Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Le Tribunal a conclu que les collègues de M. Abadi chez TST Overland Express (TST), une entreprise de camionnage, l’ont harcelé pendant quatorze ans. Le Tribunal a aussi conclu que TST a fait preuve de discrimination envers M. Abadi en raison de sa déficience lorsqu’elle a mis fin à son emploi.

À partir de 2006, des collègues se sont moqués de l’accent et des origines de M. Abadi et du fait qu’il a immigré au Canada. En 2009 ou 2010, le répartiteur de l’entreprise a accroché des affiches sur un babillard du lieu de travail. Les affiches montraient des photos d’entreprise de M. Abadi ou des dessins le concernant sur lesquelles il y avait des commentaires discriminatoires. Il se faisait traiter de noms dégradants par des gens au travail. Les gens lui disaient que les personnes figurant dans les reportages sur le terrorisme étaient ses cousins et qu’un ancien dirigeant libyen était son oncle. Ils ont insinué que, lorsqu’il rendait visite à sa famille, il pouvait se rendre dans un camp terroriste et devenir un terroriste. Environ 85 % des chauffeurs de TST l’ont traité de noms dégradants. Cette situation s’est poursuivie jusqu’à ce que TST mette fin à l’emploi de M. Abadi.

Le comportement de ces personnes était importun, s’est produit à plusieurs reprises et était lié, de manière réelle ou apparente, à la race, à l’origine nationale ou ethnique et à la religion. TST ne disposait pas d’une politique efficace en matière de harcèlement. L’équipe de gestion de TST sur les lieux était au courant du harcèlement, n’a rien fait pour y mettre fin et l’a toléré. TST n’a pas pris les mesures nécessaires pour prévenir, atténuer ou éviter les effets du harcèlement. Le Tribunal a rejeté les arguments de TST selon lesquels le harcèlement s’était produit il y a si longtemps qu’il serait injuste que le Tribunal se prononce à ce sujet.

En 2019, TST a mis fin à l’emploi de M. Abadi parce qu’il n’est pas revenu à temps de ses vacances. Le handicap physique que M. Abadi avait développé pendant ses vacances était une déficience qui l’avait empêché de revenir au travail à temps. Dans un premier temps, M. Abadi a dit à TST qu’aucun vol n’était disponible. Quand TST a informé M. Abadi qu’il devait reprendre le travail dans les trois jours, M. Abadi a envoyé des photos montrant son état de santé. L’explication donnée par M. Abadi pour justifier le fait qu’il n’avait pas communiqué plus tôt les détails de son état de santé était concevable, compte tenu du harcèlement qu’il a subi. La déficience a joué un rôle dans la décision de TST de mettre fin à l’emploi de M. Abadi.

TST n’a pas établi de moyens de défense. M. Abadi avait demandé deux semaines de congé sans solde afin d’obtenir l’autorisation médicale de prendre l’avion pour rentrer chez lui. TST n’a établi aucune exigence professionnelle justifiée qui aurait empêché cet accommodement. L’information envoyée par M. Abadi était suffisante pour informer TST qu’il avait un problème de santé. TST n’a pas demandé plus de renseignements médicaux au moment de prendre la décision de mettre fin à l’emploi de M. Abadi. Rien ne prouve qu’en acceptant la demande de M. Abadi, TST aurait subi une contrainte excessive. La cessation d’emploi de M. Abadi par TST a été une pratique discriminatoire.

Contrairement à la conclusion sur la déficience, le Tribunal a jugé que la race, l’origine et la religion, réelles ou perçues, n’avaient pas joué un rôle dans la décision de TST de mettre fin à l’emploi de M. Abadi.

M. Abadi a occupé d’autres emplois après avoir travaillé chez TST, mais ils n’étaient pas comparables à son emploi chez TST. Au cours d’un voyage de six mois pour rendre visite à sa famille, M. Abadi n’a pas fait d’efforts raisonnables pour trouver un emploi comparable. Ce voyage a brisé le lien de causalité entre la discrimination et sa perte de revenu. Le Tribunal a ordonné le versement d’une somme de 44 731 $ pour salaire perdu. Il a aussi demandé aux parties de calculer le montant des congés annuels et des cotisations au régime de retraite pour les mois écoulés entre la fin de son emploi et son voyage de six mois. Le Tribunal a également accordé 17 000 $ pour préjudice moral, 12 000 $ pour l’insouciance de TST et des intérêts à compter de la date de cessation d’emploi.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 30

Date : le 14 août 2023

Numéro du dossier : HR-DP-2789-22

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Amir Jafari Ebrahim Abadi

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

TST Overland Express

l'intimée

Décision

Membre : Athanasios Hadjis

 


Table des matières

I. Introduction 1

II. Décision 1

III. Allégation de harcèlement 2

A. Questions en litige 2

B. Analyse 4

(i) M. Abadi a subi la conduite alléguée à l’appui de sa plainte pour harcèlement 4

(ii) La conduite était liée à l’origine nationale ou ethnique, à la religion et à la race 12

(iii) La conduite était importune 13

(iv) La conduite était persistante et répétée et a créé un milieu de travail hostile 15

(v) M. Abadi n’avait pas à aviser l’employeur du harcèlement 16

(vi) TST n’a pas établi le moyen de défense prévu au paragraphe 65(2) de la Loi 23

(vii) TST n’a pas établi de défense se rapportant au dépôt tardif de la plainte 27

IV. Allégation de congédiement discriminatoire 34

A. Questions en litige 34

B. Analyse 36

(i) Faits ayant mené au congédiement de M. Abadi 36

(ii) M. Abadi possède des caractéristiques protégées par la Loi, à savoir la déficience, la race, l’origine nationale ou ethnique et la religion 48

(iii) M. Abadi a subi un effet défavorable, à savoir il a été congédié 51

(iv) La déficience de M. Abadi a constitué un facteur dans son congédiement 51

(v) TST n’a pas établi de moyen de défense (fondé sur l’existence d’une exigence professionnelle justifiée) pour justifier l’acte discriminatoire fondé sur la déficience 52

(vi) La race, l’origine nationale ou ethnique et la religion de M. Abadi n’ont pas constitué des facteurs dans son congédiement 59

V. Mesures de réparation 61

A. Perte de salaire 63

B. Cotisations de retraite 68

C. Congés annuels 69

D. Préjudice moral 69

E. Indemnité spéciale (par. 53(3)) 71

F. Intérêts 72

VI. Ordonnance 73

 


I. Introduction

[1] Le plaignant, Amir Jafari Ebrahim Abadi , est un camionneur qui était à l’emploi de l’intimée, TST Overland Express (« TST »). Il est originaire de l’Iran. En 2019, M. Abadi a pris un congé pour voyager en Iran. Pendant son voyage, il a demandé à son employeur la permission de reporter de quelques semaines la date de son retour. TST a refusé et l’a congédié après trois jours consécutifs d’absence du travail.

[2] M. Abadi prétend que son congédiement était discriminatoire parce que son absence était attribuable à une déficience. Il soutient en outre que la race, l’origine nationale ou ethnique et la religion ont constitué des facteurs dans la décision prise à son endroit. Il prétend également qu’il a été harcelé tout au long de son emploi à TST pour les mêmes motifs (soit la race, l’origine nationale ou ethnique et la religion).

[3] TST nie que des motifs de distinction illicite aient constitué des facteurs dans la décision de congédier M. Abadi. Elle prétend que celui-ci a induit les membres de la direction en erreur quant aux raisons pour lesquelles il demandait la prolongation de son congé et qu’il n’a jamais produit de documents sur sa déficience. De même, elle nie que M. Abadi ait été harcelé et soutient que, même s’il a subi un tel traitement, il n’en a jamais avisé son employeur et que TST ne devrait pas être tenue responsable du fait d’autrui. Elle maintient enfin que l’allégation de harcèlement de M. Abadi devrait être rejetée parce qu’il a pris trop de temps pour la présenter.

II. Décision

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la plainte de M. Abadi est fondée. Je conclus qu’il a été harcelé à TST en raison de son origine nationale ou ethnique, de sa race et de sa religion. Je conclus également qu’il a été à nouveau victime de discrimination quand il a été congédié en raison de sa déficience (mais non en raison des autres motifs allégués).

[5] La présente affaire comporte deux volets portant respectivement sur l’allégation de harcèlement et l’allégation de congédiement discriminatoire. Je traiterai de l’allégation de harcèlement dans la première partie de la présente décision et j’enchaînerai ensuite avec l’autre allégation.

III. Allégation de harcèlement

A. Questions en litige

[6] M. Abadi doit établir qu’il a été victime de harcèlement fondé sur ou plusieurs motifs de distinction illicite. Il doit démontrer qu’il est plus probable qu’improbable qu’il ait été victime de harcèlement (en termes juridiques, on parle d’une preuve selon la prépondérance des probabilités). Le Tribunal doit aussi apprécier la preuve produite par TST et il « est tenu de prendre en considération la preuve dans son intégralité, y compris celle de l’intimé, pour décider si un plaignant a établi le bien-fondé de ses arguments » (Emmett c. Agence du revenu du Canada, 2018 TCDP 23 (CanLII), au par. 61). La preuve doit être « claire et convaincante » pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités (F. H. c. McDougall, 2008 CSC 53 (CanLII), au par. 46).

[7] L’article 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la « Loi »), dispose que le harcèlement en matière d’emploi constitue un acte discriminatoire s’il est fondé sur un motif de distinction illicite. Dans l’arrêt Janzen c. Platy Enterprises Ltd., 1989 CanLII 97 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1252, à la page 1284, la Cour suprême du Canada a défini de façon générale le harcèlement comme étant une conduite liée à un motif de distinction illicite (dans cet arrêt il s’agissait du sexe) et non sollicitée qui a un effet défavorable sur le milieu de travail ou qui a des conséquences préjudiciables en matière d’emploi pour les victimes.

[8] Dans la décision Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Forces armées), 1999 CanLII 18902 (CF), [1999] 3 C.F. 653 (1re inst.) [Franke], la Cour fédérale a exposé le critère relatif au harcèlement sexuel. Le critère s’applique aussi au harcèlement fondé sur d’autres motifs de distinction illicite (voir, par exemple, Rampersadsingh c. Wignall, 2002 CanLII 23563 (TCDP), Morin c. Canada (Procureur général), 2005 TCDP 41 (CanLII), London c. New Brunswick Aboriginal Peoples Council, 2008 TCDP 49 (CanLII), et Chaudhary c. Smoother Movers, 2013 TCDP 15 (CanLII)). Les motifs de distinction illicite sont énoncés à l’article 3 de la Loi et comprennent la race, l’origine nationale ou ethnique, la religion et la déficience.

[9] Le critère établi dans la décision Franke est le suivant :

a) la conduite doit être importune;

b) il doit être démontré qu’elle est liée à un motif de distinction illicite;

c) il doit s’agir d’une conduite persistante ou répétée, ou d’un seul incident grave qui suffit pour créer un milieu de travail hostile;

d) lorsqu’une plainte est déposée contre un employeur à cause de la conduite d’un de ses employés et que l’employeur dispose d’un service du personnel et d’une politique générale et efficace en matière de harcèlement, l’équité exige que l’employé victime de harcèlement avise, si possible, l’employeur de la conduite offensante alléguée.

[10] Le quatrième élément de ce critère concerne la responsabilité de l’employeur à l’égard de la conduite de ses employés. L’article 65 de la Loi, qui traite de la question, dispose que l’employeur est responsable des actes ou omissions commis par ses employés (par. 65(1)), mais qu’il peut se dégager de sa responsabilité s’il établit que l’acte ou l’omission en cause a eu lieu sans son consentement, qu’il avait pris toutes les mesures nécessaires pour l’empêcher et que, par la suite, il a tenté d’en atténuer ou d’en annuler les effets (par. 65(2)).

[11] TST prétend que le critère établi dans la décision Franke n’a pas été respecté et que, de toute façon, le Tribunal ne devrait pas statuer sur la plainte pour harcèlement parce qu’elle a été déposée après l’expiration du délai d’un an visé à l’alinéa 41(1)e) de la Loi. Elle fait en outre valoir que, puisque M. Abadi a attendu si longtemps avant de présenter sa plainte, la règle du manque de diligence en equity la dégage de toute responsabilité.

[12] Voici les questions à trancher relativement à l’allégation de harcèlement de M. Abadi, présentées selon un ordre légèrement différent que dans la décision Franke :

1) M. Abadi a-t-il subi la conduite alléguée à l’appui de sa plainte pour harcèlement?

2) La conduite était-elle liée à la race, à l’origine nationale ou ethnique ou à la religion?

3) La conduite était-elle importune?

4) La conduite était-elle persistante ou répétée ou, si elle ne l’était pas, était-elle suffisamment grave pour avoir automatiquement créé un milieu de travail hostile?

5) Si M. Abadi a été victime de harcèlement, devait-il aviser en aviser l’employeur et, si oui, l’a-t-il fait?

6) TST a-t-elle établi le moyen de défense prévu au paragraphe 65(2) de la Loi en prouvant qu’elle n’a pas consenti à la conduite, qu’elle a pris toutes les mesures nécessaires pour l’empêcher et que, par la suite, elle a tenté d’en atténuer ou d’en annuler les effets?

7) Si la plainte pour harcèlement est jugée fondée, le Tribunal devrait-il refuser de statuer sur celle-ci parce qu’elle a été déposée plus d’un an après les faits allégués?

8) TST peut-elle se prévaloir de la règle du manque de diligence?

B. Analyse

(i) M. Abadi a subi la conduite alléguée à l’appui de sa plainte pour harcèlement

[13] M. Abadi a témoigné au sujet des incidents qui ont donné lieu à sa plainte pour harcèlement. TST nie que les faits se soient produits comme M. Abadi le prétend, mais, comme je l’expliquerai, je conclus qu’il a bel et bien subi la conduite alléguée, comme il le prétend.

[14] M. Abadi a quitté l’Iran et émigré au Canada en 1996. En 2006, il a été embauché par l’entreprise de camionnage Kingsway. Celle-ci a exploité ses activités sous le nom de TST Overland Express jusqu’en 2018 environ et exerce ses activités sous le nom de TST-CF Express depuis mars 2020. Pendant son emploi au terminal d’Ottawa de TST, M. Abadi était membre de la section locale 91 des Teamsters (le « syndicat »), qui signe les conventions collectives avec TST.

[15] M. Abadi a déclaré que, tout au long de son emploi, il a été ridiculisé par ses collègues et les gestionnaires en raison de son accent et de son origine. L’anglais n’est pas sa langue maternelle; il parle avec un accent. Il prétend avoir été la risée des autres parce qu’il est un immigrant.

[16] Vers 2009 ou 2010, des affiches fabriquées au moyen de papier à photocopie de format lettre et comportant des photos ou des dessins représentant M. Abadi ont commencé à être placées à la vue de tous, sur le tableau d’affichage situé en face du bureau de répartition au terminal d’Ottawa. M. Abadi se souvient que ces affiches ont fait leur apparition à peu près à l’époque où les médias diffusaient des reportages sur une série de décapitations commises par des terroristes au Moyen-Orient, que bon nombre d’employés qualifiaient de « cousins » de M. Abadi. M. Abadi a conservé des copies ou les originaux de certaines de ces affiches et les a produits en preuve. En voici une description :

  1. Une coupure d’un journal de Sun Media représentant une photo d’un camion lourdement surchargé à Kandahar, en Afghanistan. La légende de la photo donnée par le journal décrit le camion comme étant [traduction] « paré de chaînes et de draps [qui] apportent une touche [de] couleur » aux routes criblées de nids-de-poule qui permettent de sortir de la ville. Au haut de l’affiche, quelqu’un a écrit à la main [traduction] « Transports Amir ». Amir est le prénom de M. Abadi.

  2. Une affiche comportant, à gauche, une photo de M. Abadi et, à droite, une photo de source inconnue. Cette photo représente un homme basané, portant ce qui semble être des bandes-chargeurs et criant, les mains dans les airs, en signe de protestation. Il y a une foule derrière lui, un drapeau et des affiches portant ce qui ressemble à des caractères arabes. La photo de droite porte la légende : [traduction] « L’impénétrable BOULANGER ». La personne qui a créé l’affiche a tapé au haut de la feuille : [traduction] « Camionneur de jour, boulanger de nuit ». M. Abadi a affirmé que la photo de lui est celle qui a été prise par l’employeur pour sa carte d’accès. Il se rappelle que, à l’époque, le répartiteur du quart du matin, dont je ne donnerai que le prénom, Eddy, avait appris que le frère de M. Abadi travaillait dans le secteur de la boulangerie en Iran. Selon M. Abadi, l’affiche visait à associer la photo de source inconnue au frère de M. Abadi.

  3. Une affiche comportant la même photo provenant de la carte d’accès de M. Abadi et les mots suivants, tapés au haut de l’affiche : [traduction] « JE VOUS DÉBARRASSERAI GRATUITEMENT DE VOTRE PLUTONIUM OU DE VOTRE URANIUM. COMPOSEZ LE 1-800-JIHAD ET DEMANDEZ À PARLER À AMIR ».

  4. Une affiche comportant, à droite, une copie d’une caricature d’un homme basané, à genoux, les mains jointes devant lui comme s’il priait, le visage inondé de larmes et, à gauche, un dessin fait à l’encre bleue représentant un chameau. Une bulle de parole a été ajoutée au-dessus de l’homme pour lui faire dire : [traduction] « ALLEZ, LE CHAMEAU ». Le derrière du chameau est au-dessus du visage de l’homme. Selon M. Abadi, cette image évoque que le chameau se soulage dans la bouche de l’homme. À la droite de l’affiche, quelqu’un a écrit, à la même encre bleue : « AMIR JOE CAMEL ».

  5. Une affiche comportant, à gauche, la même photo provenant de la carte d’accès de M. Abadi et, à droite, une photo d’Oussama ben Laden. Au haut de l’affiche, les mots [traduction] « VOUS ME MANQUEREZ, MON PÈRE!! » ont été tapés. M. Abadi se rappelle que cette affiche a fait son apparition après l’assassinat de ben Laden par les forces américaines au Pakistan.

  6. Une affiche comportant la photo d’un chameau à l’hippodrome, chevauché par un jockey portant un casque. La légende au-dessus de la photo est : [traduction] « Ça a pris un certain temps… mais je rentrerai à la maison…… » La légende sous la photo est : [traduction] « Amitiés… prince Amir ».

[17] Selon M. Abadi, c’est Eddy, le répartiteur, qui a imprimé ces affiches dans son bureau et les a apposées au tableau d’affichage. Selon M. Abadi, Eddy était le maître d’œuvre des affiches, d’autant plus qu’elles contenaient une photo de lui provenant des dossiers officiels de l’entreprise. Il n’y a plus eu d’affiches après le décès d’Eddy, en 2015.

[18] Le tableau d’affichage était situé dans le couloir en face du bureau où se trouvait le répartiteur. Une fenêtre permettait au répartiteur de voir le tableau d’affichage. À côté du bureau du répartiteur, il y avait une aire ouverte où travaillaient d’autres employés. Derrière le bureau du répartiteur se trouvait le bureau du gestionnaire du terminal, Langis Sergerie, qui travaille toujours à TST.

[19] D’après M. Abadi, tous les employés du bureau passaient devant le tableau d’affichage. M. Sergerie y plaçait de nombreux documents, comme les listes d’ancienneté, les listes des congés et les bulletins d’information. M. Abadi soutient que M. Sergerie ne pouvait pas ne pas avoir vu les affiches. Il se souvient d’une fois où, en attendant un connaissement dans la zone des camionneurs, il avait vu M. Sergerie et Eddy regarder par la fenêtre du bureau de répartition et rire des affiches représentant ben Laden et le numéro 1-800-JIHAD.

[20] Environ huit mois après l’apparition de la première affiche, M. Abadi en a eu assez, et il s’est mis à ramasser les affiches. Il a expliqué que, lorsqu’il voyait les affiches au tableau d’affichage, il essayait de retirer les originaux, mais que parfois Eddy ne le laissait pas faire. Eddy lui permettait seulement d’en faire une photocopie. C’est donc ce qu’il a fait pour l’affiche représentant ben Laden. M. Abadi rangeait les affiches dans son casier. Il affirme qu’il a ramassé et rangé plus d’affiches que les six qui ont été déposées en preuve, mais que, après son congédiement, TST avait désactivé sa carte d’accès, ce qui l’avait empêché de récupérer celles qui se trouvaient dans son casier. Les six affiches présentées en preuve se trouvaient dans sa voiture.

[21] M. Abadi soutient que le harcèlement ne se limitait pas aux affiches. Avant même l’apparition de la première affiche, des collègues l’appelaient Abu, nom du singe de compagnie dans le film d’animation « Aladdin » de Disney. Chaque fois que les médias rapportaient un incident impliquant l’ancien dirigeant libyen, Mouammar Kadhafi, des remarques fusaient au sujet de ce qui se passait avec son [traduction] « oncle Mouammar ». On l’appelait « Joe Camel », qui, j’en prends connaissance d’office, est le nom donné à un dromadaire utilisé dans la publicité de la marque américaine de cigarettes Camel.

[22] M. Abadi se rappelle que l’affiche représentant un chameau à l’hippodrome est apparue à l’époque où les médias avaient présenté des reportages sur des cheiks saoudiens qui paradaient leurs chameaux primés dans un concours. Il a été abordé sur le lieu de travail par des gens qui l’appelaient « Joe Camel » et qui lui demandaient de leur expliquer ce qui se passait.

[23] Jusqu’à la fin de son emploi, M. Abadi a fait l’objet de sobriquets et de commentaires de ce genre de la part de 85 % des 17 ou 18 camionneurs en moyenne qui travaillaient pour l’entreprise. Jusqu’à sa dernière journée de travail, on l’a appelé Abu. Il en était arrivé au point où, des années durant, il demandait d’être affecté au quart de nuit vers des destinations comme Toronto pour éviter d’avoir à se rendre au terminal et à composer avec les remarques des autres employés.

[24] M. Abadi a dit que les employés du terminal d’Ottawa de TST étaient presque tous nés au Canada. M. Sergerie a reconnu dans son témoignage qu’au moment où M. Abadi avait été congédié, en 2019, il était le seul employé [traduction] « d’une autre origine ethnique ». Il a expliqué que c’est ce qui arrive souvent quand des entreprises de camionnage fusionnent : les employés ayant le plus d’ancienneté conservent leur emploi, ce qui signifie que les immigrants embauchés plus récemment sont mis à pied. Dans son témoignage, livré en décembre 2022, M. Sergerie a indiqué que le terminal d’Ottawa venait tout juste d’embaucher deux immigrants.

[25] M. Abadi a déclaré que ce n’était pas seulement les employés et les superviseurs qui l’insultaient à cause de son origine et de son identité. Il prétend que, en 2010, il se trouvait au bureau de M. Sergerie pour demander l’autorisation de prendre un congé pour assister au mariage de sa sœur en Iran. La conversation a eu lieu devant le président de l’entreprise de camionnage Kingsway de l’époque. Selon M. Abadi, M. Sergerie a répondu à la blague : [traduction] « J’espère que ce n’est pas un camp de terroristes et que tu ne reviendras pas un terroriste ». M. Abadi a dit s’être tu et s’être contenté de quitter le bureau de M. Sergerie.

[26] Dans son témoignage, M. Sergerie ne se souvenait pas d’avoir passé cette remarque à propos des camp de terroristes. Il a laissé entendre que c’était peut-être le fait de quelqu’un d’autre. En général, il ne se souvenait pas de cas où M. Abadi aurait fait l’objet d’injures. Il s’est souvenu d’un seul cas où Eddy avait dit quelque chose à M. Abadi que M. Sergerie lui-même n’avait pas aimé. Il a cependant affirmé que, une fois la remarque lancée, M. Abadi avait dit : [traduction] « Ça va, c’est rien de méchant ».

[27] M. Sergerie a également déclaré que lorsque l’avocat de TST lui avait montré les affiches produites en preuve, c’était la première fois qu’il les voyait. Il a reconnu que la photo de M. Abadi sur les affiches semblait correspondre à la photo de sa carte d’accès de TST. Il a fait remarquer que son bureau ne donnait pas sur le couloir où se trouvait le tableau d’affichage auquel les affiches auraient, selon M. Abadi, été apposées. Seuls les superviseurs du bureau de répartition pouvaient voir ce tableau et personne ne lui avait jamais dit y avoir vu des affiches racistes.

[28] TST n’a pas appelé à témoigner d’autres personnes qui auraient travaillé pour l’entreprise en même temps que M. Abadi. TST a indiqué qu’Eddy, le répartiteur du quart du matin, est décédé en 2015. Une personne, que je désignerai simplement par son prénom, Maria, travaillait dans le bureau de répartition comme gestionnaire adjointe. Elle a remplacé Eddy après sa mort. Elle a pris sa retraite en janvier 2020. Une autre personne qui assurait la répartition lors du quart de l’après-midi a pris sa retraite en décembre 2019. TST n’a pas précisé si ces personnes ou les quelques autres employés mentionnés dans la preuve étaient disponibles pour témoigner au sujet des allégations et, s’ils ne l’étaient pas, pourquoi.

[29] Pour sa part, M. Abadi a fait témoigner deux anciens camionneurs avec qui il avait travaillé. Robert Brownrigg a été à l’emploi de TST de 2001 à 2010. Il se rappelait que M. Abadi avait fait l’objet de blagues déplacées et offensantes et d’autres remarques l’associant aux terroristes ou à des bombardements. Le temps ayant passé, il ne se rappelait pas qui en particulier avait tenu ces propos. Il ne se rappelait pas avoir vu les affiches déposées en preuve, mais il se rappelait avoir vu des affiches semblables. Il s’était demandé comment la direction pouvait tolérer de tels agissements. Il a affirmé que M. Abadi était un bon travailleur et s’entendait bien avec les autres.

[30] Claude Clanthier a également témoigné. Il a été camionneur à TST environ cinq ans, jusqu’à son licenciement en 2010. Il se rappelait sans mal avoir vu des affiches concernant M. Abadi qui étaient [traduction] « ahurissantes » et qui lui donnaient l’air d’un [traduction] « tueur ». En contre-interrogatoire, il s’est vu présenter les affiches produites en preuve et a avoué spontanément se rappeler précisément avoir vu les affiches concernant le boulanger et le numéro 1-800-JIHAD. Il se rappelait aussi vaguement l’affiche « Transports Amir ».

[31] Il se rappelait avoir été si choqué par les deux premières affiches qu’il s’était demandé si ce n’était pas M. Abadi lui-même qui les avait apposées, puisqu’il était incapable d’imaginer que quelqu’un d’autre aurait eu l’audace d’afficher de telles images publiquement. Il n’était pas avec M. Abadi lorsqu’il a vu les affiches; ils ne s’en sont donc pas parlé. Ils étaient tous trop occupés à travailler pour avoir le temps de causer. Il a fait remarquer que M. Abadi était le plus travaillant de tous les employés. M. Clanthier a également confirmé que les membres de la direction auraient pu voir les affiches puisqu’elles se trouvaient sur le tableau d’affichage. Il se rappelait les avoir vues dans le vestiaire des camionneurs, situé au bout du couloir longeant le bureau de répartition.

[32] TST a attiré l’attention sur ce dernier commentaire de M. Clanthier. Elle a affirmé qu’il contredisait le témoignage de M. Abadi, qui avait dit qu’il avait vu les affiches sur le tableau d’affichage situé à l’extérieur du bureau de répartition, et que je devrais donc inférer que les affiches n’avaient jamais été réellement apposées. Toutefois, M. Abadi a expliqué que, bien que les affiches aient été apposées aux deux tableaux d’affichage, celles qu’il a conservées et produites en preuve venaient du tableau situé en face du bureau de répartition. De toute manière, je ne tiens pas pour importante cette divergence dans les souvenirs des témoins. De toute évidence, les deux autres camionneurs ont confirmé la déclaration de M. Abadi selon laquelle des affiches comme celles déposées en preuve avaient été placées à la vue de tous dans le lieu de travail.

[33] Lors du contre-interrogatoire de M. Abadi par TST, une légère différence a été constatée entre deux affiches, l’une ayant été présentée comme un original et l’autre comme une copie. La première affiche comportait un petit trou là où elle était censée avoir été fixée au tableau d’affichage au moyen d’une punaise, mais l’autre affiche (celle sur laquelle figurait le dessin d’un chameau) n’en comportait pas. M. Abadi a montré le point sur la photocopie montrant l’endroit où avait été le trou. Il a expliqué que, comme Eddy ne l'avait pas laissé avoir l’original, il avait seulement eu la permission d’en faire une photocopie. Eddy voulait garder l’original au tableau d’affichage en disant [traduction] « ça va, c’est drôle ». J’accepte les explications de M. Abadi.

[34] TST a également affirmé que, même si les affiches avaient été apposées au tableau d’affichage, elles pourraient y avoir été apposées par des personnes autres que ses employés. L’immeuble abritant le lieu de travail de TST était un grand entrepôt séparé en plusieurs sections, dont la première était occupée par TST. L’aire de réception et les bureaux de TST se trouvaient à l’extrémité nord de l’immeuble. Les autres sections de l’immeuble étaient occupées par d’autres entreprises de transport. M. Sergerie a affirmé que la plupart des locataires avaient accès à la porte latérale donnant sur le couloir permettant d’accéder au vestiaire des employés et au bureau de répartition de TST. Il a néanmoins admis qu’il ne se rappelait pas si des gens autres que les employés de TST empruntaient cette porte. Tout ce qu’il a pu dire, c’est que les employés de ces autres entreprises pouvaient se rendre à la salle à manger.

[35] Selon moi, cet argument n’est pas du tout convaincant. À l’époque, les employés de TST étaient les seuls à utiliser la salle à manger et l’aire de répartition. J’estime qu’il est absurde de prétendre qu’un employé d’une des entreprises de camionnage voisines, qui ne connaissait même pas M. Abadi, aurait conçu et imprimé ces affiches comportant une photo de M. Abadi provenant des dossiers officiels de TST, puis les aurait apposées aux tableaux d’affichage.

[36] Je suis convaincu que la preuve est plus que suffisante pour établir que les affiches en preuve ont été apposées aux tableaux d’affichage de TST par un employé de TST, même si M. Sergerie ne se rappelle pas les avoir vues.

[37] Je suis également convaincu que M. Abadi a bel et bien fait l’objet des commentaires et des injures dont il a parlé dans son témoignage. J’estime que son témoignage est crédible. Il a répondu franchement aux questions. Chaque fois qu’une légère divergence dans la preuve a été soulevée en contre-interrogatoire (comme l’absence de trou dans une des pièces) ou que d’autres questions ont été soulevées à l’égard de son allégation de congédiement discriminatoire, M. Abadi a fourni une explication solide et logique. En somme, j’estime que TST a tenté en vain de miner sa crédibilité.

[38] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que M. Abadi a bel et bien subi la conduite à l’origine de sa plainte pour harcèlement.

(ii) La conduite était liée à l’origine nationale ou ethnique, à la religion et à la race

[39] Il ne fait aucun doute que les actes de harcèlement étaient liés à la religion et à l’origine nationale ou ethnique réelles ou perçues de M. Abadi.

[40] Comme je l’ai déjà mentionné, M. Abadi est originaire de l’Iran. Il n’a pas précisé s’il est un musulman pratiquant. Toutefois, les affiches, les sobriquets et les insultes le visant laissaient entendre qu’il s’identifie comme un musulman originaire du Moyen-Orient ou de l’Afrique du Nord. On s’est moqué de lui en l’associant aux terroristes, auxquels sont malheureusement souvent assimilés, dans le discours public, les gens provenant de ces régions et pratiquant cette religion.

[41] Les affiches, les commentaires et les injures sont donc liés à l’origine nationale ou ethnique et à la religion perçues, sinon réelles, de M. Abadi.

[42] Comme la Cour suprême du Canada l’a affirmé dans l’arrêt Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Boisbriand (Ville), [2000] 1 R.C.S. 665, 2000 CSC 27 (CanLII), un acte est discriminatoire s’il est fondé sur un motif de distinction réel ou perçu. Il importe peu si M. Abadi pratique ou non l’islam ou s’il est originaire ou non du pays du Moyen-Orient auquel on l’associait.

[43] De plus, je conclus que M. Abadi a subi la conduite visée en tant que personne racialisée. Comme je l’évoquerai dans la seconde partie de la présente décision, il a expliqué dans son témoignage que, à la suite de son congédiement, le milieu de travail était devenu non immigrant et [traduction] « très blanc ». Les caricatures qui ont été faites de lui dans les affiches représentaient un homme basané. Dans les courriels qu’il a envoyés après son congédiement, il a accusé TST de l’avoir congédié [traduction] « pour des motifs liés à la race ». Essentiellement, la notion de race était subsumée dans son identité en raison de ses origines. L’article 3.1 de la Loi confirme que les actes discriminatoires comprennent les actes fondés sur un ou plusieurs motifs de distinction illicite ou l’effet combiné de plusieurs motifs.

[44] J’en conclus que la conduite subie par M. Abadi était liée aux motifs de distinction illicite que constituent l’origine nationale ou ethnique, la race et la religion.

(iii) La conduite était importune

[45] Dans la décision Franke, la Cour fédérale a précisé les éléments dont il faudrait tenir compte pour déterminer si la conduite était importune. Le Tribunal peut tenir compte de la réaction du plaignant au moment où les faits se sont produits et déterminer si le plaignant a expressément démontré, par son comportement, que la conduite était importune. Si la preuve montre que le plaignant a bien accueilli la conduite, la plainte sera rejetée. Cette conclusion est en bonne partie fondée sur des questions de crédibilité et peut poser des problèmes de preuve réels pour le Tribunal.

[46] Le degré de difficulté pour établir ce critère dépend du genre d’activité en cause. L’affaire Franke concernait une plainte pour harcèlement sexuel. Dans cette affaire, la Cour fédérale a précisé que, normalement, des avances sexuelles pressantes entraîneront rapidement un refus et que des sollicitations plus subtiles ou des insinuations « verbales » peuvent être ignorées et tout simplement endurées par le plaignant.

[47] Il n’est donc pas nécessaire de déterminer si un refus verbal a été exprimé dans tous les cas. Néanmoins, le plaignant doit établir, par exemple au moyen de son langage corporel ou en omettant à maintes reprises de répondre aux commentaires, qu’il a de quelque façon signalé à l’auteur du harcèlement que sa conduite était importune. Dans certaines circonstances limitées, un employé peut toutefois être obligé d’endurer une conduite répréhensible, par exemple parce qu’il craint de perdre son emploi. En pareil cas, la norme à appliquer en vue d’apprécier la conduite est celle de la personne raisonnable dans les mêmes circonstances.

[48] À mon avis, le cas de M. Abadi relève de ces circonstances exceptionnelles.

[49] Aucune personne raisonnable ne penserait qu’une personne dans la situation de M. Abadi accueillerait bien ces affiches stéréotypées et insultantes. Il ne s’agissait pas de micro-agressions; on se moquait ouvertement de son origine et de sa foi perçues. Comme M. Brownrigg l’a fait remarquer dans son témoignage, les affiches qu’il a vues et les blagues qu’il a entendues étaient déplacées, offensantes et carrément [traduction] « répréhensibles ».

[50] M. Abadi a signalé que, tout au long de son emploi à TST, il n’a jamais été informé de l’existence d’une politique en matière de harcèlement ni reçu de formation à ce sujet. Il a affirmé qu’il ne savait pas qu’il pouvait déposer une plainte. Il a ajouté qu’il ne voyait pas comment il aurait pu le faire, puisque les superviseurs et le gestionnaire se livraient eux aussi aux actes de harcèlement. Eddy, le répartiteur, imprimait les affiches. Il insistait qu’elles étaient [traduction] « drôles ». M. Abadi a vu M. Sergerie rire des affiches avec Eddy. M. Sergerie a également fait un commentaire sur les camps de terroristes en présence du président de l’entreprise de l’époque.

[51] M. Abadi a expliqué que M. Sergerie dirigeait l’entreprise d’une [traduction] « main de fer » et qu’il craignait de subir des représailles s’il présentait une plainte. Il avait peur de perdre son emploi s’il dénonçait quoi que ce soit. Dans son témoignage, M. Sergerie a reconnu avoir entendu Eddy faire un commentaire qu’il n’avait pas aimé, mais il a prétendu que M. Abadi avait dit que ça allait et que ce n’était pas méchant. Toutefois, comme la Cour fédérale l’a fait observer dans la décision Franke, un employé peut être obligé d’endurer un comportement objectivement inacceptable simplement pour garder son emploi.

[52] Dans ses observations finales, M. Abadi a renvoyé au paragraphe 131 de la décision Ahluwalia v. Metropolitan Toronto Board of Commissioners of Police, 1983 CanLII 4719 (TDPO) (commission d’enquête de l’Ontario). La commission d’enquête a conclu dans cette affaire que le plaignant ne voulait pas et n’aimait pas être désigné par une épithète raciale. Bien qu’il ait tardé à rapporter la situation à ses supérieurs, la commission d’enquête ne doutait pas qu’il éprouvait du ressentiment en raison des injures et qu’il les trouvait blessantes. Les superviseurs, ayant connaissance des injures raciales dont une personne est l’objet, ne peuvent pas omettre d’agir simplement parce que la victime ne se plaint pas expressément. La commission d’enquête a fait observer que [traduction] « toute personne avisée ayant moindrement le sens commun aurait su que le plaignant jugeait les propos blessants et ne les aimait pas » ni ne les approuvait.

[53] Je crois qu’on peut en dire autant dans la présente affaire. Toute personne raisonnable conclurait que les affiches, les blagues et les commentaires dont M. Abadi a fait l’objet au travail étaient importuns.

(iv) La conduite était persistante et répétée et a créé un milieu de travail hostile

[54] Six affiches ont été déposées en preuve, et M. Abadi a déclaré que d’autres affiches avaient été apposées au fil des ans, mais qu’il n’avait pas pu les prendre, les conserver ou en faire des copies. M. Brownrigg et M. Clanthier se rappelaient tous deux avoir vu des affiches semblables sur les tableaux d’affichage. M. Brownrigg se rappelait aussi avoir entendu les blagues qu’on racontait au sujet de M. Abadi et les sobriquets qu’on lui attribuait.

[55] Bien qu’il ait reconnu que les affiches avaient disparu après le décès d’Eddy, M. Abadi a affirmé qu’on avait continué à l’affubler de sobriquets comme Abu et Joe Camel jusqu’à son congédiement.

[56] On pourrait penser que le fait d’apposer une seule de ces affiches au tableau d’affichage, à la vue de tous, était déjà suffisamment grave pour que M. Abadi ou une autre personne dans sa situation estime raisonnablement que le milieu de travail était hostile. Quoi qu’il en soit, je suis d’avis que la persistance de la conduite, qui s’est étalée sur plusieurs années, et le caractère injurieux des remarques et des sobriquets sont plus que suffisants pour conclure que la troisième condition énoncée dans la décision Franke est remplie. Le milieu de travail de M. Abadi était hostile, à un point tel que pendant un certain temps il a cherché à être affecté au quart de nuit à destination de Toronto pour éviter de voir d’autres employés de TST et d’avoir à composer avec la situation.

[57] J’en conclus que M. Abadi a été victime de harcèlement fondé sur les motifs de distinction illicite que constituent l’origine nationale ou ethnique, la race et la religion dans son milieu de travail, et ce, tout au long de son emploi à TST.

[58] Avant de tirer une conclusion sur la responsabilité de TST, en tant qu’employeur, je dois d’abord déterminer si M. Abadi devait aviser TST du harcèlement et si TST peut se prévaloir du moyen de défense prévu au paragraphe 65(2) de la Loi.

(v) M. Abadi n’avait pas à aviser l’employeur du harcèlement

[59] Le quatrième élément du critère établi dans la décision Franke (décrit aux paragraphes 47 à 50) vise la responsabilité de l’employeur à l’égard des actes de harcèlement commis par ses employés. Il s’agit de l’exigence d’aviser l’employeur des actes de harcèlement allégués.

[60] Dans la décision Peters c. United Parcel Service Canada Ltd., 2022 TCDP 25 (CanLII) [Peters], aux paragraphes 316 à 331, le Tribunal a examiné cet élément du critère. Il a fait observer que le signalement et l’avis à l’employeur avaient d’abord été présentés, au paragraphe 47 de la décision Franke, comme une obligation du plaignant qui s’applique « si possible ». Or, la Cour fédérale a précisé que cette obligation s’applique « lorsqu’il y a chez l’employeur un service du personnel ainsi qu’une politique générale et efficace en matière de harcèlement sexuel, y compris des mécanismes de redressement appropriés » (au par. 49, souligné dans l’original).

[61] Comme le Tribunal l’a fait observer dans la décision Peters, la décision Franke souligne que la politique et les mécanismes de redressement de l’employeur doivent être efficaces pour que l’obligation d’aviser l’employeur s’applique. Il ne suffit pas de confirmer tout simplement que l’employeur dispose, par exemple, des politiques requises et d’un service des ressources humaines (RH) et de présumer qu’ils ont les effets escomptés.

[62] Un employé qui allègue être victime de harcèlement doit en aviser son employeur lorsque ce dernier a mis en place une gamme complète d’outils et de ressources efficaces pour prévenir le harcèlement, le faire cesser et en atténuer les effets, et a fait des investissements à cet égard. Du point de vue de l’équité, si un employeur a pris les mesures qu’il est tenu de prendre au titre de la Loi pour prévenir le harcèlement, il doit avoir la possibilité d’intervenir.

[63] L’équité s’applique également dans la situation inverse : dans le cas où un employeur ne disposerait pas de politiques exhaustives et efficaces, ni de mécanismes de redressement appropriés pour lutter contre le harcèlement, il ne serait pas raisonnable de rejeter une plainte pour harcèlement contre un employeur simplement parce qu’un plaignant n’a pas signalé le harcèlement.

[64] Pour les raisons qui suivent, je conclus que TST ne disposait pas d’une politique « efficace » en matière de harcèlement, de sorte que le plaignant n’avait pas l’obligation d’aviser l’employeur du harcèlement, comme il est envisagé dans la décision Franke.

[65] M. Sergerie s’est vu présenter à l’audience un document de trois pages intitulé [traduction] « Politique contre la discrimination et le harcèlement » (la « politique de 2005 »). Il a affirmé que cette politique date de 2005 ou 2006 environ. Elle porte la signature du président de l’entreprise de camionnage Kingsway de l’époque et d’un conseiller en RH. Elle énumère les motifs de distinction illicite énoncés dans la Loi et indique que l’employeur adhère à une politique visant à créer un milieu de travail exempt de toute forme de discrimination ou de harcèlement. La politique définit ensuite la discrimination et le harcèlement et ajoute qu’il est important que les employés portent plainte lorsqu’ils croient être victimes de harcèlement. Elle ne précise pas à qui la plainte doit être adressée, mais mentionne que l’employé doit fournir des renseignements précis et détaillés au [traduction] « représentant désigné » de l’employeur. La politique indique que, en cas de plainte, le supérieur immédiat ou le conseiller en RH désigné de l’employé visé entreprendra une enquête confidentielle le plus rapidement possible.

[66] La politique de 2005 indique que la direction doit veiller à ce que tous les employés se comportent d’une façon qui ne soit pas discriminatoire et qui ne constitue pas du harcèlement. Elle se termine par une déclaration selon laquelle les membres de la direction qui sont témoins d’actes de harcèlement sexuel [traduction] « doivent réagir immédiatement, sans attendre qu’une plainte soit déposée ». Fait intéressant, cette déclaration ne semble pas s’appliquer au harcèlement fondé sur d’autres motifs de distinction illicite.

[67] M. Sergerie a affirmé que, selon sa compréhension de la politique de 2005, les plaintes devaient être présentées à la direction, après quoi elles étaient transférées au service des RH et à la haute direction pour que des mesures disciplinaires soient prises, le cas échéant. Une discussion serait aussi organisée entre les employés visés pour tenter de régler le problème.

[68] TST a aussi demandé à un Graham Howarth de témoigner sur cette question. M. Howarth occupe actuellement le poste de gestionnaire principal de la sécurité et de la conformité, à Toronto. Il travaille pour TST depuis décembre 2018 seulement. Il a fait référence à un autre document de trois pages qui a été déposé en preuve, intitulé [traduction] « Intimidation, harcèlement et discrimination » et daté d’août 2013 (la « politique de 2013 »). Cette politique indique que TST s’engage à créer et à favoriser un milieu de travail exempt d’intimidation, de harcèlement et de discrimination, termes qui y sont ensuite définis. Elle enjoint aux employés de signaler les incidents par écrit à leur supérieur immédiat ou à un membre de la direction, qui en aviserait le directeur des RH. TST entreprendrait alors une enquête impartiale.

[69] M. Howarth a déclaré avoir trouvé ce document dans le manuel des politiques lorsqu’il est entré en fonctions à TST. La politique de 2013 est censée résumer les règles que le Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L-2, impose aux employeurs sous réglementation fédérale. M. Howarth a présenté une version plus récente du document, où seule la date semble avoir changé (d’août 2013 à mai 2021). M. Howarth l’a diffusé après avoir vérifié qu’il était conforme aux exigences actuelles du Code canadien du travail.

[70] M. Howarth ignorait si la politique de 2013 avait été apposée à un des tableaux d’affichage avant son arrivée à TST. Il s’est rendu au bureau d’Ottawa à deux reprises après 2018, et il a vu qu’elle était affichée avec d’autres énoncés de politique en matière de santé et de sécurité.

[71] M. Howarth a aussi produit un document d’une page intitulé [traduction] « Politique sur la violence en milieu de travail » (la « politique sur la violence en milieu de travail »). Cette politique est affichée au mur de l’entrée des visiteurs pour les informer que TST dispose d’une politique sur la violence au travail. Elle reflète les principes énoncés dans le document daté de mai 2021 et comprend une déclaration selon laquelle tous les employés doivent être traités avec courtoisie et respect. Un document semblable a été déposé en preuve. Ce document n’est pas daté, mais il semble être plus ancien, puisqu’il porte la signature d’un ancien président de TST. M. Howarth n’a pas mentionné si ce document était affiché au même endroit que la politique sur la violence en milieu de travail, ni quand il pouvait avoir été affiché.

[72] M. Abadi a affirmé catégoriquement que TST ne l’avait jamais informé de ces politiques. Il ne se rappelait pas les avoir déjà vues aux tableaux d’affichage. Il a seulement vu des documents contenant par exemple des renseignements sur la santé au travail ou les symboles désignant les produits chimiques que les camionneurs pouvaient être appelés à transporter. Il prétend que TST ne leur a jamais offert, à lui et aux autres camionneurs, une formation sur le harcèlement. La seule formation qu’il a reçue était directement liée à son travail, par exemple une formation sur la conduite préventive ou sur l’opération des chariots élévateurs ou des freins à air. Par conséquent, il ne savait pas comment ou à qui signaler les cas d’intimidation et de harcèlement dont il était victime. M. Brownrigg a affirmé dans son témoignage qu’il ne se rappelait pas s’il avait suivi ou non une formation sur le harcèlement au cours des neuf années, se terminant en juin 2010, pendant lesquelles il avait été à l’emploi de Kingsway comme camionneur. Il se souvenait avoir suivi de la formation sur la conduite. M. Clanthier a travaillé à Kingsway pendant cinq ans et n’a jamais entendu parler d’une politique sur le harcèlement.

[73] TST soutient que, même si M. Abadi ne connaissait pas bien les politiques, il aurait dû savoir qu’il pouvait signaler le harcèlement. M. Clanthier a admis en contre-interrogatoire que signaler le harcèlement à ses superviseurs était [traduction] « la chose logique à faire », et M. Brownrigg a dit avoir suggéré à M. Abadi de signaler les incidents à la direction.

[74] Il peut sembler raisonnable de s’attendre à ce que M. Abadi signale les incidents à la direction, mais celui-ci a déclaré qu’il n’aurait jamais pu le faire. Ses supérieurs (les [traduction] « patrons ») participaient aux actes de harcèlement. Comment aurait-il pu leur parler? Il maintient qu’il ignorait l’existence des politiques sur le harcèlement et qu’il ne savait pas qu’il pouvait présenter une plainte à d’autres personnes au sein de l’entreprise, par exemple au personnel des RH, qui ne se trouvait pas à Ottawa. Ses seuls points de contact avec l’entreprise étaient Eddy, M. Sergerie et les trois ou quatre autres personnes au bureau du terminal d’Ottawa. Il n’adressait pas ses demandes de congé aux RH, mais plutôt à M. Sergerie ou à d’autres personnes présentes au bureau. Il n’avait aucun contact avec qui que ce soit d’autre.

[75] M. Abadi a déclaré que Maria, la gestionnaire adjointe qui a remplacé Eddy après sa mort, a demandé aux camionneurs d’arrêter de le harceler et de l’insulter, mais que ses remarques étaient en vain. Le harcèlement n’a pas cessé.

[76] M. Abadi a affirmé dans son témoignage que la seule personne vers qui il pensait pouvoir se tourner pour mettre fin au harcèlement était le représentant syndical, Brad Reid, mais le résultat de ses démarches avait été tel qu’il en était sorti plus convaincu encore de n’avoir ni recours ni moyens pour mettre fin au harcèlement. En effet, à un moment donné après 2012 (il ne se souvenait pas exactement de la date), après avoir vu une autre affiche au tableau d’affichage et entendu Eddy lui dire [traduction] « Hé le jockey de chameau, prends cet itinéraire aujourd’hui », il a été si bouleversé qu’il a, dans ses mots, [traduction] « pété les plombs ». En rentrant du travail, il est passé près des bureaux du syndicat. Il est entré et a rencontré M. Reid qui a confirmé, dans son témoignage à l’audience, être un représentant syndical et le secrétaire-trésorier du syndicat.

[77] M. Abadi a dit avoir parlé du harcèlement à M. Reid, notamment du commentaire de M. Sergerie qui lui avait dit d’éviter les camps de terroristes lorsqu’il se rendrait en Iran pour le mariage de sa sœur.

[78] Lors de leur rencontre d’une heure, M. Abadi a vu M. Reid téléphoner à M. Sergerie pour lui dire que ce commentaire était déplacé. Selon M. Abadi, malgré cet appel, rien n’a changé au travail. Au contraire, il avait désormais l’impression d’avoir une [traduction] « cible » dans le dos, parce qu’il s’était plaint de son gestionnaire. Le syndicat ne lui a pas suggéré de déposer un grief.

[79] Vu l’issue de cette démarche en vue de mettre fin au harcèlement, M. Abadi s’est senti découragé et s’est résigné au fait qu’il ne pouvait rien faire pour changer les choses.

[80] M. Abadi a affirmé dans son témoignage que, environ six mois plus tard, lors d’une réunion de vote du syndicat, il avait dit à M. Reid que rien n’avait changé depuis que celui‑ci avait appelé M. Sergerie. M. Reid lui a conseillé de laisser le temps faire son œuvre. Encore une fois, M. Reid n’a pas suggéré ou recommandé à M. Abadi de déposer une plainte ou un grief.

[81] Après l’interrogatoire principal de M. Abadi, TST a convoqué M. Reid comme son dernier témoin dans le but de contester les allégations faites par M. Abadi dans son témoignage. M. Reid ne se souvenait pas d’avoir rencontré M. Abadi dans son bureau. Il a affirmé qu’il n’avait jamais entendu parler de sa plainte au sujet de la remarque de M. Sergerie sur les camps de terroristes et ne se souvenait pas d’avoir téléphoné à M. Sergerie à ce sujet. Il a déclaré que M. Abadi lui avait parlé du harcèlement pour la première fois lors d’une réunion de vote du syndicat tenue le 23 juin 2019 (soit environ quatre mois avant son congédiement). À cette occasion, M. Abadi lui aurait montré des photos des affiches. M. Reid a affirmé qu’il avait donné à M. Abadi le même conseil qu’il aurait donné à n’importe quel employé dans la même situation : il lui avait conseillé de présenter une plainte au gestionnaire du terminal, M. Sergerie. M. Reid a reconnu qu’il n’avait pas par la suite tenté de communiquer avec qui que ce soit à TST pour faire un suivi.

[82] Selon moi, le témoignage de M. Abadi sur la question est bien plus convaincant. Il a exposé en détail les circonstances de ses entretiens avec M. Reid. Il a même décrit le bureau de M. Reid et son emplacement dans un parc industriel. Je remarque que, dans un courriel que M. Abadi a envoyé à M. Reid le 2 décembre 2019 pour demander l’aide du syndicat après son congédiement, il a parlé du harcèlement dont il avait été victime au fil des ans et a parlé de ses entretiens avec M. Reid exactement comme il l’a fait tout au long de son témoignage dans la présente affaire.

[83] En interrogatoire principal, M. Abadi a renvoyé à certaines parties de l’enquête menée par la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») à l’égard de sa plainte, notamment aux notes prises par l’enquêtrice de la Commission lorsqu’elle a posé des questions à M. Reid, notamment au sujet de l’allégation de M. Abadi selon laquelle, à deux occasions, il lui avait parlé du comportement discriminatoire de ses collègues de travail. L’enquêtrice a écrit que M. Reid avait répondu qu’il avait uniquement parlé à M. Abadi à la réunion de vote du syndicat et qu’il ne se rappelait pas qu’il ait été question de harcèlement au travail. D’après les notes de l’enquêtrice, M. Reid aurait dit avoir vu des photos des affiches et avoir entendu parler des blagues discriminatoires du [traduction] « patron » seulement après le congédiement de M. Abadi en novembre 2019, ce qui contredit son témoignage à l’audience.

[84] Les notes de l’enquêtrice constituent clairement une preuve par ouï-dire, que le Tribunal peut admettre (al. 50(3)c) de la Loi). Il reste que, bien que M. Abadi ait évoqué les notes dans son témoignage en interrogatoire principal, ni TST ni lui-même n’ont questionné M. Reid à ce sujet pendant le témoignage de ce dernier. Pour cette raison, j’accorde peu de poids à cette contradiction apparente.

[85] Cela étant dit, étant donné la clarté et la cohérence des propos de M. Abadi dans l’ensemble, je préfère le témoignage de M. Abadi à celui de M. Reid. Il est compréhensible que les souvenirs de M. Reid soient incomplets. Il représente de nombreux membres, et il n’est pas inconcevable qu’il ne se souvienne pas d’une rencontre d’une heure qui a eu lieu 10 ans auparavant avec un membre avec lequel il n’a eu essentiellement aucun autre contact. M. Abadi a déclaré n’avoir déposé aucun grief avant son congédiement, et M. Reid a mentionné qu’il n’avait probablement vu M. Abadi qu’à l’occasion des réunions de vote du syndicat, en présence d’un grand nombre de membres du syndicat.

[86] La discussion qui a eu lieu lors de la réunion de vote et dont se rappelle M. Reid pourrait bien être l’entretien dont a parlé M. Abadi dans son témoignage. Or, celui-ci nie catégoriquement avoir soulevé pour la première fois le problème de harcèlement lors de la réunion de vote du 23 janvier 2019.

[87] J’admets donc que M. Abadi a effectivement communiqué avec le syndicat pour tenter de régler le problème de harcèlement. Frustré par le traitement dont il faisait l’objet, il s’est tourné vers le syndicat pour obtenir de l’aide. Cette démarche étaye son argument selon lequel il n’était pas au courant de l’existence d’une politique recommandant qu’il présente ses préoccupations à un autre employé de TST plutôt qu’au gestionnaire du terminal d’Ottawa, M. Sergerie.

[88] Pour ces motifs, je conclus que TST ne disposait pas d’une politique efficace, de sorte que M. Abadi n’avait pas l’obligation d’aviser l’employeur conformément au quatrième élément du critère énoncé dans la décision Franke. La politique de l’entreprise ne lui a jamais été communiquée comme il se doit, voire du tout. TST n’a pas produit de documents ni autres éléments de preuve pour démontrer que M. Abadi ou d’autres employés avaient reçu une formation sur la politique. Tout ce que nous avons, c’est le témoignage de M. Sergerie, qui a simplement affirmé qu’il se rappelait que la politique de 2005 avait été affichée. M. Howarth n’a pas pu confirmer si les employés avaient suivi une formation sur le harcèlement avant son arrivée en décembre 2018.

[89] Dans la décision Willcott c. Freeway Transportation Inc., 2019 TCDP 29 (CanLII), le Tribunal a conclu, au paragraphe 85, qu’une politique qui ne précise pas l’identité de la personne à qui les incidents doivent être signalés ne peut être considérée comme « efficace ». Les politiques de 2005 et de 2013 indiquent seulement que les plaintes peuvent être adressées aux superviseurs et au gestionnaire du terminal (M. Sergerie). Or, M. Sergerie et le répartiteur superviseur toléraient la conduite ou y participaient. Ils étaient manifestement au courant de la conduite. Les politiques ne prévoyaient aucune autre option pour le signalement d’incidents. Par ailleurs, une politique qui est simplement apposée à un tableau d’affichage où figurent d’autres documents, sans être officiellement communiquée ou faire l’objet d’une formation, n’est pas une politique efficace.

[90] Par conséquent, je conclus que TST ne disposait pas d’une politique efficace au sens du quatrième élément du critère établi dans la décision Franke. Ainsi, M. Abadi n’avait pas l’obligation de signaler officiellement le harcèlement à TST et de l’en aviser.

(vi) TST n’a pas établi le moyen de défense prévu au paragraphe 65(2) de la Loi

[91] Selon le paragraphe 65(1) de la Loi, les actes ou omissions commis par un employé dans le cadre de son emploi sont réputés avoir été commis par l’employeur. Comme il est expliqué dans la décision Peters, au paragraphe 334, le concept de la responsabilité du fait d’autrui signifie que les employeurs sont responsables des actes répréhensibles de leurs employés, qu’ils aient ou non connaissance de ces actes et qu’ils y consentent ou les autorisent ou non.

[92] Si nous appliquons ce concept à la présente affaire, les actes de harcèlement envers M. Abadi ont tous été commis ou tolérés par Eddy, les autres camionneurs de TST et M. Sergerie dans le cadre de leur emploi. Ces actes ou omissions sont donc réputés avoir été commis par TST. Toutefois, le paragraphe 65(2) de la Loi prévoit que l’employeur peut se soustraire à la responsabilité du fait d’autrui si certaines conditions sont remplies.

[93] Les actes ou les omissions commis par un employé ne seront pas réputés avoir été commis par l’employeur si celui-ci établit :

a) que le harcèlement a eu lieu sans son consentement;

b) qu’il a pris toutes les mesures nécessaires pour l’empêcher;

c) qu’il a, par la suite, tenté d’en atténuer ou d’en annuler les effets.

a) TST n’a pas établi que le harcèlement a eu lieu sans son consentement

[94] TST soutient que le harcèlement a eu lieu sans son consentement, parce que M. Abadi de l’a jamais signalé. Toutefois, comme le Tribunal l’a affirmé dans la décision Peters, la condition relative à l’absence de consentement de l’employeur n’est pas uniquement subordonnée au signalement du harcèlement par le plaignant.

[95] Comme le Tribunal l’a fait remarquer au paragraphe 371 de la décision Peters, le défaut de signifier son « non-consentement » peut également survenir lorsque l’employeur qui a connaissance que des actes de harcèlement sont commis permet que ces actes se poursuivent en ne prenant aucune mesure pour les faire cesser. Le fait de fermer les yeux sur des actes de harcèlement est une autre façon de consentir, par l’inaction, au harcèlement ou de ne pas signifier son non-consentement.

[96] La preuve montre que les actes de harcèlement étaient fréquents et se produisaient à la vue de tous. Les affiches comprenaient des photos de M. Abadi qui avaient été prises par TST, et le répartiteur superviseur était manifestement associé à leur création, puisqu’il n’y a eu aucune nouvelle affiche après son décès. À au moins une occasion, la personne occupant le poste le plus élevé au terminal d’Ottawa, M. Sergerie, a été observée en train de rire devant une des affiches. Comme je l’ai déjà mentionné, j’accepte le compte rendu fait par M. Abadi de sa rencontre avec le représentant syndical, M. Reid, qui a téléphoné à M. Sergerie pour lui parler des actes de harcèlement et, en particulier, de son commentaire sur les camps de terroristes. M. Abadi a évoqué de manière convaincante les sobriquets dont on l’a affublé, comme Abu, Joe Camel et jockey de chameau, tout au long de son emploi à TST.

[97] Le lieu de travail n’était pas très grand et le bureau où travaillaient M. Sergerie, le répartiteur et d’autres employés se trouvait près de la salle à manger des camionneurs. Le tableau d’affichage où avaient été apposées les affiches se trouvait vis-à-vis du bureau de répartition et n’en était séparé que par une fenêtre.

[98] Je suis donc convaincu que les membres de la direction de TST qui travaillaient sur place étaient au courant du harcèlement dont M. Abadi était victime, mais qu’ils n’ont rien fait pour y mettre fin. TST n’a présenté aucun élément de preuve montrant qu’elle était intervenue de quelque manière que ce soit. M. Sergerie se rappelait un incident où il avait entendu le répartiteur faire un commentaire déplacé, mais il n’était pas intervenu parce que M. Abadi avait dit que ça allait. Or, ce n’était pas le seul incident, loin de là. De plus, ce n’est pas parce qu’un employé qui craint de perdre son emploi affirme que [traduction] « ça va » que les membres de la direction n’ont pas besoin de prendre de mesures pour faire cesser une conduite répréhensible. Ils auraient dû intervenir, conformément aux politiques sur le harcèlement qui étaient, selon l’employeur, en vigueur.

[99] La preuve convaincante de M. Abadi montre toutefois que rien n’a changé, hormis le fait que les affiches ont cessé d’être apposées aux tableaux d’affichage après le décès du répartiteur.

[100] Pour ces motifs, j’estime que TST a toléré le harcèlement dont les membres de la direction sur place avaient connaissance. TST n’a donc pas établi que le harcèlement a eu lieu sans son consentement.

b) TST n’a pas établi qu’elle a pris toutes les mesures nécessaires pour empêcher le harcèlement

[101] TST fait observer que la Loi n’exige pas que l’employeur « maintienne un milieu de travail irréprochable », comme l’a fait remarquer le Tribunal dans la décision Hinds c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), 1988 CanLII 109 (TCDP), 10 CHRR D.T. au par. 41611, qui portait sur la disposition qui a précédé l’article 65. Pour se soustraire à la responsabilité, l’employeur doit prendre des mesures raisonnables pour atténuer, autant qu’il le peut, le malaise qui règne dans le milieu de travail et pour donner aux personnes intéressées l’assurance qu’il a la ferme volonté de maintenir un milieu de travail exempt de harcèlement.

[102] TST soutient qu’elle a pris toutes les mesures nécessaires au sens du paragraphe 65(2). Elle a adopté les politiques de 2005 et de 2013, qui ont été affichées sur le tableau d’affichage. Elle affirme que, même si M. Abadi prétend qu’il n’était pas au courant des politiques, l’employeur ne peut être tenu pour responsable des actes de ses employés s’il démontre qu’il a pris les mesures nécessaires pour informer tous les employés que l’intimidation et le harcèlement ne sauraient être tolérés. TST fait valoir qu’elle ne peut pas établir qu’elle a transmis ce message à Eddy, puisqu’il est décédé.

[103] Toutefois, le décès d’Eddy n’a pas empêché TST de produire d’autres éléments de preuve pour établir comment elle avait expliqué aux employés que le harcèlement et l’intimidation ne seraient pas tolérés ou comment elle avait par ailleurs empêché ce type de conduite.

[104] M. Howarth a témoigné au sujet de la formation qu’il a mise en œuvre depuis son arrivée en décembre 2018 et des nouvelles politiques qui ont été adoptées depuis les modifications apportées au Code canadien du travail en 2021. Il n’a pu confirmer quelle formation était offerte avant son arrivée, même s’il a mentionné avoir vu l’approbation d’une formation du genre dans certains dossiers, sans expliquer ce que cela signifiait. M. Sergerie a expliqué sa compréhension des politiques de 2005 et de 2013 et a affirmé qu’elles pouvaient être consultées au tableau d’affichage. Il n’a toutefois présenté aucun élément de preuve sur la formation offerte aux employés, dont le personnel de bureau, à cet égard.

[105] Eddy est décédé, et les deux autres employés de bureau, dont Maria, qui a pris le relais comme répartitrice pour le quart du matin après le décès d’Eddy, ont quitté l’entreprise dans les deux années précédant l’audience. TST n’a pas expliqué pourquoi ces deux employés ne pouvaient pas témoigner. D’ailleurs, TST n’a appelé à témoigner aucun de ses employés, sauf M. Sergerie et M. Howarth. La preuve indiquait que, en raison des diverses fusions dont TST a fait l’objet, les employés ayant le plus d’ancienneté (que M. Sergerie a appelés les non-immigrants) étaient ceux qui avaient tendance à conserver leur emploi. Or, personne n’a été invité à témoigner sur les efforts déployés par TST pour essayer de prévenir le harcèlement en milieu de travail, plus particulièrement pendant la période d’emploi de M. Abadi.

[106] Par ailleurs, M. Brownrigg ne se souvenait pas s’il avait suivi une formation sur le harcèlement, et M. Clanthier a affirmé ignorer qu’il existait une politique en matière de harcèlement.

[107] Pour ces motifs, je conclus que TST n’a pas établi qu’elle a pris toutes les mesures nécessaires pour empêcher le harcèlement.

c) Tentative d’atténuer ou d’annuler les effets du harcèlement

[108] Compte tenu de mes deux premières conclusions, TST n’a pas établi le moyen de défense prévu au paragraphe 65(2) de la Loi, et il ne sert donc à rien d’examiner le troisième élément de la défense. Je répéterai simplement que les membres de la direction et les superviseurs de TST qui travaillaient sur place étaient au courant des actes de harcèlement au moment où ils se sont produits ou y ont participé et qu’ils n’ont rien fait, à ce moment-là ou par la suite, pour y mettre fin. M. Abadi a déclaré que les autres employés avaient continué à l’affubler de sobriquets inappropriés jusqu’à son voyage en Iran qui a mené à son congédiement.

[109] Pour ces motifs, je conclus que TST n’a pas établi que le critère énoncé au paragraphe 65(2) de la Loi est rempli, et qu’elle ne peut donc pas se soustraire à la responsabilité du fait d’autrui à l’égard des actes commis par ses employés.

(vii) TST n’a pas établi de défense se rapportant au dépôt tardif de la plainte

[110] Dans le cadre de sa défense, TST a présenté deux arguments supplémentaires, qui se rapportent au temps qui s’est écoulé entre le harcèlement dont M. Abadi a été victime et le dépôt de sa plainte pour atteinte aux droits de la personne. Le premier argument concerne la décision prise par la Commission de statuer sur la plainte même si celle-ci a été déposée après l’expiration du délai d’un an après les faits, prévu à l’alinéa 41(1)e) de la Loi. Le second argument est fondé sur la règle du manque de diligence, qui empêche essentiellement une personne d’exercer un recours en raison de son retard à l’exercer.

a) Alinéa 41(1)e) de la Loi

[111] L’alinéa 41(1)e) de la Loi dispose que la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable parce qu’elle a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

[112] TST soutient que les affiches déposées en preuve ont probablement été apposées au tableau d’affichage au plus tard en 2011. M. Abadi a reconnu qu’aucune affiche n’y avait été placée après le décès d’Eddy en 2015, soit plus de quatre ans avant le dépôt de sa plainte. Selon TST, les autres éléments de preuve relatifs à la discrimination sont rares, ne sont pas détaillés et n’ont pas été présentés en temps opportun, surtout compte tenu du fait que les évaluations de rendement de M. Abadi étaient [traduction] « excellentes ». La plainte a été déposée auprès de la Commission le 12 février 2020. Par conséquent, TST fait valoir que, pour ce qui est du harcèlement, la Commission a renvoyé la plainte bien plus d’un an après que les actes ou les omissions discriminatoires auraient eu lieu. Je tiens à signaler que j’ai déjà conclu que M. Abadi a continué de faire l’objet d’injures discriminatoires jusqu’à son congédiement et que la plainte a donc été présentée à l’intérieur du délai d’un an. Il reste toutefois que les observations de TST pourraient valoir pour les affiches, par exemple, puisque M. Abadi admet qu’elles ont cessé d’être apposées au tableau d’affichage en 2015.

[113] TST reconnaît que le Tribunal n’a pas le pouvoir d’examiner ou d’« infirmer » les décisions de la Commission. Ce pouvoir relève exclusivement de la Cour fédérale du Canada (voir Pequeneza c. Société canadienne des postes, 2016 TCDP 21 [Pequeneza]).

[114] Toutefois, TST fait valoir que le Tribunal peut tout de même décider, compte tenu de la preuve dont il est saisi, s’il est justifié de [traduction] « priver l’intimée du bénéfice du délai de prescription » prévu à l’alinéa 41(1)e) de la Loi. TST est d’avis qu’il serait contraire à l’intérêt de la justice que le Tribunal soit lié par ce qui est essentiellement une décision préliminaire prise par la Commission en fonction d’une analyse partielle de la preuve.

[115] À l’appui de cet argument, TST renvoie à la décision Singh c. Statistique Canada, 1998 CanLII 3996 (TCDP), aux pages 66 et 67 de la version PDF en ligne. Cet extrait traite d’un argument présenté par l’intimée dans cette affaire en se fondant sur une décision de la Section de première instance de la Cour fédérale, la décision Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Société Radio-Canada (re Vermette), 1996 CanLII 11865, [1996] A.C.F. no 1274 [Vermette]. Toutefois, il évoque seulement l’argument de l’intimée. À la page 68 de la décision Singh, le Tribunal rejette l’argument de l’intimée. De plus, comme le Tribunal l’a mentionné dans la décision Pequeneza, l’analyse présentée en obiter dictum (c.-à-d. dans une remarque incidente) dans la décision Vermette a invariablement été écartée par des décisions rendues au cours des décennies qui ont suivi.

[116] Je ne vois aucune raison de tirer une conclusion différente ici. La Commission a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 41 et a statué sur la plainte en matière de harcèlement, et elle a décidé de la renvoyer au Tribunal, en vertu de l’article 49, pour qu’il l’instruise. Je n’ai pas le pouvoir de réexaminer cette décision.

b) Manque de diligence

[117] Dans le cadre de sa défense, TST a aussi invoqué la règle du manque de diligence, citant l’arrêt clé en la matière, soit l’arrêt M.(K.) c. M.(H.), [1992] 3 R.C.S. 6, 1992 CanLII 31, aux pages 76 à 80, rendu par la Cour suprême du Canada. Dans cet arrêt, la Cour suprême a expliqué que la règle du manque de diligence avait été créée comme moyen de défense devant les tribunaux d’equity. Il s’agit d’un moyen de défense qui permet à un défendeur de s’opposer avec succès à une réclamation s’il peut établir que le demandeur, en tardant à intenter des poursuites, a) a acquiescé à la conduite du défendeur ou b) a amené le défendeur à changer sa position parce qu’il croyait raisonnablement que le demandeur avait accepté le statu quo ou qu’il avait permis une situation qu’il serait injuste de changer.

[118] La Cour suprême a fait observer que le simple retard ne suffit pas à déclencher l’application de l’un ou l’autre des éléments de la règle du manque de diligence. Il s’agit plutôt de déterminer si le retard du demandeur constitue un acquiescement ou crée des circonstances qui rendent déraisonnables les poursuites.

[119] Pour commencer, je ne suis pas convaincu que le Tribunal a le pouvoir inhérent ou légal d’appliquer les règles et les recours conçus par les tribunaux d’equity. Le Tribunal est un tribunal statutaire qui tire tous ses pouvoirs de la Loi et d’autres lois applicables (par exemple la Loi sur l’équité salariale, L.C. 2018, ch. 27, art. 416, et la Loi canadienne sur l’accessibilité, L.C. 2019, ch. 10). La Loi ne confère pas au Tribunal les pouvoirs des tribunaux d’equity, contrairement à l’article 4 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, qui dispose que la Cour fédérale est un « tribunal additionnel de droit, d’equity et d’amirauté ».

[120] Toutefois, même si je suis habilité à statuer sur ce moyen de défense, je suis d’avis que TST n’a pas prouvé ses allégations au regard de l’un ou l’autre des éléments de la règle du manque de diligence.

1) Acquiescement

[121] La Cour suprême a défini le premier élément de la règle du manque de diligence, soit l’acquiescement. Il y a acquiescement lorsque le demandeur se rend compte qu’on le prive de ses droits, mais ne fait rien, ou lorsque le demandeur qui est parfaitement conscient de ses droits et qui sait qu’il en est privé tarde à intenter une action, ce qui amène à conclure qu’il a renoncé à ses droits.

[122] Il ne suffit pas que le demandeur connaisse les faits qui justifient une réclamation; encore faut-il qu’il sache que les faits donnent naissance à cette réclamation. La connaissance de l’existence d’une réclamation doit être évaluée en fonction d’une norme objective. En d’autres termes, est-il raisonnable que le demandeur ignore ses droits lorsqu’il connaît les faits sous-jacents qui peuvent donner lieu à un recours en justice?

[123] TST fait valoir que toute personne raisonnable dans la situation de M. Adami qui aurait vu les affiches estimerait avoir été lésée. Ainsi, selon TST, en ne déposant pas de plainte à l’époque des faits (vers 2011 probablement), M. Abadi a acquiescé à la conduite ou devrait être réputé y avoir acquiescé et, de ce fait, il a renoncé au droit de déposer la présente plainte.

[124] Toutefois, cet argument ne tient pas compte des conclusions que j’ai déjà tirées dans la présente affaire. Les affiches et les injures étaient clairement et objectivement importunes, mais, compte tenu de la situation de M. Abadi, le fait qu’il n’a pas porté plainte est compréhensible et justifiable. Le fait qu’il ignorait ses droits n’était pas déraisonnable.

[125] D’abord, comme il l’a déclaré de manière convaincante dans son témoignage, il ne connaissait pas les droits que lui conféraient les politiques de TST, étant donné que celles-ci ne lui avaient jamais été dûment communiquées, pas plus qu’aux autres employés. Il a parlé de sa situation d’immigrant dans un pays dont il ne connaissait pas bien les lois en général. Il ne lit et n’écrit pas bien en anglais. Il a enduré les railleries et les actes d’intimidation pour conserver son emploi. Ses droits de la personne ont été violés, mais il n’a rien dit pour pouvoir continuer à travailler. On ne peut pas déduire des circonstances qu’il a renoncé à ses droits. Il ne connaissait pas ses droits, mais, plus important encore, il ne s’agissait pas de droits ordinaires comme ceux visés par une action délictuelle dont les tribunaux d’equity auraient pu être saisis dans le contexte de l’élaboration de la règle du manque de diligence. On parle ici de droits de la personne quasi constitutionnels. Lorsqu’il a finalement senti que les choses étaient allées trop loin, il s’est tourné vers le syndicat, qui était selon lui son seul recours. Cependant, cette démarche s’est révélée vaine, et il s’est senti encore plus seul.

[126] M. Abadi n’a pas acquiescé au harcèlement dont il a été victime au travail, et je rejette l’argument selon lequel Eddy ou les autres employés qui ont participé aux actes de harcèlement ont « changé » leur position (c.-à-d. décidé de continuer à harceler M. Abadi) parce qu’ils croyaient raisonnablement qu’il avait accepté le statu quo. Leur conduite était clairement discriminatoire et allait à l’encontre des politiques de TST en matière de harcèlement. Aucun « acquiescement » par la victime à l’égard de tels actes discriminatoires ne justifie la discrimination.

2) Poursuites déraisonnables

[127] TST prétend aussi que, même si M. Abadi n’a pas acquiescé au harcèlement, les circonstances de l’affaire rendent les poursuites déraisonnables.

[128] TST soutient que le temps écoulé est en soi préjudiciable. Il s’est écoulé une quinzaine d’années depuis le début des actes de harcèlement allégués et plus d’une dizaine d’années depuis que des affiches ont été apposées dans le lieu de travail. TST affirme qu’il est déraisonnable d’exiger qu’elle réponde à des allégations aussi anciennes. Le passage du temps nuit intrinsèquement à la mémoire des gens, et certaines personnes qui pourraient avoir eu connaissance des faits ne travaillent plus pour TST.

[129] TST ajoute que le problème du dépôt tardif de la plainte relève des principes de justice naturelle et d’équité. Si les circonstances ont évolué au point où une audience équitable ne peut plus être garantie, le Tribunal n’aura plus compétence pour poursuivre (Grover c. Conseil national de recherches du Canada, 2009 TCDP 1 (CanLII) [Grover TCDP], au par. 94).

[130] Toutefois, comme le Tribunal l’a noté dans la décision sur requête Grover TCDP, tout dépend des circonstances de chaque affaire. Le Tribunal peut conclure qu’un délai de nombreuses années ne compromet pas la capacité d’une partie de répondre à une plainte. Ce principe a été repris dans la décision Grover c. Canada (Procureur général), 2010 CF 320 (CanLII) [Grover CF], dans laquelle la Cour fédérale s’est prononcée sur la demande de contrôle judiciaire de la décision sur requête Grover TCDP. Au paragraphe 30 de la décision Grover CF, la Cour fédérale a affirmé que le temps écoulé ne suffit pas en soi à justifier un sursis d’instance; il faut également faire la preuve qu’un préjudice important a été causé. Lorsqu’il est dit que ce préjudice tient à l’incapacité d’une partie d’obtenir une audience équitable, cette partie doit être disposée à présenter des éléments de preuve pour justifier ses prétentions.

[131] TST fait valoir que la longue période de temps qui s’est écoulée a causé un préjudice réel. Aucun des trois superviseurs dont relevait M. Abadi au moment des faits ne travaille encore pour TST, ce qui aurait facilité l’enquête ou l’obtention de certaines réponses. En fait, la personne à qui M. Abadi a imputé la plus grande part de responsabilité, Eddy, est décédée en 2015. Si les allégations avaient été soulevées au moment des faits, TST aurait eu la possibilité de faire enquête et de présenter une défense entière aux allégations sur le fondement d’un dossier de preuve complet. M. Abadi n’a avisé officiellement l’employeur de ces allégations qu’après son congédiement, en 2019.

[132] De fait, M. Abadi n’a déposé une plainte de harcèlement officielle, par écrit, que le 5 décembre 2019, date à laquelle il a envoyé une lettre détaillée à M. Sergerie pour contester son congédiement. J’y reviendrai plus en détail dans la deuxième partie de ma décision. M. Abadi a expliqué qu’il était bouleversé d’avoir été congédié sommairement après [traduction] « 14 années de souffrance, d’injures et de toutes sortes d’affiches stupides ». Il a mentionné la remarque de M. Sergerie sur les camps de terroristes, ainsi que [traduction] « les images et les commentaires au tableau d’affichage » auquel le gestionnaire ne s’était jamais opposé, parce que [traduction] « cela lui plaisait comme à tous les autres ».

[133] Toutefois, je ne suis pas convaincu que TST a établi l’existence d’un préjudice important l’ayant empêché d’obtenir une audience équitable. M. Abadi a continué de faire l’objet d’injures jusqu’à son congédiement. À cette époque, deux des superviseurs du bureau (Maria et l’autre répartiteur) étaient toujours au service de TST et, comme je l’ai déjà mentionné, TST n’a pas expliqué pourquoi ces deux personnes n’ont pas été appelées à témoigner. On peut penser que certains ou la plupart des camionneurs employés à l’époque où M. Abadi a perdu son emploi travaillent toujours à TST, surtout compte tenu du témoignage de M. Sergerie, selon lequel les camionneurs ayant le plus d’ancienneté sont plus susceptibles d’avoir conservé leur emploi. Pourtant, aucun d’entre eux n’a été appelé à témoigner sur les allégations. Aucune preuve n’a été présentée pour expliquer pourquoi ils ne pouvaient pas témoigner.

[134] En revanche, dans la décision Grover CF, au paragraphe 31, la Cour fédérale a souligné que le Tribunal avait entendu de nombreux témoignages portant sur la question des délais et de la mémoire défaillante des témoins. L’intimé dans cette affaire avait présenté des affidavits de neuf personnes, dont sept avaient été contre-interrogés devant le Tribunal (Grover TCDP, au par. 2).

[135] Pour ce qui est des affiches, rien n’empêchait les employés de TST, y compris ceux qui ont travaillé à TST jusqu’à la date du congédiement de M. Abadi, de témoigner sur la question de savoir s’ils avaient vu les affiches ou non, et ce, même si Eddy était décédé. M. Sergerie n’a d’ailleurs eu aucune difficulté à témoigner sur les politiques en vigueur en 2006 et sur la question de savoir s’il avait vu les affiches. Les deux témoins de M. Abadi, M. Clanthier et M. Brownrigg, se rappelaient du harcèlement dont M. Abadi a été victime.

[136] Je ne suis donc pas convaincu que TST ait subi un préjudice réel en raison du temps qui s’est écoulé entre le début des actes de harcèlement, qui se sont poursuivis sous diverses formes jusqu’au congédiement de M. Abadi, en novembre 2019, et le dépôt de la plainte pour atteinte aux droits de la personne auprès de la Commission, survenu quelques mois plus tard, le 12 février 2020. TST n’a donc pas établi l’existence d’un moyen de défense fondé sur les poursuites déraisonnables.

[137] Pour tous ces motifs, je conclus que la plainte pour harcèlement de M. Abadi est fondée. Il a démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’il a été harcelé, en matière d’emploi, par des employés de TST sur le fondement de son origine nationale ou ethnique, sa race et sa religion, et que TST doit être tenue responsable de ces actes.

[138] Je traiterai de la question des mesures de réparation auxquelles M. Abadi a droit après avoir exposé mes motifs concernant l’allégation de congédiement discriminatoire.

IV. Allégation de congédiement discriminatoire

A. Questions en litige

[139] TST a congédié M. Abadi le 1er novembre 2019 pendant qu’il se trouvait en congé autorisé en Iran. Il allègue que la déficience, la religion, l’origine nationale ou ethnique et la race, qui sont des motifs de distinction illicite énoncés à l’article 3 de la Loi, ont constitué des facteurs dans la décision de le congédier.

[140] Selon l’alinéa 7a) de la Loi, constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects, de refuser de continuer d’employer un individu.

[141] M. Abadi doit établir une preuve prima facie de discrimination, c’est-à-dire qu’il doit démontrer que l’acte allégué était, à première vue, discriminatoire.

[142] Le critère pour établir une preuve prima facie de discrimination est énoncé au paragraphe 33 de l’arrêt Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61. M. Abadi doit démontrer qu’il est plus probable qu’improbable (c.-à-d. selon la prépondérance des probabilités) :

1) qu’il possède une caractéristique protégée par la Loi (c.-à-d. un motif de distinction illicite);

2) qu’il a subi un effet préjudiciable en matière d’emploi;

3) que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de cet effet.

[143] M. Abadi n’est pas tenu de démontrer que TST avait l’intention de commettre un acte discriminatoire à son endroit (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39 (CanLII) [Bombardier], aux par. 40 et 41). C’est le résultat ou l’effet préjudiciable qui importe (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 RCS 536, 1985 CanLII 18, aux par. 12 et 14).

[144] Il n’est pas nécessaire que la caractéristique protégée soit l’unique mobile du traitement défavorable ni qu’il y ait un lien de causalité (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2, au par. 25).

[145] Pour décider s’il y a eu discrimination, le Tribunal prend en considération les éléments de preuve présentés par toutes les parties. Si le plaignant établit selon la prépondérance des probabilités les trois volets du critère de la preuve prima facie de discrimination, l’intimé a alors le fardeau de justifier la discrimination. Dans les affaires d’emploi, la justification le plus souvent invoquée est l’existence d’une exigence professionnelle justifiée, c’est-à-dire véritable ou réelle (Bombardier, aux par. 36 à 38). En l’absence de justification établie par l’intimé, la plainte sera jugée fondée (Bombardier, au par. 64).

[146] Voici donc les questions à trancher en ce qui concerne l’allégation de congédiement discriminatoire de M. Abadi :

1) M. Abadi a-t-il établi une preuve prima facie de discrimination? Plus précisément :

a. Possède-t-il une caractéristique protégée par la Loi?

b. A-t-il subi un effet défavorable en matière d’emploi?

c. La caractéristique protégée a-t-elle constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable?

2) Si M. Abadi a établi une preuve prima facie de discrimination, TST a-t-elle justifié l’acte discriminatoire? Plus précisément, a-t-elle établi l’existence d’une exigence professionnelle justifiée?

[147] J’examinerai tout d’abord l’allégation de congédiement discriminatoire de M. Abadi fondé sur la déficience, puis j’examinerai l’allégation de congédiement discriminatoire fondé sur l’origine nationale ou ethnique, la religion et la race. Je conclus que la plainte est fondée au regard de la déficience, mais pas au regard des autres motifs de distinction illicite invoqués.

B. Analyse

(i) Faits ayant mené au congédiement de M. Abadi

[148] Avant d’examiner chacune des questions pour décider si le congédiement de M. Abadi était discriminatoire, je dois exposer en détail les faits qui ont mené au congédiement.

[149] En 2019, M. Abadi a été autorisé à prendre les quatre semaines de congé annuel auxquelles il avait droit cette année-là. Son dernier jour de congé devait être le vendredi 25 octobre 2019. M. Abadi a déclaré qu’il avait l’intention d’aller en Iran seul et de rendre visite à sa famille, plus particulièrement à sa mère vieillissante. Son vol de retour était prévu pour le dimanche 27 octobre 2019, et il devait reprendre le travail le lendemain.

[150] Il a quitté le Canada par avion le vendredi 27 septembre 2019. Plusieurs jours après son arrivée en Iran, il a remarqué que ses extrémités inférieures, des genoux aux pieds, commençaient à enfler. Son état s’aggravait de jour en jour. Il avait déjà eu de légères enflures par le passé, mais celles-ci n’avaient jamais duré plus de quelques jours. L’enflure qu’il a remarquée lors de son voyage en Iran était bien plus grave, et il était inquiet.

[151] Le 16 octobre 2019, il a consulté un médecin en Iran. Le rapport du médecin, accompagné d’une traduction officielle du persan à l’anglais réalisée après son retour au Canada, a été déposé en preuve. Dans son rapport, le médecin a écrit que M. Abadi souffrait d’une défaillance de l’appareil circulatoire et que ses jambes étaient très enflées. Le médecin a dit que les symptômes pouvaient être liés à un problème cardiaque ou rénal. Il n’avait pas la spécialisation nécessaire pour traiter le problème de santé sous-jacent de M. Abadi. Dans son rapport, il a noté que M. Abadi devait fait l’objet d’un examen plus approfondi par un [traduction] « médecin compétent », c’est-à-dire un cardiologue ou un urologue, selon que le problème sous-jacent touchait son cœur ou ses reins.

[152] M. Abadi a expliqué dans son témoignage qu’il avait dit au médecin qu’il devait prendre l’avion la semaine suivante, mais que celui-ci lui avait répondu qu’il ne devait pas prendre l’avion jusqu’à ce que l’hypothèse d’un problème cardiaque ait été écartée. Il lui fallait être d’abord examiné par un cardiologue. Le médecin a écrit dans son rapport que, à la date de l’examen, il était impossible pour M. Abadi de faire un [traduction] « long voyage en avion ».

[153] M. Abadi a finalement obtenu un rendez-vous avec un cardiologue, prévu pour le 7 novembre 2019. Il a expliqué qu’il fallait parfois compter un certain temps pour obtenir un rendez-vous avec un spécialiste en Iran. Entre-temps, l’enflure a empiré.

[154] M. Abadi a communiqué avec son transporteur aérien pour faire changer la date de son billet de retour (au 12 novembre 2019). Il a demandé que son retour soit reporté de deux semaines pour couvrir la période d’attente pour voir le cardiologue et au cas où celui-ci ne l’autoriserait pas immédiatement à prendre l’avion.

[155] Le 25 octobre 2019, un peu après minuit (heure de l’Est), M. Abadi a envoyé un courriel au commis de soutien aux opérations du terminal d’Ottawa de TST, que je désignerai simplement par ses initiales, A.V. Cet employé s’occupait notamment du suivi de la paie. M. Abadi a demandé que son congé soit prolongé parce que des sanctions commerciales internationales empêchaient les vols en partance d’Iran. Il s’agirait d’un congé non payé. Le courriel était ainsi rédigé :

[traduction]
avec tout le respect que je vous dois et en toute humilité, j’aimerais vous présenter mes excuses pour ne pas pouvoir revenir comme prévu après mes quatre semaines de vacances. J’aimerais demander que mon congé soit prolongé de 2 semaines.

Il y a de nouvelles sanctions en Iran et certaines des lignes aériennes cessent le service en Iran.

Je serai de retour au travail le 13 novembre le temps qu’il me faut pour trouver un billet de retour au Canada

Merci beaucoup

Cordialement Amir Abadi

(sic pour l’ensemble de la citation)

[156] M. Abadi a expliqué avoir attendu presque à la dernière minute pour demander une prolongation de congé à TST, parce qu’il ne savait pas s’il verrait le spécialiste ou si son état s’améliorerait avant la date prévue de son vol, ce qui lui aurait permis de rentrer au Canada à la date prévue.

[157] A.V. a transmis le courriel de M. Abadi à M. Sergerie, qui l’a à son tour transmis à Richard Malone, le gestionnaire du transport de ligne du centre de répartition central de TST. Le transport de ligne renvoie au transport de marchandises d’un terminal à l’autre. C’est le genre de travail que faisait M. Abadi à l’époque. M. Malone a fait une vérification auprès du transporteur aérien et a appris qu’il n’y avait pas de sanctions empêchant les vols en partance d’Iran. Il a communiqué cette information au directeur des RH de TST, Stephen King, et au vice-président des opérations de TST, Rob Petryszyn. Selon M. Sergerie, les gestionnaires en ont discuté, et M. Malone a décidé de refuser la demande de prolongation de congé.

[158] C’est ainsi que, dans l’après-midi du 25 octobre 2019, M. Sergerie a répondu à M. Abadi que, puisque des vols de retour étaient disponibles, la demande de prolongation était refusée. Le courriel de M. Sergerie était ainsi rédigé :

[traduction]
Amir, selon les renseignements que nous avons obtenus, il y a plusieurs vols entre l’Iran et Toronto. À moins que vous ne fournissiez des renseignements supplémentaires vérifiables, nous devons refuser votre demande.

Langis

[159] TST n’a pas reçu de réponse à ce courriel et M. Abadi ne s’est pas présenté au terminal d’Ottawa à la date prévue de son retour au travail, soit le 28 octobre 2019. Selon M. Sergerie, il a été décidé, après discussion entre les gestionnaires, d’aviser M. Abadi par courriel qu’il devait se présenter au travail dans les trois jours, sans quoi il serait congédié. M. Sergerie a envoyé le courriel le 29 octobre 2019, à 14 h 20 (heure de l’Est). Il était passé minuit en Iran. Le courriel était ainsi rédigé :

[traduction]
Amir, comme mon courriel du vendredi 25 octobre 2019, 13 h 57, est resté sans réponse, vous êtes par la présente avisé que vous devez vous présenter au travail d’ici trois (3) jours ou produire des documents acceptables pour justifier votre absence continue du travail.

Cordialement,

[160] Un avis sous forme de lettre portant la signature de M. Sergerie était joint au courriel. Il était ainsi rédigé :

[traduction]
À l’heure actuelle, comme vous avez été absent du travail sans autorisation depuis le 28 octobre 2019. [sic]

Vous devez vous présenter au travail dans les trois jours ouvrables suivant la date de la présente lettre ou fournir des documents acceptables pour justifier votre absence continue du travail.

Si vous ne vous présentez pas au travail ou que vous ne fournissez pas de documents acceptables pour justifier votre absence continue, il sera immédiatement mis fin à votre emploi.

Nous comptons sur vous pour que vous agissiez en conséquence.

Cordialement,

(souligné dans l’original)

[161] La lettre indiquait qu’une copie de celle-ci était envoyée à M. Reid et au délégué syndical du terminal d’Ottawa, ainsi qu’à M. Malone et à M. Petryszyn.

[162] M. Abadi a vu le courriel en Iran le lendemain matin, soit le mercredi 30 octobre 2019. Il a déclaré que, à ce moment-là, il avait seulement regardé le courriel sur son téléphone. Il n’avait pas regardé la lettre qui y était jointe, qu’il a lue seulement après son congédiement et son retour au Canada. M. Abadi a répondu le jour même au courriel de M. Sergerie, à 6 h 07 heure de l’Est, et a transmis une copie de sa réponse à M. Malone. Il a expliqué qu’il avait un [traduction] « problème de santé » lié à l’enflure de ses pieds. Il a joint des photos et des vidéos de ses pieds. Le courriel était ainsi rédigé :

[traduction]
Bonjour Langis

La raison pour laquelle j’ai mentionné le problème des vols je pensais que c’était préférable.

Depuis que je suis ici j’ai un problème de santé mes deux pieds ont enfilé et doublé de taille.

Je ne m’attendais pas à tant de problèmes pendant mes vacances. Je vous envoie des photos et une vidéo qui montrent mon état actuel j’espère que vous comprenez merci.

(sic pour l’ensemble de la citation)

[163] Les pièces jointes consistaient en trois photos numériques de pieds enflés et en une vidéo en panoramique, qui part des pieds, monte pour montrer le visage de M. Abadi et redescend ensuite aux pieds. M. Sergerie a reconnu dans son témoignage qu’il avait compris que M. Abadi avait mal orthographié le mot « enflé » dans son courriel.

[164] TST a laissé entendre à quelques reprises à l’audience que les photos ne représentaient peut-être pas les pieds de M. Abadi. Cependant, la vidéo montre clairement que ce sont ses pieds. De plus, les numéros de fichier générés par le téléphone intelligent au moyen duquel les photos ont été prises indiquent clairement que les photos ont été prises le 30 octobre 2019. Ce sont manifestement des photos des pieds et des jambes de M. Adami prises ce jour-là.

[165] Dans son courriel, M. Abadi a essentiellement admis que ce n’était pas les sanctions en matière de vols qui l’empêchaient de rentrer au Canada. Il a écrit qu’il avait fourni cette raison à TST parce qu’il pensait que [traduction] « c’était préférable ».

[166] M. Abadi s’est expliqué à l’audience. Étant donné les nombreux actes de harcèlement et d’intimidation dont il a été victime tout au long de son emploi à TST, il avait peur de révéler son problème de santé aux employés du terminal de TST et, plus particulièrement, d’envoyer des photos de ses pieds grossièrement gonflés. Il savait qu’on allait se moquer de lui et il imaginait facilement les blagues que les gens feraient à cause de ses pieds. Au lieu de s’exposer au ridicule et à de nouveaux actes de harcèlement, il lui avait semblé « préférable », comme il l’a indiqué dans son courriel, de donner un motif impersonnel pour justifier la prolongation de congé dont il avait besoin en attendant de voir le spécialiste quelques semaines plus tard et d’obtenir, espérait-il, l’autorisation de prendre l’avion pour rentrer au Canada.

[167] M. Abadi n’était pas certain si son premier courriel avait été transmis correctement, alors il l’a renvoyé sept minutes plus tard, comme en témoigne l’heure d’envoi du courriel. Il a joint à ce deuxième courriel deux des photos qui étaient annexées au premier courriel, ainsi qu’une nouvelle vidéo de ses pieds. Il a rédigé un nouveau message pour expliquer qu’il n’avait pas vérifié ses courriels dans les derniers jours et qu’il avait seulement pris connaissance du courriel de TST le soir précédent. Son message était ainsi rédigé :

[traduction]
J’envoie plus tôt un courriel, mais je ne suis pas sûr que vous l’avez reçu je n’ai pas eu la chance de vérifier mes courriels dans les 3-4 derniers jours j’ai seulement reçu le courriel hier soir

J’exprime ma raison

Merci beaucoup

(sic pour l’ensemble de la citation)

[168] M. Abadi n’a obtenu aucune réponse à l’un ou l’autre de ces courriels. Le lendemain, soit le 31 octobre 2019, à 22 h 53 heure de l’Est, il a donc transmis son premier courriel à A.V. en précisant qu’il n’était pas certain si M. Sergerie l’avait reçu. Il a demandé à A.V. de le transmettre à M. Sergerie.

[169] La seule réponse qu’a reçue M. Abadi est la lettre de congédiement du 1er novembre 2019 portant la signature de M. Sergerie. L’objet de la lettre était [traduction] « Congédiement pour cause d’abandon d’emploi » et celle-ci indiquait qu’il était mis fin à l’emploi de M. Abadi pour cause d’abandon d’emploi, puisqu’il ne s’était pas présenté au travail et n’avait pas fourni de documents acceptables pour justifier son absence. La lettre était ainsi rédigée :

[traduction]
Notre lettre datée du 29 octobre 2019 indiquait clairement que le défaut de se présenter au travail ou de fournir des documents acceptables justifiant votre absence continue aurait pour conséquence la cessation immédiate de votre emploi à TST Overland Express.

Comme vous ne vous êtes pas présenté au travail et n’avez pas fourni de documents acceptables pour justifier votre absence continue, nous vous avisons par la présente qu’il a été mis fin à votre emploi à TST Overland Express pour cause d’abandon d’emploi.

[170] M. Sergerie a expliqué que, M. Abadi ne s’étant pas présenté au travail le 1er novembre 2019, la direction avait décidé le même jour de le congédier en application de l’alinéa 9.6e) de la convention collective. Cette disposition prévoit le congédiement d’un employé si celui-ci s’absente du travail pendant plus de trois jours ouvrables consécutifs sans avoir obtenu une autorisation de congé. M. Sergerie a dit que cette décision [traduction] « aurait été » prise conjointement par lui, M. Malone et M. Petryszyn, bien que les RH lui aient demandé à lui de produire la lettre. Ils n’avaient pas reçu de documents médicaux ou d’autres [traduction] « documents acceptables » justifiant l’absence de M. Abadi. De l’avis de M. Sergerie, les photos et la vidéo n’étaient pas des preuves acceptables. Il a déclaré dans son témoignage qu’ils ne savaient à qui appartenaient les pieds et que, selon lui, avoir les pieds enflés n’empêchait pas une personne de prendre l’avion.

[171] M. Abadi a déclaré qu’il avait été stupéfait lorsqu’il avait reçu la lettre de congédiement. Il avait expliqué pourquoi il ne pouvait prendre l’avion pour rentrer à Ottawa, et, si TST voulait plus de renseignements, il était prêt à fournir tout ce qui lui serait demandé. Or, l’employeur l’avait tout simplement congédié. Le 1er novembre 2019, à 23 h 38 heure de l’Est, il a envoyé un courriel à M. Sergerie, avec copie à M. Malone, dans lequel il a exprimé sa stupéfaction à l’égard de son congédiement. Son courriel était ainsi rédigé :

Bonjour Langis

Je vous envoie quatre courriels je n’ai reçu aucune réponse de vous j’ai envoyé la preuve que je ne pouvais pas prendre l’avion et vous m’envoyez quand même une lettre de congédiement c’est clairement un congédiement injustifié.

Dans ma situation, je n’avais pas besoin de plus de pression ou de stress j’aimerais beaucoup qu’on se parle à mon retour.

Merci beaucoup.

(sic pour l’ensemble de la citation)

[172] M. Abadi a joint à ce courriel une des photos qu’il avait déjà envoyées ainsi que deux photos plus récentes de ses pieds enflés, qui, d’après les noms de fichier, auraient été prises le 31 octobre 2019.

[173] TST n’a pas répondu au courriel de M. Abadi. M. Sergerie a déclaré que les RH lui avaient conseillé de ne pas répondre aux messages de M. Abadi, mais de procéder plutôt à son congédiement.

[174] Le 3 novembre 2019, M. Abadi a envoyé un courriel au délégué syndical du terminal pour lui raconter ce qui s’était passé. Il a joint à son courriel des photos de ses jambes et de ses pieds, et il a demandé l’aide du syndicat pour contester son congédiement. Il a expliqué que, dans son courriel du 25 octobre 2019 à M. Sergerie, il ne voulait pas donner de renseignements sur son problème de santé [traduction] « pour toutes sortes de raisons », notamment parce qu’il craignait d’être ridiculisé et harcelé. Dans son courriel au délégué syndical, M. Abadi a raconté sa première visite chez le médecin et les causes possibles de l’enflure (problème cardiaque ou rénal) et il a expliqué que le médecin lui avait interdit de prendre l’avion pour le moment. Le compte rendu des événements donné dans ce courriel rédigé au moment des faits concorde avec le témoignage que M. Abadi a livré à l’audience.

[175] Le 7 novembre 2019, M. Abadi a été examiné par un cardiologue en Iran. Il a subi une électrocardiographie et une échographie, comme en témoignent les rapports médicaux traduits qui ont été déposés en preuve. Le cardiologue a informé M. Abadi que l’enflure de ses pieds n’était pas liée à un problème cardiaque, et il a confirmé que M. Abadi pouvait prendre l’avion. M. Abadi s’est vu prescrire des médicaments pour diminuer l’enflure.

[176] Ayant reçu l’autorisation médicale de prendre l’avion, M. Abadi a quitté l’Iran le 12 novembre 2019, même si ses pieds étaient encore un peu enflés. Il est arrivé à Ottawa le même soir.

[177] Avant de quitter l’Iran, M. Abadi a envoyé un courriel au délégué syndical pour confirmer qu’il rentrerait le soir même et pour lui demander s’il y avait des développements dans son dossier. Le délégué a répondu que le dossier n’avait pas avancé, parce qu’il fallait d’abord qu’un grief soit déposé. Le délégué a déposé le grief le lendemain avec comme seul détail la mention [traduction] « congédiement injustifié ». M. Abadi a déclaré dans son témoignage que le syndicat avait déposé le grief en retard, soit après le délai de huit jours prévu par la convention collective, bien qu’il ait lui-même avisé le délégué syndical du congédiement le 3 novembre 2019.

[178] Le lendemain matin, le 13 novembre 2019, M. Abadi a envoyé un courriel à M. Sergerie, avec copie à M. Malone et à M. Reid. Il a indiqué qu’il était rentré à Ottawa la veille et qu’il était prêt à reprendre son itinéraire régulier le soir même, car il n’acceptait pas son [traduction] « congédiement injustifié ». Il a ajouté qu’il avait fourni tous les renseignements demandés pour expliquer pourquoi son retour au travail avait été retardé. Son courriel était ainsi rédigé :

[traduction]
Je suis arrivé hier soir et je suis prêt à reprendre mon itinéraire régulier ce soir parce que je n’accepte pas mon congédiement injustifié. J’ai donné tous les renseignements demandés pour expliquer pourquoi mon retour au travail a été retardé. Ce n’était pas mon intention d’être indisposé à ce moment-là. J’attends votre réponse à ce sujet. Votre décision déterminera la suite des choses.

Je vais consulter un médecin pour confirmer que suis parfaitement apte à faire mon travail.

Merci.

Amir Abadi

[179] M. Abadi a expliqué à l’audience que ce courriel et les autres courriels qu’il avait envoyés d’Ottawa contenaient moins d’erreurs grammaticales que les courriels antérieurs, parce qu’ils avaient été tapés par son épouse, qui ne l’avait pas accompagné en Iran.

[180] Ce même matin du 13 novembre 2019, M. Abadi s’est rendu dans une clinique médicale d’Ottawa pour un examen. Sur les conseils reçus à la clinique, il s’est rendu immédiatement à l’urgence. Le rapport de l’hôpital indique qu’il a été traité pour un [traduction] « œdème de la jambe ». Selon le Larousse et le Petit Robert, un œdème est une accumulation anormale de liquide dans les espaces intercellulaires d’un tissu qui se traduit par un gonflement.

[181] M. Abadi a reçu des médicaments et on lui a recommandé de faire un suivi auprès de son médecin de famille dans la semaine suivante.

[182] Son médecin a demandé qu’il subisse une échographie le plus tôt possible, ce qui a été fait le 18 novembre 2019. L’échographie a montré la présence éventuelle d’un adénome surrénalien touchant le rein droit. M. Adami aurait appris qu’il s’agit d’une sorte de tumeur. Depuis ce diagnostic, M. Adami consulte un spécialiste deux fois par année et a été soumis à ce qu’il a décrit comme une batterie de tests. Il prend des médicaments, et il est conseillé qu’il évite le stress.

[183] Le 25 novembre 2019, M. Abadi a demandé à M. Reid s’il y avait du nouveau dans son dossier. Celui-ci lui a dit qu’il essaierait d’organiser une rencontre, mais il a fait remarquer que dans les faits M. Abadi avait été congédié et qu’il devrait chercher du travail ailleurs en attendant de voir si les choses allaient se régler. M. Reid a conseillé à M. Abadi de ne pas se présenter au terminal de TST tant qu’une rencontre officielle avec le syndicat n’aurait pas été organisée.

[184] La réunion avec TST a eu lieu le 29 novembre 2019 au terminal d’Ottawa. M. Reid a donné un compte rendu détaillé de ce qui s’y est passé. M. Sergerie, M. Abadi, M. Reid et le délégué syndical étaient présents. M. King et M. Petryszyn ont participé à la rencontre par téléphone. M. Reid a déclaré qu’il avait préparé quelques questions concernant le grief, qui ont été examinées au début de la rencontre. Des copies des rapports médicaux préparés en Iran et rédigés en persan ont été présentées. Selon M. Abadi, M. King a accepté les copies des rapports médicaux en disant qu’il les ferait traduire en anglais.

[185] Toutefois, selon M. Reid, TST a mis ces documents de côté sans en discuter de façon approfondie. M. King aurait plutôt dit que c’était bien beau, mais que ces documents ne les intéressaient pas vraiment. Ce qu’ils voulaient voir, c’était la réservation de vol initiale. Si M. Abadi la fournissait, TST [traduction] « envisagerait » de le réembaucher.

[186] M. Reid a affirmé que les employeurs remettent souvent en question les demandes de congé prolongé de leurs employés immigrants qui prennent des vacances dans leur pays d’origine et que ces employeurs désirent voir la preuve de la réservation de vol initiale. M. Reid a dit que les membres de la direction de TST n’avaient pas accusé ouvertement M. Abadi d’avoir menti, puisqu’ils étaient [traduction] « plus professionnels » que ça.

[187] Or, c’est exactement l’impression que M. Abadi a eue. Il prétend que, lorsqu’il a présenté les rapports médicaux préparés en Iran à la rencontre, il a fait rire de lui, ce que M. Reid a nié. M. Abadi a été très offensé qu’on insinue qu’il avait menti. Il était aussi indigné par l’indifférence des membres de la direction à l’égard de la maladie qui l’avait empêché de rentrer au Canada. À ses yeux, la réservation de vol initiale était inutile, et il a refusé de la fournir.

[188] Le 2 décembre 2019, M. Abadi a envoyé un courriel à M. Reid pour lui dire qu’il avait décidé, depuis la rencontre, qu’il en avait assez et qu’il ne [traduction] « supplierait » plus personne pour être réintégré dans ses fonctions. Il a écrit qu’à la suite de la rencontre et en raison de la façon dont TST avait traité son dossier, il s’était senti dévalorisé. Il a rappelé à M. Reid qu’il lui avait parlé plusieurs fois au fil des ans du harcèlement, de l’intimidation et des injures dont il était victime. Il a mentionné certains des sobriquets dont on l’affublait (jockey de chameau et Abu) et la remarque de M. Sergerie sur les camps de terroristes.

[189] Il a fait remarquer qu’il était un bon employé et qu’il n’avait pas d’antécédents disciplinaires, malgré les conditions dans lesquelles il travaillait. Or, TST l’a congédié pour avoir demandé la prolongation d’un congé en raison d’une maladie, pour laquelle il reçoit toujours des soins. Il a joint à son courriel des photos de certaines des affiches qui avaient été apposées au tableau d’affichage, et il a informé M. Reid qu’il allait porter plainte à la Commission.

[190] Le 5 décembre 2019, M. Abadi a aussi envoyé un courriel détaillé à M. Sergerie pour exprimer sa frustration. Il a mentionné son bon dossier professionnel et les éloges reçus de la part de clients. Or, lorsqu’il a demandé de prolonger son absence en prenant deux semaines de congé non payé après avoir communiqué volontairement des renseignements personnels sur ses problèmes de santé, TST l’a congédié. M. Abadi a dit qu’il avait été traité de façon grossière tout au long de son emploi à TST, donnant en exemple la remarque sur les camps de terroristes et les affiches qui avaient été apposées au tableau d’affichage. Il a également affirmé dans son courriel que les employés non issus de l’immigration bénéficiaient d’un traitement plus favorable et qu’ils n’étaient pas congédiés même lorsqu’ils enfreignaient la loi. Il a conclu en disant qu’il déposerait une plainte pour atteinte aux droits de la personne.

[191] Plus tard ce jour-là, M. King a répondu au courriel de M. Abadi en lui demandant de lui adresser désormais toutes les communications. Il examinerait toute préoccupation, preuve ou plainte pour atteinte aux droits de la personne qu’il pourrait soulever. M. Abadi a fait observer dans son témoignage que, abstraction faite de la lettre de congédiement du 1er novembre 2019, c’était le premier message qu’il recevait de TST à la suite de ses courriels sur ses problèmes de santé et des images qui les accompagnaient. M. Abadi a répondu sèchement au courriel de M. King en disant qu’il ne voyait pas l’intérêt de communiquer avec lui, puisque, en sa qualité de gestionnaire des RH, il l’avait congédié sommairement et sans préavis. Dans son témoignage, M. Abadi a ajouté que, vu le courriel détaillé qu’il avait envoyé plus tôt le même jour à M. Sergerie, il ne voyait pas l’intérêt de lui dire quoi que ce soit d’autre.

[192] Le 12 février 2020, M. Abadi a déposé la présente plainte pour atteinte aux droits de la personne à la Commission et, le 24 février 2020, M. Reid a transmis à TST le courriel du 2 décembre 2019, dans lequel M. Abadi avait dit qu’il ne cherchait pas à être réintégré dans ses fonctions, et l’avis selon lequel le syndicat retirait le grief [traduction] « sous réserve de tout droit et sans que cela crée de précédent ».

[193] Toujours en février 2020, M. Abadi a déposé une plainte contre le syndicat auprès du Conseil canadien des relations industrielles (CCRI) au motif que le syndicat avait manqué à son devoir de représentation juste. La plainte a été rejetée, tout comme la demande de réexamen de M. Abadi.

(ii) M. Abadi possède des caractéristiques protégées par la Loi, à savoir la déficience, la race, l’origine nationale ou ethnique et la religion

[194] La première étape pour établir une preuve prima facie de discrimination consiste à déterminer si le plaignant possède une caractéristique protégée par la Loi. J’ai déjà conclu dans la première partie de ma décision, qui portait sur l’allégation de harcèlement, que M. Abadi est une personne racialisée perçue comme étant originaire du Moyen-Orient ou de l’Afrique du Nord et de foi musulmane. Je parlerai d’abord de l’allégation de discrimination fondée sur la déficience et ensuite de l’allégation de discrimination fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique et la religion.

[195] M. Abadi avait-il une déficience au sens de la Loi? La déficience est un des motifs de distinction illicite énumérés à l’article 3 de la Loi. L’article 25 de la Loi définit la déficience comme une déficience physique ou mentale, qu’elle soit présente ou passée, y compris le défigurement ainsi que la dépendance, présente ou passée, envers l’alcool ou la drogue.

[196] Dans l’arrêt Desormeaux c. Ottawa (Ville), 2005 CAF 311 (CanLII), au paragraphe 15, la Cour d’appel fédérale a précisé que la déficience au sens juridique consiste en un handicap physique ou mental, qui occasionne une limitation fonctionnelle ou qui est associé à la perception d’un handicap.

[197] Je suis d’avis que, pendant son séjour en Iran, M. Abadi a développé un handicap physique qui a occasionné une limitation fonctionnelle. Ses pieds et ses jambes ont enflé de façon importante, comme le montrent les images qu’il a envoyées. La prétention de TST selon laquelle les photos et les vidéos n’étaient pas de lui est sans fondement. M. Abadi a déclaré dans son témoignage qu’il avait de la difficulté à se déplacer. Son médecin en Iran lui avait conseillé de ne pas prendre l’avion, au moins jusqu’à ce qu’il soit vu par un spécialiste et que l’hypothèse d’un problème cardiaque soit écartée.

[198] M. Abadi était en congé autorisé à l’extérieur du pays, et le handicap physique qu’il a développé l’a empêché de rentrer au Canada à la fin de son congé. Lorsqu’il a finalement pu rentrer, il s’est rendu dans une clinique, à Ottawa, où on lui a dit de se rendre immédiatement à l’urgence. Une sorte de tumeur près du rein a finalement été diagnostiquée. À un moment donné, l’enflure a disparu, mais M. Abadi prend toujours des médicaments.

[199] TST a mis en doute l’authenticité de la preuve médicale et a prétendu qu’elle n’était pas suffisante pour établir une déficience. Elle a signalé qu’aucune lettre ou rapport de médecin n’avait été produit pour montrer que l’état de M. Abadi s’était amélioré en date du 13 novembre 2019 ou qu’il avait reçu l’autorisation médicale de prendre l’avion pour rentrer au Canada. Toutefois, je ne vois pas l’importance de ces faits. Selon le témoignage de M. Abadi, le cardiologue lui a dit que son état ne l’empêchait pas de prendre l’avion pour rentrer au Canada. Ayant reçu l’autorisation verbale de voyager, pourquoi aurait-il eu besoin d’un document le confirmant? Il était autorisé à rentrer chez lui.

[200] TST a également soutenu que, dans leur rapport respectif, aucun des médecins consultés à Ottawa n’avait prescrit le repos à M. Abadi. TST a même remis en question une des photos prises à l’hôpital à Ottawa le 13 novembre 2019, qui montrait ses pieds chaussés.

[201] Ces arguments ne sont pas non plus convaincants selon moi. Les notes prises à l’hôpital le 13 novembre 2019 confirment que M. Abadi a été vu ce jour-là pour un œdème de la jambe. Les notes prises au centre d’imagerie où l’échographie a eu lieu, le 18 novembre 2019, indiquent la présence d’un [traduction] « œdème bilatéral récent ». Le repos n’a peut-être pas été prescrit, mais la présence d’un œdème a été notée. Quant à la photo montrant que M. Abadi portait des chaussures, un examen attentif de la photo montre qu’il s’agit de chaussures de sport amples, dont les lacets sont détachés et desserrés. Cette photo pourrait donc très bien montrer que le sujet a les pieds enflés, mais qu’il porte des chaussures pour pouvoir se déplacer. Aucune de ces observations ne contredit les allégations de M. Abadi selon lesquelles il avait les pieds et les jambes enflés.

[202] En général, TST soutient que ce ne sont pas tous les problèmes de santé qui constituent une déficience, particulièrement lorsqu’il n’y a pas de pièces justificatives. Ce n’est pas faux, mais ici M. Abadi avait clairement les pieds et les jambes très enflés, et un médecin lui avait interdit, dans une note médicale, de prendre l’avion pour rentrer au Canada jusqu’à ce qu’il soit examiné par un spécialiste. Il s’agissait d’un handicap ayant occasionné une limitation fonctionnelle quant à son retour au Canada et donc d’une déficience au sens de l’arrêt Desormeaux.

[203] TST soutient que M. Abadi ne pouvait être considéré comme ayant eu une déficience au moment de son congédiement, parce qu’il n’avait à ce moment-là [traduction] « signalé » aucune déficience à l’employeur. Cet argument n’est pas convaincant. M. Abadi affirme évidemment que ses courriels accompagnés de photos et de vidéos faisaient suffisamment état de sa déficience. Quoi qu’il en soit, le défaut de signaler une déficience ne signifie pas qu’aucune déficience n’existe. Ce type de preuve se rapporte à la question de savoir si l’employeur a suffisamment de renseignements pour l’obliger à prendre des mesures d’adaptation à l’égard de l’employé ou à s’enquérir davantage de son état, et non à la question de savoir si une déficience existe. L’allégation selon laquelle M. Abadi aurait omis de signaler sa déficience ne suffit pas en soi pour réfuter la preuve présentée par M. Abadi quant à l’enflure de ses pieds et de ses jambes et aux observations des médecins.

[204] Je suis donc convaincu selon la prépondérance des probabilités que, au moins de la mi-octobre à la mi-novembre 2019, M. Abadi a été empêché de revenir au Canada et de reprendre ses fonctions de camionneur en raison de l’enflure de ses pieds et de ses jambes. Il s’agissait d’une limitation fonctionnelle et donc d’une déficience au sens de la Loi.

[205] Par conséquent, comme je l’ai déjà conclu au sujet de la race et au sujet de l’origine nationale ou ethnique et de la religion réelles ou perçues de M. Abadi, je conclus que M. Abadi possédait la caractéristique protégée qu’est la déficience lorsque TST l’a congédié.

(iii) M. Abadi a subi un effet défavorable, à savoir il a été congédié

[206] L’effet défavorable subi par M. Abadi est évident. Il a été congédié le 1er novembre 2019, pendant qu’il se trouvait encore en Iran. Le deuxième élément de la preuve prima facie est donc établi.

(iv) La déficience de M. Abadi a constitué un facteur dans son congédiement

[207] À première vue, la déficience de M. Abadi a clairement constitué un facteur dans son congédiement. TST a affirmé l’avoir congédié parce qu’il avait été absent du travail pendant trois jours consécutifs après la fin de son congé autorisé, sans avoir obtenu une nouvelle autorisation de congé. M. Abadi n’avait pas pu rentrer au Canada en raison de sa déficience et du fait que le premier médecin lui avait interdit de prendre l’avion. Sa déficience a donc constitué un facteur dans la décision de le congédier pour défaut de se présenter au travail.

[208] TST fait valoir que la déficience de M. Abadi n’a pas constitué un facteur dans la décision de le congédier. Elle prétend qu’elle n’avait pas le choix de le congédier. L’article 9.6 de la convention collective prévoit qu’il est mis fin à l’emploi d’un employé dans les cas énumérés, notamment s’il s’absente du travail pendant plus de trois jours ouvrables consécutifs sans avoir obtenu une autorisation de congé (alinéa 9.6c)). Les autres cas visés à l’article 9.6 comprennent le cas où un employé est mis à pied et le cas où un employé accepte un autre emploi pendant un congé autorisé. Selon TST, l’application de l’article 9.6 est obligatoire; elle n’est pas facultative. Le fait que cette disposition a été appliquée n’était donc pas discriminatoire.

[209] Selon moi, cet argument n’est pas fondé. L’employeur a certainement la possibilité de ne pas congédier un employé, surtout si un motif de distinction illicite constitue un facteur dans la décision de le congédier. Il est absurde de prétendre que l’employeur n’a pas le choix lorsqu’une des situations visées à l’article 9.6 se présente. Cette disposition prévoit simplement que l’employeur a le droit de congédier un employé dans certaines situations, mais il peut certainement choisir de ne pas se prévaloir de ce droit, surtout si son exercice devait donner lieu à un acte discriminatoire.

[210] Bref, selon la prépondérance des probabilités, la preuve démontre que M. Abadi avait une déficience, qu’il a été congédié pour s’être absenté du travail pendant trois jours et que c’est sa déficience qui l’a empêché de rentrer au Canada et de retourner au travail. TST n’a pas réussi à réfuter cette preuve. Une preuve prima facie de discrimination fondée sur la déficience a été établie.

(v) TST n’a pas établi de moyen de défense (fondé sur l’existence d’une exigence professionnelle justifiée) pour justifier l’acte discriminatoire fondé sur la déficience

[211] Suivant l’alinéa 15(1)a) et le paragraphe 15(2) de la Loi, les « refus » ou les « expulsions » de l’employeur ne constituent pas des actes discriminatoires s’ils découlent d’exigences professionnelles justifiées. Les employeurs ne peuvent établir l’existence d’exigences professionnelles justifiées que s’ils démontrent que les mesures destinées à répondre aux besoins de la personne visée constituent, pour eux, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité.

[212] Dans le cas de M. Abadi, la mesure d’adaptation demandée était l’autorisation de prendre un congé non payé d’un peu plus de deux semaines, le temps d’obtenir l’autorisation médicale de prendre l’avion pour rentrer au Canada.

[213] TST soutient que le processus d’adaptation dans la présente affaire n’était pas si simple. M. Abadi avait l’obligation de faciliter la recherche d’un compromis, ce qu’il n’a pas fait. Comme l’a indiqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, 1992 CanLII 81, [1992] 2 R.C.S. 970, à la page 994, la recherche d’un compromis fait intervenir plusieurs parties. Le plaignant a l’obligation d’aider à en arriver à un compromis convenable.

[214] TST soutient que M. Abadi a manqué à cette obligation en ne présentant aucun billet du médecin ou autre preuve médicale claire pour étayer sa demande de congé non payé. M. Sergerie a déclaré qu’il est généralement reconnu que les employés doivent fournir ce genre de renseignement. En l’espèce, TST n’avait donc pas connaissance de la déficience de M. Abadi.

[215] Je ne suis pas d’accord. Les courriels de M. Abadi, auxquels il avait joint des photos et des vidéos, constituaient un avis suffisant de son incapacité à retourner au travail en raison de [traduction] « problèmes de santé ». Autrement dit, il a informé TST de son éventuelle déficience. Il n’est pas nécessaire de présenter un billet du médecin pour signaler simplement un problème de santé.

[216] Je note que l’article 9.8 de la convention collective prévoit qu’une absence tenant à une maladie ou une blessure véritable n’entraînera pas le congédiement, à condition que TST soit avisée de la maladie ou de la blessure. Aucun billet du médecin n’est requis à cette étape. L’article 9.8 prévoit que TST se réserve le droit d’exiger un billet du médecin après trois jours consécutifs d’absence. Lorsque cette disposition a été montrée à M. Reid à l’audience, il a déclaré que, dans le cas de M. Abadi, TST ne semblait pas intéressée par les renseignements médicaux provenant de l’Iran que M. Abadi avait présentés à la rencontre du 29 novembre 2019. M. Reid se rappelait seulement que M. King avait dit : [traduction] « Oubliez tous ces éléments médicaux, montrez-nous simplement votre billet d’avion initial ».

[217] Cette attitude concorde avec le souvenir qu’avait M. Sergerie de la discussion qu’il avait eue avec les autres gestionnaires et les RH, au cours de laquelle ils avaient décidé de congédier M. Abadi. M. Sergerie a affirmé qu’ils n’avaient même pas abordé à cette occasion le [traduction] « problème de santé » mentionné par M. Abadi dans son courriel.

[218] Si TST avait réellement eu besoin de plus de renseignements sur les problèmes de santé de M. Abadi pour mieux comprendre sa demande de prolongation, elle aurait pu lui demander des précisions. Elle a plutôt choisi de ne plus communiquer avec lui, malgré ses efforts répétés en vue d’entrer en contact avec les membres de la direction de TST. TST a mis fin à son emploi dès le troisième jour écoulé.

[219] Dans les faits, M. Abadi avait, par l’envoi de courriels accompagnés de photos et de vidéos, informé TST d’une déficience qui l’empêchait de retourner au travail à la date prévue. Tout ce qu’il demandait, à titre de mesure d’adaptation, c’était l’autorisation de reporter son retour de quelques semaines, jusqu’à ce que les médecins l’autorisent à prendre l’avion. J’estime que les courriels, les photos et les vidéos que M. Abadi a envoyés constituaient un avis suffisant. À ce stade, TST aurait pu répondre aux besoins de M. Abadi en autorisant le congé non payé de deux semaines qu’il demandait ou, à tout le moins, elle aurait pu lui demander des renseignements additionnels sur son état de santé, au besoin.

[220] Or, TST a congédié M. Abadi après trois jours d’absence. Pourquoi l’a-t-elle congédié si rapidement? Il ressort du témoignage de M. Sergerie que la décision des gestionnaires a été influencée en grande partie, voire entièrement, par le fait que M. Abadi n’avait pas dit la vérité dans son premier courriel. Dès lors, les gestionnaires ont été sceptiques à l’égard de tout ce qu’il leur disait. TST fait valoir que le lien de confiance était rompu.

[221] Toutefois, M. Abadi a essayé d’expliquer dans son deuxième courriel pourquoi il avait caché la vérité dans son premier courriel (il pensait que [traduction] « c’était préférable »). Il aurait pu donner une explication plus détaillée, mais son raisonnement se comprend parfaitement. Vu les actes de harcèlement et d’intimidation dont il était victime au travail, il aurait pu être dévastateur pour lui de révéler qu’il avait les pieds et les jambes enflés, un problème de santé gênant.

[222] Malgré les photos et les vidéos envoyés par M. Abadi pour montrer la cause de sa limitation fonctionnelle, les gestionnaires de TST ont essentiellement choisi de ne pas croire ce qu’ils voyaient et de congédier M. Abadi. M. Sergerie a affirmé en contre-interrogatoire que les autres gestionnaires et lui avaient regardé les images des pieds enflés et qu’ils avaient jugé qu’il ne s’agissait [traduction] « pas d’une excuse raisonnable » pour ne pas prendre l’avion pour rentrer au Canada. Dans ses réponses à d’autres questions qui lui ont été posées, M. Sergerie a reconnu que ni lui ni les autres gestionnaires n’avaient de diplôme en médecine. Rien n’indique non plus qu’ils ont demandé l’avis d’un expert médical indépendant pour titrer cette conclusion. C’est en répondant à cette même série de questions que M. Sergerie a laissé entendre que les vidéos des pieds et du visage de M. Abadi n’étaient pas réellement de lui, une affirmation totalement dépourvue de fondement puisque la vidéo en question fait un panoramique vertical du visage aux pieds de M. Abadi.

[223] Le fait que le problème de santé ou sa déficience de M. Abadi n’était pas évident ne dégage pas TST de sa responsabilité d’envisager d’autoriser sa demande de prolongation ou du moins de demander des détails.

[224] Bien que M. Sergerie ait affirmé qu’il ne se rappelait pas que M. Abadi lui ait jamais menti par le passé, les gestionnaires étaient convaincus qu’il mentait sur tout, ce qui explique pourquoi M. King a dit par la suite que l’entreprise « envisagerait » peut-être de le réintégrer dans ses fonctions s’il présentait son billet d’avion initial. Les membres de la direction croyaient que M. Abadi avait toujours eu l’intention de rentrer au Canada le 13 novembre, même avant qu’il parte pour l’Iran.

[225] Selon TST, si M. Abadi disait la vérité, il aurait changé son billet de retour pour le 8 novembre après avoir obtenu l’autorisation de voyager du cardiologue le 7 novembre. Cet argument n’est pas fondé. M. Abadi avait déjà un billet pour le 12 novembre, et il avait déjà été congédié. Dans ces circonstances, il était raisonnable qu’il n’ait pas essayé de changer à nouveau son billet pour devancer son vol de retour de quelques jours. Il a affirmé que sa mère âgée s’inquiétait beaucoup de sa santé et que les quelques jours qui lui restaient lui avaient permis de la rassurer avant de rentrer au Canada.

[226] TST fait également référence à un courriel envoyé le 6 février 2020 par M. Reid en réponse au courriel de M. Abadi dans lequel celui-ci a exprimé son intention de déposer une plainte au CCRI contre le syndicat relativement à la façon dont celui-ci avait traité son dossier. Dans son courriel, M. Reid a évoqué la rencontre du 29 novembre 2019 et a indiqué que M. King avait dit que si M. Abadi présentait son billet d’avion initial, TST l’examinerait certainement. Il s’agirait d’une preuve de son intention de retourner au travail après ses vacances. M. Reid a écrit que, un jour, à la pause, M. Abadi lui avait dit que quelqu’un l’avait [traduction] « trahi ». Il a expliqué qu’avant son départ en vacances, il avait dit à des collègues qu’il serait bien d’avoir deux semaines de vacances de plus. M. Reid a indiqué dans son courriel qu’il avait encouragé M. Abadi à produire le billet initial, mais que plusieurs jours plus tard, soit le 2 décembre 2019, M. Abadi avait indiqué qu’il avait décidé qu’il ne supplierait plus personne pour être réintégré dans ses fonctions. Le syndicat a donc retiré le grief. M. Reid a écrit qu’il avait présumé que M. Abadi avait été incapable de trouver le billet initial. Il a déclaré dans son témoignage que son courriel présentait un compte rendu fidèle de ce qui s’était passé et qu’il se rappelait que M. Abadi avait dit qu’il serait difficile pour lui d’obtenir une copie du billet à cause de la façon dont il l’avait réservé. M. Abadi nie avoir dit à quiconque qu’il avait l’intention de prendre deux semaines de vacances de plus.

[227] M. Abadi soutient également que M. King n’avait pas l’esprit aussi ouvert que M. Reid l’a laissé entendre. Il se rappelle que M. King avait dit que son emploi était [traduction] « terminé » et que TST [traduction] « examinerait peut-être » les renseignements venant du transporteur aérien. C’est pour cette raison que M. Reid lui avait conseillé de se mettre immédiatement à la recherche d’un autre emploi.

[228] Selon TST, l’aveu que M. Abadi aurait fait à ses collègues et le fait qu’il n’a jamais remis une copie de son billet confirment les soupçons selon lesquels il a tenté d’induire les membres de la direction en erreur. TST soutient qu’un employeur a le droit de congédier un employé pour avoir menti sur le motif de sa demande de congé. Le mensonge annule l’obligation de l’employeur de prendre des mesures d’adaptation. TST a invoqué à cet égard la décision Galati v. Highland Farms Inc., 2012 HRTO 2235 (CanLII), où un employé avait demandé une autorisation de congé pour participer à un programme de réadaptation pour les toxicomanes. Cependant, il avait menti à son employeur et lui avait dit qu’il avait besoin d’un congé pour subir une chirurgie au dos. L’employé a été congédié. Il a invoqué la discrimination fondée sur la déficience, mais le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario a rejeté sa requête au motif que l’employeur avait estimé à juste titre qu’il avait menti sur la raison pour laquelle il avait besoin d’une autorisation de congé.

[229] Je ne suis évidemment pas lié par la décision Galati, mais, plus important encore, celle-ci peut être distinguée de la présente affaire. Le raisonnement du tribunal ontarien reposait principalement sur le fait que l’employé n’avait jamais rectifié son mensonge et qu’il avait l’intention de tromper l’employeur jusqu’à la fin (voir le paragraphe 42 de la décision). Dans la présente affaire, M. Abadi a immédiatement rétabli la vérité et, deux jours avant son congédiement, il a informé TST du problème de santé dont il souffrait. Il a envoyé des photos et des vidéos en témoignant. Les gestionnaires savaient qu’il les avisait ainsi d’un problème de santé, mais au lieu de reporter leur décision et d’envisager de lui accorder un congé non payé, ils l’ont congédié sans même lui demander de fournir d’autres renseignements pour dissiper leurs doutes. M. Sergerie a déclaré que les RH n’avaient fait aucun suivi après l’échange de courriels entre M. Abadi et M. King le 5 décembre 2019.

[230] En outre, bien que la décision de TST de congédier M. Abadi ait peut-être été influencée en grande partie par ce que TST a estimé être un mensonge de la part de M. Abadi, il ne s’agissait pas là du motif de congédiement qui a été donné. TST n’a appliqué aucune des dispositions relatives aux mesures disciplinaires prévues par la convention collective. Fait intéressant, M. Abadi a évoqué l’annexe C de la convention collective, qui énonce les mesures disciplinaires applicables à diverses infractions. L’article 7, qui porte sur la présence au travail, dispose qu’un employé ne s’expose au congédiement qu’après s’être absenté du travail quatre fois sans explication raisonnable. M. Abadi n’avait pas d’antécédents disciplinaires. M. Sergerie a affirmé dans son témoignage qu’il lui avait accordé la note de 9 sur 10 dans son évaluation de rendement. Néanmoins, TST l’a congédié simplement parce qu’il ne s’est pas présenté au travail trois jours de suite. Comme je l’ai déjà conclu, son absence était attribuable à une déficience apparue pendant son séjour en Iran, qui l’a empêché de rentrer au Canada.

[231] Qui plus est, je ne suis pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, par l’argument selon lequel le défaut de M. Abadi de produire ses billets d’avion démontre qu’il n’a jamais eu l’intention de rentrer au Canada le 28 octobre 2019. M. Abadi a expliqué avoir été si offensé par les accusations de TST qu’il avait tout simplement refusé de fournir ses billets. De toute manière, il affirme que M. King lui avait dit que son emploi était [traduction] « terminé » et que TST ne le réembaucherait jamais volontairement. La situation a fini par nuire à sa santé mentale, au point où il affirme que, après le rejet de sa plainte contre le syndicat par le CCRI, il a [traduction] « pété les plombs ». Il a ainsi détruit une grande partie des documents pertinents, dont les documents se rapportant à ses réservations de vols. Ce n’est que plusieurs mois plus tard, lorsque l’enquête de la Commission sur sa plainte pour atteinte aux droits de la personne a commencé à avancer, qu’il a repris espoir et a entrepris de rassembler les documents dont il disposait. Cela ne comprenait toutefois pas les billets d’avion, dont aucune copie n’a été déposée en preuve.

[232] TST soutient en fait que son intention n’était pas de congédier M. Abadi parce qu’il avait une déficience ayant causé une enflure de ses pieds et de ses jambes. Il a été congédié parce qu’il ne s’est pas présenté au travail trois jours de suite sans avoir obtenu une autorisation de congé. Toutefois, comme la Cour suprême du Canada l’a indiqué aux paragraphes 40 et 41 de l’arrêt Bombardier, l’intention n’est pas un facteur qui entre en compte lorsqu’il est question de droits de la personne et de discrimination. Que TST ait eu l’intention ou non de faire preuve de discrimination à l’égard de M. Abadi importe peu, puisque c’est l’effet qui doit être pris en compte. M. Abadi a été congédié parce qu’il ne s’est pas présenté au travail pendant trois jours. Il ne s’est pas présenté au travail, parce que sa déficience l’en a empêché. Ainsi, sa déficience a constitué un facteur dans son congédiement.

[233] Pour revenir au critère énoncé au paragraphe 15(2) pour établir le moyen de défense fondé sur l’existence d’exigences professionnelles justifiées, TST a-t-elle établi qu’elle ne pouvait répondre aux besoins de M. Abadi en l’autorisant à prendre un congé non payé jusqu’au 13 novembre 2019 sans que cela constitue pour elle une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité?

[234] TST n’a apporté aucune preuve de contrainte excessive. Elle n’a pas présenté de renseignements sur ses effectifs à l’époque. M. Abadi a produit la liste d’ancienneté de 2018. Il n’avait pas accès à la liste de 2019, mais selon lui il n’y avait eu aucun changement de 2018 à 2019. Il y avait sur cette liste au moins deux chauffeurs ayant moins d’ancienneté que M. Abadi, de sorte qu’ils auraient pu le remplacer pendant son absence. Rien n’indique que TST manquait d’effectif en l’absence de M. Abadi.

[235] De plus, M. Abadi a signalé que la convention collective décrit la procédure à suivre pour faire appel à des remplaçants pendant les congés des camionneurs (à l’article 31, qui porte sur les employés occasionnels). Dans son témoignage sur la recherche d’emploi qu’il a menée après son congédiement, il a expliqué qu’il avait travaillé comme camionneur pour des agences qui l’envoyaient travailler dans diverses entreprises de camionnage qui avaient besoin d’un chauffeur, ce qui donne à penser que TST aurait pu faire appel à de telles agences si elle manquait de camionneurs.

[236] De fait, M. Sergerie a confirmé que, lorsqu’il manque de camionneurs, il s’adresse aux agences pour obtenir de l’aide. En 2019, les effectifs étaient [traduction] « assez limités », surtout quand un certain nombre de camionneurs ont pris leurs vacances en même temps, mais il ne se rappelait pas si la situation était plus favorable à l’automne 2019.

[237] Quoi qu’il en soit, TST n’a présenté aucun élément de preuve sur les répercussions pour elle de l’absence de M. Abadi. En réalité, la question de savoir si l’absence de M. Abadi causait réellement un problème pour TST se pose, étant donné la rapidité avec laquelle elle l’a congédié à l’expiration du délai de trois jours.

[238] TST n’a donc pas démontré de manière valable que ses actes par ailleurs discriminatoires étaient justifiés. Comme les trois éléments du critère pour établir une preuve prima facie de discrimination fondée sur la déficience ont été établis selon la prépondérance des probabilités, la plainte de M. Abadi selon laquelle il a fait l’objet de discrimination fondée sur la déficience lorsque TST l’a congédié est fondée.

(vi) La race, l’origine nationale ou ethnique et la religion de M. Abadi n’ont pas constitué des facteurs dans son congédiement

[239] M. Abadi a fait valoir que la race ainsi que son origine et sa religion perçues avaient aussi constitué des facteurs dans la décision de le congédier. Je conclus, cependant, selon la prépondérance des probabilités, que cette allégation n’est pas fondée.

[240] M. Abadi prétend que d’autres camionneurs de TST se trouvant dans une situation semblable ont été traités différemment. Dans le courriel qu’il a envoyé à M. Sergerie le 5 décembre 2019, il a affirmé qu’il avait été congédié [traduction] « pour des motifs liés à la race » et a donné des exemples de camionneurs « canadiens » (sans les nommer) qui avaient perdu leur permis, mais qui avaient été autorisés à continuer de conduire des camions pour l’entreprise ou qui avaient travaillé au noir pendant des années. Il a affirmé que les chauffeurs « non immigrants » pouvaient prendre des congés pour cause de stress pour des [traduction] « motifs bidon », ce que lui n’avait jamais fait. Il a soutenu que, même si son dossier d’emploi était parfait, M. Sergerie avait saisi la première occasion qui s’était offerte à lui de congédier le dernier immigrant parmi les chauffeurs à Ottawa et de rendre le milieu de travail [traduction] « très blanc ».

[241] M. Abadi a aussi témoigné au sujet d’un incident impliquant M. Sergerie survenu deux semaines avant son départ pour l’Iran. Il était dans la salle à manger en train de parler au délégué syndical lorsque M. Sergerie s’est pointé. M. Sergerie a impoliment fait taire M. Abadi, puis a engagé une conversation avec le délégué. M. Abadi s’en est offusqué. Il a dit à M. Sergerie de cesser de le traiter comme un enfant. M. Abadi a affirmé que M. Sergerie avait dit qu’il lui montrerait à qui il avait affaire et qu’il écoperait. M. Abadi est convaincu que M. Sergerie l’a congédié quelques semaines plus tard par mesure de représailles. M. Sergerie a déclaré dans son témoignage qu’il n’avait aucun souvenir de cet incident, faisant observer qu’il avait de nombreuses interactions avec les employés chaque jour.

[242] M. Abadi affirme qu’il a été victime d’intimidation et de harcèlement pendant des années au travail, un climat de travail que M. Sergerie a toléré. Il se demande pourquoi TST a décidé de vérifier ce qu’il avait dit au sujet de l’annulation des vols en partance d’Iran, laissant peut-être entendre par là que les employés non immigrants n’auraient pas été soumis à une telle vérification. M. Reid a effectivement mentionné de façon générale, sans qu’il soit question de TST, que, de temps à autre, les employeurs reçoivent des demandes de prolongation de congé de la part d’employés qui sont en congé dans leur pays d’origine. M. Abadi a aussi affirmé que, à la rencontre du 29 novembre 2019, les membres de la direction de TST s’étaient moqués de ses rapports médicaux parce qu’ils étaient rédigés en persan, quoique M. Reid l’ait nié dans son témoignage.

[243] M. Abadi fait valoir que, pris collectivement, ces incidents montrent que la race, l’origine nationale ou ethnique et la religion ont constitué des facteurs dans la décision de le congédier. Je ne suis pas convaincu.

[244] M. Abadi n’a présenté aucun élément de preuve précis pour étayer son allégation selon laquelle les camionneurs n’étaient pas tous assujettis au même traitement. Il n’a pas donné de noms ou de détails. Bien que l’incident impliquant M. Sergerie puisse servir à démontrer que leur relation était tendue, il n’était pas manifestement lié aux motifs de distinction illicite invoqués. Les témoignages sur la façon dont les rapports médicaux ont été reçus sont contradictoires, et, pour ce qui est de la vérification effectuée à la suite de sa première demande de prolongation, il faut reconnaître que le motif qu’il a donné pour expliquer pourquoi il ne pouvait pas rentrer au Canada était inusité. Je ne suis pas convaincu que la race, l’origine nationale ou ethnique ou la religion aient constitué des facteurs dans la décision de faire une vérification plus poussée.

[245] Plus important encore, ces incidents ne démontrent pas que les motifs de distinction illicite en question ont constitué des facteurs dans le congédiement de M. Abadi. Comme je l’ai expliqué dans la première partie de ma décision, je conclus que, abstraction faite du défaut de M. Abadi de se présenter au travail pendant trois jours consécutifs, la décision de TST de le congédier a été influencée en grande partie par l’impression des gestionnaires que M. Abadi avait tenté de les induire en erreur. Ils n’avaient plus confiance en lui, malgré la preuve qu’il a par la suite présentée pour étayer sa déficience. La perception qu’avait TST de M. Abadi était regrettable et, au final, injustifiée, mais je ne suis pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que la race, l’origine nationale ou ethnique ou la religion ont constitué des facteurs dans cette perception.

[246] Par conséquent, le troisième élément du critère pour établir une preuve prima facie de discrimination énoncé dans l’arrêt Moore n’est pas rempli. M. Abadi n’a pas établi que la race, l’origine nationale ou ethnique ou la religion ont constitué des facteurs dans la décision de le congédier.

[247] Pour ces motifs, je conclus que le congédiement de M. Abadi était un acte discriminatoire fondé sur la déficience, mais non sur les autres motifs de distinction illicite allégués.

V. Mesures de réparation

[248] La plainte pour atteinte aux droits de la personne de M. Abadi est fondée, ce qui signifie que le Tribunal peut ordonner une ou plusieurs des mesures de réparation prévues à l’article 53 de la Loi.

[249] Comme le Tribunal l’a fait observer aux paragraphes 37 à 39 de la décision Christoforou c. John Grant Haulage Ltd., 2021 TCDP 15 [Christoforou TCDP], conf. par 2022 CAF 182 [Christoforou CAF], les dispositions de la Loi visent à accorder une réparation intégrale à la victime de la discrimination et à la replacer dans la position où elle se trouverait s’il n’y avait pas eu de discrimination. Dans un contexte d’emploi, il peut s’agir de réintégrer la victime dans son poste et de l’indemniser pour les pertes subies en raison de l’acte discriminatoire, dont la perte de salaire (alinéas 53(2)b) et c) de la Loi). Le calcul de l’indemnité dépend des circonstances de chaque affaire. Il doit y avoir un lien de causalité entre la discrimination et la perte alléguée. Il incombe au plaignant de prouver qu’il est plus probable qu’improbable que ce lien existe.

[250] Dans la décision Christoforou TCDP, le Tribunal a également fait observer, aux paragraphes 52 à 54, que l’exercice de son pouvoir d’accorder une indemnité pour la perte de salaire doit obéir à des principes. Le montant de l’indemnité dépend des circonstances de chaque affaire, et le Tribunal peut imposer une limite aux pertes découlant de l’acte discriminatoire.

[251] Un de ces principes est la règle de l’atténuation des dommages (voir Chopra c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 268 (CanLII), au par. 40). Dans l’arrêt Tahmourpour c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 192 (CanLII), la Cour d’appel fédérale a confirmé, au paragraphe 46, la nécessité de prendre en compte l’obligation d’atténuation des dommages du plaignant. Autrement dit, la victime de discrimination doit chercher et accepter un « poste comparable ». L’employeur n’a pas l’obligation d’indemniser la victime de discrimination pour une perte de revenu qu’elle aurait pu éviter en faisant des efforts pour trouver un poste comparable. L’intimé a le fardeau d’établir que le plaignant a omis d’atténuer les dommages subis (Christoforou CAF, aux par. 6 et 7).

[252] Un autre principe est la règle contre la double indemnisation. Selon ce principe, un plaignant ne peut recouvrer plus que ce qui est suffisant pour l’indemniser des pertes subies en raison de la conduite discriminatoire (Hughes c. Canada (Procureur général), 2019 CF 1026 (CanLII), au par. 46).

[253] La victime peut réclamer jusqu’à 20 000 $ pour le préjudice moral causé par l’acte discriminatoire (al. 53(2)e)). De plus, l’intimé peut se voir condamner à payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $ si le Tribunal en vient à la conclusion que l’acte discriminatoire était délibéré ou inconsidéré (par. 53(3)).

[254] À l’audience, M. Abadi a retiré plusieurs des mesures de réparations demandées au départ. Ainsi, il cherche seulement à être indemnisé pour la perte de salaire et d’avantages sociaux, et il demande une indemnité pour préjudice moral et l’indemnité spéciale visée au paragraphe 53(3).

A. Perte de salaire

[255] Conformément à la règle contre la double indemnisation, M. Abadi a réclamé une indemnité correspondant à la différence entre le salaire qu’il aurait gagné à TST et le salaire qu’il a effectivement gagné jusqu’à la date de l’audience tenue en décembre 2022. Il est parfois difficile de calculer la perte de salaire, car certains chiffres ne peuvent qu’être estimés. M. Abadi a produit ses feuillets T4 (État de la rémunération payée) de l’Agence du revenu du Canada, lesquels montrent les revenus qu’il a touchés pendant la période visée, qui s’étale sur environ trois mois. Ces documents aident au calcul.

[256] Dans les 10 mois précédant son congédiement, le 1er novembre 2019, M. Abadi a gagné 80 416 $ à TST. Si nous divisons ce chiffre par 10 et multiplions le résultat par 12, son revenu total estimatif pour l’année serait de 96 499 $. À première vue, donc, la perte de salaire de M. Abadi serait de 16 803 $ (la différence entre ce qu’il aurait dû gagner et ce qu’il a effectivement gagné).

[257] M. Abadi a déclaré que, tout au long de 2019, il avait occupé un deuxième emploi comme conducteur auprès d’une entreprise de livraison de linge d’hôpital. Il travaillait habituellement 10 heures par semaine et gagnait 22 $ l’heure. Après avoir perdu son emploi à TST en novembre, il a demandé à son deuxième employeur s’il pouvait avoir plus d’heures. Il estime avoir travaillé de 40 à 50 heures par semaine entre son retour au Canada et la fin de 2019. Il a produit le feuillet T4 se rapportant à cet emploi, mais évidemment celui-ci ne fait pas la distinction entre le salaire gagné pendant qu’il travaillait encore à TST et le salaire gagné lorsqu’il a augmenté ses heures. En présumant que M. Abadi a travaillé 45 heures par semaine après son congédiement (le milieu de la fourchette estimée) et en déduisant les 10 heures qu’il aurait consacrées à cet emploi même s’il n’avait pas été congédié, nous pouvons estimer que M. Abadi a gagné un salaire de 22 $ l’heure, 35 heures par semaine, au cours des 6 semaines restantes de 2019. Cela donne un total de 4 620 $. Conformément au principe d’atténuation des dommages, cette somme doit être déduite de la perte de salaire qu’il allègue avoir subie en 2019 (16 083 $ - 4 620 $ = 11 463 $).

[258] Comme le Tribunal l’a affirmé dans la décision Christoforou TCDP, au paragraphe 73, lorsqu’un plaignant obtient un poste comparable, le lien de causalité entre la discrimination et la perte de salaire est brisé. TST prétend que le poste de M. Abadi dans l’entreprise de livraison de linge d’hôpital était comparable à son poste à TST et que, par conséquent, le lien de causalité a été brisé. Toutefois, cet argument est fondé sur une évaluation erronée de la preuve. TST a présumé que le montant de 21 049 $ figurant dans le feuillet T4 de 2019 pour cet emploi représentait le salaire gagné dans les six semaines après le congédiement. En réalité, comme je l’ai expliqué au paragraphe précédent, M. Abadi a occupé cet emploi tout au long de l’année, et le salaire qu’il aurait gagné dans les six semaines suivant son congédiement s’élevait à environ 4 620 $ seulement. Son revenu mensuel à TST était de 8 041 $ en moyenne, ce qui est beaucoup plus élevé que le salaire gagné auprès de l’entreprise de livraison de linge d’hôpital. De plus, le travail de M. Abadi à TST était stable (il effectuait surtout du transport de ligne au moment de son congédiement) et il était assujetti à une convention collective qui lui donnait accès à des congés et à d’autres avantages sociaux. Dans l’entreprise de transport de linge, il travaillait à temps partiel, ses heures étaient variables, et il n’avait pas d’avantages sociaux ni le droit à des congés. Il ne s’agissait pas d’un poste comparable. Le lien de causalité n’a donc pas été brisé.

[259] M. Abadi a cessé de travailler pour l’entreprise de transport de linge d’hôpital à la fin de janvier 2020. TST a fait valoir que M. Abadi a ainsi manqué à son obligation d’atténuer ses dommages. Là encore, cet argument repose sur l’hypothèse que ce poste était comparable à son poste à TST, ce qui n’était pas le cas.

[260] De plus, sa décision de cesser d’occuper cet emploi était justifiée. M. Abadi a expliqué que, comme sa maladie avait affaibli son système immunitaire, son médecin lui avait conseillé d’éviter toute exposition aux risques de contagion comme ceux que posent les hôpitaux et le linge sale qu’il était appelé à manipuler. Autrement dit, il n’avait pas le choix de cesser d’occuper cet emploi. Il n’aurait pas eu à quitter son emploi à TST, car il n’était pas exposé aux mêmes risques dans le cadre de cet emploi.

[261] En février 2020, il a pris du travail comme camionneur sur appel pour une agence de camionneurs en février 2020, pour un salaire moins élevé. Il a expliqué que les camionneurs sont moins en demande en hiver. M. Sergerie a reconnu dans son témoignage que l’hiver est normalement la basse saison à TST et que TST n’a pas besoin d’embaucher de camionneurs supplémentaires. On peut présumer que la situation est semblable pour les autres entreprises de camionnage d’Ottawa.

[262] Le 16 mars 2020, M. Abadi a commencé à travailler exclusivement pour une entreprise de camionnage à titre de salarié, mais, le 8 août 2020, il a quitté cet emploi parce que le travail était éreintant (il devait livrer des sacs de farine à des restaurants, ce qui l’obligeait à transporter les sacs de farine dans les escaliers). Il était alors âgé d’environ 54 ans. C’était un travail bien plus exigeant physiquement que son travail à TST, et selon moi il ne s’agissait pas d’un emploi comparable. Il a quitté son emploi un mois avant d’avoir droit aux avantages sociaux.

[263] Par la suite, il a pris du travail sur appel pour une autre agence de camionneurs, jusqu’au 20 septembre 2020, date à laquelle il a commencé à travailler exclusivement pour une autre entreprise de camionnage. Il n’a pas eu accès à des avantages sociaux, notamment en matière de pension, pendant cet emploi.

[264] Les feuillets T4 indiquent que, en 2020, M. Abadi a gagné 63 321 $. Comparativement au revenu qu’il aurait dû gagner en 2019 à TST, il s’agit d’une perte nette de 33 268 $.

[265] M. Abadi est resté au service de cette entreprise de camionnage un peu moins de six mois. Il a quitté son emploi en raison de préoccupations liées au fonctionnement de l’entreprise et pour des raisons personnelles. L’entreprise était régulièrement sanctionnée par les autorités de transport parce que ses véhicules étaient trop lourds, ce qui est dangereux. Le fait de conduire de tels véhicules compromettait également le permis de camionneur de M. Abadi.

[266] M. Abadi a déclaré que ces préoccupations, en plus d’un problème personnel, l’avaient forcé à quitter son emploi le 7 mars 2021, soit peu après qu’il eut appris que sa plainte contre le syndicat avait été rejetée par le CCRI. Il a déclaré dans son témoignage qu’il se sentait comme dans une impasse. Son congédiement et les effets que celui-ci continuait d’avoir sur lui avaient créé beaucoup de tensions dans sa famille. Les économies familiales étaient épuisées, et le ménage avait atteint la limite de sa marge de crédit. Le couple ne s’entendait plus et a jugé préférable de se séparer. Il était financièrement impossible d’entretenir deux ménages, et le couple a donc convenu qu’il serait préférable que M. Abadi passe un peu de temps avec les membres de sa famille, qui se trouvent tous en Iran. C’est ainsi que, en mars 2021, M. Abadi s’est rendu en Iran. Il y est resté jusqu’en septembre 2021. C’est à cette époque qu’il a appris que l’enquête de la Commission relative à sa plainte pour atteinte aux droits de la personne avançait, et il se sentait prêt à rentrer au Canada. Son état émotif s’était amélioré, et il se sentait assez bien pour recommencer à travailler.

[267] À son retour en septembre 2021, M. Abadi n’a pas essayé de reprendre son dernier poste en raison de ses craintes liées à sa sécurité et à son permis de camionneurs. Il a donc trouvé du travail auprès d’une agence. En novembre 2021, il a commencé à travailler pour une autre agence, pour laquelle il travaille encore à ce jour.

[268] En 2021, le revenu total de M. Abadi s’élevait à 28 810 $, ce qui représente une différence nette de 67 789 $ par rapport au revenu qu’il aurait dû gagner en 2019 à TST. Il n’a gagné aucun revenu pendant les six mois qu’il a passés à l’étranger. M. Abadi fait valoir qu’il devrait tout de même être indemnisé pour la perte de revenu subie pendant qu’il était à l’étranger. Selon lui, c’est à cause de son congédiement discriminatoire par TST qu’il a sombré dans la dépression et qu’il a quitté le Canada.

[269] Je ne suis pas d’accord. Bien que j’accepte que les actes discriminatoires de TST ont eu des répercussions importantes sur son état d’esprit et ses relations familiales, je ne suis pas convaincu que son départ du Canada était attribuable à la discrimination subie. Par conséquent, le fait qu’il n’a tiré aucun revenu pendant qu’il était en Iran ne peut être imputé aux actes discriminatoires.

[270] En quittant le Canada, M. Abadi ne pouvait plus faire d’efforts raisonnables pour obtenir un poste comparable. Ainsi, le lien de causalité entre la discrimination et toute autre perte liée à l’emploi a été brisé. La preuve relative à la recherche d’emploi qu’il a effectuée à son retour au Canada donne fortement à penser que, s’il n’était pas parti pour l’Iran, il aurait probablement pu trouver rapidement un autre travail de camionneur après avoir quitté son dernier emploi et ainsi toucher un revenu appréciable, quoique légèrement inférieur à ce qu’il aurait gagné à TST. Pour l’année 2022 par exemple, M. Abadi a produit une lettre de l’agence de camionnage pour laquelle il travaille toujours à ce jour. Elle montre que son revenu total du 1er janvier au 11 octobre 2022 (une période d’environ 9 mois) s’élevait à 55 438 $, ce qui représente environ 6 160 $ par mois ou 73 920 $ par année.

[271] Bien que je comprenne que des raisons personnelles peuvent avoir poussé M. Abadi à quitter le pays et qu’on ne puisse pas lui reprocher d’avoir quitté un emploi pour des raisons liées à la sécurité, le fait demeure que, lorsqu’il est allé passer six mois en Iran, il a cessé de s’acquitter de son obligation d’atténuer ses dommages. Il avait l’obligation de continuer à explorer ses options en vue de gagner un revenu.

[272] En 2021, M. Abadi a gagné 18 228 $ jusqu’à ce qu’il quitte son emploi le 7 mars (soit le 66e jour de l’année). Le revenu estimé qu’il aurait gagné à TST pour la même période s’élève à 17 440 $ (soit 96 449 $ x 66/365). Cela signifie que, s’il avait continué à travailler à TST, son revenu estimé aurait été moins élevé que ce qu’il a effectivement gagné. Par conséquent, il n’y a pas de perte de salaire nette pour cette période (du 1er janvier au 7 mars 2021).

[273] La perte de salaire de M. Abadi peut donc être calculée ainsi :

Année

Perte de salaire nette

2019

11 463 $

2020

33 268 $

2021

0

TOTAL

44 731 $

[274] Dans ses observations finales, TST a également fait valoir que sa responsabilité à l’égard de la perte de salaire et des autres pertes devrait cesser le 29 novembre 2019, au moment de la réunion où M. Abadi a refusé de remettre une copie de son billet d’avion. Elle a fait observer qu’un employeur peut réévaluer rétroactivement un dossier et que, si M. Abadi avait produit son billet, le différend aurait pris fin plus tôt. En fait, TST prétend que M. Abadi refusait de participer au processus d’adaptation. Ce n’est pas tout à fait exact. TST a dit qu’elle [traduction] « envisagerait » peut-être de réembaucher M. Abadi s’il présentait le billet. Les membres de la direction avaient perdu confiance en lui à cause de son premier courriel, et rien ne garantit qu’ils l’auraient réintégré dans ses fonctions. Par ailleurs, la question du billet était finalement dénuée de pertinence dans le contexte de la question dont j’étais saisi. M. Abadi a remis une copie des rapports médicaux le concernant lors de la rencontre avec les membres de la direction de TST, mais TST n’a pas réévalué sa position, même après avoir pris connaissance de ses problèmes de santé. M. Abadi a demandé qu’une mesure d’adaptation soit prise à son égard en raison de sa déficience, mais l’employeur a refusé d’y donner suite. M. Abadi a plutôt été congédié.

[275] Par conséquent, je conclus que M. Abadi a le droit d’être indemnisé pour la perte de salaire attribuable à son congédiement discriminatoire pour la période du 1er novembre 2019 au 7 mars 2021, qui s’élève à 44 731 $.

B. Cotisations de retraite

[276] M. Abadi a indiqué que, en vertu de la convention collective, TST versait le même montant que lui dans le fonds de pension du syndicat. Depuis son congédiement, il n’a pas occupé d’emploi qui lui aurait permis de cotiser à ce fonds pas plus qu’il n’a bénéficié des cotisations de l’employeur. Aucun des postes qu’il a occupés n’était syndiqué. Il demande au Tribunal d’ordonner à TST de [traduction] « cotiser à son régime de retraite » jusqu’à sa retraite à l’âge de 65 ans.

[277] Si M. Abadi n’avait pas été congédié, il aurait continué de bénéficier des cotisations de l’employeur au régime de retraite. Cependant, il est conjectural de penser qu’il serait demeuré au service de TST pendant une autre décennie et qu’il aurait bénéficié des cotisations de l’employeur jusqu’à l’âge de 65 ans. En outre, M. Abadi n’a présenté aucune preuve actuarielle pour calculer le montant de sa perte.

[278] Il reste qu’il a perdu les cotisations de l’employeur entre la date de son congédiement et le 7 mars 2021, date à laquelle il a quitté son emploi avant de partir pour l’Iran. Il a droit à une indemnité pour la perte des cotisations de l’employeur au régime de retraite pendant cette période. Il est ordonné aux parties de collaborer pour calculer la perte. J’enjoins à M. Abadi de fournir à TST tous les renseignements dont elle aura besoin pour confirmer le montant et lui permettre de respecter la présente ordonnance.

C. Congés annuels

[279] M. Abadi a déclaré qu’il avait droit à quatre semaines de congés annuels payés lorsqu’il a été congédié. Depuis son congédiement, il a travaillé pour des agences qui n’offraient pas de congés annuels ou pour des entreprises qui lui en offraient moins parce qu’il était un nouvel employé. Comme pour les cotisations de retraite, M. Abadi a demandé à être indemnisé pour la perte de congés annuels jusqu’à l’âge de 65 ans. Il n’a présenté aucun élément de preuve sur la façon de calculer la perte future.

[280] Pour les mêmes raisons que j’ai données dans le contexte des cotisations de retraite, le Tribunal ne peut pas accorder une indemnité à l’égard d’une perte future. Cependant, M. Abadi doit être indemnisé pour la perte de congés annuels entre la date de son congédiement et le 7 mars 2021, date à laquelle il a quitté son emploi avant de partir pour l’Iran. Il est ordonné aux parties de collaborer pour calculer la perte. J’enjoins à M. Abadi de fournir à TST tous les renseignements dont elle aura besoin pour confirmer le montant et lui permettre de respecter la présente ordonnance.

D. Préjudice moral

[281] Le Tribunal peut ordonner à TST de verser jusqu’à concurrence de 20 000 $ à M. Abadi pour le préjudice moral causé par les actes discriminatoires de TST (al. 53(2)e) de la Loi). Comme l’a fait observer le Tribunal dans la décision Christoforou TCDP, au paragraphe 98, le Tribunal a tendance à réserver l’octroi du montant maximal de 20 000 $ aux cas les plus graves et les plus flagrants.

[282] Bien que j’aie conclu au bien-fondé des allégations de M. Abadi selon lesquelles il a été victime d’actes discriminatoires au sens des articles 7 et 14, M. Abadi n’a pas réparti l’indemnité demandée au titre du préjudice moral entre les deux allégations. Je traiterai donc de sa demande d’indemnité de façon globale. Il ne serait pas équitable, du point de vue procédural, de l’examiner autrement.

[283] En ce qui concerne le harcèlement, M. Abadi a témoigné au sujet des conséquences sur le plan affectif qu’ont eues sur lui les moqueries, les blagues et les insultes dont il a été l’objet pendant de si nombreuses années, simplement pour gagner sa vie. Il était gêné de la façon dont il avait été traité, à tel point qu’il n’a parlé des dessins ou des insultes à son épouse ou à sa fille qu’après son congédiement. Il avait tout simplement honte. Il a apporté des changements à son régime de travail, en prenant des quarts de nuit, juste pour éviter le harcèlement, ce qui a eu une incidence sur le temps passé à la maison avec sa famille. Il s’est senti particulièrement blessé, parce qu’il a tant donné à l’entreprise. Il n’a jamais déposé de grief et n’a pratiquement jamais pris de congés de maladie pendant toute la durée de son emploi à TST, qui a duré 13 ans.

[284] Le fait que M. Abadi a été congédié subitement, pour des motifs discriminatoires, après avoir été victime d’intimidation pendant des années, alors que M. Sergerie lui avait donné une cote de rendement de 9 sur 10, a aggravé le préjudice moral dont il a souffert. M. Abadi a décrit ce traitement comme étant inhumain.

[285] À la suite de son congédiement, M. Abadi a dû passer d’un emploi à l’autre, sans pouvoir profiter de la sécurité et des avantages sociaux que lui avait procurés son emploi à TST. Il a occupé des emplois dont les tâches étaient nettement plus difficiles et fatigantes, qu’il s’agisse de porter des sacs lourds dans les escaliers ou de conduire des véhicules non sécuritaires. Ses finances ont également été durement touchées. Il a dû utiliser tous les fonds disponibles sur sa marge de crédit pour subvenir aux besoins des membres de sa famille, avec qui les relations étaient tendues au moins en partie à cause de la situation dans laquelle il se trouvait. En raison du stress qu’il éprouvait, il s’en prenait aux autres, ce qui a contribué à une séparation de plusieurs mois d’avec son épouse. M. Abadi prétend également que les difficultés financières causées par la perte de son emploi à TST ont obligé sa fille à retarder son entrée à l’université d’un an, quoiqu’aucun document n’a été produit à l’appui de cette prétention.

[286] M. Abadi demande une indemnité de 20 000 $. Je conclus que, vu l’ampleur du préjudice moral dont il a souffert sur une longue période, une indemnité d’un montant se situant à l’extrémité supérieure de l’échelle, soit 17 000 $, est justifiée au titre du préjudice moral.

E. Indemnité spéciale (par. 53(3))

[287] Le Tribunal peut ordonner jusqu’à 20 000 $ à titre d’indemnité spéciale s’il conclut que l’intimé a commis un acte discriminatoire délibéré ou inconsidéré (par. 53(3) de la Loi).

[288] Aux paragraphes 106 à 111 de la décision Christoforou TCDP, le Tribunal a donné un aperçu des règles de droit applicables. L’indemnité spéciale est de nature punitive et vise à dissuader et à décourager ceux qui se livrent de façon délibérée à des actes discriminatoires. Pour que l’acte soit délibéré, il faut que la discrimination et l’atteinte aux droits de la personne aient été intentionnelles. On entend généralement par « acte inconsidéré » celui qui témoigne d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences et d’une manière d’agir téméraire ou insouciante. Pour qu’un acte soit jugé inconsidéré, il n’est pas nécessaire de prouver une intention d’établir une distinction. Lorsqu’il doit fixer le montant approprié en vertu du paragraphe 53(3), le Tribunal se penche sur le comportement de l’intimé, et non sur l’effet qu’a eu son comportement sur les plaignants.

[289] M. Abadi demande au Tribunal de lui accorder le montant maximal de 20 000 $.

[290] M. Abadi a été victime de harcèlement de la part de superviseurs, une situation qui a été tolérée par son gestionnaire. Aucun effort sérieux n’a été déployé pour y mettre fin, malgré l’existence d’une politique contre le harcèlement. Cela témoigne d’une indifférence à l’égard des conséquences, pour un employé, d’être victime de harcèlement et d’intimidation pendant des années. Les membres de la direction et les employés de TST se sont donc livrés à des actes discriminatoires inconsidérés, de sorte qu’une indemnité spéciale importante est justifiée.

[291] En ce qui concerne le congédiement, bien qu’il soit évident que les membres de la direction de TST ont manifesté de l’indifférence à l’égard du fait que l’absence de M. Abadi était liée à une déficience, je dois reconnaître que la démarche de l’employeur a été influencée en grande partie et de manière disproportionnée par le premier courriel envoyé par M. Abadi, qui était trompeur. Ce fait vient atténuer dans une certaine mesure le caractère inconsidéré du traitement réservé par TST à M. Abadi. C’est pourquoi le montant de l’indemnité spéciale sera réduit.

[292] Compte tenu de l’ensemble de ces facteurs, une indemnité spéciale de 12 000 $ est justifiée.

F. Intérêts

[293] M. Abadi a réclamé les intérêts sur les sommes accordées.

[294] Le Tribunal peut accorder des intérêts sur les indemnités ordonnées (par. 53(4) de la Loi). L’article 46 des Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137 (les « Règles ») dispose que les intérêts accordés au titre du paragraphe 53(4) de la Loi sont calculés à taux simple équivalant au taux officiel d’escompte fixé par la Banque du Canada et courent de la date à laquelle l’acte discriminatoire a été commis jusqu’à la date du versement de l’indemnité.

[295] J’accorde les intérêts sur toutes les indemnités ordonnées dans la présente affaire, à compter de la date du congédiement, soit le 1er novembre 2019. Je sais qu’une partie de l’indemnité pour préjudice moral et de l’indemnité spéciale est liée au harcèlement qui a duré plus d’une décennie, mais, comme l’allégation de harcèlement était rattachée officiellement à l’allégation de congédiement discriminatoire, il convient que je modifie l’article 46 des Règles de façon à permettre de trancher la plainte de façon équitable, ainsi que le prévoient les articles 5 et 8 des Règles.

[296] Je ferai une dernière remarque. M. Abadi a demandé une lettre d’excuses à TST. Comme il lui a été expliqué à l’audience, la Cour fédérale du Canada a conclu, aux paragraphes 27 à 35 de la décision Canada (Procureur général) c. Stevenson, 2003 CFPI 341 (CanLII), que la Loi n’habilitait pas le Tribunal à ordonner à une partie d’envoyer une lettre d’excuses. La demande de M. Abadi est donc refusée.

VI. Ordonnance

[297] Il est ordonné à TST de payer à M. Abadi, dans les 90 jours suivant la présente décision, ce qui suit :

  1. une indemnité pour perte de salaire de 44 731 $, sous réserve des retenues obligatoires;

  2. une indemnité pour la perte de cotisations de retraite devant être calculée et confirmée par les parties conformément à la présente décision;

  3. une indemnité pour la perte de congés annuels devant être calculée et confirmée par les parties conformément à la présente décision;

  4. une indemnité pour préjudice moral de 17 000 $ (al. 53(2)e));

  5. une indemnité spéciale de 12 000 $ (par. 53(3)).

[298] Les intérêts, calculés à taux simple équivalant au taux officiel d’escompte fixé par la Banque du Canada, sont accordés sur toutes les indemnités payables et courent à partir du 1er novembre 2019.

[299] En cas de différend entre les parties au sujet du calcul ou de la mise en œuvre des mesures de réparation accordées dans la présente décision, j’ordonne aux parties de travailler ensemble pour le régler.

[300] Je demeure compétent pour le calcul des indemnités accordées pour la perte de cotisations de retraite et de congés annuels, sous réserve de ce qui suit : si les parties ne sont pas en mesure de s’entendre sur le montant des indemnités, l’une ou l’autre peut demander au Tribunal de régler la question en communiquant avec le greffe au plus tard 60 jours après la date à laquelle la présente décision lui aura été signifiée.

[301] Je ne demeure saisi d’aucun autre élément du présent dossier.

Signée par

Athanasios Hadjis

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 14 août 2023

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : HR-DP-2789-22

Intitulé de la cause : Amir Jafari Ebrahim Abadi c. TST Overland Express

Date de la décision du tribunal : Le 14 août 2023

Date et lieu de l’audience : Du 12 au 16 décembre 2022

Le 20 décembre 2022

Le 27 janvier 2023

Ottawa (Ontario)

Observations écrites finales supplémentaires : Le 3 février 2023

Comparutions :

Amir Jafari Ebrahim Abadi, pour son propre compte

Aucune comparution , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Lyndsay Hone et Patrick James Blaine, pour l'intimé e

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