Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 20

Date : le 8 juin 2023

Numéro du dossier : T2666/4221

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Safia Mohamed

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Banque Royale du Canada

l’intimée

Décision sur requête

Membre : Marie Langlois

 



I. APERÇU

[1] Le 2 mars 2023, la Banque Royale du Canada (la « RBC »), l’intimée, a déposé une requête auprès du Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») pour lui demander :

  • a)de radier les paragraphes 1, 5, 7, 10, 11, 12, 13, 17, 18 et 23 de l’exposé des précisions de la plaignante;

  • b)d’enjoindre à la plaignante de déposer un exposé des précisions modifié sans les allégations se rapportant aux représailles et/ou aux événements postérieurs au dépôt de sa plainte;

  • c)de permettre à l’intimée de déposer un exposé des précisions modifié fondé sur l’exposé des précisions modifié de la plaignante.

[2] Le 29 mars 2023, la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») a informé le Tribunal et les parties qu’elle ne se prononçait pas sur la requête de l’intimée.

[3] Le 11 avril 2023, Mme Safia Mohamed, la plaignante, a déposé ses arguments en réponse à la requête de la RBC. Elle a demandé au Tribunal de rejeter la requête de la RBC, de lui permettre de modifier sa plainte initiale pour y ajouter un acte de représailles, ou de reprendre la plainte de représailles qu’elle avait déposée et de la joindre à la plainte initiale.

II. DÉCISION

[4] Le Tribunal rejette la requête de la RBC et déclare que les allégations de représailles, décrites dans l’exposé des précisions de Mme Mohamed déposé le 26 novembre 2021, sont incluses dans la portée de la plainte initiale de discrimination.

III. QUESTIONS EN LITIGE

[5] La présente décision sur requête tranche la question de savoir si le Tribunal doit examiner les allégations de représailles dans le cadre de la plainte. Pour en décider, le Tribunal doit répondre aux questions suivantes :

  • a)Quels principes juridiques le Tribunal doit-il appliquer pour rendre sa décision?

  • b)Le Tribunal est-il lié par les directives sur la procédure que l’enquêtrice de la Commission a données à la plaignante?

  1. La Commission a-t-elle reçu une nouvelle plainte alléguant des représailles?

  2. Si la Commission n’a pas traité une plainte de représailles, le Tribunal est-il lié par la procédure imposée par l’enquêtrice?

  • c)La plaignante doit-elle déposer une nouvelle plainte alléguant des représailles?

  • d)Si la réponse à la question c) est non, faut-il radier certains paragraphes de l’exposé des précisions de Mme Mohamed?

IV. ANALYSE

A. Quels principes juridiques le Tribunal doit-il appliquer pour rendre sa décision?

[6] Dans l’arrêt Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1989 CanLII 131 (CSC), [1989] 1 RCS 560, la Cour suprême du Canada a déclaré qu’en règle générale, les tribunaux administratifs sont considérés « maîtres chez eux ». Elle a ajouté : « En l’absence de règles précises établies par loi ou règlement [ce qui est le cas en l’espèce], ils [les tribunaux administratifs] fixent leur propre procédure à la condition de respecter les règles de l’équité et, dans l’exercice de fonctions judiciaires ou quasi judiciaires, de respecter les règles de justice naturelle. »

[7] Il est bien établi que le Tribunal a compétence pour modifier, clarifier et déterminer la portée d’une plainte, pourvu que les autres parties ne subissent aucun préjudice (Casler c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2017 TCDP 6, aux par. 7 à 11 [Casler]; Canada (Commission des droits de la personne) c. Assoc. canadienne des employés de téléphone, 2002 CFPI 776, aux par. 30 et 31).

[8] Dans l’exercice de son pouvoir de déterminer la portée de la plainte, le Tribunal peut radier les parties des exposés des précisions qui dépassent la portée légitime d’une plainte. Toutefois, le Tribunal doit exercer son pouvoir « avec prudence » et seulement dans les « cas les plus clairs » (Richards c. Service correctionnel Canada, 2020 TCDP 27, au par. 86).

[9] Aux termes du paragraphe 44(3) et de l’article 49 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « Loi » ou la « LCDP »), la Commission ne peut demander au Tribunal d’instruire une plainte qu’une fois qu’elle a enquêté sur celle-ci. D’ailleurs, dans l’arrêt Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854, au paragraphe 48, la Cour suprême du Canada a déclaré que la Loi prévoit un processus complet de traitement des plaintes et que la Commission est un rouage essentiel de ce processus.

[10] Selon la jurisprudence bien établie (voir, par exemple, les décisions Casler et Société du Musée canadien des civilisations c. Alliance de la fonction publique du Canada (section locale 70396), 2006 CF 704), la portée du litige dont le Tribunal est saisi ne peut introduire une nouvelle plainte qui n’a pas été examinée par la Commission et qui ne respecte pas la demande de la Commission visant l’instruction de la plainte. Le Tribunal n’a donc pas le pouvoir de se pencher sur une plainte qui n’a pas d’abord été traitée par la Commission ni renvoyée au Tribunal pour instruction (voir Cook c. Première nation d’Onion Lake, 2002 CanLII 61849 (TCDP), [2002] D.C.D.P. no 12 [Cook]). Il faut donc se limiter à la plainte, aux décisions de la Commission à l’égard de cette plainte et, en particulier, à la demande qu’elle a adressée au Tribunal pour qu’il procède à l’instruction de la plainte.

[11] La notion de plainte est néanmoins suffisamment large pour être interprétée d’une manière qui englobe toute la portée des allégations de la partie plaignante (Cook, au par. 11). Une plainte est la première étape dans le processus et il est inévitable que de nouveaux faits et de nouvelles circonstances soient révélés lors de l’enquête de la Commission (Casler). La plainte se précise au fur et à mesure que le processus se déroule (Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 1, au par. 11 [Gaucher]).

[12] Toutefois, une limite s’impose lorsque la modification d’une plainte ne peut plus être considérée comme une simple modification, mais qu’elle s’apparente plutôt à une nouvelle plainte (Gaucher). De même, les allégations de faits que le Tribunal doit examiner pour trancher le litige doivent, en quelque sorte, émaner de la plainte elle-même ou en découler, à la lecture de l’exposé des précisions de la plaignante, et ne doivent pas s’en écarter de manière à constituer une nouvelle plainte.

B. Le Tribunal est-il lié par les directives sur la procédure que l’enquêtrice de la Commission a données à la plaignante?

[13] Le Tribunal est d’avis qu’il n’est pas lié par les directives sur la procédure que l’agente de la Commission, Mme Kellie Leclerc, a données à Mme Mohamed au sujet de l’ajout des allégations de représailles dans sa plainte initiale.

[14] Le 28 mars 2019, au cours de l’enquête de Mme Leclerc sur la plainte déposée le 26 novembre 2018, Mme Mohamed a été congédiée.

[15] À la suite de son congédiement, Mme Mohamed a fait part à plusieurs reprises à Mme Leclerc de son intention de formuler des allégations de représailles. Mme Leclerc a toujours répondu à Mme Mohamed qu’elle devait déposer une nouvelle plainte alléguant des actes de représailles pour que la Commission examine la question de savoir si son congédiement était une mesure de représailles. Elle lui a dit qu’elle ne pouvait pas soumettre la question à la Commission en modifiant sa plainte initiale.

[16] Par exemple, le 13 février 2020, Mme Leclerc a rédigé une note au dossier, à la suite d’un appel à Mme Mohamed, dans laquelle elle a mentionné ce qui suit :

[traduction]
J’ai appelé la plaignante à la suite de son courriel et je lui ai laissé un message vocal pour l’informer que je communiquerais avec son avocat, comme elle l’avait demandé, qu’elle devait déposer une plainte de représailles fondée sur son congédiement de la même façon qu’elle avait déposé la première plainte et que je ne pouvais pas simplement modifier son formulaire de plainte.

Je lui ai précisé qu’elle disposait d’un an pour ce faire, et, comme la lettre de congédiement indiquait que son emploi avait pris fin en mars 2019, j’ai insisté sur le fait qu’elle devait déposer une plainte rapidement, le cas échéant (…)

[Non souligné dans l’original.]

[17] Le 18 février 2020, Mme Leclerc a rédigé une deuxième note au dossier dans laquelle elle a donné les mêmes directives sur la procédure après avoir parlé à l’avocat de Mme Mohamed.

[18] Le 24 mars 2020, Mme Mohamed a envoyé une lettre, signée par son avocat, à la Commission. Dans cette lettre, il est indiqué : [traduction] « Transmise par courriel : complaint.plainte@chrc-ccdp.gc.ca.» Il y est mentionné également : [traduction]
« Je suis l’avocat de Safia Mohamed. Veuillez trouver ci-joint le formulaire de plainte dûment signé et l’annexe A dont nous demandons respectueusement le dépôt ».

[19] L’Annexe A est rédigée ainsi :

[traduction]
1. Je dépose une autre plainte contre la Banque Royale du Canada (RBC) pour m’avoir congédiée, lequel congédiement constitue un acte de représailles pour le dépôt de ma plainte initiale, du harcèlement et de la discrimination. Les événements mentionnés ci-dessous se sont produits après que la Commission canadienne des droits de la personne (la « CCDP ») a accepté ma plainte portant le numéro de dossier 20181286, datée du 25 novembre 2018. Au moment du dépôt de ma plainte, j’étais une employée de la RBC, et ce, jusqu’à mon congédiement illégal le 28 mars 2019.

(…)

[Non souligné dans l’original.]

[20] Le 24 novembre 2020, Mme Leclerc a recommandé que la Commission renvoie la plainte au Tribunal pour instruction. Dans son rapport joint à la recommandation, elle a écrit ce qui suit :

(…)

122. Elle [Mme Mohamed] allègue que son congédiement par l’intimée était un acte de représailles en violation de la Loi, parce qu’elle s’est plainte au sujet de la façon dont ses gestionnaires la traitaient et qu’elle a déposé une plainte auprès de la Commission. Toutefois, elle n’a pas déposé de plainte de représailles auprès de la Commission. Si la Commission adopte la recommandation formulée dans le présent rapport, les circonstances du congédiement de la plaignante pourront être incluses dans l’instruction de la plainte par le Tribunal.

(…)

[Non souligné dans l’original.]

[21] Le 19 février 2021, Mme Leclerc a rédigé une troisième note au dossier :

J’ai laissé un message vocal à Mme Mohamed pour lui confirmer que les deux parties bénéficiaient d’une prorogation de délai pour déposer leurs observations concernant la communication réciproque et pour l’aviser qu’elle ne pouvait pas déposer de plainte de représailles, comme nous en avions discuté, car elle n’a pas rempli son formulaire de plainte à temps et qu’il est maintenant trop tard pour le faire.

[Non souligné dans l’original.]

[22] Le 19 mai 2021, la Commission (le vice-président et le commissaire) a décidé de renvoyer la plainte au Tribunal pour instruction. Dans sa décision, la Commission a mentionné ce qui suit :

(…)

L’agente n’a enquêté que sur les allégations relatives à un traitement défavorable au sens de l’article 7 de la Loi, ce qui était suffisant pour recommander le renvoi au Tribunal.

(…)

[Non souligné dans l’original.]

[23] Le 20 mai 2021, la Commission a demandé au Tribunal d’instruire la plainte. Dans sa lettre, la Commission n’a pas imposé quelque restriction que ce soit au renvoi de la plainte. La Commission a conclu que les allégations ayant fait l’objet de l’enquête de Mme Leclerc étaient suffisantes pour demander au Tribunal qu’il procède à l’instruction.

[24] Il est établi en droit que la Commission n’est pas tenue d’enquêter sur chaque allégation pour décider s’il est indiqué que le Tribunal procède à une instruction (voir Casler). En effet, en l’espèce, c’est ce qui ressort de la décision du 19 mai 2021 de la Commission ou de sa lettre du 20 mai 2021 au président du Tribunal. De plus, c’est aussi ce qui ressort de la recommandation formulée par Mme Leclerc le 24 novembre 2020 à la Commission : « Si la Commission adopte la recommandation formulée dans le présent rapport, les circonstances du congédiement de la plaignante pourront être incluses dans l’instruction de la plainte par le Tribunal ». Le Tribunal comprend qu’en mentionnant le « congédiement » de Mme Mohamed, Mme Leclerc faisait référence, par déduction nécessaire, aux allégations de représailles que Mme Mohamed souhaitait inclure dans sa plainte.

[25] Pour déterminer si le Tribunal est lié par les directives sur la procédure données par l’enquêtrice de la Commission à la plaignante, il faut d’abord établir, en l’espèce, si une nouvelle plainte alléguant des représailles a été effectivement déposée.

(i) La Commission a-t-elle reçu une nouvelle plainte alléguant des représailles?

[26] Le Tribunal est d’avis qu’il n’existe aucun élément de preuve probant que la plainte de représailles, qui aurait été envoyée par l’avocat de Mme Mohamed, a été effectivement reçue par la Commission.

[27] D’une part, les éléments de preuve montrent qu’une lettre de l’avocat de Mme Mohamed adressée à la Commission a été envoyée par courriel à l’adresse courriel de la Commission pour la réception des plaintes. D’autre part, Mme Leclerc, qui enquêtait toujours sur la plainte initiale en mars 2020, n’a pas mentionné dans ses communications ultérieures que la Commission avait reçu une deuxième plainte.

[28] De plus, le 24 novembre 2021, l’avocate de la Commission a déposé son exposé des précisions. Il n’y a aucune mention du fait que la plaignante a formulé des allégations de représailles.

[29] Le 26 novembre 2021, l’avocate de la Commission a déposé sa liste de divulgation de documents, qui ne comprenait pas la deuxième plainte qui aurait été déposée par l’avocat de Mme Mohamed le 24 mars 2020.

[30] L’avocat de la RBC mentionne que la RBC n’a jamais reçu de renseignements concernant la plainte du 24 mars 2020.

[31] Qu’est-il arrivé à la plainte du 24 mars 2020?

[32] Sachant qu’en mars 2020, la pandémie de COVID-19 est survenue et que plusieurs entreprises et bureaux gouvernementaux n’offraient pas leurs services à un niveau optimal, il est possible qu’une erreur administrative se soit produite.

[33] Par conséquent, le Tribunal ne peut trancher la question de savoir si la Commission a reçu la plainte du 24 mars 2020, mais il peut conclure que la Commission n’a pas traité une nouvelle plainte alléguant des représailles.

(ii) Si la Commission n’a pas traité une plainte de représailles, le Tribunal est-il lié par les directives sur la procédure imposées par l’enquêtrice?

[34] Comme je l’ai déjà mentionné, Mme Leclerc a indiqué dans son rapport du 24 novembre 2020 que les circonstances du congédiement de la plaignante (dont les allégations de représailles) pourraient être incluses dans l’instruction de la plainte par le Tribunal si la Commission choisissait d’adopter les recommandations qu’elle avait formulées dans son rapport.

[35] En revanche, elle a dit à plusieurs reprises à Mme Mohamed qu’elle devait déposer une nouvelle plainte dans les 12 mois suivant son congédiement pour formuler des allégations de représailles. Mme Leclerc a informé Mme Mohamed qu’elle ne pouvait pas modifier sa plainte de discrimination initiale pour y ajouter ces allégations et, le 19 février 2021, elle lui a dit qu’il était trop tard pour le faire.

[36] Dans sa requête, la RBC soutient que, dans la mesure où Mme Mohamed n’a pas déposé de plainte de représailles distincte comme l’enquêtrice de la Commission lui avait expliqué, elle ne peut pas ajouter d’allégations de représailles à la plainte dont le Tribunal est actuellement saisi.

[37] Le Tribunal rejette l’argument de la RBC. Selon la jurisprudence bien établie, la Commission n’est pas liée par la recommandation de l’enquêteur. La Commission a le pouvoir discrétionnaire de demander au Tribunal qu’il procède à une instruction même si l’enquêteur a recommandé dans son rapport le rejet de la plainte. (Jorge c. Société canadienne des postes, 2021 TCDP 25, au par. 192 (Jorge); Prior c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada, 1983 CanLII 4692 (TCDP). De plus, dans la décision sur requête Jorge, le Tribunal établit une distinction entre la « Commission » qui rend une décision (les personnes nommées pour siéger à la Commission conformément à l’article 26 de la Loi) et le personnel ou les employés de la Commission, dont les enquêteurs. Par conséquent, la Commission n’est pas liée par le rapport de l’enquêtrice en l’espèce.

[38] Comme la Commission n’est pas liée par le rapport de l’enquêtrice, le Tribunal estime d’autant plus qu’il n’est pas lié par les directives sur la procédure que Mme Leclerc a données à Mme Mohamed.

C. La plaignante doit-elle déposer une nouvelle plainte alléguant des représailles?

[39] Le Tribunal estime qu’il n’est pas nécessaire que Mme Mohamed dépose une nouvelle plainte pour formuler des allégations de représailles.

[40] Non seulement le Tribunal n’est pas lié par les directives sur la procédure données par Mme Leclerc (concernant l’obligation de déposer une nouvelle plainte), comme je l’ai déjà mentionné, mais cette obligation n’est pas non plus consacrée par la jurisprudence établie.

[41] Dans le contexte d’allégations de représailles, le Tribunal a admis qu’il [traduction] « ne serait pas pratique, efficace et juste » d’exiger qu’un plaignant dépose une plainte distincte, car cela l’obligerait à retourner au bout de la file pour qu’il y ait enquête, conciliation et décision à l’égard de questions qui sont fondamentalement liées à une plainte en cours (Bressette c. Conseil de bande de la Première nation de Kettle et Stony Point, 2004 TCDP 2, au par. 6 [Bressette]; Tabor c. La Première nation Millbrook, 2013 TCDP 9; Brickner c. Gendarmerie royale du Canada, 2018 TCDP 2).

[42] Comme il est énoncé dans la décision sur requête Virk c. Bell Canada, 2004 TCDP 10, au paragraphe 7, en règle générale, on devrait autoriser une modification visant à ajouter des allégations de représailles, à moins qu’il soit manifeste et évident que les allégations visées par la demande de modification n’ont aucune chance d’être jugées fondées.

[43] Ainsi qu’il est précisé dans la décision Bressette (au par. 6), lorsque le Tribunal est appelé à analyser la portée de la plainte pour décider s’il doit examiner les allégations de représailles, il ne devrait pas s’engager dans un examen approfondi du bien-fondé de ces allégations.

[44] De plus, il ressort de la jurisprudence (voir à titre d’exemple la décision sur requête Letnes c. Gendarmerie royale du Canada, 2019 TCDP 41) que le critère à appliquer pour trancher la question de l’ajout d’allégations de représailles exige l’examen des trois questions suivantes :

  1. si les allégations de représailles sont, de par leur nature, liées, du moins par le plaignant, aux allégations qui ont donné lieu à la plainte initiale;

  2. si les allégations peuvent être considérées comme soutenables;

  3. si un avis suffisant a été donné à l’intimée afin de ne pas lui causer préjudice et de lui permettre de se défendre adéquatement.

[45] Le premier volet du critère défini dans la décision sur requête Letnes est rempli.

[46] En effet, les paragraphes en cause dans l’exposé des précisions de Mme Mohamed sont les paragraphes 1, 5, 7, 10, 11, 12, 13, 17, 18 et 23. Ces paragraphes portent sur des actes de représailles que la RBC aurait commis à la suite du dépôt de sa plainte initiale auprès de la Commission. Ils indiquent que son congédiement était lié au dépôt de la plainte.

[47] Mme Mohamed a déposé sa plainte le 26 novembre 2018. Elle a été congédiée le 28 mars 2019.

[48] Les allégations de discrimination qui ont donné lieu à la plainte initiale sont fondées sur le fait que Mme Mohamed s’est vu refuser des promotions et des possibilités de formation professionnelle à l’interne. Elle allègue également que plusieurs gestionnaires ont fait des commentaires discriminatoires à son égard et qu’elle a été victime de harcèlement pendant qu’elle était en poste. Elle allègue en outre que la RBC n’a pas répondu à ses besoins en refusant de lui fournir un poste de travail ergonomique, comme l’avait recommandé son médecin. Elle a également ajouté que certains gestionnaires ont porté de fausses accusations d’actes répréhensibles à son égard, ce qui peut être considéré comme des actes discriminatoires, et ont fait des gestes à caractère sexuel inappropriés.

[49] Les allégations de représailles formulées dans son exposé des précisions mentionnent des actes d’intimidation de la part de directeurs et de représentants de la RBC ainsi que de fausses mesures disciplinaires.

[50] Le Tribunal est d’avis que le premier volet du critère défini dans la décision sur requête Letnes est rempli, car les allégations de représailles sont de même nature que celles qui ont donné lieu à la plainte initiale. À première vue, ces allégations semblent s’inscrire dans un continuum établi dans les faits allégués dans la plainte initiale. Il y a un lien entre les deux ensembles d’allégations.

[51] Le deuxième volet du critère est aussi rempli, car, si ces allégations de représailles sont prouvées, les actes visés pourraient être considérés comme une violation de l’article 14.1 de la Loi, qui dispose :

14.1 Constitue un acte discriminatoire le fait, pour la personne visée par une plainte déposée au titre de la partie III, ou pour celle qui agit en son nom, d’exercer ou de menacer d’exercer des représailles contre le plaignant ou la victime présumée.

[52] Les allégations de Mme Mohamed pourraient être jugées fondées si elles sont prouvées à l’audience. Elles ne sont pas vouées à l’échec comme ce fut le cas dans l’affaire Temate c. Agence de santé publique du Canada, 2022 TCDP 31. Dans cette affaire, les allégations de représailles se rapportaient à des événements qui s’étaient produits avant le dépôt de la plainte initiale et qui ne pouvaient donc pas découler du dépôt de la plainte. La situation est manifestement différente en l’espèce, car Mme Mohamed allègue que les actes de représailles, dont son congédiement, sont survenus après le dépôt de sa plainte initiale. Les allégations de représailles sont donc défendables et soutenables.

[53] Quant au troisième volet du critère, rien ne prouve que la RBC pourrait subir un préjudice vu l’étape du processus à laquelle la plainte est rendue. Le Tribunal a donné à la RBC un avis suffisant afin de ne pas lui causer préjudice et de lui permettre de se défendre convenablement dans les circonstances. Les dates d’audience n’ont pas encore été fixées et le Tribunal est disposé à permettre à la RBC de modifier son exposé des précisions afin de prendre en compte les allégations de représailles de Mme Mohamed. La RBC a donc la possibilité pleine et entière de présenter ses arguments et de défendre sa thèse comme l’exigent les principes de justice naturelle et d’équité procédurale.

D. Si la réponse à la question c) est non, faut-il radier certains paragraphes de l’exposé des précisions de Mme Mohamed?

[54] Étant donné que les paragraphes 1, 5, 7, 10, 11, 12, 13, 17, 18 et 23 de l’exposé des précisions de Mme Mohamed contiennent des allégations de représailles qui sont incluses dans la portée de la plainte initiale de discrimination, le Tribunal conclut que ces paragraphes ne doivent pas être radiés.

V. CONCLUSION

Pour ces motifs, le Tribunal rejette la requête de la RBC.

VI. ORDONNANCE

Le Tribunal ordonne ce qui suit :

  • L’exposé des précisions de Mme Mohamed demeure intact;
  • La RBC peut modifier son exposé des précisions afin d’y inclure des éléments liés aux représailles alléguées par Mme Mohamed;
  • La RBC dispose d’un mois suivant la réception de la présente décision sur requête pour modifier son énoncé des précisions modifié;
  • Mme Mohamed dispose de 15 jours suivant la réception de l’exposé des précisions modifié de la RBC pour déposer sa réplique;
  • La Commission dispose de 15 jours suivant la réception de l’exposé des précisions modifié de la RBC pour déposer sa réplique.

Signée par

Marie Langlois

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 8 juin 2023

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2666/4221

Intitulé de la cause : Safia Mohamed c. Banque Royale du Canada

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 8 juin 2023

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Représentations écrites par :

Safia Mohamed , pour son propre compte

Sunil Kapur et Marco Fimiani , pour l’intimée

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