Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 15

Date : le 3 avril 2023

Numéro du dossier : HR-DP-2856-22

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

E.F.

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Service correctionnel du Canada

l'intimé

Décision sur requête

Membre : Athanasios Hadjis

 



I. APERÇU

[1] La plaignante demande une ordonnance rendant anonyme la présente instance. Dans sa plainte pour atteinte aux droits de la personne, elle déclare être une femme transgenre autochtone détenue par le Service correctionnel du Canada (l’« intimé »). Elle allègue que l’intimée use d’une pratique discriminatoire pour déterminer l’accès aux soins d’affirmation du genre pour les prisonniers de genre mixte et, en particulier, qu’un psychiatre judiciaire engagé par l’intimé a révélé sa situation à sa famille et à sa communauté d’origine sans son consentement.

[2] Elle soutient qu’il existe un risque sérieux que la divulgation de son identité dans le cadre des instances du Tribunal lui cause une contrainte excessive, ce qui porterait atteinte à son droit à la dignité, droit que le grand public a intérêt à protéger.

[3] La Commission canadienne des droits de la personne consent à la demande. L’intimé n’a, quant à lui, pas pris position.

II. DÉCISION

[4] Pour les motifs qui suivent, je ferai droit à la demande d’ordonnance.

III. QUESTIONS EN LITIGE

[5] Je dois trancher les questions suivantes :

  1. Existe-t-il un risque sérieux que la révélation de l’identité de la plaignante lui cause une contrainte excessive, ce qui représente un risque sérieux pour un intérêt public important?
  2. N’existe-t-il pas d’autres mesures qui permettraient d’éviter le risque sérieux de préjudice pour la plaignante tout en préservant les valeurs qui sous-tendent le principe de publicité des débats judiciaires?
  3. Les risques sérieux de préjudice l’emportent-ils sur l’intérêt du public à connaître l’identité de la plaignante?

[6] Le pouvoir du Tribunal de rendre des ordonnances de confidentialité est énoncé à l’article 52 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la « LCDP »). Cet article prévoit que l’instruction d’une affaire devant le Tribunal est publique, ce qui consacre le principe de publicité des débats judiciaires. Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada au paragraphe 1 de l’arrêt Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25 (CanLII), le principe de la publicité des débats judiciaires est protégé par le droit constitutionnel à la liberté d’expression et, à ce titre, représente un élément fondamental d’une démocratie libérale.

[7] Cependant, la Cour suprême a également reconnu qu’il existe des circonstances exceptionnelles dans lesquelles des intérêts opposés justifient de restreindre le principe de publicité des débats judiciaires (Sherman (Succession), au par. 3). Dans le présent contexte, ce principe est consacré à l’alinéa 52(1)c) de la LCDP, qui prévoit que les membres du Tribunal peuvent prendre des mesures et rendre des ordonnances pour assurer la confidentialité de l’instruction s’ils sont convaincus qu’il existe un risque sérieux de divulgation de questions personnelles ou autres de sorte que la nécessité d’empêcher leur divulgation dans l’intérêt des personnes concernées ou dans l’intérêt public l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique.

[8] L’analyse législative pour ce type de demande d’ordonnance de confidentialité s’appuie sur le critère en trois volets énoncé dans l’arrêt Sherman (Succession), qui est généralement compatible avec le critère énoncé à l’alinéa 52(1)c) de la LCDP (A.B. c. Service correctionnel du Canada, 2022 TCDP 15, aux par. 14 et 15). La Cour suprême a déclaré au paragraphe 38 de l’arrêt Sherman (Succession) que la personne qui demande à une cour de justice ou à un tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité des débats judiciaires doit établir que :

  • la publicité des débats pose un risque sérieux pour un intérêt public important;
  • l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque;
  • du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.

[9] La Cour suprême a relevé qu'un intérêt en matière de vie privée peut refléter un intérêt public à la confidentialité (au paragraphe 48). Toutefois, il convient d'être prudent dans l'application de ce concept. Les instances judiciaires publiques, de par leur nature, peuvent être une source de désagrément et d’embarras, et l’on considère généralement que ces atteintes à la vie privée ne sont pas suffisamment importantes pour réfuter la présomption de publicité des débats judiciaires (au paragraphe 56). Il doit être démontré que la diffusion d'informations très délicates porterait atteinte à la dignité de la personne concernée (aux paragraphes 33 à 35)

[10] Par conséquent, l'alinéa 52(1)c) de la LCDP, éclairé par l'analyse de la Cour suprême dans l'arrêt Sherman (Succession), expose les questions que je dois aborder dans la présente décision sur requête.

IV. ANALYSE

A. Question 1. Il existe un risque sérieux que la révélation de l’identité de la plaignante lui cause une contrainte excessive, ce qui représente un risque sérieux pour un intérêt public important?

[11] Je suis d’avis qu'il existe un risque sérieux que la révélation de l'identité de la plaignante lui cause une contrainte excessive, ce qui représente un risque sérieux pour un intérêt public important.

[12] La plaignante déclare dans sa requête qu'en tant que femme transgenre autochtone, elle est visée par des formes exceptionnelles et extrêmes de stigmatisation publique. Elle a été orientée vers une chirurgie d'affirmation du genre et espère avoir la possibilité de vivre selon le genre de son choix après sa remise en liberté, sans être immédiatement identifiable à titre de transgenre sur Internet. Elle ajoute que, si son identité n'est pas rendue anonyme dans le cadre de la présente instance, cela aura pour effet de révéler sa situation à perpétuité, rendant ainsi son identité à titre de transgenre ainsi que des détails intimes sur son histoire personnelle et sa santé mentale accessibles à tout le monde et à tout moment. La plaignante a joint une copie du rapport du psychiatre, rapport qui constitue le fondement de sa plainte. Ce rapport détaille ses antécédents en matière de santé mentale ainsi que d'autres questions personnelles. La plaignante note également que son anonymat a été préservé tout au long de la procédure pénale, qui a fait l'objet d'une interdiction de publication.

[13] Comme l'a souligné le Tribunal dans la décision A.B, aux par. 41 et 42, l'identité transgenre est encore « fortement stigmatisée dans notre société ». Les désavantages, la discrimination ainsi que la stigmatisation et les préjugés extrêmes constants que subissent les personnes transgenres sont bien connus. La plaignante souligne qu'elle se trouve dans une situation encore plus vulnérable en raison de facteurs intersectionnels, du fait qu’elle est une personne transgenre autochtone détenue dans un établissement pénitentiaire.

[14] Je juge que, comme c’était le cas de la plaignante transgenre dans l'affaire A.B., l'identité transgenre de la plaignante en l’espèce fait partie des intérêts protégés en matière de vie privée relevés dans l’arrêt Sherman (Succession). Il s'agit d'une information si délicate que sa diffusion pourrait porter atteinte à la dignité de la plaignante. Elle serait exposée à un risque sérieux de subir une contrainte excessive bien supérieure à celle du simple embarras ou du désagrément. Il s'agirait d'une atteinte à sa dignité.

B. Question 2. L’ordonnance rendant anonyme la présente instance est nécessaire. Il n’existe pas d’autres mesures qui permettraient d’éviter le risque sérieux de préjudice pour la plaignante tout en préservant les valeurs qui sous-tendent le principe de publicité des débats judiciaires

[15] La plaignante a établi qu'il n'existe aucune mesure autre qu'une ordonnance rendant anonyme la présente instance qui serait suffisante pour protéger sa dignité personnelle et ses intérêts en matière de vie privée en ce qui concerne son identité de genre.

[16] La plainte est centrée sur le rapport du psychiatre. Le fond de ce rapport ne peut être caviardé sans nuire à la transparence et à l'intelligibilité de la décision qui sera ultimement rendue par le Tribunal. Une interdiction générale de publication, ou même un caviardage limité restreint aux détails de fond les plus intimes concernant le sexe, la santé mentale ou les antécédents personnels de la plaignante, compromettrait considérablement la capacité du public à comprendre l'affaire et la décision du Tribunal. La seule option raisonnable est de caviarder le nom de la plaignante et les renseignements permettant de l'identifier dans le rapport et dans les autres documents afin de protéger son anonymat dans le cadre de la présente instance.

[17] Comme le fait valoir à juste titre la plaignante, les modalités de l'ordonnance demandée ne compromettront pas la capacité du public à comprendre les questions en litige dans la présente affaire ou le fondement de la décision du Tribunal. Tous les faits sous‑jacents feront partie du dossier et pourront être inclus dans la décision du Tribunal, à l'exception des détails limités qui permettent d’identifier précisément la plaignante. Les valeurs qui sous‑tendent le principe de la publicité des débats judiciaires seraient ainsi préservées.

C. Question 3. Les risques importants de préjudice l’emportent sur l’intérêt du public à connaître l’identité de la plaignante; les avantages de l’ordonnance prévalent sur tout préjudice

[18] Les risques de préjudice pour la plaignante l'emportent sur l'intérêt de la société à connaître son identité. En fait, il existe un intérêt public important à sauvegarder sa dignité et celle d'autres plaignants transgenres potentiels qui pourraient se trouver dans une situation similaire à la sienne. L'intérêt du public à l’égard de son identité est limité, d'autant plus que la procédure pénale dont elle fait l'objet a également été rendue anonyme jusqu’à présent.

[19] Comme le souligne à juste titre la plaignante, l'ordonnance demandée établit un équilibre parfait en ne retirant de la vue du public que les renseignements permettant de l'identifier (c'est-à-dire son identité sexuelle, ses antécédents personnels, médicaux et de santé mentale, ainsi que le ton et les conclusions du rapport du psychiatre), tout en ne modifiant en rien les éléments de preuve et les renseignements susceptibles d'être réellement pertinents pour la décision du Tribunal. Cette démarche respecte les valeurs fondamentales qui sous-tendent le principe de publicité des débats judiciaires tout en préservant l'intérêt du public à protéger la vie privée, la sécurité et la dignité humaine des plaignants transgenres. Les avantages d'une telle ordonnance l'emportent sur ses effets négatifs.

[20] Je conclus donc que les trois volets du critère ont été respectés et que, conformément au pouvoir du Tribunal prévu au paragraphe 52(1) de la LCDP, une ordonnance de confidentialité devrait être accordée aux conditions énoncées ci-dessous.

V. ORDONNANCE

[21] Le Tribunal ordonne ce qui suit :

  1. La plaignante doit être désignée par le nom E.F. tout au long de l’instance, y compris dans les requêtes, les observations (écrites et orales), les audiences, les décisions sur requête et les décisions, et dans tout autre document versé au dossier officiel du Tribunal concernant la présente instance;
  2. Les informations d'identification de la plaignante, y compris son nom préféré, son ancien nom (c'est-à-dire le nom donné à la naissance), les noms des membres de sa famille et sa date de naissance (collectivement appelés les « informations d’identification »), resteront confidentielles tout au long de la procédure, y compris dans les requêtes, les observations (écrites et orales), les audiences, les décisions sur requête et les décisions, et tout autre document versé au dossier officiel du Tribunal concernant la présente instance;
  3. Les informations d'identification de la plaignante ne seront divulguées à personne, à l'exception du Tribunal, du personnel du secrétariat du Tribunal, des membres des équipes du contentieux des parties, de leurs clients dans la présente affaire ainsi que des témoins et témoins potentiels;
  4. Le greffe est chargé de relever toutes les informations d'identification versées dans les dossiers officiels de la présente instance. Ces informations doivent être caviardées dans tous les documents visés par une demande d'accès du public;
  5. Les parties procéderont au caviardage approprié avant de déposer des documents auprès du Tribunal.

Signée par

Athanasios Hadjis

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 3 avril 2023

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : HR-DP-2856-22

Intitulé de la cause : E.F. c. Service correctionnel du Canada

Date de la décision du Tribunal : Le 3 avril 2023

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites :

Paul Quick , pour la plaignante

Brittany Tovee, pour la Commission canadienne des droits de la personne

David Aaron et Aman Owais , pour l'intimé

 

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