Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

La plaignante Cheryl Maloney a déposé trois plaintes selon lesquelles Morley Googoo l’a harcelée pour des motifs de distinction illicite alors qu’ils participaient au Forum tripartite Mi’kmaq-Nouvelle-Écosse-Canada (le « Forum »). La plaignante était représentante de la Native Women’s Association of Nova Scotia. M. Googoo était le président exécutif du Forum. Les plaintes visent le Forum, l’Assemblée des Premières Nations (APN) et Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada (RCAANC).

La Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») a envoyé son dossier de divulgation à l’APN et à RCAANC. Toutefois, elle a demandé au Tribunal de la guider relativement à la divulgation de documents au Forum. La Commission se demandait si le Forum était une entité juridique. L’APN a déclaré qu’elle n’était pas membre du Forum, qu’elle n’exerçait aucun contrôle sur celui-ci et qu’elle ne devrait pas être désignée comme partie intimée. De son côté, RCAANC a aussi déclaré qu’il ne devrait pas être désigné comme partie intimée. RCAANC a soutenu qu’il n’avait aucun lien employeur-employé avec la plaignante, qu’il n’exerçait aucun contrôle sur le Forum et que M. Googoo ne représentait pas RCAANC et n’avait pas été nommé par RCAANC.

Le Tribunal doit faire preuve de prudence lorsqu’on lui demande de rejeter une plainte sans tenir d’audience en bonne et due forme. Le Tribunal a conclu que le Forum n’avait pas établi qu’il ne pouvait pas être désigné comme partie intimée. Trop de questions sont demeurées sans réponse concernant le Forum, dont la question de savoir s’il s’agit d’une entité juridique contre laquelle une plainte en matière de droits de la personne peut être déposée.

Le Tribunal a demandé à la Commission de transmettre son dossier de divulgation au comité exécutif du Forum. Le Tribunal a rejeté la requête de RCAANC demandant son retrait à titre de partie intimée. L’APN peut déposer une requête pour demander son retrait en tant que partie intimée.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 41

Date : le 11 septembre 2023

Numéros des dossiers : HR-DP-2818-22, HR-DP-2819-22, HR-DP-2820-22

Entre :

Cheryl Maloney

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Forum tripartite Mi’kmaq–Nouvelle-Écosse–Canada, Assemblée des Premières Nations et Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada

les intimés

Décision sur requête

Membre : Athanasios Hadjis



I. Introduction

[1] La plaignante, Cheryl Maloney, a déposé trois plaintes pour atteinte aux droits de la personne auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission »). Elle affirme avoir été victime de harcèlement fondé sur plusieurs motifs de distinction illicite de la part de Morley Googoo durant leur participation au Forum tripartite Mi’kmaqNouvelle-ÉcosseCanada (le « Forum »).

[2] M. Googoo agissait à titre de président du Forum, tandis que Mme Maloney siégeait à l’un de ses comités comme représentante de l’Association des femmes autochtones de la Nouvelle-Écosse (l’« Association »). Le Forum a été désigné comme intimé dans la première plainte, alors que l’Assemblée des Premières Nations (l’« APN ») et Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada (« RCAANC ») ont été désignés comme intimés dans les autres plaintes. M. Googoo n’a été personnellement désigné comme intimé dans aucune plainte.

[3] La Commission a demandé au président du Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») de désigner une formation pour instruire les plaintes. Le Tribunal a demandé à la Commission de divulguer son dossier aux parties, et la Commission n’a eu aucune difficulté à le transmettre à Mme Maloney, à l’APN et à RCAANC.

[4] La Commission a toutefois demandé des directives au Tribunal avant de transmettre son dossier au Forum, car elle a affirmé que le statut juridique de celui-ci n’était pas clair.

[5] J’ai organisé une conférence téléphonique préparatoire pour examiner la question, à laquelle ont participé Mme Maloney, les avocats de la Commission, de l’APN et de RCAANC, de même que l’avocate de la Confédération des Mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse continentale (la « Confédération »). La Confédération n’a pas été désignée comme intimée dans les plaintes et n’est pas non plus une partie intéressée dans le cadre de celles-ci, mais je l’ai autorisée à participer à la conférence téléphonique et à présenter des observations relativement à la requête de la Commission. Comme la Confédération fournissait un soutien administratif au Forum, il semble que la Commission lui ait transmis toutes les communications destinées au Forum au cours de la période précédant le renvoi des plaintes au Tribunal.

[6] L’avocate de la Confédération a insisté sur le fait que sa cliente n’est pas désignée comme intimée dans les plaintes et a demandé au Tribunal de déclarer qu’elle n’est pas tenue de participer à la présente instance. Pour sa part, l’APN a fait remarquer qu’elle n’est pas membre du Forum et qu’elle n’aurait pas dû être désignée comme intimée. RCAANC a aussi fait valoir qu’il n’aurait pas dû être désigné à ce titre.

[7] J’ai établi un échéancier pour la présentation d’observations sur ces questions. Les observations de la Commission comprenaient un dossier de requête de près de 400 pages, constitué de pièces pertinentes téléchargées à partir de sites Web publics. Les autres parties et la Confédération ont fait référence à ces pièces dans leurs observations, en plus de fournir des documents supplémentaires. La Commission a fait remarquer, en réponse aux observations des autres parties, qu’aucune d’elles n’avait présenté de versions modifiées ou actuelles des pièces qu’elle avait fournies et que, par conséquent, celles-ci devraient être considérées comme faisant autorité dans le cadre de la requête. Je m’appuie sur ces pièces et sur les autres documents pour rendre la présente décision sur requête.

II. Décision

[8] Pour les motifs exposés ci-après, je conclus, selon les informations à ma disposition à cette étape-ci, qu’il n’a pas été établi que le Forum n’est pas une entité juridique contre qui il est possible de déposer une plainte. La Commission peut transmettre son dossier au Forum en le remettant à un membre de son comité de direction. Les documents destinés au Forum ne peuvent être signifiés à la Confédération.

[9] Je conclus également que l’APN peut présenter une requête en vue d’être retirée à titre d’intimée dans la plainte déposée contre elle.

[10] Enfin, je rejette, à cette étape-ci, la demande de RCAANC en vue d’être retiré à titre d’intimé dans la plainte déposée contre lui.

III. Questions en litige

[11] Les questions en litige sont les suivantes :

1) Questions en litige relatives au Forum :

a) A-t-il été clairement établi que le Forum n’est pas une entité juridique contre qui il est possible de déposer une plainte?

b) Si ce n’est pas le cas et que l’instruction de la plainte contre le Forum se poursuit, comment la Commission doit-elle lui transmettre son dossier?

c) Les documents destinés au Forum peuvent-ils être signifiés à la Confédération?

2) Question en litige relative à l’APN : L’APN devrait-elle être autorisée à présenter une requête en vue d’être retirée à titre d’intimée?

3) Question en litige relative à RCAANC : RCAANC devrait-il être retiré à titre d’intimé?

IV. Analyse

A. Statut juridique du Forum

(i) Il n’a pas été établi que le Forum n’est pas une entité juridique contre qui il est possible de déposer une plainte dans la présente affaire

[12] Mme Maloney affirme que M. Googoo l’a harcelée, qu’elle a ainsi été victime d’un acte discriminatoire aux termes de l’article 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « Loi »), et que le Forum devrait être tenu responsable des actes de M. Googoo. Sa plainte contre le Forum est fondée sur l’article 65 de la Loi, qui prévoit que les actes commis par un employé, un mandataire, un administrateur ou un dirigeant dans le cadre de son emploi sont réputés avoir été commis par « la personne, l’organisme ou l’association » qui l’emploie. Le Forum est-il une personne, un organisme ou une association?

[13] Le Forum n’est pas une société ou une agence comme le sont souvent les parties contre qui des plaintes pour atteinte aux droits de la personne sont déposées. Sa structure est unique, comme l’a reconnu la Commission dans la décision du 24 mars 2022 par laquelle elle a renvoyé la plainte au Tribunal pour instruction. La Commission a fait observer qu’elle disposait d’informations suffisantes pour étayer les allégations de Mme Maloney, mais qu’un examen plus approfondi était nécessaire pour déterminer si le Forum est une entité et, dans l’affirmative, s’il a pris les mesures appropriées à l’égard des allégations de harcèlement.

[14] Dans la présente requête en vue d’obtenir des directives, la Commission a présenté sa position : le Forum n’est pas une entité juridique distincte, mais plutôt un moyen par lequel les entités qui l’ont constitué se rencontrent pour atteindre un but commun, de sorte qu’aucune plainte ne peut être déposée contre le Forum. La plainte déposée contre lui doit donc être rejetée, et la Commission n’est pas tenue de lui transmettre les documents ayant trait à la plainte.

[15] La Commission a toutefois reconnu que le Tribunal pourrait conclure que le Forum est une entité sans personnalité morale pouvant être désignée comme partie intimée. Si c’est le cas, la Commission a demandé des directives précisant comment et à qui transmettre son dossier. Pour les motifs que j’expose ci-dessous, je ne suis pas convaincu, selon les informations à ma disposition à cette étape-ci de la procédure, que le Forum n’est pas une entité juridique. Le Forum demeurera donc, du moins pour le moment, inscrit au dossier comme intimé.

[16] Afin de déterminer le statut juridique du Forum, je dois examiner l’historique de sa création et les circonstances ayant mené au dépôt des plaintes.

[17] D’après son ancien site Web, le Forum, mis sur pied en 1997, est un [traduction] « partenariat entre les Mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse, le gouvernement de la Nouvelle-Écosse et le gouvernement du Canada visant à resserrer les liens et à régler des questions d’intérêt commun qui touchent les communautés mi’kmaq ». Le site Web n’est plus en service, mais la Commission a pu avoir accès à une ancienne version de celui-ci, qui a été mis à jour pour la dernière fois en 2017 et qui était alors hébergé par la Confédération.

[18] Une autre organisation mi’kmaq, l’Union des Mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse (l’« Union »), indique sur son site Web que le Forum est un [traduction] « moyen par lequel trois ordres de gouvernement se réunissent pour régler des questions ayant des répercussions sur nos communautés, que ce soit dans les domaines de la santé, des services sociaux, de l’éducation, du développement économique, de la justice, de la culture et du patrimoine ou des sports et des loisirs ».

[19] Le Forum a été créé au moyen d’un protocole d’entente signé le 2 juillet 1997, auquel sont parties Sa Majesté la Reine du chef du Canada, Sa Majesté la Reine du chef de la Nouvelle-Écosse ainsi que les treize Mi’kmaq Saqmaq (les « Mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse »). Le protocole d’entente a été signé par les chefs des treize Premières Nations mi’kmaq de même que par les ministres responsables pour le gouvernement du Canada et de la Nouvelle-Écosse.

[20] Le préambule du protocole d’entente indique que les parties conviennent de l’importance de tenir des discussions tripartites officielles afin d’aborder des questions non résolues concernant notamment le droit inhérent à l'autonomie gouvernementale et les droits issus de traités, d’examiner les mesures à prendre pour les résoudre et de s’entendre sur celles-ci.

[21] Le protocole d’entente vise expressément à montrer la bonne volonté des parties et leur engagement politique à participer à des discussions. Il ne vise ni à créer ni à définir des droits légaux et n’a pas pour but de leur donner effet; il ne doit pas non plus être considéré comme un outil d’interprétation servant à établir l’existence de tels droits.

[22] Le protocole d’entente indique également que les gouvernements du Canada et de la Nouvelle-Écosse conviennent de partager les dépenses associées à la participation des représentants des Mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse. Les parties ont également convenu d’adopter un cadre de référence concernant le fonctionnement du Forum.

[23] Le 19 juin 1998, les parties ont signé un addenda modifiant le protocole d’entente, dans lequel elles ont convenu que le protocole représente un engagement politique et qu’il n’est pas juridiquement contraignant ni exécutoire. L’addenda indique également que les discussions tenues lors des réunions sont [traduction] « sous toutes réserves ».

[24] Comme le prévoyait le protocole d’entente, un cadre de référence a été adopté, mais n’est pas daté. On y précise que l’objectif du Forum est de discuter des solutions aux questions importantes d’intérêt commun et aux conflits de compétence des parties, de les examiner, de s’entendre sur celles-ci et de les mettre en place, notamment en ce qui a trait au droit inhérent à l’autonomie gouvernementale.

[25] Le cadre de référence décrit également la structure organisationnelle du Forum, composé d’un comité de direction, d’un comité des représentants et de différents comités de travail. Un comité de coordination a été mis sur pied ultérieurement.

[26] Le comité de direction établit les priorités du Forum, les questions à résoudre, le cadre d’action et les orientations à suivre. Il détient le pouvoir décisionnel ultime et approuve toutes les décisions prises par les autres comités. Il est formé des représentants des Mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse, soit le grand chef du Grand Conseil mi’kmaq et les treize chefs des Premières Nations mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse, du ministre fédéral des Affaires indiennes et du Nord canadien (ou son délégué) et du ministre responsable des affaires autochtones de la Nouvelle-Écosse (ou un autre ministre autorisé). Même si ce n’est pas expressément mentionné dans le cadre de référence, il semble que, selon les rapports annuels du Forum et d’autres documents présentés par la Commission dans son dossier de requête, le comité de direction est aussi formé d’un président et du chef national de l’APN, ce dernier étant membre d’office.

[27] Le comité des représentants est formé de représentants des organisations désignées par les Mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse, ces organisations étant l’Union, la Confédération et l’Association. Le comité des représentants coordonne et dirige les activités et assigne les tâches en fonction des décisions prises par le comité de direction quant aux priorités du Forum, aux questions à résoudre, au cadre d’action et aux orientations.

[28] En 2011, M. Googoo a été élu à titre de chef régional de l’APN pour la Nouvelle-Écosse et Terre-Neuve. Puis, à un certain moment en 2011 ou en 2012, il a été nommé par le comité de direction en tant que président du Forum. Il utilisait le titre de président du forum et de chef régional de l’APN pour la Nouvelle-Écosse et Terre-Neuve lorsqu’il signait son message d’introduction dans les rapports annuels du Forum. La documentation à ma disposition n’indique pas que le comité de direction nomme toujours le chef régional de l’APN à titre de président du Forum, mais le prédécesseur de M. Googoo à ce poste était également son prédécesseur comme chef régional de l’APN.

[29] Dans sa plainte, Mme Maloney affirme qu’à un certain moment avant 2009, elle a postulé à un poste rémunéré au sein de l’Association, pour agir comme agente de liaison auprès du Forum, poste qu’elle a obtenu et qui lui a permis de représenter l’Association au sein du comité des représentants du Forum. Vers 2009, elle a été élue présidente de l’Association. Il s’agissait d’un poste de nature politique qu’elle a occupé tout en exerçant ses fonctions d’agente de liaison.

[30] Ni le protocole d’entente ni le cadre de référence ne mentionnent le secrétariat du Forum. Cependant, le rapport d’un groupe de travail daté de l’an 2000 fait état d’une réunion entre les trois parties au protocole d’entente lors de laquelle il a été proposé de créer un secrétariat qui offrirait du soutien au Forum, entre autres en matière de logistique, de communication et de gestion du budget. Le comité de coordination fournirait des directives au secrétariat, qui serait dirigé de façon intérimaire par l’une des organisations mi’kmaq participantes. Cette organisation serait responsable des relations entre l’employeur et les employés.

[31] La page [traduction] « Nous joindre » de l’ancien site du Forum indiquait qu’il était possible de communiquer avec le secrétariat aux coordonnées de la Confédération. La page affichait également une liste du personnel du secrétariat, composé notamment d’un administrateur, d’un agent des communications et d’un gestionnaire de projet; tous avaient une adresse de courriel « tripartiteforum ». Le site actuel de la Confédération indique que les fonctions du secrétariat sont réparties, depuis 2021, entre la Confédération et l’Union. Les deux organisations assurent ensemble la gestion des comités de travail, mais le font à tour de rôle pour le comité des représentants et le comité de direction.

[32] Selon la plainte de Mme Maloney, celle-ci a commencé à avoir des préoccupations à l’égard du comportement de M. Googoo vers le mois de mai ou de juin 2017. Elle a parlé de ses préoccupations à différents représentants, et son avocate a rédigé une lettre fournissant plus de précisions. En février 2018, le comité de direction a demandé une enquête indépendante à ce sujet, laquelle a été menée par Krista K. Smith. Un résumé du rapport de Mme Smith a été délivré le 18 septembre 2018. Mme Smith a conclu que M. Googoo avait commis des actes d’intimidation, de harcèlement et de discrimination fondée sur le sexe. Le résumé porte la mention « confidentiel »; il est précisé qu’il ne peut être ni distribué ni reproduit sans l’autorisation du Forum.

[33] Le 30 octobre 2019, Mme Maloney a déposé auprès de la Commission trois plaintes pour atteinte aux droits de la personne. Il semble que la Commission ait transmis la plainte contre le Forum à la Confédération. Comme le mentionne la Commission dans ses observations, la Confédération n’a jamais accepté la signification de la plainte contre le Forum. La Confédération a présenté des copies des lettres qu’elle a envoyées à la Commission, dans lesquelles elle mentionne qu’elle ne fournissait que des services de secrétariat au Forum et qu’elle n’avait ni le pouvoir ni l’autorité d’accepter la signification des documents au nom du Forum. La Confédération a également mentionné dans ces lettres que le Forum est un processus et non une entité juridique.

[34] Le 24 mars 2022, la Commission a rendu une décision à l’égard de chacune des plaintes : elle a statué que les trois plaintes étaient recevables et les a renvoyées au Tribunal pour instruction. Comme je l’ai déjà mentionné, dans la décision qu’elle a rendue relativement à la plainte déposée contre le Forum, la Commission a fait remarquer qu’un examen plus approfondi était nécessaire afin de déterminer si le Forum est une entité juridique et, dans l’affirmative, s’il a pris les mesures appropriées à l’égard des allégations de harcèlement. Nul n’a demandé le contrôle judiciaire des décisions rendues par la Commission.

[35] J’ai déjà précisé que la question fondamentale soulevée par la Commission à cette étape-ci est de savoir si les éléments de preuve montrent que le Forum n’est pas une entité juridique pouvant être désignée comme partie intimée et tenue responsable du fait d’autrui pour les actes commis par M. Googoo aux termes de l’article 65 de la Loi. Dans ses plaintes, Mme Maloney affirme que M. Googoo a commis un acte discriminatoire au sens de l’article 14 de la Loi en la harcelant. Si le Forum n’est pas une entité juridique, il s’ensuit que la plainte ne peut être instruite et qu’elle doit être rejetée. La Commission ne serait donc pas tenue de transmettre au Forum son dossier concernant la plainte déposée contre lui.

[36] Comme le souligne la Commission dans ses observations, la compétence du Tribunal pour rejeter une plainte à une étape préliminaire « ne devrait être exercée qu’avec prudence, et seulement dans les cas les plus clairs » (Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445, au par. 140). La Commission a-t-elle clairement établi que le Forum n’est pas une entité juridique contre qui il est possible de déposer une plainte? Je n’en suis pas convaincu à cette étape-ci.

[37] Le Forum est-il une personne, un organisme ou une association suivant le paragraphe 65(1) de la Loi? La Loi ne définit pas ces termes, mais l’article premier des Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137 (les « Règles de pratique »), indique qu’est assimilé à la personne « l’organisation patronale, l’organisation syndicale et l’entité sans personnalité morale » (« employee organization, employer organization and unincorporated entity » dans la version anglaise).

[38] Le Forum n’est pas une personne morale constituée en vertu d’une loi, contrairement à certains organismes visés par la présente affaire, comme la Confédération ou l’Union, qui sont constitués en tant qu’organismes sans but lucratif en vertu de la Societies Act de la Nouvelle-Écosse, R.S.N.S. 1989, ch. 435. Le Forum est-il une entité sans personnalité morale unincorporated entity »)?

[39] Certes, de nombreux indices laissent entendre que le Forum n’est pas une entité sans personnalité morale, mais seulement un « processus » comme le fait valoir la Confédération. Le protocole d’entente indique expressément que les parties l’ont signé pour montrer leur bonne volonté et leur engagement politique à s’entretenir sur des questions non résolues. Il est aussi précisé dans le cadre de référence que l’objectif du Forum est de discuter de solutions, de les examiner, de s’entendre sur celles-ci et de les mettre en place. Ces éléments permettent-ils d’exclure la possibilité que le Forum soit une entité sans personnalité morale?

[40] D’autres éléments dans la présente affaire sont incertains et m’empêchent de tirer cette conclusion. Les activités du Forum sont financées par les gouvernements du Canada et de la Nouvelle-Écosse, mais aucun élément de preuve ne me permet de savoir à qui l’argent est réellement versé. La Confédération assurait la distribution des fonds au moment où la plainte a été déposée, mais je ne peux savoir qui détenait les fonds ni si le Forum avait ses propres comptes.

[41] L’enquête de Mme Smith a laissé des questions sans réponse, ce que la plaignante a fait remarquer dans ses observations. À quel titre le Forum a-t-il retenu les services de Mme Smith? Qui l’a informée de son mandat, qui a payé pour ses services et de quelle façon? Ces questions restent en suspens à ce moment-ci.

[42] Dans ses observations, Mme Maloney soutient qu’elle était rémunérée par l’Association pour son travail auprès du Forum, mais que cette rémunération était assujettie à l’approbation du comité de direction, qui versait la rémunération à l’Association pour qu’elle lui soit remise. Elle fait remarquer qu’à l’heure actuelle, le Forum, le secrétariat et les membres du comité de direction détiennent et gèrent les dossiers se rapportant à sa rémunération, de sorte qu’elle est désavantagée, car elle détient moins d’information à l’égard de ces questions.

[43] Mme Maloney fait valoir de manière générale que le Forum est une entité indissociable des parties qui la composent.

[44] Ni la Loi ni les Règles de pratique ne fournissent davantage d’information sur ce qu’est une entité sans personnalité morale. La Commission a toutefois souligné que les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, utilisent un terme comparable, soit « association sans personnalité morale ». Selon l’article 2 des Règles des Cours fédérales, une association sans personnalité morale est un groupement, à l’exclusion d’une société de personnes, constitué d’au moins deux personnes qui exercent leurs activités sous un nom collectif dans un but commun ou pour une entreprise commune. L’article 111 précise également qu’une instance peut être introduite par ou contre une association sans personnalité morale, en son nom.

[45] Si j’appliquais, par analogie, la définition d’« entité sans personnalité morale » en l’espèce, je conclurais que le Forum est manifestement constitué d’au moins deux personnes qui exercent leurs activités sous un nom collectif. Mais ont-elles un but commun? Le protocole d’entente semble à tout le moins indiquer un but commun, soit celui de faciliter les discussions entre les parties. En outre, l’ancien site Web indiquait même que le Forum est un [traduction] « partenariat » entre les parties. On pourrait donc conclure, en appliquant la définition énoncée dans les Règles des Cours fédérales, que le Forum est une association sans personnalité morale. Je ne suis cependant pas convaincu que je peux appliquer la même définition au terme « entité sans personnalité morale », qui est différent et qui, je le fais remarquer, est employé seulement dans les Règles de pratique et non dans la Loi.

[46] Quoi qu’il en soit, aux fins de la requête présentée par la Commission, il n’est pas nécessaire que je tranche cette question. Je dois simplement déterminer s’il est clair que le Forum n’est PAS une personne pouvant être tenue responsable aux termes de l’article 65 de la Loi. Je ne suis pas en mesure de tirer cette conclusion à ce moment-ci; trop de questions qui semblent indiquer le contraire sont sans réponse à cette étape de la procédure. Il n’a pas été clairement établi que le Forum n’est pas une entité juridique contre qui il est possible de déposer une plainte pour atteinte aux droits de la personne.

[47] Cela dit, le fait que le Forum est, dans le meilleur des cas, une entité sans personnalité morale soulève de l’incertitude quant à la possibilité pour la plaignante, si sa plainte s’avérait fondée, de faire exécuter la décision. Ce sera toutefois une question pour une autre fois.

(ii) La Commission peut transmettre les documents destinés au Forum aux membres de son comité de direction

[48] Cette première question tranchée nous amène à la prochaine question soulevée par la Commission : si la plainte contre le Forum peut être instruite, à qui la Commission doit-elle envoyer son dossier?

[49] Les Règles de pratique ne fournissent pas de réponse à cette question, mais l’article 7 indique que les Règles de pratique ne sont pas exhaustives et dispose que la formation peut se prononcer sur les questions de procédure non prévues par celles-ci. L’article 132 des Règles des Cours fédérales traite de la signification aux associations sans personnalité morale : la signification à personne d’un document à une association sans personnalité morale s’effectue par remise du document soit à un dirigeant de l’association, soit à la personne qui dirige ou gère les affaires de l’association à tout bureau ou établissement occupé par celle-ci. Comme je l’ai déjà mentionné, je ne suis pas prêt à appliquer, par analogie, les Règles des Cours fédérales pour déterminer si le Forum est une entité sans personnalité morale, mais je suis d’avis qu’il est logique de s’appuyer sur l’article 132 des Règles des Cours fédérales pour déterminer comment aviser pareille entité de la procédure.

[50] Si l’on applique cette règle à la présente affaire, on doit alors se demander qui sont les dirigeants du Forum. Les parties au protocole d’entente sont toutes représentées par des personnes qui siègent au comité de direction, lequel, d’après le cadre de référence, détient l’ultime pouvoir décisionnel. Ces personnes peuvent ainsi être considérées comme étant les dirigeants du Forum aux fins de la signification de documents. La Commission peut donc leur transmettre son dossier.

(iii) Les documents destinés au Forum ne peuvent être signifiés à la Confédération

[51] L’autre option prévue par l’article 132 des Règles des Cours fédérales pour effectuer la signification à personne permettrait-elle à la Commission de signifier les documents à la Confédération? La Confédération a déjà formellement refusé la signification de documents. Or, puisque la Confédération accueille le secrétariat dans ses locaux, qu’elle fournit entre autres des services logistiques au Forum et que l’adresse donnée pour joindre le Forum est celle de la Confédération, on pourrait soutenir que les bureaux de la Confédération sont occupés par le Forum. Toutefois, il ressort clairement des éléments de preuve que la Confédération ne dirigeait ni ne gérait les affaires du Forum. De plus, la Confédération n’est pas partie au protocole d’entente. Par conséquent, elle n’est pas impliquée dans la présente affaire.

[52] J’accueille donc la demande de la Confédération : je déclare qu’elle n’est pas une partie intimée dans la présente affaire et que sa participation à l’instance n’est plus requise. Dans ce contexte, les documents destinés au Forum ne peuvent être signifiés à la Confédération.

B. L’APN peut présenter une requête en vue d’être retirée à titre d’intimée

[53] Les observations de l’APN reposent principalement sur l’affirmation selon laquelle elle ne devrait pas être désignée comme intimée dans la deuxième plainte déposée par Mme Maloney. L’APN fait remarquer qu’elle n’est pas signataire du protocole d’entente, qu’elle n’a participé à aucune réunion et à aucun événement du Forum, et qu’elle n’a ni pouvoir ni contrôle sur ses activités. Elle affirme que, malgré le fait que M. Googoo était chef régional de l’APN pour la Nouvelle-Écosse, ce n’est pas à ce titre qu’il siégeait au comité de direction du Forum. Il a été nommé président du Forum parce qu’il était un éminent chef autochtone de sa province et qu’il s’était investi auprès du Forum dès ses débuts.

[54] L’APN fait aussi valoir qu’elle a certes demandé une enquête sur la conduite de M. Googoo lorsqu’elle a été informée, par les médias, des allégations de Mme Maloney, mais que c’était uniquement dans le but de déterminer s’il devait être démis de ses fonctions au sein du conseil de direction de l’APN, conformément aux règlements de l’organisation. M. Googoo ayant déjà remis sa démission comme président du Forum à ce moment-là, l’APN n’a aucunement enquêté sur lui à titre de participant ou de membre du Forum. Avant que l’APN ne puisse prendre de mesures à son endroit, les autres chefs régionaux l’avaient déjà destitué de son poste de chef régional; il a donc cessé d’agir comme membre du conseil de direction de l’APN.

[55] L’APN a exhorté Mme Maloney à se raviser et à retirer sa plainte contre elle.

[56] Dans ses observations, Mme Maloney ne s’est pas ravisée et maintient qu’il convient de désigner l’APN comme intimée. Elle affirme qu’il n'y a aucun doute que l’APN a participé aux activités du Forum et de son comité de direction, et qu’il existe un lien entre le fait que M. Googoo occupait un poste de chef régional à l’APN et sa nomination à titre de président du Forum.

[57] L’information présentée est suffisante pour justifier l’instruction, à titre préliminaire, de la requête de l’APN en vue d’être retirée à titre d’intimée. Je souligne cependant que les ambiguïtés qui ressortent des éléments de preuve devront être expliquées par les parties afin de permettre au Tribunal de trancher correctement la question avant l’audience. Comme je l’ai déjà mentionné, le rejet d’une plainte n’est possible que dans les cas les plus clairs.

C. La demande de RCAANC en vue d’être retiré à titre d’intimé est rejetée pour le moment

[58] Les observations de RCAANC portent sur deux volets. Il soutient que le Forum n’est pas une entité juridique, mais cette question a déjà été tranchée.

[59] RCAANC fait également valoir qu’il ne convient pas de le désigner comme intimé, puisqu’il n’y a pas de relation d’emploi entre et Mme Maloney et lui. Il affirme qu’il n’exerçait aucun contrôle sur le Forum, que M. Googoo n’agissait pas comme représentant de RCAANC et que ce n’est pas lui qui l’a nommé à titre de président du Forum.

[60] RCAANC soutient que même si le terme « emploi » doit être interprété de manière large dans les affaires de droits de la personne (voir British Columbia Human Rights Tribunal c. Schrenk, 2017 CSC 62 [Schrenk]), il doit néanmoins y avoir un lien suffisant avec le contexte d’emploi. Dans l’arrêt Schrenk, la Cour suprême du Canada a conclu qu’une victime de harcèlement pouvait déposer une plainte pour atteinte aux droits de la personne contre une personne dans le milieu de travail, même si elles n’ont pas le même employeur. Il est possible de subir de la discrimination en milieu de travail dans de telles circonstances, à la condition qu’il existe un lien suffisant avec le contexte d’emploi. Ce type d'analyse contextuelle nécessite de tenir compte de différents facteurs. Il est par exemple nécessaire de déterminer si l’intimé fait partie intégrante du milieu de travail du plaignant. En l’espèce, RCAANC soutient qu’il n’employait ni Mme Maloney ni M. Googoo et qu’il ne faisait pas partie intégrante du milieu de travail de la plaignante.

[61] Mme Maloney est en désaccord avec RCAANC sur ce point. Elle fait remarquer que le ministère paie son salaire et ses dépenses et que son emploi est étroitement lié aux différents éléments constitutifs du Forum, dont fait partie RCAANC. Comme je l’ai déjà mentionné, elle affirme qu’elle n’a pas accès, à cette étape-ci, à l’information détenue par RCAANC concernant sa rémunération et son emploi, de sorte qu’elle est désavantagée.

[62] Je reconnais qu’il n’y a entre Mme Maloney et RCAANC aucun lien d’emploi manifeste comme celui qui semble exister entre elle et l’Association, mais la procédure n’en est qu’à son début et, à mon avis, il n’a pas été clairement établi que Mme Maloney n’a aucun recours contre RCAANC. Je ne peux donc pas conclure, à ce moment-ci, qu’il convient de retirer RCAANC à titre d’intimée dans la plainte déposée contre lui.

[63] RCAANC pourrait présenter une nouvelle demande en ce sens plus tard au cours de la procédure, mais je rappelle aux parties qu’elles doivent expliquer les ambiguïtés qui ressortent des éléments de preuve afin que je puisse trancher la question adéquatement.

V. Ordonnance

[64] Je déclare ce qui suit :

1) Il n’a pas été établi que le Forum n’est pas une entité juridique contre qui il est possible de déposer une plainte;

2) La Commission peut transmettre son dossier au Forum en le remettant à un membre de son comité de direction;

3) La Confédération n’est pas une intimée et sa participation à l’instance n’est plus requise;

4) L’APN peut présenter une requête en vue d’être retirée à titre d’intimée dans la plainte déposée contre elle;

5) La demande de RCAANC en vue d’être retiré à titre d’intimé dans la plainte déposée contre lui est rejetée.

[65] À la suite de la présente décision sur requête, une conférence téléphonique préparatoire sera organisée afin d’établir un nouvel échéancier pour l’instance, y compris pour la requête de l’APN, s’il y a lieu.

Signée par

Athanasios Hadjis

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 11 septembre 2023


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossiers du Tribunal : HR-DP-2818-22, HR-DP-2819-22, HR-DP-2820-22

Intitulé de la cause : Cheryl Maloney c. Forum tripartite Mi’kmaq–Nouvelle-Écosse–Canada, Assemblée des Premières Nations et Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada

Date de la décision du Tribunal : Le 11 septembre 2023

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Représentations écrites par :

Alisa Lombard , pour la plaignante

Brian Smith , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Kiersten Amos , pour la Confédération des Mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse continentale

Peter Mantas et Gabrielle Cyr , pour l’Assemblée des Premières Nations

Kelly Peck et Kim Duggan , pour Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada

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