant ressortir certains passages pertinents aux fins de la présente requête.

[167] La première décision sur requête concernant l’indemnisation, également appelée par les parties Décision sur le droit à l’indemnisation, porte le numéro de référence 2019 TCDP 39. Cette décision fouillée met l’accent sur les éléments de preuve attestant le préjudice, y compris le préjudice moral, subi par les enfants et les familles des Premières Nations, ainsi que sur les actions du gouvernement, qui ont été jugées comme étant dénuées de prudence. La LCDP est structurée de manière à ce que les réparations soient laissées à la discrétion du ou des membres du Tribunal concernés une fois qu’il est démontré que la plainte est fondée. Dans de nombreuses autres affaires où il y a eu constat de discrimination, aucune indemnisation spéciale n’a été accordée, ce qui s’explique par le fait que la preuve d’un comportement dénué de prudence doit être établie selon la prépondérance des probabilités. Dans certains cas, il est possible que le Tribunal ne conclue pas à l’existence d’un tel comportement. Mais, dans la présente affaire, la formation a fourni des motifs détaillés à l’appui de ses conclusions de fait et de ses conclusions juridiques. Toutes ses autres décisions en matière d’indemnisation suivent le même raisonnement que celui tenu dans la Décision sur le droit à l’indemnisation. Le montant de l’indemnité accordée a également été fixé à la demande des plaignants, dont l’APN, à qui l’Assemblée des chefs a donné le mandat de réclamer les indemnités maximales prévues par la LCDP (voir APN : Assemblée extraordinaire des chefs, Résolution no 85/2018). Le Tribunal était d’accord, et il a également veillé à ce que les victimes et survivants qui souhaitent obtenir plus que le montant maximal d’indemnité permis par la LCDP puissent le faire par d’autres moyens. Il convient de souligner que l’APN a accueilli favorablement la Décision sur le droit à l’indemnisation et qu’elle l’a également défendue devant la Cour fédérale. La Cour a souscrit à l’avis de l’APN, de la Société de soutien et de la Commission, et a jugé la décision du Tribunal raisonnable. Comme il ressortira clairement des décisions sur l’indemnisation que nous passerons en revue, le montant de l’indemnité a été établi lors de la première décision sur l’indemnisation et n’a jamais été modifié au cours de la série de décisions qui ont suivi. À la suite de la Décision sur le droit à l’indemnisation, il a été demandé au Tribunal de fournir des éclaircissements et d’ajouter des droits, et non d’en supprimer, en fonction des données probantes, ainsi que de clarifier certaines définitions. Les autres demandes qui lui ont été adressées visaient l’établissement d’un processus d’indemnisation et la création des fonds en fiducie, de même qu’à faire approuver un cadre d’indemnisation.

[168] Dès le départ, c’est-à-dire dans la première décision sur requête relative à l’indemnisation, le Tribunal a fourni des motifs et a préparé le terrain pour le processus d’indemnisation :

XV. Processus d’indemnisation

[258] Après avoir tenu compte des facteurs de l’accès à la justice, de l’efficacité et de la célérité, la formation a opté pour les ordonnances susmentionnées afin d’éviter une évaluation au cas par cas du degré de préjudice subi par chaque enfant, parent ou grand-parent visé par ces ordonnances. Comme l’indique la NNA, il n’existe pas de solution parfaite sur cette question, et le Tribunal abonde dans le sens de la NNA. La difficulté de la tâche qui nous incombe ne justifie pas le refus d’indemniser les victimes et survivants. En reconnaissant que le versement de la somme maximale de 20 000 $ est justifié dans chacun des cas susmentionnés, on évite une analyse au cas par cas du préjudice, et on accorde l’indemnité en question à l’ensemble d’un groupe vulnérable de victimes et survivants qui, comme l’illustre la preuve présentée en l’espèce, ont été lésés en raison de la discrimination raciale systémique. Certains enfants et parents ou grandsparents peuvent avoir souffert plus que d’autres; toutefois, la réparation sous forme d’indemnité est plafonnée dans la LCDP, et le Tribunal ne peut accorder plus que le montant maximum permis, même si le montant consenti est peu élevé par rapport au degré de préjudice et de discrimination raciale subi par les enfants des Premières Nations et leur famille. La formation estime justifié d’accorder l’indemnité maximale pour chaque enfant et adulte faisant partie des groupes identifiés dans les ordonnances qui précèdent.

[259] Ce type d’approche en matière d’indemnisation s’apparente à celle prévue par le Paiement d’expérience commune dans la CRRPI, dont nous avons déjà parlé. Le PEC reconnaissait que leur séjour dans les pensionnats indiens avait eu des répercussions sur tous les élèves ayant fréquenté ces établissements Le PEC a indemnisé tous les anciens élèves ayant fréquenté des pensionnats indiens, pour les violences psychologiques qu’ils avaient subies, le fait d’avoir été privés de leur famille, de leur culture et de leur langue, etc. (voir l’affidavit souscrit par M. Jeremy Kolodziej le 4 avril 2019, au par. 10).

[260] La formation préfère la demande de l’APN quant au versement de l’indemnité directement aux victimes suivant un processus approprié, plutôt que dans un fonds qui permettrait aux enfants et aux familles des Premières Nations d’avoir accès à des services et à des activités de guérison pour atténuer certains des effets de la discrimination qu’ils ont subie. La formation ne s’oppose pas en soi à la création d’un fonds en fiducie, mais plutôt à ce que les indemnités soient versées dans un fonds en fiducie pour financer des services et des activités de guérison plutôt que versées à titre d’indemnités financières, comme le propose la Société de soutien. Le Canada devrait effectivement offrir des activités de ce type, mais non en remplacement d’indemnités financières aux victimes et survivants. L’indemnité pécuniaire revient de plein droit aux victimes et survivants, à qui il devrait être loisible de décider par eux-mêmes de la meilleure façon de l’utiliser.

[261] Le Tribunal reconnaît toutefois aussi l’argument de la Société de soutien suivant lequel il ne convient pas de verser une indemnité de 40 000 $ à un enfant de trois ans. Il est donc nécessaire d’établir un processus prévoyant que l’indemnité accordée aux mineurs âgés de moins de 18 ou de 21 ans sera placée dans un fonds auquel ils auront accès à leur majorité.

[262] En ce qui concerne le principe de Jordan, dans le cas de bon nombre d’enfants qui se sont vu refuser des services et qui vivent encore chez leurs parents, le fonds d’indemnisation pourrait être administré par les parents ou les grands-parents jusqu’à ce que ces enfants deviennent majeurs.

[263] Pour tous les autres enfants mineurs qui ne sont sous la responsabilité d’aucun parent, grand-parent ou membre adulte de leur famille, la création d’un fonds en fiducie pourrait être une des options à envisager au cours des discussions ci-après mentionnées.

[264] On devrait tenir compte, au cours du processus, de la prise de mesures spéciales de protection pour les enfants ayant un handicap intellectuel et pour les parents ou grandsparents qui abusent de substances susceptibles d’affecter leur jugement.

[265] Il serait préférable que l’indemnité versée à titre de réparation n’ait aucune incidence sur les avantages sociaux des victimes et survivants. Cette question pourra être abordée lors des discussions sur le processus d’indemnisation.

[266] La possibilité, pour les victimes et survivants, de renoncer à l’indemnité à laquelle ils ont droit devrait faire partie de ce processus d’indemnisation.

[267] Étant donné que les parties et les personnes intéressées en l’espèce sont toutes des membres des Premières Nations, à l’exception de la Commission et du PGC, et qu’elles ont toutes des opinions différentes sur la définition qu’il convient de donner en l’espèce aux « enfants des Premières Nations », il est primordial que cette question soit abordée lors des discussions sur le processus d’indemnisation. La formation répète qu’elle reconnaît les droits de la personne des Premières Nations, ainsi que le droit à l’autodétermination et à l’autonomie gouvernementale des Autochtones.

[268] Si la création d’un fonds en fiducie ou d’un comité est proposée, il peut être utile de faire également intervenir dans le débat des personnes apolitiques, telles que des victimes et des survivants adultes, des femmes autochtones, des aînés, des grands-mères, etc.

[269] La formation reconnaît par ailleurs la nécessité de créer un processus culturellement sûr pour identifier les victimes et survivants susmentionnés, notamment les enfants des Premières Nations et leurs parents ou grands-parents. Ce processus doit respecter leurs droits et leur vie privée. Le Registre des Indiens ainsi que le processus et les documents relatifs aux principes de Jordan sont des outils parmi d’autres pour faciliter l’identification des victimes et survivants. Il est également nécessaire de créer un processus indépendant pour distribuer les indemnités aux victimes et survivants. L’APN et la Société de soutien ont exprimé leur désir de proposer leur aide à ce sujet. Le Canada devra donc amorcer des discussions à ce sujet avec l’[APN] et la Société de soutien. La Commission et les personnes intéressées devraient être consultées dans le cadre de ce processus, mais elles sont libres de ne pas y participer. La formation ne rend pas de décision définitive sur le processus de distribution de l’indemnisation, mais accorde plutôt aux parties jusqu’au 10 décembre 2019 pour discuter des diverses options et pour lui soumettre, le cas échéant, des propositions. La formation examinera ensuite ces propositions et décidera du processus approprié pour identifier les victimes et survivants et pour établir la façon de distribuer les indemnités. (Non souligné dans l’original.)

[270] Dans le cadre des discussions sur le processus d’indemnisation, la formation accueille favorablement tout commentaire ou toute suggestion ainsi que toute demande d’éclaircissements de toute partie sur le déroulement du processus d’indemnisation ou sur le libellé ou la teneur des ordonnances, par exemple à savoir si les catégories de victimes et survivants devraient être plus détaillées, ou si de nouvelles catégories devraient être ajoutées.

[…]

(2019 TCDP 39.)

[169] Cet extrait indique clairement que le Tribunal ne considérait pas qu’il était dessaisi de la question de l’indemnisation ni que toutes ses ordonnances étaient complètes. Il importe tout de même de souligner que le montant de l’indemnité n’a jamais fait débat, et que ni le Tribunal ni les parties n’ont proposé d’en changer, ou encore de restreindre les catégories de victimes déjà reconnues par le Tribunal dans ses ordonnances ou de retirer des droits aux membres de ces catégories. En fait, la décision sur cette question avait un caractère définitif. Étayée par des conclusions et des motifs, elle a envoyé un message dissuasif fort au Canada, de même qu’un message d’espoir aux victimes et aux survivants dont les droits ont été reconnus par ces conclusions et par les ordonnances connexes. De plus, les motifs du Tribunal mettent en évidence la différence importante qui existe entre les réparations systémiques en matière de droits de la personne et les réparations offertes par le droit de la responsabilité délictuelle. Le Tribunal a souligné comme suit l’important objectif des indemnités individuelles accordées aux victimes de discrimination :

[elles] visent à prévenir la répétition des mêmes actes discriminatoires ou d’actes similaires, et surtout à prendre acte de l’expérience éprouvante vécue par les victimes et survivants en raison de la discrimination.

(2019 TCDP 39, au par. 14.)

[170] De fait, dans la Décision sur le droit à l’indemnisation, 2019 TCDP 39, au paragraphe 206, le Tribunal a également précisé avoir l’obligation de protéger les droits de la personne des victimes et survivants qu’il a identifiés, indépendamment de tout recours collectif projeté :

Le fait qu’un recours collectif ait été intenté ne change rien à l’obligation qu’a le Tribunal, en vertu de la Loi, de remédier à la discrimination et, au besoin, comme en l’espèce, de dissuader et de décourager ceux qui se livrent à des actes discriminatoires, en accordant des réparations individuelles et systémiques concrètes au groupe vulnérable formé par les enfants des Premières Nations et leurs familles, qui sont des victimes et survivants en l’espèce.

[171] Plus récemment, dans l’arrêt Disability Rights Coalition v. Nova Scotia (Attorney General), 2021 NSCA 70, la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a formulé des remarques importantes au sujet du rôle sociétal important que joue la dissuasion dans les affaires mettant en cause le comportement du gouvernement :

[traduction]

[254] Dans l’arrêt Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27 (« Ward »), la Cour suprême du Canada a cité le rôle essentiel que joue la dissuasion dans la détermination du montant des dommages-intérêts à adjuger contre des gouvernements dans le but d’indemniser les personnes victimes de violations de leurs droits. La dissuasion est un facteur réel, nécessaire et important :

[29] […] La dissuasion, à l’instar de la défense des droits, joue un rôle sociétal. Elle cherche à régir la conduite du gouvernement, de manière générale, afin d’assurer le respect de la Constitution. […] De même, la dissuasion en tant qu’objectif des dommages-intérêts accordés en vertu de la Charte ne vise pas le contrevenant lui-même, mais vise plutôt à influer sur la conduite du gouvernement de sorte que l’État respecte la Charte à l’avenir.

[…]

[256] En outre, dans l’arrêt Walsh, la Cour d’appel de l’Alberta a constaté en ces termes l’importance de l’octroi de dommages-intérêts en tant que mesure dissuasive à l’égard d’une future conduite discriminatoire :

[31] Les lois sur les droits de la personne doivent recevoir une interprétation large et téléologique compte tenu de leurs objectifs fondamentaux, à savoir reconnaître et affirmer que toutes les personnes sont égales en dignité et en droits, de même que protéger et offrir réparation contre la discrimination. En plus d’indemniser les victimes d’actes discriminatoires, le pouvoir de réparation du Tribunal vise un autre important objectif de société : prévenir la discrimination et servir d’outil de dissuasion et d’éducation : Robichaud c. Brennan, [1987] 2 R.C.S. 84 (CSC).

[32] Des dommages-intérêts qui n’offrent pas une indemnisation appropriée peuvent minimiser la gravité de la discrimination, miner les principes qui sont au cœur des lois sur les droits de la personne et marginaliser encore plus un plaignant. Ils peuvent aussi avoir l’effet imprévu mais bien réel de perpétuer les pratiques discriminatoires.

[33] Les tribunaux des droits de la personne reconnaissent que des dommages-intérêts pécuniaires et non pécuniaires, ou des dommages-intérêts généraux, peuvent et devraient être accordés dans les cas appropriés. […]

[257] Nous sommes d’avis que la Commission a commis une erreur en omettant de tenir compte de l’effet dissuasif de tous dommages-intérêts qu’elle aurait pu accorder.

(Non souligné dans l’original.)

[172] La formation a également accordé des intérêts sur l’indemnité dans la Décision sur le droit à l’indemnisation, ce qui renforce le caractère définitif du montant d’indemnité octroyé.

[274] Sous réserve des règles visées à l’article 48.9, le membre instructeur peut accorder des intérêts sur l’indemnité au taux et pour la période qu’il estime justifiés.

[275] La formation accorde donc des intérêts sur l’indemnité au taux courant de la Banque du Canada, ainsi qu’il est ci-après précisé.

[276] L’indemnité pour préjudice moral et l’indemnité spéciale englobent les intérêts, qui sont accordés pour les mêmes périodes que celles visées dans les ordonnances mentionnées. C’est la démarche qu’a suivie le Tribunal par le passé (voir, par exemple, Grant c. Manitoba Telecom Services Inc., 2012 TCDP 20, au par. 21).

(2019 TCDP 39.)

[173] Cela dit, la formation convient avec le Canada et l’APN que la Cour fédérale, en confirmant les ordonnances du Tribunal, a statué que celui-ci avait rendu des décisions raisonnables appartenant aux différentes issues possibles raisonnables. Il ne faut pas en déduire qu’une fois rendues, les ordonnances définitives sur le montant de l’indemnité et les catégories de victimes et de survivants peuvent ensuite être modifiées et adaptées en fonction d’une entente de règlement qui viendrait réduire ou supprimer certains droits, et ce, afin d’inclure d’autres personnes tout en respectant un certain montant fixe. Pareil exercice pourrait être raisonnable dans le cas d’ordonnances n’ayant pas encore été rendues. Or en l’espèce, l’entente est survenue après qu’aient été rendues les conclusions et les ordonnances, fondées sur des preuves, ayant confirmé le droit à une indemnité pour les catégories de victimes et survivants. Il s’agit là d’un fait déterminant à prendre en considération dans l’examen de l’ERD. Le Tribunal était ouvert à l’idée d’élargir l’admissibilité à des personnes supplémentaires, ce qui est exactement ce que fait l’ERD et, sur ce point, le Tribunal est très satisfait.

[174] Toutefois, le Tribunal n’a jamais envisagé de réduire le montant de l’indemnité, ni d’exclure des victimes et des survivants qu’il a déjà reconnus dans des décisions sur requête antérieures, où il a tiré ses conclusions en se fondant sur des éléments de preuve. Le problème ne se serait pas posé sans les 20 milliards de dollars offerts par le Canada à titre de montant fixe, ce qui a forcé les Premières Nations à faire des choix difficiles. Nous y reviendrons plus loin.

[175] Si l’ERD avait été soumise au Tribunal avant qu’il ne rende ses ordonnances, ou si l’ERD avait englobé toutes les victimes et tous les survivants visés par les ordonnances du Tribunal, la demande visant à ce que celui-ci entérine l’ERD aurait revêtu un caractère tout à fait différent, et elle aurait été plus appropriée.

[176] À l’heure actuelle, le processus d’indemnisation est toujours en cours, et le Tribunal avait envisagé que les parties comparaissent devant lui pour recevoir des éclaircissements et obtenir d’autres ordonnances sur le processus et sa mise en œuvre. À titre d’exemple, des éclaircissements du Tribunal pourraient être nécessaires dans le cas où une interprétation divergente de ses ordonnances par les parties aurait une incidence sur la mise en œuvre de celles-ci.

[177] Le Tribunal a maintenant rendu des ordonnances d’indemnisation par ailleurs confirmées par la Cour fédérale. La décision du Tribunal demeure pour le moment inchangée. Il est loisible aux parties de revenir devant le Tribunal pour la phase de la mise en œuvre.

[178] Du reste, les parties n’avaient pas la possibilité de renoncer, par une entente, à l’application des conclusions du Tribunal fondées sur des éléments de preuve établissant la discrimination raciale systémique exercée, ni à l’effet des ordonnances connexes rendues dans la Décision sur le bien-fondé. Elles ne pouvaient pas davantage demander au Tribunal de les changer pour une conclusion selon laquelle il n’y a jamais eu de discrimination raciale et, par conséquent, aucune réparation n’est requise. Dans le même ordre d’idées, si le Tribunal en arrive à des conclusions, fondées sur des éléments de preuve, selon lesquelles les victimes et survivants ont subi des préjudices et devraient être indemnisés, les parties ne peuvent lui demander de modifier ces conclusions et ordonnances connexes pour conclure plutôt que certaines victimes et certains survivants déclarés admissibles par le Tribunal n’ont pas souffert, et ne devraient plus recevoir d’indemnité.

[179] De tels cas de figure diffèrent grandement d’une situation où l’on demanderait au Tribunal de tirer une conclusion sur la base de nouveaux éléments de preuve qui indiqueraient que certains aspects de la discrimination constatée par le Tribunal ont cessé — conformément à l’ordonnance, assimilable à une injonction, rendue par la formation et enjoignant de mettre fin à la pratique discriminatoire — ou que certaines modifications demandées sont susceptibles d’améliorer les ordonnances antérieures du Tribunal visant à éliminer la discrimination (2022 TCDP 8). Le Tribunal conserve sa compétence afin de s’assurer que ses ordonnances soient véritablement exécutées. Il ne s’agit pas, pour cela, de restreindre la portée de ses ordonnances (voir, par exemple, la définition du principe de Jordan dans la décision 2017 TCDP 14), mais d’éliminer la discrimination constatée dans une affaire complexe et d’envergure pancanadienne qui concerne les Premières Nations de toutes les régions du pays. On peut y parvenir au moyen notamment de comptes rendus, de requêtes et de demandes de clarification, à la suite de quoi, des conclusions seront tirées en fonction de la preuve.

[180] De plus, dans la décision 2022 TCDP 8, le Tribunal a accepté de tirer une conclusion fondée sur les éléments de preuve présentés, de même que sur ses conclusions et ses ordonnances antérieures, afin de modifier ses ordonnances de manière à fixer une date de fin de l’indemnisation :

Conformément aux paragraphes 245, 248, 249 et 254 de la décision sur requête 2019 TCDP 39, la date de fin de l’indemnisation pour les enfants des Premières Nations pris en charge et leurs parents ou grandsparents fournisseurs de soins est fixée au 31 mars 2022.

(2022 TCDP 8, au par. 172.9)

[181] Notons que cette conclusion a été tirée à partir des données probantes soumises, qui établissaient un lien entre le financement durable et accru des services de prévention et des programmes communautaires et la fin des retraits d’enfants de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité :

[149] Les conclusions ci-dessus démontrent la nécessité d’offrir des services de prévention culturellement adaptés et sécuritaires qui tiennent compte des facteurs clés qui favorisent la prise en charge des enfants des Premières Nations et la nécessité d’offrir des services de prévention adéquatement financés et durables qui sont adaptés aux besoins distincts des enfants, des familles et des collectivités des Premières Nations.

[150] Il est possible de mettre fin au retrait massif d’enfants en prenant des mesures pour passer véritablement des services réactifs, qui mènent à la prise en charge des enfants, à des services préventifs, surtout lorsque les services de prévention sont élaborés et fournis par les collectivités des Premières Nations respectives des enfants. Les éléments de preuve fournis par les parties démontrent que ce changement sera rendu possible par la mise en œuvre, le 1er avril 2022, d’un financement accru pour la prévention à l’intention des Premières Nations et des fournisseurs de services à l’enfance et à la famille des Premières Nations partout au Canada.

[151] Enfin, les ordonnances sur consentement dont il est question ci-dessus sont conformes aux conclusions et aux ordonnances de la formation. La formation est d’avis que la mise en œuvre complète et rapide de ces ordonnances améliorera considérablement la vie des enfants, des familles et des collectivités des Premières Nations.

(2022 TCDP 8.)

[182] La formation en convient avec le Canada : ce ne serait pas la première fois que le Tribunal modifierait considérablement une ordonnance, comme le démontre celle rendue dans la décision 2022 TCDP 8 et reprise ci-dessus. Bien que le consentement des parties ne soit pas un prérequis pour l’exercice de sa compétence par le Tribunal, la Commission et la Société de soutien ont convenu que celui-ci avait le pouvoir de rendre l’ordonnance visée. Cette ordonnance rendue dans 2022 TCDP 8 a apporté des modifications importantes aux ordonnances antérieures du Tribunal. Elle enjoignait au Canada de financer, sur la base des coûts réels, les soins après l’âge de la majorité; de financer des recherches supplémentaires réalisées par l’Institut des finances publiques et de la démocratie; de financer les mesures de prévention de façon continue, et à hauteur de 2 500 $ par personne résidant dans les réserves et au Yukon (somme à rajuster en fonction de l’inflation); et, finalement, elle fixait au 31 mars 2022 la date limite pour l’indemnisation des enfants pris en charge et de leurs parents et grands-parents qui s’occupaient d’eux.

[183] La formation juge les modifications apportées par la décision 2022 TCDP 8 clairement conformes à la compétence que le Tribunal a conservée pour veiller à ce que la discrimination soit éliminée et ne se reproduise plus.

[184] L’exemple précédent confirme que le Tribunal avait conservé sa compétence pour assurer la mise en œuvre efficace de ses ordonnances. Le Tribunal a élargi ses ordonnances, et il les a modifiées de manière à fixer une date de fin de l’indemnisation en se fondant sur les données probantes fournies selon lesquelles des programmes communautaires durables et adéquatement financés permettaient d’éliminer les retraits d’enfants de leurs collectivités.

[185] De plus, pour décider si le Tribunal est en mesure de modifier ses ordonnances, il faut analyser la nature des modifications demandées et les éléments de preuve à l’appui. En outre, un examen attentif des ordonnances faisant suite aux conclusions et aux motifs est nécessaire pour établir si les modifications demandées sont acceptables compte tenu de leur nature.

[186] À la suite de la Décision sur le droit à l’indemnisation, le Tribunal a rendu une autre décision, la décision 2020 TCDP 7, où il a expliqué comme suit la nature et l’objet du maintien de la compétence du Tribunal :

[51] Dans sa Décision sur l’indemnisation, la formation a clairement laissé les ordonnances ouvertes à d’éventuelles modifications pour le cas où une partie quelconque, dont le Canada, voudrait ajouter ou clarifier des catégories de victimes ou de survivants ou apporter des modifications au libellé de la décision sur requête, en recourant à un procédé semblable à celui utilisé dans la décision sur requête 2018 TCDP 4 du Tribunal, et inspiré par la démarche employée dans les décisions sur requête 2017 TCDP 14 et 2017 TCDP 35 du Tribunal. Cette façon de faire est rare, mais, dans la présente affaire, qui est complexe et sans précédent, elle présente des avantages en plus de reconnaître l’importance de la contribution des parties et de leur expertise en ce qui a trait à l’efficacité des ordonnances rendues par la formation.

[52] La formation a explicitement conservé sa compétence à l’égard de l’indemnisation (voir la Décision sur l’indemnisation, au paragraphe 277), y compris sur un certain nombre de questions abordées dans le cadre de la consultation relative au processus d’indemnisation. Elle a d’ailleurs dit qu’elle accueillerait favorablement tout commentaire, toute suggestion et toute demande d’éclaircissements de la part de toute partie sur le déroulement du processus d’indemnisation ou sur le libellé ou la teneur des ordonnances, par exemple à savoir si les catégories de victimes et survivants devraient être plus détaillées, ou si de nouvelles catégories devraient être ajoutées (voir la Décision sur l’indemnisation, au paragraphe 270).

[53] On peut y voir une indication claire que la formation était prête à entendre des suggestions concernant d’éventuelles modifications à l’ordonnance rendue dans la Décision sur l’indemnisation, et qu’elle accueillerait favorablement les commentaires et les propositions de l’une ou l’autre des parties. La formation a opté au départ pour le 1er janvier 2006 et le mois de décembre 2007 comme dates limites, à la suite des demandes formulées par la Société de soutien dans ses dernières observations relatives à l’indemnisation. Elle l’a fait en partant du principe que la preuve soumise au Tribunal appuyait ces dates de même que d’autres dates antérieures. Ainsi, au lieu de rendre des ordonnances qui dépasseraient la portée de celles demandées, la formation a choisi une forme d’ordonnance qui prévoyait la possibilité d’apporter des modifications ou de rendre d’autres ordonnances d’indemnisation. La formation a gardé à l’esprit le fait que les parties, après avoir discuté des ordonnances et du processus d’indemnisation, voudraient peutêtre préciser les catégories de bénéficiaires de l’indemnité ou en ajouter. La présente procédure est complexe, et elle nécessite de la souplesse.

(Non souligné dans l’original.)

[…]

[74] La formation se fonde sur l’ordonnance qu’elle a rendue dans sa Décision sur l’indemnisation (2019 TCDP 39) et lui ajoute celles qui suivent :

[75] La formation ordonne au Canada de payer une indemnité (de 20 000 $) au titre du préjudice moral visé à l’alinéa 53(2)e), de même qu’une indemnité (de 20 000 $) au titre des actes délibérés ou inconsidérés visés au paragraphe 53(3), aux enfants des Premières nations vivant dans une réserve ou au Yukon et qui ont été retirés de leurs foyers et pris en charge, pour des motifs ouvrant droit à indemnisation, le 1er janvier 2006 ou avant cette date et qui étaient encore pris en charge à cette date, conformément à l’ordonnance que le Tribunal a rendue dans sa Décision sur l’indemnisation.

[76] La formation ordonne également au Canada de payer une indemnité (de 20 000 $) au titre du préjudice moral visé à l’alinéa 53(2)e), de même qu’une indemnité (de 20 000 $) au titre des actes délibérés ou inconsidérés visés au paragraphe 53(3), aux membres des Premières Nations vivant dans une réserve ou au Yukon, et qui sont les parents ou les grands-parents d’enfants de Premières Nations vivant eux aussi dans une réserve ou au Yukon et ayant été retirés de leurs foyers et pris en charge, pour des motifs ouvrant droit à indemnisation, le 1er janvier 2006 ou avant cette date et qui étaient encore pris en charge à cette date, conformément à l’ordonnance que le Tribunal a rendue dans sa Décision sur l’indemnisation.

[…]

[151] La formation se fonde sur l’ordonnance qu’elle a rendue dans le cadre de la Décision sur l’indemnisation (2019 TCDP 39) et lui ajoute celle qui suit :

[152] La formation ordonne au Canada de payer une indemnité (de 20 000 $) au titre du préjudice moral visé à l’alinéa 53(2)e), de même qu’une indemnité (de 20 000 $) au titre des actes délibérés ou inconsidérés visés au paragraphe 53(3), à la succession de tous les enfants des Premières Nations, ou leurs parents ou leurs grands-parents pourvoyeurs de soins, qui sont décédés après avoir été victimes des actes discriminatoires décrits dans l’ordonnance rendue dans la Décision sur l’indemnisation, ce qui comprend la période mentionnée dans l’ordonnance énoncée cidessus, à la question 2.

[187] Encore une fois, aucun des motifs reproduits ci-dessus ne milite en faveur d’une suppression de droits à l’indemnité ou d’une réduction du montant de l’indemnité. Ces motifs valident plutôt l’idée d’apporter des ajouts et des éclaircissements aux ordonnances, et non de retirer des droits. Le montant arrêté dans la Décision sur le droit à l’indemnisation est par ailleurs respecté dans les ordonnances supplémentaires, ce qui tend à confirmer le caractère définitif des ordonnances indiquant ce montant. À la suite de l’ajout de bénéficiaires admissibles, les montants d’indemnité déjà ordonnés s’appliquent à eux de la même manière qu’aux autres. L’APN n’avait pas demandé de réduire le montant de l’indemnité pour ces catégories de bénéficiaires qui s’ajoutaient. En fait, l’APN et la Société de soutien avaient fait valoir que ces nouvelles catégories devraient être visées par les ordonnances d’indemnisation antérieures du Tribunal. Le Tribunal a examiné la preuve et les observations présentées, et il en a tiré des conclusions justifiant les ordonnances supplémentaires.

[188] De plus, le fait que le Tribunal était disposé à préciser l’admissibilité à l’indemnité, ainsi que le fait qu’il serait possible d’ajouter, et non de retirer, des bénéficiaires à la lumière de la preuve présentée, ressort nettement de ce qui suit :

[154] De plus, la formation sollicite des observations sur ce point, mais aussi sur la question de savoir s’il convient d’indemniser les enfants des Premières Nations qui vivaient dans une réserve ou hors réserve et qui, du fait de la discrimination raciale exercée par le Canada et constatée en l’espèce, ont vécu, le 12 décembre 2007 ou avant cette date, une interruption, un délai ou un refus de services, ont été privés de services essentiels et ont été retirés de leurs foyers et pris en charge pour pouvoir avoir accès à des services, tout comme leurs parents ou leurs grands-parents qui se sont occupés d’eux et qui vivaient eux aussi dans une réserve ou hors réserve. La formation sollicite également des observations sur la question de savoir s’il convient d’indemniser les enfants des Premières Nations qui vivaient dans une réserve ou hors réserve, et qui n’ont pas été retirés de leur foyer, mais qui, le 12 décembre 2007 ou avant cette date, ont vécu une interruption, un délai ou un refus de services, et qui ont été privés de services essentiels du fait de la discrimination constatée en l’espèce, de même que leurs parents ou leurs grands-parents qui se sont occupés d’eux et qui vivaient eux aussi dans une réserve ou hors réserve.

[155] La formation établira un calendrier pour permettre aux parties de présenter des observations sur les questions et les commentaires mentionnés dans les deux précédents paragraphes.

[156] Par ailleurs, les parties intéressées, soit les Chefs de l’Ontario et la Nation Nishnawbe Aski, ont demandé que l’on apporte d’autres modifications aux ordonnances d’indemnisation de manière à ce qu’elles englobent les enfants de Premières Nations vivant en dehors d’une réserve ainsi qu’une catégorie plus large de pourvoyeurs de soins, qui refléterait les pratiques ayant cours dans de nombreuses collectivités des Premières Nations et qui comprendrait les tantes, les oncles, les cousins et les cousines, les frères et les sœurs plus âgés ou d’autres membres de la famille qui, notamment, ont joué le rôle de principaux pourvoyeurs de soins. La formation souhaiterait poser aux parties et aux parties intéressées des questions sur ces aspects. Elle fixera un calendrier pour leur permettre de présenter des observations à ce sujet, et rendra une décision une fois qu’elle aura obtenu des réponses complètes sur ces questions. En fonction du résultat, il se peut que la formation modifie de nouveau les ordonnances d’indemnisation.

(Non souligné dans l’original.)

[…]

[157] La formation conserve sa compétence sur l’affaire jusqu’à ce que la question du processus d’indemnisation soit réglée, par ordonnance sur consentement ou autrement, et elle réévaluera ensuite la pertinence de demeurer saisie de l’affaire relativement à la question de l’indemnisation. Cela n’a pas d’incidence sur le maintien de la compétence de la formation à l’égard de toute autre question soulevée dans la présente affaire.

(2020 TCDP 7.)

[189] Dans une décision ultérieure, la décision sur requête 2020 TCDP 15, alors qu’elle s’était vu demander d’élargir la portée de son ordonnance et de donner des précisions, la formation a renvoyé ainsi à ses ordonnances d’indemnisation antérieures et aux montants qui y étaient prévus :

[2] Dans la Décision sur l’indemnisation, le Canada a été condamné à payer une indemnité de 40 000 $ aux victimes des pratiques discriminatoires qu’il a appliquées dans le cadre du Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations (le « Programme des SEFPN ») au nom du principe de Jordan. La formation a aussi ordonné au Canada d’entamer des discussions avec l’Assemblée des Premières Nations (l’« APN ») et la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada (la « Société de soutien ») et de mener des consultations auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») et des parties intéressées, les Chefs de l’Ontario et la Nation Nishnawbe Aski (la « NNA »), afin que soit élaboré conjointement un cadre relatif au processus d’indemnisation sécuritaire et adapté à la culture autochtone qui prévoit un moyen d’identifier les victimes et les survivants mentionnés dans la décision du Tribunal, à savoir les enfants des Premières Nations et leurs parents ou grands-parents. Les parties ont reçu le mandat d’étudier les diverses options pour ce cadre relatif au processus d’indemnisation, puis de soumettre des propositions au Tribunal. L’APN, la Société de soutien et le Canada ont indiqué conjointement que bon nombre des suggestions formulées par les Chefs de l’Ontario, la NNA et la Commission ont été prises en compte dans le Projet de cadre d’indemnisation et le Projet de plan de notification. La formation estime qu’il s’agit là d’un résultat positif.

[3] Toutefois, certains éléments du Projet de cadre d’indemnisation ne font pas l’unanimité parmi les parties et les parties intéressées. Plus précisément, les deux parties intéressées — les Chefs de l’Ontario et la NNA — ont présenté des demandes supplémentaires visant à élargir le champ d’application des ordonnances de la Décision sur l’indemnisation, auxquelles les autres parties n’ont pas souscrit, comme nous l’expliquerons ci-après. En outre, les Chefs de l’Ontario et la NNA ont présenté plusieurs demandes précises de modifications à apporter au Projet de cadre d’indemnisation. Les demandes de la NNA concernent surtout les collectivités des Premières Nations qui sont éloignées, un aspect qui sera abordé ci-dessous et qui illustre la complexité de l’affaire à bien des égards. La formation est particulièrement sensible au fait que chaque Première Nation est unique et a une expertise et des besoins particuliers. Elle porte aussi une attention particulière aux droits inhérents des Premières Nations à l’autodétermination et à l’autonomie gouvernementale, qui sont aussi des droits de la personne importants. Lorsque les parties des Premières Nations et les parties intéressées en l’espèce font valoir des perspectives opposées et demandent au Tribunal de préférer leur point de vue stratégique à celui de leurs pairs des Premières Nations, cela complexifie encore davantage la prise de décision. Néanmoins, aux yeux de la formation, les points de vue de toutes les parties et parties intéressées sont importants et précieux, et ils enrichissent le processus. Cela dit, c’est une chose que de rendre des décisions novatrices, mais c’en est une autre que de choisir entre les différents points de vue des Premières Nations. Mais puisqu’il lui faut trancher, la formation souscrit aux observations conjointes de la Société de soutien, de l’APN et du Canada, ainsi qu’aux observations supplémentaires de l’APN au sujet des pourvoyeurs de soins aux enfants, comme il sera expliqué ci-dessous. À ce stade-ci, la formation a trouvé des réponses à ses questions, et elle est satisfaite du Projet de cadre d’indemnisation et du Projet de plan de notification proposés. Elle n’abordera pas toutes les suggestions des parties intéressées qui n’ont pas été acceptées par les autres parties — c.-à-d. la Société de soutien, l’APN et le Canada — chargées par le Tribunal de travailler à l’élaboration du Projet de cadre d’indemnisation. La formation examinera plus loin le point en litige relatif aux définitions à donner à certains termes, mais aussi des suggestions de la NNA au sujet des collectivités éloignées des Premières Nations et deux demandes importantes présentées par les Chefs de l’Ontario et la NNA en vue d’élargir la portée de l’indemnisation. Pour les raisons exposées ciaprès, la formation souscrit à la position de la Société de soutien, de l’APN et du Canada à l’égard des demandes des Chefs de l’Ontario et de la NNA.

(Non souligné dans l’original.)

[190] Puisqu’il avait conservé sa compétence, le Tribunal a pu apporter des précisions au sujet du libellé des ordonnances d’indemnisation :

[4] Les discussions entre le Canada, l’APN et la Société de soutien concernant l’organisation de l’indemnisation ont commencé le 7 janvier 2020. Celles qui ont abouti au Projet de cadre d’indemnisation et au Projet de plan de notification ont été productives, et les parties ont pu s’entendre sur la manière de régler la plupart des problèmes. Cependant, à ce stadeci, elles ne parviennent toujours pas à trouver un terrain d’entente relativement à trois définitions importantes. Il s’agit des définitions des termes « service essentiel », « interruption de service » et « retard déraisonnable ». La formation n’imposera pas de libellés précis aux parties pour ces définitions, mais elle leur fournira des motifs et des conseils pour les aider à les finaliser, comme nous l’expliquerons plus loin.

(2020 TCDP 15)

[191] Les parties avaient proposé un processus d’indemnisation qui suivrait la démarche ci-après, et le Tribunal avait souscrit à leur proposition :

[5] La Société de soutien, l’APN et le Canada souhaitent clarifier la procédure proposée pour l’exécution des ordonnances du Tribunal en matière d’indemnisation. Comme le procureur général du Canada (le « PGC ») l’a souligné dans sa lettre du 30 avril 2020, les plaignantes et l’intimé doivent soumettre le Projet de cadre d’indemnisation et le Projet de plan de notification au Tribunal pour qu’il les approuve en principe. Une fois que celui-ci se sera prononcé sur les points du processus d’indemnisation qui sont en litige, le Projet de cadre d’indemnisation sera modifié afin de tenir compte des ordonnances en question et fera l’objet d’une révision finale pour en assurer l’uniformité des termes. Les plaignantes et l’intimé examineront alors le document dans sa version définitive, pour ensuite en fournir un exemplaire au Tribunal afin qu’il l’intègre à son ordonnance finale. La formation approuve ce processus proposé.

(2020 TCDP 15)

[192] Ainsi, le Tribunal a approuvé, « en principe », le Projet de cadre d’indemnisation et le Projet de plan de notification et parlé comme suit de l’option de retrait :

[12] La formation a étudié le Projet de cadre d’indemnisation et le Projet de plan de notification parallèlement aux observations et aux demandes de toutes les parties, y compris les parties intéressées. La formation approuve « en principe » ces deux projets, à l’exception des points qui seront abordés ci-dessous. Il faut interpréter cette approbation « de principe » au regard du fait que le cadre n’est pas encore finalisé, et que les parties modifieront le Projet de cadre d’indemnisation et le Projet de plan de notification afin d’y intégrer les ordonnances et les motifs de la formation sur les points encore en litige concernant l’indemnisation. Le Projet de cadre d’indemnisation, le Projet de plan de notification et les explications qui les accompagnent dans les observations conjointes de la Société de soutien, de l’APN et du Canada jettent les bases d’un processus d’indemnisation national. L’option de retrait prévue dans le Projet de cadre d’indemnisation tient compte du droit de tout bénéficiaire de renoncer à une indemnité dans le cadre de ce processus et d’exercer d’autres recours s’il choisit de le faire. Elle protège les droits des personnes qui ne souscrivent pas au processus et qui préfèrent suivre d’autres voies. La formation s’attend à ce que les parties déposent la version finale du Projet de cadre d’indemnisation et du Projet de plan de notification en vue d’obtenir une ordonnance sur consentement du Tribunal.

(2020 TCDP 15.)

[193] Les ordonnances du Tribunal dans les décisions sur requête 2020 TCDP 20 et 2020 TCDP 36 ont eu une incidence sur le droit à l’indemnité en élargissant les catégories de victimes, après que le Tribunal a eu précisé que les enfants des Premières Nations reconnus par leur Nation aux fins du principe de Jordan étaient admissibles.

[194] Encore une fois, aucune des conclusions ci-dessus mentionnées ne va dans le sens d’une réduction du montant de l’indemnité ou encore du retrait d’un droit à celle-ci pour quelque catégorie que ce soit de victimes ou de survivants reconnus dans les ordonnances du Tribunal.

[195] Aucune des ordonnances n’envisageait de retirer des droits à l’indemnité dès lors qu’ils avaient été ordonnés. Au contraire, le Tribunal a veillé à ce que les victimes et les survivants puissent se retirer du processus ou exercer d’autres recours pour pouvoir obtenir une indemnité plus importante s’ils le désiraient. Le Tribunal a tenu des discussions avec les parties sur l’élargissement des catégories de bénéficiaires, et non sur le retrait de telles catégories. Or, les parties ont fait observer que l’ajout de bénéficiaires pouvait compromettre le processus d’indemnisation dans son ensemble :

[10] La NNA a également présenté des observations en faveur de telles ordonnances d’indemnisation élargies, comme il est dit plus haut. Cependant, après avoir examiné la question, la formation ne veut pas mettre en péril le processus d’indemnisation dans son ensemble.

(2020 TCDP 15.)

[196] L’APN avait mis en garde le Tribunal en l’invitant à rejeter les requêtes de la NNA qui visaient à élargir l’indemnisation. En effet, l’APN craignait que de telles requêtes ne mettent en péril le processus d’indemnisation. Le Tribunal a donné raison à l’APN.

[197] Du reste, il était nécessaire que le Tribunal réserve sa compétence sur la question de l’indemnisation, compte tenu de son rôle de supervision dans le processus. Comme nous le démontrerons une fois de plus ci-après, les mêmes considérations s’appliqueront au processus de paiement de l’indemnité prévu par le Cadre d’indemnisation, et ce, une fois que les parties auront finalisé le Guide.

[198] Il importe de noter que le Canada, lui aussi, considérait les ordonnances d’indemnisation comme définitives et avait plaidé contre leur réouverture :

[9] Selon le Canada, les commentaires de la formation sur la période susmentionnée ne laissaient pas entrevoir que les ordonnances d’indemnisation pourraient être rouvertes au nom du principe de Jordan. En outre, la plainte mentionnait le principe de Jordan, et non les services antérieurs à l’adoption du principe de Jordan, en décembre 2007.

[…]

[176] La formation conserve sa compétence sur l’affaire jusqu’à ce que la question du processus d’indemnisation ait été réglée, par ordonnance sur consentement ou autrement, après quoi elle réévaluera l’à-propos de demeurer saisie de l’affaire relativement à la question de l’indemnisation. La formation demeure compétente à l’égard de toute autre question soulevée en l’espèce.

(2020 TCDP 15.)

[199] Dans l’extrait suivant de la décision sur requête 2021 TCDP 6, le Tribunal s’est exprimé ainsi au sujet du maintien de sa compétence :

[135] Le Tribunal conserve sa compétence à l’égard de toutes les ordonnances d’indemnisation qu’il a rendues dans la présente affaire, y compris pour ce qui est de l’approbation et de la mise en œuvre du processus d’indemnisation. Cette compétence maintenue relativement à la question de l’indemnisation n’a pas d’incidence sur la compétence que la formation conserve à l’égard de tout autre aspect de l’affaire.

[200] De plus, dans la décision sur requête 2021 TCDP 7, le Tribunal a également précisé, en parlant de sa compétence maintenue à l’égard de la question de l’indemnisation :

[41] La formation conserve sa compétence relativement à toutes ses ordonnances d’indemnisation, y compris l’ordonnance contenue dans la présente décision sur requête, et elle réévaluera ce maintien de compétence au besoin, en fonction de l’évolution du dossier ou une fois que les demandes individuelles d’indemnité auront été réglées.

(Non souligné dans l’original.)

[201] Lorsqu’on la rapproche de ces motifs tirés de la décision sur requête 2021 TCDP 7, la compétence maintenue, à ce stade, s’applique clairement à l’exécution des ordonnances d’indemnisation et au traitement des réclamations présentées au titre du Cadre relatif au paiement des indemnités visées par la décision 2019 TCDP 39 et de ses annexes (le « Cadre d’indemnisation »). Ce maintien de compétence était nécessaire, vu le rôle de supervision assumé par le Tribunal en ce qui a trait au paiement des indemnités :

[27] Le Projet de cadre d’indemnisation contient des dispositions sur le traitement des demandes. Le processus comporte un examen à plusieurs niveaux et un processus d’appel (9.1 à 9.6). Le processus demeure assujetti au contrôle ultime du Tribunal (9.6).

(2021 TCDP 7.)

[202] Voici le libellé de l’article 9.6 du Cadre d’indemnisation :

[traduction]

9.6. Les bénéficiaires potentiels qui se voient refuser une indemnité peuvent demander au comité d’examen de deuxième niveau de reconsidérer la décision si de nouveaux renseignements pertinents à l’égard de celle-ci sont fournis, ou faire appel devant un organe d’appel formé de personnes acceptées par les parties, lequel relèvera de l’administrateur central. L’organe d’appel sera apolitique et indépendant de la fonction publique fédérale. Les parties conviennent que les décisions de l’organe d’appel sont susceptibles de révision par le Tribunal. Le processus de révision et d’appel sera décrit en détail dans le Guide.

[203] Suivant le Cadre d’indemnisation, le Tribunal peut réviser les décisions de l’organe d’appel pour s’assurer que celui-ci interprète correctement ses ordonnances et s’y conforme.

[204] Dans la décision sur requête 2021 CHRT 7, la formation a examiné le Cadre d’indemnisation, qui était exposé en détail dans le Projet de cadre d’indemnisation déposé auprès du Tribunal le 23 décembre 2020.

[205] La formation a ainsi soigneusement passé en revue le Cadre d’indemnisation pour s’assurer qu’il soit conforme à ses ordonnances. Dans le cas contraire, la formation aurait posé des questions et demandé des modifications. Étant donné que les ordonnances de la formation avaient préséance, le processus d’indemnisation devait refléter le contenu des motifs et des ordonnances du Tribunal pour être approuvé.

[206] La formation a conclu que le Projet de cadre d’indemnisation était conforme à ses ordonnances antérieures, qui rendaient compte de l’analyse effectuée par le Tribunal sur la question de l’indemnisation et se situaient dans la continuité de la décision 2019 TCDP 39 :

[33] La formation a examiné le Projet de cadre d’indemnisation présenté le 23 décembre 2020. Elle reconnaît que les modifications appropriées y ont été apportées pour tenir compte des récentes ordonnances du Tribunal concernant l’indemnisation.

(2021 TCDP 7, non souligné dans l’original.)

[37] Après un examen approfondi des éléments de la demande d’ordonnance sur consentement, qui sont résumés ci-dessus, la formation conclut qu’une telle ordonnance est juste et appropriée à la lumière des faits particuliers de l’affaire, de la preuve présentée, de ses ordonnances précédentes et des détails de l’ordonnance sollicitée.

(2021 TCDP 7, non souligné dans l’original.)

[207] Les parties elles-mêmes comprenaient la nécessité de se conformer aux ordonnances du Tribunal et étaient conscientes qu’elles ne pouvaient pas s’en écarter, même sur consentement de leur part :

[traduction]

1.2. Le Cadre est censé être conforme à l’ordonnance du Tribunal sur le droit à l’indemnisation. En cas de divergences entre le présent Cadre et l’ordonnance du Tribunal sur le droit à l’indemnisation ou d’autres ordonnances que le Tribunal pourrait rendre au besoin, ce sont ces dernières qui auront préséance et demeureront exécutoires.

(Cadre d’indemnisation; non souligné dans l’original.)

[208] Les parties n’ont terminé le Cadre d’indemnisation qu’après que le Tribunal ait rendu des ordonnances sur les questions litigieuses demeurées en suspens en ce qui a trait à l’admissibilité à l’indemnisation, comme nous l’avons expliqué ci-dessus, et après qu’il ait apporté d’autres précisions.

[traduction]

1.3. Le Cadre a pour objectif de faciliter et d’accélérer le versement des indemnités aux bénéficiaires précisés dans l’ordonnance du Tribunal sur le droit à l’indemnisation, telle que modifiée par d’autres décisions subséquentes de ce dernier.

(Cadre d’indemnisation; non souligné dans l’original.)

[209] On retrouve cette même idée, par exemple, à l’article 4.2.5 du Cadre d’indemnisation :

[traduction]

« Enfant des Premières Nations » Enfant qui, selon le cas :

a) était inscrit ou était admissible à l’inscription en vertu de la Loi sur les Indiens;

b) avait un parent ou un tuteur inscrit ou admissible à l’inscription en vertu de la Loi sur les Indiens;

c) était reconnu par sa nation pour l’application du principe de Jordan;

d) résidait habituellement dans une réserve ou dans une communauté visée par un accord sur l’autonomie gouvernementale.

(Non souligné dans l’original.)

[210] Ces dispositions correspondent au contenu des ordonnances rendues par le Tribunal dans la décision 2020 TCDP 20.

[211] En effet, le Cadre d’indemnisation intègre à de nombreux égards le contenu des ordonnances relatives à l’indemnisation. À titre d’exemple, avant de mettre la dernière main au Cadre, les parties avaient demandé au Tribunal de clarifier certaines définitions comme [traduction] « service essentiel », « interruption de service », « retard déraisonnable » et « besoin confirmé » :

[traduction]

4.2.3.1 Pour l’application de l’article 4.2.2, les expressions « besoin confirmé » et « recommandé par un professionnel » s’emploient selon le sens qui leur est donné à l’article 4.2.2.2.

(Cadre d’indemnisation.)

[212] Le Tribunal a estimé que le Cadre d’indemnisation faisait désormais partie de ses ordonnances et a accepté de rendre une ordonnance sur consentement. Les ordonnances sur consentement, quoiqu’elles appellent une certaine souplesse étant donné l’assentiment des parties, sont toujours assujetties à l’article 53 de la LCDP et, une fois rendues, font partie intégrante des ordonnances du Tribunal. Par conséquent, elles doivent obligatoirement être mises en œuvre; il ne s’agit pas de recommandations, ni de documents exprimant des aspirations.

[213] Soulignons que, dans la décision sur requête 2021 TCDP 7, le Tribunal a analysé le Cadre d’indemnisation et a tiré certaines conclusions à son sujet en vue de l’approuver par la suite. C’est ce qui ressort nettement d’une lecture de cette décision sur requête, où il est notamment écrit ce qui suit :

[22] L’article 4 précise qui sont les enfants des Premières Nations et les pourvoyeurs de soins admissibles à une indemnité. Il traite des enfants qui ont été, de façon nécessaire ou non, retirés de leur milieu familial (4.2.1). En lien avec le principe de Jordan, il définit ce qui constitue un service essentiel, une interruption de service et un retard déraisonnable (4.2.2). Il explique également la signification de l’expression « enfant des Premières Nations » dans le contexte de l’indemnisation (4.2.5). De façon générale, est un enfant des Premières Nations l’enfant qui est inscrit à titre d’Indien en vertu de la Loi sur les Indiens ou qui est admissible à l’inscription, dont un parent est inscrit à titre d’Indien en vertu de la Loi sur les Indiens ou est admissible à l’inscription, qui est reconnu comme membre par sa Première Nation aux fins de l’application du principe de Jordan, ou qui vivait habituellement dans une réserve ou au sein d’une communauté visée par un accord sur l’autonomie gouvernementale (4.2.5).

[23] L’article 5 énonce les diverses dispositions visant l’identification des bénéficiaires admissibles.

[214] Cet extrait illustre l’examen du Cadre d’indemnisation effectué par le Tribunal en en mettant en évidence certains passages. Lorsqu’on lit, dans l’ordre où elles ont été rendues, toutes les décisions sur requête relatives à l’indemnisation, y compris la dernière où le Tribunal a entériné le Cadre d’indemnisation, il est clair que la version ainsi approuvée du Cadre a été jugée conforme aux ordonnances du Tribunal :

[traduction]

4. Définitions des bénéficiaires

4.1. Le « bénéficiaire » de l’indemnité est une personne, vivante ou décédée, visée aux paragraphes 245 à 257 de l’ordonnance sur le droit à l’indemnisation telle qu’elle a été élargie par la décision sur requête 2020 TCDP 7 du Tribunal, aux paragraphes 125 à 129.

(Cadre d’indemnisation.)

[215] De leur propre initiative, les parties ont appelé la décision 2019 TCDP 39 du Tribunal « Décision sur le droit à l’indemnisation » et ont reconnu que la décision sur requête 2020 TCDP 7 avait élargi sa portée.

[216] Après analyse, le Tribunal a tiré la conclusion suivante :

[19] Le Projet de cadre d’indemnisation a pour objectif [traduction] « de faciliter et d’accélérer le versement des indemnités » aux bénéficiaires (1.3). II se veut conforme et subordonné aux ordonnances du Tribunal (1.2).

(2021 TCDP 7; caractères gras et soulignement ajoutés).

[…]

[40] En vertu de l’article 53 de la LCDP, et conformément à ses décisions antérieures, le Tribunal approuve le Cadre relatif au paiement des indemnités visées par la décision 2019 TCDP 39 et les annexes qui y sont jointes, tels qu’ils ont été présentés par les parties le 23 décembre 2020. Le Tribunal mettra ce document à la disposition du public sur demande.

(2021 TCDP 7; non souligné dans l’original.)

[217] Ce n’est pas la première fois que l’on demande au Tribunal de remettre en question les conditions d’admissibilité précisées dans ses ordonnances d’indemnisation antérieures. En effet, la NNA a déjà réclamé une modification au Projet de cadre d’indemnisation qui visait à changer la période pour laquelle les enfants des Premières Nations seraient admissibles à une indemnité fondée sur le principe de Jordan. Le Tribunal a répondu qu’il ne pouvait plus le faire :

[16] Dans la décision sur requête 2021 TCDP 6, rendue le 11 février 2021, le Tribunal s’est penché sur l’approche à adopter pour l’indemnisation des victimes ou des survivants qui sont dépourvus de la capacité juridique requise pour gérer leurs propres finances. Le Tribunal a estimé qu’il était approprié, et conforme au pouvoir que lui confère la loi, d’approuver un régime d’indemnisation dans le cadre duquel il reviendrait à un fiduciaire désigné selon les termes du Projet de cadre d’indemnisation, de gérer les fonds d’indemnisation des victimes ou des survivants qui n’ont pas la capacité juridique voulue pour le faire euxmêmes. Par ailleurs, le Tribunal a rejeté une demande de la NNA contestant les critères d’admissibilité à l’indemnité, en indiquant qu’il avait déjà tranché la question, et a maintenu la portée des versements d’indemnité établie dans le Projet de cadre d’indemnisation.

(2021 TCDP 7; non souligné dans l’original.)

[218] Rappelons le titre de la décision sur requête 2021 TCDP 6 du Tribunal, qui en expose l’objet : « Décision sur requête concernant le processus d’indemnisation en vue de régler quatre questions en suspens et de finaliser le Projet de cadre d’indemnisation » (non souligné dans l’original).

[219] Au paragraphe 6, le Tribunal a écrit :

[6] […] La présente décision sur requête présente les motifs prévus dans la lettre du 14 décembre 2020 de la formation. Une fois cette lettre de décision reçue, les parties ont pu mettre la dernière main au Projet de cadre d’indemnisation et, le 23 décembre 2020, elles ont présenté la version finale du projet en vue d’obtenir une ordonnance sur consentement définitive sur la question du processus d’indemnisation.

(2021 TCDP 6; non souligné dans l’original.)

[220] Un examen plus approfondi de certaines observations présentées par les parties ainsi que des motifs fournis par la formation permet de constater le caractère définitif des ordonnances portant sur l’admissibilité à l’indemnité :

[110] La NNA s’oppose, d’une part, à ce que l’article 4.2.5.2 du Projet de cadre d’indemnisation restreigne la période de discrimination pour laquelle les enfants des Premières Nations non admissibles au statut d’Indien selon la Loi sur les Indiens ont droit à une indemnité et, d’autre part, à ce que l’article 4.2.5.3 impose une restriction quant à l’admissibilité de ces enfants à une indemnité pour cause de discrimination délibérée ou inconsidérée, au sens du paragraphe 53(3) de la LCDP. La NNA s’oppose à l’idée qu’on prenne pour base la loi coloniale qu’est la Loi sur les Indiens pour différencier les catégories de bénéficiaires. Elle se fonde sur ses observations antérieures, datées du 20 mars 2019, au sujet de l’identification des enfants des Premières Nations en vue de l’application du principe de Jordan. Elle fait valoir qu’elle a toujours été d’avis que le principe de Jordan s’appliquait à tous les enfants des Premières Nations, et que cela aurait dû être aussi le point de vue du Canada. Elle se fonde à cet égard sur les éléments de preuve cités dans la décision Daniels c. Canada, 2013 CF 6, pour montrer que le Canada était au courant de la situation. De plus, les relations fondées sur les traités, que le Canada reconnaît, ne permettent pas à ce dernier de définir unilatéralement l’identité des membres des Premières Nations. Par ailleurs, la NNA ne trouve pas convaincant que le Canada ait prétendu croire qu’une disposition conçue pour éviter que des conflits de compétence affectent les services destinés aux enfants des Premières Nations ne s’appliquait qu’aux enfants des Premières Nations admissibles au statut d’Indien au sens de la Loi sur les Indiens. En ce sens, la Décision sur le bien-fondé ne pourrait représenter une rupture nette avec le passé, pour citer l’arrêt Hislop. La NNA fait valoir qu’il était déraisonnable de la part du Canada d’exclure les enfants des Premières Nations n’ayant pas le statut d’Indien selon la Loi sur les Indiens, au regard des critères établis dans l’arrêt Hislop, au paragraphe 107. De plus, elle ajoute que les périodes différentes pour lesquelles les bénéficiaires ont droit à une indemnité vont compliquer le processus.

[111] Le Canada, l’APN et la Société de soutien ont présenté une réponse conjointe dans laquelle ils s’opposent à la demande de la NNA visant le retrait des articles 4.2.5.2 et 4.2.5.3 du Projet de cadre d’indemnisation. Ils signalent que ces dispositions n’ont pas été rédigées dans le but de priver d’une indemnité des bénéficiaires admissibles, et qu’à moins d’une incompatibilité quelconque avec les ordonnances du Tribunal, celles-ci ont préséance aux termes de l’article 1.2. Ils ajoutent que, même si la NNA préférerait que la date du début de la période d’indemnisation soit antérieure à celle précisée à l’article 4.2.5.2, la question a déjà été débattue, et il n’y a pas lieu de la reconsidérer. Le Canada, l’APN et la Société de soutien jugeaient déraisonnable d’accorder des dommages-intérêts pour une conduite délibérée ou inconsidérée, alors que les critères d’admissibilité aux fins de l’application du principe de Jordan n’étaient pas clairs. Ils ajoutent que, même si les articles 4.2.5.2 et 4.2.5.3 ne reprennent pas le libellé exact des ordonnances du Tribunal, tout bénéficiaire potentiel qui désapprouve ces dispositions aura la possibilité de les contester.

[112] La formation reconnaît de manière générale le bien-fondé des observations supplémentaires de la NNA. Par ailleurs, elle prend note du fait que la NNA s’oppose au recours à la loi coloniale qu’est la Loi sur les Indiens pour différencier les catégories de bénéficiaires.

[113] Toutefois, comme il a été mentionné plus tôt, l’admissibilité aux indemnités selon les ordonnances relatives au principe de Jordan est une question qui a déjà été débattue, et sur laquelle le Tribunal s’est déjà prononcé. Par ailleurs, la formation est d’avis que la réponse conjointe de l’APN, de la Société de soutien et du Canada, mentionnée au paragraphe 111 qui précède, est acceptable, compte tenu surtout des articles 1.2 et 9.6 du Projet de cadre d’indemnisation.

[129] Le Tribunal a produit un certain nombre de décisions et de décisions sur requête qui traitaient directement de la question du droit des victimes à une indemnité pour cause de conduite discriminatoire. Tout particulièrement, il a été conclu, dans la Décision sur le bien-fondé, que les programmes et le financement du Canada étaient discriminatoires envers les enfants des Premières Nations et assimilables à une conduite discriminatoire. Dans la Décision sur l’indemnisation, le Tribunal a conclu que les victimes au nom desquelles la plainte était déposée avaient droit à une indemnité. Le Tribunal a traité du montant de l’indemnité et a pris en compte quelques paramètres d’admissibilité de nature générale, comme les catégories de membres de la famille qui avaient droit à une indemnité. Le Tribunal a également reconnu qu’il était important de donner aux parties l’instruction de négocier d’autres aspects du processus d’indemnisation.

(2021 TCDP 6, non souligné dans l’original.)

[221] Le paragraphe ci-après exprime également le point de vue du Tribunal selon lequel sa compétence maintenue sur la question de l’indemnisation, à ce stade, était indépendante de celle qu’il conservait sur les autres questions en litige soulevées au cours de l’instance :

[42] La formation demeure compétente à l’égard de toute autre question soulevée dans ce dossier.

(2021 TCDP 7.)

[222] Dans le cas qui nous occupe, avant de présenter l’ERD au Tribunal pour approbation, les parties ont demandé au Tribunal de rendre un certain nombre d’ordonnances sur consentement et d’apporter des modifications à ses ordonnances antérieures.

[223] La décision sur requête 2022 TCDP 8 illustre clairement l’analyse servant à déterminer si les nouvelles ordonnances demandées sont conformes aux précédentes conclusions et ordonnances du Tribunal, et s’il est possible d’apporter les modifications souhaitées :

(viii) Modification de la décision sur requête 2021 TCDP 12

Demande d’ordonnance no 8. Conformément au point 5 du paragraphe 42 de la décision sur requête 2021 TCDP 12, le paragraphe suivant est ajouté à l’ordonnance du Tribunal dans la décision sur requête 2021 TCDP 12 :

[42.1] À titre de modification du point 1 du paragraphe 42, le Canada doit financer, à compter du 1er avril 2022, les mesures de prévention ou les mesures les moins perturbatrices pour les Premières Nations qui ne bénéficient pas des services d’un organisme (au sens de la décision sur requête 2021 TCDP 12) à hauteur de 2 500 $ par personne résidant dans une réserve et au Yukon, aux mêmes conditions que celles décrites au paragraphe 421.1 de la décision sur requête 2018 TCDP 4 en ce qui concerne les organismes des SEFPN.

[106] Le 7 mars 2022, Stephanie Wellman a fourni un affidavit très utile, avec pièces jointes. Après examen des éléments de preuve joints à l’affidavit, le tribunal conclut que ceux-ci concordent avec la déclaration solennelle. Stephanie Wellman a indiqué ce qui suit :

[traduction]

70. Les Premières Nations préconisent depuis longtemps un financement de [la] prévention adéquat pour les SEFPN. Il est bien documenté dans des rapports, comme le rapport Wen: de : Nous voyons poindre la lumière du jour, Commission royale sur les peuples autochtones, qui a été versé au dossier en tant que pièce HR2, et le document Joint National Policy Review (2000), qui a été versé au dossier en tant que pièce HR1, que la formule de financement actuelle du Programme des SEFPN n’investit pas adéquatement dans la prévention.

71. La prévention dans le contexte de la réforme du Programme des SEFPN doit viser à faire en sorte que les enfants demeurent au sein de leur famille et de leur Première Nation en priorité, et que le retrait soit une solution de dernier recours. La prévention, y compris les politiques d’intervention précoce, doit être mise en pratique et financée adéquatement dans chaque communauté.

[107] La formation est d’accord. Elle a examiné les éléments de preuve susmentionnés et tiré de multiples conclusions à cet égard, par exemple dans la décision sur requête 2018 TCDP 4 :

[161] La formation a toujours reconnu qu’il peut y avoir un certain nombre d’enfants à protéger qu’il est nécessaire de retirer de leurs foyers. Cependant, dans la Décision [sur le bienfondé], les conclusions tirées soulignent le fait qu’un trop grand nombre d’enfants ont été retirés inutilement, alors qu’en recevant des services de prévention ils auraient eu l’opportunité de demeurer dans leurs foyers.

[108] Stephanie Wellman a également affirmé que la prévention [traduction] « doit être élaborée et mise en application selon les normes que les collectivités établissent et dans la mesure que les collectivités décident » (affidavit du 7 mars 2022, par. 71).

[109] La formation estime que cela concorde avec l’esprit de ses décisions sur requête qui exigent que le Canada tienne compte des besoins uniques et distincts des collectivités des Premières Nations et qu’il évite une approche descendante unique. Dans la décision sur requête 2018 TCDP 4, la formation a écrit ceci :

[163] La formation a toujours cru que les besoins précis et les services culturellement appropriés varieront d’une Nation à une autre, et que les organismes et les collectivités sont les mieux placés pour indiquer à quoi ces services devraient ressembler. Cela ne veut pas dire d’accepter la perpétuation injustifiée du retrait des enfants en raison d’un manque de données et de responsabilisation. Pendant ce temps, le fait de refuser de financer les services de prévention en fonction des coûts réels résulte en plus d’investissements en matière de garde et de placement (non souligné dans l’original.)

[110] Stephanie Wellman a ajouté :

[traduction]

72. Le Canada doit envisager la prévention et la réforme dans le contexte des déterminants sociaux de la santé et du bienêtre des Premières Nations, y compris l’environnement, l’éducation, le genre, les possibilités économiques, la sécurité communautaire, le logement et l’infrastructure, l’accès significatif à la culture et aux terres, l’accès à la justice et l’autodétermination individuelle et communautaire, entre autres.

73. La prévention doit tenir compte des raisons structurelles et systémiques qui expliquent les taux plus élevés de participation des Premières Nations aux services à l’enfance et à la famille, par exemple, le logement, l’eau, le racisme, les infrastructures inadéquates, la pauvreté, etc. Tous ces facteurs ont une incidence sur le bienêtre des enfants et des familles, et la prévention doit donc englober les facteurs systémiques de la surreprésentation des Premières Nations dans les services à l’enfance et à la famille. Le changement systémique doit également reconnaître que la colonisation des Premières Nations a joué un rôle déterminant en ce qui a trait à leur santé et à leur bien-être social et économique.

74. La prévention doit inclure des programmes primaires, secondaires et tertiaires adaptés à la culture et fondés sur des données probantes, qui s’inscrivent dans un continuum de la vie, du développement prénatal à la naissance, à l’enfance, à l’adolescence, à l’âge adulte, à la vieillesse et au décès, puis à la période suivant le décès.

[111] La formation est entièrement d’accord avec ce qui précède. Cela corrobore la preuve dans la présente affaire et concorde avec les conclusions tirées par la formation dans la Décision sur le bien-fondé et dans la décision sur requête 2018 TCDP 4 :

[166] Il est important de se rappeler qu’il est question d’enfants qui subissent des effets préjudiciables importants causant des effets néfastes sur leurs vies. Il est également urgent de s’attaquer aux causes sous-jacentes qui favorisent les retraits de leurs familles et communautés plutôt que de favoriser les mesures les moins perturbatrices (voir la Décision [sur le bienfondé], au[x] par. 341 à 347) (non souligné dans l’original.)

[112] Comme il a été expliqué cidessus et dans des décisions sur requête antérieures, la formation a clairement indiqué que le sousfinancement discriminatoire, en particulier le manque de financement pour la prévention, y compris les mesures les moins perturbatrices, constituait une grande partie du problème.

[113] Par exemple, dans la décision sur requête 2018 TCDP 4, axée sur la prévention et les mesures les moins perturbatrices, le Tribunal a conclu ce qui suit (caractères gras omis) :

[93] L’aspect fondamental de la discrimination systémique qu’exerce le Canada est que celuici ne finance pas les services de bienêtre à l’enfance des Premières Nations en fonction des besoins et ne corrige donc pas les désavantages historiques. Dans sa décision, la formation a écrit qu’elle se concentre sur la question de [traduction] « savoir si le financement est déterminé sur la base d’une évaluation de la situation et des besoins distincts des enfants et des familles, ainsi que des collectivités, des Premières Nations ».

[…]

[119] La formation conclut que le mode actuel d’attribution des fonds limités de prévention, alors qu’on alloue des fonds illimités pour faire en sorte que les enfants restent placés, porte préjudice aux enfants, aux familles, aux collectivités et aux Nations du Canada.

[…]

[150] Le Canada ne peut justifier que l’on paie des sommes d’argent considérables pour des enfants faisant l’objet d’un placement quand ce coût est nettement supérieur à celui des programmes de prévention qui permettent de garder les enfants dans leurs foyers. Il ne s’agit pas d’une politique sociale ou financière acceptable ou judicieuse. De plus, la preuve analysée dans la décision montre aussi que les frais d’entretien augmentent […] (voir la Décision [sur le bien-fondé], aux par. 262 et 297).

[…]

[180] La formation réitère qu[e] l’intérêt supérieur de l’enfant est le principe fondamental dans toutes les décisions qui concernent les enfants. Voir, par exemple, les articles 2 et 3 de la CNUDE, où l’on affirme que tous les enfants devraient être traités équitablement et protégés contre toute discrimination (voir aussi la Décision [sur le bienfondé], aux par. 447 à 449). La formation a conclu que le fait de retirer des enfants de leurs familles en premier recours plutôt qu’en dernier recours ne cadrait pas avec le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant. Il s’agit d’une conclusion importante, qui devait éclairer la réforme et les mesures de réparations immédiates (voir la Décision [sur le bienfondé], aux par. 341 à 349).

[…]

[191] Le CDESC des Nations Unies a recommandé que le Canada révise et hausse le financement qu’il accorde pour les services d’aide à la famille et de bienêtre à l’enfance destinés aux peuples autochtones vivant dans des réserves et qu’il se conforme entièrement à la Décision [sur le bien-fondé] de janvier 2016 du Tribunal. Le CDESC a également exhorté le Canada à mettre en œuvre les recommandations de la Commission de vérité et réconciliation au sujet des pensionnats indiens (voir le Conseil économique et social, CDESC, observations finales sur le sixième rapport périodique du Canada, 23 mars 2016, E/C.12/CAN/CO/6, par. 35 et 36; voir aussi l’affidavit de Mme Cindy Blackstock, 17 décembre 2016, au par. 33, pièce L).

[114] La formation est tout à fait d’accord avec cette approche judicieuse de la réforme des services de prévention proposée par les parties afin de susciter un changement systémique réel et durable. De plus, la preuve déposée étaye cette conclusion.

[115] Comme il est indiqué dans l’affidavit du 7 mars 2022 de Mme Wellman :

[traduction]

76. Les coûts par personne sont fondés sur les services de prévention actuels et les dépenses réelles décrites dans les études de cas analysées par l’IFPD. Par exemple, le coût de 2 500 $ par personne est fondé sur une étude de cas des K’wak’Walat’si Child and Family Services (KCFS), qui desservent la Première Nation ‘Namgis et le village d’Alert Bay sur l’île Cormorant au large de la côte de la ColombieBritannique. Depuis 2007, pas un seul enfant de la Première Nation ‘Namgis n’a été placé en foyer d’accueil. Ce succès est largement attribuable à la mise en place de programmes complets de prévention.

[116] Cette réussite est mentionnée dans l’affidavit de Stephanie Wellman et dans le premier rapport de l’IFPD intitulé Permettre aux enfants des Premières Nations de s’épanouir, qui a été déposé en preuve. Ce rapport indique que la nécessité de la prévention ressort clairement des cas des organismes des SEFPN et des recherches existantes. On ne saurait trop insister sur l’unanimité des organismes et des experts en ce qui concerne l’importance et la nécessité de privilégier les services de prévention et un financement à la hauteur des besoins (p. 103 et 104). Ce rapport est pertinent et fiable, surtout compte tenu de la méthodologie employée et des experts qui y ont participé, dont le Comité consultatif national, qui a joué un rôle consultatif.

[117] Stephanie Wellman a ajouté, dans son affidavit :

[traduction]

77. Ces pratiques exemplaires en matière de prévention s’inspirent davantage de Carrier Sekani Family Services (CSFS), un grand organisme axé sur la prévention. Le modèle de cycle de vie de l’organisme (du berceau à la tombe), éclairé par ses propres recherches, s’étend à l’ensemble des programmes et services de santé et des services sociaux. De la préservation intensive des familles aux initiatives de télésanté, CSFS a donné à son personnel les moyens d’innover, d’essayer, d’échouer et de réussir, pour aider les personnes et les collectivités qu’il dessert.

78. En prévoyant un budget de 2 500 $ par personne pour la prévention, le Canada permettrait aux fournisseurs de services et aux collectivités de mettre en œuvre ce modèle de prévention fondé sur les pratiques exemplaires.

[118] Cela concorde également avec les conclusions antérieures de la formation. Dans la décision sur requête 2018 TCDP 4, la formation a déclaré ce qui suit (caractères gras omis) :

[118] Les ordonnances sont rendues dans l’intérêt supérieur des enfants et elles sont conçues pour renverser les propensions à placer les enfants en dehors de leurs communautés.

[119] La formation conclut que le mode actuel d’attribution des fonds limités de prévention, alors qu’on alloue des fonds illimités pour faire en sorte que les enfants restent placés, porte préjudice aux enfants, aux familles, aux collectivités et aux Nations du Canada.

[120] La meilleure façon d’illustrer cette situation est de reproduire la réponse de Mme Lang à la question de l’APN : [traduction] « APN : Donc, si l’on prenait en charge chaque enfant ontarien qui est membre d’une Première Nation, AANC paierait les frais de ces prises en charge, estce exact? […] Ma question est donc la suivante, je trouve curieux que le gouvernement fédéral n’ait aucune hésitation, aucune préoccupation que ce soit au sujet du coût de la prise en charge d’enfants, et ces coûts sont illimités, et que quand il est question de services de prévention, il n’est pas prêt à faire le même sacrifice. Selon moi, cela n’a absolument aucun sens. Maintenant, en tant que directrice de programme, pourriezvous dire que si chaque enfant ontarien qui est membre d’une Première Nation et qui vit dans une réserve était pris en charge demain, vous payeriez les frais d’entretien de toutes ces prises en charge? […] Mme Lang : Pour ce qui est des dépenses admissibles, oui. » […]

[121] Il s’agit là d’un exemple frappant d’un système inspiré d’opinions colonialistes qui perpétue un préjudice historique à l’encontre des peuples autochtones, le tout justifié dans le cadre d’une politique. La nécessité de rendre compte des fonds publics est certes légitime, mais elle devient troublante quand on s’en sert comme argument pour justifier le retrait massif d’enfants, plutôt que de l’éviter. Il est nécessaire de changer cela immédiatement si l’on veut mettre fin à la discrimination. La formation estime que la gravité et l’urgence de la question ne se reflètent pas dans certaines des actions et des réponses du Canada. Il s’agit là d’un exemple clair de politique qui a été jugée discriminatoire et qui perpétue encore de la discrimination. La formation conclut donc qu’elle doit intervenir en rendant des ordonnances supplémentaires. À l’appui de la conclusion de la formation, des preuves convaincantes ont été présentées dans le contexte des procédures relatives aux requêtes.

[…]

[148] Le Rapport Wen:De no 3 recommande en particulier l’allocation d’un financement supplémentaire pour la prévention et les mesures les moins perturbatrices (p. 19 [à] 21). À la page 35, le Rapport Wen:De no 3 indique que le fait d’accorder un financement additionnel pour la prévention et les mesures les moins perturbatrices permettra, avec le temps, de réaliser des économies :

Bowlus et McKenna (2003) estiment que le coût annuel, pour la société canadienne, des mauvais traitements infligés aux enfants se chiffre à 16 milliards de dollars par année. Comme un nombre toujours croissant d’études indique que les enfants des Premières Nations sont surreprésentés parmi les enfants, autochtones et non autochtones, faisant l’objet d’un placement, ils représentent une partie importante de ces coûts économiques (Trocmé, Knoke et Blackstock, 2004; Trocmé, Fallon, McLaurin et Shangreaux, 2005; McKenzie, 2002). Le défaut de la part des gouvernements d’investir des sommes importantes pour financer la prévention et les mesures les moins perturbatrices résulte en une fausse économie. Il faut choisir entre investir maintenant et épargner plus tard ou épargner maintenant et payer jusqu’à six ou sept fois davantage plus tard (Organisation mondiale de la santé, 2004) [voir 2018 TCDP 4, par. 148 et 149, citant la Décision sur le bienfondé].

[…]

[160] Il est maintenant temps d’aller de l’avant et de faire des pas de géant pour éliminer les mesures qui incitent à placer les enfants en se basant sur les conclusions tirées dans la Décision [sur le bienfondé], les rapports antérieurs, l’expertise des parties et aussi tout ce que le Canada a recueilli lors de ses discussions depuis la Décision [sur le bienfondé].

[119] Les ordonnances de réparation immédiate rendues dans la décision sur requête 2018 TCDP 4 sur les coûts réels ont été rendues en 2018 après que la Société de soutien et l’APN ont exhorté la formation à le faire. Les parties ont présenté des arguments convaincants et des éléments de preuve à l’appui. La formation a indiqué que les ordonnances pourraient être modifiées à mesure que la qualité de l’information s’améliorerait. La formation a reconnu « qu’il sera nécessaire, dans le futur, d’apporter d’autres réajustements à ses ordonnances à mesure que la collecte de données s’améliorera, que les travaux du CCN progresseront et que les informations seront de meilleure qualité » (voir 2018 TCDP 4, par. 237). C’est le cas en l’espèce. Les éléments de preuve au dossier démontrent qu’il est nécessaire de modifier les ordonnances de prévention précédentes, étant donné qu’un certain nombre de questions ont été soulevées dans le cadre de la phase de mise en œuvre des ordonnances rendues dans la décision sur requête 2018 TCDP 4.

[120] De plus, les parties ont pu établir que le processus de remboursement des coûts réels causait des difficultés aux Premières Nations et aux organismes des Premières Nations. Mme Blackstock a affirmé ce qui suit :

[traduction]

19. […] Bien que l’approche de financement fondée sur les coûts réels ait été efficace pour offrir un plus grand nombre de services de prévention aux enfants, aux jeunes et aux familles, le fait que c’est SAC qui définit les dépenses de prévention admissibles pose problème, notamment en raison du manque d’expertise en travail social au sein du Ministère.

[121] Mme Blackstock a également affirmé que [traduction] « la nature du processus d’établissement des coûts réels fondé sur la présentation d’une demande a également constitué un obstacle pour certains organismes de SEFPN, qui pourraient ne pas avoir la capacité de présenter une demande » (affidavit du 4 mars 2022, par. 19). Le Tribunal conclut que ce fait a déjà été démontré dans la présente instance (voir, par exemple, 2020 TCDP 24, par. 34 à 36).

[122] De plus, des éléments de preuve récents, pertinents et fiables, tirés du deuxième rapport de l’IFPD intitulé Le financement des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations (SEFPN) : Une approche budgétaire axée sur le rendement pour promouvoir le bienêtre et daté du 31 juillet 2020, indiquent ce qui suit (à la page 30 du rapport) :

La forte augmentation de 48 % observée dans les dépenses de programmes des SEFPN en 2018–2019 est attribuable aux paiements ordonnés par le TCDP (ces dépenses devraient diminuer de 9 % en 2019–2020) […]. L’analyse des études de cas révèle que les paiements du TCDP ont eu des effets immédiats sur les programmes et les opérations. Cependant, les investissements supplémentaires sont de nature ponctuelle et ne sont pas garantis audelà du prochain exercice, ce qui met en péril l’avancement des programmes et pratiques de prévention.

[123] Ce qui précède démontre également qu’il est nécessaire de fournir un financement plus important pour la prévention, conformément aux demandes d’ordonnance, et d’autoriser le report de ces fonds par les Premières Nations ou les fournisseurs de services à l’enfance et à la famille des Premières Nations.

[124] De plus, Mme Blackstock a affirmé qu’un [traduction] « financement initial plus élevé permettra aux organismes des SEFPN de concentrer leur énergie et leurs ressources sur l’élaboration et la prestation de programmes » (affidavit du 4 mars 2022, par. 19).

[125] La formation estime que les éléments de preuve démontrent qu’il est nécessaire de passer d’un processus d’établissement des coûts réels fondé sur la présentation d’une demande, dans le cadre duquel SAC détermine les dépenses de prévention admissibles, à un programme complet à l’échelle communautaire. La mise en œuvre de ces ordonnances fournira aux familles le soutien dont elles ont besoin et fournira aux Premières Nations et aux organismes des SEFPN des ressources plus importantes « dès le départ » pour commencer à s’attaquer aux facteurs de risque structurels qui contribuent à la surreprésentation des enfants des Premières Nations pris en charge. Cela fournira également un financement accru aux Premières Nations qui ne bénéficient pas des services d’un organisme des SEFPN.

[126] Le rapport de l’IFPD appuie également ce changement.

[127] La formation est d’accord et elle se réjouit de ces demandes d’ordonnance. Le travail acharné des parties entraînera de réels changements pour les enfants et les jeunes des Premières Nations. Cela répond à l’appel lancé par le Tribunal en 2018 en faveur de grands pas vers un changement.

[128] Comme il est indiqué dans l’affidavit de Stephanie Wellman daté du 7 mars 2022 :

[traduction]

75. Le financement de 2 500 $ par personne pour la prévention est fondé sur les études de cas menées par l’IFPD dans son rapport de la phase 1, qui décrivait deux approches fondamentalement différentes à l’égard des programmes de prévention. À l’une extrémité de l’échelle, il y avait une Première Nation ayant un programme de prévention minimal (800 $) et à l’autre, des programmes communautaires complets axés sur la prévention et ciblant l’ensemble de la collectivité (2 500 $). Le montant de 2 500 $ par personne doit être considéré comme le niveau nécessaire pour que les organismes ou les collectivités puissent raisonnablement mettre en œuvre des pratiques exemplaires en matière de prévention.

[129] Comme il est indiqué dans le deuxième rapport de l’IFPD, Le financement des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations (SEFPN) : Une approche budgétaire axée sur le rendement pour promouvoir le bienêtre, à la page 268 :

[…] Dans la phase 1 de son étude sur les coûts du système de SEFPN [Permettre aux enfants des Premières Nations de s’épanouir, 15 décembre 2018], l’IFPD a estimé (d’après des cas réels) que les dépenses par habitant pour la prévention varieraient de 800 $ à 2 500 $ à l’échelle de la communauté. À 800 $ par habitant, les programmes sont surtout axés sur les jeunes, généralement au détriment des SEF. À 2 500 $ par habitant, une approche englobant l’ensemble du cycle de vie est possible, approche qui fait le pont entre des programmes de santé, de services sociaux et de développement. […]

L’estimation des dépenses par habitant de la Première Nation pour les SEF concorde avec ce qui a été observé dans des communautés non alignées avec une agence de SEFPN (dépenses allant de 500 $ à 1 000 $, selon la population). Au moment d’envisager les prochaines étapes vers la prestation des SEF, la Première Nation devrait penser à accroître son budget par habitant pour élargir les ressources destinées à la prestation des programmes et services. Fait important, l’IFPD a estimé que le coût moyen d’un placement s’élève à 63 000 $ par année. Devant les possibilités prometteuses de programmes de prévention, on voit qu’il existe diverses façons de favoriser le bienêtre des enfants, des familles et des communautés grâce à des services holistiques complets.

[130] Comme il est indiqué dans le premier rapport de l’IFPD, Permettre aux enfants des Premières Nations de s’épanouir, il s’agirait de coûts permanents, susceptibles de varier en fonction de la population et de l’inflation. Les dépenses par personne consacrées à la prévention devraient se situer entre 800 $ et 2 500 $ et les coûts annuels totaux devraient se situer entre 224 M$ et 708 M$ (p. 10).

[131] Le rapport fournit plus de détails, à la page 97 :

Les experts comme les agences mettaient l’accent sur la prévention, toujours citée comme l’aspect souffrant du plus important déficit de financement. Le déficit de financement en prévention est problématique et s’arrime à l’actuelle structure de financement du système, qui encourage le placement des enfants.

Passer à une approche axée sur la prévention nécessitera des investissements accrus et une modification de la structure de financement qui donnera aux agences la possibilité d’attribuer les ressources selon les besoins de la communauté. Pour estimer les coûts d’une augmentation du financement de la prévention pour les agences de SEFPN, nous avons établ[i] les niveaux de référence des dépenses actuelles en matière de prévention et défini une fourchette d’investissements en prévention par habitant, soit 800 $, 2 000 $ et 2 500 $.

Les coûts par habitant sont basés sur les services de prévention actuels et les dépenses réelles décrites dans les études de cas cidessous. Les estimations des coûts de prévention reposent sur l’hypothèse voulant que la prévention devrait cibler l’ensemble de la population de la zone desservie par l’agence, et non pas uniquement la population d’enfants couverte.

[132] De plus, comme il est défini dans la décision sur requête 2021 TCDP 12, les collectivités qui ne bénéficient pas des services d’un organisme sont également visées par les ordonnances antérieures du Tribunal. La formation convient qu’elles devraient également bénéficier de l’augmentation du financement continu pour la prévention envisagée par la huitième ordonnance demandée. Comme il est expliqué cidessus, cela profitera grandement à ces collectivités.

[133] Les parties ont réussi à démontrer la nécessité de la septième ordonnance demandée, dans sa version modifiée, et de la huitième ordonnance demandée. La formation accepte ces deux ordonnances demandées et estime qu’elles sont justifiées et étayées par la preuve. De plus, le Tribunal a compétence pour les rendre, comme il sera expliqué ci-dessous.

[224] Trois constats importants peuvent être tirés de l’approche exposée ci-dessus. Premièrement, le Tribunal s’appuie invariablement sur des éléments de preuve pour étayer ses conclusions et ses ordonnances. Deuxièmement, il cherche à savoir si les ordonnances demandées sont conformes à ses motifs, conclusions et ordonnances antérieurs. Troisièmement, la compétence maintenue du Tribunal vise surtout à assurer la réalisation d’une réforme durable et d’une réparation à long terme fondées sur les ordonnances à court terme et à long terme du Tribunal, et ce, dans le meilleur intérêt des enfants et des familles des Premières Nations, intérêt qui est défini par les Premières Nations elles-mêmes.

[225] Cette approche est conforme à l’intention, clairement exprimée par le Tribunal, d’accorder des réparations immédiates, à moyen terme et à long terme, et de faire en sorte que les mesures de réparation à long terme soient éclairées par la mise en œuvre des mesures de réparation à court terme et à moyen terme.

[226] Comme la formation l’a déjà dit dans la décision sur requête 2018 TCDP 4 :

[387] Il a fallu des années avant que les enfants des Premières Nations obtiennent justice. La discrimination a été prouvée. La justice inclut des mesures de réparation concrètes. Le Canada doit certainement le comprendre. La formation ne peut pas simplement rendre des ordonnances définitives et clore le dossier. Elle a déterminé qu’il était nécessaire de recourir à une approche progressive à l’égard des mesures de réparation afin de s’assurer que l’on allouait premièrement des mesures de réparation à court terme et, ensuite, des mesures de réparation à long terme, ainsi qu’une réforme complète du programme qui prend nettement plus de temps à mettre en œuvre. La formation a reconnu que si le Canada prenait cinq ans ou plus pour réformer le Programme, il y avait donc un besoin crucial de remédier à la discrimination immédiatement, de la manière la plus concrète possible, avec les éléments de preuve dont on dispose jusqu’à présent.

[…]

[415] La formation reconnaît également qu’il sera nécessaire, dans le futur, d’apporter d’autres réajustements à ses ordonnances à mesure que la collecte de données s’améliorera, que les travaux du CCN progresseront et que les informations seront de meilleure qualité.

[227] À plusieurs reprises, le Tribunal a déclaré sans équivoque qu’il conserverait sa compétence jusqu’à ce que les questions des réparations et des réformes durables à long terme soient résolues, conformément à ses conclusions et à son rôle qui consiste à éliminer la discrimination constatée et à empêcher qu’elle ne se reproduise, mais aussi à prévenir d’autres actes discriminatoires semblables à l’avenir. Le Tribunal a toujours insisté sur la nécessité de respecter le principe de l’égalité réelle, qui tient compte des besoins particuliers des enfants, des familles, des collectivités et des Premières Nations, en tant qu’élément essentiel pour éliminer la discrimination systémique constatée. Ces besoins particuliers sont pris en compte, notamment, dans les programmes de prévention dirigés et conçus par les Premières Nations.

[228] Dans la récente décision sur requête 2022 TCDP 8, le Tribunal a discuté en ces termes du maintien de sa compétence sur l’ensemble de ses ordonnances :

[175] En attendant qu’une entente complète et définitive sur les mesures de réparation à long terme soit conclue, sur consentement ou autrement, et conformément à l’approche en matière de réparation qui a été adoptée en l’espèce et mentionnée ci-dessus, la formation conserve sa compétence sur les ordonnances sur consentement contenues dans la présente décision sur requête. La formation réexaminera la question du maintien de sa compétence quand les parties auront déposé une entente complète et définitive sur les mesures de réparation à long terme ou quand la formation le jugera approprié compte tenu de l’évolution de l’affaire.

[176] Cela n’a aucune incidence sur le maintien de la compétence de la formation à l’égard de toute autre question soulevée ou de toute autre ordonnance rendue dans la présente affaire. La formation conserve sa compétence sur toutes ses décisions sur requête et ses ordonnances pour s’assurer que celles-ci sont mises en œuvre efficacement et que la discrimination systémique est éliminée.

[229] Tout ce qui précède appuie la conclusion selon laquelle le Tribunal, en ayant conservé sa compétence, peut examiner l’ERD pour évaluer si elle est conforme à ses ordonnances, et si elle prévoit une indemnisation appropriée pour les victimes et les survivants. Le Tribunal n’est pas functus officio à cet égard. Par ailleurs, s’il est vrai que le Tribunal est assujetti aux principes du functus officio et du caractère définitif des procédures, il faut les appliquer avec souplesse, en tenant compte du contexte factuel de l’affaire, mais aussi des conclusions, des motifs et des ordonnances déjà rendus dans le dossier. Il s’agit là d’un exercice au cas par cas qui est fondé sur le droit, les faits et la preuve, et qui consiste à appliquer la jurisprudence à la question à l’étude en examinant soigneusement le maintien de la compétence du Tribunal et l’objet de ce maintien. En l’espèce, comme il a été démontré plus haut, le montant de l’indemnité est définitif. Les catégories de victimes et de survivants admissibles à une indemnité sont aussi définitives, c’est-à-dire qu’on ne peut les restreindre ni priver leurs membres de leurs droits à l’indemnité, à moins qu’une cour de révision ne juge cette indemnité déraisonnable.

[230] Le Tribunal a examiné la demande d’indemnisation en renvoyant directement et expressément aux éléments de preuve produits dans la présente plainte. La Cour fédérale a souligné ce principe fondamental de justice lorsqu’elle a confirmé les ordonnances du Tribunal. En effet, elle a conclu que le pouvoir du Tribunal de rendre les ordonnances découlait non seulement des paramètres et des objectifs de la LCDP, mais aussi du fondement de preuve sur lequel ses décisions s’appuyaient :

En fin de compte, la décision sur l’indemnisation est raisonnable parce que la LCDP accorde au Tribunal un vaste pouvoir discrétionnaire pour déterminer des mesures de réparation appropriées en fonction des circonstances. Pour recevoir une indemnité, les victimes n’avaient pas besoin de témoigner pour établir un préjudice individuel. Le Tribunal disposait déjà d’abondantes preuves de la discrimination exercée par le Canada, du préjudice subi par les enfants des Premières Nations et leurs familles (le retrait des enfants des Premières Nations de leur foyer) et de la connaissance qu’avait le Canada de ce préjudice. De plus, le Tribunal n’a pas transformé les procédures en un recours collectif parce que la nature et la raison d’être des indemnisations sont différentes de celles ordonnées dans le cadre d’un recours collectif. Dès le départ, les enfants et les familles des Premières Nations étaient l’objet de la plainte et le Canada a toujours su que les défendeurs cherchaient à obtenir une indemnisation pour les victimes. Si le Canada voulait contester ces aspects de la plainte, il aurait dû le faire plus tôt. Le Canada ne peut pas attaquer indirectement la décision sur le fond ou d’autres décisions dans la présente procédure.

(2021 CF 969, au par. 231; non souligné dans l’original.)

[231] Le Tribunal est responsable d’assurer l’application de la LCDP et du cadre des droits de la personne qu’elle établit. L’APN et le Canada ont déposé la présente requête pour demander au Tribunal d’approuver une entente de règlement conclue dans le cadre des recours collectifs, entente qui réglerait à la fois les recours collectifs en question et la plainte dont il est saisi; mais la présente requête ne change rien au fait que le Tribunal a pour mandat d’appliquer la LCDP. Il n’a pas compétence pour appliquer le droit de la responsabilité délictueuse ou le droit des recours collectifs, et, tout au long de la présente instance, il s’est assuré de ne pas le faire.

[232] Étant donné que le Tribunal tire sa compétence de la LCDP, son rôle ne correspond pas à celui d’une cour de justice appelée à entériner un règlement de recours collectif. Le Tribunal n’a pas le pouvoir d’assumer un tel rôle, qui, d’ailleurs, ferait double emploi avec celui des cours de justice. Par ailleurs, le Tribunal n’en est pas à une étape précoce de l’instance où il aurait à décider s’il y a lieu ou non d’approuver un règlement aux premiers stades, alors que la question de la responsabilité et de l’indemnisation sont toujours en litige. Le Tribunal cherche plutôt à savoir si ses ordonnances existantes sont respectées ou, subsidiairement, s’il devrait les modifier. Le Tribunal, qui a toujours suivi une approche fondée sur les éléments de preuve en l’espèce, cherche à savoir si la preuve démontre que ses ordonnances existantes sont respectées, ou si leur révision au moyen d’une approche dialogique.

[233] Soulignons que la Cour fédérale a confirmé la validité de l’approche dialogique adoptée par le Tribunal à l’égard des ordonnances d’indemnisation, en plus de constater que cette approche apportait au Tribunal la souplesse nécessaire pour remplir la mission que lui confie la LCDP, et qui est de remédier à la discrimination :

Je souscris à la référence faite par le Tribunal à la décision Canada (Procureur général) c Grover (1994), 24 CHRR 390 [Grover], où la tâche de déterminer des mesures de réparation « efficaces » a été caractérisée comme exigeant « de l’innovation et de la souplesse de la part du Tribunal […] » (2016 TCDP 10, au para 15). En outre, je conviens que « la [LCDP] est structurée de manière à favoriser cette souplesse » (2016 TCDP 10, au para 15). À l’occasion de l’affaire Grover, la Cour a déclaré que la souplesse est nécessaire parce que le Tribunal a une mission légale difficile à remplir (au para 40). L’approche de Grover, à mon avis, soutient le fondement de l’approche dialogique. Cette approche a également permis aux parties de se pencher sur des questions clés sur la façon de traiter la discrimination, comme l’a souligné mon résumé dans la section sur l’historique de la procédure.

(2021 CF 969, au par. 138, citant Grover c Canada (Conseil national de recherches) (1994), 1994 CanLII 18487 (CF)).

[234] Lors du contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, le juge Favel a judicieusement exprimé de la manière suivante que les indemnités en vertu de la LCDP n’équivalaient pas à des dommages-intérêts délictuels :

La LCDP n’est pas conçue pour traiter de différents niveaux de dommages ou pour s’engager dans des processus d’évaluation du préjudice personnel fondé sur la faute commise. Le Tribunal a accordé des indemnités au titre des droits de la personne, pour préjudice moral en raison de la perte du droit de ne pas être victime de discrimination, de victimisation et d’atteinte à la dignité de la victime.

(2021 CF 969, au par. 189.)

[235] Au demeurant, l’argument de l’APN selon lequel l’ERD apporte une solution définitive au litige est en partie juste, et en partie erroné. Au sens littéral, Il est juste de dire que, si elle n’est pas contestée, l’ERD pourrait mettre un terme aux procédures, apporter une solution définitive et permettre d’indemniser rapidement la plupart — mais pas la totalité —des victimes ou des survivants reconnus. Selon cette conception, certains différends doivent se conclure par un règlement qui ne pourra par la suite faire l’objet d’aucun appel, et qu’aucune procédure accessoire ne pourra venir infirmer. Le simple fait que la requête conjointe présentée en l’espèce soit contestée, et qu’elle puisse mener au contrôle judiciaire de la présente décision advenant que le Tribunal y fasse entièrement droit, montre bien le risque que l’ERD n’apporte pas un tel point final au litige.

[236] L’argument de l’APN est par ailleurs erroné, en ce qu’il ne tient pas compte d’un autre aspect primordial concernant le caractère définitif que doivent avoir les procédures relatives aux droits de la personne. Il s’agit, comme l’a correctement décrit la Société de soutien, de l’assurance qu’une fois les droits des plaignants et des victimes revendiqués et reconnus (ce qui n’est pas une mince tâche pour ces personnes, souvent confrontées à de puissants intimés qui contestent à tout moment ce qu’elles avancent), ces droits ne pourront plus être remis en question par d’éventuels acteurs externes ou intimés qui, insatisfaits des ordonnances prononcées contre eux, concluraient des ententes pour se soustraire aux obligations que leur impose la LCDP en matière de droits de la personne.

[237] L’APN et le Canada sont à ce point concentrés sur l’ERD qu’ils en oublient l’injustice grave que représente le fait de restreindre les catégories de victimes et survivants admissibles à une indemnité, ou de supprimer leur droit à l’indemnité, et ce, après qu’un tribunal des droits de la personne, en se fondant sur des éléments de preuve, ait tiré des conclusions et rendu des ordonnances au profit des victimes. De façon plus large, cette situation crée un dangereux précédent pour les victimes et les survivants au Canada.

[238] À chacune des étapes de la présente plainte, le Canada a attaqué la compétence du Tribunal : d’abord, au stade initial du renvoi de l’affaire au Tribunal, puis, en ce qui a trait à sa compétence en matière de réparation; et ensuite, en ce qui concerne sa faculté de réserver sa compétence pour recourir à une approche dialogique en vue de la mise en œuvre de mesures de réparation efficaces. Or, dans la présente requête, le Canada propose que le Tribunal jouisse d’une compétence encore plus vaste que celle qu’il avait lui-même jamais envisagée ou précisée dans ses conclusions. Ainsi, le Tribunal serait-il en mesure de modifier ses ordonnances d’indemnisation définitives, non pas parce que sa décision sur requête pose quelque problème, mais compte tenu d’un projet de règlement négocié par le Canada et l’APN dans le cadre d’un recours collectif distinct.

[239] En l’occurrence, il en va de l’intégrité du régime des droits de la personne et du Tribunal.

(i) Régime des droits de la personne

[240] La Cour fédérale, dans la présente affaire, s’est penchée sur le rôle particulier confié au Tribunal par le législateur :

Enfin, étant donné que le Parlement a confié au Tribunal la responsabilité première de remédier à la discrimination, je conviens que la Cour doit faire preuve de retenue à l’égard du Tribunal à la lumière de sa compétence légale décrite ci-dessus.

(2021 CF 969, au par. 139.)

[241] L’intention du Parlement, en adoptant la LCDP, était de créer un régime spécialement conçu pour lutter contre le fléau social de la discrimination.

[242] La formation reconnaît, à l’instar de la Société de soutien, que les droits de l’enfant sont des droits de la personne qui reconnaissent que l’enfance est une période de développement importante, assortie de circonstances spéciales. Ce fait est également reconnu par les tribunaux de tous les échelons au Canada, et la formation a déjà traité de la question en ces termes, au paragraphe 346 de sa Décision sur le bien-fondé (2016 TCDP 2) :

L’accent mis sur les services de prévention et les mesures les moins perturbatrices dans les lois provinciales susmentionnées est indissociable du concept de l’intérêt supérieur de l’enfant, un principe juridique qui revêt une importance primordiale, tant en droit canadien qu’en droit international (Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, par. 9; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, par. 75 [Baker]). Comme l’explique le professeur Nicholas Bala :

[traduction]

[L]es arrêts de principe canadiens, les lois fédérales et provinciales et les traités internationaux posent tous comme principe que les décisions concernant les enfants doivent se fonder sur l’évaluation de leur intérêt supérieur. Il s’agit là d’un concept fondamental pour ceux qui prennent des décisions impliquant un enfant, non seulement les juges et les avocats, mais également les évaluateurs et les médiateurs. (2016 TCDP 2, au par. 346).

[243] Les services d’aide à l’enfance, ou services à l’enfance et à la famille, visent à protéger les enfants et à favoriser la stabilité de la famille. Ainsi, l’intérêt supérieur de l’enfant est un principe fondamental qui régit la prestation de ces services, et qui est reconnu tant en droit international qu’en droit canadien. Ce principe est censé orienter les décisions susceptibles d’avoir des conséquences sur tous les enfants, y compris les enfants des Premières Nations (2016 TCDP 2, au par. 3) :

[179] Cette obligation va de pair avec les engagements internationaux du Canada reconnaissant le statut spécial des enfants et des peuples autochtones. La formation conclut par ailleurs que le Canada offre effectivement un service par le truchement du Programme des SEFPN et d’autres ententes provinciales/territoriales connexes, et que le mode de financement du Programme des SEFPN et des ententes provinciales/territoriales connexes exerce un degré élevé de contrôle sur la prestation des services fournis aux enfants et aux familles des Premières Nations vivant dans des réserves et au Yukon, et ce, au détriment de ces derniers.

(2019 TCDP 39.)

[244] Le Tribunal est d’accord avec la Société de soutien lorsqu’elle affirme que, pour trancher la présente requête, le Tribunal devrait appliquer à son analyse un cadre des droits de la personne axé sur le préjudice vécu par l’enfant et par son parent ou pourvoyeur de soins. Le Tribunal souscrit aux quatre critères que la Société de soutien juge importants aux fins de cette analyse :

(i) un examen critique des éléments de preuve présentés relativement aux victimes qui seront touchées par les écarts que présente l’ERD sur l’indemnisation par rapport aux ordonnances;

(ii) la nature de l’indemnité accordée, au titre d’un droit quasi constitutionnel inscrit dans la LCDP, et ce que signifierait le fait de revenir sur la reconnaissance de ce droit;

(iii) l’intérêt supérieur des enfants des Premières Nations et de leurs familles, compte tenu notamment du traumatisme historique et intergénérationnel vécu par les victimes, comme le Tribunal l’a déjà reconnu;

(iv) le risque de créer un dangereux précédent qui ferait en sorte que les indemnités accordées en matière de droits de la personne puissent être marchandées en dehors de l’approche dialogique et des protections prévues par le régime des droits de la personne.

[245] Le Tribunal est chargé de l’application de la LCDP, et il doit veiller à ce que le régime des droits de la personne ne soit pas supplanté par des poursuites civiles. En l’espèce, le Tribunal a déjà accordé des mesures de réparation pour indemniser les victimes de la discrimination commise par le Canada. Le fait de revenir sur ces ordonnances ou de les remettre en cause soulève des questions liées au caractère définitif du montant de l’indemnité et du droit à celle-ci. D’un point de vue juridique, rien ne justifie le genre de modifications que le Canada et l’APN souhaitent voir apporter aux ordonnances existantes du Tribunal.

[246] La Société de soutien souligne, à juste titre, que le Tribunal a soigneusement conçu ses mesures de réparation en l’espèce afin qu’elles soient à la mesure du préjudice, attesté par des éléments de preuve, causé à des enfants des Premières Nations et à leurs pourvoyeurs de soins en raison de la discrimination raciale systémique du Canada. Les conclusions du Tribunal à cet égard reposent sur une application des éléments de preuve —recueillis au cours d’une décennie — au cadre des droits de la personne établi par la LCDP.

[247] Le Canada a contesté le processus du Tribunal à chacune de ses étapes, en plus d’avoir sollicité le contrôle judiciaire des décisions sur l’indemnisation rendues par la formation. La demande de contrôle judiciaire ayant été rejetée, les ordonnances du Tribunal ont force exécutoire, en l’absence d’un appel fructueux devant la Cour d’appel fédérale.

[248] Le Tribunal partage les préoccupations exprimées par la Société de soutien quant au fait que l’ERD, contrairement aux ordonnances du Tribunal, prévoit que les victimes et les survivants qui acceptent l’indemnité doivent par le fait même renoncer à leur droit d’intenter tout recours par la suite. Il s’agit d’une disposition particulièrement préoccupante dans le cas des victimes qui, selon l’ERD, recevraient une indemnité moins importante que celle que leur accordent les ordonnances du Tribunal. De plus, nombre de ces victimes sont des enfants; dont les droits fondamentaux sont particulièrement importants à protéger. Ce n’est pas la faute des victimes et des survivants si la discrimination exercée par le Canada les touche en grand nombre. Les victimes ne devraient pas être obligées de renoncer à leur droit à l’indemnisation pour que le Canada puisse se mettre à l’abri de toute responsabilité additionnelle. Les éventuelles autres causes d’action contre le Canada, y compris les réclamations fondées sur la Charte, ne devraient pas empêcher les victimes et les survivants d’obtenir une indemnité en vertu de la LCDP.

[249] Refuser à des personnes des droits qui leur ont déjà été reconnus par des ordonnances constitue un résultat injuste, et le Tribunal ne saurait le cautionner, compte tenu des objectifs et du champ d’application de la LCDP. Le Tribunal tire sa compétence de sa loi constitutive, au statut quasi constitutionnel. En outre, pour reprendre l’expression employée par la Cour suprême, le Tribunal représente « le dernier recours de la personne désavantagée et de la personne privée de ses droits de représentation ».

[250] L’auteur de l’acte répréhensible ne peut déjouer le processus du Tribunal et celui des cours de justice en concluant une entente qui lui permettra de se libérer de ses obligations en matière de droits de la personne, et d’ainsi échapper à l’application des ordonnances existantes. Le Canada s’est opposé aux demandes d’indemnisation, puis aux ordonnances du Tribunal, qu’il a contestées devant la Cour fédérale, et maintenant, devant la Cour d’appel fédérale. S’il est louable d’essayer de résoudre les problèmes et de mettre un terme au litige dans l’intérêt de la réconciliation, ce noble objectif se trouve assombri par le fait que des victimes et survivants vulnérables — à savoir des enfants, ou encore des parents ou grands-parents pourvoyeurs de soins qui ont perdu plusieurs enfants ou sont décédés — se voient maintenant privés de leur droit à l’indemnité par le Canada, qui a signé l’ERD. Il ne s’agit pas là d’une saine réconciliation. C’est également à l’opposé de ce que le Tribunal avait à l’esprit lorsqu’il a encouragé les parties à négocier pour résoudre les questions en suspens. Le Tribunal n’avait pas imaginé que l’approche progressive et la négociation feraient en sorte que l’on déroge à ses ordonnances exécutoires de telle manière à diminuer le montant de l’indemnité accordée à des victimes et survivants reconnus par le Tribunal dans ses ordonnances, voire même à les priver de leur droit à l’indemnité.

[251] Tout au long de la présente procédure, le Canada s’est opposé à la plainte et a cherché à se protéger en faisant valoir qu’il n’était pas le fournisseur direct des services. Il a aussi contesté les réparations accordées, a maintes fois restreint l’interprétation des ordonnances, etc. Maintenant, il tente de se soustraire à certaines ordonnances du Tribunal en se retranchant derrière le fait que les Premières Nations ont pris les difficiles décisions de compromettre l’indemnisation de victimes et de survivants et de les exclure de l’ERD pour ajouter d’autres groupes des recours collectifs. Cette situation n’aurait pas lieu sans l’imposition, par le Canada, d’un montant d’indemnité plafonné. Le montant de l’indemnisation est certes impressionnant, mais bien plus impressionnantes encore sont la durée et l’ampleur de la discrimination raciale systémique qui a été exercée par le Canada sur des décennies, et qui a eu des répercussions sur des centaines de milliers de victimes, lesquelles méritent d’être indemnisées.

[252] Le Canada est toujours responsable du respect de ses obligations en matière de droits de la personne, tant en général que sous le régime des ordonnances rendues par le Tribunal en particulier. Présenter l’ERD comme un processus dirigé par les Premières Nations n’a pas pour effet de dégager le Canada de cette responsabilité. Les Premières Nations étaient limitées par le montant fixe d’indemnité que le Canada était prêt à fournir, et qui ne permettait pas de garantir que les victimes et survivants identifiés au cours du processus seraient tous indemnisés conformément aux ordonnances du Tribunal.

[253] De plus, la protection des droits de la personne assurée par la LCDP serait compromise si les intimés étaient en mesure d’échapper à leurs responsabilités en concluant une entente avec seulement certaines des parties à une plainte pour atteinte aux droits de la personne, de manière à soustraire l’affaire à la compétence du Tribunal en faveur d’une autre voie de recours. Dans un tel scénario, la capacité des victimes d’obtenir une réparation qui tienne compte de la violation de leurs droits de la personne serait réduite.

[254] Le risque d’établir un dangereux précédent est important. Il pourrait y avoir des répercussions sur le système de protection des droits de la personne. Dans ses observations, l’APN reconnaît qu’il ne semble pas y avoir de précédent semblable à ce que le Canada et elle demandent. Elle fait valoir que l’affaire qui nous occupe est unique, et qu’il est peu probable qu’on en voie la répétition. Or, le Tribunal n’est pas convaincu qu’il devrait sacrifier les principes des droits de la personne parce qu’on présume que l’affaire est unique. À ce propos, la Société de soutien exhorte le Tribunal à tenir compte des répercussions jurisprudentielles plus vastes de la présente requête sur l’intégrité des régimes des droits de la personne partout au Canada, et de ses répercussions en particulier sur d’autres affaires relatives aux droits de la personne des Premières Nations. Le Tribunal convient avec la Société de soutien que le fait que des mesures de réparation en matière de droits de la personne puissent être annulées dans un autre forum rendrait les victimes de discrimination vulnérables. La Société de soutien est particulièrement inquiète des potentielles répercussions sur le régime des droits de la personne dans les cas où le gouvernement fédéral est le responsable de la discrimination. Le Tribunal a toujours cherché à remédier à la discrimination systémique constatée en l’espèce en tenant le Canada responsable de ses actes :

Les lois sur les droits de la personne sont de nature réparatrice, en ce sens qu’elles visent à remettre les victimes de discrimination dans leur état antérieur, ainsi qu’à dissuader les intimés de continuer à pratiquer la discrimination. Il est possible d’atteindre ces deux objectifs de principe importants en indemnisant les victimes qui, en l’espèce, sont décédées. On veille ainsi, d’une part, à ce que la succession des victimes soit indemnisée pour le préjudice subi par celles-ci et, d’autre part, à ce que le Canada soit tenu responsable de la discrimination raciale qu’il exerce ainsi que de sa conduite discriminatoire délibérée et inconsidérée.

(2020 TCDP 7, au par. 130.)

[255] Il n’est pas approprié que les victimes et les survivants de traitements discriminatoires aient à défendre leur droit à une indemnisation contre une attaque indirecte visant à retirer sa compétence au Tribunal et à annuler les ordonnances leur donnant droit à une indemnité. La situation est particulièrement préoccupante dans la mesure où les plaignants qui ont obtenu gain de cause ne peuvent se voir adjuger de dépens pour les frais juridiques engagés dans le cadre de leur plainte devant le Tribunal, ce qui rend plus difficile l’embauche d’avocats (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 RCS 471).

[256] Il est bien établi que la « renonciation par contrat » à un droit de la personne est interdite. Comme l’a déclaré la Cour suprême :

Même s’il n’apporte aucune restriction formelle à une renonciation de ce genre, le Code est néanmoins une loi publique qui énonce une politique générale de l’Ontario, comme on le constate en lisant le texte législatif lui-même et son préambule. Il ressort clairement de la doctrine, tant canadienne qu’anglaise, que les parties n’ont pas la faculté de renoncer par contrat aux dispositions de telles lois et que les contrats à cet effet sont nuls parce que contraires à l’ordre public. [...] La législature de l’Ontario a adopté The Ontario Human Rights Code dans l’intérêt de l’ensemble de la collectivité et de chacun de ses membres, et il est évident que cette loi tombe dans la catégorie des lois auxquelles on ne peut renoncer ou qu’on ne peut modifier par contrat privé; par conséquent, cet argument ne peut être admis.

(Commission ontarienne des droits de la personne c. Etobicoke, 1982 CanLII 15 (CSC), [1982] 1 RCS 202.)

[257] De plus, ce serait faire une interprétation absurde de la LCDP que de permettre qu’un processus externe — auquel toutes les parties n’ont pas accepté de participer — usurpe la fonction du Tribunal consistant à ordonner l’indemnisation des victimes et des survivants de discrimination identifiés dans le cadre du processus du Tribunal. Le Tribunal partage l’avis de la Société de soutien quant au fait que la confiance du public dans le système des droits de la personne risquerait d’être sapée si les ordonnances d’indemnisation des victimes de discrimination n’étaient pas contraignantes et qu’il était possible pour les parties intimées de les écarter au moyen d’une entente. Le processus du Tribunal permet d’affirmer publiquement les droits de la personne, droits que la requête actuelle minerait, si elle était accueillie. C’est particulièrement vrai dans la présente instance, où les parties sont revenues devant le Tribunal à de multiples reprises afin qu’il rende des décisions pour obliger le Canada à remédier à sa conduite discriminatoire. Dans les décisions sur requête concernées, le Tribunal a dû confirmer que ses ordonnances avaient force exécutoire pour le Canada, et que celui-ci avait l’obligation de remédier à la discrimination raciale systémique.

[258] Le fait d’accueillir maintenant la requête de l’APN et du Canada irait à l’encontre des décisions sur requête antérieures du Tribunal selon lesquelles ses ordonnances doivent être exécutées. La Société de soutien presse le Tribunal de réaffirmer une fois de plus le principe important selon lequel les ordonnances relatives aux droits de la personne sont contraignantes, et leur respect n’est pas négociable. Les régimes des droits de la personne visent à offrir une protection complète dans le cadre des plaintes pour discrimination. Permettre que des ententes de règlement conclues dans le contexte d’une poursuite au civil invalident des décisions rendues par les tribunaux des droits de la personne pourrait entraîner une série de conséquences involontaires défavorables pour les régimes des droits de la personne. Dans l’arrêt Honda Canada Inc. c. Keays, 2008 CSC 39, [2008] 2 RCS 362, la Cour suprême du Canada avait établi une distinction entre les réparations en common law et les réparations en matière de droits de la personne :

[63] En l’espèce, le juge de première instance a accordé des dommagesintérêts punitifs en raison du comportement discriminatoire de l’employeur. Or, selon Honda, dans l’arrêt Seneca College of Applied Arts and Technology c. Bhadauria, [1981] 2 R.C.S. 181, la Cour a statué que la discrimination ne pouvait constituer une cause d’action indépendante. Dans cet arrêt, notre Cour a clairement indiqué qu’une réparation ne pouvait être obtenue sur le fondement du droit commun lorsque les dispositions substantielles d’une loi sur les droits de la personne se doublaient d’un mécanisme complet d’application. Suivant son raisonnement, le Code des droits de la personne de l’Ontario visait à remédier aux effets de la discrimination, et permettre de saisir un tribunal de droit commun en cas de violation de ses dispositions aurait encouragé son application à une fin non prévue par le législateur, à savoir celle de punir l’employeur qui prend une mesure discriminatoire envers un employé. La personne qui alléguait le nonrespect du code devait donc demander réparation en application du régime établi par celui-ci. Qui plus est, les modifications subséquentes apportées au code (permettant au demandeur d’invoquer sa violation comme cause d’action en liaison avec une autre faute) précisaient que seul le préjudice causé par l’atteinte, notamment à la dignité, aux sentiments et à l’estime de soi, pouvait faire l’objet d’une indemnisation pécuniaire. À cet égard, ces modifications confirmaient l’objectif réparateur du Code.

[259] Plus important encore, le Tribunal réprouve l’idée de réduire le montant de l’indemnité ou de priver les victimes et les survivants de droits qui leur ont déjà été reconnus par le Tribunal, et que la Cour fédérale a également confirmés. Pareil dangereux précédent enverrait un message très négatif aux victimes et aux survivants dans la présente affaire et dans d’autres affaires relatives aux droits de la personne au Canada. Il pourrait en outre devenir un puissant dissuasif pour quiconque envisagerait d’intenter un recours en vertu de la LCDP. Les victimes et survivants n’auront jamais de la tranquillité d’esprit de savoir que les réparations qui leur ont été accordées dans le cadre de leur plainte jugée fondée leur seront accessibles si, à tout moment avant la mise en œuvre des réparations, ces réparations peuvent leur être retirées sans qu’il ait été nécessaire de les invalider en contrôle judiciaire.

[260] C’est d’autant plus troublant lorsqu’on considère la nature des plaintes dont le Tribunal est saisi en l’espèce. La nature même des droits de la personne repose sur la protection des groupes vulnérables. Dès le début, le Tribunal a conclu et écrit que la présente affaire concernait les enfants, et que le Tribunal avait pour mandat d’éliminer la discrimination et d’empêcher que d’autres actes semblables ne se reproduisent. Autoriser la réduction ou le retrait de droits à l’indemnisation de victimes ou de survivants, droits par ailleurs reconnus dans des conclusions fondées sur des éléments de preuve ainsi que dans des ordonnances connexes, ne permet pas de donner corps aux droits de la personne. Au contraire, cela revient à les vider de leur substance.

[261] Le régime des droits de la personne ne saurait être administré d’une telle manière ici, au Canada.

[262] Le Tribunal souscrit également aux arguments ci-après de la Commission, qui expliquent le régime des droits de la personne établi par la LCDP :

[traduction]

42. La LCDP ne traite pas expressément de la question du caractère définitif. Cependant, l’article 57 précise qu’une ordonnance du Tribunal accordant une indemnité en vertu de l’alinéa 53(2)e) ou du paragraphe 53(3) peut être assimilée à une ordonnance de la Cour fédérale aux fins d’exécution.

43. Bien que le Tribunal dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire de réparation, ce pouvoir est limité par le cadre de la LCDP et par les éléments de preuve présentés.

44. La LCDP exige que le Tribunal mette en balance les principes de justice naturelle et la souplesse et l’innovation dans les réparations qu’il accorde.

45. L’approche dialogique ne signifie pas que le Tribunal pourra réexaminer ses ordonnances à perpétuité. Elle vise à faciliter la mise en œuvre des ordonnances, et n’est pas censée permettre de se soustraire, au moyen de négociations, à des obligations juridiques contraignantes.

[263] Des modifications de fond apportées aux ordonnances du Tribunal sont susceptibles d’entraîner de nouveaux litiges ou de nouvelles procédures qui perturberont les principes juridiques établis. Si les cours de justice et les tribunaux pouvaient continuellement revenir sur leurs décisions et les modifier, l’administration de la justice en serait desservie, et les parties en subiraient des iniquités sur le plan procédural. Si une partie est insatisfaite d’une décision rendue par le Tribunal, elle peut présenter une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale. Ce n’est que dans des situations bien précises qu’une cour de justice ou un tribunal a le pouvoir de réviser ou de modifier une ordonnance ou une décision (Hughes c. Transports Canada, 2021 TCDP 34, aux par. 61 et 62).

[264] Le Tribunal est également d’accord avec la Commission lorsqu’elle affirme que le fait d’engager une procédure de contrôle judiciaire ou d’appel, tout en revenant en même temps devant le Tribunal pour obtenir le même résultat (c.-à-d. pour rouvrir ou faire modifier les ordonnances de réparations ordonnées) crée un précédent problématique, en plus de remettre en question les principes et les procédures établis du droit administratif.

[265] Le Tribunal se range au point de vue de la Commission et [traduction] « prend acte de l’argument de l’APN selon lequel ‘’l’ERD élargira considérablement le nombre de survivants qui, autrement, n’auraient pas eu droit à une indemnité‘’ en incluant des catégories de bénéficiaires qui dépassent la portée de l’instruction du Tribunal. Par ailleurs, certaines personnes qui ont droit à une réparation au titre des ordonnances d’indemnisation prononcées par le Tribunal n’en recevront aucune selon l’ERD. En tenant compte de ces facteurs, le Tribunal doit appliquer les principes d’équité et d’accès à la justice » (observations de la Commission, au par. 65).

[266] La LCDP établit le cadre des fonctions spécialisées du Tribunal et lui confie expressément le mandat de répondre aux besoins uniques des victimes et survivants de discrimination. C’est ce contexte légal qu’il convient de prendre en compte pour déterminer de quelle manière le Tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire. Il lui permet de statuer sur des plaintes de groupe telles que la présente, et d’ordonner des mesures réparatrices. Les recours collectifs, quant à eux, sont des procédures judiciaires régies par des objectifs, des principes juridiques, une jurisprudence et des règles procédurales distinctes, comme autant de caractéristiques qui se distinguent de la présente instance. Le Tribunal n’est pas tenu d’appliquer les facteurs et la jurisprudence régissant les recours collectifs pour décider de modifier ses ordonnances afin de les rendre conformes à l’ERD. Pour qu’il soit possible d’élargir ou de encore de réduire l’étendue des groupes de plaignants inclus dans les ordonnances d’indemnisation du Tribunal afin d’y intégrer les groupes des recours collectifs, il faudrait de nouveaux éléments de preuve et une audience sur le fond concernant ces questions. De plus, les groupes de plaignants à qui le Tribunal a ordonné au Canada de verser une indemnité sont protégés contre toute modification à cet égard, étant donné que le principe du caractère définitif s’applique aux montants d’indemnité et aux catégories de victimes.

[267] Il faut permettre au Tribunal de s’acquitter de sa tâche de veiller à ce que les victimes et survivants de la discrimination soient indemnisés. Cette tâche ne peut consister à réduire ou supprimer les droits d’une partie des victimes et survivants.

[268] Qui plus est, pour décider si les victimes et survivants seront indemnisés, le Tribunal ne peut faire abstraction des éléments de preuve et des conclusions justifiant la réparation, de la même façon qu’il lui faut d’abord établir la responsabilité sous le régime de la LCDP. Ensuite, il devra déterminer qui sont les victimes et les survivants, s’ils ont souffert, et quelle est la réparation qui convient. Il s’agit là d’un exercice qui est fondé sur la preuve, et qui précède la phase de mise en œuvre au cours de laquelle le Tribunal examinera si les victimes ou survivants ont droit à la réparation. Ce qui ne signifie pas qu’il soit impossible d’effectuer les deux analyses de front dans une même décision. Il s’agissait plutôt ici de souligner le processus décisionnel imposé par la LCDP.

[269] Cela dit, pour pouvoir tirer des conclusions sur l’efficacité de la mise en œuvre ou pour pouvoir s’assurer que les victimes jouissent effectivement de la réparation, le Tribunal doit d’abord savoir ce qui doit être mis en œuvre. Par conséquent, le Tribunal examinera ses ordonnances, ainsi que les éléments de preuve relatifs à leur exécution, pour tirer des conclusions sur leur efficacité. Il ne s’agit pas d’une porte ouverte pour réduire ou retirer des droits. Il s’agit d’une façon d’améliorer, de peaufiner et de préciser les ordonnances, au besoin, pour s’assurer qu’elles indemnisent efficacement les victimes.

[270] L’un des principaux arguments soulevés dans la présente requête est que la négociation exige des compromis, compromis qui s’imposaient en l’espèce, compte tenu du montant fixe offert. Mais il vaut mieux procéder à un tel exercice aux stades précoces de la procédure, et avant la prononciation des ordonnances.

[271] Un autre argument important soulevé est celui de la réconciliation. Si des catégories de victimes et de survivants reconnues par un tribunal des droits de la personne et par la Cour fédérale se voient ensuite supprimées dans l’intérêt de conclure une entente finale qui servira à d’autres, est-ce là un bon exemple de réconciliation? Nous ne le croyons pas. Au contraire, c’est très préoccupant. Ce l’est encore plus lorsque les voix des exclus sont celles des défunts et des enfants.

[272] Le Canada et l’APN soulignent également que l’ERD en l’espèce est menée par les Premières Nations. Le Tribunal reconnaît ce fait important. Cependant, les nations souveraines membres de l’APN ne sont pas à l’abri d’une surveillance internationale du respect des droits de la personne en ce qui concerne leurs citoyens. De plus, des États comme le Canada ne peuvent se soustraire à leurs obligations en matière de droits de la personne en invoquant la souveraineté des Premières Nations, surtout lorsque certaines d’entre elles demandent au Canada de préciser qu’elles n’ont pas consenti à l’ERD.

[273] L’APN et le Canada ont fait l’impasse sur le caractère définitif des ordonnances du Tribunal relatives au montant de l’indemnité et aux catégories reconnues de victimes et de survivants afin de pouvoir régler définitivement le litige grâce à l’ERD. Non seulement cette situation est-elle à bien des égards profitable pour le Canada, au détriment de certaines victimes ou certains survivants, mais elle peut créer un autre problème.

[274] La formation est préoccupée par le fait que l’APN et le Canada pourraient s’exposer à une action en responsabilité, advenant que les victimes qui se sont vu privées de droits auparavant accordés par les ordonnances du Tribunal se retirent de l’entente et cherchent à poursuivre l’APN ou le Canada pour les avoir exclues de l’ERD et avoir modifié leurs options de retrait. Cette remarque sert surtout de matière à réflexion; elle n’est pas déterminante quant à l’issue requête.

[275] Les parties n’ont pas traité de la façon dont les gouvernements des Premières Nations, qui sont les détenteurs de droits, devront composer avec ces victimes et survivants auparavant reconnus qui seront désormais privés de leurs droits par leurs propres Premières Nations, et qui pourraient demander justice. L’APN soutient que les peuples des Premières Nations sont peu nombreux à se prévaloir des processus de la Commission et du Tribunal. S’il est vrai que les Premières Nations rencontrent certains obstacles pour faire valoir leurs demandes en matière de droits de la personne, au cours de la dernière décennie, le Tribunal a constaté une augmentation du nombre d’affaires renvoyées au Tribunal par la Commission qui mettaient en cause des Premières Nations. Les membres de la formation ont parcouru le pays et ont instruit de nombreux litiges concernant des Premières Nations, litiges souvent réglés par la médiation. La présidente de la formation a aussi eu le privilège d’entendre une affaire dans une collectivité de la NNA située dans une région nordique et éloignée, et d’autres affaires en Colombie-Britannique et en Nouvelle-Écosse. Le membre Lustig préside l’instruction d’un certain nombre d’affaires des Premières Nations, et c’est lui qui avait statué sur l’affaire Beattie c. Affaires indiennes et du Nord Canada, 2014 TCDP 1.

[276] Ajoutons que l’on ne saurait sous-estimer les résultats qu’ont pu avoir, pour les Premières Nations, la présente instance et le travail collectif réalisé par les parties. Par exemple, depuis la décision sur requête du Tribunal en 2016, 2,13 millions de services ont été approuvés en vertu du principe de Jordan, selon la page Web de Services aux Autochtones Canada consacrée au principe de Jordan. C’est là l’un des nombreux exemples de changements réels qui sont à l’œuvre pour commencer à remédier la discrimination systémique constatée en l’espèce. Le fait que le nouvel exécutif de l’APN ait maintenant changé d’avis ne peut effacer les preuves du changement qui s’opère dans ce dossier, et qui est le résultat du travail déployé par les parties devant le Tribunal pour tenir le Canada responsable de ses actes. Par ailleurs, le Tribunal s’est récemment appuyé sur la présente affaire dans le cadre d’une autre plainte déposée par une Première Nation détentrice de droits au sujet du sous-financement discriminatoire des services de police, plainte qu’il a jugée fondée (voir Dominique (de la part des Pekuakamiulnuatsh) c. Sécurité publique Canada, 2022 TCDP 4 (CanLII). Jusqu’à présent, la Décision sur le bien-fondé a été citée dans plus d’une cinquantaine de décisions rendues par des tribunaux administratifs et judiciaires dans des affaires mettant en cause ou non des Premières Nations au Canada.

[277] De plus, la Décision sur le droit à l’indemnisation a été invoquée dans d’autres affaires récentes en matière de droits de la personne où il a été question des principes relatifs à l’indemnisation pour atteinte à la dignité humaine et les cas flagrants : RR v. Vancouver Aboriginal Child and Family Services Society (No. 6), 2022 BCHRT 116 (CanLII); R.L. c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2021 TCDP 33; Hugie c. T-Lane Transportation and Logistics, 2021 TCDP 27; André c. Matimekush-Lac John Nation Innu, 2021 TCDP 8.

[278] Le Tribunal convient avec la Société de soutien qu’il devrait tenir compte de l’empreinte laissée par l’article 67 de la LCDP, maintenant abrogé, qui, aux yeux de maintes collectivités de Premières Nations, avait pour effet de les exclure des protections offertes par la LCDP. La présente affaire a changé cette perception, et les résultats qu’elle a produits, en particulier les ordonnances d’indemnisation, ont été accueillis avec une grande joie par de nombreuses collectivités des Premières Nations. En plus de valider les expériences des victimes et des survivants de la discrimination au Canada, l’instance du Tribunal a renforcé la confiance des Premières Nations dans le processus de plainte pour atteinte aux droits de la personne en tant que recours possible pour obtenir réparation. Revenir sur les ordonnances d’indemnisation du Tribunal minerait ces progrès ainsi que la confiance envers le système de protection des droits de la personne, en plus d’envoyer le message qu’il est possible de brader les droits de la personne lorsqu’on parle des Premières Nations.

[279] Le Tribunal reste disposé à faire en sorte que la réparation sous forme d’indemnisation soit véritablement reçue par les victimes et survivants, quitte à devoir pour ce faire ordonner des mesures supplémentaires. Mais cela ne signifie pas qu’il soit juste et acceptable de réduire ou de supprimer le droit à l’indemnité de victimes et de survivants qui ont été reconnus par le Tribunal dans ses conclusions.

[280] À ce sujet, voici les réponses du Tribunal à deux questions précises :

1. L’ERD s’applique-t-elle à toutes les catégories de victimes et de survivants précisées dans les ordonnances du Tribunal?

a. Non

2. Si la réponse à la question no 1 est « non », le Tribunal peut-il conclure que l’ERD satisfait entièrement à ses ordonnances dans la mesure où elle exclut certaines des catégories de victimes et de survivants y précisées?

a. Non

V. L’ERD et les écarts particuliers par rapport aux ordonnances d’indemnisation du Tribunal

[281] En ce qui a trait aux quatre aspects suivants, les parties ont relevé dans l’ERD des écarts possibles par rapport aux ordonnances d’indemnisation du Tribunal :

1) l’admissibilité à une indemnité pour les enfants des Premières Nations qui ont été retirés de leur foyer et dont le placement n’a pas été financé par SAC;

2) les successions de parents ou de grands-parents pourvoyeurs de soins qui sont décédés n’ont pas droit à une indemnité;

3) certains parents et grands-parents pourvoyeurs de soins recevront une indemnité moindre;

4) une partie des victimes et survivants lésés par le non-respect du principe de Jordan pourraient recevoir une indemnité moindre.

[282] Le Tribunal abordera ces aspects à tour de rôle. Par ailleurs, après l’avoir examinée dans son ensemble, le Tribunal arrive à la conclusion que l’ERD satisfaisait substantiellement à ses ordonnances d’indemnisation. Puisqu’elle ne satisfait pas entièrement à ses ordonnances, et que, par conséquent, il n’est pas possible de l’approuver dans sa forme actuelle, le Tribunal se concentrera uniquement sur les principaux écarts relevés dans l’ERD par rapport aux ordonnances du Tribunal, vu que ces écarts justifient le rejet partiel de la présente requête. En somme, le Tribunal ne procédera pas à une analyse article par article de l’ERD dans la présente décision sur requête, car il n’est pas nécessaire ni déterminant pour l’issue de la requête d’examiner en quoi l’ERD se conforme aux ordonnances du Tribunal ou en quoi elle s’en éloigne de façon acceptable (c.-à-d. sans réduire ou supprimer les droits des victimes et des survivants).

A. Admissibilité des enfants des Premières Nations retirés de leur foyer qui ont fait l’objet d’un placement non financé par SAC

[283] L’ERD assujettit l’indemnisation des enfants des Premières Nations à une exigence supplémentaire. En effet, les décisions du Tribunal prévoient l’indemnisation des enfants retirés de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité en raison de la discrimination systémique exercée par l’entremise du Programme des SEFPN. Mais l’ERD limite la portée de cette indemnisation en la restreignant aux enfants retirés et placés auprès de services financés par SAC. À la lumière des éléments de preuve présentés tout au long de la présente instance, le Tribunal a ordonné l’indemnisation maximale permise par la LCDP pour les graves préjudices causés par la prise en charge des enfants des Premières Nations, et non pour le nombre d’années qu’il ont passées en placement ou pour d’autres préjudices qu’ils auraient subis au cours de ce placement. Le Tribunal a déjà expliqué qu’outre cette indemnité maximale, les enfants pris en charge ou les parents ou grands-parents pourvoyeurs de soins avaient la possibilité d’exercer d’autres recours afin de réclamer des montants d’indemnité plus élevés pour d’éventuels préjudices supplémentaires subis. L’ERD et les recours collectifs mettent l’accent sur de tels préjudices supplémentaires, ce qui, le Tribunal le concède, est approprié dans ces deux contextes. Toutefois, on ne saurait interpréter les conclusions et ordonnances du Tribunal comme exigeant qu’un enfant pris en charge ait été placé auprès d’un service financé par SAC. Le Tribunal ne souscrit pas à l’interprétation, par l’APN le Canada, des ordonnances du Tribunal sur ce point. La Société de soutien a décrit adéquatement les conclusions et les ordonnances du Tribunal à cet égard.

[284] De plus, cette interprétation que fait l’APN des enfants admissibles à une indemnité en raison de leur retrait par les services à l’enfance et à la famille a été soulevée pour la première fois dans la présente requête. L’APN a peut-être des arguments valables à faire valoir au sujet de difficultés relatives à l’identification des enfants visés par les ordonnances d’indemnisation du Tribunal. Toutefois, la façon dont elle a soulevé la question ne permet pas au Tribunal d’examiner les arguments sous-jacents de l’APN. Bien que certains éléments de preuve limités aient été déposés dans le cadre de la présente requête, les arguments des parties portaient essentiellement sur ce que le Tribunal avait tranché dans de précédentes décisions sur requête, ce qui était approprié compte tenu de la nature de la présente requête. Mais les arguments de l’APN portant sur l’ambiguïté dans la façon dont les enfants sont visés par les ordonnances du Tribunal et sur les difficultés liées à l’indemnisation de certains enfants seraient mieux examinés dans le cadre d’une requête distincte, alors que les parties disposeraient d’un préavis suffisant pour présenter des éléments de preuve à cet égard. Le Tribunal est disposé à apporter des précisions supplémentaires et à résoudre les problèmes de mise en œuvre en ce qui a trait à ces victimes ou survivants. En fait, s’il y a des ambiguïtés ou des obstacles en suspens qui retarderont l’indemnisation, il convient de régler ces problèmes immédiatement afin que les parties puissent mettre en œuvre rapidement le Cadre d’indemnisation. Il semble y avoir un différend au sujet de ce que le Tribunal entendait par le terme « placement », et il aurait été possible au Tribunal de clarifier la question plus tôt, ou du moins, au moment où les parties à l’ERD négociaient. L’APN et le Canada considèrent que la catégorie des enfants dont la prise en charge n’a pas été financée par SAC constitue une nouvelle catégorie, alors que la Société de soutien la considère comme une catégorie déjà incluse dans la portée des ordonnances du Tribunal.

[285] Les parties sont maintenant en désaccord sur l’interprétation à donner aux ordonnances du Tribunal en ce qui concerne la question de savoir qui sont au juste les enfants retirés de leur foyer, et si seuls les placements auprès de services financés par SAC doivent être pris en considération dans la notion des enfants retirés de leur foyer.

[286] Au lieu de demander des éclaircissements au Tribunal, comme ils l’ont fait à plusieurs reprises par le passé, l’APN et le Canada ont, dans le cadre du processus d’indemnisation, opté pour leur propre interprétation, qu’ils ont intégrée à l’ERD. À la suite de demandes des parties, Tribunal leur a fourni des éclaircissements relatifs à l’indemnisation dans un délai de deux mois, en moyenne, sauf en ce qui concerne la question très complexe de l’admissibilité des Premières Nations au titre du principe de Jordan, qui a nécessité beaucoup plus de temps. La Société de soutien, reconnue par le Tribunal pour son expertise en matière de protection de l’enfance, ne souscrit pas à l’interprétation de l’APN et du Canada, et partage les points de vue de la formation à cet égard.

[287] L’APN a peut-être des arguments valables à présenter au sujet des difficultés à identifier les enfants visés par les ordonnances d’indemnisation du Tribunal. Cependant, le Tribunal n’a pas été saisi de la question au moment où il a rendu ses ordonnances d’indemnisation, ou lorsqu’on lui a demandé d’ajouter les successions des victimes ou de préciser d’autres questions, par exemple, celle des enfants pris en charge au 1er janvier 2006 ou celle de la définition des services essentiels.

[288] La façon appropriée de résoudre la question consistait à présenter une requête pour obtenir des précisions sur les ordonnances du Tribunal, et non à déposer la présente requête. La façon dont les prétentions à cet égard ont été soulevées ne permet pas au Tribunal de se pencher les arguments sous-jacents de l’APN. Bien que certains éléments de preuve limités aient été déposés à l’appui de la présente requête, les arguments des parties portaient essentiellement sur ce que le Tribunal avait tranché dans de précédentes décisions sur requête, ce qui était approprié, compte tenu de la nature de la présente requête.

[289] Toutefois, la tentative, au moyen de l’ERD et du recours collectif, de soustraire unilatéralement les victimes concernées à la portée de l’indemnisation décidée par le Tribunal se rapproche d’une attaque indirecte contre les décisions du Tribunal. Néanmoins, le Tribunal, qui s’est penché sur les nouvelles observations formulées par l’APN sur le sujet, en conclut que, pour qu’il puisse se prononcer à savoir s’il convient ou non d’utiliser le placement auprès de services financés par SAC comme critère aux fins de la détermination de l’admissibilité, il faudrait un avis de requête dans lequel la question serait clairement soulevée. Ainsi, les éléments de preuve pertinents pourraient ensuite être pleinement examinés. La présente requête ne constitue pas la bonne façon de procéder, car elle causerait une iniquité sur le plan procédural, compte tenu des délais serrés en l’espèce, qui empêcheraient les opposants au point de vue de l’APN et du Canada de présenter des preuves contradictoires et de remettre en question comme il se doit les éléments de preuve de l’APN.

[290] Le Tribunal effectuera maintenant un bref retour sur ses décisions antérieures.

[291] Dans la Décision sur le bien-fondé, la formation a analysé ainsi le terme « placement » :

[117] Les services de protection entrent en scène lorsque l’on considère que la sécurité ou le bien-être d’un enfant est compromis. Si un enfant ne peut vivre en sécurité dans la maison familiale pendant que des mesures sont prises avec sa famille pour corriger la situation, les travailleurs sociaux voient à ce que l’enfant soit placé de façon temporaire ou permanente dans une autre maison où l’on pourra s’occuper de lui. C’est ce qu’on appelle un « placement ». Le premier choix pour prendre en charge l’enfant en pareil cas sera un des membres de la famille élargie ou une famille d’accueil. La prise en charge de l’enfant par sa famille élargie, par des personnes qui ont un lien significatif avec lui ou par une famille d’origine ethnoculturelle ou de confession similaire est considérée comme un placement dans la famille élargie.

[…]

[119] Il existe toutefois des circonstances dans lesquelles le risque pour la sécurité ou le bien-être de l’enfant est trop élevé pour être atténué tout en le gardant chez lui. L’enfant ne peut pas rester dans son milieu familial. Dans ce cas, la plupart des lois provinciales exigent que le travailleur social se tourne d’abord vers la famille élargie pour vérifier si une tante, un oncle ou des grands-parents peuvent s’occuper de l’enfant. L’enfant ne devrait être retiré à sa famille et placé en foyer d’accueil, en vertu d’une ordonnance de garde temporaire, que s’il n’y a pas d’autre solution. À la suite de l’octroi d’une l’ordonnance de garde temporaire, le travailleur social doit comparaître devant le tribunal pour expliquer le placement et le plan d’intervention concernant l’enfant et le soutien de la famille. L’ordonnance de garde temporaire peut être reconduite et éventuellement, en cas d’échec de tous les efforts déployés, le placement de l’enfant peut devenir permanent.

(i) Enfants retirés et interprétations divergentes des parties à la suite de la décision de la Cour fédérale

[292] La formation a accordé une indemnisation pour le retrait des enfants de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité, en se fondant à cet égard sur de solides éléments de preuve démontrant le lien entre les actes discriminatoires du Canada et les préjudices, notamment le préjudice moral, causés par de tels actes inconsidérés et délibérés. Il ne s’agit pas ici d’expliquer de nouveau ce qui a déjà été exposé en détail dans des décisions antérieures du Tribunal, décisions que la Cour fédérale a jugées raisonnables. Les parties sont maintenant en désaccord sur l’interprétation à donner aux ordonnances du Tribunal quant à savoir qui sont exactement les enfants retirés de leur foyer, et si seuls les placements auprès de services financés par SAC doivent être pris en considération dans la notion des enfants retirés de leur foyer.

[293] Dans sa décision 2019 TCDP 39, le Tribunal a traité du lien entre les éléments de preuve et les préjudices pour lesquels il accordait une indemnité. Il a mis l’accent sur les atteintes à la dignité commises, et a ordonné une réparation fondée sur les droits de la personne qui est cruciale et sans précédent, et qui a un effet direct pour les victimes et les survivants en l’espèce, soit une indemnité au titre de l’atteinte à la dignité et du préjudice moral, mais aussi en reconnaissance des actes inconsidérés et délibérés du gouvernement fédéral.

(ii) Enfants retirés de leur foyer dont le placement n’a pas été financé par SAC

[294] La formation a énoncé comme suit ses motifs et points de vue sommaires sur la question de l’indemnisation dans la décision 2019 TCDP 39 :

[13] La présente décision est dédiée à tous les enfants des Premières Nations, ainsi qu’à leurs familles et à leurs collectivités, qui ont été lésés en raison du fait qu’ils ont été retirés inutilement de leur milieu familial et de leur communauté. À ces derniers : sachez que la formation tient à reconnaître les grandes souffrances que vous avez endurées en tant que victimes ou survivants des pratiques discriminatoires du Canada. La formation souligne que sa loi constitutive fixe un plafond de 40 000 $ à l’indemnité qui peut être accordée aux victimes en vertu de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP, et rappelle que cette indemnité est réservée aux cas les plus graves. La formation estime que le retrait inutile d’enfants de vos foyers, de vos familles et de vos collectivités peut être considéré comme le pire scénario possible, comme il en sera discuté plus loin, et qu’il constitue une violation de vos droits fondamentaux de la personne. La formation souligne le fait que l’indemnité ne pourra jamais être considérée comme proportionnelle aux torts qui vous ont été causés, et que le fait de l’accepter ne constitue pas une reconnaissance qu’elle correspond à la valeur du préjudice subi. Aucune indemnité ne pourra jamais vous permettre de récupérer ce que vous avez perdu, de refermer les cicatrices de votre âme ou d’effacer les souffrances que vous avez endurées à cause du racisme, des pratiques coloniales et de la discrimination. C’est la triste réalité. En accordant le montant maximal permis par la Loi, la formation reconnaît, au mieux de sa capacité et avec les outils que la LCDP met actuellement à sa disposition, que la présente affaire de discrimination raciale constitue l’un des pires scénarios possibles et qu’elle justifie l’octroi des indemnités maximales. La proposition selon laquelle une affaire de discrimination systémique peut uniquement donner droit à des réparations systémiques ne trouve aucun appui dans la Loi ni dans la jurisprudence. Le régime de la LCDP permet d’accorder à la fois des réparations individuelles et des réparations systémiques, pourvu qu’elles soient étayées par la preuve présentée dans une affaire donnée. En l’espèce, les éléments de preuve étayent à la fois l’octroi de réparations individuelles et de réparations systémiques. D’entrée de jeu, la formation a clairement indiqué dans sa Décision que le programme fédéral de protection de l’enfance des Premières Nations défavorise les enfants et les familles des Premières Nations qu’il devait servir et protéger. Ces lacunes et ces effets néfastes sont le fruit d’un système colonial, qui a choisi de baser ce programme sur un modèle d’octrois de fonds et d’autorités diverses répartissant les services entre différents programmes, sans la coordination ni le financement adéquats, plutôt que sur la base des véritables besoins des enfants et des familles des Premières Nations ou du principe d’égalité réelle. Des ordonnances imposant des réparations d’ordre systémique, par exemple une réforme du programme et une application élargie du principe de Jordan, sont des moyens de combler ces lacunes.

[14] Les réparations individuelles visent à prévenir la répétition des mêmes actes discriminatoires ou d’actes similaires, et surtout à prendre acte de l’expérience éprouvante vécue par les victimes et survivants en raison de la discrimination.

[15] Dans les cas où les actes discriminatoires étaient connus, ou auraient dû l’être, la condamnation à des dommages-intérêts au titre d’actes délibérés ou inconsidérés envoie le message clair qu’il est inacceptable, au Canada, de tolérer de tels actes portant atteinte aux droits de la personne protégés. Depuis l’audience sur le fond de la cause, la formation a formulé de nombreuses conclusions dans dix décisions différentes. Ces conclusions, tirées après un examen rigoureux de milliers de pages de preuves, y compris la transcription de témoignages et la lecture de rapports, constituent le fondement de la présente décision. Il est impossible pour la formation de discuter dans une seule décision de l’ensemble de la preuve qui lui a été présentée. Toutefois, le dossier renferme des éléments de preuve convaincants qui permettent de conclure qu’un certain groupe vulnérable, à savoir les enfants des Premières Nations et leurs familles, a subi un préjudice moral. Bien qu’elle encourage chacun à relire les dix décisions concernées pour mieux comprendre les motifs et le contexte des présentes ordonnances, des extraits de ces décisions ont été sélectionnés et reproduits dans les sections ci-dessous portant respectivement sur le préjudice moral, le principe de Jordan et l’indemnisation spéciale, afin de faciliter la lecture des présents motifs. La formation conclut que la thèse du procureur général du Canada (le PGC) sur l’indemnisation est déraisonnable, au vu de la preuve, des conclusions et du droit applicable en l’espèce. Les motifs de la formation seront exposés plus en détail ciaprès.

[295] Plus loin, dans la Décision sur le droit à l’indemnisation, le Tribunal a décrit en plus grand détail le préjudice causé aux enfants des Premières Nations et à leurs familles en raison du retrait de l’enfant :

[147] Une réforme du système ne suffira pas à redresser les torts causés aux enfants qui ont été inutilement retirés de leur foyer ni à réparer ceux causés à leurs parents. Même les enfants qui ont été réunis avec leur famille ne peuvent récupérer le temps qu’ils ont perdu auprès des leurs. Le fait d’être privé de la possibilité de demeurer chez eux, avec leur famille et dans leur collectivité, en raison de la discrimination raciale est l’une des formes les plus flagrantes de discrimination entraînant des conséquences graves et bien documentées, y compris le préjudice moral dont fait état la preuve présentée en l’espèce.

[148] Comme nous le verrons plus loin, la preuve est suffisante pour conclure que chacun des enfants qui ont été retirés inutilement de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité a souffert. Tout enfant retiré de son foyer, même s’il a retrouvé plus tard sa famille, a souffert durant la séparation qui en a découlé.

[149] L’emploi des termes « retirés inutilement » rend compte de la distinction qui est faite entre deux catégories d’enfants : ceux qui n’avaient pas besoin d’être retirés de leur foyer et ceux qui devaient l’être. Les enfants maltraités sexuellement, physiquement ou psychologiquement par leurs parents ou par les personnes qui s’occupaient d’eux devaient être retirés de leur foyer; mais ils auraient dû être placés chez un membre de la famille, ou confiés à une famille d’accueil de la communauté digne de confiance. Ces enfants des Premières Nations ont subi un préjudice important, qui s’est trouvé aggravé par la discrimination ayant fait en sorte qu’ils ont été retirés de leur famille élargie et de leur collectivité alors qu’ils auraient dû trouver du réconfort auprès de personnes qu’ils connaissaient. Voilà un bon exemple d’atteinte au principe d’égalité réelle.

[150] La formation est d’avis que, dans pareilles situations, seuls les enfants devraient être indemnisés, et non les agresseurs. La formation est bien consciente que certains des agresseurs ont eux-mêmes été maltraités, dans des pensionnats ou ailleurs, et que ces crimes violents sont inacceptables et condamnables. La formation a reconnu, dans sa Décision, les souffrances vécues par les peuples des Premières Nations. Cependant, tous les enfants maltraités ne sont pas devenus eux-mêmes des agresseurs, même sans le bénéfice d’une thérapie ou d’autres services. La formation estime qu’il est important que les enfants qui sont des victimes et survivants de violences aient le sentiment d’obtenir réparation, et ne voient pas leurs agresseurs recevoir une indemnité financière, indépendamment des intentions et des antécédents de ceux-ci.

[151] De plus, le Tribunal reconnaît que les souffrances endurées par les enfants de Premières Nations et leurs familles peuvent les suivre tout au long de leur vie, même après que les familles sont réunies, compte tenu de la gravité des effets préjudiciables causés par le démantèlement des familles et des communautés.

[152] Par ailleurs, le Tribunal dispose de suffisamment d’éléments de preuve pour conclure au préjudice moral subi par les victimes et survivants que sont les enfants des Premières Nations et leurs familles.

[…]

[154] De plus, il ressort à l’évidence d’une analyse des conclusions du Tribunal que les ordonnances rendues par celui-ci visent à améliorer la vie des enfants des Premières Nations, et que ce sont les enfants et les familles des Premières Nations qui sont les victimes de la discrimination. Le Tribunal a constaté l’existence d’une discrimination raciale systémique, et il reconnaît qu’il s’agit en l’espèce d’un cas de discrimination raciale systémique. La formation a également tiré de nombreuses conclusions sur les effets préjudiciables subis par les enfants et les familles des Premières Nations et sur le fait que ces effets préjudiciables avaient causé de graves préjudices et souffrances aux enfants, ces deux conclusions étant indissociables. Bien qu’une conclusion de discrimination et d’effets préjudiciables n’aboutisse pas toujours à une conclusion de préjudice moral, c’est assurément le cas ici. L’examen de la Décision et des décisions subséquentes le démontre clairement. Il n’y a aucune raison de ne pas accepter que les deux réparations puissent être accordées en l’espèce. La violation des droits individuels résultant d’une discrimination raciale systémique justifie l’adoption de mesures correctives en plus de la réforme systémique déjà ordonnée par le Tribunal. (Voir 2016 TCDP 2, 10 et 16; 2017 TCDP 7, 14 et 35; 2018 TCDP 4).

[155] De plus, dans des décisions antérieures, le Tribunal a déjà tiré de nombreuses conclusions concernant les effets préjudiciables subis par les enfants des Premières Nations et leurs familles. On trouve certaines de ces conclusions dans la compilation des citations ci-après :

Le Programme des SEFPN, les modèles de financement et les autres ententes provinciales/territoriales connexes ne s’appliquent qu’aux membres des Premières Nations vivant dans des réserves et au Yukon. C’est uniquement en raison de leur race, ou de leur origine nationale ou ethnique, qu’ils subissent les effets préjudiciables que nous avons énumérés, à l’occasion de la prestation de services à l’enfance et à la famille. De plus, ces effets préjudiciables perpétuent les désavantages historiques et les traumatismes subis par les peuples autochtones, notamment en raison du système des pensionnats indiens. (Voir 2016 TCDP 2, au par. 459.) […]

Le Tribunal reconnaît les souffrances des enfants et des familles des Premières Nations privés d’une chance équitable de demeurer unis ou d’être réunis en temps opportun. Nous reconnaissons également les familles et les enfants des Premières Nations qui sont, ou qui ont été défavorisés par les méthodes d’aide à l’enfance actuelles et passées utilisées par le gouvernement du Canada dans les réserves. (Voir 2016 TCDP 2, au par. 467.)

[296] La formation a concentré son attention sur les effets de la discrimination systémique et sur la façon dont ils ont causé des préjudices et mené au retrait d’enfants des Premières Nations. Un certain nombre de conclusions ont été tirées dans la Décision sur le droit à l’indemnisation, dont certaines, importantes, sont reproduites ci-dessous pour mettre en évidence l’attention particulière accordée aux retraits par le Tribunal :

[164] Le Tribunal estime que les enfants et les familles des Premières Nations sont lésés et pénalisés parce qu’ils sont pauvres et mal logés. Or, il s’agit là de facteurs sur lesquels les parents ont peu ou pas de contrôle.

[165] Les auteurs du rapport Wen : de expliquent en outre ce qui suit :

[traduction]


[…] il est probablement plus compliqué de fournir dans les réserves une gamme de services axés sur la négligence aussi complète qu’à l’extérieur des réserves en raison des services déjà offerts par le gouvernement et les organismes bénévoles. Une étude menée en 2003 par la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations a révélé que les enfants et les familles des Premières Nations ne reçoivent qu’une faible partie des 90 milliards de dollars que le secteur bénévole fournit annuellement aux autres Canadiens. De plus, il y a beaucoup moins de services gouvernementaux provinciaux et municipaux dans les réserves qu’à l’extérieur des réserves. Il s’ensuit que les familles des Premières Nations sont moins en mesure de recevoir des services de soutien à l’enfance et à la famille, y compris des services de traitement de la toxicomanie, que leurs homologues non autochtones (Nadjiwan & Blackstock, 2003). Des lacunes ont également été constatées en ce qui concerne le financement des services de soutien sur le plan de la répartition, par le gouvernement fédéral, des services offerts aux enfants et aux familles des Premières Nations (MacDonald & Ladd, 2000).
Ce rapport a conclu à l’insuffisance du financement consacré par le gouvernement fédéral aux mesures les moins perturbatrices, en l’occurrence une série de services visant à garder en sécurité, chez eux, les enfants des Premières Nations victimes ou à risque d’être victimes de maltraitance à la maison. Si l’on tient compte des principaux facteurs de risque qui font que les enfants des Premières Nations sont pris en charge (l’alcoolisme et la toxicomanie, la pauvreté et le logement inadéquat) et qu’on y ajoute la pénurie de services de soutien, on constate aisément la situation défavorable dans laquelle se trouvent les familles des Premières Nations lorsqu’il s’agit de s’occuper de leurs enfants. (Voir le rapport Wen : de, p. 13 et 14.) [Caractères gras ajoutés.]

Bien qu’aucune étude longitudinale n’ait été menée sur l’expérience des enfants autochtones pris en charge tout au long du continuum de soins (c’està-dire à partir du signalement jusqu’au placement permanent), les données indiquent que les enfants autochtones sont beaucoup plus susceptibles de faire l’objet d’un placement, d’y faire un séjour prolongé et de devenir en permanence des pupilles de l’État. Il est possible que la surreprésentation des enfants autochtones au sein des services de protection de l’enfance s’explique par le fait que l’on ne s’attaque pas suffisamment aux facteurs de risque structurels (pauvreté, logement inadéquat et abus de substances) au moyen des mesures ciblées les moins perturbatrices, tant sur le plan de la famille que de la collectivité. Le manque de services peut faire en sorte que la situation à la maison évolue peu pendant la période où l’enfant est pris en charge; il est donc plus probable que l’enfant ne retourne pas chez lui. (Voir le rapport Wen : de, p. 13 et 14.)

Le manque de services et de possibilités et les conditions de vie déplorables qui caractérisent bon nombre des réserves du Canada ont entraîné une urbanisation massive des peuples autochtones […]

Le financement accordé aux Premières Nations a établi un lien direct entre l’état de santé des enfants et la colonisation et les tentatives d’assimilation des peuples autochtones. Les séquelles de dépendance, d’impuissance culturelle et linguistique, de dépossession et de désarroi laissées par les pensionnats indiens et par des politiques fédérales mal conçues continuent d’avoir des effets durables. Les désaccords fédéraux-provinciaux sur les champs de compétences n’ont fait qu’empirer la situation et se sont soldés par des infrastructures et des services inférieurs aux normes.

Les conséquences les plus importantes du flou qui perdure en ce qui concerne le partage des compétences sont, selon de nombreux commentateurs, les lacunes constatées dans les services et le financement, qui jouent au détriment des enfants des Premières Nations. Comme McDonald et Ladd l’expliquent dans leur exhaustif examen conjoint des politiques (préparé pour l’Assemblée des Premières Nations et le MAINC : [traduction] « On s’attend à ce que les organismes des Premières nations, en raison de la délégation de pouvoirs par les provinces, des attentes de leurs collectivités et du MAINC, fournissent une gamme comparable de services dans les réserves avec le financement qu’ils reçoivent en vertu de la Directive 20.1. Toutefois, la formule prévoit le même niveau de financement pour les organismes, quel que soit l’ampleur, l’intensité ou le coût de l’éventail des services offerts ». (Voir le rapport Wen : de, p. 90 et 91.)

Les problèmes soulevés par les fournisseurs des SEFPN illustrent les effets concrets des limites du financement sur la capacité des organismes à répondre aux besoins des enfants. Sans financement pour la prestation de services de prévention, de nombreux enfants ne reçoivent pas les services dont ils ont besoin, ou encore sont inutilement retirés de leur foyer et de leur famille. Dans certaines provinces, l’option du retrait est d’autant plus radicale qu’aucun financement n’est prévu pour les enfants s’ils sont placés chez un membre de la famille. Les limites imposées aux organismes mettent clairement en péril le bien-être de leur clientèle, les enfants autochtones et leurs familles. Comme société, nous sommes de plus en plus conscients des répercussions sociales désastreuses que subissent les collectivités des Premières Nations, et nous avons longuement discuté de l’importance de la guérison et de la revitalisation culturelle. Malgré tout, nous maintenons en place des politiques qui perpétuent les souffrances des collectivités des Premières Nations et qui entravent considérablement la capacité de la prochaine génération à apporter les changements nécessaires. (Voir le rapport Wen : de, p. 93.)

[166] La Cour suprême du Canada a jugé que la décision de retirer à un parent la garde de son enfant portait atteinte à la dignité personnelle de ce parent :

[traduction]


Dans l’arrêt
Godbout c. Longueuil, le juge La Forest a déclaré ce qui suit : […] l’autonomie protégée par le droit à la liberté garanti par l’art. 7 ne comprend que les sujets qui peuvent à juste titre être qualifiés de fondamentalement ou d’essentiellement personnels et qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles […] le choix d’un lieu pour établir sa demeure est, de la même façon, une décision essentiellement privée qui tient de la nature même de l’autonomie personnelle.

Bien que la liberté de choisir son lieu de résidence ne soit manifestement pas un droit inaliénable, on peut considérer comme un argument de poids le fait que les enfants ne devraient être contraints de quitter leur foyer familial que dans les circonstances les plus extrêmes. Or, ce n’est pas le cas en l’espèce, car les enfants autochtones sont retirés de chez eux en beaucoup plus grand nombre que les enfants non-autochtones pour pouvoir recevoir des services.

À titre subsidiaire, on pourrait soutenir que le la prise en charge d’enfants pour cause de manque de services équivaut à une atteinte au droit du parent à la sécurité de sa personne garanti par l’art. 7. (Voir le rapport Wen : de, p. 96 et 97.) [Caractères gras ajoutés.]

[167] Suivant la Cour suprême du Canada, la décision de retirer la garde d’un enfant à son père ou à sa mère a une incidence négative sur l’intégrité psychologique de ce parent au point de causer de la détresse. Ainsi, dans l’arrêt Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46 :

[traduction]

La Cour suprême du Canada a conclu que le droit à la sécurité de sa personne englobait l’intégrité psychologique et pouvait être violé par un acte de l’État causant une détresse émotionnelle importante.

La Cour a également jugé que le fait d’être privé de son enfant constituait le genre de préjudice psychologique pouvant donner ouverture à une demande fondée sur la violation de l’art. 7. Le juge Lamer a déclaré, au nom de la majorité : « Je ne doute aucunement que le retrait de la garde par l’État conformément à la compétence parens patriae de celui-ci ne porte gravement atteinte à l’intégrité psychologique du parent. […] Comme la qualité de parent est souvent fondamentale à l’identité personnelle, la honte et l’affliction résultant de la perte de cette qualité est une conséquence particulièrement grave de la conduite de l’État. »

La Cour a ajouté qu’il existait des circonstances dans lesquelles le fait de se voir retirer la garde de son enfant ne serait pas, à première vue, considéré comme une atteinte à l’art. 7, notamment lorsque l’enfant est condamné à la prison ou enrôlé dans l’armée par conscription. De toute évidence, ces situations sont différentes de celles dans lesquelles on retire l’enfant de son foyer familial en raison de l’incapacité du gouvernement de fournir un financement et des services adéquats. (Voir le rapport Wen : de, p. 96 et 97.) [Caractères gras ajoutés.]

La formule de financement fédéral – la directive 20-1 – touche un segment très vulnérable de notre société, celui des enfants autochtones. La protection de ces enfants contre toute ingérence de l’État ayant pour effet de porter atteinte à leurs droits et libertés les plus fondamentaux est clairement conforme à l’esprit des articles 7 et 15 de la Charte. Des recherches menées sur la question de la protection de l’enfance montrent clairement qu’il existe une différence dans la qualité des services offerts aux enfants autochtones et non autochtones, dans les réserves et hors des réserves. Ce type de différenciation est inacceptable dans une société qui se targue de protéger les personnes vulnérables (Rapport Wen : de, p. 96 et 97.) [Caractères gras ajoutés.]

[168] De plus, des preuves convaincantes contenues dans d’autres rapports déposés en preuve traitent également des dommages psychologiques et du préjudice moral causés aux enfants des Premières Nations et à leurs familles :

NOTRE EXAMEN DE LA POLITIQUE SOCIALE porte tout d’abord sur la famille, car nous sommes convaincus que c’est souvent au niveau familial que se manifeste l’abdication des responsabilités qui contribue au déséquilibre et au désarroi marquant aujourd’hui la vie des autochtones. Précisons d’emblée que cette abdication des responsabilités que nous nous efforçons de comprendre et de corriger n’est pas la marque d’un échec de la part des familles autochtones elles-mêmes, mais de celui d’une politique qui ne reconnaît et ne respecte pas les structures culturelles et familiales autochtones, et n’assure pas une répartition équitable de la richesse et du pouvoir qui permettrait aux nations, aux collectivités et aux familles autochtones de subvenir à leurs besoins et de décider de quelle façon mener une vie pleine et heureuse. (Voir CRPA, vol. 3, p. 8.)

Beaucoup de spécialistes de la protection de l’enfance en arrivent à penser que le seul fait de retirer un enfant de sa famille est préjudiciable à cet enfant […] Pour les enfants autochtones, la prise en charge a des effets beaucoup plus graves qu’elle n’en a pour les non-autochtones. Souvent, l’enfant autochtone que l’on sépare de ses parents est en même temps retiré d’un milieu communautaire très uni, qui comprend des membres de la famille étendue et des voisins qui offrent un soutien aux enfants. De plus, on coupe cet enfant de la culture distincte et familière qui est la sienne. Cette prise en charge nuit à l’enfant autochtone d’un triple point de vue (voir CRPA, Vers un Ressourcement, vol. 3, p. 23 et 24).

[169] Pour la formation, il n’y a absolument aucun doute que le retrait des enfants de leur famille et de leur communauté est une expérience traumatisante, qui leur cause un grave préjudice moral :

Au cours de nos audiences à Kenora, Josephine Sandy, présidente des Ojibway Tribal Family Services, a expliqué ce qui l’a amenée, avec d’autres personnes, à demander des changements :

[traduction] Pendant des années, j’ai vu la douleur et les souffrances qu’a entraînées chez nous l’emprise de plus en plus forte de la loi non indienne sur nos vies et sur nos terres ancestrales. J’ai vu mon peuple lutter pour essayer de survivre aux assauts de cette loi étrangère.

C’est dans le domaine de la vie familiale que cette douleur a été la plus vive. Comme tous les autres Anishnabés de ma génération, j’ai connu les souffrances et l’humiliation causées par les organismes non indiens de protection de l’enfance lorsqu’ils enlevaient les enfants de nos villages par centaines au cours des années 50, 60 et 70. Mon peuple a éprouvé des souffrances indicibles lorsque la loi de l’homme blanc a entraîné la disparition de notre mode de vie traditionnel.

Comme si cela ne suffisait pas, il a fallu encore que nos familles soient déchirées par des organismes non indiens créés par cette même loi de l’homme blanc.

Beaucoup de gens comme moi ont décidé de faire quelque chose. Nous devions agir pour guérir les blessures qu’on nous a infligées dans cette tragédie.

Josephine Sandy, présidente, Ojibway Tribal Family Services, Kenora (Ontario), le 28 octobre 1992

(voir CRPA, Vers un Ressourcement, vol. 3, p. 25). [Caractères gras ajoutés.]

[171] Plus récemment, la formation a tiré des conclusions qui tendent à confirmer celles relatives au préjudice moral occasionné aux enfants des Premières Nations et à leurs familles par l’éclatement de celles-ci :

Mme Marie Wilson, l’une des trois commissaires de la CVR mandatés pour faciliter la découverte de la vérité à propos des pensionnats indiens et mener le pays vers un processus de guérison et de réconciliation permanente, a signé un affidavit déposé en preuve dans les procédures entourant les requêtes. Elle affirme avoir été personnellement témoin de mille cinq cents déclarations faites à la CVR. Un grand nombre de ces déclarations étaient le fait de personnes qui avaient passé leur enfance dans le système des placements en famille d’accueil, tel qu’il existe à l’heure actuelle. Elle a également entendu les commentaires de centaines de parents dont les enfants avaient été pris en charge. Elle dit que les commissaires ont entendu dire, encore et encore, que le pire aspect des pensionnats indiens n’était pas les abus sexuels, mais plutôt la séparation forcée de la famille et du foyer et de tous ceux que l’on connaissait et que l’on chérissait. Parmi les voix qui ont été entendues, c’était là l’aspect le pire et le plus universel. (Voir 2018 TCDP 4, au par. 122.)

Mme Wilson signale dans son affidavit que les enfants retirés à leurs parents pour être placés en foyer d’accueil ont vécu des expériences semblables à ceux qui avaient fréquenté les pensionnats. Le jour dont ils conservent le souvenir le plus vivace est celui où ils ont été enlevés de leur foyer. Elle mentionne, comme les commissaires l’ont déclaré dans leur rapport, que les services de bien-être à l’enfance peuvent être considérés comme un prolongement, ou un remplacement, du système des pensionnats indiens. (Voir 2018 TCDP 4, au par. 123.)

Mme Wilson affirme que la CVR a délibérément axé ses cinq premiers appels à l’action sur le bien-être à l’enfance. Cela a pour but de faire ressortir que les pensionnats indiens ont causé du tort à des enfants, que, pour ces derniers, le pire préjudice perçu est le fait d’avoir été enlevés de leur foyer et de leur famille, et que non seulement le legs des pensionnats indiens se poursuit, mais il empire, en raison du nombre croissant d’enfants pris en charge par l’entremise du système de bien-être à l’enfance. (Voir 2018 TCDP 4, au par. 124.)

[184] La preuve est amplement suffisante pour nous permettre de conclure que chaque enfant des Premières Nations qui a été inutilement retiré de son foyer, de sa famille et de sa collectivité a subi un préjudice. Tout enfant qui a été retiré de sa famille pour la retrouver ultérieurement a subi un préjudice pendant la période de séparation, mais aussi en raison des effets durables du traumatisme subi depuis la séparation.

[185] La preuve est amplement suffisante pour nous permettre de conclure que chaque parent ou grand-parent qui s’est occupé d’un ou de plusieurs enfants ayant été inutilement retirés de leur foyer, de leur famille et de leur communauté a souffert. Tout parent — ou grand-parent, si ce n’étaient pas les parents qui s’occupaient de l’enfant — à qui un ou plusieurs enfants ont été retirés pour ensuite lui être confiés à nouveau a souffert pendant la période de séparation. Le Tribunal a l’intention d’indemniser l’un des deux parents ou les deux parents à qui l’on a retiré les enfants et, si les parents étaient absents et que les enfants avaient été confiés à un ou plusieurs de leurs grands-parents, d’indemniser les grandsparents qui se sont occupés des enfants. Bien qu’elle ne souhaite pas minimiser la douleur éprouvée par les autres membres de la famille, comme les autres grands-parents qui ne s’occupaient pas de l’enfant, les frères et sœurs, les tantes et les oncles et la collectivité, la formation a décidé, à la lumière du dossier dont elle est saisie, de restreindre l’indemnisation aux enfants des Premières Nations et à leurs parents ou, si leurs parents ne s’en occupaient pas, à leurs grands-parents.

[186] La formation reconnaît par ailleurs que la souffrance peut subsister même lorsque les familles sont réunies, compte tenu de la gravité des effets préjudiciables causés par l’éclatement des familles et des collectivités.

[187] La formation s’est penchée tout au long de sa Décision sur les effets préjudiciables subis par les enfants. Elle a constaté l’existence d’un lien entre la discrimination raciale systémique et les effets préjudiciables et a conclu que ces effets préjudiciables avaient lésé les enfants des Premières Nations et leurs familles. Tous ces éléments sont liés entre eux et étayés par la preuve. La formation a reconnu ce préjudice dans sa Décision non contestée. Aucun enfant n’a témoigné au sujet des effets préjudiciables qu’il avait subis, mais la formation a néanmoins conclu que les enfants avaient subi ces effets préjudiciables, et elle a conclu à la discrimination systémique en se fondant sur les éléments de preuve suffisants dont elle disposait. La formation a conclu que les effets préjudiciables relevés dans la Décision, qui avaient été infligés aux enfants et aux familles, étaient le résultat de la discrimination raciale systémique découlant du Programme des SEFPN du Canada, ainsi que des formules de financement, des autorisations et des pratiques du Canada.

[297] Le Tribunal ne peut reproduire ici toutes les longues conclusions qu’il a rendues dans la Décision sur le droit à l’indemnisation, 2019 TCDP 39, et dans les décisions sur requête subséquentes relatives au processus d’indemnisation. Les extraits ci-dessus visent à souligner que, compte tenu de la preuve dont il disposait, le Tribunal a accordé une indemnisation pour les retraits des enfants des Premières Nations, et non pour le temps que les enfants ont passé en placement. Même si le Tribunal convient que la question de la discrimination systémique et raciale tourne autour de la façon dont le Programme fédéral des SEFPN a défavorisé les enfants et les familles des Premières Nations dans les réserves et au Yukon, le Tribunal ne s’est pas arrêté sur les placements financés par SAC. C’est la première fois qu’il entend parler de cette interprétation plus restrictive.

[298] De plus, les observations formulées par l’APN relativement à la présente requête montrent qu’elles ont été prises en considération, puis retirées pour des motifs que le Tribunal n’a pas été en mesure d’examiner au moment où il a rendu ses ordonnances d’indemnisation. L’APN soutient, dans ses observations écrites supplémentaires, que les seuls enfants qui ont droit à une indemnisation en vertu des ordonnances du Tribunal, mais n’y ont pas droit au titre de l’ERD, sont les enfants placés chez des amis. L’APN soutient que cette exclusion a été décidée de manière raisonnée. En effet, les prises en charge par des membres de la parenté étaient déjà exclues de la portée de l’indemnisation et, de l’avis de l’APN, il n’y avait pas de différence importante, pour les Premières Nations, entre un placement chez des amis et un placement auprès de membres de la parenté. Ainsi, l’APN affirme que, puisqu’elle ne voyait pas de différence importante entre les placements chez des amis et les placements chez la parenté, on avait trouvé, au cours des négociations relatives à l’ERD, ce compromis raisonné consistant à exclure de la portée de l’indemnisation la prise en charge par des amis. L’APN soutient également que, selon la preuve d’expert présentée après que le Tribunal a approuvé le Cadre d’indemnisation, il n’était pas pratique de recueillir des données en vue de permettre l’indemnisation des enfants placés chez des amis ou des membres de la parenté. Et, par ailleurs, l’utilisation d’autres méthodes pour identifier ces enfants leur causerait de nouveaux traumatismes.

[299] Le Tribunal ne dispose pas d’éléments de preuve suffisants pour accepter l’affirmation de l’APN selon laquelle le fait de restreindre la portée de l’indemnisation aux enfants placés auprès de services financés par SAC aurait uniquement pour effet d’exclure les enfants placés chez des amis ou des membres de la parenté, et non les autres enfants des Premières Nations retirés de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité. La Société de soutien indique, à juste titre, que la terminologie utilisée pour les différents types de placements varie d’une province canadienne à l’autre, puisque chacune des lois provinciales emploie des termes différents.

[300] L’interprétation de la Société de soutien est juste lorsqu’elle soutient que le Cadre d’indemnisation lui-même témoigne d’une approche à grande échelle. Contrairement à l’ERD intervenue dans le cadre du recours collectif, laquelle privilégie le recours aux dossiers de SAC pour déterminer l’admissibilité, le Cadre d’indemnisation du TCDP prévoit que SAC communique de façon proactive avec les professionnels, les fournisseurs de services et les gouvernements provinciaux et territoriaux pour identifier les bénéficiaires (articles 5.3-5.5). Il prévoit aussi explicitement la possibilité d’obtenir à cette fin l’aide d’organismes de services à l’enfance et à la famille de tout le pays (alinéa 5.6c)) et des gouvernements provinciaux et territoriaux (alinéa 5.7a)). Le Cadre d’indemnisation du TCDP précise en outre que le Canada assumera les coûts associés au travail que les fournisseurs de services auront à réaliser pour pouvoir présenter cette information (article 5.4 et alinéa 5.6b)). Le Cadre d’indemnisation du TCDP énonce en outre que les efforts de collecte de renseignements accomplis par SAC, les organismes des SEFPN et les gouvernements provinciaux et territoriaux résulteraient en une [traduction] « Liste d’indemnisation », c’est-à-dire une liste de personnes dont il aura été convenu de l’admissibilité à une indemnité (section 8.3). Les personnes absentes de cette Liste d’indemnisation pourraient tout de même demander à faire examiner leur demande (section 8.7).

[301] La Société de soutien a raison de dire que le processus détaillé décrit aux sections 5.3 à 5.8, et destiné à générer la liste d’indemnisation du TCDP prévue à la section 8.3, mais aussi la disposition résiduelle incluse à la section 8.7, qui permet de demander une indemnité, n’auraient pas été nécessaires si l’indemnisation se limitait aux placements financés par SAC. Comme l’APN l’a clairement indiqué dans ses observations, il est possible de relever les placements financés par SAC grâce aux seules données de SAC, ce qui rend inutile le recours à la vaste gamme de sources indiquées dans le Cadre d’indemnisation du TCDP. Le Tribunal convient que ce fait en soi témoigne de l’approche élargie sous-tendant le Cadre d’indemnisation à l’égard de la mise en œuvre des ordonnances du Tribunal. La Société de soutien et l’APN ont consenti à cette approche, tout comme le Canada, sous réserve de certaines objections formulées dans le cadre du contrôle judiciaire.

[302] De plus, l’insuffisance des éléments de preuve ne permet pas au Tribunal de connaître le nombre d’enfants qui seraient exclus si on limitait l’indemnisation aux enfants des Premières Nations placés auprès de services financés par SAC. Même si ce nombre d’enfants exclus s’avérait minime, le Tribunal serait préoccupé, mais il n’a pas pu évaluer combien d’enfants risquaient de se retrouver dans cette situation.

[303] L’APN et le Canada justifient leur demande visant à ce que l’on utilise les placements financés par SAC comme critère d’admissibilité par les difficultés qu’il y aurait à identifier les enfants des Premières Nations ayant fait l’objet d’autres types de placements. Comme il l’a constamment répété relativement au maintien de sa compétence, le Tribunal est disposé à résoudre les questions qui pourraient survenir dans la mise en œuvre de ses ordonnances. Toutefois, la nature de la présente requête n’a pas permis au Tribunal de vérifier la preuve relative aux difficultés invoquées par l’APN. Les échéanciers à respecter pour que la requête se conforme aux délais imposés à l’APN et au Canada devant la Cour fédérale étaient tels que, du point de vue de l’équité procédurale, les autres parties n’ont pas pu vérifier l’affirmation de l’APN selon laquelle il ne serait pas réalisable d’identifier les enfants des Premières Nations concernés en dehors de ceux dont le placement a été financé par SAC. Le temps a manqué pour que les autres parties puissent procèdent à un contre-interrogatoire approfondi des témoins de l’APN et présenter leurs propres éléments de preuve, qui auraient pu comprendre des témoignages d’expert. C’est particulièrement vrai dans la mesure où les renseignements plus détaillés fournis par l’APN l’ont été à la suite des questions de suivi posées par la formation après l’audience.

[304] Par conséquent, le Tribunal n’est pas en mesure, sur la foi du dossier de preuve dont il dispose actuellement, de se prononcer sur l’importance des difficultés liées à l’indemnisation des enfants des Premières Nations dont le placement n’a pas été financé par SAC.

[305] Il est injuste envers les victimes et survivants — dont la Société de soutien défend ici les droits — de les priver de leur indemnité sans que le Tribunal ait pu trancher la question de savoir s’il est effectivement difficile de les retrouver, et sans qu’aient été tirées des conclusions à ce sujet. Les éléments de preuve présentés en réponse aux questions de la présidente de la formation ne permettent pas à la formation de tirer les conclusions appropriées pour le moment. La formation accueillerait favorablement une requête visant à ce qu’elle examine plus en profondeur cette question particulière, de même que de toute autre question d’interprétation, comme celle liée aux parents biologiques, qui semble litigieuse.

[306] Il convient de noter qu’au moment de l’audience sur l’indemnisation qui a mené à la Décision sur l’indemnisation (2019 TCDP 39), l’APN — avec d’autres parties des Premières Nations — a exhorté le Tribunal à faire preuve de courage et à ordonner une indemnisation, même s’il serait peut-être être difficile de retrouver les bénéficiaires de celle-ci. Les parties des Premières Nations ont fait valoir que la difficulté d’identifier les victimes ne devrait pas empêcher le Tribunal de rendre des ordonnances à cet égard. Et c’est ce que le Tribunal a fait :

[188] La formation n’a pas besoin d’entendre chacun des enfants des Premières Nations pour comprendre que le fait d’être retiré contre son gré de son foyer, de sa famille et de sa collectivité peut causer beaucoup de torts et de souffrances. Les témoignages d’experts l’ont déjà démontré. Le régime de la LCDP est différent de celui des tribunaux judiciaires devant lesquels un recours collectif peut être exercé. Le modèle de la LCDP est fondé sur une approche des droits de la personne qui est à la fois téléologique et libérale, et qui vise à redresser les torts causés aux victimes d’actes discriminatoires, que ces actes soient considérés comme systémiques ou non (voir l’alinéa 50(3)c) de la LCDP). Il s’agit en l’espèce du retrait massif d’enfants de leur Nation respective (voir 2018 TCDP 4, par. 47, 62, 66, 121 et 133). Le mandat du Tribunal s’inscrit dans le cadre d’une loi quasi constitutionnelle qui établit un régime législatif spécial pour remédier à la discrimination. C’est le premier mécanisme à utiliser pour trancher les questions soumises au Tribunal. En cas de silence de la LCDP et de la jurisprudence sur les droits de la personne, il peut alors être utile de se tourner vers d’autres régimes, au besoin. En l’espèce, la LCDP et la jurisprudence sur les droits de la personne offrent certaines voies de recours. La nouveauté d’une affaire et le fait qu’elle défriche une terre inexplorée ne devraient pas intimider les décideurs en matière de droits de la personne et les empêcher de proposer une démarche juste et appropriée pour les victimes et survivants, dès lors que cette démarche est étayée par la preuve et par la loi. Comme la Commission l’a fait valoir, la suffisance de la preuve est une considération importante.

[307] Comme il sera expliqué plus loin, le Tribunal n’a eu aucun indice que les parties adopteraient l’interprétation qu’elles présentent ici. La démarche qu’elles ont suivie pour finaliser le Projet de cadre d’indemnisation, que nous exposerons plus en détail ci-dessous, tend à le confirmer.

[308] De plus, dans la Décision sur le droit à l’indemnisation, 2019 TCDP 39, la présente formation a déjà traité de la question des autres facteurs susceptibles d’entrer en ligne de compte dans les retraits :

[177] De plus, à la question de savoir ce qu’il advient de l’enfant qui a été retiré inutilement de sa famille en raison de facteurs multiples, et non uniquement à cause des actions du Canada, le Tribunal répond que, bien qu’il reconnaisse que les questions de protection de l’enfance comportent de multiples aspects et qu’elles peuvent supposer l’interaction de nombreux facteurs sous-jacents (voir, par exemple, la décision 2016 TCDP 2, au par. 187), la responsabilité du Canada n’est pas pour autant réduite en ce qui concerne les torts subis par les enfants des Premières Nations et leurs familles. Ceux-ci sont les victimes des répercussions négatives du contrôle exercé par le Canada sur la prestation des services aux enfants et aux familles dans les réserves des Premières Nations et au Yukon par le biais des formules de financement du Programme des SEFPN.

[309] Le Tribunal a attaché de l’importance aux effets préjudiciables du programme fédéral pour les enfants et les familles des Premières Nations, et non à la question de savoir si les enfants des Premières Nations ont fait l’objet d’un placement financé par SAC. Que se passe-t-il si, en conséquence du programme fédéral, un enfant des Premières Nations est retiré de son foyer et pris en charge, mais que son placement n’est pas financé par SAC? Le Tribunal n’a pas eu à se pencher sur cette question jusqu’à maintenant et, par conséquent, il n’a pas pu prononcer d’ordonnance fondée sur ce raisonnement.

[310] Le Tribunal confirme que c’est la Société de soutien qui caractérise correctement les ordonnances du Tribunal, comme nous le résumerons ci-dessous. Relevons que la compréhension exacte qu’a la Société de soutien des décisions sur requête du Tribunal et le fait qu’il n’y avait eu jusqu’ici aucune mésentente sur l’interprétation à en faire, même lorsque les parties travaillaient en collaboration sur le processus d’indemnisation, donnent à penser que la question en est devenue une au moment de faire des choix quant à savoir quels bénéficiaires exclure de la portée de l’ERD pour s’assurer qu’il y ait suffisamment de fonds pour les autres catégories de victimes et de survivants, et ce, sans égard aux ordonnances exécutoires du Tribunal.

[311] En janvier 2022, la Société de soutien a écrit à l’APN pour l’informer qu’elle refuserait une réduction du montant de l’indemnité pour les enfants victimes ou survivants qui avaient droit à l’indemnité maximale au titre des ordonnances du Tribunal. La Société de soutien a également écrit que toutes les victimes adultes (c.-à-d. les parents et les grands-parents pourvoyeurs de soins) admissibles à recevoir une indemnité de 40 000 $ au titre des décisions sur requête 2019 TCDP 39 et 2021 TCDP 7 ne devaient pas subir d’atteinte indue à leur droit, sauf si les avocats des recours collectifs et le Canada parvenaient à démontrer que des montants moins élevés constituaient une juste indemnité pour l’atteinte à la dignité et la discrimination délibérée ou inconsidérée constatées par le Tribunal (voir lettre du 21 janvier 2022, pièce A, et affidavit de Jasmine Kaur daté du 5 août 2022).

[312] L’APN et le Canada ne se sont pas adressées au Tribunal au préalable pour s’enquérir de précisions sur ce point, même si les parties sont revenues devant lui pour lui demander d’apporter des modifications à la date de fin de l’indemnisation et à d’autres ordonnances de réforme à long terme.

[313] Toutefois, le Tribunal a déclaré, dans sa lettre de décision, qu’il était disposé à préciser son ordonnance sur le sujet advenant que les parties souhaitent obtenir des éclaircissements ou que des changements soient nécessaires. Cette question devrait être tranchée au moyen d’une requête précédée d’un avis envoyé en bonne et due forme ainsi que de nouveaux éléments de preuve afin de garantir l’équité envers les victimes et les survivants.

[314] La formation convient avec la Société de soutien qu’il semble y avoir un malentendu fondamental au sujet de la portée de la conduite discriminatoire du Canada en l’espèce. En effet, le Tribunal a ordonné une indemnisation pour la conduite du Canada (y compris le sous-financement des services de prévention et des mesures les moins perturbatrices), qui créait un incitatif en faveur du retrait inutile des enfants de leur foyer, de leur famille et de leur collectivité alors qu’ils faisaient l’objet d’une intervention des services de protection de l’enfance. L’instruction de l’affaire n’a pas porté sur la question de savoir si un enfant avait fait ou non l’objet d’un placement financé par SAC une fois retiré de son foyer.

Le Tribunal n’a jamais limité la responsabilité du Canada et l’admissibilité des enfants en fonction de la question de savoir si un enfant retiré de son foyer avait fait l’objet ou non d’un placement financé par SAC. Le financement, par le Canada, des frais d’entretien en fonction des coûts réels a contribué à la discrimination raciale systémique en créant un incitatif à placer les enfants, mais cette discrimination n’était pas limitée aux enfants dont le placement était financé par SAC. Tout au long du processus, la formation s’est concentrée sur le préjudice causé aux enfants concernés par la prestation, discriminatoire et sous-financée, de services à l’enfance et à la famille par le Canada.

[315] Le Tribunal a ainsi traité de la question dans la décision 2019 TCDP 39 :

[180] Ces modèles sont structurés de telle sorte qu’ils défavorisent les enfants et les familles des Premières Nations, plus précisément en encourageant la prise en charge des enfants. Il s’ensuit que bon nombre des enfants et des familles des Premières Nations sont privés de la possibilité de demeurer unis ou d’être rapidement réunis (voir la Décision 2016 TCDP 2, aux par. 111, 113 et 349).

[181] La formation a déjà constaté dans de nombreuses décisions l’existence d’un lien entre le retrait des enfants de leur famille et la responsabilité du Canada, y compris dans l’extrait suivant d’une de ses décisions : « On continue pourtant d’appliquer cette formule de financement. Comme l’a exprimé la vérificatrice générale, “[t]rès honnêtement, il y a lieu de se demander pourquoi on continue d’administrer un programme pendant 20 ans, tandis que tout change autour, pourquoi la formule de financement demeure la même, pourquoi les services de prévention ne sont pas financés et pourquoi nombre d’enfants sont pris en charge.” » (Voir la Décision 2016 TCDP 2, au par. 197).

[316] Dans la décision 2019 TCDP 39, au paragraphe 168, le Tribunal a conclu que des « spécialistes de la protection de l’enfance en arrivent à penser que le seul fait de retirer un enfant de sa famille est préjudiciable à cet enfant […] Pour les enfants autochtones, la prise en charge a des effets beaucoup plus graves qu’elle n’en a pour les non-autochtones ».

[317] Le Tribunal a reconnu que le fait de retirer un enfant de sa famille est toujours un événement préjudiciable, et il qu’il est particulièrement problématique dans la mesure où il aurait pu être évité au moyen de services appropriés. Le Tribunal a conclu que le sous‑financement discriminatoire des services de prévention augmentait la probabilité que des enfants soient inutilement retirés de leur foyer (2016 TCDP 2, aux par. 314 et 346; 2019 TCDP 39, aux par. 165 et 177). C’est ce retrait initial qui était discriminatoire, que le placement subséquent de l’enfant ait été financé ou non par SAC.

[318] Le Tribunal convient avec la Société de soutien que la discrimination, par nature insidieuse, se répand dans tout le continuum des services à l’enfance et à la famille, depuis l’aiguillage initial jusqu’au placement à long terme de l’enfant, en passant par tous les services (ou l’absence de services) qu’il y a entre les deux. L’une des conclusions cruciales du Tribunal a été celle selon laquelle le défaut de financer équitablement les services de prévention et les mesures les moins perturbatrices a entraîné une hausse du nombre d’enfants qui ont dû quitter inutilement leur foyer (2016 TCDP 2, aux par. 314 et 346; 2019 TCDP 39, aux par. 165 et 177).

[319] Le Tribunal convient avec la Société de soutien qu’il n’a jamais défini en toutes lettres le sens du terme « placement » dans ses motifs, parce qu’une telle définition n’a jamais été nécessaire, étant donné que la discrimination systémique avait pour cause profonde le sous-financement discriminatoire et l’absence de services de prévention et de mesures les moins perturbatrices, une situation qui conduisait aux retraits des enfants de leur foyer. Cette discrimination était exacerbée par les modèles de financement du Canada, selon lesquels les frais d’entretien étaient remboursés en fonction des coûts réels, ce qui incitait encore davantage à retirer les enfants des Premières Nations pour les placer dans des foyers d’accueil ou d’autres ressources de placement financées par l’État. Mais la discrimination systémique n’a jamais été limitée comme on le laisse maintenant entendre dans la présente requête. Les enfants des Premières Nations qui ont été retirés de leur foyer ont subi un préjudice ainsi qu’une atteinte à leurs droits de la personne et à leur dignité lorsqu’ils ont été privés de services de prévention et des mesures les moins perturbatrices en raison de la conduite discriminatoire du Canada.

[320] Le Tribunal ne reviendra pas sur toutes ses conclusions, puisqu’il ne s’agit pas ici d’un contrôle de ses décisions antérieures, non plus que la présente requête ne devrait donner lieu à une attaque indirecte. La façon appropriée de procéder consiste à présenter une requête pour permettre au Tribunal d’examiner de nouveaux renseignements et éléments de preuve et de déterminer si une modification à ses ordonnances est justifiée, à la lumière de l’analyse juridique exposée plus haut, et qui se poursuit ci-dessous.

[321] Le Tribunal se penchera maintenant sur le travail d’élaboration du Cadre d’indemnisation réalisé par les parties et sur la façon dont le Tribunal a interprété ce travail.

[322] Comme il a été expliqué précédemment, le Tribunal, avant de rendre l’ordonnance sur consentement dans la décision sur requête 2021 TCDP 7, a examiné le Cadre d’indemnisation et ses annexes connexes, dont l’annexe B : [traduction] « Taxinomie des catégories de bénéficiaires aux fins de l’indemnisation des enfants, des jeunes et des familles des Premières Nations : Décision sur requête du Tribunal canadien des droits de la personne 2019 TCDP 39 » (« la taxinomie). Le Cadre d’indemnisation renvoie à la taxinomie et explique le rôle qu’elle doit jouer dans le processus d’indemnisation et dans l’identification des bénéficiaires potentiels :

[traduction]

a) La taxinomie a été conçue à l’intention des fournisseurs de services à l’enfance et à la famille pour les aider à identifier et à localiser les bénéficiaires potentiels; toutefois, une étude de faisabilité est en cours afin de déterminer si, et comment elle peut aider d’autres fournisseurs de services à identifier les bénéficiaires.

b) Le Canada financera toute mesure d’adaptation nécessaire pour appliquer cette taxinomie de manière à répondre aux besoins de groupes de fournisseurs de services particuliers, selon ce qui a été déterminé par les experts indépendants ayant rédigé la taxinomie à l’annexe « B ».

c) L’identification des enfants qui ont été retirés de leur foyer, de façon nécessaire ou non, requerra probablement l’aide des organismes de services à l’enfance et à la famille de tout le pays. La taxinomie vise à guider leur examen des dossiers individuels en leur possession afin d’accélérer le processus d’identification et de localisation des bénéficiaires potentiels et, ultimement, la validation des demandes d’indemnisation.

5.6 Le rapport intitulé : « Décision sur requête du Tribunal canadien des droits de la personne (TCDP) 2019 TCDP 39 : Taxinomie des catégories de bénéficiaires aux fins de l’indemnisation des enfants, des jeunes et des familles des Premières Nations » [titre original anglais : Canadian Human Rights Tribunal (CHRT) Ruling 2019 CHRT 39: Taxonomy of compensation categories for First Nations children, youth and families], publié en novembre 2019 et rédigé par Marina Sistovaris, Ph. D., Barbara Fallon, Ph. D., Marie Saint Girons, M.Serv.Soc. et Meghan Sangster, méd, M.Serv.Soc. du Fraser Mustard Institute for Human Development Policy Bench, aidera à identifier les bénéficiaires potentiels (la « taxinomie »). La taxinomie est jointe à titre d’annexe « B ».

[323] Le Tribunal a également jugé la taxinomie conforme à ses motifs et ses ordonnances; il l’a donc acceptée avant de rendre sa dernière décision sur requête en matière d’indemnisation (2021 TCDP 7).

[324] La taxinomie, qui est instructive à bien des égards, appuie les motifs et les ordonnances du Tribunal. Son objet est décrit en ces termes :

[traduction]

La présente note d’information vise à : 1) élaborer une taxinomie des catégories de bénéficiaires aux fins de l’indemnisation; et 2) formuler des questions qui aideront à guider les personnes désignées par le Tribunal canadien des droits de la personne (TCDP) pour mener à bien le processus d’identification des personnes admissibles à une indemnité selon les conditions établies dans la décision sur requête 2019 TCDP 39. L’élaboration des catégories de bénéficiaires aux fins de l’indemnisation et la formulation des questions ont nécessité :

a) un examen du contenu de la décision sur requête 2019 TCDP 39;

b) l’élaboration des catégories de bénéficiaires aux fins de l’indemnisation, la détermination des thèmes communs et la définition des principaux termes et concepts;

c) l’examen des lois provinciales et territoriales sur la protection de l’enfance, le repérage et la définition des principaux termes et concepts;

d) l’analyse et la synthèse des renseignements se rapportant à la décision sur requête 2019 TCDP 39 et de la législation en matière de protection de l’enfance au Canada;

e) la formulation des questions correspondant aux catégories de bénéficiaires aux fins de l’indemnisation.

[325] La taxinomie, par ailleurs, suit de toute évidence les motifs et les ordonnances du Tribunal et tient compte des décisions sur requête concernant l’indemnisation qu’il a rendues ultérieurement des fins d’éclaircissements :

[traduction]

2.0 Contexte

Le 6 septembre 2019, le TCDP a rendu la huitième ordonnance de non-conformité (2019 TCDP 39) concernant l’indemnisation des enfants, des jeunes et des familles des Premières Nations qui ont été défavorisés par les services de protection de l’enfance du Canada. Le TCDP a conclu que les « actes délibérés ou inconsidérés » et les pratiques discriminatoires du Canada en matière de protection de l’enfance avaient contribué au préjudice moral persistant causé aux enfants, aux familles et aux collectivités des Premières Nations. Selon la décision sur requête du Tribunal, le gouvernement du Canada est tenu de verser le montant d’indemnité maximal autorisé en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne de 1985 (LCDP) aux enfants, aux jeunes et aux familles des Premières Nations qui ont fait l’objet d’un placement inutile le 1er janvier 2006 ou après cette date; qui ont fait l’objet d’un placement nécessaire, mais à l’extérieur de leur famille étendue, le 1er janvier 2006 ou après cette date; ou pour qui la prestation de services entre le 12 décembre 2007 et le 2 novembre 2017 a été refusée ou retardée en raison de l’application discriminatoire du principe de Jordan faite par le gouvernement du Canada.

(Non souligné dans l’original.)

[326] Le document de taxinomie est également instructif en ce qui concerne les catégories de bénéficiaires visées par les ordonnances du Tribunal. Encore une fois, après examen de la taxinomie, le Tribunal n’y a relevé aucune divergence, contradiction ou point préoccupant :

[traduction]

4.0 Catégories de bénéficiaires aux fins de l’indemnisation

Trois catégories centrales de bénéficiaires aux fins de l’indemnisation sont extrapolées à partir de la décision sur requête 2019 TCDP 39 :

Catégorie 1 : Indemnités à verser aux enfants des Premières Nations et à leurs parents ou grandsparents à la suite du retrait inutile de l’enfant dans le cadre du système de protection de l’enfance;

Catégorie 2 : Indemnités à verser aux enfants des Premières Nations dont le retrait était nécessaire dans le cadre du système de protection de l’enfance;

Catégorie 3 : Indemnités à verser aux enfants des Premières Nations et à Indemnités à verser aux enfants des Premières Nations et à leurs parents ou grands-parents en cas de retrait inutile d’un enfant dans le but d’obtenir des services essentiels ou à cause d’interruptions, de retards et de refus dans des services essentiels qui auraient été offerts en vertu du principe de Jordan.

Celles-ci ont été subdivisées en sous-catégories, pour lesquelles les critères d’admissibilité sont expliqués ci-dessous. Chaque catégorie est détaillée dans le document de taxinomie.

[327] De plus, la taxinomie définit les placements à l’extérieur du foyer et comprend le placement chez un membre de la famille et une variété de placements :

[traduction]

5.9 Placement à l’extérieur du foyer familial

Placement à l’extérieur du foyer familial : « [C]omprend les placements et les services offerts aux enfants et aux familles lorsque les enfants sont retirés de leur foyer en raison de mauvais traitements ou de négligence » (Child Welfare Information Gateway, s.d. : Overview Out-of-Home Care). Les types de placement sont notamment les suivants :

a) « Prise en charge par la famille : Un placement informel a été organisé au sein du réseau de soutien familial; l’autorité de protection de l’enfance n’assume pas la garde temporaire.

b) Soins conformes aux traditions : [Un] modèle de services de protection de l’enfance autochtones qui est adapté à la culture et qui intègre les traditions et les coutumes propres à chaque Première Nation.

c) Placement dans la famille élargie : Un placement officiel a été organisé au sein du réseau de soutien familial; l’autorité de protection de l’enfance a la garde temporaire ou complète et assume les coûts du placement.

d) Famille d’accueil (autre que la famille élargie) : Inclut tous les placements en milieu familial, y compris les foyers d’accueil, les foyers d’accueil offrant des soins spécialisés et les foyers d’évaluation.

e) Foyer de groupe : Placement requis à l’extérieur du foyer dans un milieu de vie de groupe structuré.

f) Traitement en établissement ou en milieu fermé : Placement requis dans un centre de traitement thérapeutique pour répondre aux besoins de l’enfant. » (Fallon et coll., 2015, p. 105).

Le placement à l’extérieur du foyer peut parfois donner lieu à la réunification, à l’adoption ou à la tutelle légale :

[traduction]

Réunification : « [L]e retour des enfants dans leur famille à la suite d’un placement à l’extérieur du foyer familial » (Portail canadien de la recherche en protection de l’enfance, s.d., Réunification).

Adoption : « Le processus social, émotionnel et juridique par lequel les enfants qui ne seront pas élevés par leurs parents biologiques deviennent légalement des membres permanents et à part entière d’une autre famille tout en maintenant des liens génétiques et psychologiques avec leur famille biologique » (Child Welfare Information Gateway, s.d., Glossary [anglais seulement].)

Tutelle légale : « La tutelle est le plus souvent utilisée lorsque des pourvoyeurs de soins apparentés à l’enfant souhaitent lui fournir un foyer permanent et maintenir les relations de l’enfant avec les membres de la famille élargie sans qu’il y ait extinction des droits parentaux. Les pourvoyeurs de soins peuvent assumer la tutelle légale d’un enfant placé à l’extérieur du foyer familial sans qu’il y ait extinction des droits parentaux, comme c’est le cas pour une adoption. » (Child Welfare Information Gateway, s.d., Guardianship [anglais seulement].)

[328] Le Tribunal partage l’avis des parties qui font valoir que le Cadre d’indemnisation s’apparente davantage à un document de référence et que, par conséquent, les ordonnances du Tribunal ont préséance. Cependant, le Tribunal, dans la décision sur requête 2021 TCDP 7, a rendu des ordonnances auxquelles il a intégré le Cadre d’indemnisation après avoir conclu que celui-ci était conforme à ses conclusions et à ses ordonnances. Le Cadre d’indemnisation est donc très pertinent aux fins de déterminer si les placements non financés par SAC étaient inclus dans les ordonnances du Tribunal. Même si le Cadre d’indemnisation peut faire l’objet d’autres modifications et s’il est moins immuable que les ordonnances formelles du Tribunal concernant les droits à l’indemnité et les montants d’indemnité, il montre clairement les éléments que le Tribunal a pris en compte au moment de rendre ses ordonnances. Le fait que l’APN et le Canada limitent maintenant sa signification et sa valeur pour justifier l’exclusion de certains enfants ne change rien à ces éléments que le Tribunal a pris en considération au moment de rendre ses ordonnances d’indemnisation. Qui plus est, si le Cadre d’indemnisation, où il est fait référence à la taxinomie, devait être mis de côté aux fins de l’analyse de l’indemnisation et des bénéficiaires concernés, il n’était pas nécessaire pour les parties d’attendre que le Tribunal ait clarifié les définitions et les catégories avant de le finaliser. Telle n’est pas la logique qui a été suivie dans la présente affaire, peu importe ce qu’en disent maintenant l’APN et le Canada. Le Tribunal a été prié de clarifier un certain nombre d’ordonnances et de définitions pour que les parties puissent mettre la dernière main au Cadre d’indemnisation. Les parties ont elles-mêmes demandé ces précisions, en indiquant au Tribunal que celles-ci les aideraient à parachever le Cadre d’indemnisation. Rappelons que le Tribunal a ordonné aux parties d’élaborer un processus d’indemnisation. Le Cadre d’indemnisation fait partie de ce processus. Le renier maintenant pour justifier l’ERD n’est d’aucune utilité. Par ailleurs, le Cadre d’indemnisation devait être finalisé avant la conception d’un guide relatif à la distribution des indemnités, qui représente l’une des dernières étapes du processus d’indemnisation. Le guide en question n’a pas été élaboré, puisque le Canada a demandé le contrôle judiciaire des décisions d’indemnisation du Tribunal. Revenir maintenant en arrière pour tenter de gommer ce qui a été décidé afin de justifier le retrait de droits à l’indemnité est vain, et le Tribunal rejette totalement cette manœuvre. Voyons plutôt les choses ainsi : si de nouveaux éléments de preuve adéquatement vérifiés devaient révéler des impossibilités ou de graves difficultés d’ordre pratique pour telle catégorie de bénéficiaires, d’autres ordonnances — compatibles avec l’intérêt supérieur des enfants visés — pourraient être demandées, et éventuellement être rendues, dans la mesure où pareils éléments de preuve n’étaient pas accessibles lorsque le Tribunal a rendu ses ordonnances.

[329] En outre, le Tribunal a examiné le Cadre et la façon dont il définit en termes généraux et non exhaustifs les retraits d’enfants. Les dispositions suivantes ont été jugées conformes aux conclusions et aux ordonnances du Tribunal :

[traduction]

4.2.1. « retrait nécessaire/inutile » S’applique notamment à l’une ou l’autre des situations suivantes :

a) enfants retirés de leur foyer familial et placés auprès d’une protection de remplacement en vertu d’une loi provinciale ou territoriale sur les services à l’enfance et à la famille; comprend notamment les placements auprès de membres de la famille élargie et les diverses ententes de garde conclues entre les représentants autorisés des services à l’enfance et à la famille et les parents ou grands-parents pourvoyeurs de soins;

b) enfants retirés de leur foyer en raison de mauvais traitements corroborés ou de risques de mauvais traitements corroborés;

c) enfants qui ont été retirés de leur foyer avant le 1er janvier 2006, et qui l’étaient encore à cette date.

[330] Le Cadre énonce de quelle façon la description ci-dessus s’applique au processus d’indemnisation et à l’identification des bénéficiaires potentiels visés par les ordonnances d’indemnisation du Tribunal :

[traduction]

4.2. Il est entendu que les définitions suivantes s’appliquent aux fins de l’identification des bénéficiaires :

[331] La formation tient à préciser qu’elle est d’accord avec l’APN pour dire que l’indemnisation est reliée à la discrimination systémique constatée par le Tribunal dans la prestation de services par l’entremise du Programme fédéral des SEFPN. Cependant, la nuance nouvellement apportée par l’APN et le Canada ne tient pas compte de l’esprit des décisions sur requête du Tribunal. L’accent n’est plus mis sur ce qui a mené au retrait des enfants, mais sur qui paie pour les soins de ces enfants.

B. Successions des parents et grands-parents pourvoyeurs de soins

[332] Dans le cadre de l’ERD, les successions de parents ou de grands-parents pourvoyeurs de soins décédés n’ont pas droit à une indemnité financière directe, à moins que le pourvoyeur de soins ait présenté une demande d’indemnisation avant son décès. En comparaison, les ordonnances du Tribunal prévoient le versement d’une indemnité aux successions des pourvoyeurs de soins admissibles, peu importe le moment de leurs décès.

[333] Il s’agit d’un écart évident par rapport aux ordonnances du Tribunal. Par conséquent, la question essentielle qui se pose est celle de savoir si le Tribunal est disposé à accepter cette dérogation, soit en modifiant ses ordonnances, soit en accédant à la demande de l’APN et du Canada de conclure que l’ERD satisfait aux ordonnances du Tribunal, malgré cet écart manifeste.

[334] Les parties à l’ERD affirment qu’elles cherchent ainsi à obtenir une indemnisation proportionnelle au préjudice subi, et ce, dans les limites d’un montant de règlement qui est sans précédent par son importance, mais fixe. Pour ce faire, les parties ont adopté une approche relative à l’indemnisation plus limitée que ce qu’a ordonné le Tribunal à l’égard des successions des membres décédés des divers groupes. En effet, selon l’ERD, seuls les membres décédés de la catégorie des enfants retirés de leur foyer, de la catégorie des enfants lésés par le non-respect du principe de Jordan et de la catégorie des enfants du groupe Trout, comme décrites dans l’ERD, ont droit à une indemnité. Dans leur requête conjointe, l’APN et le Canada soutiennent avoir été guidés dans leur approche par le principe fondamental selon lequel, lorsque des compromis sont nécessaires, l’indemnisation des enfants doit prévaloir. Les parties disent tenir compte de l’observation de la formation selon laquelle [traduction] « [l]es actes discriminatoires en cause s’accompagnaient de la séparation forcée de familles et de collectivités, et […] pourraient donc avoir des effets intergénérationnels ». Bien que des limites aient été imposées à l’admissibilité à une indemnité pour les successions de certains groupes, le fait d’avoir maintenu les indemnités pour les membres décédés des catégories composées d’enfants permet quand même d’indemniser les héritiers de ces enfants, qui ont été les plus jeunes victimes des actes discriminatoires.

[335] L’ERD, par ailleurs, établit un mécanisme permettant à ceux qui ne reçoivent pas d’indemnisation directe de bénéficier des modalités de l’ERD grâce à la création d’un fonds Cy-près dirigé par les Premières Nations et doté d’un budget de 50 millions de dollars.

[336] Selon l’ERD, certains membres des diverses catégories des familles touchées pourraient ne pas recevoir d’indemnité directe, mais ils pourront bénéficier du fonds Cy‑près.

[337] Le Tribunal, encouragé en ce sens par l’APN, a déjà rejeté dans sa Décision sur l’indemnisation la possibilité que l’indemnité soit versée dans un fonds de soutien plutôt que de prendre la forme d’une indemnisation financière directe, et il a conclu qu’un tel fonds devrait s’ajouter à l’indemnisation financière.

[338] L’ERD prive les successions des parents et grands-parents pourvoyeurs de soins décédés d’une indemnité financière directe.

[339] Le Canada s’est opposé à l’indemnisation des successions. Le Tribunal a quant à lui rejeté cette position dans sa Décision d’indemnisation, car elle aurait permis au Canada de tirer avantage d’un versement tardif de l’indemnité aux victimes de ses actes discriminatoires, ce qui n’est pas conforme aux objectifs de la LCDP.

[340] Le Tribunal comprend pourquoi l’APN a fait ce choix, et il est conscient qu’il s’agit d’une option envisageable lors de la négociation d’un règlement. Toutefois, le Tribunal a déjà rendu des ordonnances sur le droit à l’indemnité à la suite de conclusions et d’ordonnances fondées sur des éléments de preuve. Le fait de souscrire au choix de l’APN équivaudrait à une attaque indirecte contre les conclusions et les ordonnances du Tribunal qui accordaient une indemnité aux successions des parents ou grands-parents décédés. Lorsque le Tribunal a ordonné le versement d’une indemnité à ces successions, il l’a fait à la lumière des éléments de preuve, et en jugeant y être autorisé par la LCDP, loi quasi constitutionnelle qui confère aux membres du Tribunal le pouvoir discrétionnaire d’ordonner une indemnisation si elle est justifiée. Le Tribunal est d’autant plus renforcé dans cet avis que ses ordonnances ont été jugées raisonnables par la Cour fédérale. Le fait que le Canada ait maintenant imposé un montant plafond à l’indemnisation, de même que le besoin d’inclure les victimes et les survivants des recours collectifs non visés par la présente plainte dans le but de permettre au Canada de régler toutes les réclamations liées à la discrimination systémique généralisée dont il est responsable, ne mettent pas en échec les ordonnances du Tribunal. Le Canada ne peut se soustraire, par une entente, aux obligations que lui impose la LCDP, ni aux ordonnances du Tribunal, en se bornant à déclarer que c’est le choix de l’APN. Autoriser une telle chose aurait pour effet de transformer le régime des droits de la personne et d’usurper les fonctions respectives du Tribunal et de la cour de révision. Qui plus est, l’APN a fait ce choix en raison des recours collectifs qui s’ajoutaient, et à cause du financement au montant fixe. Notons que l’APN avait réclamé une indemnisation pour les successions des parents et des grands-parents décédés. Le Tribunal a pris en considération ses observations, de même que celles des autres parties; il a aussi examiné les éléments de preuve, et a conclu qu’une telle indemnisation était justifiée.

[341] L’APN et le Canada n’ont pas convaincu le Tribunal que ses ordonnances antérieures pouvaient être modifiées de telle manière à réduire l’indemnité ou à priver des victimes de leurs droits. Les ordonnances ne constituant pas de simples recommandations, il n’est pas possible de s’en écarter. Agir ainsi pourrait miner le processus relatif aux droits de la personne et les précédentes ordonnances rendues en l’espèce, y compris celles de mars 2022 établissant une date de fin de l’indemnisation. Il existe une différence fondamentale entre les règlements, qui peuvent nécessiter des compromis pour des raisons financières ou autres, et l’instance du Tribunal. Devant le Tribunal, lorsqu’un intimé avance l’existence de difficultés financières, il est autorisé à présenter des arguments à cet égard ainsi que des éléments de preuve à l’appui de cette prétention dans le cadre d’une défense de contrainte excessive fondée sur le paragraphe 15(2) de la LCDP. Le Tribunal examinera les éléments de preuve et les arguments de toutes les parties et décidera si la plainte est fondée ou si les moyens de défense de l’intimé sont valables et que la plainte doit donc être rejetée. Il s’appuiera pour ce faire sur des éléments de preuve éprouvés et soupesés et sur un examen approfondi de la loi, des arguments et de tous les documents produits. Une telle défense n’est pas facile à établir, puisqu’elle doit être démontrée par les éléments de preuve. Ainsi, le Tribunal rend des décisions fondées sur les faits, le droit et la preuve. Soulignons que le Tribunal a déjà conclu que le Canada n’avait pas présenté pareille défense en l’espèce.

[342] Voilà l’une des raisons importantes pour lesquelles le Tribunal n’est pas convaincu par les arguments de l’APN et du Canada à cet égard. Le Canada ne peut faire indirectement ce qu’il lui était impossible de faire devant le Tribunal.

[343] De plus, les règlements interviennent souvent avant que des ordonnances ne soient rendues et, si des ordonnances ont déjà été prononcées, les règlements ne doivent pas être un moyen de les contourner.

[344] Même si les successions en soi ne sont pas des personnes, les héritiers qui les composent le sont, et, dans sa décision ultérieurement confirmée par la Cour fédérale, le Tribunal a déclaré qu’elles avaient droit à une indemnité. Il est injuste de les priver de ce droit en raison de choix financiers découlant du fusionnement des recours collectifs et de l’imposition d’un montant plafond. Ces arguments ne suffisent pas à justifier une modification des ordonnances du Tribunal sur ce plan. Comme nous y reviendrons plus loin, le Tribunal ne peut changer ses ordonnances de manière à réduire l’indemnisation ou à priver des victimes et des survivants de leurs droits. Le Tribunal pourrait accepter des modifications à ses ordonnances s’il n’en découlait pas une annulation des gains obtenus par les victimes et survivants ou un processus d’indemnisation différent, et si ces modifications étaient justifiées par la preuve, ce qui constitue un facteur important à prendre en compte par le Tribunal relativement à toute ordonnance.

[345] Enfin, bien que le Tribunal reconnaisse l’importance de respecter le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale des Premières Nations, qui ont la liberté de décider par elles-mêmes — un principe qui a été honoré avec la composante de la réforme dans le cadre de la présente instance, et qui est également reflété dans les quatre ordonnances rendues par le Tribunal dans la décision sur requête 2018 TCDP 4 —, pour ce qui est de l’indemnisation, le Tribunal aurait une plus grande marge de manœuvre si on ne lui demandait pas ici de réduire ou de révoquer les droits individuels des victimes et des survivants.

[346] Il est vraiment difficile de voir un plaignant demander des ordonnances, présenter des éléments de preuve, puis changer d’avis, en partie parce que, sans égard aux ordonnances antérieures du Tribunal, l’intimé contrôle le processus en limitant les montants du financement à cause de multiples poursuites intentées contre lui.

[347] Lorsque l’APN a demandé des ordonnances d’indemnisation au Tribunal, elle l’a fait au nom des Premières Nations autonomes et elle a présenté des éléments de preuve et des résolutions à l’appui.

[348] Le Tribunal a constaté que, munie de résolutions, elle était chargée de réclamer les ordonnances en question. Le Tribunal fait remarquer que l’APN a également présenté les plaintes en l’espèce et a milité activement en faveur de l’indemnisation individuelle, que le Tribunal a ordonnée. Elle l’a fait sur la base des résolutions de l’Assemblée des chefs. L’APN a changé d’avis, et elle demande maintenant au Tribunal de faire droit à un processus dirigé par les Premières Nations qui annule certains droits des peuples des Premières Nations pour une question de compromis.

[349] Si respecter le droit inhérent des Premières Nations à l’autonomie gouvernementale au titre de la LCDP signifie également que nous devons respecter le fait que des Premières Nations changent d’avis après que les ordonnances ont été rendues, sans égard aux éléments de preuve ayant mené à ces ordonnances, le Tribunal estime qu’il faudrait l’inscrire clairement dans la loi en la modifiant, parce que ce raisonnement va à l’encontre du régime actuel des droits de la personne et de la légitimité du mandat du Tribunal. Autrement, les ordonnances du Tribunal doivent être considérées comme exécutoires, et les victimes et les survivants, quelle que soit leur nation, doivent pouvoir s’y fier une fois qu’elles sont rendues. Encore une fois, faire ainsi volte-face une fois les ordonnances rendues serait moins problématique s’il n’y avait pas atteinte à des droits, si les éléments de preuve le justifiaient et si la compétence maintenue le permettait.

[350] Pour les motifs qui précèdent, le Tribunal n’est pas en mesure de conclure que l’ERD satisfait entièrement aux ordonnances du Tribunal pour ce qui est de cette catégorie de victimes. Il ne peut davantage modifier ses ordonnances en fonction du contenu de l’ERD, car cela équivaudrait à annuler ses conclusions et ses ordonnances, en les rendant ainsi inutiles, éphémères et dénuées de toute force exécutoire. Qui plus est, les arguments présentés à l’appui n’ont pas convaincu le Tribunal que ces modifications étaient justifiées ni qu’elles pouvaient être apportées dans les limites du cadre des droits de la personne applicable.

C. Certains parents et grands-parents pourvoyeurs de soins recevront une indemnité moindre

[351] L’APN explique qu’il y a deux aspects à l’égard desquels la catégorie des familles touchées d’enfants retirés de leur foyer peut s’écarter du Cadre d’indemnisation du Tribunal. Premièrement, les parents et les grands-parents pourvoyeurs de soins recevront une indemnité supplémentaire pouvant aller jusqu’à 60 000 $, plutôt que plusieurs indemnités de 40 000 $, dans le cas où plusieurs enfants ont été retirés du foyer.

[352] Le deuxième changement est que, s’il y a un nombre inattendu de réclamants, l’indemnisation peut être réduite dans le but de s’assurer que toutes les victimes qui sont des parents ou des grands-parents pourvoyeurs de soins reçoivent une indemnité.

[353] L’indemnité maximale de 60 000 $ permet également de s’assurer qu’il y ait suffisamment de fonds pour indemniser tous les parents et grands-parents pourvoyeurs de soins admissibles.

[354] Par ailleurs, les membres des catégories des familles touchées qui ne sont pas admissibles à une indemnisation directe peuvent toujours bénéficier du fonds Cy-près.

[355] Encore une fois, l’APN admet clairement qu’il y a dérogation aux ordonnances du Tribunal et que la principale raison consiste à garantir qu’il y ait suffisamment de fonds disponibles pour tous, compte tenu du montant fixe d’indemnisation prévu dans l’ERD.

[356] Les ordonnances du Tribunal tiennent compte de l’effet combiné sur un parent ou un grand-parent pourvoyeur de soins qui a déjà vécu le préjudice moral causé par le retrait d’un enfant, et qui subit de nouveau le préjudice énorme de perdre un ou plusieurs autres enfants en raison de la discrimination raciale systémique. L’ERD vient réduire le montant de l’indemnité pour les victimes et les survivants qui ont subi de nouveaux traumatismes et qui ont grandement souffert. La perte de plus d’un enfant rend encore plus manifeste la présence d’un comportement délibéré et inconsidéré; elle ne la réduit pas. Le Tribunal a insisté sur le fait que, étant donné qu’il s’agissait du pire scénario possible, une indemnité maximale devait être versée pour chaque enfant retiré. Bien que le préjudice subi justifie le versement d’une somme supérieure à 40 000 $ par enfant retiré de son foyer, la LCDP prévoit une indemnité maximale. L’ERD vient minimiser l’importance des actes discriminatoires délibérés ou inconsidérés constatés, et éroder la portée des ordonnances qui envoient au Canada un message selon lequel son comportement dénué de prudence, qui a fait en sorte que plus d’un enfant soit retiré du foyer, a causé un préjudice aggravé aux parents et aux grands-parents.

[357] Ces conclusions ont été tirées après un examen attentif des éléments de preuve et des observations qui ont été présentés, et rien, dans la présente requête conjointe, n’y change quoi que ce soit. Bien que le Tribunal comprenne la nécessité de faire des compromis dans le cadre des négociations en vue du règlement, il en résulte que la portée des ordonnances dans lesquelles le Tribunal a reconnu cette catégorie de victimes et de survivants sera considérablement réduite, non pas en fonction de la preuve, mais plutôt pour faire en sorte que chaque personne puisse recevoir une certaine indemnisation, jusqu’à concurrence du montant fixe d’indemnité.

[358] Le Tribunal croit comprendre que l’APN a voulu accorder la priorité aux enfants dans l’ERD. Toutefois, le fait de devoir choisir entre un parent ou grand-parent et un enfant ne fait pas partie des ordonnances d’indemnisation du Tribunal. Dans le cadre du processus d’indemnisation du Tribunal, nul n’a besoin de céder son indemnité à l’autre. De plus, il a fallu modeler l’ERD en fonction d’une telle approche, compte tenu du nombre élargi de victimes et de survivants et du montant fixe d’indemnité. Le Tribunal n’en a pas tenu compte lorsqu’il a rendu ses ordonnances d’indemnisation. Encore une fois, le Canada n’a pas soulevé la défense de contrainte excessive en matière de coûts en vue de limiter l’indemnisation.

[359] C’est comme si l’on demandait au Tribunal de changer ses conclusions concernant les préjudices subis par les parents et les grands-parents qui ont vu plusieurs enfants être retirés de leur foyer. Comme mentionné précédemment dans les motifs, cela s’apparente à une attaque indirecte contre les décisions d’indemnisation du Tribunal. De plus, comme il sera expliqué plus loin, des modifications ne peuvent avoir pour effet de réduire des droits déjà été accordés par le Tribunal en fonction de la preuve et du droit. Et même si nous avions tort sur ce point, aucun élément de preuve n’a été présenté pour justifier de tels changements.

[360] Encore une fois, pour les motifs susmentionnés, le Tribunal ne peut conclure que l’ERD satisfait entièrement aux ordonnances du Tribunal pour cette catégorie de victimes et de survivants.

D. Des victimes et des survivants lésés par le non-respect du principe de Jordan pourraient recevoir une indemnité moindre

[361] L’APN soutient que le processus d’indemnisation des victimes touchées par le non-respect du principe de Jordan respecte généralement les principes établis par le Tribunal. L’objectif de l’ERD est de faire en sorte que les enfants qui ont été victimes de la discrimination et qui ont objectivement subi des répercussions soient indemnisés au moyen d’un processus objectif et efficace, et que la définition des services essentiels soit raisonnable. Le processus est axé sur l’établissement d’un besoin confirmé lié à un service essentiel pour lequel il y a eu un retard, un refus ou une interruption de service. Les réclamants ayant subi des répercussions plus importantes recevront une indemnité d’au moins 40 000 $, tandis que ceux qui ont été moins gravement touchés recevront une indemnité d’au plus 40 000 $. L’ERD consacre un budget de 3 milliards de dollars à la catégorie des enfants lésés par le non-respect du principe de Jordan. Le budget important estimé pour la catégorie des personnes touchées par le non-respect du principe de Jordan, malgré la petite taille projetée de cette catégorie, traduit l’intention d’assurer — dans la mesure du possible pour ce qui est d’un groupe de taille inconnue — le versement de 40 000 $ aux membres de cette catégorie qui auraient justement reçu 40 000 $ en vertu de l’ordonnance d’indemnisation du Tribunal.

[362] L’APN soutient également que l’ERD, ainsi que le processus de réclamation qu’elle contiendra, et qui reste à élaborer par les parties, respecte généralement les principes établis par le Tribunal et fixe des critères favorables à une mise en œuvre objective. L’objectif de l’ERD est de veiller à ce que les enfants qui ont subi de la discrimination et qui ont objectivement subi des répercussions soient indemnisés, conformément au raisonnement du Tribunal selon lequel le processus d’indemnisation doit être objectif et efficace, et la définition des services essentiels, raisonnable. Le processus est principalement axé sur l’établissement d’un besoin confirmé lié à un service essentiel pour lequel il y a eu un retard, un refus ou une interruption de service.

[363] Fait à noter, l’APN soutient que ces dispositions tiennent compte de la forte incertitude qui existe au sujet de la taille de la catégorie en question, et devraient faire en sorte que les enfants admissibles à une indemnité au titre du principe de Jordan selon les ordonnances du Tribunal reçoivent au moins 40 000 $.

[364] Le cadre qui servira à définir ce qui constitue un service essentiel sera élaboré avec l’aide d’experts.

[365] Le point de départ sera la liste des services actuellement admissibles à un financement en vertu du principe de Jordan. Le processus est censé considérer les enfants comme ayant subi des répercussions importantes s’il y a des éléments de preuve pour appuyer une telle conclusion. Ce processus lié au principe de Jordan se veut souple, de manière à tenir compte de services qui, sans être généralement considérés comme essentiels, peuvent l’être pour un enfant en particulier. Il n’exige pas que les réclamants se soumettent à des entrevues ou à des examens. Il est par ailleurs reconnu que le genre de documents nécessaires pour appuyer une réclamation peut varier.

[366] L’APN explique que seuls les parents et grands-parents pourvoyeurs de soins à des enfants lésés par le non-respect du principe de Jordan et à des enfants du groupe Trout qui ont subi des répercussions importantes recevront une indemnité. Cette admissibilité restreinte serait due au fait que le nombre de parents et de grands-parents pourvoyeurs de soins était inconnu. Les pourvoyeurs de soins qui ne toucheront pas d’indemnité directe bénéficieront néanmoins du fonds Cy-près.

[367] Nul ne conteste qu’il s’agit là d’un autre écart par rapport aux ordonnances du Tribunal. L’APN affirme clairement que cette approche s’éloigne des ordonnances du Tribunal.

[368] Il reste dans l’ERD des éléments en suspens à régler, au sujet desquels les plaignants discutent activement avec un cercle d’experts dirigé par les Premières Nations. Il s’agit notamment de parachever la méthodologie d’évaluation relative au principe de Jordan. Les membres de la catégorie des enfants lésés par le non-respect du principe de Jordan et de la catégorie des enfants du groupe Trout seront identifiés en fonction de leur « besoin confirmé » lié à un « service essentiel ».

[369] Selon l’approche suivie par le Tribunal, tous les enfants des Premières Nations admissibles à une indemnisation relative au principe de Jordan ont droit à une indemnité de 40 000 $. Toutefois, dans le cadre de l’ERD, seuls les enfants ayant subi des « répercussions importantes » auront la garantie de recevoir 40 000 $, bien qu’ils puissent toucher encore plus. La notion de « répercussions importantes » est énoncée dans le Cadre des services essentiels.

[370] À l’évidence, la définition du terme « répercussions importantes » sera déterminante aux fins d’établir si un enfant des Premières Nations sera assuré de toucher au moins 40 000 $ au titre de l’ERD, ou s’il entre plutôt dans catégorie de personnes susceptibles de recevoir un montant inférieur. Cette définition figure dans le Cadre des services essentiels, lequel a été élaboré après l’ERD et rendu public le 19 août 2022. Elle énonce qu’un service est « essentiel » si l’état ou la situation du demandeur l’exige et que le retard à le recevoir, ou le fait de ne pas le recevoir du tout a un impact important sur la santé et le bien-être de l’enfant.

[371] Le Canada ne partage pas l’avis de la Société de soutien selon lequel la présente requête serait prématurée parce qu’il resterait encore des étapes à franchir avant que l’on puisse mettre en œuvre le règlement. Ces étapes concerneraient principalement les détails de la méthodologie d’évaluation relative au principe de Jordan et du protocole de distribution, dont l’examen par la Cour fédérale est prévu pour le 20 décembre 2022.

[372] Le Canada avance que, d’après l’explication fournie dans l’affidavit de Janice Ciavaglia daté du 6 septembre et dans le rapport qui y est joint, les parties suivent manifestement une approche progressive qui inclut des consultations continues avec des experts, les titulaires de droits et les réclamants afin de s’assurer que le processus, une fois mis au point et approuvé par la Cour, sera largement approuvé par les Premières Nations et les réclamants. Le Canada appuie cette approche et soutient que la requête n’est pas prématurée, car la Cour fédérale tiendra dûment compte des intérêts des réclamants potentiels au moment d’examiner la méthodologie et le protocole.

[373] Le Tribunal convient avec la Société de soutien qu’il est impossible, à ce stade-ci, de savoir si la mise en œuvre de l’indemnisation relative au principe de Jordan prévue par l’ERD permettra aux enfants des Premières Nations identifiés dans les ordonnances du Tribunal de recevoir la somme de 40 000 $. Cette question demeure une source d’incertitude, et le Tribunal dispose de fort peu d’éléments de preuve qui lui permettraient de savoir si, dans le cadre de l’ERD, l’admissibilité à une indemnité au titre du principe de Jordan sera interprétée de manière à accorder aux victimes et aux survivants reconnus par les ordonnances du Tribunal la pleine admissibilité à laquelle ils auraient droit conformément à ces ordonnances.

[374] Bien qu’il comprenne la logique qui sous-tend l’approche progressive de l’ERD à cet égard, le Tribunal en est à une tout autre étape de l’instance. Son mandat est différent, et il suit une approche différente fondée sur la LCDP. Le Tribunal tire des conclusions en fonction des éléments de preuve qui lui sont soumis. Il a veillé à maintenir sa compétence sur les aspects de l’indemnisation non encore finalisés qui nécessitaient la présentation d’éléments de preuve supplémentaires. Quant à l’ensemble du processus d’indemnisation prévu dans le Cadre d’indemnisation, le Tribunal demeure saisi de l’affaire relativement à toutes ses décisions sur l’indemnisation, notamment pour veiller à la mise en œuvre du Cadre d’indemnisation.

[375] L’ERD énonce les travaux qu’il sera nécessaire de réaliser avant de pouvoir savoir avec certitude quelles victimes et quels survivants reconnus par les ordonnances d’indemnisation du Tribunal seront admissibles au titre de l’ERD. La façon dont les parties à l’ERD procéderont est peut-être pertinente dans le cadre du processus de la Cour fédérale, mais on se trouve ici à demander au Tribunal d’accepter de se dessaisir de la question de l’indemnisation, et ce, sans bénéficier d’une vue d’ensemble ni d’éléments de preuve complets sur ce point, contrairement à la Cour fédérale, qui supervisera la mise en œuvre de l’ERD.

[376] Qui plus est, le rôle du Tribunal consiste notamment à tirer des conclusions à partir des éléments de preuve présentés; or, dans le cas de l’indemnité au titre principe de Jordan, il est difficile de tirer les conclusions appropriées de manière à pouvoir cerner pleinement l’importante catégorie des bénéficiaires visés, ce qui donne à penser que la demande adressée au Tribunal pourrait être prématurée en ce qui a trait à cette catégorie.

[377] Sous le régime de l’ERD, pour avoir droit à une indemnité garantie de 40 000 $ au titre du principe de Jordan, les enfants des Premières Nations devront à la fois avoir subi un refus de service ou un retard dans la prestation d’un service essentiel et des « répercussions importantes » dues à ce retard ou à ce refus. Le paragraphe 6.06(3) de l’ERD indique que le terme « répercussions importantes » sera défini dans le Cadre des services essentiels :

[traduction]

3) Le Cadre des services essentiels établira une méthode pour évaluer les services essentiels en fonction des deux catégories suivantes définies selon les avis d’experts relatifs à des critères objectifs :

a) les services essentiels concernant des enfants dont les circonstances, compte tenu d’un service essentiel dont ils ont eu un besoin confirmé, devraient avoir comporté des répercussions importantes (« service essentiel associé à des répercussions importantes »);

b) les services essentiels qui ne devraient pas avoir nécessairement été associés à des répercussions importantes (« autre service essentiel »).

[378] Néanmoins, le Cadre des services essentiels ne fournit pas d’indications supplémentaires sur ces « répercussions importantes », ni sur les conditions à remplir pour avoir droit à l’indemnité supérieure. L’expression « répercussions importantes » n’est pas non plus définie dans l’ERD. Sans cette information, les réclamants individuels n’ont pas la possibilité de déterminer si, sous le régime de l’ERD, ils seraient admissibles à une indemnité plus ou moins élevée que celle que leur accordent les ordonnances du Tribunal.

[379] Les incertitudes qui règnent au sujet des avantages pour les bénéficiaires, incertitudes qui découlent de l’absence de définition d’un « service essentiel », témoignent du fait que l’on en est aux premières étapes d’un règlement négocié. Si la démarche prévue par l’ERD est appropriée dans le cas d’une tentative de régler un recours collectif à un stade précoce, elle ne l’est pas dans le contexte de la présente instance du Tribunal, qui a déjà statué sur les droits à une indemnité en se fondant sur la preuve. De surcroît, cette démarche est difficilement conciliable avec le fait que le Tribunal a déjà rendu des conclusions étayées et des ordonnances correspondantes. En outre, comme il a été mentionné ci‑dessus, une telle façon de procéder fait peut-être aussi en sorte que l’on s’écarte des ordonnances du Tribunal concernant cette catégorie. Par conséquent, elle ne peut être considérée comme satisfaisant entièrement aux ordonnances du Tribunal. Quant à la demande visant à modifier les ordonnances du Tribunal pour tenir compte de l’écart en question, elle est prématurée, compte tenu des incertitudes qui existent à l’heure actuelle. Vu cette équivoque, il est compréhensible que les modifications ne soient pas bien définies par l’APN et le Canada. Enfin, il y a un réel risque de réduire l’indemnité de certaines victimes et de priver d’autres victimes de leur droit à l’indemnité, ce qui n’est pas acceptable.

E. Conclusion sur les écarts relevés

[380] Il ne fait aucun doute que le montant fixe offert par le Canada pour régler l’affaire est l’une des raisons pour lesquelles l’APN et le Canada proposent de compromettre l’indemnité accordée aux victimes et aux survivants en l’espèce. Cependant, le Tribunal n’est pas pour autant d’avis que le Canada devrait fournir un financement illimité. Les ordonnances d’indemnisation exigent le versement d’une indemnité déterminée à une catégorie tout aussi déterminée de victimes et de survivants. Bien que l’on ignore le nombre exact de victimes et de survivants admissibles, il n’est pas infini.

[381] Le Tribunal n’a jamais eu l’intention de permettre aux parties de brader les indemnités. Compte tenu de la gravité de la discrimination constatée en l’espèce, le Tribunal entendait accorder l’indemnité maximale aux victimes et aux survivants reconnus dans ses ordonnances, tout en permettant à ces derniers de se prévaloir d’autres recours s’ils le souhaitaient pour éventuellement obtenir des montants supérieurs à l’indemnité maximale de 40 000 $ permise par la LCDP. L’ERD, bien qu’elle soit avantageuse pour la majorité des victimes et des survivants, vient réduire pour les autres ce montant déjà peu élevé. Le message au cœur de la Décision sur l’indemnisation du Tribunal a été reçu par l’APN et le Canada en ce qui concerne la plupart des enfants, mais pas en ce qui concerne les victimes qui sont les parents et les grands-parents pourvoyeurs de soins, y compris leurs successions. Il n’en reste pas moins que le Tribunal a statué qu’elles avaient droit à l’indemnité maximale autorisée par la LCDP.

[382] En définitive, dès lors que les éléments de preuve présentés au Tribunal établissent le préjudice moral, l’octroi de réparations s’impose. Les compromis atteints et les montants plafonnés dans le cadre de négociations ne changent rien à ce principe.

[383] Le Tribunal a déjà déclaré que « lorsqu’une preuve établit l’existence d’un préjudice moral, il faut tenter de l’indemniser » (voir Grant c. Manitoba Telecom Services Inc., 2012 TCDP 10, au par. 115; non souligné dans l’original). Dans l’affaire 2015 TCDP 14, au par. 123, le Tribunal, suivant le même principe, a conclu que :

[…] les sentiments de honte et d’humiliation de Mme Blackstock, dus au rejet professionnel et public qu’elle a subi devant les Chefs de l’Ontario auxquels elle souhaitait donner des conseils, sont compréhensibles et méritent une forme quelconque d’indemnité. […] [L]a somme de 10 000 $ constitue une indemnité raisonnable pour le préjudice que Mme Blackstock a subi.

[384] Globalement, le Tribunal a accordé une indemnité de 20 000 $ à Mme Blackstock pour les représailles qu’elle a subies de la part du Canada dans l’affaire qui nous occupe. Il faut garder en tête cet exemple au moment d’évaluer l’indemnité à accorder à ces parents ou grands-parents, vivants ou décédés, qui ont vécu l’expérience douloureuse de voir des enfants retirés de leur foyer alors qu’ils auraient pu y demeurer si des services de prévention adéquats avaient été en place, et les mesures appropriées, appliquées. C’est ce qu’a fait le Tribunal au moment de rendre ses décisions relatives à l’indemnisation.

VI. Disposition d’exclusion

[385] L’article 11 de l’ERD ne précise pas de date limite pour se retirer du processus, mais, dans ses observations, le Canada a indiqué que le processus d’exclusion approuvé par la Cour fédérale donnait aux demandeurs jusqu’au 19 février 2023 pour se retirer. Les réclamants pourront prendre connaissance de tous les détails de la méthodologie approuvée par la Cour avant de décider s’ils souhaitent se retirer ou non.

[386] En outre, le Canada fait valoir que, puisque l’acceptation par le Tribunal de l’ERD en tant qu’entente conforme à ses ordonnances est une condition préalable à la mise en œuvre du règlement, les réclamants auront également été informés de la décision du Tribunal à cet égard avant de devoir décider s’ils souhaitent s’exclure du règlement.

[387] Le Tribunal estime que ce point soulevé par le Canada fait ressortir l’importance, pour les victimes et les survivants, d’avoir suffisamment de temps pour examiner l’ERD, la présente décision sur requête et les précédentes décisions d’indemnisation du Tribunal en disposant d’une période d’exclusion adéquate.

[388] Le Tribunal convient avec la Société de soutien que, selon l’ERD, les victimes et les survivants auront peu de temps pour se retirer du recours collectif. De plus, et surtout en ce qui concerne les enfants victimes, le bref délai prévu pour prendre une décision su sujet du retrait représentera une difficulté supplémentaire, dans la mesure où les définitions incomplètes des termes et des critères dans l’ERD auront une incidence directe sur les droits à l’indemnisation. Cette situation place certaines victimes et certains survivants dans une position injuste où ils se trouvent forcés de prendre la décision de se retirer ou non, sans savoir ce qu’ils pourraient recevoir au titre de l’ERD en comparaison avec l’indemnité fondée sur les droits de la personne à laquelle les ordonnances du Tribunal leur donne droit. Cette injustice est aggravée par le fait que l’ERD oblige apparemment les victimes et les survivants à s’exclure à la fois du processus du Tribunal et du recours collectif s’ils sont insatisfaits du règlement du recours collectif conclu devant la Cour fédérale. De telles dispositions d’exclusion auraient pour effet de placer dans une position intenable les victimes et les survivants qui recevraient moins que l’indemnité de 40 000 $ à laquelle le TCDP leur donne droit. En effet, ils auraient à choisir entre accepter une indemnité réduite dans le cadre de l’ERD, ou se retirer de l’ERD et engager de nouvelles poursuites contre le Canada en partant de zéro. Une telle proposition exacerbe l’atteinte portée à la dignité des victimes et des survivants, et risque de les victimiser à nouveau, ce qui est contraire à une approche axée sur les droits de la personne. Voilà qui est préoccupant.

[389] De plus, les éléments de preuve présentés dans le cadre de la présente instance ont démontré à maintes reprises que certaines Premières Nations n’ont souvent pas la capacité, pour des raisons indépendantes de leur volonté, de prendre rapidement des mesures dans les délais impartis. Par exemple, dans la décision sur requête 2020 TCDP 24, les Chefs de l’Ontario se sont opposés à l’échéance ferme de 13 mois imposée par le Canada pour la présentation des demandes de remboursement rétroactif des services de représentant de bande. Ils se sont aussi opposés à une autre échéance ferme applicable aux demandes de remboursement des services de représentant de bande pour l’année en cours. Les Chefs de l’Ontario ont soutenu que cette période était trop courte, et le Tribunal s’est dit du même avis.

[390] Cette situation est encore plus problématique pour les victimes et les survivants si l’on tient compte des renseignements incomplets fournis au public par l’APN et le Canada au sujet des ordonnances d’indemnisation du Tribunal.

VII. Renseigner le public sur l’Entente de règlement définitive

[391] Dans le cadre de ses réponses aux questions posées en contre-interrogatoire par la Société de soutien, l’APN a fourni un lien vers son site Web et sa page d’information sur l’indemnisation à au moins deux reprises, soit les 23 août et 29 août 2022.

[392] Le 23 août 2022, l’APN a produit les réponses de Mme Janice Ciavaglia aux questions de contre-interrogatoire que lui avait posées la Société de soutien au sujet de son affidavit souscrit le 22 juillet 2022. L’APN a organisé les questions et les réponses sous forme de tableau clair et, au point 36, elle a écrit ce qui suit :

[traduction]

Question 36 : Quel message l’APN enverra-t-elle à ces enfants retirés de leur foyer qui sont admissibles à une indemnité en vertu de l’ordonnance sur le droit à l’indemnisation et de l’ordonnance relative au Cadre d’indemnisation du Tribunal, mais qui, sous le régime de l’ERD, n’ont pas droit à une indemnité directe?

Réponse : Je m’oppose à cette question pour des motifs de pertinence. Cependant, pour faire avancer la présente requête, je vais y répondre.

L’APN, à ce jour, a pris des mesures actives pour tenir ses membres — y compris ceux susceptibles de s’inscrire à un recours collectif — au courant du recours collectif, notamment par l’entremise des médias traditionnels, des médias sociaux de l’APN et du site Web de l’APN : www.fnchildcompensation.ca.

[393] Le 29 août 2022, l’APN a répondu comme suit aux questions de suivi que la Société de soutien avait posées à Mme Ciavaglia :

[traduction]

Question 1 : Pour faire suite à vos réponses aux questions 50 et 51, pouvez-vous confirmer si l’admissibilité relative au principe de Jordan prévue par l’ERD englobe les « produits » et les « mesures de soutien » mentionnés par le Tribunal dans la décision sur requête 2020 TCDP 15 et l’ordonnance relative au Cadre d’indemnisation, ou si l’admissibilité sera limitée à un « service » selon la définition de « service essentiel » contenue dans l’ERD?

Réponse : Le terme « service essentiel » comprend la fourniture d’un produit ou d’un service et n’est pas restrictif. Les exemples cités en annexe du Cadre des services essentiels convenu par les parties, par exemple aux numéros 2 et 3, illustrent la portée du terme (https://www.fnchildcompensation.ca/wp-content/uploads/2022/08/Framework-of-Essential-Services-August-19-2022_FR.pdf).

[394] Le précédent échange a fait en sorte que la page Web et les renseignements de l’APN concernant l’indemnisation soient intégrés au dossier de preuve dont dispose le Tribunal. La formation a consulté cette page Web dans le cadre de ses délibérations sur la requête de la Fédération des nations autochtones souveraines qui visait à obtenir le statut de partie intéressée. Le Tribunal a aussi fait référence au lien et à son contenu dans sa décision sur requête 2022 TCDP 26.

[395] Au moment où elle a rédigé sa lettre de décision, la formation a imprimé les renseignements affichés sur la page Web de l’APN concernant l’indemnisation, au cas où le contenu en serait modifié et mis à jour par la suite. Par souci de commodité, l’information pertinente sera reproduite ci-après.

[396] La formation a constaté que, dans cette communication publique, on indiquait seulement en quoi l’ERD présentait des améliorations comparativement aux ordonnances du Tribunal, sans dire un mot des dispositions de celle-ci qui s’écartaient des ordonnances ou qui, plus important encore, privaient certaines victimes de leur droit à l’indemnité. La formation a mis ici en évidence les extraits importants du message public de l’APN :

Contexte

Depuis 1998, l’APN a plaidé auprès du Canada afin de remédier aux lacunes et aux inégalités importantes inhérentes au financement du programme des SEFPN par le gouvernement du Canada, ainsi qu’aux répercussions négatives sur les enfants et les familles des Premières Nations participant à ce programme. L’APN a également plaidé en faveur de l’application complète et adéquate du principe de Jordan, afin de garantir que tous les enfants des Premières Nations aient accès aux soutiens et aux services dont ils ont besoin, quel que soit leur lieu de résidence.

L’APN et la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada (Société de soutien) ont déposé une plainte en matière de droits de la personne auprès du TCDP en 2007. La plainte a été jugée fondée par le TCDP en 2016 et le Canada a reçu l’ordre de réformer le programme des SEFPN et de mettre pleinement en œuvre le principe de Jordan pour éliminer ses pratiques discriminatoires.

L’APN était la seule partie au litige devant le TCDP à demander que l’indemnisation soit versée directement aux survivants. Le TCDP a convenu avec l’APN qu’une indemnisation était nécessaire et a finalement accordé 40 000 $, soit le montant maximal pour la douleur et la souffrance en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP), aux membres des Premières Nations victimes de discrimination en raison du sous-financement du programme des SEFPN et de l’application étroite du principe de Jordan par le Canada. Le gouvernement du Canada a interjeté appel de l’ordonnance de compensation du TCDP, qui demeure applicable.

Le 28 janvier 2020, l’APN et des représentants des plaignants, dont Ashley Dawn Louise Bach, Karen Osachoff, Melissa Walterson, Noah Buffalo-Jackson, Carolyn Buffalo et Dick Eugene Jackson, ont déposé une proposition de recours collectif, remontant à 1991 (« recours collectif de l’APN »). Le recours collectif de l’APN visait à obtenir une indemnisation pour les enfants et les membres des familles des Premières Nations victime [sic] de la discrimination exercée par le Canada dans le cadre du programme des SEFPN et par l’application étroite du principe de Jordan. L’APN, les avocats du recours collectif Moushoom et le Canada ont engagé des négociations au cours des deux dernières années.

Bien que les ordonnances relatives à l’indemnisation du TCDP aient été substantielles, le montant maximal de la compensation en vertu de la LCDP est limité à 40 000 $. L’APN a cherché à augmenter à la fois le nombre de survivants admissibles à une indemnisation et le montant qu’ils peuvent recevoir, et elle y est parvenue en élargissant les ordonnances relatives à l’indemnisation du TCDP de plusieurs façons.

Tout d’abord, le TCDP a imposé une date limite à partir de laquelle un enfant doit avoir été pris en charge pour être admissible à une indemnisation, soit le 1er janvier 2006. La période d’admissibilité en vertu du recours collectif débute à la date à laquelle le système de financement discriminatoire a été mis en œuvre par le Canada : le 1er avril 1991. Il fixe également la date d’admissibilité des plaignants dans le cadre du principe de Jordan à la même date, en reconnaissance des lacunes persistantes et de longue date dans les services et les soutiens offerts aux enfants des Premières Nations. Cela prolonge la période d’indemnisation de 15 ans supplémentaires.

La deuxième extension concerne la question de savoir si un enfant a été placé à l’extérieur de sa communauté. D’après l’ordonnance relative à l’indemnisation du TCDP, un enfant devait avoir été « placé hors de son foyer, de sa famille et de sa communauté » pour être admissible à une indemnisation. L’Accord final de règlement inclut tous les enfants des Premières Nations pris en charge en vertu du Programme des SEFPN, qu’ils aient été placés à l’intérieur ou à l’extérieur de leur communauté.

La troisième extension est l’inclusion de facteurs d’augmentation pour s’assurer que les personnes qui ont subi le plus grand préjudice en raison de la discrimination du Canada reçoivent une indemnisation supplémentaire. En vertu de l’Accord final [de] règlement, les survivants auront droit à un paiement de base de 40 000 $ et à des montants supplémentaires fondés sur leur situation personnelle, notamment :

  • l’âge auquel une personne a été enlevée à son foyer

  • l’âge auquel ils ont quitté le programme

  • la durée de la prise en charge d’une personne

  • le nombre de fois qu’une personne a été pris en charge

  • si une personne a été prise en charge pour recevoir un service essentiel

  • si une personne a été soustraite à une communauté nordique ou éloignée

  • si une personne a fait l’objet d’un retard, d’un refus ou d’une absence de service qui a entraîné un préjudice important.

Enfin, l’APN a plaidé en faveur de soutiens supplémentaires pour les survivants qui ne sont pas visés par l’ordonnance relative à l’indemnisation du TCDP, notamment des soutiens pour le mieux-être mental des survivants, l’éducation et l’encadrement financier, des soutiens pour l’unification des familles et des communautés, et plus encore. L’Accord final de règlement est le premier de ce type, car finalisé sous l’impulsion des Premières Nations, qui superviseront sa mise en œuvre.

L’APN continuera de fournir des mises à jour sur le site fnchildcompensation.ca. L’APN a également mis en place un bureau d’information qui peut être joint au 1-888-718-6496 ou à l’adresse fnchildcompensation@afn.ca.

Nous reconnaissons que ce processus peut susciter de fortes réactions émotionnelles; le soutien du service d’écoute téléphonique Espoir pour le mieux-être est disponible dès maintenant au 1-855-242-3310.

[397] Cette publication sur le site Web de l’APN n’informe pas les victimes et survivants ou leurs familles que leur indemnité pourrait être réduite, voire complètement éliminée. Pour certaines personnes lésées par le non-respect du principe de Jordan, des incertitudes subsistent à l’heure où le Tribunal rend la présente décision.

[398] Toute personne raisonnable qui lirait ces renseignements penserait qu’elle a droit à un minimum de 40 000 $ et que l’ERD NE FAIT QU’améliorer les ordonnances du Tribunal. Le message est clairement trompeur et manque de transparence; il pourrait également signifier que personne ne s’opposera à l’ERD.

[399] Que ce soit sur le site Web de l’APN ou parmi les éléments déposés en preuve, le Tribunal n’a trouvé aucun renseignement qui aviserait clairement les membres du public que certains des compromis réalisés se traduiraient par des réductions de l’indemnité ou le retrait du droit à l’indemnité d’une partie des victimes et survivants reconnus dans les ordonnances du Tribunal. Dans le cadre de la présente requête, le Tribunal n’a pas reçu suffisamment de renseignements qui lui garantiraient que les personnes désapprouvant l’ERD pourront se retirer du recours et auront suffisamment de temps pour le faire.

[400] Ce silence est d’autant plus inquiétant que, selon la disposition de retrait prévue par l’ERD, le délai d’exclusion expirerait dès février 2023, et que, si le Tribunal devait déclarer l’ERD conforme à ses ordonnances d’indemnisation, les victimes concernées n’auraient plus la possibilité de réclamer les indemnités accordées par les ordonnances du Tribunal.

[401] De plus, la Société de soutien a déposé en preuve un article de presse intitulé : « Ottawa releases early details of landmark $40B First Nations child welfare agreement, reports on Canada’s statement on the FSA » ([traduction] « Ottawa publie les premiers détails de l’entente historique de 40 milliards de dollars sur les services de protection de l’enfance des Premières Nations : compte rendu des déclarations du Canada sur l’ERD ») (voir la pièce B de l’affidavit de Mme Blackstock daté du 30 août 2022). Le Tribunal peut examiner ces renseignements compte tenu de l’alinéa 50(3)c) de la LCDP.

[402] Soulignons que rien n’y indique que la ministre des Services aux Autochtones, Patty Hadju, ait informé le public que des compromis avaient été faits, et que ces compromis, qui se traduisaient par des réductions de l’indemnité ou le retrait du droit à l’indemnité, étaient nécessaires pour parvenir à un règlement.

[403] La ministre des Services aux Autochtones, Patty Hajdu, a déclaré : [traduction] « Nous nous attendons à un seuil de 40 000 $, mais il pourrait y avoir des circonstances où les gens ont droit à un montant plus élevé ».

[404] Toute personne raisonnable lisant cette déclaration pourrait penser que l’ERD NE FAIT QU’augmenter l’indemnité ordonnée par le Tribunal, et non qu’elle la diminue dans certains cas.

[405] La ministre n’a précisé nulle part que toutes les victimes et tous les survivants visés par les ordonnances du Tribunal n’auraient peut-être pas droit à l’indemnité plus élevée. Il s’agit donc d’une déclaration trompeuse, même si l’on fait abstraction de la catégorie, contestée, des enfants ayant fait l’objet de placements non financés par SAC.

[406] Dans le cadre de la présente requête, le Canada n’a pas contesté avec succès cette information ni les arguments de la Société de soutien.

[407] L’information affichée sur les sites Web à l’intention des médias et du public et visant à renseigner la population sur l’indemnisation doit mentionner toute la vérité, y compris la manière dont l’ERD s’écarte des ordonnances du Tribunal. Ainsi, les victimes, les survivants et ceux qui les assistent pourront prendre une décision éclairée. Souligner les améliorations ne pose aucun problème. Ce qui est préoccupant, c’est le fait d’omettre de préciser que certaines des personnes qui ont droit à une indemnité en vertu des ordonnances du Tribunal pourraient voir ce droit réduit ou retiré dans le cadre de l’ERD.

[408] Vu qu’un grand nombre des victimes et survivants ainsi privés de leurs droits par l’APN et le Canada sont des enfants, ou encore sont décédés, il ne sera pas possible de leur garantir un traitement équitable si l’on procède rapidement. La LCDP impose au Tribunal d’établir un équilibre entre le fait d’instruire les plaintes de façon expéditive et les principes d’équité et de justice naturelle. Pour le Tribunal, il s’agit donc d’une préoccupation, qui justifie une prolongation de la période d’exclusion au-delà de février 2023.

[409] De plus, le Tribunal a examiné la lettre provenant de la Class Action Clinic — le centre du recours collectif de la Faculté de droit de l’université de Windsor (le « Centre ») — déposée en preuve en tant que pièce E jointe à l’affidavit de Mme Blackstock daté du 30 août 2022.

[410] Le Centre possède une expertise pertinente en matière de recours collectifs :

[traduction]

La mission au cœur du Centre du recours collectif est de répondre aux besoins des personnes inscrites à un recours collectif partout au Canada. Mis sur pied en octobre 2019, notre organisme à but non lucratif est le premier à offrir aux personnes inscrites à un recours collectif des conseils sommaires; de l’aide pour déposer une demande dans le cadre des processus de distribution des fonds de règlement; et une représentation juridique dans les actions en justice. Le Centre se consacre également à mieux faire connaître les recours collectifs grâce à l’éducation du public, à des activités de sensibilisation et à la recherche. Le Centre n’intente pas de recours collectifs et n’en assure pas non plus la conduite. Il n’est pas financé par les demandeurs, les avocats de la défense ou quelque groupe de l’industrie que ce soit. Son seul objectif est d’aider les personnes inscrites à un recours collectif et, ce faisant, de contribuer à remplir la promesse d’accès à la justice qui sous-tend le régime applicable aux recours collectifs. On trouvera une description plus complète de nos services sur le site Web du Centre : www.classactionclinic.com.

Le Centre est dirigé par Jasminka Kalajdzic, professeure agrégée de droit à l’Université de Windsor et l’une des principales spécialistes en matière de recours collectifs au Canada. Avec la professeure Catherine Piché, elle a agi comme co-chercheuse principale dans le cadre du projet sur les recours collectifs de la Commission du droit de l’Ontario. Andrew Eckart, autrefois avocat plaidant dans des recours collectifs, exerce à temps plein les fonctions d’avocat-conseil au sein de l’organisme et supervise le travail d’étudiants en droit chargés de la conduite de dossiers. M. Eckart représente également les clients du Centre devant les tribunaux.

Depuis 2021, le Centre a représenté des membres de groupe qui faisaient opposition dans le cadre de plusieurs règlements de recours collectif. Le juge Belobaba a déjà dit du Centre qu’il apportait une « précieuse contribution » aux audiences d’approbation de règlement, et a expressément encouragé le centre à poursuivre ce travail.

[411] Le Centre a soulevé les judicieux points de réflexion ci-après, qui ont été rejetés par les avocats du recours collectif :

[traduction]

Les membres des groupes ont le droit d’avoir suffisamment de temps pour examiner une proposition de règlement d’une telle complexité et d’une telle ampleur, obtenir des conseils et des précisions sur son contenu et prendre une décision éclairée sur la participation aux audiences d’approbation du règlement. Ils ont également besoin d’un tel délai supplémentaire pour pouvoir préparer adéquatement leurs objections (le cas échéant) et faire valoir leur point de vue au tribunal. Ce droit de regard n’est pas purement symbolique; outre le droit de se retirer d’un recours collectif, celui de s’opposer à un règlement proposé est le seul autre droit de participation dont dispose une personne inscrite à un recours collectif. Bancroft-Snell v. Visa Canada Corporation, 2019 ONCA 822, au paragraphe 3.

Un examen de quelques autres recours collectifs fait ressortir l’importance que revêt la contribution des membres des groupes aux audiences d’approbation de règlement ainsi que les notifications concernant celles-ci. Les parties à la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens, par exemple, ont tenu neuf audiences d’approbation de règlement, à l’échelle du Canada, de la fin août 2006 à la mi-octobre 2006 (soit sur une période de deux mois et demi). Dans le cadre du recours collectif ayant trait à la Rafle des années 1960, l’avis des audiences d’approbation de règlement a été diffusé dès la mi-janvier 2018 en prévision des audiences de la mi-mai 2018 (soit cinq mois avant).

Nous sommes conscients qu’à la différence de ces exemples, on compte parmi les personnes inscrites au recours collectif en l’espèce des personnes encore mineures, ce qui rend cruciale la question des délais. À notre avis, cet aspect à lui seul exige plus, et non moins de temps pour permettre aux membres des groupes de demander de l’aide et d’évaluer les dispositions de l’ERD avant l’audience d’approbation du règlement.

Le droit à un préavis suffisant est encore plus important lorsqu’il s’agit de recours collectifs mettant en cause des survivants de traumatismes. Des délais serrés peuvent imposer un stress inutile à une population déjà marginalisée et vulnérable. De fait, les membres du recours collectif dont il s’agit en l’espèce, des jeunes des Premières Nations ayant subi des traumatismes, sont très vulnérables à une nouvelle victimisation et à un nouveau traumatisme.

Les membres du recours collectif appelés à examiner l’ERD pour décider ensuite s’ils s’y opposeront doivent composer avec des expériences traumatisantes perpétuées par les systèmes gouvernementaux. Le fait de demander aux survivants d’un traumatismes de s’exécuter dans un très court délai d’un mois, ou alors de ne pas s’opposer du tout, ne tient pas compte du processus de guérison qu’ils suivent ni de leurs besoins. Désavantager automatiquement les membres de groupe traumatisés va à l’encontre du discours plus large de la réconciliation qui se trouve au cœur du recours collectif concernant les enfants des Premières Nations.

Nos préoccupations au sujet d’éventuels nouveaux traumatismes sont d’autant plus vives que la majorité des membres du recours collectif ont souffert alors qu’ils étaient mineurs — et certains le sont peut-être encore. Les survivants de traumatismes vécus dans l’enfance sont les plus à risque de développer des traumatismes complexes. De plus, les mineurs auront probablement besoin d’un soutien important tout au long du processus, ce qui pourrait miner encore davantage leur capacité de signaler leur opposition dans les 31 jours séparant la délivrance de l’avis d’audience et l’audience d’approbation du règlement.

Nous reconnaissons qu’en l’espèce, la période d’exclusion de six mois prévue est très bénéfique pour les membres des groupes. Cependant, le fait de leur permettre de s’opposer à l’ERD uniquement pendant une petite fraction de cette période les empêche de signaler véritablement certains sujets de préoccupation, particulièrement en ce qui a trait au processus de réclamation.

[…]

Nous sommes très préoccupés par le fait que l’ERD pourrait ne pas procurer l’accès à la justice tant mérité à ces personnes inscrites au recours collectif qui ont souffert pendant des décennies du sous-financement discriminatoire et honteux des services par le Canada. L’ampleur du règlement, ainsi que son incidence sur un nombre aussi important de personnes ayant été systématiquement marginalisées et traumatisées, nous oblige tous à analyser l’ERD en profondeur et d’un œil critique.

Nous félicitons les parties d’avoir élaboré une ERD qui prévoit non seulement la participation de consultants autochtones à l’élaboration du processus de réclamation, mais aussi une longue période de réclamation, des droits d’appel et l’établissement d’un réseau d’« accompagnateurs » qui aideront à la préparation des réclamations, en plus de prévoir qu’aucun des 20 milliards de dollars du règlement ne reviendra à la partie défenderesse. Nous continuons néanmoins de craindre qu’au nom de l’efficience, de la rapidité et de la rentabilité, on empêche certains membres des groupes de recevoir l’indemnité. Le but d’un règlement de recours collectif comme celui-ci n’est pas d’obtenir une justice approximative, mais plutôt de faire en sorte que tous ceux et toutes celles qui ont droit à une indemnité puissent la recevoir.

(Caractères gras ajoutés.)

[412] Le Tribunal souscrit aux précédentes remarques du Centre. Il prend acte du fait que, selon les déclarations faites à l’audience par les avocats représentant l’APN dans le recours collectif, les gens, partout au Canada, leur avaient dit d’aller de l’avant immédiatement avec l’indemnisation, pour qu’on règle la question maintenant. Bien que ces propos rapportés ne soient pas un élément de preuve, le Tribunal ne doute pas de leur véracité. Ce qui le préoccupe davantage, toutefois, c’est la façon dont le message est communiqué aux personnes qui étaient tenues pour des bénéficiaires des ordonnances du Tribunal, mais qui ont maintenant été exclues de la portée de l’ERD. En outre, même s’il serait idéal que l’indemnisation se fasse dans un proche avenir, comme il a été mentionné précédemment en rapport avec l’analyse fondée sur la LCDP, l’impératif de célérité doit pouvoir être concilié avec les règles d’équité et de justice naturelle. C’est vers cet objectif que le Tribunal doit tendre, conformément à la loi quasi constitutionnelle qui le régit.

VIII. La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et le consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause; l’autonomie gouvernementale et les résolutions de l’APN

[413] Comme le Tribunal l’a mentionné précédemment dans sa lettre de décision, la question du consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, n’est pas déterminante aux fins de trancher la présente requête. L’APN a également commenté la question. En réponse aux questions de suivi de la formation, elle a précisé qu’il s’agissait d’une réponse aux remarques de la Société de soutien et a invité la formation à ne pas se laisser distraire par cette question, car il n’était pas nécessaire d’en entreprendre l’analyse. De plus, les parties n’ont pas présenté d’observations détaillées ni de documents à l’appui pour permettre au Tribunal de résoudre cette question complexe. Après examen, la formation convient avec l’APN que cette question n’est pas essentielle pour trancher les points fondamentaux soulevés dans la présente requête.

[414] Il est vrai qu’après l’audience, le Tribunal avait demandé aux parties des observations supplémentaires sur le consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, et sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (la « DNUDPA »), étant donné que l’APN avait soulevé la question des droits collectifs dans ses observations orales. Cela dit, le Tribunal parvient à la conclusion qu’il ne lui est pas nécessaire d’examiner cette question pour pouvoir trancher la requête.

[415] Cela étant, le Tribunal ne se lancera pas dans une discussion approfondie sur l’application, au Canada, du principe du consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, ou sur l’administration de l’APN. Il se contentera d’exposer certains éléments contextuels et dignes de mention afin d’expliquer en quoi il les juge non déterminants dans la présente requête, sauf en ce qui concerne le retrait.

[416] Reste que le Tribunal a examiné les questions soulevées; il explicitera donc maintenant les motifs fournis dans sa lettre de décision.

[417] La DNUDPA, résolution no 61/295 de l’Assemblée générale, Documents officiels de l’Assemblée générale des Nations Unies, 61e session, suppl. no 49, vol. III, document A/61/49 des Nations Unies (2007), est un instrument international qui, adopté par les Nations Unies le 13 septembre 2007, vise à consacrer les droits inhérents et existants des peuples autochtones qui « constituent les normes minimales nécessaires à la survie, à la dignité et au bien-être des peuples autochtones du monde. » (Article 43). La DNUDPA protège les droits collectifs susceptibles de ne pas être pris en compte dans d’autres textes de loi sur les droits de la personne qui sont axés sur les droits individuels; mais elle protège également les droits individuels des peuples autochtones.

[418] La DNUDPA énonce que tous les peuples ont le droit à l’autodétermination, droit qui se retrouve en partie exprimé dans le principe du consentement préalable, libre et éclairé.

[419] Le consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, est une norme des droits de la personne ancrée dans les droits fondamentaux que sont le droit à l’autodétermination et le droit de vivre une vie exempte de toute discrimination raciale. Il s’agit de droits garantis par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et par la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (voir A/HRC/39/62, au par. 3). Les dispositions de la DNUDPA, y compris celles faisant référence au consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, ne créent pas de nouveaux droits pour les peuples autochtones. Elles elle développe plutôt des principes et des droits généraux dans le domaine des droits de l’homme en les situant dans le contexte historique, culturel et social propre aux peuples autochtones (voir A/HRC/9/9, au par. 86). Le même consentement préalable, libre et éclairé est également fondé sur le cadre des droits de la personne conçu pour déconstruire les bases structurelles de la discrimination raciale exercée à l’encontre des peuples autochtones (voir A/HRC/39/62, au par. 9).

[420] L’article 32 de la DNUDPA exige que l’on obtienne le consentement préalable, libre et éclairé des peuples autochtones avant l’approbation de tout projet qui pourrait avoir des incidences sur les terres, territoires et ressources qu’ils possèdent, occupent ou utilisent autrement de façon habituelle, compte tenu de leurs droits collectifs à l’autodétermination et de leurs droits sur leurs terres, territoires, ressources naturelles et propriétés connexes.

[421] Les organes des Nations Unies responsables des droits de la personne ont reconnu que le consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, est essentiel pour protéger un large éventail de droits fondamentaux des peuples autochtones, y compris le droit à la culture, le droit à l’alimentation et le droit à la santé.

[422] La DNUDPA contient cinq références précises au consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause (voir les art. 10, 11, 19, 29 et 32), et fournit une liste non exhaustive de situations où un tel consentement devrait s’appliquer.

[423] Ainsi, ce consentement peut être requis pour l’adoption et la mise en œuvre de mesures législatives ou administratives (voir A/HRC/39/62). De plus, l’article 19 s’énonce ainsi :

Les États se concertent et coopèrent de bonne foi avec les peuples autochtones intéressés — par l’intermédiaire de leurs propres institutions représentatives — avant d’adopter et d’appliquer des mesures législatives ou administratives susceptibles de concerner les peuples autochtones, afin d’obtenir leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause.

[424] La DNUDPA prévoit que toute restriction apportée aux droits qui y sont énoncés, y compris le droit au consentement préalable, libre et éclairé, doit être « prévu[e] par la loi et conform[e] aux obligations internationales relatives aux droits de l’homme », en plus d’être « non discriminatoire » et « strictement nécessaire à seule fin d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et de satisfaire aux justes exigences qui s’imposent dans une société démocratique » (par. 46(2) de la DNUDPA).

[425] De plus, le Tribunal s’est déjà appuyé sur la DNUDPA dans des décisions antérieures. Il a conclu qu’il s’agissait d’un instrument important à prendre en considération au moment de réaliser une analyse fondée sur les droits de la personne dans des affaires concernant les Premières Nations, et particulièrement dans la présente affaire, qui porte sur le retrait massif d’enfants des Premières Nations de leurs foyers, de leurs communautés et de leurs nations. Le Tribunal a conclu que les lois fédérales comme la LCDP devaient être interprétées d’une manière conciliable avec les engagements du Canada exprimés en droit international, dont la DNUDPA (2018 TCDP 4, au par. 81).

[426] Au moyen de la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, L.C. 2021, ch. 14, le Canada est passé d’une simple acceptation sans réserve de la DNUDPA à l’intégration de cet instrument dans ses lois d’application nationale. Il est clair que la DNUDPA et le principe du consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, s’appliquent à l’État canadien. Le Canada ne peut se soustraire à ses responsabilités à l’égard des titulaires de droits des Premières Nations, d’autant plus lorsque ceux-ci expriment leur désaccord sur des questions les concernant. À ce sujet, le Tribunal est du même avis que la Société de soutien.

[427] Les remarques qui précèdent attestent l’évolution des points de vue sur l’application du consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, car on est passé de considérations strictement liées aux terres et aux ressources naturelles à un éventail plus large de questions touchant les peuples autochtones et leur participation aux décisions importantes qui les concernent. Par conséquent, le Tribunal convient avec la Société de soutien que le consentement préalable, libre et éclairé n’est pas un processus limité aux terres et aux ressources naturelles; aussi rejette-t-il l’argument de l’APN sur ce point.

[428] Le Tribunal partage l’avis de l’APN quant au fait que le principe du consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause n’est pas tout à fait établi en droit canadien, et il conclut que, même parmi les différentes Premières Nations, les points de vue divergent sur la question. En l’espèce, on trouve une illustration de ce fait dans les résolutions 0622.22 et 0622.23 adoptées par les chefs signataires de la Colombie-Britannique au Sommet des Premières Nations en assemblée, où ces derniers déclaraient :

[traduction]

Les chefs de la Colombie-Britannique n’ont pas été consultés au sujet de l’ERD, et ne peuvent donc pas donner leur consentement préalable, libre et éclairé aux éventuels changements qu’elle contiendrait par rapport aux ordonnances sur l’indemnisation. Dans l’ERD, leur droit au consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, n’a pas été respecté. Les chefs du Sommet des Premières Nations en assemblée exhortent l’APN à mener, de façon ouverte, transparente et respectueuse du consentement préalable, libre et éclairé des Premières Nations de la Colombie-Britannique, toute négociation avec le Canada concernant toute question qui découlerait de la décision 2016 TCDP 2 et des ordonnances subséquentes rendues par le Tribunal en ce qui a trait aux enfants, aux jeunes et aux familles des Premières Nations de la Colombie-Britannique.

[429] L’APN ne considère pas que le principe du consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, trouve application en l’espèce. Le Tribunal, pour sa part, n’entend pas trancher ici cette question complexe.

[430] Par ailleurs, le Tribunal reconnaît que l’APN n’est pas un État, et que le principe de consentement préalable, libre et éclairé n’impose pas les précédentes obligations à l’organisme, mais plutôt au Canada, en tant qu’État. Le Tribunal souscrit également aux dispositions de la DNUDPA qui énoncent que les peuples autochtones ont le droit de prendre leurs propres décisions, de collaborer avec d’autres gouvernements et de participer à des processus par l’intermédiaire des structures de gouvernance et de prise de décisions qu’ils ont librement choisies eux-mêmes. La DNUDPA confirme clairement ces éléments essentiels de l’autodétermination (voir, p. ex., les articles 3, 5, 18 et 19). Les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux ne peuvent ni ignorer les décisions prises par les peuples autochtones, ni dicter à ceux-ci la manière dont elles devraient être prises.

[431] De plus, conformément au droit à l’autodétermination, les peuples autochtones ont toujours eu le pouvoir inhérent de conclure des ententes exécutoires entre eux et avec d’autres entités politiques. La notion et la pratique contemporaines d’une entente consensuelle négociée d’un commun accord entre les peuples autochtones et les gouvernements des États sont profondément ancrées dans le processus historique de conclusion de traités qui a caractérisé les relations entre Autochtones et État depuis plusieurs siècles dans de nombreux territoires du monde, et qui persiste dans nombre d’endroits où ces traités demeurent la loi du pays, même s’ils ont souvent été bafoués. Historiquement — et c’est encore le cas aujourd’hui —, il a pu être difficile pour les peuples autochtones de négocier avec les États dans un contexte marqué par la colonisation et vu les nombreuses autres restrictions qui caractérisent souvent la situation des peuples autochtones dans le monde entier (voir A/HRC/39/62, au par. 4).

[432] Le Tribunal souscrit à ces principes et estime qu’ils s’appliquent au Canada dans ses rapports avec les Premières Nations. Ainsi, sur ce point, il retient l’argument de la Société de soutien.

[433] « [L]es États sont tenus non seulement de respecter les droits de l’homme mais aussi de les protéger et de les promouvoir et d’instaurer des conditions nécessaires à leur exercice et cette obligation s’étend au respect des droits des peuples autochtones » (voir : Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, Rapport du Rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones, M. James Anaya : Industries extractives et peuples autochtones, ONU, document A/HRC/24/41 (1er juillet 2013), au par. 44; en ligne : Conseil des droits de l’homme https://www.refworld.org/cgi-bin/texis/vtx/rwmain/opendocpdf.pdf?reldoc=y&docid=522db3004)

[434] Dans des décisions antérieures, le Tribunal a également reconnu les droits autochtones en tant que droits de la personne.

[435] Le Tribunal a tiré des conclusions fondamentales en tenant compte des besoins particuliers des enfants, des familles et des communautés des Premières Nations. De plus, il a constamment insisté, dans ses conclusions et ses ordonnances, sur le principe de l’égalité réelle et sur l’importance de tenir compte des besoins particuliers en question pour que ce principe prenne tout son sens. Le Canada a l’obligation de le faire.

[436] Cependant, le mandat de l’APN, selon la compréhension du Tribunal, a toujours consisté à promouvoir les droits et les intérêts de ses membres, qui sont les titulaires de droits des Premières Nations et qui donnent des directives à l’APN au moyen de résolutions adoptées par les chefs en assemblée. De cette manière, le point de vue des titulaires de droits et les besoins précis des communautés peuvent être exprimés et respectés. Lors d’une précédente audience, un avocat de l’APN a expliqué que l’APN était comme les Nations Unies à ses yeux. Cette analogie avec des nations souveraines qui se réunissent pour prendre des décisions les concernant a plu à la formation. La formation avait cru comprendre que les résolutions des chefs en assemblée reflétaient adéquatement ce fonctionnement et garantissaient un processus efficace pour permettre aux Premières Nations d‘exprimer leur consentement au terme d’une véritable consultation. Des résolutions des chefs en assemblée sont d’ailleurs citées dans des décisions antérieures du Tribunal. La formation a accordé beaucoup d’importance à un tel processus lorsqu’elle a accepté les observations antérieures de l’APN en considération de la représentativité des Premières Nations, représentativité assurée par les résolutions des chefs en assemblée. De toutes les précédentes décisions rendues par la formation, il n’y a jamais eu de situation où le Tribunal a reçu des témoignages d’autres Premières Nations se disant en désaccord avec les ordonnances demandées par l’APN. Normalement, l’APN présente des résolutions des chefs en assemblée qui sont, pour la formation, une assurance que les titulaires de droits souscrivent aux ordonnances sollicitées. C’est là une façon efficace de procéder, plutôt que de devoir entendre chacune des plus de 600 Premières Nations du Canada membres de l’APN, ce qui risquerait de paralyser l’instance devant le Tribunal. En outre, les résolutions sont le mécanisme essentiel auquel recourent les Premières Nations pour donner des mandats et des directives précis à l’APN.

[437] De plus, la Décision sur l’indemnisation du Tribunal (2019 TCDP 39), au paragraphe 34, s’appuie clairement sur la résolution suivante de l’Assemblée des Premières Nations : Assemblée extraordinaire des chefs, résolution no 85/2018, 4, 5 et 6 décembre 2018 (Ottawa (Ontario)), Indemnisation financière des victimes de discrimination dans le système de protection de l’enfance. De surcroît, la Cour fédérale a confirmé la conclusion du Tribunal selon laquelle, conformément à la résolution 85/201 de l’APN, l’APN est habilitée à parler au nom des enfants des Premières Nations qui ont été victimes de la discrimination exercée par le Canada (2021 CF 969, au par. 160).

[438] Le Tribunal accepte l’explication de l’APN selon laquelle l’exécutif de l’APN est constitué de [traduction] « dirigeants des Premières Nations », c’est-à-dire de chefs régionaux dûment élus par les Premières Nations de chacune des régions du Canada, et du chef national élu par toutes les Premières Nations du Canada. La Charte de l’APN confère au Comité exécutif le pouvoir de prendre position au nom des Premières Nations, conformément à son mandat dûment délégué par les chefs en assemblée. L’approbation de l’ERD était de son ressort, suivant cette délégation.

[439] Il reste à savoir pourquoi des questions importantes comme l’indemnisation et l’ERD n’ont pas été traitées par voie de résolution des chefs en assemblé. L’APN explique que l’ERD a été présentée aux chefs en assemblée, qui n’ont soulevé aucune objection à son sujet lors de l’assemblée générale annuelle ayant immédiatement suivi la conclusion de l’ERD. Or, l’ERD était déjà signée au moment de sa présentation. Le paragraphe 52 mentionne clairement que l’ERD a été conclue le 30 juin 2022, soit avant l’assemblée générale annuelle.

[440] L’APN affirme que les chefs en assemblée ne se sont pas opposés à l’ERD. Néanmoins, elle a dit peu de chose de l’absence de résolution des chefs en assemblée ou des résolutions signées par les chefs de la Colombie-Britannique. La formation convient avec l’APN qu’exiger l’accord de chacune des Premières Nations risquerait de compromettre toute entente. Cela dit, une résolution des chefs en assemblée tient compte de cette réalité, et donne à la formation certaines garanties à propos de questions aussi importantes que celles-là.

[441] La preuve dont dispose la formation en l’espèce ne comporte pas de résolution adoptée par l’APN au sujet de l’ERD. En revanche, elle comporte des résolutions votées par certaines Premières Nations qui ont fait part à l’APN de leurs préoccupations au sujet de l’entente. Après un examen exhaustif des questions soulevées depuis la récente décision sur requête relative au statut de partie intéressée — et dans la mesure où une approbation de l’ERD au motif que celle-ci respecte entièrement ses ordonnances pourrait signifier, pour lui, la fin de la supervision qu’il exerce sur le volet de l’indemnisation financière —, le Tribunal estime que le processus de retrait pour les membres des Premières Nations qui a été arrêté dans le cadre de la procédure devant la Cour fédérale ne l’aide pas à trancher la présente requête. Le Tribunal reconnaît que l’APN a le droit de procéder par voie de décisions du comité exécutif, et que, selon la Charte et les règles de l’APN, les titulaires de droits des Premières Nations peuvent approuver un tel procédé. Cela dit, les résolutions de la Colombie-Britannique déposées en preuve laissent entendre qu’il en va autrement pour certains titulaires de droits. Si tant est que l’APN procède désormais par voie de résolutions du Comité exécutif pour des décisions importantes comme celle concernant l’ERD, et que les titulaires de droits y consentent, le Tribunal souhaiterait mieux comprendre un tel processus et savoir comment, selon l’APN, le Tribunal devrait traiter les préoccupations soulevées par des titulaires de droits des Premières Nations. Dans la présente requête, l’APN n’a pas donné de réponse complète qui aiderait le Tribunal à éclaircir la question.

[442] Au cours des dix dernières années, aucune Première Nation non partie à la plainte ne s’est opposée aux décisions communiquées par l’APN dans le cadre de l’instance. En outre, de nombreuses résolutions des chefs en assemblée ont été déposées en preuve pour examen par la formation. De fait, jusqu’à la présente requête, il n’avait jamais été nécessaire de s’interroger sur le point de vue des titulaires de droits concernant des questions essentielles comme l’ERD, et une telle nécessité ne se représentera peut-être pas non plus. Bref, les questions et les préoccupations du Tribunal découlent des nouveaux éléments de preuve produits relativement à la présente requête, ainsi que des arguments formulés, et du changement dans la manière dont l’APN procède habituellement devant le Tribunal : l’APN, en effet, n’a pas présenté de résolutions des chefs en assemblée relativement à cette question d’une importance majeure. De plus, certains compromis intégrés à l’ERD ne concordent pas avec la résolution antérieure portant le no 85/2018, où les chefs en assemblée avaient demandé l’indemnisation maximale prévue par la LCDP. Au vu de cette résolution, l’on pourrait raisonnablement s’attendre à ce qu’une nouvelle résolution ou une résolution modifiée vienne entériner de tels compromis, à savoir la réduction ou la suppression de l’indemnité de certaines victimes et certains survivants.

[443] En rédigeant la décision sur requête 2018 TCDP 4, le Tribunal avait également à l’esprit les titulaires de droits des Premières Nations :

[443] Dans l’éventualité future où une province, un territoire ou une Première Nation résist[erait] ou fe[rait] obstacle à la mise en œuvre, par le Canada, des décisions et ordonnances du Tribunal, la formation encourage le Canada à en fournir la preuve au Tribunal. Cette mesure aiderait la formation à comprendre leurs points de vue ainsi que les efforts effectués par le Canada afin de se conformer à nos ordonnances. Cela pourra mettre la situation dans son contexte et, pourrait nous éviter de rendre des ordonnances à l’encontre du Canada. À défaut de cette preuve, la formation rend des ordonnances pour éliminer la discrimination à court terme, tout en étant consciente de l’importance de la relation de Nation à Nation.

[444] La relation de Nation à Nation ne se limite pas aux rapports entre l’APN et le Canada; elle renvoie à la relation qui existe entre les Premières Nations et le Canada.

[445] De plus, selon le témoignage entendu, certaines Premières Nations auraient enjoint au Canada de procéder sur-le-champ au versement de l’indemnité due aux victimes et aux survivants admissibles ainsi qu’à la fourniture des mesures de soutien nécessaires, conformément aux ordonnances du TCDP. Cependant, le Canada et l’APN n’ont pas présenté d’éléments de preuve pour informer le Tribunal que certaines Premières Nations désapprouvaient l’ERD. C’est plutôt la Société de soutien qui a transmis de tels éléments de preuve, dont voici un extrait :

[traduction]

Que les chefs du Sommet des Premières Nations en assemblée déclarent que :

a. l’Assemblée des Premières Nations (APN) et le Canada ne sont pas autorisés à tenter de réduire les montants d’indemnité accordés aux victimes admissibles qui sont membres des Premières Nations de la Colombie-Britannique, ni à modifier le cadre d’indemnisation convenu et l’ordonnance sur le droit à l’indemnisation — tels qu’énoncés dans les décisions sur requête 2019 TCDP 39 et 2021 TCDP 7 — sans le consentement préalable, libre et éclairé des Premières Nations de la Colombie-Britannique;

b. l’APN et le Canada ne sont pas autorisés à présenter des observations au Tribunal ou à tout autre organisme en présupposant le consentement des Premières Nations de la Colombie-Britannique sans avoir obtenu notre consentement préalable, libre et éclairé au sujet de l’entente définitive et de toute requête ou demande de réparation adressée au Tribunal canadien des droits de la personne ou à la Cour fédérale.

[446] Le Tribunal a veillé à ce que les différents points de vue des titulaires de droits des Premières Nations soient respectés. Il a également traité de la question en ces termes dans la décision sur requête 2018 TCDP 4 :

[66] Cela dit, la formation appuie entièrement l’intention du Parlement d’établir une relation de nation à nation et le fait que la réconciliation est l’objectif que vise le Parlement (voir Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), [2016] 1 RCS 99), et elle le félicite d’avoir adopté cette démarche. La formation a ordonné que l’on réponde aux besoins précis des collectivités et cela consiste à consulter ces dernières. Cependant, elle n’entrevoyait pas que cette ordonnance retarde la réponse aux besoins urgents. La formation a prévu que pendant que les organismes disposeraient de plus de ressources pour mettre fin au retrait massif d’enfants immédiatement, on identifierait les meilleures pratiques ainsi que les besoins et ce, en vue d’améliorer les services pendant que la réforme du programme progresse à plus long terme. Ce n’est pas l’un ou l’autre; c’est l’un en plus de l’autre.

(Soulignement différent dans l’original)

[447] Ajoutons que les ordonnances prononcées par le Tribunal dans cette même décision rendent compte de sa volonté de respecter l’autonomie gouvernementale et le droit à l’autodétermination des Premières Nations.

[448] Le Canada a également une obligation de consulter, et se doit d’agir honorablement dans toutes ses relations avec les Premières Nations, les Inuits et les Métis (les peuples autochtones). Il s’agit de principes déjà traités dans la Décision sur le bien-fondé. Ils ne seront pas réexaminés dans la présente décision. Je me contenterai de dire que de nombreuses dispositions du droit canadien obligent le Canada à consulter les Premières Nations touchées par ses actions et ses décisions.

[449] La preuve soumise dans la présente requête comprend des résolutions des Premières Nations de la Colombie-Britannique où celles-ci disent ne pas souscrire à certains aspects de l’ERD, comme précisé ci-dessus. Elles ont exigé davantage de consultations, et le Canada ne peut l’ignorer.

[450] Par ailleurs, après l’audience relative à la requête, et en réponse aux questions de suivi du Tribunal, d’autres résolutions ont été déposées auprès de celui-ci à titre de pièce « C » jointe à l’affidavit de Doreen Navarro, puis admises au dossier de preuve. L’Assemblée des Premières Nations de la Colombie-Britannique (la « BCAFN ») a tenu son assemblée générale annuelle les 21, 22 et 23 septembre 2022, et a adopté la résolution 33/2022, que les chefs des Premières Nations ont signée. La résolution portait sur l’indemnisation des enfants et des familles victimes de discrimination dans la prestation de services à l’enfance et à la famille des Premières Nations et de services en vertu du principe de Jordan.

[451] Il est pertinent de rappeler le contexte qui a mené à la résolution, et que la BCAFN a ainsi résumé :

[traduction]

Le 31 décembre 2021, le Canada et les avocats des deux recours collectifs ont annoncé qu’une entente de principe relative à l’indemnisation avait été conclue en vue de l’élaboration d’une entente de règlement définitive sur la question de l’indemnisation, tant en ce qui a trait à la plainte pour atteinte aux droits de la personne et recours collectifs. Or, les chefs de l’APN n’ont adopté aucune résolution qui appuierait cette entente de principe, et qui autoriserait les négociateurs à s’écarter des ordonnances d’indemnisation du TCDP et de la résolution dans laquelle l’APN demandait l’indemnité maximale autorisée pour chacune des victimes de la discrimination exercée dans la cadre du programme des SEFPN. Le 16 juin 2022, le Sommet des Premières Nations a adopté une résolution (résolution du SPN no 0622.23) affirmant que l’APN et le Canada ne sont pas autorisés [à] apporter des changements par rapport à l’ordonnance sur le droit à l’indemnisation du TCDP sans le consentement préalable, libre et éclairé des Premières Nations de la Colombie
Britannique. Le 30 juin, l’APN, les parties aux recours collectifs et le gouvernement du Canada ont conclu une entente de règlement définitive sur l’indemnisation (l’« ERD ») sans solliciter le consentement préalable, libre et éclairé des Premières Nations ou de leurs chefs, et ont immédiatement déposé une requête auprès du Tribunal canadien des droits de la personne en vue d’obtenir une audience accélérée au sujet des ordonnances d’indemnisation du Tribunal. L’article 10 de l’ERD exige, entre autres, que l’APN [traduction] « prenne toutes les mesures raisonnables pour promouvoir et défendre publiquement l’entente ». À l’audience du Tribunal, les 15 et 16 septembre 2022, la Société de soutien a fait valoir que l’ERD avait une incidence défavorable sur les droits de nombreux enfants et familles, car elle réduisait ou éliminait leur droit à l’indemnité reconnu par le TCDP, tout en emportant renonciation à leur droit de poursuivre le Canada pour les préjudices subis en raison de la discrimination exercée par celui-ci, et ce, même si l’ERD ne leur accorde aucune indemnité financière. Lors de l’audience du Tribunal du 16 septembre 2022, le Tribunal a demandé aux avocats de l’APN si des Premières Nations ou d’autres intervenants s’étaient opposés à l’ERD. Or, même s’ils avaient en main la résolution du SPN, les avocats de l’APN n’ont pas fait part des objections du Sommet en réponse à la question du Tribunal. Les chefs de la Colombie-Britannique n’ont pas été consultés au sujet de l’ERD, et ne peuvent donc pas donner leur consentement préalable, libre et éclairé aux éventuels changements qu’elle contiendrait par rapport aux ordonnances sur l’indemnisation.

[452] La BCAFN a donc adopté la résolution suivante :

[traduction]

PAR CONSÉQUENT, IL EST RÉSOLU QUE :

1. Les chefs en assemblée de la BCAFN enjoignent au Canada de procéder sur-le-champ au versement de l’indemnité de 40 000 $, plus les intérêts, due aux victimes et aux survivants admissibles ainsi qu’à la fourniture des mesures de soutien nécessaires, conformément aux ordonnances du TCDP;

2. Les chefs en assemblée de la BCAFN déclarent que les négociateurs de l’APN ne sont pas autorisés à tenter de réduire les montants d’indemnité accordés aux victimes admissibles qui sont membres des Premières Nations de la Colombie‑Britannique, et déclarent également que ces négociateurs doivent respecter le cadre d’indemnisation convenu et l’ordonnance sur le droit à l’indemnisation tels qu’énoncés dans les décisions sur requête 2019 TCDP 39 et 2021 TCDP 7;

3. Les chefs en assemblée de la BCAFN expriment leurs préoccupations au sujet de l’assentiment donné par l’APN à l’article 10 de l’ERD, car celui-ci annule l’obligation, pour l’APN, de représenter les intérêts des Premières Nations en obtenant à cette fin l’autorisation des Chefs-en-assemblée de l’APN. Ils ordonnent donc à l’APN :

a. de retirer le consentement qu’elle a donné à cet article de l’entente ou, subsidiairement,

b. de communiquer pleinement toute l’information sur cette obligation aux gouvernements et aux experts des Premières Nations, aux tribunaux, de même qu’aux cours, au Tribunal et au public; et conviennent de nommer par la BCAFN d’un groupe indépendant d’experts et d’avocats qui examineront l’entente de règlement définitive et pourront éclairer les positions qui seront adoptées à son égard par la suite; les chefs en assemblée de la BCAFN déclarent que l’APN n’est pas autorisée à signer des dispositions comme l’article 10 de l’ERD en leur nom sans avoir obtenu leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause;

[…]

5. Les chefs en assemblée de la BCAFN enjoignent aux négociateurs de l’APN d’obtenir le consentement préalable, libre et éclairé des chefs des Premières Nations de la Colombie-Britannique avant toute représentation en justice sur toute entente définitive sur l’indemnisation susceptible d’avoir une incidence sur les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations en Colombie-Britannique; et les chefs en assemblée de la BCAFN exhortent également ces négociateurs à faire en sorte que toutes les négociations menées avec le Canada ou les avocats des recours collectifs relativement à toute question découlant de la décision sur requête 2016 TCDP 2 et des ordonnances subséquentes, ou d’actions en justice touchant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations de la Colombie-Britannique, soient menées d’une façon ouverte, transparente et respectueuse du consentement préalable, libre et éclairé des Premières Nations.

[453] Il convient de noter que la précédente résolution est signée par Terry Teegee, chef régional de la Colombie-Britannique, qui siège également au Comité exécutif de l’APN. Les chefs de la Colombie-Britannique n’ont pas témoigné à l’audience. Néanmoins, le Tribunal estime que cette résolution officielle signée par un chef régional a du poids, et qu’elle constitue un élément de preuve pertinent et fiable. De plus, la résolution est annexée à un affidavit déposé en preuve.

[454] Au cours de l’audience sur le bien-fondé, le Tribunal a entendu de nombreux témoignages portant sur le programme des SEFPN en Colombie-Britannique, et il en a tiré des conclusions, qui ne seront pas réexaminées ici. Mais, en d’autres mots, le Tribunal est conscient qu’un grand nombre de Premières Nations et d’organismes des Premières Nations en Colombie-Britannique bénéficient de ses conclusions et de ses ordonnances.

[455] Enfin, pour conclure sur ce point, la formation est d’avis qu’il ne faut pas interpréter la présente décision sur requête comme ayant pour effet d’empêcher l’exercice de l’autonomie gouvernementale ou la conclusion d’autres ententes à l’avenir, ni penser que le rejet de la présente requête se fonde sur le fait qu’il y a eu une décision de l’exécutif de l’APN plutôt qu’une résolution des chefs en assemblée. Le Tribunal avait des interrogations à la lumière des faits exposés ci-dessus, mais ces questions ne sont pas déterminantes quant à la requête.

[456] Dans la présente requête conjointe, le véritable problème est que le Tribunal a déjà rendu des ordonnances accordant une indemnité aux victimes et aux survivants — ordonnances par ailleurs confirmées par la Cour fédérale —, mais qu’on a ensuite fait des compromis en ce qui les concerne.

A. Droits individuels par rapport aux droits collectifs

[457] À l’audience, le Tribunal avait cru comprendre que l’APN affirmait qu’il devrait tenir compte des droits collectifs des Premières Nations de préférence aux droits individuels, ce qui a suscité des questions de suivi de la part du Tribunal. Cependant, l’APN a ensuite clarifié ses remarques. Ainsi, le Tribunal estime que cette question ne devrait pas être résolue dans le cadre de la présente instance. De plus, et de manière encore plus importante, le Tribunal convient que ces droits doivent être mis en équilibre, il mais estime que la question n’est pas déterminante par rapport à la présente requête. D’ailleurs, les observations que les parties ont présentées sur la question après l’audience étaient brèves. Étant donné qu’il ne s’agissait pas d’un élément déterminant, le Tribunal n’a pas exigé d’observations supplémentaires.

[458] La DNUDPA reconnaît les droits collectifs et protège l’identité collective et les biens et institutions collectifs, notamment la culture, la prise de décisions à l’interne et le contrôle et l’utilisation des terres et des ressources naturelles. Le caractère collectif des droits autochtones, qui est inhérent à la culture autochtone, constitue un rempart contre la disparition par l’assimilation forcée.

[459] Quant au principe du consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, il assure un rôle fondamental de protection des droits collectifs des peuples autochtones. Ainsi, il ne peut être détenu ou exercé à titre individuel par les membres d’une communauté autochtone. La DNUDPA énonce à la fois les droits individuels et les droits collectifs des peuples autochtones. Elle traite des uns et des autres en utilisant un libellé qui distingue clairement les « peuples autochtones » des « individus ». Il n’est donc pas surprenant qu’aucune des dispositions de la DNUDPA qui traitent du consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause (art. 10, 11, 19, 28, 29 et 32) ne fasse référence à des individus. Le fait d’« individualiser » ces droits irait à l’encontre de l’objectif qu’ils visent (voir A/HRC/39/62, au par. 13).

[460] L’APN soutient que les droits collectifs des Premières Nations découlent du fait que celles-ci sont reconnues en tant que peuples par le droit international coutumier. Les critères définissant un « peuple » selon le droit international coutumier sont les suivants : d’abord, le groupe visé doit constituer une unité sociale ayant une identité claire et des caractéristiques qui lui sont propres; ensuite, il doit entretenir un lien avec un territoire; et enfin, il doit affirmer être plus qu’une simple minorité ethnique, linguistique ou religieuse.

[461] Selon l’APN, le droit international actuel comporte deux niveaux d’application. Au premier niveau, il influence la façon dont les États du monde entier interagissent entre eux. Se rapprochant du droit interne, le second niveau du droit international s’applique aux relations entre un État et les personnes qui vivent sur son territoire. Il traite surtout des violations des droits de la personne et des mauvais traitements infligés à des personnes. Le Tribunal accepte cette caractérisation.

[462] Le Tribunal convient également avec l’APN que la question du statut des droits collectifs des Premières Nations doit être laissée à d’autres instances, qui pourront se pencher et statuer sur la nature, la source, la pleine portée et le contexte de ces droits. En l’espèce, il y a tellement en jeu que l’APN prie instamment la formation de limiter son analyse à la question dont elle est saisie, et qui consiste à savoir si l’ERD respecte ses ordonnances d’indemnisation.

[463] Le Tribunal, toutefois, rejette l’affirmation de l’APN selon laquelle, en se bornant à examiner la question des droits des Premières Nations à travers le prisme des droits de la personne, la Société de soutien réduit le statut de ces dernières à celui d’une population minoritaire au sein de l’État canadien.

[464] Le Tribunal partage l’avis de la Société de soutien quant au fait que les droits individuels et collectifs ne sont pas, par nature, mutuellement exclusifs. Les droits des individus (y compris le droit à des mesures de réparation efficaces) et les droits d’une collectivité peuvent, et doivent, coexister.

[465] L’un des arguments les plus convaincants à cet égard a été avancé par la Société de soutien lorsqu’elle a expliqué l’approche suivie par le Tribunal dans la présente plainte. En l’espèce, des individus titulaires de droits ont été victimes d’une grave discrimination généralisée exercée par le Canada, ce qui a également eu des effets sur leurs collectivités. Au moment d’examiner la question des réparations à accorder, le Tribunal a élargi la consultation exigée du Canada au-delà de la Commission pour veiller à ce que les voix des Premières Nations et de personnes possédant une expertise importante puissent être entendues par l’entremise d’organismes représentatifs, dans le but d’éclairer les mesures de réparation immédiates et à long terme. Dans ses ordonnances, le Tribunal a également prévu des dispositions permettant à une Première Nation de négocier individuellement des ententes particulières avec le Canada. Fait important, le Tribunal a aussi fait en sorte que les intérêts particuliers des Premières Nations à l’égard de questions distinctes puissent être pris en compte, grâce au mécanisme des « parties intéressées » prévu par les Règles de procédure du Tribunal. Le Tribunal juge exacte cette interprétation de ce qui s’est produit au cours de la présente instance.

[466] Enfin, cette question qui, je le rappelle, n’est pas déterminante, ne sera pas tranchée dans le cadre de la présente requête.

IX. La demande de modification des ordonnances d’indemnisation du Tribunal pour tenir compte des conditions de l’ERD est rejetée

[467] La demande de modification des ordonnances d’indemnisation du Tribunal pour tenir compte des conditions de l’entente de règlement définitive est rejetée.

[468] Le Tribunal a trouvé ardue la présente décision. En effet, il a dû faire un choix difficile : soit il approuvait l’ERD dans sa forme actuelle, soit il modifiait ses ordonnances en fonction des changements qu’y apportait l’ERD, soit il rejetait l’ERD et empêchait ainsi l’indemnisation rapide d’un grand nombre de victimes et de survivants, ce qui n’était pas son objectif ni son souhait. Certains des changements auraient pour effet d’améliorer les ordonnances du Tribunal et d’augmenter les indemnités au-delà de ce qui est permis par la LCDP, un résultat qui plaît au Tribunal. Le Tribunal est favorable à ce que le versement de l’indemnité ait lieu le plus tôt possible. Cela dit, une partie des changements en question sont préjudiciables pour certaines personnes et vont à l’encontre des ordonnances du Tribunal.

[469] Le Canada fait valoir que, si le Tribunal devait retenir l’interprétation excessivement formaliste et restreinte de la compétence du Tribunal que proposent la Société de soutien et la Commission, il deviendrait sans doute impossible, pour les parties, de négocier un règlement qui différerait de quelque façon que ce soit des ordonnances antérieures du Tribunal. Une telle interprétation aurait pour effet de paralyser le Tribunal, et l’empêcherait d’entériner la solution à laquelle les motifs du juge Favel et l’approche dialogique sont censés permettre de parvenir.

[470] Le Tribunal comprend cette préoccupation légitime, et il peut confirmer qu’on ne se trouve pas dans une telle situation, ici. Le Tribunal est disposé à accepter d’autres écarts importants entre l’ERD et ses ordonnances, pourvu que l’ensemble des victimes et des survivants reconnus dans ses ordonnances soient pris en compte par l’ERD. Par exemple, il accepte que sa compétence sur la question de l’indemnisation prenne fin, et que le rôle de supervision du processus d’indemnisation soit assumé par une autre autorité au moyen d’un changement qui fera en sorte que l’on ait un seul processus supervisé par la Cour fédérale. L’ERD comporte d’autres différences que le Tribunal admet aussi, comme l’élargissement des catégories de victimes et de survivants admissibles et l’augmentation du montant de l’indemnité au-delà des 40 000 $ prévus par la LCDP. Même si cette loi ne l’autorise pas à modifier ses ordonnances pour y intégrer pareils changements, le Tribunal peut déclarer que sur ce plan, l’ERD est entièrement conforme à ses ordonnances. Le Tribunal n’insiste pas pour qu’on lui soumette une copie exacte de ses décisions sur requête. Ce sur quoi il insiste, par contre, c’est le respect de ses ordonnances définitives concernant le montant de l’indemnité et les catégories de victimes et de survivants admissibles à celle-ci.

[471] Si l’ensemble des victimes et des survivants qui ont validement été reconnus dans les ordonnances du Tribunal — et qui, à l’heure actuelle, sont les seuls à bénéficier des conclusions tirées par Tribunal à partir de la preuve et à l’issue d’un processus décisionnel — avaient été pris en compte dans l’ERD, le Tribunal aurait pu faire droit à la présente requête et reconnaître que l’entente satisfait entièrement à ses ordonnances.

[472] Si le Tribunal n’approuve pas l’ERD, c’est principalement parce qu’elle déroge à ses ordonnances existantes. En effet, on y a réduit l’indemnité accordée à certaines victimes ou certains survivants afin de tenir compte de la quantité déterminée de fonds qui y est prévue et du fait que les victimes et survivants visés par les recours collectifs sont bien plus nombreux à se disputer ces fonds. Aucune décision ni ordonnance sur le fond n’a été rendue à l’égard des victimes visées par les recours collectifs; pourtant, l’ERD écarte des victimes et survivants dont les droits ont été confirmés dans le cadre de la présente instance.

[473] Si le Tribunal devait permettre une telle situation, quel message enverrait-il, lui qui a le mandat d’assurer la protection des victimes et survivants qui sont les plus vulnérables, et dont les droits ont désormais été reconnus? En quoi cela pourrait-il être une issue raisonnable et légitime?

[474] Le Tribunal n’est pas une entité politique chargée de choisir entre certaines personnes par rapport à d’autres pour des motifs financiers et politiques. Dès lors qu’il a examiné la preuve, qu’il en a tiré des conclusions et qu’il a jugé que les ordonnances étaient justifiées, le Tribunal ne peut changer d’avis et revenir sur sa décision, à moins qu’il n’ait commis une erreur, qu’une cour de révision n’infirme une de ses conclusions ou encore que de nouveaux éléments de preuve convaincants le justifient. Compte tenu des motifs et de la jurisprudence dont il a fait l’analyse ci-dessus, le Tribunal ne saurait permettre ici à l’APN et au Canada de rouvrir une ordonnance définitive sur le montant de l’indemnité. Le Tribunal n’a reçu aucun élément de preuve qui attesterait quelque erreur dans sa conclusion selon laquelle les victimes et survivants en l’espèce ont subi les préjudices les plus graves et ont droit au montant de 40 000 $, compte tenu du préjudice moral qui leur a été causé et des actes délibérés ou inconsidérés du Canada. En effet, il s’agit du maximum que le Tribunal peut accorder en vertu de la LCDP.

[475] Même en faisant abstraction de la question des catégories des enfants dont le placement n’a pas été financé par SAC et de ceux qui ont été lésés par le non-respect du principe de Jordan, le Tribunal ne peut conclure que l’ERD respecte pleinement ses ordonnances, à cause des deux autres écarts exposés précédemment. Qui plus est, il ne peut modifier ses ordonnances de manière à réduire l’indemnité des victimes ou survivants ou à priver ceux-ci de leur droit à l’indemnité en considération des raisons invoquées par l’APN et le Canada.

[476] L’APN et le Canada ont présenté des arguments importants repris des procédures de recours collectif; certains ont déjà été traités plus haut. Le Tribunal examinera d’autres arguments importants à tour de rôle, ci-dessous.

A. Le facteur des compromis pour en arriver à l’ERD vu sous l’angle des droits de la personne

[477] Les parties signataires de l’ERD soutiennent que tout règlement nécessite des compromis, ce que le Tribunal ne nie pas.

[478] L’APN soutient que la formation a compétence pour accepter tous les compromis trouvés par les parties aux négociations, à condition que chacun d’entre eux soit rationnel et fondé sur des principes. Le Tribunal convient qu’en l’espèce, les compromis atteints pour les Premières Nations sont basés sur des principes et des motifs rationnels. Le problème réside dans la décision du Canada et de l’APN de poursuivre les négociations en supposant qu’il était acceptable de réduire les droits des victimes et survivants déjà reconnus par le Tribunal dans ses ordonnances, ou encore de les priver de ces droits. Il est vrai que, dans la pratique, les négociations exigent des compromis. Mais, du point de vue de sa force exécutoire, la nécessité de négocier des compromis en vue d’un règlement ne s’élève pas au même rang que des ordonnances contraignantes rendues en vertu de la LCDP.

[479] L’APN et le Canada s’appuient sur une décision récente de la Cour fédérale pour soutenir qu’aucun règlement n’est parfait (voir Première Nation Tk’emlúps te Secwépemc c. Canada, 2021 CF 988, au par. 64). Le Tribunal souscrit à cette affirmation. L’APN et le Canada ajoutent que la présente entente de règlement rend compte des efforts considérables déployés par les parties pour procéder selon l’approche dialogique, comme les y a encouragés la Cour fédérale. Les règlements supposent nécessairement de trouver un équilibre entre les avantages et les compromis, et, dans ce cas-ci, les avantages sont évidents.

[480] Il est juste de dire que, de façon générale, l’ERD offre des avantages manifestes. Toutefois, le Tribunal constate que le caractère avantageux de ses dispositions dépend de quel côté de la barrière se trouve la victime ou le survivant. Pour ceux dont les droits ont été reconnus dans les conclusions et ordonnances du Tribunal, mais qui pourraient maintenant voir leur indemnité être réduite ou supprimée, malheureusement, ce n’est pas le cas : l’ERD n’est pas avantageuse. Le Tribunal a d’abord et avant tout une responsabilité envers les victimes et survivants qu’il a déjà reconnus, de même qu’à l’égard de leur intérêt supérieur.

[481] Le Tribunal est d’accord avec l’APN pour dire que les indemnités payables à chaque individu seront substantielles, et que le montant total de l’indemnisation est historique et reflète l’ampleur des préjudices causés. Là où le Tribunal apporterait une nuance, c’est en ce qui concerne le fait que certains compromis ont été conclus en fonction du montant fixe d’indemnisation convenu par le Canada, ce qui donne à penser que l’ampleur des préjudices pourrait être supérieure à l’impressionnant montant d’indemnisation de 20 milliards de dollars.

[482] De plus, l’APN et le Canada n’ont pas convaincu le Tribunal qu’alors que ses ordonnances ont déjà été rendues, celui-ci devrait intégrer des compromis dans son analyse fondée sur les droits de la personne, ou encore, que ces compromis l’emportent sur la nécessité de préserver les droits des victimes et des survivants reconnus dans les ordonnances rendues en l’espèce. Autrement dit, le rôle du compromis dans les litiges ne s’étend pas à permettre une dérogation aux ordonnances exécutoires du Tribunal.

[483] Si le Canada avait conclu une entente avec la Société de soutien en faisant fi des exhortations de l’APN à ne pas réduire l’indemnité des victimes et survivants, mais aussi, en ignorant certaines avancées durement acquises, l’APN aurait pu, à raison, dénoncer une telle injustice.

B. L’ERD en tant que « nouveaux renseignements mis au jour » depuis que le Tribunal a rendu ses ordonnances

[484] L’APN soutient que le Tribunal peut examiner l’ERD et modifier ses ordonnances en fonction de celle-ci. Pour les motifs susmentionnés, le Tribunal est en partie d’accord avec elle. Encore une fois, il estime ne pas pouvoir modifier ses ordonnances définitives sur l’’indemnité pour les catégories de victimes déjà reconnues dans ses ordonnances. De plus, il n’a pas reçu suffisamment d’éléments de preuve ni d’observations sur la nature des modifications proposées. Le Tribunal partage l’avis de la Société de soutien quant au fait que l’APN et le Canada n’ont pas précisé les modifications souhaitées. Cette imprécision mine les principes de l’équité procédurale. En outre, le Tribunal ne peut pour autant réduire ou retirer l’indemnité déjà consentie aux victimes ou aux survivants dans ses ordonnances.

C. Les victimes recevront bientôt réparation

[485] L’ERD pourra être mise en œuvre plus rapidement si la présente décision sur requête ne fait l’objet d’aucun contrôle judiciaire, ce qui est peu probable, considérant les points de vue qui s’opposent ici. En outre, dans le cadre de la présente instance, procéder rapidement se fait aux dépens de l’équité pour les victimes et les survivants. Les parties ont décidé de laisser en suspens les derniers éléments du processus d’indemnisation du Tribunal afin de conclure l’ERD. Le Tribunal le comprend, mais on ne saurait lui attribuer les retards. Les parties pourraient concevoir d’ici peu le guide relatif à la distribution des indemnités, puis le soumettre au Tribunal pour approbation. Cette mesure accélérerait peut‑être le processus d’indemnisation. Pour ce qui est de l’appel interjeté par le Canada contre les décisions sur l’indemnisation, et de la possibilité que des années s’écoulent avant que les victimes puissent effectivement jouir des réparations, le Tribunal fait remarquer que cette situation aurait pu être évitée si l’on n’avait pas exclu de l’ERD les victimes et survivants reconnus dans les ordonnances du Tribunal. En définitive, rien ne garantit que l’ERD n’entraînerait pas d’autres retards, étant donné que des parties à la présente plainte s’y opposent, et vu le risque de contrôle judiciaire de part et d’autre.

D. L’élargissement de la portée et l’augmentation de l’indemnité pour certaines victimes ou certains survivants

[486] L’élargissement de la portée de l’indemnisation et l’augmentation du montant de l’indemnité pour certaines victimes ou certains survivants sont les motifs les plus convaincants pour justifier l’approbation de l’ERD. Le Tribunal est entièrement favorable à un tel élargissement, et il en reconnaît les avantages. C’est pour cette raison qu’il a sérieusement envisagé d’approuver l’ERD, et qu’il a trouvé la présente décision difficile.

[487] Malgré tous les facteurs convaincants et importants à prendre en considération, le Tribunal est axé sur les droits de la personne. Il ne peut se prononcer en faveur d’une réduction ou d’une annulation de l’indemnité à verser aux victimes qu’il a déjà reconnues dans ses ordonnances. Il enverrait ainsi un message négatif contraire au rôle que la LCDP lui confie, et qui consiste à veiller à ce que la discrimination constatée soit éliminée, à ce qu’elle ne se reproduise plus et à ce que les victimes et les survivants obtiennent réparation. Les améliorations en question, aussi louables et souhaitables soient-elles, n’autorisent pas le Tribunal à réduire ou à éliminer l’indemnité accordée aux victimes et aux survivants actuellement reconnus par ses ordonnances.

[488] L’APN et le Canada avancent que, dans de telles circonstances, la Cour fédérale cherchera à savoir si le règlement conclu est juste et raisonnable, et s’il sert au mieux les intérêts du groupe dans son ensemble. Le Cour fédérale peut, pour ce faire, examiner les modalités du règlement proposé, la probabilité de succès ou de recouvrement par voie de procédure judiciaire; les frais associés à la poursuite de la procédure et la durée de celle-ci; la dynamique des négociations en vue d’un règlement et les positions qui y ont été adoptées; les risques que présente le fait de ne pas approuver le règlement sans condition; et la position des représentants des demandeurs. Soulignons que les risques de litige liés au fait de ne pas approuver l’entente et le point de vue des représentants des demandeurs sont des éléments particulièrement importants.

[489] Le Tribunal a déjà précisé qu’il n’était pas tenu de suivre une analyse propre aux recours collectifs. Bien que certains des critères ci-dessus puissent être instructifs, le Tribunal est régi par le cadre législatif exposé dans la présente décision sur requête.

[490] De plus, la demande de l’APN visant à ce que l’on procède rapidement à l’indemnisation n’a pas permis aux parties ou au Tribunal de poser des questions aux représentants des demandeurs adultes durant l’instance pour comprendre leur point de vue, et le Tribunal n’a pas pu en tirer des conclusions. L’APN a offert de présenter les représentants des demandeurs à l’audience, après la clôture de la preuve, et a confirmé qu’elle n’avait pas l’intention de les faire témoigner dans le cadre de l’audience. Le Tribunal a demandé si leur témoignage était requis, auquel cas, il a proposé de fixer des dates d’audience, mais l’APN a répondu que ce n’était pas nécessaire.

[491] Par ailleurs, l’APN et le Canada ajoutent que l’ERD a été élaborée sous l’égide des Premières Nations, et qu’elle favorise la réconciliation. Le Tribunal prend acte de cet argument et, comme il l’a expliqué dans la présente décision sur requête, il en a tenu compte au moment de rendre sa décision.

[492] Le Tribunal ne dit pas qu’il lui est impossible de modifier ses ordonnances si l’ERD ne les reflète pas parfaitement. Le Tribunal peut modifier ses ordonnances pour les clarifier ou les améliorer, ou pour tenir compte des volontés des parties, si elles y consentent, et si ces modifications n’ont pas pour effet de retirer des droits déjà reconnus.

[493] Le Tribunal souligne que la LCDP est une loi réparatrice.

[494] En fait, la LCDP autorise la mise sur pied de programmes de promotion sociale lorsque ceux-ci ont pour objectif de principe de garantir l’équité à des groupes de la société victimes de discrimination (voir l’article 16 de la LCDP). La question a déjà été examinée dans l’arrêt Action travail des femmes, sur lequel le Tribunal s’est appuyé dans sa Décision sur l’indemnisation, 2021 TCDP 6 :

[66] De l’avis de la CSC, le paragraphe 2 de l’ordonnance relative à des mesures temporaires spéciales, qui ordonnait au CN de mettre en œuvre un programme d’emploi spécial, était expressément conçu pour s’attaquer et remédier au genre de discrimination systémique qui, dans l’affaire en cause, visait les femmes. La CSC a donc traité de la question précise de la portée des pouvoirs de réparation établis par l’alinéa 41(2)a) (aujourd’hui l’alinéa 53(2)a)) de la LCDP, en tenant compte du pouvoir accordé au Tribunal d’ordonner des mesures concernant « l’adoption d’une proposition relative à des programmes, des plans ou des arrangements spéciaux visés au paragraphe 15(1) » (aujourd’hui le paragraphe 16(1)), pour « prévenir les actes semblables » (Action Travail des Femmes, à la page 1139).

[67] Souscrivant à l’opinion dissidente du juge MacGuigan, de la Cour d’appel fédérale, dans la cause en appel, la CSC a décrété que l’alinéa 41(2)a) (aujourd’hui l’alinéa 53(2)a)) était « conçu pour permettre aux tribunaux des droits de la personne d’empêcher que des groupes protégés identifiables ne soient à l’avenir victimes de discrimination » (Action Travail des Femmes, à la page 1141). Dans les affaires de discrimination systémique, pour prévenir la répétition de pratiques discriminatoires, il est souvent nécessaire de se reporter à des régimes historiques de discrimination pour concevoir les stratégies qui seront appropriées à l’avenir (Action Travail des Femmes, à la page 1141). De plus, la CSC a déclaré que le genre de mesures que le Tribunal avait ordonnées dans cette affaire pouvait être le seul moyen de réaliser l’objet de la LCDP, soit combattre et prévenir toute discrimination future (Action Travail des Femmes, aux pages 1141 et 1145). (Non souligné dans l’original.)

[68] Dans de telles affaires, on ne peut dissocier la « réparation » de la « prévention », étant donné qu’« il ne peut y avoir de prévention sans une forme quelconque de réparation » (Action Travail des Femmes, à la page 1142). Dans ce contexte, les réparations que prévoit l’alinéa 53(2)a) de la LCDP sont axées sur un groupe protégé bien précis, et elles sont non seulement de nature compensatoire, mais aussi de nature prospective. Cela étant, pour atteindre l’objectif de prévention de la LCDP, « mettre en œuvre des programmes, des plans ou des arrangements spéciaux », comme il est indiqué au paragraphe 16(1) de la LCDP, répond à trois grands objectifs : 1) contrecarrer les effets de la discrimination systémique, 2) s’attaquer au problème des attitudes stéréotypées et 3) créer une masse critique, qui « permettrait au système de continuer à se corriger par lui-même » (Action Travail des Femmes, aux pages 1143 et 1144). (Non souligné dans l’original.)

[69] En somme, tout en décrétant que le Tribunal avait le pouvoir d’ordonner une telle mesure spéciale, la CSC a résumé ses conclusions en ces termes :

Pour des motifs de commodité, je vais résumer mes conclusions sur la validité du programme d’équité en matière d’emploi visé par l’ordonnance du Tribunal. Pour rendre vaine toute discrimination future, détruire les stéréotypes discriminatoires et créer la « masse critique » requise d’intégration du groupe visé à la main-d’œuvre, il est essentiel de combattre les effets de la discrimination systémique antérieure. Ce faisant, on crée des possibilités d’amélioration permanente des chances d’emploi pour le groupe autrefois exclu. L’objet dominant des programmes d’équité en matière d’emploi est toujours d’améliorer la situation future du groupe visé. Le juge MacGuigan souligne, dans ses motifs de dissidence, qu’« on peut raisonnablement s’attendre à ce que la prévention de la discrimination systémique exige des sanctions à caractère systémique » (p. 120). Les sanctions systémiques doivent être fondées sur l’expérience du passé, afin d’empêcher la discrimination future. Des objectifs d’embauche précis, comme l’a reconnu le juge Hugessen, constituent une tentative rationnelle d’imposer un correctif systémique à un problème systémique. L’ordonnance de mesures spéciales temporaires du tribunal est donc conforme à l’al. 41(2)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Elle constitue un « programme, plan ou arrangement spécial » au sens du par. 15(1), qui peut donc être ordonné en vertu de l’al. 41(2)a). L’ordonnance d’équité en matière d’emploi est logiquement conçue pour combattre la discrimination systémique dans la région du StLaurent du Canadien National par la prévention d’« actes semblables ».

(Action Travail des Femmes, aux pages 1145 et 1146).

[70] La formation s’est fondée à plusieurs reprises sur les principes que la Cour suprême du Canada a établis dans l’arrêt Action Travail des Femmes; voir, par exemple, les décisions 2016 TCDP 2, au paragraphe 468, 2016 TCDP 10, aux paragraphes 12 à 18, 2018 TCDP 4, aux paragraphes 21 à 39 et 2019 TCDP 39, au paragraphe 97.

[495] Qui plus est, que ce soit dans la LCDP elle-même, dans l’esprit de cette loi ou dans le cadre d’une analyse appropriée fondée sur les droits de la personne, le Tribunal ne trouve nulle trace de l’idée selon laquelle on pourrait supprimer des droits reconnus dans une ordonnance. Un examen attentif du travail de la formation dans la présente affaire montre clairement qu’elle considère que son rôle prévu par la LCDP est proactif et vise à prévenir et à éliminer la discrimination, et non à rendre des ordonnances pour ensuite les révoquer.

[496] Dans sa décision sur requête 2021 TCDP 6, la formation a écrit ceci :

[61] Au contraire, pour interpréter la LCDP, il est important de prendre en compte son objet, qui est de compléter la législation canadienne actuelle, comme il est indiqué à l’article 2, afin de donner effet au principe selon lequel tout être humain devrait avoir des chances égales de vivre sa vie sans discrimination (Action Travail des Femmes, à la page 1133). Il convient de rappeler que la législation en matière de droits de la personne vise à donner effet à des droits d’importance vitale, susceptibles d’être mis à exécution, en dernière analyse, devant une cour de justice (Action Travail des femmes, à la page 1134). Par conséquent, si le sens des mots employés dans la LCDP est important, le fait de reconnaître et de donner pleinement effet aux droits qui y sont énoncés l’est tout autant (Action Travail des Femmes, à la page 1134). Cela concorde aussi avec une autre loi fédérale, la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I21, selon laquelle les textes de loi sont censés être réparateurs et doivent donc s’interpréter de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de leurs objets (Action Travail des Femmes, à la page 1134).

[62] Cette méthode globale d’interprétation de la législation en matière de droits de la personne a été énoncée pour la première fois dans l’arrêt Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, 1982 CanLII 27 (CSC), [1982] 2 RCS 145, où le juge Lamer a reconnu la nature fondamentale de telles lois : un code des droits de la personne ne doit pas être considéré « comme n’importe quelle autre loi d’application générale; il faut le reconnaître pour ce qu’il est, c’estàdire une loi fondamentale » (Action Travail des Femmes, aux pages 1135 et 1136, citant l’arrêt Heerspink, à la page 158). Ce principe d’interprétation a plus tard été confirmé et précisé dans l’arrêt Winnipeg School Division No. I c. Craton, 1985 CanLII 48 (CSC), [1985] 2 RCS 150, à la page 156, où le juge McIntyre, s’exprimant au nom d’une Cour unanime, a écrit :

Une loi sur les droits de la personne est de nature spéciale et énonce une politique générale applicable à des questions d’intérêt général. Elle n’est pas de nature constitutionnelle, en ce sens qu’elle ne peut pas être modifiée, révisée ou abrogée par la législature. Elle est cependant d’une nature telle que seule une déclaration législative claire peut permettre de la modifier, de la réviser ou de l’abroger, ou encore de créer des exceptions à ses dispositions.

(Extrait cité dans l’arrêt Action Travail des Femmes, à la page 1136.)

[65] Il faut également appliquer ces principes pour interpréter les pouvoirs réparateurs que la LCDP confère au Tribunal.

[497] Une interprétation de l’article 53 de la LCDP selon laquelle le Tribunal, qui a déjà reconnu les victimes et survivants dans ses ordonnances, pourrait changer d’avis plus tard pour les raisons avancées dans la présente requête — dont les contraintes financières non attestées — est inappropriée et va à l’encontre des motifs de la CSC dans l’arrêt Action Travail des femmes.

[498] Le Tribunal ne peut rendre l’ordonnance subsidiaire demandée visant à ce qu’il modifie ses ordonnances antérieures pour les rendre conformes à l’ERD, ou à ce qu’il donne préséance à l’ERD au détriment de ses ordonnances en cas d’incompatibilité. Le Tribunal tire cette conclusion après avoir examiné la jurisprudence applicable, la LCDP et le régime des droits de la personne — des aspects qu’il a tous analysés plus haut — ainsi que ses conclusions et ses ordonnances antérieures.

[499] Ajoutons que le cadre juridique de l’ERD est fondé sur les recours collectifs en instance. Le Canada n’a pas veillé à appliquer, comme il se doit, une optique des droits de la personne à ses obligations actuelles en matière de droits de la personne et aux ordonnances exécutoires rendues à son encontre, de manière à permettre au Tribunal d’entériner l’ERD.

[500] Le Tribunal est pleinement conscient que, même s’il examine la question en litige sous l’angle des droits de la personne et des pouvoirs que lui confère la LCDP, la loi ne l’autorise pas pour autant à modifier ses ordonnances en supprimant des droits accordés à des catégories de victimes et de survivants, et ce, afin de conformer ses ordonnances à l’ERD. La loi l’interdit. Le Tribunal est une instance décisionnelle, et non politique, qui tire ses pouvoirs d’une loi. Il ne peut modifier les recours intentés sous le régime de la LCDP pour porter atteinte à des droits quasi constitutionnels.

[501] L’APN avance que, si l’on suit un tel raisonnement, les parties ne seront jamais en mesure de régler des litiges en dehors du processus judiciaire. Cet argument est inexact. En l’espèce, le problème réside dans le fait que le processus d’élaboration de l’ERD s’est déroulé après que les ordonnances aient été rendues, et qu’il a donné lieu au bradage du droit à l’indemnité d’une partie des victimes et des survivants, alors qu’il s’agit d’un droit de la personne déjà reconnu dans des ordonnances licites. Cette façon de faire équivaut à une attaque indirecte contre les ordonnances du Tribunal concernant le montant de l’indemnité et l’admissibilité à l’indemnité.

[502] Le Tribunal ne saurait trop insister sur l’importance de protéger les droits des victimes et des survivants partout au Canada. Pour ce faire, le Tribunal doit veiller à ce que les victimes et survivants en l’espèce — mais aussi d’autres victimes, dont peut-être des peuples et des nations autochtones — puissent présenter en vertu de la LCDP une plainte pour atteinte aux droits de la personne, et voir cette plainte instruite jusqu’à obtention d’une décision définitive qui prévoit une réparation équitable. Les victimes et survivants doivent pouvoir compter sur le caractère définitif des conclusions de discrimination et des décisions d’indemnisation du Tribunal. Les droits de la personne sont des droits fondamentaux. Il ne s’agit pas d’un outil de marchandage pour les parties. Comme dans le cas des lois et règlements sur les droits de la personne, qui fixent des normes minimales auxquelles les parties ne peuvent se soustraire par une entente, les ordonnances d’indemnisation du Tribunal imposent des obligations d’indemnisation au Canada. Le Canada ne peut se dérober à ces obligations en se tournant vers une procédure distincte.

[503] La présente affaire se distingue nettement, en ce qu’elle comporte une réforme à long terme à l’égard de laquelle il reste des questions à trancher par le Tribunal. Le Tribunal appuie les solutions dirigées par les Premières Nations qui visent à éliminer la discrimination, dans la mesure où des éléments de preuve démontrent qu’elles permettent d’éliminer la discrimination systémique d’une manière efficace, durable et adaptée aux besoins particuliers des enfants, des familles et des communautés des Premières Nations. Le Tribunal rappelle aux parties qu’il est un tribunal créé par la loi, et que son mandat consiste à éradiquer la discrimination au Canada dès le moment où il conclut à l’existence d’une telle discrimination, en se fondant toujours sur des éléments de preuve et non sur des opinions. Le Tribunal demeure saisi de l’affaire et, avant de pouvoir s’en dessaisir, il lui faudra tirer d’autres conclusions pour veiller à ce que la discrimination raciale et systémique soit éradiquée et ne se reproduise plus. L’expertise des Premières Nations parties à l’instance est essentielle à cette tâche importante.

[504] Par ailleurs, les droits garantis par la LCDP ne sont pas éphémères. Dès lors que des droits sont reconnus en vertu de la LCDP, ils ne peuvent être retirés. À partir du moment où une décision ou une ordonnance sur l’indemnisation est rendue pour protéger des droits, ceux-ci ne peuvent être annulés en l’absence d’une ordonnance d’une cour de révision en ce sens.

[505] Le Tribunal estime qu’aucun fondement juridique ne lui permet d’accepter toutes les modifications demandées par l’APN et le Canada, ou de conclure que l’ERD satisfait entièrement à ses ordonnances sur l’indemnisation. Rendre les ordonnances demandées aurait pour conséquence de priver certaines victimes et certains survivants du droit à l’indemnité que leur confèrent les ordonnances du Tribunal.

[506] Le Tribunal est néanmoins prié instamment d’entériner l’ERD même si elle n’est pas identique à ses ordonnances, pour le motif qu’elle assurerait une indemnisation rapide aux victimes et aux survivants admissibles selon l’ERD. Or, une telle approbation par le Tribunal est conditionnelle aux exigences énoncées ci-dessous en ce qui concerne la question des dispositions de retrait et la question de l’inclusion, dans l’ERD, de l’ensemble des victimes et survivants reconnus dans les ordonnances du Tribunal.

X. Conclusion

[507] Les conclusions du Tribunal sont les suivantes :

[508] Le Tribunal n’est pas functus officio; il n’est pas dessaisi de la question. Il lui est donc permis d’examiner si l’ERD satisfait entièrement à ses ordonnances.

[509] Le Tribunal conclut que l’ERD satisfait substantiellement à ses ordonnances. Elle peut potentiellement satisfaire entièrement aux ordonnances du Tribunal si on la modifie pour y inclure toutes les catégories de victimes et de survivants ainsi que les montants d’indemnité prévus par les ordonnances du Tribunal, et si elle prévoit la possibilité, pour les bénéficiaires, de s’exclure de l’ERD d’une manière qui soit pleinement adaptée et qui remédie aux préoccupations exposées précédemment.

[510] Le Tribunal ne peut conclure ni déclarer que l’ERD satisfait entièrement à ses ordonnances, étant donné qu’une partie des victimes et des survivants qu’il y a reconnus, et auxquels il a accordé une indemnité, ont été exclus de l’entente, ou ont vu leur indemnité réduite. La Cour Fédérale a confirmé les décisions du Tribunal. Au vu de la preuve à sa disposition, le Tribunal ne peut conclure que l’ERD est entièrement conforme à ses ordonnances. Il s’agit d’un problème réel d’ordre juridique, et non seulement technique.

[511] Le Tribunal constate que l’ERD respecte de nombreux éléments importants de ses ordonnances d’indemnisation, par exemple la nécessité d’éviter de causer de nouveaux traumatismes aux victimes et de faire témoigner des enfants, et le recours à un processus adapté à la culture. De façon générale, la formation approuve l’ERD et elle la trouve plus avantageuse que ses ordonnances à bien des égards. La formation comprend aussi les décisions raisonnées prises par les Premières Nations. Elle juge également très utile qu’il y ait un seul processus supervisé par la Cour fédérale pour la question de l’indemnisation. La formation aurait probablement approuvé un règlement semblable à celui de l’ERD s’il lui avait été demandé de le faire avant qu’il ne rende sa Décision sur le droit à l’indemnisation, ou si toutes les victimes et tous les survivants déjà reconnus par les ordonnances du Tribunal avaient été pris en compte.

[512] Le Tribunal a toujours envisagé d’ajouter d’autres catégories de victimes indemnisables. Il était disposé à le faire en cas de besoin, et si cette éventualité était soutenue par la preuve, mais l’APN a refusé cette option dans ses observations en disant craindre que le processus d’indemnisation mené avec le Canada ne se retrouve dans une impasse. Les ordonnances d’indemnisation faisaient alors toujours l’objet d’un contrôle judiciaire. Le Tribunal n’avait jamais envisagé que l’on puisse retirer des catégories reconnues de victimes et de survivants après qu’il ait tiré ses conclusions et rendu ses ordonnances fondées sur des éléments de preuve attestant les préjudices subis. Une fois que le Tribunal a rendu une ordonnance accordant le droit à une indemnité à une catégorie de victimes ou de survivants, ces ordonnances ont un caractère définitif, et le contrôle judiciaire est le seul moyen d’annuler un tel droit. Le Tribunal convient qu’il ne disposait pas de l’ERD au moment où il a rendu ses ordonnances. Toutefois, il estime que, d’un point de vue juridique, rien ne justifie de priver de leur droit à l’indemnité des catégories de victimes ou de survivants qu’il a déjà reconnues. Par ailleurs, le Tribunal réexaminerait l’admissibilité des victimes et des survivants à une indemnité si la cour de révision le lui ordonnait.

[513] Le Tribunal rappelle ce contexte pour souligner qu’afin d’éviter de rendre des ordonnances très précises auxquelles les Premières Nations s’opposeraient ensuite, il a pressé les parties de négocier une entente sur l’indemnisation. On peut facilement éviter une telle situation en menant des négociations plus tôt au cours de l’instance, alors qu’aucune indemnité n’a encore été ordonnée. L’objectif de la compétence maintenue du Tribunal sur la question de l’indemnisation a toujours été d’améliorer, de peaufiner et de préciser ses ordonnances. Il n’a jamais été question de réduire l’indemnité des victimes et des survivants, ni de priver ceux-ci de leur droit à une indemnité ou de les soustraire à l’application des ordonnances. Une lecture attentive des décisions du Tribunal en fait foi.

[514] L’ERD est dictée par les recours collectifs et par le droit des recours collectifs. Elle n’est pas axée sur les droits de la personne, et ne respecte pas les obligations que les ordonnances du Tribunal imposent au Canada en la matière. Dans ses observations, l’APN a exhorté le Tribunal à adopter une approche propre aux recours collectifs, mais elle ne l’a pas persuadé des raisons pour lesquelles il devrait utiliser cette approche plutôt que de suivre une analyse fondée sur la jurisprudence existante en matière de droits de la personne, en particulier celle qui a été exposée dans des décisions antérieures rendues dans la présente affaire. Même si le Tribunal devait adopter une approche de recours collectif, l’APN et le Canada n’ont pas suffisamment expliqué de quelle manière les facteurs applicables dans le cadre d’une telle approche s’appliqueraient en l’espèce, où de nombreux bénéficiaires du recours collectif ont déjà droit à une indemnité en vertu d’ordonnances valides du Tribunal. Ces ordonnances font l’objet d’un contrôle judiciaire, certes, mais il s’agit ici d’un contexte très différent de celui d’un recours collectif typique, où aucun des bénéficiaires n’a encore de droit à une indemnité au moment de l’audience d’approbation de règlement. De plus, l’APN ne traite pas suffisamment des modalités d’application du cadre du recours collectif lorsqu’il s’agit de tenir compte des victimes et des survivants qui perdraient le droit de recevoir cette indemnité que le Canada leur doit actuellement.

[515] Par ailleurs, le Tribunal est d’avis que les remarques du juge Favel sur la question de la réconciliation ne peuvent être interprétées de façon à retirer des droits aux victimes et aux survivants reconnus par le Tribunal.

[516] Le Tribunal estime qu’il ne serait pas fondé en droit d’accepter les modifications demandées par l’APN et le Canada, ou de conclure que l’ERD satisfait entièrement à ses ordonnances d’indemnisation. Accorder les ordonnances demandées aurait pour effet de priver certaines victimes ou certains survivants du droit à l’indemnité prévu par les ordonnances du Tribunal, ou de réduire le montant de cette indemnité. De plus, lorsqu’ils ont demandé des modifications aux ordonnances, le Canada et l’APN n’ont pas traité de la façon dont le Tribunal devrait s’y prendre pour modifier ses ordonnances de manière à tenir compte du contenu de l’ERD, laquelle prévoit, ce qui est louable, des indemnités supérieures à ce que le Tribunal peut ordonner en vertu de la LCDP. Le Tribunal est néanmoins invité à admettre cette position, au motif qu’elle assurerait une indemnisation rapide aux victimes et aux survivants qui y ont droit selon l’ERD. Toutefois, le Tribunal n’est pas convaincu qu’une telle indemnisation accélérée se concrétiserait, étant donné la possibilité que sa décision sur la présente requête conjointe soit contestée par voie de contrôle judiciaire, et vu que la Cour fédérale pourrait décider de ne pas approuver l’ERD. Par conséquent, il y a un risque de donner de faux espoirs à ceux qui sont admissibles à une indemnité au titre de l’ERD quant au délai pour recevoir l’indemnité.

[517] La présente décision sur requête ne change rien au fait que le Tribunal maintient sa compétence pour veiller à ce que la discrimination systémique soit éliminée. Le Canada ne peut, au moyen d’une entente, échapper à la responsabilité quasi constitutionnelle du Tribunal d’éliminer la discrimination constatée et d’empêcher que d’autres pratiques discriminatoires semblables ne se produisent. À cet égard, il faudra une conclusion fondée sur des éléments de preuve qui auront convaincu le Tribunal que la discrimination est éliminée et qu’elle ne peut plus se reproduire, ou le consentement de toutes, et non pas seulement de certaines des parties à l’instance devant le Tribunal. Il faudra aussi un fondement probatoire convaincant qui démontre que la discrimination raciale systémique sera éradiquée. Le Tribunal enjoint au Canada, dans un esprit de réconciliation, de soulager la pression sur les victimes et survivants et les Premières Nations en reportant au moins jusqu’en mars 2023 la date limite fixée au 30 décembre 2022 pour conclure les ententes. Le Tribunal a demandé au moins 60 jours ouvrables pour tenir compte des aspects en suspens de la réforme à long terme, et il prendra le temps nécessaire pour étudier la question.

[518] Dans ses arguments exposés de vive voix à l’audience de septembre 2022, l’APN a soutenu que la discrimination se poursuivait. Cet aspect pourra être étudié à titre de question à long terme.

XI. Ordonnance

A. Le Tribunal fait partiellement droit à la requête et énonce les déclarations et les conclusions ci-après

[519] L’ERD satisfait substantiellement aux ordonnances du Tribunal. Étant donné que le Tribunal ne peut ordonner à des tiers de négocier ou de modifier l’ERD, il formule les recommandations suivantes :

  1. Que le Canada négocie avec les parties aux recours collectifs et à l’instance devant le Tribunal, et qu’il alloue des fonds suffisants pour indemniser toutes les victimes ayant droit à une indemnité en vertu des décisions du Tribunal. Les montants prévus dans les ordonnances du Tribunal devraient constituer une valeur minimale.
  2. Par exemple, le Canada peut, dans les 21 jours suivant la lettre de décision, placer des fonds d’indemnisation de 20 milliards de dollars, ou plus, si ce montant ne suffit pas, dans un compte en fiducie dans le but de générer des intérêts jusqu’au moment où il sera prêt à distribuer l’indemnité aux victimes de violations des droits de la personne qui ont été prises en compte dans les ordonnances du Tribunal, mais exclues de l’ERD.
  3. Si la Cour fédérale n’approuve pas l’ERD, les fonds pourraient revenir au Canada.
  4. Il se peut que cette solution ne soit pas suffisante pour couvrir les catégories exclues. Les parties à l’ERD pourraient devoir envisager d’autres options.
  5. Si toutes les victimes et tous les survivants identifiés et les montants d’indemnisation précisés dans les ordonnances du Tribunal sont pris en compte dans l’ERD, et que les victimes et les survivants peuvent se retirer de l’ERD selon des modalités qui ne soulèvent plus les préoccupations susmentionnées, le Tribunal pourra conclure que l’ERD satisfait pleinement à ses ordonnances.

[520] À titre subsidiaire :

  1. Compte tenu de la réelle possibilité que l’indemnisation soit retardée à cause d’autres procédures et contrôles judiciaires susceptibles d’être introduits de part et d’autre à la suite de la présente requête conjointe, le Tribunal recommande de retirer de l’ERD la mention concernant son approbation de celle-ci, et d’apporter les modifications nécessaires pour régler tous les trois recours collectifs et les faire approuver par la Cour fédérale, ainsi que de verser, au début de 2023, une indemnité aux victimes et aux survivants visés par les recours collectifs. Les parties à l’instance peuvent rapidement mettre la dernière main à leur travail inachevé et revenir devant le Tribunal pour commencer à verser l’indemnité aux victimes et aux survivants dans un proche avenir. Encore une fois, la Cour fédérale a approuvé les décisions sur l’indemnisation de la formation et les a jugées raisonnables; il s’agit là d’une justification impérieuse à l’appui de nos motifs dans la présente décision. Cette solution de rechange peut être réalisée indépendamment de la demande de contrôle judiciaire introduite auprès de la Cour d’appel fédérale par le Canada.
  2. De plus, le Tribunal prend note des commentaires formulés par les parties au cours de l’audience selon lesquels elles ne sont pas encore en mesure de distribuer l’indemnité prévue par les ordonnances du Tribunal et par le Cadre d’indemnisation. Le Tribunal rappelle aux parties qu’en l’absence d’une suspension de ses ordonnances, elles ont l’obligation de continuer à résoudre les questions en suspens concernant l’indemnisation pour être en mesure de fixer la date de mise en œuvre la plus rapprochée possible.

[521] Le rôle du Tribunal est de veiller à inclure tous les peuples du Canada et à protéger les victimes et les survivants, en particulier les enfants. Le Tribunal tient à signaler à toutes les victimes et tous les survivants au Canada qu’une fois que leurs droits ont été reconnus et confirmés, ils ne peuvent leur être retirés par des intimés, des tiers ou même le Tribunal, qui les a confirmés, sauf si une instance supérieure l’ordonne.

[522] Le Tribunal croit que les résultats de l’excellent travail accompli par les parties dans la présente instance et par les parties à l’ERD peuvent être maintenus, et que ce travail peut continuer d’aller de l’avant si toutes les victimes et tous les survivants sont pris en compte ou si l’approbation complète du Tribunal n’est plus requise.

XII. Le Tribunal conserve sa compétence

[523] La formation conserve sa compétence à l’égard de la question de l’indemnisation selon la portée expliquée dans la présente décision sur requête, et elle réévaluera ce maintien de compétence au besoin, en fonction de l’évolution du dossier ou une fois que les réclamations individuelles d’indemnités auront toutes été présentées.

[524] La présente ne modifie pas les précédentes décisions, décisions sur requête et ordonnances antérieures du Tribunal, ni le maintien de la compétence de celui-ci sur les réparations à long terme, les mesures de réforme ou d’autres décisions ou ordonnances antérieures rendues en l’espèce.

 

Signée par

Sophie Marchildon

Présidente de la formation

Edward P. Lustig

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 20 décembre 2022


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T1340/7008.

Intitulé de la cause : Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations et al. c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien)

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 20 décembre 2022

Date et lieu de l’audience : Les 15 et 16 septembre 2022

Ottawa (Ontario) et par vidéoconférence

Comparutions :

David Taylor et Sarah Clarke, pour la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, la plaignante

Stuart Wuttke et Adam Williamson, pour l’Assemblée des Premières Nations, la plaignante

Anshumala Juyal, Jessica Walsh et Brian Smith, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Paul Vickery et Christopher Rupar , pour l'intimé

Maggie Wente et Darian Baskatawang, pour les Chefs de l’Ontario, la partie intéressée

Julian Falconer et Christopher Rapson, pour la Nation Nishnawbe Aski, la partie intéressée

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