Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 7

Date : le 7 février 2023

Numéro(s) du/des dossier(s) : T2538/9520

Entre :

Ginger Nienhuis

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

Service correctionnel du Canada

l’intimé

Décision sur requête

Membre : Edward P. Lustig

 


I. CONTEXTE

[1] Il s’agit d’une décision sur une requête présentée par l’intimé le 17 novembre 2022 en vue d’obtenir une ordonnance de rejet de la plainte en l’espèce pour cause de retard, conformément aux articles 9 et 26 des Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (les « Règles »). La seule question dans l’affaire consiste à déterminer si la plainte doit être rejetée pour cause de retard de la part de la plaignante.

[2] La plaignante s’identifie comme une femme autochtone transgenre. Dans sa plainte déposée le 9 août 2017, elle allègue que l’intimé a commis envers elle un acte discriminatoire aux termes des articles 5 et 14.1 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « Loi »). Elle allègue avoir subi un traitement défavorable en raison de sa race et de son identité ou expression de genre, ainsi que des représailles pour avoir précédemment déposé une plainte pour atteinte aux droits de la personne auprès de la Commission en 2014, dont le règlement a eu lieu en janvier 2017. Plus particulièrement, elle allègue avoir fait l’objet, le 26 mai 2017, d’un incident impliquant un recours excessif à la force contre elle, au cours duquel elle a été forcée de se doucher nue devant plusieurs hommes et deux femmes.

[3] Elle est incarcérée à l’Établissement de La Macaza et n’est pas représentée par avocat; elle agit plutôt avec l’aide de son conjoint, Noel McCallum, qui y est aussi incarcéré.

[4] Suivant les instructions du Tribunal, la plaignante a déposé un exposé des précisions le 28 juin 2021. Dans son exposé des précisions, la plaignante a indiqué que ce dernier était incomplet et a demandé d’y ajouter d’autres listes de documents en sa possession qui, selon elle, étaient potentiellement pertinents et à l’égard desquels elle n’invoquait aucun privilège de non-divulgation. L’exposé des précisions comportait des allégations selon lesquelles il y avait eu, après l’incident survenu le 26 mai 2017 et le dépôt de la plainte, un continuum d’actes de harcèlement et de représailles, y compris des incidents allégués impliquant des abus contre la plaignante et M. McCallum de la part d’agents. Certains de ces incidents sont décrits dans l’exposé des précisions comme étant [traduction] « délictueux et criminels ».

[5] Le 22 juin 2021, en réponse à la demande de la plaignante, le Tribunal lui a accordé un délai supplémentaire jusqu’au 16 août 2021 pour déposer les autres renseignements de son exposé des précisions. Par la suite, à cinq autres reprises, le Tribunal a prorogé le délai pour le dépôt d’un exposé des précisions modifié en réponse aux demandes présentées par la plaignante comme suit : le 10 août 2021 jusqu’au 15 novembre 2021; le 29 novembre 2021 jusqu’au 10 janvier 2022; le 28 mars 2022 jusqu’au 28 juillet 2022; le 2 août 2022 jusqu’au 30 septembre 2022, en indiquant que [traduction] « toute autre demande de prorogation pourrait être rejetée ». Aucune de ces prorogations n’a donné lieu au dépôt de l’exposé des précisions modifié par la plaignante, bien que le Tribunal ait expliqué aux parties que, tant que l’exposé des précisions n’était pas complet, l’affaire ne pouvait être poursuivie, car l’intimé devait avoir accès à un exposé des précisions complet pour y répondre et pour déterminer s’il demandait une ordonnance de radiation des allégations dépassant la portée de la plainte.

[6] Pendant toute cette période, bien qu’il ne se soit pas opposé aux prorogations susmentionnées, l’intimé s’est plaint au sujet de la demande d’augmentation potentielle de la portée de la plainte et de l’incidence négative du retard dans le dossier causé par le défaut de la plaignante de respecter les délais de dépôt. Il s’est opposé au rôle proposé de M. McCallum à titre de représentant et de témoin de la plaignante. Il a contesté les affirmations de la plaignante selon lesquelles son retard dans l’obtention et le dépôt des renseignements demandés dans les délais s’expliquait par un manque d’accès aux ordinateurs de son établissement et de temps pour les utiliser. Il a fourni des informations montrant que la plaignante avait accès aux ordinateurs et disposait d’amplement de temps pour les utiliser à ces fins, mais qu’elle ne l’a pas fait, et a cité d’autres occasions où la plaignante aurait pu y accéder et les utiliser au delà de la procédure normale, mais qu’elle ne l’a pas fait. L’intimé s’est aussi plaint que, à de nombreuses reprises, la plaignante ne l’a pas informé de ses demandes de prorogation des délais de dépôt ni ne lui a envoyé une copie de celles-ci et n’a pas répondu à sa correspondance, notamment lorsqu’il lui a offert de l’aider à obtenir les documents dont elle alléguait avoir besoin pour achever son exposé des précisions.

[7] Le 22 septembre 2022, le Tribunal a reçu une autre demande verbale de la part de M. McCallum visant à obtenir une autre prorogation jusqu’en janvier 2023, une demande justifiée, une fois de plus, par le manque de temps d’utilisation des ordinateurs. L’intimé s’est opposé à cette demande. La Commission a écrit qu’une prorogation [traduction] « de deux semaines était raisonnable ». Le Tribunal a accordé une prorogation jusqu’au 14 octobre 2022 et a indiqué qu’il [traduction] « s’attend à ce qu’aucune autre prorogation ne soit accordée ». Le 14 octobre 2022, M. McCallum a communiqué avec le greffe du Tribunal pour l’informer que la date du 14 octobre ne serait pas respectée et qu’un délai supplémentaire jusqu’en 2023 était nécessaire. Il a reçu l’instruction de présenter une demande par écrit indiquant les motifs de la demande, mais, jusqu’à maintenant, il ne l’a pas fait.

[8] Le 25 novembre 2022, à la suite de l’introduction de la présente requête de l’intimé, le Tribunal a donné des instructions aux parties selon lesquelles la plaignante et la Commission avaient jusqu’au 16 janvier 2023 pour répondre à la requête. Dans la correspondance datée des 20 et 29 décembre 2022, la plaignante a accusé réception au Tribunal du délai du 16 janvier 2023 pour déposer une réponse à la requête et a indiqué [traduction] « qu[’elle] respecter[a] le délai du 16 janvier 2023 pour l’élaboration de la déclaration de point de vue qui [lui] a été demandée ». À ce jour, la plaignante n’a ni répondu à la requête, ni déposé un exposé des précisions modifié, ni communiqué avec le Tribunal depuis sa dernière correspondance. Le 13 janvier 2023, la Commission a déposé des observations en réponse à la requête.

II. DÉCISION

[9] Puisque la plaignante n’a tenu absolument aucun compte des délais du Tribunal, la plainte doit être rejetée.

OBSERVATIONS DE L’INTIMÉ

[10] L’intimé soutient que, après plus de 18 mois de prorogations pendant lesquels la plaignante n’a pas respecté les délais pour le dépôt de son exposé des précisions modifié, il est dans l’intérêt de la justice que le Tribunal rejette la plainte pour cause de retard. Le Tribunal a le pouvoir de contrôler sa procédure et il doit empêcher les abus et s’assurer que les parties respectent les délais fixés (voir Chisholm c. Halifax Employers Association, 2019 TCDP 38 au par. 15 [Chisholm]).

[11] L’intimé cite le paragraphe 48.9(1) de la Loi, qui stipule que l’instruction des plaintes se fait de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique. Il cite aussi les articles 9 et 10 des Règles qui indiquent que le Tribunal peut rejeter une plainte pour omission de se conformer à un délai fixé sous le régime des Règles ou, de sa propre initiative ou sur requête d’une partie, rendre l’ordonnance qu’il estime nécessaire en cas d’abus de procédure

[12] L’intimé soutient que les deux critères juridiques applicables (le « critère classique » et le « critère de Seitz ») sont satisfaits pour que sa requête de rejet de la plainte pour cause de retard soit acceptée, bien qu’un seul des critères n’ait à l’être pour y parvenir. À cet égard, il cite Chisholm, précité, aux paragraphes 17, 18 et 19.

[13] Dans le cadre du « critère classique », l’intimé soutient que a) 18 mois constituent un retard excessif; b) le retard est inexcusable puisque la plaignante a eu amplement le temps de préparer et déposer son exposé des précisions modifié compte tenu du temps d’ordinateur qui lui a été accordé et n’a donné aucune explication raisonnable pour son retard à le faire; et c) l’intimé est susceptible de subir un préjudice quant à la présentation des meilleurs éléments de preuve disponibles à l’audience devant le Tribunal, car le retard de plus de six ans maintenant depuis l’incident qui a donné lieu à la plainte privera le Tribunal de la possibilité d’entendre des témoins dont le souvenir est encore présent à l’esprit, ce qui compromet l’équité de l’instruction.

[14] Selon l’approche établie dans l’affaire Seitz c. Canada, 2002 CFPI 456 (CanLII) aux paragraphe 16 à 18, l’intimé soutient que a) la plaignante n’a tenu [traduction] « absolument aucun compte » des délais du Tribunal pendant plus de 18 mois, ce qui comprend six prorogations sans explication; b) la plaignante ne semble pas avoir l’intention véritable de clore le dossier; elle a plutôt fait durer la procédure indéfiniment; et c) l’incidence du retard constitue un abus de l’administration de la justice pour les motifs susmentionnés.

[15] L’intimé soutient que le présent dossier est comparable à l’affaire Labelle c. Rogers Communications Inc., 2012 TCDP 4, aux paragraphes 81 à 83, dans laquelle le Tribunal a rejeté une plainte pour cause de retard parce qu’il avait déjà accordé à la plaignante de nombreuses prorogations et qu’elle n’avait fourni aucune explication raisonnable pour son omission de respecter ses obligations en matière de divulgation et de dépôt.

OBSERVATIONS DE LA COMMISSION

[16] La Commission soutient qu’il n’est pas dans l’intérêt public de rejeter l’ensemble de la plainte en raison du retard de la plaignante à déposer un exposé des précisions modifié puisque la plaignante a déposé un exposé des précisions dans les délais et que la version modifiée est d’une utilité limitée aux événements étant survenus après l’incident du 26 mai 2017 qui a donné lieu à la plainte, que le rejet de l’ensemble de la plainte causerait un préjudice à la plaignante en la laissant sans recours relativement à sa plainte et qu’il est peu probable, à ce stade, que l’intimé subisse un préjudice en raison du retard.

[17] La Commission soutient que le rejet de plaintes est un recours drastique qui doit être exercé avec prudence, car l’abus de procédure en raison d’un délai administratif est une question d’équité procédurale qui doit être évaluée dans le cadre du critère triple (voir Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29 au par. 38 et Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 aux par. 115 et 122).

[18] En appliquant au présent dossier pour retard les deux critères applicables dont il est question dans Chisholm, la Commission soutient que ni l’un ni l’autre des critères n’est satisfait lorsque tous les facteurs sont évalués, pondérés et équilibrés étant donné la gravité du recours et la nécessité de faire preuve de prudence, surtout dans un dossier où la plaignante n’est pas représentée. Les facteurs à pondérer en faveur du non-rejet de la plainte sont notamment le statut de la plaignante à titre de détenue incarcérée et non représentée soumise à différentes restrictions; le fait que la plaignante a déposé un exposé des précisions et que ses demandes de prorogation visaient des points supplémentaires concernant des événements survenus après l’événement ayant donné lieu à sa plainte; le préjudice que subirait la plaignante si l’ensemble de la plainte était rejetée, ce qui la laisserait sans recours, comparativement à l’absence de preuve de préjudice causé à l’intimé; et le fait que l’intimé ne s’est pas opposé aux cinq premières prorogations.

[19] Au lieu de rejeter l’ensemble de la plainte, la Commission suggère au Tribunal de fixer des dates pour que l’intimé dépose son exposé des précisions en réponse à celui de la plaignante et de procéder à une audience au cours de laquelle la plaignante ne peut soulever aucune question qui n’a pas été clairement indiquée dans son exposé des précisions.

III. ANALYSE

[20] Je conviens que le Tribunal est « maître de sa propre procédure » et qu’il a le pouvoir discrétionnaire de gérer ses ressources comme il le juge indiqué. Je conviens aussi que je dois faire preuve de prudence à l’égard du rejet de la plainte pour les motifs cités par la Commission, et que je ne peux le faire qu’après avoir pleinement évalué les facteurs pertinents et pris en compte à la fois les impératifs d’équité et de célérité.

[21] Ce faisant, je garde à l’esprit que le Tribunal et les parties ont été extrêmement réceptifs aux demandes de prorogation présentées par la plaignante pendant plus de 18 mois, bien que, selon moi, elle a eu amplement l’occasion de déposer l’exposé des précisions modifié dans les délais alloués et que les excuses données concernant le temps d’ordinateur ne sont ni raisonnables ni crédibles. À cet égard, j’accepte les éléments de preuve non contredits que l’intimé a présentés au paragraphe 6 ci-dessus concernant l’accès amplement suffisant à des ordinateurs qui a été offert à la plaignante en vue de les utiliser pour préparer son exposé des précisions modifié, mais dont elle ne s’est pas prévalue.

[22] La Commission laisse entendre que la dernière prorogation jusqu’au 14 octobre 2022 était raisonnable, contrairement à la demande de la plaignante de proroger le délai jusqu’en 2023. Malgré les six prorogations accordées et les avertissements à l’effet que les deux dernières seraient effectivement les dernières, la plaignante n’a tenu absolument aucun compte des délais et des règles du Tribunal et a fait en sorte que l’affaire demeure statique pendant un délai déraisonnable sans intention apparente de clore le dossier. Cela est confirmé par le fait que, jusqu’à maintenant, la plaignante a non seulement omis de déposer un exposé des précisions modifié, en dépit des six prorogations s’étendant sur plus de 18 mois, mais elle n’a même pas déposé une réponse à la requête comme elle avait promis de le faire. Nous ignorons même si elle est d’accord avec la suggestion faite par la Commission au paragraphe 19 ci-dessus.

[23] Cela démontre un manque de respect de la part de la plaignante à l’égard du Tribunal, des autres parties et de la procédure qui constitue un abus de l’administration de la justice et de la procédure, indépendamment de tout préjudice causé par le retard excessif et inexcusable.

[24] Par conséquent, en évaluant les faits en l’espèce, je suis d’avis que l’affaire s’inscrit dans le cadre de l’approche Seitz et que la requête doit être accordée et la plainte, rejetée.

IV. ORDONNANCE

[25] La requête est accordée et la plainte est rejetée.

Signé par

Edward P. Lustig

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 27 février 2023


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T2538/9520

Intitulé : Ginger Nienhuis c. Service correctionnel du Canada

Date de la décision sur requête du Tribunal : le 27 février 2023

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Représentations écrites par :

Plaignante non représentée

Ikram Warsame , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Erin Morgan et Émilie Tremblay , pour l’intimé

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