Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Ishrat Nipa a postulé pour un emploi chez Transports Canada. Mme Nipa est une Canadienne originaire du Bangladesh. Elle est très instruite et a étudié l’anglais. Elle a un accent lorsqu’elle parle l’anglais, sa langue seconde.

Mme Nipa a postulé pour un emploi de premier échelon chez Transports Canada. Elle a passé deux entretiens. Le premier était un entretien officiel, le second ne l’était pas.

Le gouvernement du Canada est censé embaucher des employés en fonction du mérite. Le gouvernement doit donc veiller à embaucher des personnes selon les compétences et les aptitudes requises pour le poste. Le processus implique souvent des entretiens officiels notés au moyen de barèmes qui sont basés sur les qualifications essentielles. En pratique, si de nombreux candidats sont jugés qualifiés pour un poste, un second entretien a lieu. À ce stade, les responsables tentent de déterminer qui s’adapterait le mieux au poste et à l’équipe.

Après le second entretien, qui était informel, la note de Mme Nipa pour la communication orale est passée d’une réussite à un échec. Il s’agit là d’un fait extrêmement inhabituel. Mme Nipa pensait que c’était à cause de sa race et de son identité ethnique. Transports Canada a déclaré que c’était parce qu’elle n’avait pas communiqué clairement.

Le Tribunal a vivement critiqué la façon dont le processus d’embauche a été mené. Toutefois, il n’a pas été convaincu, vu la preuve disponible, que la note de Mme Nipa avait été modifiée en raison de sa race ou de son origine ethnique. La plainte a donc été rejetée.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 33

Date : le 16 août 2023

Numéro du dossier : HR-DP-2811-22

Entre :

ISHRAT NIPA

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

TRANSPORTS CANADA

l'intimé

Décision

Membre : Edward P. Lustig

 



I. APERÇU

[1] La plaignante, Ishrat Nipa, est une citoyenne canadienne originaire du Bangladesh. Elle allègue que l’intimé a fait preuve, à son égard, de discrimination fondée sur la race et/ou l’origine nationale ou ethnique en modifiant la note qu’elle avait obtenue au terme d’une entrevue officielle fondée sur le mérite et en lui attribuant, au terme d’une entrevue non officielle et non fondée sur le mérite, un échec, ce qui a entraîné son élimination d’un processus de sélection, en contravention de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « LCDP »).

[2] Le 9 janvier 2020, Mme Nipa a accepté une invitation à se présenter une entrevue officielle fondée sur le mérite dans le cadre du processus de sélection no 19-EA-HRS-96729 de Transports Canada (le « processus de sélection »), qui visait l’embauche d’agents subalternes de l’AIPRP (accès à l’information et protection des renseignements personnels) de groupe et de niveau PM-01 (le « poste en cause »).

[3] Elle a d’abord été retenue pour faire partie d’un bassin de candidats qualifiés pour le poste en cause après avoir obtenu la note de passage à l’entrevue officielle fondée sur le mérite menée le 20 janvier 2020 par deux gestionnaires chevronnées. Elle a également fourni les références professionnelles requises dans le cadre du processus de sélection, ainsi que tous les formulaires et renseignements demandés par l’intimé.

[4] Lors de l’entrevue officielle fondée sur le mérite, Mme Nipa a obtenu la note de passage pour tous les critères de mérite évalués. Les deux gestionnaires qui l’ont interviewée lui ont donné une note de 3 sur 5 pour le critère de mérite [traduction] « capacité de communiquer efficacement à l’oral », bien que l’une des intervieweuses ait noté qu’elle avait du mal à comprendre Mme Nipa et que celle-ci ne s’exprimait pas clairement.

[5] Par la suite, le 20 février 2020, Mme Nipa a assisté à une entrevue non officielle et non fondée sur le mérite à laquelle elle avait été invitée par l’intimé. Cette entrevue a été menée par deux gestionnaires différentes, qui ont déclaré avoir eu des difficultés à comprendre ce que disait Mme Nipa et qui ont fait part à leur directrice de leurs préoccupations quant à ses capacités en matière de compréhension et de communication orales.

[6] À la suite de l’entrevue non officielle et non fondée sur le mérite, la directrice a rencontré les gestionnaires qui ont mené chacune des entrevues. Il a été convenu, sur les conseils d’un conseiller en ressources humaines consulté par la directrice, que la note accordée à Mme Nipa au terme de l’entrevue officielle pour le critère de mérite [traduction] « capacité de communiquer efficacement à l’oral » serait modifiée et qu’elle obtiendrait un échec à l’égard de ce critère, ce qui a entraîné son élimination du processus de sélection.

[7] L’intimé nie avoir fait preuve de discrimination à l’égard de Mme Nipa et soutient que la modification de sa note et son élimination du processus de sélection étaient attribuables aux préoccupations que les gestionnaires ayant mené l’entrevue non officielle et non fondée sur le mérite avaient exprimées au sujet de ses compétences en matière de communication orale lorsqu’elles l’ont interviewée. Les gestionnaires de l’entrevue officielle fondée sur le mérite avaient exprimé des préoccupations semblables. Par conséquent, les gestionnaires ont conclu, sur l’avis du conseiller en ressources humaines, que Mme Nipa ne pouvait se qualifier en fonction du mérite, comme l’exige l’article 30 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique (la « LEFP »).

[8] Après avoir examiné les éléments de preuve produits à l’audience, le Tribunal est d’avis que, bien que la décision de modifier la note accordée à Mme Nipa et de l’éliminer du processus de sélection ait été inhabituelle et blessante pour Mme Nipa, voire peut-être entachée d’irrégularités et de vices de procédure, il n’est pas possible de déduire raisonnablement des éléments de preuve que la décision était fondée sur la race et/ou l’origine nationale ou ethnique de Mme Nipa. Par conséquent, le Tribunal conclut que la décision n’était pas discriminatoire au sens de la LCDP. La plainte de Mme Nipa est donc rejetée.

II. CONTEXTE

[9] Les principaux faits de la présente affaire ne sont pas contestés. Le désaccord des parties porte sur les raisons qui ont motivé la décision de modifier la note accordée à Mme Nipa à l’égard d’un des critères de mérite essentiels et de lui attribuer un échec, ce qui a entraîné son élimination du processus de sélection. La seule question en litige dans la présente affaire est donc de savoir si l’intimé a fait preuve de discrimination fondée sur la race et/ou l’originale nationale ou ethnique à l’égard de Mme Nipa en modifiant sa note et en l’éliminant du processus de sélection, en contravention de l’article 7 de la LCDP.

[10] En réponse à sa demande en ligne qui a été jugée conforme aux critères de présélection, Mme Nipa a reçu de l’intimé une invitation à une entrevue officielle fondée sur le mérite dans le cadre du processus de sélection pour le poste en cause, invitation qu’elle a acceptée le 9 janvier 2020. L’entrevue devait avoir lieu le lundi 20 janvier 2020 à 9 h au 330, rue Sparks, à Ottawa. L’intimé avait annoncé le processus de sélection dans le but de créer un bassin de candidats qualifiés pour recruter des agents subalternes de l’AIPRP dans son bureau de l’AIPRP.

[11] Le poste en cause était un poste administratif de débutant dont les tâches consistaient à recevoir et à traiter les demandes d’AIPRP de l’intimé et nécessitaient que le titulaire interagisse verbalement avec les demandeurs et les membres du personnel.

[12] L’invitation de l’intimé précisait que l’entrevue visait à évaluer les six critères de mérite suivants :

[traduction]

[13] En outre, l’invitation précisait qu’une vérification des références de Mme Nipa serait effectuée si elle réussissait l’entrevue et que Mme Nipa devait fournir ses références [traduction] « à cette étape-ci ». Toujours selon l’invitation, Mme Nipa devait aussi présenter à l’entrevue une pièce d’identité avec photo et une attestation d’études. L’invitation ne précisait pas qu’elle devait fournir des formulaires d’autorisation de sécurité relatifs à une nomination éventuelle à partir du bassin de candidats. Mme Nipa a fourni à temps les références, la pièce d’identité avec photo, l’attestation d’études et les formulaires d’autorisation de sécurité demandés par l’intimé.

[14] Ni l’invitation ni les renseignements fournis aux candidats en vue de l’entrevue officielle fondée sur le mérite ne mentionnaient qu’une entrevue non officielle et non fondée sur le mérite aurait lieu à une date ultérieure dans le cadre du processus de sélection ou d’évaluation. L’invitation précisait toutefois que la sélection des candidats qualifiés se fonderait sur les résultats de l’ensemble du processus d’évaluation.

[15] L’intimé a également fourni des instructions concernant l’entrevue officielle fondée sur le mérite, qui précisaient que les candidats auraient 30 minutes pour préparer leurs réponses, que l’entrevue durerait 60 minutes et que seules les réponses fournies oralement aux membres du jury pendant l’entrevue seraient évaluées (toutes les notes prises pendant l’étape de la préparation devaient être remises aux membres du jury, mais ne seraient pas prises en compte dans le cadre de l’évaluation).

[16] Pour chaque critère de mérite, à l’exception du critère no 6, une situation ou un scénario hypothétique précis était donné et accompagné de questions sur les mesures à prendre ou le comportement à adopter. Dans le cas du critère de mérite no 6, il n’y avait pas de scénario, de situation ou de question. L’évaluation de ce critère de mérite se fondait plutôt sur la capacité des candidats de communiquer efficacement leurs réponses aux questions relatives aux situations et aux scénarios visant les cinq autres critères de mérite.

[17] Selon le guide de cotation de l’entrevue, le candidat ou la candidate devait obtenir la note de passage pour chacun des critères de mérite essentiels évalués afin de réussir l’étape de l’entrevue. Chaque critère de mérite était noté sur 5.

[18] Mme Nipa a participé à l’entrevue officielle fondée sur le mérite le 20 janvier 2020 et a pris des notes pendant la période de préparation qui a précédé l’entrevue.

[19] Mme Betricia Abou-Hamad, qui a témoigné de manière très franche et crédible à l’audience, et Mme Angie Belsher ont mené l’entrevue officielle. Toutes deux ont donné à Mme Nipa exactement les mêmes notes pour chacun des six critères de mérite lors de l’entrevue du 20 janvier 2020 : 3 pour le critère de mérite no 1; 3 pour le critère de mérite no 2; 4 pour le critère de mérite no 3; 3 pour le critère de mérite no 4; 4 pour le critère de mérite no 5, et 3 pour le critère de mérite no 6 (capacité de communiquer efficacement à l’oral). Par conséquent, Mme Nipa a réussi l’entrevue officielle fondée sur le mérite.

[20] Sur le formulaire d’évaluation se rapportant à l’entrevue, Mme Abou-Hamad, qui a beaucoup d’expérience dans les processus de sélection et a mené de nombreuses entrevues, a formulé les commentaires suivants. Pour le critère de mérite no 1, elle a écrit : [traduction] « Ses idées étaient éparpillées, mais ont abordé certains points ». Pour le critère de mérite no 2, elle a écrit : [traduction] « Ses idées étaient éparpillées, mais ont abordé les points essentiels ». Pour le critère de mérite no 3, elle a écrit : [traduction] « A mieux expliqué l’ordre des événements/des mesures à prendre ». Pour le critère de mérite no 4, elle a écrit : [traduction] « A mentionné les mesures prises. Raisonnement difficile à suivre ». Elle n’a fait aucun commentaire pour les critères de mérite nos 5 et 6, mais la note accordée pour le critère de mérite no 6 est passée de 3 (réussite) à 2 (échec) après l’entrevue non officielle et non fondée sur le mérite menée le du 20 février 2020, à laquelle Mme Abou-Hamad n’a pas participé. Elle a témoigné qu’elle avait attribué à Mme Nipa la note de passage pour le critère de mérite no 6 parce qu’elle avait été en mesure de déchiffrer ses propos et de la comprendre.

[21] Sur le formulaire d’évaluation se rapportant à l’entrevue, Mme Belsher a pour sa part formulé les commentaires suivants. Pour le critère de mérite n1, elle a écrit : [traduction] « Ses idées étaient éparpillées, mais ont abordé le point essentiel ». Pour le critère de mérite no 2, elle a écrit : [traduction] « A abordé les points essentiels, mais ses idées étaient éparpillées ». Pour le critère de mérite no 3, elle a écrit : [traduction] « A donné une meilleure réponse, a donné l’ordre chronologique des mesures à prendre ». Pour le critère de mérite no 4, elle a écrit : [traduction] « Les mesures prises se perdent dans son raisonnement et la qualité qu’elle s’attribue ». Pour le critère de mérite no 5, elle a écrit : [traduction] « Bonne réponse ». Pour le critère de mérite no 6, elle a écrit : [traduction] « La candidate était difficile à comprendre. Elle ne s’exprimait pas clairement ». La note attribuée à ce critère de mérite est passée de 3 (réussite) à 2 (échec) après l’entrevue non officielle et non fondée sur le mérite menée le 20 février 2020, à laquelle Mme Belsher n’a pas participé.

[22] Le commentaire de Mme Belsher à propos du critère de mérite no 6 est le seul commentaire qui a été formulé à cet égard par l’une ou l’autre des intervieweuses. Mme Belsher n’a pas assisté à l’audience, mais Mme Abou-Hamad a déclaré que le commentaire relatif au critère de mérite no 6 avait été ajouté par Mme Belsher lorsqu’elle avait modifié son formulaire d’évaluation, faisant passer la note accordée pour ce critère de mérite de 3 (réussite) à 2 (échec) le 20 février 2020.

[23] Le guide d’évaluation décrit ainsi la note de 3 ou passable (la note de passage) pour le critère de mérite no 6 : [traduction] « La personne possède de bonnes compétences en communication : elle présente très peu de problèmes de langage, de grammaire ou de vocabulaire; elle définit bien les messages, les points importants et les questions, mais pas de la manière la plus claire et la plus concise possible; elle définit les questions complexes, mais présente quelques lacunes; elle utilise certains outils de communication; elle présente quelques problèmes à distinguer l’information essentielle de l’information non essentielle; elle adapte son style aux différents publics; elle aborde différents points de vue pour dégager un consensus. »

[24] Le même guide décrit ainsi la note de 2 ou faible (échec) : [traduction] « La personne possède de faibles compétences en communication : elle présente quelques problèmes de langage, de grammaire ou de vocabulaire; elle définit les messages, les points importants et les questions seulement de façon adéquate; elle a du mal à définir les questions complexes; elle utilise seulement quelques outils de communication; elle a du mal à distinguer l’information essentielle de l’information non essentielle; elle tente d’adapter son style aux différents publics, mais a du mal à y parvenir; elle tente d’aborder différents points de vue pour dégager un consensus, mais a du mal à y parvenir. »

[25] Les deux gestionnaires qui ont mené l’entrevue officielle ont consigné de façon détaillée sur les formulaire d’évaluation les réponses de Mme Nipa. Elles y ont également consigné les notes attribuées à chaque critère de mérite et leurs commentaires cités ci-dessus.

[26] Les deux intervieweuses ont confirmé sur les formulaires d’évaluation qu’elles avaient vu l’attestation d’études de Mme Nipa, soit un diplôme de parajuriste du Collège Algonquin et une maîtrise en droit de l’Université de Chittagong, au Bangladesh (1999), ainsi qu’une attestation de son admission au barreau du Bangladesh (2002).

[27] À l’audience, Mme Abou-Hamad a déclaré que, en raison du temps écoulé, elle ne se souvenait d’aucun exemple précis pour justifier les commentaires défavorables qu’elle a faits dans le formulaire d’évaluation relatif à l’entrevue officielle ou dans son témoignage quant au fait que Mme Nipa était difficile à comprendre et qu’elle ne s’exprimait pas clairement ou que ses idées étaient éparpillées.

[28] Mme Abou-Hamad n’a pas jugé qu’il était incohérent de modifier plus tard la note accordée à Mme Nipa pour le critère de mérite no 6, puisque la note qu’elle avait obtenue (3 ou la note de passage) était à la limite de l’échec (2). Elle estimait qu’il convenait de modifier la note du critère de mérite no 6, même si elle n’avait pas assisté à l’entrevue non officielle et non fondée sur le mérite, ni reçu d’exemples précis concernant les lacunes en matière de communication qui auraient été observées lors de cette deuxième entrevue et même si les notes pour chacun des cinq autres critères de mérite, qui reposaient sur ses compétences en matière de communication orale, n’étaient pas été modifiées.

[29] Mme Abou-Hamad a déclaré qu’elle était à l’aise avec la décision de modifier la note, même si Mme Belsher et elle n’avaient fait part d’aucune préoccupation à leur directrice, Mme Brigitte Parent, à la suite de l’entrevue officielle fondée sur le mérite. Ce n’est qu’après que Mme Parent eut pris des dispositions pour les rencontrer à la suite de l’entrevue non officielle et non fondée sur le mérite de Mme Nipa, menée par d’autres intervieweuses, qu’elles ont fait part de leurs préoccupations à leur directrice. Mme Abou-Hamad a admis que l’entrevue non officielle avait eu lieu parce qu’il y avait trop de candidats qualifiés pour le nombre de postes disponibles et que, si l’entrevue non officielle et non fondée sur le mérite n’avait pas eu lieu, la note n’aurait pas été modifiée.

[30] Mme Abou-Hamad a témoigné de la grande diversité de l’effectif au bureau de l’AIPRP et au Ministère et a indiqué qu’elle avait suivi des cours sur la diversité et la discrimination inconsciente. Elle est elle-même d’origine ethnique. Selon elle, il n’y a pas eu de discrimination inconsciente dans la décision de modifier la note accordée à Mme Nipa.

[31] Le 18 février 2020, Mme Nipa a été invitée à se présenter à une entrevue non officielle et non fondée sur le mérite, qui s’est déroulée le 20 février 2020. Les candidats qui ont réussi l’entrevue officielle fondée sur le mérite n’ont pas tous été invités à une entrevue non officielle et non fondée sur le mérite.

[32] Selon l’intimé, puisque le nombre de personnes ayant réussi l’entrevue fondée sur le mérite était supérieur au nombre de postes à pourvoir, l’objectif de cette entrevue était de trouver les meilleurs candidats pour le poste en cause. L’objectif n’était pas d’évaluer le mérite des candidats, puisque cette évaluation avait déjà eu lieu lors de l’entrevue officielle fondée sur le mérite. L’intimé a expliqué à la Commission, dans le cadre de son enquête sur la plainte, que l’objectif était de trouver les personnes [traduction] « qui s’intégreraient le mieux à l’équipe en termes d’énergie et de capacité à répondre aux besoins précis du ministère [c’est-à-dire] les personnes qui, de par leur énergie et leur personnalité, s’intégreraient le plus facilement à l’équipe ».

[33] L’entrevue non officielle et non fondée sur le mérite de Mme Nipa, qui s’est déroulée le 20 février 2020, a été menée par Mme Marie-Josée Ouellette et Mme Josée Laurin, qui ne connaissaient pas Mme Nipa avant l’entrevue et ignoraient sa race ou son origine ethnique. Mme Ouellette occupe un poste de rang supérieur à celui de Mme Laurin, qui a témoigné à l’audience. Mme Laurin avait été appelée à participer à l’entrevue non officielle à la dernière minute, en remplacement de quelqu’un d’autre. Elle n’avait aucune expérience préalable de ce type d’entrevue.

[34] Mme Laurin, qui a elle aussi livré un témoignage franc et crédible, a déclaré qu’elle avait essentiellement joué le rôle d’observatrice et n’avait pas vraiment participé activement à l’entrevue non officielle et non fondée sur le mérite. Elle se souvenait uniquement d’avoir posé deux questions à Mme Nipa. L’une de ces questions était de savoir si Mme Nipa était bilingue, parce qu’elle avait de la difficulté à la comprendre et à comprendre le fil de son raisonnement et qu’elle avait l’impression que Mme Nipa avait de la difficulté à exprimer ses idées en anglais en réponse aux questions. Mme Nipa a répondu que l’anglais était sa langue seconde et qu’elle ne parlait pas le français.

[35] L’autre question que Mme Laurin a posée à Mme Nipa lors de l’entrevue était de savoir quand elle pourrait commencer à travailler si un emploi lui était offert. Mme Laurin a indiqué que Mme Nipa avait d’abord eu du mal à répondre clairement à la question et avait dit qu’elle avait deux emplois à temps partiel, mais qu’elle avait finalement pu répondre à la question en indiquant qu’elle aurait besoin de donner un préavis d’une semaine à ses employeurs. Une note partiellement caviardée de cet échange a été produite en preuve. Il s’agit de la seule note prise par les intervieweuses au cours de l’entrevue non officielle, qui a duré environ une demi-heure.

[36] En outre, Mme Laurin a déclaré à l’audience que, compte tenu du temps écoulé depuis l’entrevue, elle ne se souvenait pas d’exemples précis pour justifier son affirmation selon laquelle Mme Nipa était difficile à comprendre et que son raisonnement était difficile à suivre. Mme Laurin et Mme Abou-Hamad étaient les seuls témoins à l’audience qui avaient rencontré Mme Nipa ou lui avaient parlé.

[37] Mme Laurin a déclaré que l’entrevue non officielle avait pour but de trouver, parmi les candidats ayant réussi l’entrevue officielle fondée sur le mérite, ceux qui convenaient le mieux sur le plan opérationnel au poste en cause. Elle a confirmé que les entrevues non officielles n’avaient eu lieu qu’avec certains des candidats qui avaient réussi l’entrevue, et qu’elles n’auraient pas eu lieu du tout s’il n’y avait pas eu plus de candidats ayant réussi l’entrevue que de postes disponibles.

[38] Mme Laurin a témoigné qu’elle n’avait pas participé à la décision de modifier la note fondée sur le mérite accordée à Mme Nipa, ni aux discussions entourant cette décision, et qu’elle n’avait fait que rapporter à Mme Parent les faits observés à l’entrevue. Elle n’a appris que la note de Mme Nipa avait été modifiée et qu’elle avait été éliminée du processus de sélection que quelque temps plus tard, après le dépôt de la plainte dans la présente affaire et l’ouverture d’une enquête par la Commission canadienne des droits de la personne.

[39] Immédiatement après l’entrevue non officielle et non fondée sur le mérite de Mme Nipa, qui a eu lieu le 20 février 2020, Mme Ouellette et Mme Laurin ont fait part à Mme Parent de leurs préoccupations quant à la capacité de Mme Nipa de communiquer efficacement. Mme Parent, une gestionnaire chevronnée qui a témoigné de façon franche et crédible à l’audience, avait le pouvoir délégué de prendre les décisions finales en matière d’embauche puisqu’elle était responsable de la gestion du processus de sélection.

[40] En outre, Mme Geneviève St-Louis, une adjointe administrative qui n’a pas interviewé Mme Nipa, mais qui l’a accompagnée aux deux entrevues, a dit à Mme Parent qu’elle avait eu de la difficulté à comprendre Mme Nipa et à communiquer avec elle.

[41] Le même jour que l’entrevue non officielle, Mme Parent a discuté avec les quatre gestionnaires qui avaient interviewé Mme Nipa à titre officiel et non officiel, y compris Mme Abou-Hamad et Mme Belsher, qui lui avaient accordé la note de passage lors de l’entrevue officielle fondée sur le mérite, bien qu’elles aient eu quelques préoccupations à l’égard des réponses données par Mme Nipa. Selon Mme Parent, Mme Abou-Hamad et Mme Belsher lui ont dit que, bien qu’elles aient eu un peu de difficulté à comprendre Mme Nipa, elles l’avaient suffisamment bien comprise pour lui accorder la note de passage lors de l’entrevue officielle fondée sur le mérite.

[42] À l’audience, Mme Parent a dit avoir accepté les affirmations de Mme Ouellette et de Mme Laurin sur le fait qu’elles avaient eu de la difficulté à comprendre Mme Nipa ou à suivre son raisonnement lors de l’entrevue non officielle. Mme Parent a dit qu’elle croyait qu’elles en étaient arrivées à cette conclusion parce que certaines des réponses de Mme Nipa ne répondaient pas aux questions posées lors de l’entrevue non officielle, mais elle n’a pas été en mesure de fournir d’exemples.

[43] Mme Parent a déclaré que, n’ayant jamais rencontré ce type de situation auparavant, elle a demandé conseil à son conseiller en ressources humaines, M. Patrick Toupin, qu’elle a consulté le jour même de l’entrevue non officielle. M. Toupin a témoigné à l’audience. Il a livré un témoignage franc et crédible, et s’est montré bien informé des règles et des lois en vigueur dans le domaine de l’emploi. M. Toupin a informé Mme Parent que l’article 30 de la LEFP l’empêchait d’embaucher Mme Nipa si elle estimait que celle-ci ne satisfaisait pas aux critères de mérite, même si elle avait satisfait à tous les critères de mérite lors de l’entrevue fondée sur le mérite. M. Toupin a dit à Mme Parent qu’elle devrait tenir compte de l’entrevue non fondée sur le mérite pour prendre sa décision si cette entrevue montrait que la candidate ne satisfaisait pas aux critères de mérite compte tenu de l’ensemble des renseignements dont elle disposait.

[44] À la suite de ces discussions et de ces consultations, il a été convenu que Mme Abou-Hamad et Mme Belsher modifieraient la note accordée à Mme Nipa pour le critère de mérite de la [traduction] « capacité de communiquer efficacement à l’oral », la faisant passer de 3 (passable/réussite) à 2 (faible/échec). En raison de ce changement, Mme Nipa a été éliminée du processus de sélection puisqu’elle ne satisfaisait pas à l’un des critères de mérite essentiels. Elle a été informée de la situation par un courriel daté du 24 février 2020, qui mentionnait expressément qu’elle avait été éliminée du processus de sélection parce qu’elle ne satisfaisait pas au critère de mérite concernant la capacité de communiquer efficacement à l’oral. Les notes accordées pour les autres critères de mérite n’ont pas été modifiées.

[45] Douze candidats ont été retenus dans le cadre du processus de sélection, dont huit ont été embauchés à partir du bassin de candidats. Sur les 12 candidats retenus, six avaient déclaré être membres d’une minorité visible et quatre de ces six personnes ont été embauchées à partir du bassin.

[46] Mme Nipa est la seule candidate à ce processus de sélection qui avait satisfait à tous les critères de mérite au terme de l’entrevue officielle fondée sur le mérite, mais dont la réussite a été transformée en échec après l’entrevue non officielle et non fondée sur le mérite. Parmi les candidats retenus, c’est Mme Nipa qui a obtenu la note la plus faible lors de l’entrevue officielle fondée sur le mérite. Elle est la seule à avoir obtenu une note de 3 à l’égard du critère de mérite no 6. Tous les autres candidats ont obtenu des notes plus élevées à l’égard de ce critère.

[47] Aucun des témoins, y compris Mme Parent (la gestionnaire d’embauche) et M. Toupin (l’expert en ressources humaines), qui comptent tous deux plus de 25 ans d’expérience dans le domaine, n’avait jamais eu connaissance d’un processus de sélection dans le cadre duquel la note de passage accordée à un candidat à l’égard d’un critère de mérite essentiel au terme d’une entrevue officielle fondée sur le mérite aurait ensuite été modifiée à la suite d’une entrevue non officielle et non fondée sur le mérite, de sorte que le candidat obtienne un échec et soit éliminé du processus de sélection.

[48] Aucune des employées de l’intimé en cause dans la présente affaire n’a dit à Mme Nipa, lors de l’une ou l’autre des entrevues, qu’elles avaient des préoccupations quant à sa capacité de communiquer efficacement à l’oral. Mme Nipa en a pris connaissance lorsqu’elle a été informée qu’elle avait été éliminée du processus de sélection; elle a donc été surprise et contrariée par son élimination du processus de sélection.

[49] Selon Mme Parent et les autres témoins de l’intimé, le bureau de l’AIPRP en particulier et l’intimé en général disposaient d’un effectif très diversifié comptant des personnes de races et d’origines nationales et ethniques différentes. Des séances de formation et des cours sur la diversité en milieu de travail et sur la discrimination et les préjugés inconscients ont été offerts aux employés. Des statistiques produites par l’intimé montrent que la présence des minorités visibles au sein de son effectif est supérieure à leur disponibilité au sein de la main-d’œuvre. En particulier, elles montrent que les candidats de la même origine ethnique que Mme Nipa ont plus de chances de réussir les concours que la moyenne des candidats, et que l’intimé embauche des personnes originaires d’Asie du Sud à un taux supérieur à celui de leur disponibilité au sein de la main-d’œuvre.

[50] Mme Nipa s’est représentée de manière franche et crédible à l’audience. Elle a été la seule personne à témoigner en son nom. J’ai été en mesure de suivre son raisonnement et de comprendre ses arguments, son témoignage, le contre-interrogatoire des témoins de l’intimé qu’elle a mené et ses observations orales à l’audience. Elle m’a semblé suffisamment concentrée et organisée pendant l’audience. L’audience s’est déroulée en anglais, qui est la langue seconde de Mme Nipa. J’ai parfois dû m’adapter à son accent et à sa façon de parler pour la comprendre et j’ai dû lui demander de se répéter pour obtenir des réponses à certaines questions, mais, dans l’ensemble, j’ai pu la comprendre et la suivre.

[51] En lisant les notes prises par Mme Nipa pendant la période de préparation ayant précédé l’entrevue officielle et en lisant le compte rendu détaillé préparé par Mme Abou-Haddad et Mme Belsher des réponses qu’elle a données aux questions d’entrevue pour chaque scénario associé aux critères de mérite, je n’ai pas trouvé d’exemples montrant que ses idées étaient éparpillées, que son raisonnement était difficile à suivre ou qu’elle était difficile à comprendre. Cela dit, je n’étais évidemment pas présent à l’une ou l’autre des entrevues et celles-ci n’ont pas été enregistrées. Comme je l’ai déjà mentionné, aucune note n’a été prise lors de l’entrevue non officielle et non fondée sur le mérite.

[52] À l’audience, Mme Nipa a déclaré qu’elle estimait que les deux gestionnaires qui avaient mené l’entrevue non fondée sur le mérite, Mme Ouellette et Mme Laurin, avaient, de manière illégale, contraire à l’éthique et intentionnelle, influencé les autres gestionnaires pour qu’elles modifient la note qu’elles lui avaient accordée au regard du critère de la capacité de communiquer efficacement à l’oral, en se fondant sur des motifs discriminatoires, à savoir sa race et/ou son origine nationale ou ethnique.

[53] Mme Nipa a affirmé dans son témoignage que Mme Ouellette et Mme Laurin entretenaient des préjugés à son égard et que l’entrevue non officielle avait été organisée pour l’éliminer du processus de sélection, les intervieweuses ayant inventé une histoire selon laquelle elles n’étaient pas en mesure de la comprendre ou de la suivre au cours de l’entrevue. Elle a déclaré qu’elles n’avaient pris aucune note pendant la longue entrevue, à l’exception d’une très courte note indiquant qu’elle n’était pas bilingue et qu’elle aurait besoin de donner un préavis d’une semaine à ses deux employeurs à temps partiel avant de pouvoir commencer à travailler, si elle était embauchée.

[54] Mme Nipa a contesté la prétention selon laquelle Mme St-Louis, qui n’a pas participé aux entrevues, n’aurait pas été en mesure de la comprendre, étant donné qu’elle avait pu suivre toutes les instructions de Mme St-Louis pour se présenter et participer à l’entrevue.

[55] Selon Mme Nipa, il était incohérent et contraire au processus de sélection censé être fondé sur le mérite qu’elle soit éliminée du processus le 24 février 2020 pour avoir échoué au critère de mérite relatif à la capacité de communiquer efficacement, alors qu’elle avait initialement satisfait à tous les critères essentiels fondés sur le mérite, y compris à celui relatif à la capacité de communiquer efficacement à l’oral lors de l’entrevue officielle fondée sur le mérite tenue le 20 janvier 2020. Selon elle, le fait que sa note a été modifiée dans ces circonstances démontre qu’elle a été l’objet de discrimination en raison de sa race et de son origine ethnique.

[56] En outre, Mme Nipa est d’avis qu’il est incohérent et illogique qu’aucune autre modification n’ait été apportée pour lui attribuer des échecs au regard des autres critères de mérite, malgré le fait que tous les autres critères de mérite dépendaient de ses capacités à communiquer efficacement à l’oral, qui devaient être évaluées par rapport à ses réponses à chacun des autres critères de mérite essentiels.

[57] Selon Mme Nipa, il était contraire à l’éthique et discriminatoire qu’elle ait été éliminée du processus de sélection sur la base de considérations subjectives (le critère du meilleur candidat ou de la meilleure candidate) évaluées lors d’une entrevue non officielle et non fondée sur le mérite, alors qu’elle avait satisfait à tous les critères de mérite lors de l’entrevue officielle et qu’elle avait présenté tous les renseignements requis pour démontrer ses qualifications. Selon elle, l’intimé n’a produit aucun élément de preuve précis pour étayer ses réserves générales quant aux compétences en matière de communication qu’elle aurait démontrées lors des entrevues.

[58] De plus, Mme Nipa était d’avis qu’il était illogique qu’un compte rendu détaillé de ses réponses ait pu être préparé pendant l’entrevue officielle fondée sur le mérite si les gestionnaires qui l’ont préparé et qui ont initialement conclu qu’elle satisfaisait à tous les critères de mérite, y compris celui de la capacité de communiquer efficacement à l’oral, n’étaient pas capables de la comprendre.

[59] Aux dires de Mme Nipa, la discrimination dont l’intimé a fait preuve en modifiant la note qui lui avait été accordée et en l’éliminant du processus de sélection pour des motifs liés à sa race et à son origine ethnique a été blessante pour elle et lui a causé une perte d’estime de soi et de dignité.

[60] Mme Nipa a déclaré qu’elle était citoyenne canadienne depuis plus de 15 ans et que c’était la première fois qu’on lui disait qu’on ne la comprenait pas. Elle est diplômée d’une université et d’un collège communautaire anglophones et possède d’excellentes références professionnelles. Elle estime avoir été empêchée à tort d’obtenir un poste pour lequel elle était qualifiée et de profiter d’autres possibilités éventuelles et elle souhaite être indemnisée et intégrée dans un emploi de niveau PM-01. À l’heure actuelle, elle fait partie d’autres bassins au sein du gouvernement.

[61] Les quatre témoins de l’intimé présents à l’audience ont tous nié avoir fait preuve d’un comportement discriminatoire envers Mme Nipa ou entretenu des préjugés fondés sur la race ou l’origine ethnique à son égard. Rien n’indique que les employés de l’intimé ont eu un comportement ou formulé des commentaires ouvertement ou intentionnellement racistes à l’égard de Mme Nipa. Les éléments de preuve présentés comprenaient des statistiques montrant que le lieu de travail est diversifié et que le personnel a reçu une formation sur la prévention de la discrimination, et rien n’indique que l’intimé fait preuve de préjugés liés à l’embauche à l’égard des personnes originaires d’Asie du Sud ou que ces personnes sont sous-représentées au sein de l’effectif. Les témoins ont déclaré avoir modifié la note de Mme Nipa et l’avoir éliminée du processus de sélection en raison des préoccupations qu’ils avaient quant à sa capacité de communiquer efficacement à l’oral (observée lors des entrevues) et des conseils qu’ils avaient reçus de M. Toupin.

III. CADRE LÉGISLATIF

[62] L’article 7 de la LCDP dispose, en partie, que constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects, de refuser d’employer un individu ou de le défavoriser en cours d’emploi. La race et l’origine nationale ou ethnique font partie des motifs de distinction illicite énumérés à l’article 3 de la LCDP.

[63] L’article 30 de la LEFP dispose, en partie, que les nominations à la fonction publique sont fondées sur le mérite, c’est-à-dire que la personne désignée pour procéder à la nomination doit être convaincue que la personne à nommer possède les qualifications essentielles pour le poste.

[64] Il incombe au plaignant qui allègue que la LCDP a été violée d’établir l’existence d’une preuve prima facie de discrimination. La norme de preuve applicable à cet égard est la norme civile de la prépondérance des probabilités. Pour s’acquitter de ce fardeau, le plaignant doit établir l’existence d’un « lien » avec un motif de distinction illicite prévu par la LCDP. (Voir Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, au par. 65 (Bombardier).)

[65] Une preuve prima facie (ou suffisante jusqu’à preuve du contraire) est « celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé ». (Voir Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 RCS 536, au par. 28.)

[66] Pour prouver l’existence d’une preuve prima facie de discrimination, le plaignant doit généralement démontrer : i) qu’il possède une ou plusieurs caractéristiques protégées par la LCDP contre la discrimination fondée par exemple sur la race ou l’origine nationale ou ethnique; ii) qu’il a subi un traitement défavorable ou un désavantage; iii) qu’une ou plusieurs des caractéristiques protégées du plaignant ont constitué un facteur — mais pas forcément le seul — qui a joué dans le traitement défavorable ou le désavantage subi. (Voir Stewart c. Elk Valley Coal Corp., 2017 CSC 30 (CanLII), au par. 69, citant Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, [2012] 3 RCS 360, au par. 33, et Bombardier, aux par. 60 à 63.)

[67] Lorsqu’il est saisi d’une affaire qui relève de l’article 7 de la LCDP et qui met en cause une plainte pour discrimination liée à la décision prise par un jury de sélection, le Tribunal, pour déterminer si le plaignant qui possède des caractéristiques protégées a satisfait aux deux derniers volets du critère, n’est pas tenu d’évaluer l’expérience et les qualifications du plaignant en termes absolus, ni même de les comparer à celles d’autres candidats. Le Tribunal n’agit pas à titre de jury de sélection ni n’exerce de compétence en matière d’appel à l’égard des décisions prises par de tels jurys. Il doit plutôt apprécier le processus décisionnel du jury de sélection afin d’établir si le plaignant a été défavorisé par la décision et si les caractéristiques protégées du plaignant, ou une combinaison de celles-ci, ont joué un rôle dans ce processus. (Voir Turner c. Agence des services frontaliers du Canada, 2018 TCDP 1, au par. 40.)

[68] Ce n’est pas le mandat du Tribunal de se prononcer sur l’efficacité, la justesse ou la précision du processus de sélection de l’intimé, mais plutôt de déterminer si ce processus est entaché de discrimination. La présence d’irrégularités dans le processus d’embauche, même s’il est démontré que le processus d’embauche comportait « un défaut grave », n’est pas une preuve de discrimination. Le Tribunal n’a pas le pouvoir de contrôle et de surveillance du fonctionnement du processus de dotation régi par la LEFP. Le rôle du Tribunal n’est pas de déterminer s’il existe des irrégularités dans le processus d’embauche, mais se limite plutôt à dire si oui ou non ces irrégularités ont été motivées par des motifs de distinction illicite. (Voir Salem c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2008 TCDP 13, au par. 72; Dokis c. Bande indienne de Dokis, 1995 CanLII 10394 (TCDP); Kibale c. Transports Canada, 1985 CanLII 90 (TCDP)).

[69] Pour établir une preuve prima facie de discrimination, le plaignant n’est pas tenu de prouver que l’intimé avait l’intention d’agir de manière discriminatoire, car certains actes discriminatoires mettent en cause de multiples facteurs et sont inconscients. En fait, on dit souvent qu’un acte discriminatoire n’est pas une pratique qui, d’ordinaire, se manifesterait ouvertement ou même s’exercerait intentionnellement. De ce fait, le Tribunal se doit d’examiner l’ensemble des circonstances de l’affaire — ce qui, bien souvent, suppose des éléments de preuve circonstancielle qui tantôt étayent tantôt minent l’allégation de discrimination — pour pouvoir décider s’il existe ce que le Tribunal a déjà qualifié de « subtile odeur de discrimination ». (Voir Bombardier, aux par. 40 et 41; Basi c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada, 1988 CanLII 108 (TCDP); Peel Law Association v. Pieters, 2013 ONCA 396, aux par. 72 et 8; Colombie-Britannique (Public Service Employees Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 RCS 3, au par. 29.)

[70] Il suffit qu’un seul motif de discrimination ait joué dans la décision d’un intimé de ne pas embaucher le plaignant pour que celui-ci ait gain de cause sous le régime de la LCDP. Il incombe donc au Tribunal de déterminer si la discrimination a joué un rôle dans le refus d’embaucher. Pour ce faire, il est tenu de prendre en considération la totalité des éléments de preuve circonstancielle, de tirer des conclusions de fait et de décider si l’inférence qu’il est possible de tirer des faits étaye une conclusion de discrimination selon la prépondérance des probabilités. Cependant, il doit y avoir un lien entre la conduite examinée et un motif de distinction illicite. Le lien peut être déduit à partir d’une preuve circonstancielle, mais la conclusion de discrimination doit être plus probable que toute autre conclusion possible. Pour tirer une telle conclusion, il faut que le fait en cause soit établi par d’autres faits. Il n’est pas nécessaire que chaque élément de preuve conduise à cette conclusion. Les éléments de preuve, qui sont insuffisants pris individuellement, permettent, une fois combinés, de conclure à l’existence du fait en cause. La conclusion de discrimination que tire le Tribunal peut reposer aussi bien sur des éléments de preuve circonstancielle que sur des éléments de preuve directs, anecdotiques ou statistiques. (Voir Khiamal c. Canada, 2009 CF 495, aux par. 80 à 84.)

[71] Si un plaignant établit une preuve prima facie de discrimination, il incombe alors à l’intimé de démontrer, au moyen d’une explication raisonnable, soit que la discrimination n’a pas eu lieu, soit que la conduite n’était pas discriminatoire. Il faut que cette explication soit crédible, et non qu’elle constitue un simple prétexte servant à dissimuler la discrimination. (Voir Bombardier, au par. 37).

IV. ANALYSE

[72] Qu’elle soit discriminatoire ou non, la décision de l’intimé de modifier la note accordée à Mme Nipa et de l’éliminer du processus de sélection était très inhabituelle, voire irrégulière et viciée du point de vue de la procédure. Aucun des témoins chevronnés de l’intimé n’avait jamais entendu parler d’une telle situation.

[73] En outre, la décision a clairement été blessante pour Mme Nipa et a eu un effet préjudiciable sur elle. Mme Nipa, qui est originaire du Bangladesh, n’a été informée de son élimination qu’après la deuxième entrevue et a été, à juste titre, surprise et bouleversée par le résultat, comme l’a reconnu l’intimé. Ce résultat a porté un coup à son estime de soi et à sa dignité.

[74] À la lumière des exigences liées au mérite de l’article 30 de la LEFP, invoquées par l’intimé pour étayer sa thèse, la décision de modifier la note accordée à Mme Nipa et de l’éliminer du processus de sélection à la suite d’une entrevue non officielle et non fondée sur le mérite, qui était censée porter sur une évaluation subjective pour trouver les meilleurs candidats pour le poste, plutôt que sur le mérite, semble également quelque peu contradictoire. L’entrevue non officielle n’était pas prévue dans les renseignements sur le processus mis à la disposition des candidats et n’a été menée qu’avec certains candidats, parce que trop de candidats ont été retenus à l’issue de l’entrevue fondée sur le mérite. Si l’entrevue non officielle et non fondée sur le mérite n’avait pas eu lieu, la note accordée à Mme Nipa n’aurait pas été modifiée et elle n’aurait pas été éliminée du processus de sélection.

[75] Il semble également surprenant et regrettable, compte tenu des circonstances inhabituelles de la présente affaire, que les intervieweuses n’aient pas été en mesure, à l’audience, de se souvenir d’exemples précis pour justifier leurs commentaires généraux selon lesquelles Mme Nipa était difficile à comprendre, ou qu’elles n’aient pas, à une exception près, noté d’exemples lors des entrevues, même dans le cas de la première entrevue, où un compte rendu détaillé des réponses données a été préparé. Les intervieweuses ont dû comprendre Mme Nipa suffisamment bien pour prendre des notes.

[76] La seule exception est la très brève note prise par Mme Laurin concernant la réponse de Mme Nipa à la question portant sur sa disponibilité pour commencer à travailler si elle était choisie. Cette note ne permet pas de connaître la question qui a réellement été posée et la réponse qui a réellement été donnée, ni de savoir en quoi la réponse donnée justifie les commentaires négatifs sur ses compétences en matière de communication orale.

[77] En outre, il semble étrange que la décision de modifier la note accordée à Mme Nipa et de lui attribuer un échec en raison de ses faibles compétences en matière de communication orale ait été prise dans le cadre d’un processus de sélection pour un poste de débutant en dépit de ses références très positives concernant son travail au Canada, acceptées par l’intimé, ainsi que de ses diplômes universitaires et de son diplôme d’études juridiques obtenu auprès d’un collège communautaire canadien, également acceptés par l’intimé.

[78] Il semble également curieux que les notes accordées pour les cinq autres critères de mérite essentiels, qui ont été évalués de manière objective et qui dépendaient des compétences en matière de communication orale de Mme Nipa, n’aient pas été modifiées lorsque la note accordée à Mme Nipa pour le critère de mérite no 6 est passée de 3 (réussite) à 2 (échec) à la suite de l’entrevue non fondée sur le mérite.

[79] Enfin, avec le recul, compte tenu des circonstances très inhabituelles de l’espèce, il faut se demander s’il n’aurait pas été préférable que l’intimé invite Mme Nipa à se présenter à une troisième entrevue avec Mme Parent ou un autre groupe d’intervieweurs dans le but de vérifier ses compétences en matière de communication orale avant de modifier la note qui lui avait été accordée et de l’éliminer du processus de sélection.

[80] Cela dit, comme l’indiquent les décisions citées ci-dessus, il n’appartient pas au Tribunal de se pencher sur le caractère adéquat ou le bien-fondé des procédures d’embauche de l’intimé et le choix des candidats, même dans le cas de processus de sélection inhabituels et peut-être même viciés. Toutefois, dans le cas où des critères subjectifs sont utilisés pour prendre une décision d’embauche, il faut examiner cette décision attentivement pour déterminer si elle était teintée de discrimination fondée sur l’un ou l’autre des motifs de distinction allégués.

[81] Malgré les circonstances inhabituelles de la présente affaire et la possibilité qu’il y ait eu certaines irrégularités, comme je l’ai déjà mentionné, j’estime, après avoir examiné tous les éléments de preuve, qu’il n’existe aucune preuve directe ou indirecte établissant, selon la prépondérance des probabilités, que l’intimé avait l’intention de faire preuve de discrimination à l’égard de Mme Nipa ou qu’il a consciemment fait preuve de discrimination à son égard. Rien n’indique que les employés de l’intimé ont commis des actes manifestes de discrimination à l’égard de Mme Nipa.

[82] En outre, j’accepte le témoignage des témoins de l’intimé selon lequel ils ne pensaient pas faire preuve de discrimination à l’égard de Mme Nipa lorsqu’ils ont modifié la note qui lui avait été accordée et l’ont éliminée du processus de sélection. Je crois qu’ils pensaient sincèrement qu’elle ne possédait pas les compétences requises en matière de communication orale pour être embauchée sur le fondement du mérite, comme l’exige l’article 30 de la LEFP, et qu’ils n’avaient pas l’intention de faire preuve de discrimination à son égard.

[83] Même si l’évaluation du critère de mérite no 6 était subjective, la décision de l’intimé n’était pas, à mon avis, un prétexte pour faire preuve de discrimination à l’égard de Mme Nipa. J’accepte la preuve de l’intimé selon laquelle la différence entre la note de passage (3) et un échec (2) était très mince. Étant donné que Mme Nipa avait obtenu la note la plus basse pour ce critère de mérite essentiel et que les quatre personnes ayant mené les entrevues avaient dans l’ensemble le même avis sur ses compétences en matière de communication orale, la décision me semble avoir été raisonnable.

[84] J’accepte également les éléments de preuve fournis par l’intimé concernant la grande diversité de son effectif et la formation donnée aux employés sur la prévention de la discrimination, y compris la discrimination inconsciente. Ces éléments de preuve étayent mon opinion selon laquelle il ne s’agit pas d’un lieu de travail où le processus d’embauche est normalement teinté de discrimination et qu’il est donc peu probable que les employés de l’intimé aient eu l’intention de faire preuve de discrimination à l’égard de Mme Nipa. L’une des intervieweuses ayant témoigné à l’audience s’identifie d’ailleurs comme étant membre d’une minorité ethnique visible. La preuve non contredite est que l’intimé n’est pas en défaveur de l’embauche de personnes originaires d’Asie du Sud. La moitié des candidats retenus lors du processus de sélection en cause sont des membres de minorités visibles qui ont réussi l’entrevue officielle. Un tiers d’entre eux ont été embauchés par l’intimé.

[85] Malgré ma conclusion selon laquelle l’intimé n’avait pas l’intention de faire preuve de discrimination à l’égard de Mme Nipa, compte tenu des circonstances inhabituelles de la présente affaire, il m’incombe d’examiner les éléments de preuve pour déterminer s’il pourrait y avoir eu des préjugés inconscients ou involontaires dans la décision de modifier la note accordée à Mme Nipa et de l’éliminer du processus de sélection. En d’autres termes, il s’agit de savoir si les employés qui ont participé à la décision ont inconsciemment entretenu des préjugés à l’égard de Mme Nipa en raison de sa race ou de son origine ethnique, préjugés qui auraient pu influer sur leur décision.

[86] Il va sans dire qu’il est extrêmement difficile d’essayer de déterminer si les employés de l’intimé, qui ont affirmé ne pas avoir eu de préjugés contre Mme Nipa, ont entretenu des préjugés inconscients, c’est-à-dire qu’ils n’auraient pas été en mesure de reconnaître. La conduite inhabituelle, voire irrégulière, des employés de l’intimé en l’espèce était peut-être répréhensible et injuste, mais elle ne démontre pas en soi que la décision d’éliminer Mme Nipa du processus de sélection était empreinte de préjugés inconscients ou de discrimination.

[87] En l’absence d’actes discriminatoires intentionnels, je ne peux tout au plus qu’examiner la conduite contestée pour déterminer s’il est plus probable qu’improbable qu’on puisse inférer l’existence d’un lien entre la conduite et un motif de distinction illicite allégué par Mme Nipa sur la base de préjugés inconscients des personnes ayant pris la décision en cause.

[88] Compte tenu de la preuve, je ne suis pas en mesure de tirer une telle inférence en l’espèce. Aucun élément de preuve n’a été présenté concernant l’existence de préjugés généralement répandus dans la société à l’égard des personnes de la race ou de l’origine nationale ou ethnique de Mme Nipa.

[89] En revanche, comme je l’ai déjà mentionné, des éléments de preuve statistiques ont été présentés pour montrer la grande diversité de l’effectif de l’intimé, y compris au bureau de l’AIPRP, où les faits de la présente affaire se sont déroulés. La preuve a permis d’établir que le taux d’employés de l’intimé qui sont membres d’une minorité visible dépasse celui de leur disponibilité sur le marché du travail et que les candidats de la même origine ethnique que Mme Nipa ont plus de chances de réussir les concours que la moyenne des candidats. Quatre des huit candidats reçus à ce concours ont déclaré être membres d’une minorité visible.

[90] Toutes les intervieweuses ont exprimé des préoccupations quant aux compétences de Mme Nipa en matière de communication orale et, bien qu’au départ Mme Nipa ait obtenu la note de passage, sa note — qui était la plus basse parmi tous les candidats — était à la limite de l’échec.

[91] La décision a été une réaction spontanée à ce que les intervieweuses ont perçu comme étant de faibles compétences en matière de communication orale, ce qui, selon ce qu’on leur avait dit, devait être pris en compte dans le cadre du processus d’embauche en vertu de l’article 30 de la LEFP, indépendamment de la race et/ou de l’origine nationale ou ethnique de Mme Nipa.

V. DÉCISION ET ORDONNANCE

[92] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la plainte de Mme Nipa n’est pas fondée et qu’elle est rejetée.

Signée par

Edward P. Lustig

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 16 août 2023


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : HR-DP-2811-22

Intitulé de la cause : Ishrat Nipa c. Transports Canada

Date de la décision du tribunal : Le 16 août 2023

Date et lieu de l’audience : Les 5 et 6 juin 2023

Ottawa (Ontario) (par vidéoconférence)

Comparutions :

Ishrat Nipa, pour son propre compte

Kevin Palframan, pour l'intimé

 

 

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