Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Dans cette décision sur requête, le Tribunal a refusé d’ajouter une autre partie à la plainte. La plaignante avait désigné seulement le Service correctionnel du Canada (SCC) comme intimé. Elle a voulu ajouter le psychiatre engagé par le SCC qui avait fait l'évaluation de la dysphorie de genre. Les actions du psychiatre sont au cœur de la plainte. La possibilité de le nommer comme intimé était raisonnablement prévisible dès le départ. De plus, il n’était pas nécessaire de l’ajouter comme intimé à ce stade. Enfin, un tel ajout contournerait la fonction de contrôle essentielle qui est exercée par la Commission canadienne des droits de la personne. Il priverait aussi les parties des protections procédurales qui sont garanties par la loi.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 31

Date : le 14 août 2023

Numéro du dossier : HR-DP-2856-22

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

E.F.

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Service correctionnel Canada

l'intimé

Décision sur requête

Membre : Athanasios Hadjis

 

 



I. APERÇU

[1] La plaignante sollicite une ordonnance afin d’ajouter un tiers, le Dr Stephen John Charman Hucker, à titre d’intimé à sa plainte pour atteinte aux droits de la personne. Dans sa plainte, la plaignante affirme qu’elle est une femme transgenre autochtone sous la garde de Service correctionnel du Canada (« SCC »). Elle soutient que la pratique appliquée par SCC pour déterminer si les détenus de diverses identités de genre ont accès à des soins d’affirmation de genre est discriminatoire et que, plus particulièrement, le Dr Hucker, psychiatre légiste embauché par SCC, a révélé son secret à sa famille et à sa communauté d’origine sans son consentement. Elle affirme que ces actes constituent une discrimination fondée sur l’identité ou l’expression de genre.

[2] Dans sa plainte, elle n’a nommé que SCC comme intimé.

II. DÉCISION

[3] Pour les motifs qui suivent, je rejette la demande.

III. QUESTION EN LITIGE

[4] Devrais-je exercer mon pouvoir discrétionnaire et permettre à la plaignante d’ajouter le Dr Hucker comme intimé?

IV. CONTEXTE

[5] La plaignante est détenue dans un établissement exploité par SCC. Dans la plainte, elle soutient que SCC a engagé le Dr Hucker pour qu’il évalue sa dysphorie de genre. Le Dr Hucker l’a donc rencontrée le 6 juillet 2018 et a rendu un rapport le 3 août 2018. Or, après la rencontre, le Dr Hucker a, dit-elle, divulgué des renseignements personnels sur son identité et son expression de genre à des personnes de sa communauté d’origine, révélant ainsi son identité, sans son consentement. Il a notamment demandé l’avis de l’ex-épouse de la plaignante.

[6] La plainte est axée presque entièrement sur les actes du Dr Hucker. La plaignante soutient qu’il s’est appuyé sur l’opinion de son ex-épouse et sur le fait qu’elle n’avait pas révélé son genre plus tôt pour conclure qu’elle n’était pas une femme transgenre. Elle ajoute que le Dr Hucker l’a délibérément mégenrée à de nombreuses reprises dans son rapport. Par ailleurs, il a finalement recommandé qu’on ne lui offre pas d’hormones féminisantes et qu’elle abandonne sa [traduction] « stratégie » de transformation sexuelle.

[7] Dans sa plainte, la plaignante soutient que la conduite du Dr Hucker à son égard constituait un acte de discrimination et de harcèlement délibéré ou inconsidéré fondé sur l’identité et l’expression de genre. Elle précise qu’il a révélé son secret à des personnes de sa petite communauté, qu’il l’a privée du droit de déterminer elle-même son identité de genre et l’a accusée de falsifier son identité de genre sur la base de présomptions stéréotypées et discriminatoires.

[8] La plainte compte trois pages. Les allégations de la plaignante concernant la responsabilité de SCC sont exposées au dernier paragraphe de la partie intitulée [traduction] « Résumé et détails de la discrimination en cause », qui fait deux pages. La plaignante affirme que SCC contrôle l’accès aux soins de santé et soutient qu’il a l’obligation de veiller à ce que les professionnels qu’il embauche adhèrent à ses politiques et respectent ses obligations en matière de droits de la personne. Comme SCC a retenu les services du Dr Hucker, il est responsable des actes discriminatoires commis par ce dernier et d’avoir ajouté à la discrimination en défendant le rapport du Dr Hucker et en refusant de payer une nouvelle évaluation. À la dernière page de son formulaire de plainte, la plaignante décrit en détail les conséquences qu’a eues pour elle l’acte discriminatoire allégué et les mesures qu’elle a prises pour y faire face.

[9] L’avocat de la plaignante a déposé le formulaire de plainte signé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») le 27 juin 2019. Selon le résumé de la plainte de la Commission, qui est joint à la plainte, l’acte discriminatoire allégué est le refus de service pour un motif de distinction illicite (art. 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c. H-6 (la « Loi »)).

[10] Tant dans le formulaire de plainte signé que dans le résumé de la plainte, seul SCC est inscrit comme intimé.

[11] La Commission a examiné la plainte, le rapport d’enquête et les observations des parties et a décidé le 15 juin 2022 de renvoyer la plainte au Tribunal pour instruction. Dans la lettre adressée à la présidente du Tribunal, l’affaire est présentée comme une plainte contre SCC.

[12] Le 13 décembre 2022, l’avocat de la plaignante a écrit au Tribunal et aux autres parties pour les informer que cette dernière avait l’intention de déposer une requête en vue d’obtenir une ordonnance de confidentialité et une autre requête en vue d’ajouter le Dr Hucker à titre d’intimé. J’ai demandé que la requête en confidentialité soit traitée en premier et j’ai rendu une décision le 3 avril 2023. Les parties et le Dr Hucker ont déposé leurs observations sur la deuxième requête entre le 21 avril et le 30 juin 2023.

[13] La Commission appuie la demande de la plaignante, alors que SCC ne prend pas position. Le Dr Hucker s’y oppose.

V. ANALYSE

[14] Nul ne conteste que le Tribunal a le pouvoir d’ajouter des parties à une affaire. L’article 29 des Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137, énonce la procédure à suivre pour présenter cette demande, qui comprend l’obligation d’en aviser la partie éventuelle et de lui donner la possibilité de présenter des observations.

[15] Dans la décision Peters c. United Parcel Service Canada Ltd., 2019 TCDP 15 (CanLII) [Peters], le Tribunal a expliqué comment il a traité ces demandes au fil des ans. Il a fait remarquer que, puisque l’ajout d’une partie à l’étape de l’instruction est susceptible de priver la partie de la possibilité de participer à l’examen préalable auquel la Commission procède en vertu des articles 41 et 44 de la Loi, le Tribunal s’assure de tenir compte des divers risques et préjudices qui peuvent en découler et de soupeser les divers facteurs (aux par. 39 et 40).

[16] Dans la décision Syndicat des employés d’exécution de Québec-téléphone section locale 5044 du SCFP c. Telus communications (Québec) inc., 2003 TCDP 31, aux paragraphes 30, 36 [Telus], le Tribunal a conclu que l’ajout d’un nouvel intimé est approprié s’il est établi :

  1. que la présence de cette nouvelle partie est nécessaire pour disposer de la plainte;

  2. qu’il n’était pas raisonnablement prévisible une fois la plainte déposée auprès de la Commission que l’adjonction d’un nouvel intimé serait nécessaire pour disposer de la plainte;

  3. que l’ajout d’une nouvelle partie ne causera pas de préjudice grave à cette partie.

[17] Dans la décision Peters, le Tribunal a souligné avoir toujours tenu compte des deux premiers critères énoncés dans la décision Telus pour déterminer si une partie devait être ajoutée à une procédure. Toutefois, il a également expliqué que, dans la décision Telus, il n’avait pas cherché à établir une liste exhaustive de facteurs à analyser (par. 44), d’autant plus qu’il est tenu par la loi d’instruire les plaintes sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique (par. 48.9(1) de la Loi).

[18] Par conséquent, dans la décision Peters, le Tribunal a conclu que, selon les faits de l’affaire, une analyse des facteurs énoncés dans la décision Telus n’était pas déterminante. Le Tribunal a dû tenir compte de facteurs autres que ceux énoncés dans Telus.

[19] Selon la plaignante, comme l’application rigide du critère énoncé dans Telus suscite des inquiétudes, je devrais aller au-delà de ce qui a été convenu dans la décision Peters et cesser d’utiliser ce critère comme cadre d’analyse. Son avocat a donc proposé un nouveau critère à deux volets. La Commission souscrit à cette proposition et suggère de formuler le critère en termes clairs :

  1. Serait-il dans l’intérêt public d’ajouter l’intimé proposé?

  2. L’avantage d’ajouter l’intimé proposé l’emporte-t-il sur le préjudice potentiel causé à l’intimé proposé?

[20] La plaignante a ensuite présenté dix facteurs à prendre en considération dans l’application de ce critère.

[21] Je ne suis pas convaincu qu’il faille entièrement reformuler le critère et dresser une liste d’au moins dix facteurs. Comme le Tribunal l’a fait remarquer dans la décision Peters, le critère énoncé dans Telus repose sur des facteurs utiles et d’autres facteurs peuvent venir s’y ajouter, selon les faits d’une affaire donnée. Il ne serait pas plus utile de créer un nouveau critère et de dresser une longue liste de facteurs. À mon avis, les deux considérations générales qui ressortent de la proposition de la Commission (intérêt public et préjudice) sont bien prises en considération dans l’examen des demandes d’adjonction, que ce soit en appliquant simplement le critère énoncé dans la décision Telus ou en tenant compte d’autres facteurs pertinents.

[22] Par conséquent, j’analyserai la demande de la plaignante en tenant compte des critères énoncés dans la décision Telus et d’autres facteurs pertinents, que ce soit des facteurs énoncés dans la décision Peters ou dans les observations des parties.

A. Il était raisonnablement prévisible que le Dr Hucker soit nommé comme intimé

[23] À mon avis, le facteur le plus important à considérer dans les faits de la présente affaire est le deuxième facteur énoncé dans la décision Telus, soit la prévisibilité raisonnable. Non seulement la plaignante était au courant du rôle joué par le Dr Hucker dans les faits soulevés dans sa plainte, mais son argumentation se rapporte presque entièrement à lui et à ses pratiques discriminatoires alléguées. Jusqu’au dernier paragraphe, la plainte porte essentiellement sur lui, et la plaignante maintient dans sa requête que les allégations qu’elle a formulées à l’encontre du Dr Hucker ne sont ni frivoles ni spéculatives.

[24] Pourtant, la plainte n’a été déposée que contre SCC. Bien souvent, les plaignants déposent des plaintes contre les organismes qui seraient responsables du fait d’autrui en raison de la conduite adoptée par un auteur d’actes répréhensibles, et ce, pour diverses raisons, ne serait-ce que parce que ces organismes ont les moyens ou sont les mieux placés pour fournir la réparation appropriée, comme la mise en œuvre de mesures de réparation d’ordre systémique.

[25] Selon la Commission et la plaignante, la plaignante ne devrait pas se voir privée de la possibilité d’adjoindre le Dr Hucker comme partie simplement parce qu’il était raisonnablement prévisible qu’il serait nécessaire de faire participer ce dernier à l’instance pour disposer de la plainte. À leur avis, il vaut mieux accueillir la demande d’adjonction que de demander à la plaignante de déposer une nouvelle plainte contre le Dr Hucker et de demander à la Commission d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’alinéa 41(1)e) de la Loi d’accepter la plainte même si le délai est expiré. Le dépôt d’une nouvelle plainte serait inefficace et irait à l’encontre de l’obligation de procéder sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des exigences de justice naturelle et des règles de pratique qui est prévue au paragraphe 48.9(1).

[26] L’alinéa 41(1)e) prévoit que la Commission n’est pas tenue de statuer sur une plainte si elle est fondée sur des faits survenus plus d’un an avant la réception de la plainte, ou plus si la Commission l’estime approprié. En d’autres termes, la Commission a le pouvoir discrétionnaire de décider si elle doit traiter une plainte concernant des faits survenus plus d’un an auparavant. Les autres dispositions du paragraphe 41(1) exposent d’autres raisons pour lesquelles la Commission peut décider de ne pas traiter une plainte (c’est-à-dire si elle n’est pas de sa compétence, si elle est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi, si elle peut être avantageusement instruite en vertu d’une autre loi et si le plaignant doit d’abord épuiser d’autres recours).

[27] L’argument de la Commission et de la plaignante est troublant. Comment la Commission peut-elle présupposer la façon dont elle évaluerait une plainte correctement formulée contre le Dr Hucker? Nous ne savons pas si elle déciderait d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour instruire la plainte au-delà de la période d’un an prévue à l’alinéa 41(1)e) alors que plus de trois ans se sont écoulés depuis l’acte discriminatoire allégué. Nous ne savons pas comment la Commission répondrait à toute autre objection ou observation du Dr Hucker dans l’exercice du pouvoir que lui confère la Loi.

[28] Selon la Commission et la plaignante, le Tribunal pourrait examiner les objections du Dr Hucker à l’étape de l’audience, au même titre qu’il s’est penché sur la question de l’adjonction d’un intimé dans la décision Peters.

[29] Toutefois, le Tribunal ne peut pas exercer les pouvoirs qui sont conférés à la Commission, en particulier celui qui est conféré par l’alinéa 41(1)e). Le Tribunal a maintes fois indiqué qu’en situation inverse, lorsque des intimés demandent le rejet d’une plainte au motif qu’elle a été déposée après l’expiration du délai d’un an, il doit respecter la compétence exclusive de la Commission de décider s’il y a lieu de traiter une telle plainte, à moins que la preuve ne démontre qu’il est devenu impossible de tenir une audience équitable vu le trop grand délai (voir Pequeneza c. Société canadienne des postes, 2016 TCDP 21).

[30] Le problème est particulièrement grave en l’espèce. Le Tribunal ne peut pas usurper la compétence exclusive de la Commission de décider s’il convient de traiter une plainte qui est déposée contre le Dr Hucker plus de trois ans après les faits allégués, même si la plaignante savait dès le début qu’elle pouvait déposer des plaintes contre lui. En vertu de la Loi, il revient à la Commission de décider si la plainte doit être acceptée et instruite, et non au Tribunal.

[31] La Commission a évoqué la règle générale selon laquelle les questions qui découlent d’un même ensemble de circonstances factuelles devraient normalement être entendues ensemble, ce qui rehausse l’efficience de la procédure et prévient la possibilité de décisions incompatibles. Toutefois, cette règle sert habituellement à joindre plusieurs procédures dont l’instance décisionnelle est dûment saisie. En l’espèce, je ne suis saisi que d’une seule plainte, déposée contre une partie intimée, à savoir SCC.

[32] Je note également que la plaignante n’a pas expliqué pourquoi elle n’avait pas désigné le Dr Hucker comme intimé alors que quasiment toute sa plainte se rapportait à lui. En revanche, dans la décision Peters, il a été démontré que la plaignante avait toujours eu l’intention de désigner l’autre partie comme intimée, mais qu’elle n’avait pas pu le faire en raison d’un problème technique avec le site Web de la Commission. Dans cette affaire, la Commission a reconnu dans ses observations qu’une erreur avait peut-être été commise dans le dépôt de la plainte.

[33] De même, dans la décision Leonard c. Canadian American Transportation Inc., 2022 TCDP 20, le plaignant avait désigné la partie additionnelle proposée comme partie intimée dans la plainte initiale, mais, pour une raison ou une autre, la Commission a retiré le nom de cette partie sans donner de préavis ou de motifs au plaignant.

[34] Rien n’indique qu’une erreur similaire a été commise ou qu’il y a une autre explication pour justifier le fait que le Dr Hucker n’a pas été désigné comme intimé en l’espèce.

[35] Dans la décision Peters, la Commission a également indiqué qu’elle n’avait pas pu communiquer avec l’autre partie dans le cadre de son enquête et que cette dernière n’avait pas pu être interrogée, ce qui pouvait expliquer pourquoi elle n’avait pas été désignée comme intimée dans la plainte qui a été renvoyée au Tribunal pour instruction. En revanche, en l’espèce, la Commission avait régulièrement communiqué avec le Dr Hucker. Selon l’exposé des faits de la plaignante, l’agent des droits de la personne de la Commission s’est entretenu directement avec le Dr Hucker. La plaignante soutient que le Dr Hucker a participé activement au processus d’enquête de la Commission et que le rapport d’enquête présentait la position du Dr Hucker.

[36] Pourtant, personne n’a expliqué pourquoi rien n’avait été fait pour ajouter le Dr Hucker à titre d’intimé avant que la plainte ne soit renvoyée au Tribunal pour instruction.

[37] La plaignante soutient avoir fait part de son intention de demander l’adjonction du Dr Hucker dès qu’elle en a eu l’occasion, soit environ six mois après que la plainte eut été renvoyée au Tribunal pour instruction, avant la date de dépôt des exposés des précisions, afin de réduire au minimum le risque de préjudice pour le Dr Hucker et SCC. Je ne suis pas du même avis. Il s’agit d’une mauvaise interprétation des faits. La plainte portait presque exclusivement sur le Dr Hucker. La première fois qu’elle a eu l’occasion de déposer une plainte contre lui, c’était en juin 2019, lorsqu’elle a déposé la plainte auprès de la Commission par l’entremise de son avocat. Sa déclaration d’intention, qu’elle a faite le 13 décembre 2022, n’était pas vraiment la première occasion qui s’offrait à elle.

[38] Enfin, je suis préoccupé par les conséquences de l’approche proposée. Elle donne aux parties la possibilité de contourner l’examen préalable auquel doit procéder la Commission en vertu de la Loi. Au lieu de veiller à organiser leur dossier et à nommer tous les intimés potentiels connus, ce qui permet alors aux intimés de bénéficier des protections procédurales prévues par la Loi, les plaignants peuvent choisir d’agir contre un seul intimé et ne pas se soucier de faire un suivi auprès d’un autre, sachant que le Tribunal pourra, des années plus tard, remédier à la situation. C’est un mauvais message à envoyer aux intéressés. Il faut présumer que le législateur a instauré une procédure de résolution des plaintes dans la Loi pour une raison. Les parties ne devraient pas pouvoir l’écarter facilement.

[39] En somme, il était évident, voire raisonnablement prévisible, que le Dr Hucker allait devoir être ajouté comme intimé au moment où la plainte a été déposée. Voilà qui milite fortement contre l’accueil de toute demande visant à ajouter le Dr Hucker comme intimé à ce stade, bien plus de trois ans plus tard.

B. L’adjonction du Dr Hucker comme partie à l’instance n’est pas « nécessaire ».

[40] La plaignante et la Commission soutiennent que le Dr Hucker doit être ajouté comme intimé parce que sa conduite est au cœur de la présente plainte. Il a eu directement connaissance des interactions qui ont eu lieu avec la plaignante et des tiers et il connaît les raisons qui l’ont amené à adopter les positions exposées dans son rapport. Il est aussi possible qu’il détienne des documents potentiellement pertinents qui ne sont pas en la possession, sous le contrôle ou sous la garde de SCC. Il peut répondre aux allégations de façon plus appropriée que SCC et peut avoir un point de vue différent sur la question de savoir si SCC a agi avec diligence raisonnable en l’espèce; par exemple sur la question de savoir si les politiques de SCC lui ont été correctement communiquées.

[41] Toutefois, il est possible d’obtenir ces renseignements sans faire de lui un intimé, notamment en l’obligeant à témoigner. Le Tribunal a le pouvoir d’assigner et de contraindre des témoins à comparaître, à produire les pièces qu’il juge indispensables à l’examen complet de la plainte (alinéa 50(3)a) de la Loi).

[42] La Commission et la plaignante reconnaissent qu’il est possible d’obtenir les renseignements de cette façon, mais soutiennent que le processus serait [traduction] « plus efficace » si les documents étaient répertoriés et communiqués plus tôt, soit dans le cadre de la gestion de l’instance, de sorte qu’elles puissent prendre connaissance plus rapidement de la position du Dr Hucker sur ces questions. Cet argument ne peut être retenu. Ce n’est pas parce que la plaignante et la Commission pourraient présenter leurs arguments plus facilement et plus simplement que la participation du Dr Hucker est nécessaire, surtout si l’on tient compte du fait qu’en l’ajoutant comme partie à ce stade, on le prive des protections procédurales de la Loi.

C. Les autres recours possibles contre le Dr Hucker ne sont pas un facteur

[43] Aux termes du paragraphe 65(1) de la Loi, un organisme est réputé avoir commis tout acte ou omission commis par un employé ou un mandataire. Toutefois, l’organisme peut se soustraire à cette responsabilité du fait d’autrui s’il prouve qu’il a rempli les conditions énoncées au paragraphe 65(2). La Commission soutient qu’à ce stade, comme SCC n’a pas encore déposé son exposé des précisions, nous ne savons pas si SCC a l’intention de présenter une défense au titre du paragraphe 65(2) de la Loi. Si SCC réussit à se soustraire de la responsabilité des actes du Dr Hucker, la plaignante ne disposera plus d’aucun recours.

[44] Cet argument ne me convainc pas. Lorsqu’une plainte est déposée contre un organisme en raison des actes ou omissions discriminatoires allégués de ses employés ou mandataires, il est presque certain qu’il tentera de se soustraire à sa responsabilité en vertu du paragraphe 65(2). De ce fait, lorsqu’il dépose sa plainte, le plaignant peut désigner comme intimé l’employé ou le mandataire qui a commis l’acte discriminatoire afin d’avoir un recours contre lui.

[45] Il peut arriver qu’un plaignant ne connaisse pas l’identité du mandataire ou de l’employé lorsqu’il dépose sa plainte, mais qu’il l’apprenne plus tard, possiblement au cours du processus de divulgation. Il est alors compréhensible que le plaignant demande à ce qu’il soit ajouté comme intimé.

[46] Toutefois, en l’espèce, la plaignante et la Commission connaissaient l’identité du Dr Hucker et savaient qu’il était impliqué dans l’acte discriminatoire allégué dès le départ. En fait, la quasi-totalité de la plainte le concerne. Il n’est pas raisonnable de soutenir que le Dr Hucker devrait être ajouté à titre d’intimé bien plus de trois ans plus tard simplement parce que la plaignante s’est soudainement rendu compte que SCC pourrait avoir gain de cause en invoquant le moyen de défense fondé sur le paragraphe 65(2).

[47] L’argument ne peut être retenu.

D. Le fait que le Dr Hucker était au courant des allégations depuis des années n’annule pas l’effet préjudiciable

[48] La plaignante souligne que le Dr Hucker a été interrogé par l’agent des droits de la personne de la Commission et qu’il a donc participé à l’enquête. De plus, le Dr Hucker a été informé des allégations portées contre lui d’au moins deux autres façons – à savoir, dans le cadre de la procédure interne de règlement des griefs de SCC et à la suite d’une plainte déposée contre lui à l’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario. Il est au courant des allégations de la plaignante depuis au moins mai 2019. Il a donc eu amplement l’occasion de préparer la preuve et sa réponse aux allégations. La plaignante soutient que ce préjudice est [traduction] « minime » et qu’il ne l’emporte pas sur le préjudice que représente le fait de l’obliger à déposer une nouvelle plainte contre lui auprès de la Commission.

[49] Cet argument minimise l’examen préalable des plaintes prévu par la Loi. Les intimés bénéficient de protections procédurales qui ne devraient pas être aussi facilement écartées, surtout en pareilles circonstances puisque l’identité et le rôle de la partie additionnelle étaient clairs dès le début et qu’aucune raison n’a été donnée pour ne pas l’avoir nommée comme partie intimée dès le départ.

[50] De plus, le Dr Hucker soutient que, bien qu’il ait participé à l’enquête de la Commission, il n’a pas eu l’occasion de fournir une défense officielle ou entière aux allégations de la plaignante. Il affirme qu’il a pris part à l’enquête de bonne foi, sachant qu’il ne serait pas nommé à titre d’intimé. De plus, il n’a pas été autorisé à clarifier, à corriger ou à défendre les conclusions tirées par l’agent des droits de la personne au sujet de sa conduite dans le rapport d’enquête.

[51] La plaignante rétorque que la réponse de SCC au rapport laisse entendre que SCC a collaboré étroitement avec le Dr Hucker, ce qui lui a permis de présenter une défense entière. Toutefois, cette observation contredit la précédente observation de la plaignante selon laquelle l’ajout du Dr Hucker est nécessaire parce qu’il risque d’avoir un point de vue sur les faits et les questions qui diffère de celui de SCC. C’est en effet tout à fait possible, et c’est pourquoi il devrait bénéficier des mêmes protections procédurales que SCC.

[52] Je souligne que, dans une autre affaire où le Tribunal a exercé son pouvoir discrétionnaire et a autorisé l’ajout d’une autre partie (Harrison c. Première Nation de Curve Lake, 2018 TCDP 7), une plainte distincte en matière de droits de la personne avait été déposée contre l’intimée proposée relativement à la même question, et la Commission avait fait enquête. Il n’est pas clair si l’autre plainte a été renvoyée au Tribunal pour instruction. Quoi qu’il en soit, la partie a été en mesure de répondre aux allégations à titre d’intimée au cours du processus d’enquête de la Commission. En l’espèce, aucune plainte en matière de droits de la personne n’a jamais été déposée contre le Dr Hucker personnellement. Il se serait peut-être comporté différemment et aurait réagi autrement au rapport s’il avait su que sa responsabilité personnelle était en jeu.

[53] Le Dr Hucker souligne à juste titre que le processus d’enquête de la Commission est une étape définie et essentielle de l’instance qui permet à cette dernière de s’acquitter de sa fonction d’examen préalable et qui confère aux intimés le droit essentiel de contester les allégations dès le début. Sa collaboration à l’enquête de la Commission ne peut être interprétée comme une participation significative à ce processus, ce à quoi aurait eu droit un intimé désigné. Sa modeste participation, à savoir l’entretien qu’il a eu avec l’agent des droits de la personne et sa collaboration avec SCC, dont les intérêts n’étaient pas nécessairement les mêmes que les siens, n’a pas eu pour effet de remédier au préjudice qu’il a subi en ne bénéficiant pas des protections procédurales

[54] Pour toutes ces raisons, je conclus que la demande de la plaignante visant à ajouter le Dr Hucker comme intimé à ce stade n’est pas justifiée. Je n’exercerai pas mon pouvoir discrétionnaire pour y faire droit.

VI. ORDONNANCE

[55] La demande de la plaignante visant à ajouter le Dr Hucker comme intimé est rejetée.

Signée par

Athanasios Hadjis

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 14 août 2023

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : HR-DP-2856-22

Intitulé de la cause : E.F. c. Service correctionnel Canada

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 14 août 2023

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites :

Paul Quick , pour la plaignante

Laure Prévost , pour la Commission canadienne des droits de la personne

David Aaron et Aman Owais , pour l'intimé

Brooke F. Smith et Daniel Yang, pour Dr. Hucker

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