Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 16

Date : le 4 mai 2023

Numéro du dossier : HR-DP-2788-22

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Sabrina Rizzo

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Air Canada

l’intimée

Décision sur requête

Membre : Marie Langlois

 



I. APERÇU

[1] Le 23 février 2023, Air Canada a déposé une requête au Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) par laquelle elle demande, entre autres, 1) que les allégations se rapportant à la discrimination fondée sur le motif de distinction illicite du « sexe » soient radiées de l’exposé des précisions de la plaignante et 2) que la période visée par les allégations de discrimination soit limitée à la période qui s’étend de 2014 à 2018.

[2] Le 17 mars 2023, la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a déposé ses arguments en réponse à la requête d’Air Canada et a fait valoir que la discrimination fondée sur le sexe s’inscrivait à juste titre dans le cadre de la plainte. Elle a toutefois passé sous silence la question de la période visée par les allégations de discrimination.

[3] Mme Sabrina Rizzo (la plaignante) n’a pas présenté d’arguments écrits en réponse à la requête d’Air Canada ou aux arguments de la Commission.

II. DÉCISION

[4] Le Tribunal accueille en partie la requête d’Air Canada et déclare 1) que le « sexe » n’est pas un motif de distinction inclus dans la plainte; 2) que les paragraphes 7 et 10 de l’exposé des précisions de Mme Rizzo ne doivent pas être radiés; 3) que la période visée par les allégations de discrimination en l’espèce est limitée à la période qui s’étend de 2014 à 2018.

III. QUESTIONS EN LITIGE

[5] La présente décision sur requête porte sur deux questions en litige :

  • A)Le Tribunal a-t-il compétence pour déterminer la portée de la plainte?

  • B)Si oui, les limites demandées par Air Canada sont-elles justifiées?

IV. Analyse

A. Le Tribunal a-t-il compétence pour déterminer la portée de la plainte?

[6] Pour les motifs qui suivent, le Tribunal estime qu’il a compétence pour déterminer la portée de la plainte.

[7] La Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « Loi » ou la « LCDP »), confère au membre du Tribunal chargé d’instruire la plainte le pouvoir de trancher les questions de droit et les questions de fait dans les affaires dont il est saisi (LCDP, au par. 50(2)). Le membre doit donner aux parties la possibilité pleine et entière de présenter leurs éléments de preuve et leurs observations (LCDP, au par. 50(1)).

[8] Dans l’arrêt Prassad (Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1989 CanLII 131 (CSC), [1989] 1 RCS 560), la Cour suprême du Canada a déclaré qu’en règle générale, les tribunaux administratifs sont considérés comme « maîtres chez eux ». Elle a ajouté : « En l’absence de règles précises établies par loi ou règlement, ils fixent leur propre procédure à la condition de respecter les règles de l’équité et, dans l’exercice de fonctions judiciaires ou quasi judiciaires, de respecter les règles de justice naturelle ».

[9] La jurisprudence établit que le Tribunal a compétence pour modifier, clarifier ou déterminer la portée de la plainte de discrimination initiale (Casler c. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2017 TCDP 6, aux par. 7 à 11) [Casler], pourvu que les autres parties ne subissent aucun préjudice (Canada (Commission des droits de la personne) c. Association canadienne des employés de téléphone, 2002 CFPI 776, aux par. 30 et 31 [Association canadienne des employés de téléphone]). Dans l’exercice de son pouvoir de déterminer la portée de la plainte, le Tribunal peut radier les parties des exposés des précisions qui dépassent la portée légitime d’une plainte (Canada (Procureur général c. Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, 2021 CF 969, au par. 154). En l’espèce, ni la Commission ni Mme Rizzo ne contestent ce pouvoir du Tribunal.

[10] Pour ces motifs, en application de la Loi et conformément à la jurisprudence, le Tribunal conclut qu’il a compétence pour déterminer la portée de la plainte.

B. Si oui, les limites demandées par Air Canada sont-elles justifiées?

(i) Le Tribunal doit-il examiner le motif de distinction du « sexe »?

[11] Le Tribunal est d’avis que le motif de distinction du « sexe » n’est pas soulevé dans la plainte et, par conséquent, qu’il ne doit pas être examiné dans le cadre de l’instance.

[12] Comme je l’ai mentionné précédemment, le Tribunal a le pouvoir, dans certaines circonstances, de déterminer la portée des allégations et, par conséquent, de la limiter.

[13] Par ailleurs, l’instruction de l’affaire ne peut porter sur une nouvelle plainte que la Commission n’a pas examinée puisque, selon la Loi, seule une plainte ayant fait l’objet d’un examen peut être renvoyée au Tribunal pour instruction (LCDP, au par. 44(3) et à l’art. 49). D’ailleurs, dans l’arrêt Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854, au paragraphe 48, la Cour suprême du Canada a déclaré que la Loi prévoit un processus complet de traitement des plaintes et que la Commission est un rouage essentiel de ce processus.

[14] Je fais observer que dans l’arrêt Dillman (IMP Group Limited v. Dillman (1995), 24 C.H.R.R. D/329), la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse critique le tribunal administratif institué en vertu de la Loi sur les droits de la personne de la Nouvelle-Écosse (Human Rights Act, R.S.N.S. 1989, ch. 214), parce qu’il a autorisé une modification qui étendait les faits de la plainte initiale au point où cela constituait une nouvelle plainte qui n’avait pas fait l’objet d’une enquête par la Commission des droits de la personne de la Nouvelle-Écosse, comme l’exige la loi. La plainte initiale visait une situation de harcèlement par un collègue de travail tandis que la modification visait le refus de l’employeur d’accorder une promotion à la plaignante. Les faits dont il était question dans la modification n’avaient pas fait l’objet d’une enquête par la Commission des droits de la personne, de sorte que le processus prévu par la loi avait été compromis. La Cour d’appel a conclu que la modification proposée constituait une nouvelle plainte qui n’avait pas été renvoyée au Tribunal par la Commission des droits de la personne, contrairement aux prescriptions de la Loi sur les droits de la personne de la Nouvelle-Écosse. La plainte initiale et la modification subséquente constituaient en somme deux plaintes différentes. Pour ces motifs, la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a accueilli l’appel.

[15] La jurisprudence qui porte sur ces principes est bien établie. Ceux-ci ont été énoncés notamment par le Tribunal et la Cour fédérale dans les décisions Casler et Société du Musée canadien des civilisations c. Alliance de la fonction publique du Canada (section locale 70396), 2006 CF 704. La portée du litige dont le Tribunal est saisi ne peut introduire une nouvelle plainte qui n’a pas été examinée par la Commission et qui ne respecte pas la demande de la Commission d’instruire la plainte. Le Tribunal n’a donc pas le pouvoir de trancher une plainte qui n’a pas d’abord été traitée par la Commission ni renvoyée au Tribunal pour instruction (voir Cook c. Première nation d’Onion Lake, [2002] D.C.D.P. no 12) [Cook]). Il faut donc se limiter à la plainte et aux décisions de la Commission à l’égard de cette plainte, en particulier, à la demande qu’elle a adressée au Tribunal pour qu’il procède à une instruction.

[16] La notion de plainte est néanmoins suffisamment large pour être interprétée d’une manière qui englobe toute la portée des allégations de la partie plaignante (Cook, au par. 11). Une plainte est la première étape dans le processus et il est inévitable que de nouveaux faits et de nouvelles circonstances soient révélés lors de l’enquête de la Commission (Casler). La plainte se précise au fur et à mesure que le processus se déroule (Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 1, au par. 11) [Gaucher]). Toutefois, une limite s’impose lorsque la modification d’une plainte ne peut plus être considérée comme une simple modification, mais qu’elle s’apparente plutôt à une nouvelle plainte (Gaucher). De même, les allégations de fait que le Tribunal doit examiner pour trancher le litige doivent, en quelque sorte, émaner de la plainte elle-même ou en découler, à la lecture de l’exposé des précisions de la plaignante, et ne doivent pas s’en écarter de manière à constituer une nouvelle plainte.

[17] Le Tribunal estime que le motif de distinction illicite invoqué par une partie plaignante fait partie de sa théorie de la cause. Cette théorie lui appartient en propre. La partie plaignante peut choisir d’inclure ou non un motif de distinction, tout comme elle peut soulever un argument ou un autre pour justifier les conclusions qu’elle recherche, pourvu qu’elle respecte le fond de la plainte initiale (Casler; Association canadienne des employés de téléphone).

[18] Dans sa plainte déposée le 18 décembre 2018, Mme Rizzo mentionne la déficience comme motif de distinction illicite et décrit les événements liés à ce motif de distinction. Plus précisément, elle écrit : [traduction] « Je dépose une plainte pour le motif que je souffre de deux déficiences et qu’Air Canada a pris comme mesure de mettre fin à mon emploi, sans plus attendre, le 20 juillet 2017 » et « j’ai été victime de discrimination plus d’une fois et pour plus d’une maladie ». Elle précise que les déficiences dont elle souffre sont une maladie du cerveau et une maladie mentale. Les actes discriminatoires qu’elle décrit dans sa plainte sont des commentaires formulés par son employeur, des décisions qu’il a prises (notamment le congédiement) et l’absence de prise de mesures d’adaptation, qui sont tous liés à ses déficiences.

[19] Dans sa plainte, rien n’indique, même de façon implicite, que son employeur aurait formulé des commentaires discriminatoires, commis des actes discriminatoires ou pris des décisions discriminatoires parce qu’elle est une femme. Il n’y a aucune allégation de discrimination fondée sur le sexe. Par conséquent, le « sexe » n’était pas un motif de distinction, même implicite, dans la plainte de Mme Rizzo.

[20] Par conséquent, le Tribunal conclut qu’il n’a pas à examiner le motif de distinction du « sexe » dans la présente instance.

(ii) Certains paragraphes de l’exposé des précisions de la plaignante devraient-ils être modifiés ou radiés?

[21] Le Tribunal estime que l’exposé des précisions devrait demeurer sous sa forme actuelle.

[22] Comme je l’ai mentionné ci-dessus, dans l’exercice de son pouvoir de déterminer la portée de la plainte, le Tribunal peut radier les parties des exposés des précisions qui dépassent la portée d’une plainte (Canada (Procureur général) c. Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, 2021 CF 969, au par. 154). Toutefois, le Tribunal doit exercer son pouvoir « avec prudence » et seulement dans les « cas les plus clairs » (Richards c. Service correctionnel Canada, 2020 TCDP 27, au par. 86).

[23] Air Canada demande au Tribunal de refuser d’examiner les allégations de discrimination fondée sur le sexe. Elle lui demande de ne pas tenir compte des allégations soulevées aux paragraphes 7 et 10 de l’exposé des précisions de Mme Rizzo déposé en janvier 2023.

[24] Mme Rizzo énonce ce qui suit aux paragraphes 7, 10, 11 et 12 de son exposé des précisions :

[traduction]

7. En mai 2015 lors de la rencontre avec Steve et Donato, gestionnaires d’AC, ils m’ont dit, car « tu es une femme et la plupart des femmes ont tendance à être plus hystériques ». « Les hommes réagissent différemment » selon les gestionnaires d’AC.

10. Le même soir, en mai 2015, j’ai appelé Steve et Donato pour leur dire que j’avais le sentiment que leur rapport était « BIAISÉ », parce qu’ils ne pouvaient pas enquêter sur eux-mêmes et arriver à une conclusion juste, qu’ils ne pouvaient pas me dire que j’avais tout imaginé, et qu’il était totalement inapproprié de me dire que j’avais « cédé à l’hystérie parce que j’étais une femme ». De plus, ils avaient nié mon droit à la représentation syndicale lors de cette réunion.

11. Dès le lendemain, le gestionnaire m’a appelé et m’a dit que j’étais « suspendue parce que j’avais besoin d’être examinée par un médecin ». Il s’appelait Basil Hardtman.

12. J’ai appelé ma gestionnaire quelques jours plus tard, elle s’appelle Mona Begum, et je lui ai demandé pourquoi j’avais été suspendue, et elle a dit que « je devais souffrir d’un trouble psychologique grave pour avoir prononcé le mot BIAISÉ ».

[25] Bien qu’on pourrait faire valoir que Mme Rizzo a ajouté, aux paragraphes 7 et 10 de son exposé des précisions, un motif de distinction qu’elle n’avait pas invoqué dans sa plainte initiale, soit celui du « sexe », le Tribunal n’est pas convaincu que ce soit le cas ni que les paragraphes 7 et 10 doivent être radiés.

[26] Le Tribunal est d’avis que l’examen du contexte de la plainte et de l’exposé des précisions ne permet pas d’affirmer que c’était là l’intention de Mme Rizzo. On ne peut isoler les paragraphes 7 et 10 du contexte de l’exposé des précisions complet, plus précisément des paragraphes 11 et 12, qui sont adjacents aux paragraphes 7 et 10. Il semble que Mme Rizzo parle de conversations qu’elle a eues avec les gestionnaires d’Air Canada pour prouver que ceux-ci ont exercé de la discrimination à son endroit en raison de sa déficience.

[27] Mme Rizzo n’a pas présenté d’arguments en réponse à la requête d’Air Canada ou aux arguments de la Commission. Le Tribunal ne peut conclure que les paragraphes 7 et 10 ajoutent un nouveau motif de distinction, soit le « sexe ».

[28] Par conséquent, les paragraphes 7 et 10 de l’exposé des précisions seront considérés comme des allégations relatives au motif de distinction de la déficience. Ils ne doivent pas être radiés.

(iii) Quelle est la période visée par les allégations de discrimination?

[29] Air Canada demande au Tribunal de confirmer que la présente instance porte sur la période de 2014 à 2018. Air Canada conteste la période indiquée au paragraphe 40 de l’exposé des précisions de Mme Rizzo, qui est rédigé ainsi : [traduction] « Air Canada m’a imposé des mesures disciplinaires, m’a prise pour cible et a exercé de l’intimidation et de la violence psychologique à mon égard de 2014 à 2023 ».

[30] La Commission n’a fait aucune observation au sujet de la demande d’Air Canada de limiter l’instruction à la période de 2014 à 2018. Comme je l’ai fait observer précédemment, Mme Rizzo n’a déposé aucun argument en réponse à la requête d’Air Canada.

[31] Le 15 février 2022, dans sa lettre de renvoi au Tribunal, la Commission a déclaré : [traduction] « La Commission a décidé, en vertu du sous-alinéa 44(3)a)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de vous demander d’instruire la plainte relative aux allégations se rapportant à la période de 2014 à 2018, car elle est convaincue que, compte tenu des circonstances, l’examen de la plainte est justifiée ».

[32] Comme la Commission a demandé au Tribunal d’instruire la plainte relative aux allégations de discrimination se rapportant à la période de 2014 à 2018, et en l’absence d’arguments contraires de la part de la plaignante ou de la Commission, le Tribunal conclut que la période visée par l’instruction s’étend de 2014 à 2018.

V. ORDONNANCE

[33] Le Tribunal accueille en partie la requête d’Air Canada et tire les conclusions suivantes :

  • le motif de distinction illicite soulevé par la plainte est la déficience; le sexe n’est pas un motif de distinction dans l’instance;
  • les paragraphes 7 et 10 de l’exposé des précisions de Mme Rizzo ne doivent pas être radiés;
  • la période visée par les allégations de discrimination s’étend de 2014 à 2018.

 

Signée par

Marie Langlois

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 4 mai 2023

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : HR-DP-2788-22

Intitulé de la cause : Sabrina Rizzo c. Air Canada

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 4 mai 2023

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Représentations écrites par :

Sabrina Rizzo , pour son propre compte

Jonathan Bujeau , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Megan Beal , pour l’intimée

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