Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Il s’agit d’une plainte contre le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). Une audience virtuelle est prévue. En raison de la nature délicate des parties et de la plainte, de nombreuses mesures relatives à la protection de la vie privée sont déjà en place. Avant le début de l’audience, le SCRS a demandé au Tribunal d’ordonner que les employés actuels ou anciens du SCRS puissent témoigner avec leur caméra désactivée ou en utilisant la fonction « audio seulement » de Zoom.

Le Tribunal a refusé cette requête. Le Tribunal a plutôt déclaré que les témoins en question ne seront pas identifiés par leur nom et qu’ils pourront désactiver leur caméra pendant les arguments préliminaires et les conclusions finales. Cependant, le Tribunal a déclaré que lorsque ces témoins témoigneront, ils le feront avec leur caméra activée. Le public ne sera toutefois pas autorisé à assister à cette partie de l’audience. Le Tribunal versera un enregistrement audio au dossier officiel. Ainsi, cette décision assurera le besoin de protection de la vie privée et l’accès du public aux informations importantes.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 37

Date : le 31 août 2023

Numéro du dossier : T2715/9121

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

A.B.

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Service canadien du renseignement de sécurité

l'intimé

Décision sur requête

Membre : Athanasios Hadjis

 



I. APERÇU

[1] L’instruction de la présente affaire doit commencer le 5 septembre 2023 et doit avoir lieu par vidéoconférence au moyen de la plateforme Zoom. L’intimé, le Service canadien du renseignement de sécurité (le « SCRS »), a demandé une ordonnance afin de permettre aux employés et aux anciens employés du SCRS de témoigner avec leur caméra éteinte ou de se joindre par téléconférence en utilisant seulement la fonction audio de Zoom.

II. DÉCISION

[2] Pour les motifs qui suivent, je rejette la requête du SCRS et j’ordonne plutôt que les témoins en question puissent témoigner à huis clos en présence seulement de la plaignante (« AB »), des représentants du SCRS, des avocats des parties, de l’agent du greffe du Tribunal et de moi-même.

III. QUESTION EN LITIGE

[3] Le Tribunal devrait-il rendre une ordonnance en vertu de l’article 52 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la « LCDP ») afin de permettre à certains témoins de témoigner par vidéoconférence avec leur caméra éteinte?

IV. ANALYSE

[4] Le 8 février 2023, j’ai rendu une décision sur la requête du SCRS (AB c. Service canadien du renseignement de sécurité, 2023 TCDP 5) afin d’anonymiser une grande partie de la présente affaire, conformément à l’article 52 de la LCDP. L’article 52 prévoit que l’instruction des plaintes est publique, mais que le membre du Tribunal peut prendre toute mesure ou rendre toute ordonnance pour assurer la confidentialité de l’instruction s’il est convaincu qu’il y a un risque sérieux de divulgation de questions touchant la sécurité publique.

[5] Dans cette décision sur requête, j’ai souligné que le paragraphe 18(1) de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C., 1985, ch. C-23 (la « Loi sur le SCRS ») prévoit que nul ne peut sciemment communiquer des informations qui permettraient de découvrir l’identité d’un employé ou d’un ancien employé qui a participé, participe ou pourrait vraisemblablement participer à des activités opérationnelles cachées du Service (un « employé de confiance du SCRS »). Dans mon analyse, j’ai examiné cette disposition, ainsi que les motifs de la Cour suprême du Canada dans les arrêts Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41 [Sierra Club] et Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, puis j’ai tiré les conclusions suivantes :

1) Révéler l’identité de ces employés poserait un risque sérieux pour un intérêt public important.

2) Une ordonnance rendant anonyme leur identité est nécessaire, car aucune autre mesure raisonnable ne permettrait d’écarter le risque sérieux pour un intérêt public important.

3) Les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.

[6] Plus particulièrement, j’ai ordonné que la plaignante, qui est une ancienne employée de confiance du SCRS, ne soit identifiée que par le pseudonyme « AB ». J’ai aussi ordonné que le SCRS puisse identifier ses employés de confiance par des initiales choisies au hasard ou par un pseudonyme, à condition que le titre du poste de ces employés soit clairement indiqué. Enfin, j’ai ordonné que toutes les parties soient tenues de respecter la confidentialité des renseignements en ne mentionnant aucune information confidentielle lors de la procédure publique et en ne désignant les employés de confiance du SCRS que par les initiales choisies au hasard ou les pseudonymes qui leur sont attribués.

[7] Le SCRS n’a pas fait de demande particulière quant à la manière dont ces employés témoigneraient. À deux conférences téléphoniques préparatoires tenues dans les mois qui ont suivi la décision sur la requête, il a été entendu que l’audience aurait lieu en personne à Ottawa, mais qu’il était possible que certains témoins comparaissent par vidéoconférence. Tous les témoins du SCRS devaient témoigner en personne, à condition qu’ils soient appelés par leurs pseudonymes et que leur vrai nom ne soit pas divulgué.

[8] Le 19 juillet 2023, les avocats du SCRS ont envoyé une lettre au Tribunal dans laquelle ils affirmaient que le SCRS les avait « informés » que ses témoins, ainsi que la plaignante, devraient tous comparaître par vidéoconférence et que leur caméra devrait être éteinte en tout temps. À la conférence téléphonique préparatoire tenue quelques jours plus tard, j’ai précisé que toute autre demande d’ordonnance de confidentialité relative à l’instruction publique du Tribunal devrait être présentée au titre de l’article 52 de la LCDP.

[9] Le 23 août 2023, le SCRS a donc déposé un avis de requête en ce sens et il y a joint l’affidavit d’une personne identifiée par le pseudonyme « James », qui est un chef adjoint au sein de la Direction des litiges et divulgations du SCRS. James a offert de divulguer au Tribunal son vrai nom par acte scellé, mais je ne crois pas que ce soit nécessaire.

[10] Le SCRS soutient que la plaignante, les témoins cités par la plaignante et tous les témoins du SCRS, à l’exception de deux, sont des employés de confiance ou d’anciens employés de confiance du SCRS. Dans ses observations, le SCRS réitère bon nombre de facteurs que j’ai examinés lorsque j’ai rendu l’ordonnance portant que les noms de ces employés devaient être anonymisés. Selon l’affidavit, la sécurité de ces personnes et de leur famille pourrait être compromise si leur identité était divulguée.

[11] Cependant, le SCRS laisse maintenant entendre que l’utilisation de pseudonymes n’est pas suffisante. Il soutient que le visage et l’image d’une personne sont des éléments essentiels de son identité. Ainsi, les personnes qui participent à l’audience ne devraient pas pouvoir révéler leur visage, leur nom ou toute autre caractéristique permettant de les identifier.

[12] Le SCRS soutient que mon ordonnance initiale ne suffit pas à protéger l’intérêt public de ne pas divulguer l’identité des employés. Révéler leur visage reviendrait à révéler leur identité, tout autant que leur nom. La technologie de reconnaissance faciale pourrait facilement être utilisée pour trouver une correspondance entre le visage des témoins et ceux enregistrés dans des bases de données et ainsi procéder à l’identification des témoins. De plus, il est fort probable que l’affaire soit médiatisée.

[13] Le SCRS fait valoir que le paragraphe 33(2) des Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137, qui prévoit que l’audience peut être tenue en tout ou en partie par téléconférence, soit l’équivalent d’utiliser la fonction audio seulement de Zoom, permet au témoin de se faire entendre sans se faire voir. On retrouve des dispositions semblables dans les règles de procédure des cours fédérales et des cours de l’Ontario.

[14] Le SCRS a également fait référence à plusieurs décisions qui appuient la proposition selon laquelle des mesures devraient être prises pour empêcher la divulgation de l’identité des agents du SCRS. Toutefois, aucune de ces décisions ne traite spécifiquement de la question des témoins qui comparaissent sans montrer leur visage au décideur et aux autres parties.

[15] Comme je l’ai mentionné dans ma première décision sur requête, il est dans l’intérêt public de protéger l’identité des employés de confiance du SCRS, ce qui renvoie à la première condition du critère que j’ai appliqué et qui est énoncé dans l’arrêt Sierra Club. Toutefois, je conclus que l’ordonnance que le SCRS cherche maintenant à obtenir ne satisfait pas à la deuxième condition du critère. En l’espèce, il existe une autre mesure raisonnable que celle proposée par le SCRS qui permettrait d’écarter le risque sérieux pour un intérêt public important, soit celle de tenir une audience à huis clos et de conserver l’enregistrement audio dans le dossier public.

[16] Cette approche a été proposée lors de la conférence téléphonique préparatoire que j’ai tenue le 24 août 2023, après que le SCRS eut déposé sa requête, mais avant que les autres parties n’aient préparé leurs observations écrites. J’ai alors proposé une approche qui tenait essentiellement compte du témoignage d’AB. Le SCRS a confirmé par la suite qu’il acceptait la proposition. La plaignante et la Commission l’ont également acceptée dans leurs observations sur la requête.

[17] Je proposais donc que le témoignage d’AB soit entendu à huis clos, c’est-à-dire que les seules personnes présentes à l’audience pendant son témoignage soient les avocats de chaque partie, la plaignante, les représentants du SCRS, l’agent du greffe du Tribunal et moi-même. L’enregistrement numérique de la procédure à huis clos serait consigné dans le dossier officiel du Tribunal. Tous les employés du SCRS visés par mon ordonnance précédente seraient désignés par leur pseudonyme. Personne ne verrait son identité divulguée dans l’enregistrement. Ainsi, puisque l’enregistrement de l’audience est conservé dans le dossier officiel du Tribunal, accessible conformément à la Politique sur l’accès aux dossiers officiels du Tribunal canadien des droits de la personne (TCDP), laquelle est disponible sur le site Web du Tribunal, l’intérêt public à protéger l’identité des employés est préservé et le principe de la publicité des débats judiciaires est respecté.

[18] Bien que le SCRS n’ait aucune objection à procéder ainsi pour le témoignage d’AB, il conteste la proposition de la plaignante et de la Commission selon laquelle cette approche s’appliquerait à tous les employés de confiance du SCRS. Il fait valoir que la raison pour laquelle cette approche est appropriée pour AB est que celle-ci a déjà divulgué son nom à la Commission et au Tribunal dans sa plainte avant qu’elle ne soit anonymisée, ce qui ne s’applique pas aux autres employés dont l’identité n’a pas été divulguée au Tribunal et aux autres avocats.

[19] Cet argument ne me convainc pas. Même si l’on applique cette approche aux autres employés, leurs noms ne seraient divulgués ni à moi, ni à l’agent du greffe, ni aux avocats qui, en tant que membres du Barreau, sont tenus de respecter le code de déontologie. Je remarque que dans ma première ordonnance, j’ai tenu compte du fait que les descriptions de poste fournies par le SCRS pourraient ne pas suffire à identifier un employé et à déterminer son rôle dans une situation donnée. J’ai donc ordonné que, dans de tels cas, le nom complet de la personne soit divulgué à la plaignante et à la Commission, à la condition que ce renseignement reste confidentiel et ne soit pas rendu public. En adoptant l’approche proposée, encore moins de renseignements leur seraient divulgués, car seul le visage des témoins serait révélé et le nom resterait confidentiel. Sur ce point, il convient de souligner que le Tribunal ordonne qu’il soit interdit à quiconque d’enregistrer les audiences tenues par vidéoconférence.

[20] Comme l’ont fait remarquer la plaignante et la Commission, il existe des raisons impérieuses d’équité procédurale de s’assurer que les décideurs et les parties soient en mesure de voir le témoin lorsqu’il témoigne. Plus particulièrement, la Commission a cité les motifs exposés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. N.S., 2012 CSC 72 [N.S.], dans lequel la majorité a conclu qu’il existe un lien étroit entre la possibilité de voir le visage du témoin et la tenue d’un procès équitable. La Cour a ajouté que le fait de permettre à la personne de témoigner à visage voilé peut empêcher le juge des faits d’apprécier la crédibilité du témoin. Bien que l’appréciation visuelle du comportement du témoin ne soit pas le seul facteur pour évaluer sa crédibilité, ni même le plus important, les changements dans le comportement peuvent être très instructifs. Il faut évaluer si le fait de déroger à la pratique de voir le témoin créerait un risque sérieux d’atteinte au droit à un procès équitable.

[21] Je suis conscient que l’arrêt N.S. était une affaire de droit criminel qui traitait d’allégations d’agression sexuelle. Toutefois, je pense que les commentaires de la Cour sont utiles pour traiter la question des droits de la personne dans un contexte comme celui qui nous occupe en ce moment, où de graves pratiques discriminatoires sont alléguées.

[22] La plaignante et la Commission ont également fait remarquer que lorsque le Tribunal a soulevé la question de l’équité des audiences en vidéoconférence pendant la pandémie de Covid-19, il a insisté sur le fait que les témoins devaient comparaître « en direct », devant le membre du Tribunal, pour que ce dernier puisse « constater les signes non-verbaux du témoin » (Hugie c. T-Lane Transportation and Logistics, 2020 TCDP 25 au par. 28).

[23] Je suis d’accord qu’il s’agit là d’importantes considérations et l’approche proposée les prend en compte tout en garantissant que le principe de la publicité des débats judiciaires est respecté et mis en balance avec l’intérêt public à ce que l’identité des employés de confiance du SCRS reste secrète.

[24] La requête du SCRS soulève donc une autre question. En effet, ce dernier cherche à étendre le traitement confidentiel aux témoignages de deux de ses employés qui ne sont pas directement visés par la définition énoncée à l’article 18 de la Loi sur le SCRS. Ces personnes ne participent pas ou n’ont pas participé à des activités opérationnelles cachées du SCRS. Au paragraphe 17 de mon ordonnance précédente, j’ai précisé que l’ordonnance de confidentialité ne s’étendait pas au-delà du groupe d’employés qui doivent être protégés aux termes de l’article 18. Par conséquent, la Commission et la plaignante font valoir que ces témoins devraient témoigner publiquement, en gardant leur caméra allumée.

[25] Je remarque toutefois que, jusqu’à maintenant, le SCRS semble avoir utilisé des pseudonymes pour ces personnes dans sa liste des témoins. En fait, je ne sais pas qui des témoins anonymes du SCRS sont ces deux personnes. À ce jour, la Commission et la plaignante ne se sont pas opposées à les inclure dans la liste des témoins anonymes, malgré mon ordonnance précédente. S’il a été acceptable jusqu’à maintenant de garder anonymes tous les témoins proposés par le SCRS, je ne vois aucune raison de les traiter différemment à ce stade avancé de l’instance.

[26] À moins que de nouveaux renseignements convaincants ne soient présentés à ce sujet, ces deux témoins, qui qu’ils soient, pourront témoigner à huis clos tout comme la plaignante et les autres employés de confiance du SCRS.

V. ORDONNANCE

[27] Dans ses observations, la Commission a proposé une ordonnance, que j’adopte avec quelques modifications. J’ordonne ce qui suit :

1) La requête du SCRS est rejetée;

2) Les employés de confiance du SCRS ne seront pas identifiés par leur nom pendant l’audience;

3) Les déclarations d’ouverture seront publiques, comme d’habitude, mais AB et les représentants du SCRS qui sont des employés de confiance du SCRS éteindront leur caméra;

4) Les employés ou les anciens employés de confiance du SCRS (y compris AB ainsi que tout autre employé du SCRS inscrit sur la liste des témoins du SCRS et dont le nom a été anonymisé) allumeront leur caméra lorsqu’ils témoigneront sous serment ou sous affirmation solennelle à l’audience à huis clos à laquelle seuls le membre du Tribunal, l’agent du greffe du Tribunal, AB, les représentants du SCRS et les avocats des parties assisteront. Les enregistrements audio de ces témoignages seront conservés dans le dossier officiel du Tribunal et seront accessibles conformément à la Politique sur l’accès aux dossiers officiels du Tribunal canadien des droits de la personne (TCDP);

5) Le témoin expert de la Commission témoignera en audience publique en laissant sa caméra allumée;

6) Les plaidoiries finales seront publiques, comme d’habitude, mais AB et les représentants du SCRS qui sont des employés de confiance du SCRS éteindront leur caméra.

Signée par

Athanasios Hadjis

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 31 août 2023


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2715/9121

Intitulé de la cause : AB c. Service canadien du renseignement de sécurité

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 31 août 2023

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites par :

Morgan Rowe et Claire Michela , pour la plaignante

Brian Smith , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Sean Gaudet et Adam Gilani , pour l'intimé

 

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