Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Rae-Lynne Dicks a été harcelée sexuellement par James Randall.
Mme Dicks et M. Randall ont travaillé ensemble pendant trois mois. Mme Dicks était commis à la facturation. M. Randall était répartiteur en chef. Mme Dicks relevait de M. Randall lorsqu’ils travaillaient en même temps.
M. Randall a tenté de danser « à coup de hanche » avec elle. Il a laissé entendre à plusieurs reprises qu’il souhaitait se saouler et avoir des relations sexuelles avec elle ou la fréquenter. Il a touché l’épaule, le cou et le haut de la poitrine de Mme Dicks une douzaine de fois sous divers prétextes. Il a découvert son adresse. Elle lui a fait savoir qu’elle n’était pas intéressée. Lorsqu’elle a repoussé les avances de M. Randall, il a cessé de lui fournir des commentaires positifs, et elle a alors été congédiée.
Le Tribunal a conclu que les actes de M. Randall constituaient du harcèlement sexuel.
Mme Dicks a déposé une plainte distincte contre son employeur. Cette plainte a été réglée séparément.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 8

Date : le 2 mars 2023

Numéro du dossier : T2485/4220

Entre :

Rae-Lynne Dicks

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

James Randall

l’intimé

Décision

Membre : Paul Singh

 



I. DÉCISION

[1] La plaignante, Rae-Lynne Dicks, prétend avoir subi du harcèlement sexuel de la part de l’intimé, James Randall, alors qu’elle travaillait pour une compagnie de remorquage (la « Compagnie »), ce qui constitue un acte discriminatoire aux termes de l’article 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, c. H-6 (la « LCDP »).

[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus que M. Randall a harcelé sexuellement Mme Dicks, ce qui constitue un acte discriminatoire aux termes de la LCDP, et j’ordonne par conséquent des mesures de réparation.

II. MME DICKS EST UN TÉMOIN CRÉDIBLE

[3] J’ai entendu les dépositions de deux témoins durant l’audience, celle de Mme Dicks et celle de son psychologue traitant, M. Jeff Morley.

[4] Mme Dicks avait au départ désigné la Compagnie comme intimée dans le cadre de sa plainte, au même titre que l’intimé James Randall. En octobre 2020, elle a conclu une entente de règlement avec la Compagnie, et l’instruction du présent dossier s’est poursuivie avec M. Randall comme seul intimé.

[5] Ni lui ni la Commission canadienne des droits de la personne ne se sont présentés à l’audience ni n’y ont autrement participé bien que le Tribunal les ait avisés de sa tenue et leur ait donné l’occasion d’agir.

[6] Je peux rejeter l’ensemble d’un témoignage ou en admettre une partie ou la totalité, le tout notamment en fonction de la crédibilité du témoin.

[7] Dans l’arrêt Faryna v. Chorny 1951 CanLII 252, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a décrit de la manière suivante la méthode à privilégier pour apprécier la crédibilité :

[traduction]
Les possibilités qu’avait le témoin d’être au courant des faits, sa capacité d’observation, son jugement, sa mémoire et son aptitude à décrire avec précision ce qu’il a vu et entendu contribuent, de concert avec d’autres facteurs, à créer ce qu’on appelle la crédibilité [...].

La crédibilité des témoins intéressés ne peut être évaluée, surtout en cas de contradiction des dépositions, en fonction du seul critère consistant à se demander si le comportement du témoin permet de convaincre qu’il dit la vérité. Le critère applicable consiste plutôt à déterminer raisonnablement si son récit est compatible avec les probabilités qui caractérisent les faits en l’espèce. Bref, pour déterminer si la version d’un témoin est conforme à la vérité dans un cas de cette nature, il faut déterminer si le témoignage est compatible avec celui qu’une personne sensée et informée, selon la prépondérance des probabilités, reconnaîtrait d’emblée comme un témoignage raisonnable, compte tenu de la situation et des circonstances [...] En outre, il peut arriver qu’un témoin dise ce qu’il croit sincèrement être la vérité, mais se trompe en toute honnêteté (p. 356-357).

[8] Sur la foi des facteurs énoncés dans l’arrêt Faryna, je conclus que Mme Dicks est un témoin crédible. Sa déposition était raisonnable, crédible et cohérente. En outre, elle n’a pas été contestée vu le défaut de M. Randall de participer à l’audience, et rien dans le dossier de la preuve ne contredisait les dires de Mme Dicks.

[9] Par conséquent, j’admets la totalité du témoignage de Mme Dicks, et c’est celui-ci que j’examinerai maintenant.

III. LE TÉMOIGNAGE DE MME DICKS

[10] Mme Dicks est une femme âgée de 55 ans qui était opératrice et répartitrice au 911 avant de travailler pour la Compagnie à Surrey, en Colombie-Britannique. Elle a reçu un diagnostic de trouble de stress post-traumatique (« TSPT ») suivant ses années de service au 911 et est susceptible de souffrir d’anxiété et de dépression.

[11] Du 20 octobre 2017 au 15 janvier 2018, soit pendant environ trois mois, elle a travaillé pour la Compagnie, qui offrait des services de remorquage. Elle était commis à la facturation. M. Randall était le répartiteur en chef et elle relevait de lui lorsqu’il était en poste.

[12] Mme Dicks travaillait régulièrement avec M. Randall. Celui-ci lui répétait souvent qu’étant donné son ancienneté au sein de la Compagnie, il jouissait de la confiance et de l’appui du directeur général, ce qui lui permettait de faire ce que bon lui semblait sans craindre d’être renvoyé. D’après Mme Dicks, ces déclarations la mettaient mal à l’aise et lui causaient des inquiétudes quant à la sécurité de son emploi.

[13] Le soir du 26 novembre 2017, Mme Dicks a entamé un quart de travail de 12 heures avec M. Randall. Ils étaient seuls, sauf lorsque les conducteurs de dépanneuse entraient dans le bureau pour y déposer des documents.

[14] Au cours de ce quart, M. Randall s’est tenu debout devant le comptoir, empêchant Mme Dicks d’accéder aux registres des véhicules, et a attendu qu’elle s’approche de lui en vue d’y faire des inscriptions. Il fredonnait tout en effectuant des mouvements de danse.

[15] Mme Dicks a demandé à M. Randall de s’écarter afin de lui permettre d’accéder aux registres. À ce moment-là, M. Randall a entravé son accès et a tenté d’effectuer une danse « à coup de hanche » avec elle. Elle a tenté de l’éviter physiquement pour qu’il cesse sa danse et lui a de nouveau demandé de se déplacer.

[16] M. Randall s’est finalement tassé et lui a dit, à peu de choses près : [traduction] « Hey, j’ai vraiment besoin de me saouler à m’en rendre stupide, veux-tu venir te saouler chez moi après le boulot? » Mme Dicks lui a répondu qu’elle ne buvait pas, a fui son regard et a poursuivi ses inscriptions dans les registres. M. Randall a répondu quelque chose comme : [traduction] « C’est correct, tu peux venir et t’occuper de moi pendant que je me saoule. Je suis un bon vivant quand je suis ivre. »

[17] Selon Mme Dicks, il était clair que M. Randall souhaitait se saouler et avoir une relation sexuelle avec elle, et ce, à cause de son air suggestif et de la façon dont il bougeait les hanches, qui était intrinsèquement sexuelle. Elle a rétorqué : [traduction] « Je ne veille pas sur les gens ivres » et a ensuite ignoré M. Randall. Elle affirme qu’elle souhaitait fuir, mais était paralysée. Elle craignait ce qu’il allait faire, puisqu’ils étaient fin seuls.

[18] À deux reprises peu après cet incident, M. Randall a tenu des propos similaires à son égard sans signe avant-coureur et dans un ton décrit comme lascif par Mme Dicks. Plus précisément, il a déclaré : [traduction] « tu sais ce que je veux » en effectuant un mouvement circulaire des hanches pendant qu’il passait près de Mme Dicks. Mme Dicks affirme s’être sentie craintive, anxieuse et prise pour cible.

[19] À deux douzaines de reprises par la suite, M. Randall s’est fait un devoir de lui toucher l’épaule, le cou ou le haut de la poitrine sans qu’elle y consente et en invoquant des prétextes comme celui d’enlever un cheveu égaré. Il éclatait souvent de rire lorsqu’elle se repliait sur elle-même ou s’éloignait vivement de lui.

[20] Mme Dicks a déclaré que ces gestes répétés lui laissaient comprendre que M. Randall n’avait pas d’égard pour son espace personnel et qu’il pouvait la toucher à son gré, sans son consentement et malgré le fait qu’elle manifestait activement son refus de l’attouchement. D’après elle, elle se sentait [traduction] « petite, insignifiante et sans défense ».

[21] Entre la mi-novembre et la mi-décembre 2017 environ, M. Randall appuyait sa poitrine sur l’épaule de Mme Dicks et plaçait sa main sur la sienne pour bouger la souris lorsqu’elle le questionnait au regard de la facturation ou du système informatique. Selon Mme Dicks, cet incident particulier est survenu une douzaine de fois et l’a laissée très mal à l’aise.

[22] La première fois, son supérieur a déclaré qu’ils étaient [traduction] « bien comme ça ». Chaque fois, il lui disait de se [traduction] « détendre », qu’il n’était pas en train de l’attaquer, ou qu’ils étaient [traduction] « tous des adultes », et qu’ils devraient être en mesure de [traduction] « parler de sexe et de leur ex ».

[23] Mme Dicks a estimé qu’à environ six reprises entre octobre et décembre 2017, des conducteurs de dépanneuse lui ont demandé si elle était [traduction] « en quête d’un bon gars ». Selon elle, M. Randall demandait aux conducteurs de lui poser cette question parce qu’ils ne le faisaient que lorsqu’elle était seule avec lui durant un quart et que celui-ci se tenait à proximité d’eux et pouvait entendre la conversation. La dernière fois que quelqu’un lui a posé la question, à la fin du mois de décembre, Mme Dicks a clairement rétorqué, de manière à se faire entendre de son supérieur, qu’elle ne sortait pas avec ses collègues et qu’elle [traduction] « n’était pas en quête d’un homme, donc [qu’ils pouvaient arrêter de lui] poser la question ».

[24] Elle affirme qu’après cet événement, les [traduction] « tactiques [de M. Randall] ont changé » et que chaque fois qu’elle avait des conversations personnelles avec un conducteur en sa présence par la suite, il intervenait et tenait des propos comme [traduction] « Rae-Lynne ne sort pas avec ses collègues, tu sais ». Dès lors, il a cessé de faire des commentaires positifs sur le travail de Mme Dicks.

[25] Mme Dicks a déclaré dans son témoignage : [traduction] « ce comportement m’a vraiment mise sur la défensive, comme si je n’avais aucune valeur à titre de collègue parce que j’avais refusé de sortir avec lui ou d’avoir un rapport sexuel avec lui après le travail. Mes compétences professionnelles n’étaient plus pertinentes. Je n’avais pas d’esprit d’équipe [...] seulement parce que je refusais de sortir avec lui ».

[26] À la mi-janvier 2018, elle parlait à un conducteur qui, tout comme deux de ses collègues, lui avait proposé de l’aider à déménager des meubles parce qu’elle quittait son appartement à la fin du mois. M. Randall a entendu cette conversation et a tenté de s’inviter. Il a déclaré, à peu de choses près : [traduction] « Hey, ça semble amusant. J’aimerais aider. J’habite à trois rues de là. Je peux venir avec ma caisse de six bières. Je veux dire, je ne peux pas aider avec le transport des objets, mais je peux vous divertir. »

[27] Mme Dicks a fermement rejeté l’offre, mais dit que M. Randall cherchait sans cesse à se faire inviter. D’après elle, elle est restée craintive après cet incident, car si M. Randall avait dit qu’il vivait à trois rues de chez elle, cela signifiait qu’il savait où elle demeurait. Elle ne sait pas comment M. Randall a su où elle vivait et elle ne voulait pas qu’il se présente chez elle sans crier gare le jour du déménagement ni à tout autre moment.

[28] Aux dires de Mme Dicks, entre le 2 et le 14 janvier 2018, après qu’elle eut repoussé à plusieurs reprises les avances de M. Randall devant des tiers, celui-ci a informé le directeur de la Compagnie qu’elle n’était pas capable d’exécuter avec compétence ses tâches, et ce, même si elle avait auparavant reçu des évaluations favorables pour son travail. Par conséquent, M. Randall a obtenu l’autorisation de consacrer une heure de plus chaque quart à la vérification du travail de Mme Dicks, qu’il harcelait et interrompait, ce qui rendait difficile pour elle l’exécution de ses tâches.

[29] Le 14 janvier 2018 (l’avant-dernier jour de travail de Mme Dicks à la Compagnie), M. Randall l’a approchée et lui a parlé de ses relations avec les femmes. Il lui a alors demandé si elle avait déjà eu [traduction] « une aventure d’une nuit ». Elle dit qu’elle voulait mettre un terme à la conversation et a répondu quelque chose comme : [traduction] « je suis une femme adulte et mes aventures ne regardent que moi ». M. Randall a rétorqué quelque chose dans la veine de : [traduction] « cela veut donc dire oui [...] parle-moi-en […] où l’as-tu trouvé […] était-il bon au lit? ».

[30] Mme Dicks déclare s’être sentie mal à l’aise durant cette interaction. Elle a été soulagée lorsqu’un conducteur est entré dans le bureau et qu’elle a pu clore cet échange avec M. Randall.

[31] Le 15 janvier 2018, la Compagnie a mis fin à son emploi. Durant son témoignage, elle a déclaré qu’elle ne pouvait pas parler des circonstances de sa cessation d’emploi en raison des clauses de confidentialité stipulées dans l’entente de règlement conclue avec la Compagnie.

[32] Quant aux répercussions découlant du harcèlement subi de la part de M. Randall, Mme Dicks dit que, compte tenu du TPST chronique qu’elle avait développé après ses années de service à titre d’opératrice et de répartitrice du 911, elle était dans une position particulièrement vulnérable et que la conduite de M. Randall a eu des conséquences dévastatrices sur elle.

[33] Elle déclare ce qui suit relativement au fait de travailler aux côtés de M. Randall :

[traduction] Cela me rendait nerveuse, augmentait mon anxiété et me faisait douter de mes compétences professionnelles. Ces événements ont ébranlé ma confiance, m’ont laissée sans sommeil et m’ont empêchée de travailler au mieux de mes capacités. D’après moi, à titre de femme célibataire, j’étais une proie facile, et si je résistais, je subirais les conséquences. Au cours de mon emploi, j’ai eu de la difficulté à m’adapter, à dormir, à prendre soin de moi et à conserver mon équilibre professionnel au travail. J’ai commencé à prendre souvent rendez-vous avec mon docteur et à avoir besoin de somnifères chaque nuit.

[34] Concernant la période suivant son départ de la Compagnie, Mme Dicks dit ce qui suit :

[traduction] Je me suis effondrée et j’ai souffert d’un épisode dépressif majeur comme je n’en avais pas vécu depuis plusieurs années. La dépression, l’anxiété, la colère, la culpabilité et un grave manque de confiance en moi m’ont rendue incapable de me soigner de la façon la plus élémentaire qui soit. Même si je savais que ce n’était pas de ma faute, j’ai recommencé à me punir en ne prenant pas soin de moi. J’avais cette habitude depuis plusieurs années et je me détestais pour cela. Pour le reste du mois de janvier, et l’ensemble de février et de mars, je n’étais pas fonctionnelle. Je ne mangeais pas convenablement, je ne dormais pas sans prendre de somnifères et je souffrais d’insomnie. J’allais si mal que mon docteur s’en est montré préoccupé et qu’il m’a convaincue de recommencer à prendre des antidépresseurs.

[35] Mme Dicks affirme avoir déménagé à Grand Forks, en Colombie-Britannique, en avril 2019 pour être plus proche de sa famille, notamment à cause de sa mauvaise expérience auprès de M. Randall.

[36] Mme Dicks a cité à comparaître son psychologue traitant, M. Jeff Morley, pour qu’il témoigne à titre de témoin expert. M. Morley a déclaré qu’il est titulaire d’un doctorat en psychologie de l’orientation de l’Université de la Colombie-Britannique et qu’il est membre de l’Ordre des psychologues de la Colombie-Britannique depuis 2004. Il a déclaré qu’il est titulaire d’un permis d’exercice de l’Académie américaine d’experts en stress traumatique et qu’il est donc un expert dans ce domaine. Compte tenu de ses titres de compétence, j’admets que M. Morley est un témoin expert dans le domaine de la psychologie.

[37] M. Morley a livré un bref témoignage. Il a déclaré qu’il avait procédé à une évaluation psychologique de Mme Dicks en février 2013 et qu’il avait posé un diagnostic de TSPT chronique et de trouble dépressif majeur. Il a déclaré que Mme Dicks l’avait [traduction] « consulté de temps en temps au fil des années » et que les symptômes de ses troubles, y compris l’anxiété et la dépression, sont toujours présents. Hormis sa confirmation du diagnostic de 2013 et sa déclaration portant que les symptômes persistent, M. Morley n’a rien dit d’autre de notable.

IV. HARCÈLEMENT SEXUEL — CRITÈRE JURIDIQUE

[38] Le fait de harceler un individu dans le cours de son emploi constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, et le harcèlement sexuel est réputé être un harcèlement fondé sur un motif de distinction illicite : LCDP, art. 14.

[39] Dans l’arrêt Janzen c. Platy Enterprises Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1252, à la page 1284, la Cour suprême du Canada a décrit le harcèlement sexuel en ces termes :

Sans chercher à fournir une définition exhaustive de cette expression, j’estime que le harcèlement sexuel en milieu de travail peut se définir de façon générale comme étant une conduite de nature sexuelle non sollicitée qui a un effet défavorable sur le milieu de travail ou qui a des conséquences préjudiciables en matière d’emploi pour les victimes du harcèlement. […] Le harcèlement sexuel est une pratique dégradante, qui inflige un grave affront à la dignité des employés forcés de le subir. En imposant à un employé de faire face à des gestes sexuels importuns ou à des demandes sexuelles explicites, le harcèlement sexuel sur le lieu de travail est une atteinte à la dignité de la victime et à son respect de soi, à la fois comme employé et comme être humain.

[40] Dans la décision Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Forces armées), [1999] 3 CF 653, la Cour fédérale a élargi le raisonnement exposé dans l’arrêt Janzen. La Cour a conclu que, pour qu’une allégation de harcèlement sexuel soit fondée, les éléments qui suivent doivent être établis :

(1) Les actes qui constituent le fondement de la plainte doivent être importuns, ou devraient être jugés importuns par une personne raisonnable;

(2) La conduite doit être de nature sexuelle;

(3) Normalement, le harcèlement sexuel exige un degré de persistance ou de répétition, mais, dans certaines circonstances, un seul incident peut être suffisamment grave pour créer un milieu de travail hostile.

V. LA CONDUITE DE M. RANDALL CONSTITUE DU HARCÈLEMENT SEXUEL

[41] Je suis convaincu que Mme Dicks a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, les volets essentiels du critère relatif au harcèlement sexuel énoncé par la Cour fédérale.

[42] Je conclus que le comportement de M. Randall à l’égard de Mme Dicks entre octobre 2017 et janvier 2018, notamment en ce qui concerne les attouchements non désirés, les remarques suggestives, les mouvements circulaires des hanches, les questions quant à ses antécédents sexuels et les invitations à sortir avec lui, à se saouler avec lui ou à se rendre chez lui, constituait une conduite qui était manifestement de nature sexuelle.

[43] Je conclus que la conduite de M. Randall était importune ou qu’il était raisonnable de s’attendre que M. Randall sache que sa conduite était importune. Mme Dicks a clairement et constamment informé M. Randall qu’elle n’était pas intéressée à avoir de conversation, d’interaction physique ou de relation avec lui qui soit de nature sexuelle.

[44] Je conclus également que M. Randall a eu une conduite de nature sexuelle inappropriée et persistante durant plusieurs mois et que celle-ci a eu des effets nuisibles sur l’environnement de travail de Mme Dicks. Je souscris à la déclaration de celle-ci voulant que la conduite de M. Randall l’ait rendue anxieuse et craintive, et ait eu des répercussions défavorables sur sa confiance et sur sa capacité à exécuter ses tâches.

[45] Par conséquent, compte tenu du témoignage de Mme Dicks, que j’ai admis en totalité, et du critère juridique que je dois appliquer, je conclus que la conduite de M. Randall constitue du harcèlement sexuel et un acte discriminatoire aux termes de l’article 14 de la LCDP.

[46] Après avoir conclu à l’existence d’une violation de la LCDP, je me penche maintenant sur la question des mesures de réparation.

VI. MESURES DE RÉPARATION

Préjudice moral

[47] Mme Dicks réclame 10 000 $ en dommages-intérêts à l’encontre de M. Randall pour le préjudice moral subi.

[48] Le Tribunal peut indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral du fait d’un acte discriminatoire : LCDP, al. 53(2)e). Cependant, le Tribunal réserve généralement le montant maximal de 20 000 $ aux cas les plus flagrants, caractérisés par l’ampleur et la durée des actes discriminatoires : Grant c. Manitoba Telecom Services Inc., 2012 TCDP 10, au par. 115; Alizadeh-Ebadi c. Manitoba Telecom Services Inc., 2017 TCDP 36, au par. 213.

[49] Afin d’établir le juste montant des dommages-intérêts pour préjudice moral, le Tribunal doit évaluer les conséquences de l’acte discriminatoire pour les victimes, entre autres « les conséquences émotionnelles, la frustration, la déception, la perte d’estime et de confiance en soi, le chagrin, le bien[-]être affectif, le stress, l’anxiété et parfois même la dépression, les idées suicidaires et autres manifestations de nature psychologique résultant de l’acte discriminatoire » : Youmbi Eken c. Réseaux Netrium Inc., 2019 TCDP 44, au par. 71.

[50] Bien que des éléments de preuve médicaux soient utiles pour évaluer les dommages-intérêts, ils ne sont pas absolument nécessaires : McFee c. Chemin de fer Canadien Pacifique,, 2019 TCDP 28, au par. 135.

[51] En l’espèce, le harcèlement subi par Mme Dicks aux mains de M. Randall a eu lieu sur une brève période (moins de trois mois). Toutefois, la victime s’en est trouvée marquée, surtout compte tenu de sa vulnérabilité en lien avec son TPST chronique déjà présent. Comme je l’ai souligné plus haut, je souscris à la déclaration de Mme Dicks portant que la conduite de M. Randall la rendait anxieuse et craintive au travail, ce qui nuisait à sa confiance et à sa capacité d’exécuter les tâches inhérentes à son emploi. Elle affirme, et je reconnais, qu’après avoir quitté la Compagnie, elle a continué de subir un préjudice psychologique par suite de la conduite de M. Randall, dont un trouble dépressif majeur, qui a duré plusieurs mois.

[52] Après avoir tenu compte de la durée et des répercussions du harcèlement ainsi que de l’éventail des dommages-intérêts adjugés par le Tribunal au titre du préjudice moral dans d’autres affaires de harcèlement sexuel, y compris NA c. 1416992 Ontario Ltd., 2018 TCDP 33 (10 000 $ à l’encontre du particulier intimé), Opheim c. Gagan Gill et Gillco Inc., 2016 TCDP 12 (7 500 $), Green c. Thomas 2016 TCDP 13 (5 000 $), et Cassidy c. Société canadienne des postes et Raj Thambirajah, 2012 TCDP 29 (5 000 $ à l’encontre du particulier intimé), j’accorde la somme de 9 000 $ à Mme Dicks au titre du préjudice moral.

Conduite délibérée et inconsidérée

[53] Mme Dicks réclame 5 000 $ en dommages-intérêts à l’encontre de M. Randall pour sa conduite délibérée et inconsidérée.

[54] Le Tribunal peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré : LCDP, par. 53(3).

[55] Afin de fixer le montant approprié en vertu de cette disposition, le Tribunal se penche sur le comportement de l’intimé et non sur l’effet qu’a eu son comportement sur le plaignant : Beattie et Bangloy c. Affaires autochtones et du Nord Canada, 2019 TCDP 45, au par. 210, conf. par 2021 CF 60.

[56] Dans la décision Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2013 CF 113, confirmée par l’arrêt 2014 CAF 110, la Cour fédérale a déclaré ce qui suit au regard du paragraphe 53(3) :

Il s’agit d’une disposition punitive visant à dissuader ou à décourager ceux qui se livrent de façon délibérée à des actes discriminatoires. […] On entend par « acte inconsidéré » celui qui témoigne d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences et d’une manière d’agir téméraire ou insouciante.

[57] Si le Tribunal conclut que l’intimé « a agi sans se soucier des conséquences » de ses actes, il peut accorder des dommages-intérêts en vertu de ce paragraphe : Warman c. Winnicki, 2006 TCDP 20, au par. 174. Le montant des dommages-intérêts devrait être proportionnel au caractère répréhensible du comportement de l’intimé et l’adjudication de la somme de 20 000 $ devrait être réservée aux cas les plus flagrants : Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien) 2019 TCDP 39, au par. 230.

[58] Je conclus qu’en l’espèce, M. Randall a agi d’une manière délibérée et inconsidérée à l’égard de Mme Dicks. Au cours de l’emploi de cette dernière, M. Randall, de qui elle relevait lorsqu’il était en poste, était son supérieur à titre de répartiteur en chef. Il a tiré profit de ce rapport de pouvoir en adoptant un comportement sexualisé alors qu’il savait ou aurait dû savoir que celui-ci n’était pas sollicité par Mme Dicks. Lorsqu’elle a repoussé ses avances, il a exercé des mesures de représailles en présentant des commentaires défavorables sur son travail.

[59] Dans ces circonstances, je conclus que Mme Dicks a droit à la totalité de la somme de 5 000 $ qu’elle réclame en vertu du paragraphe 53(3) de la LCDP.

Perte de salaire

[60] Le Tribunal peut indemniser la victime de la perte de salaire entraînée par l’acte discriminatoire : LCDP, al. 53(2)c).

[61] Dans le présent dossier, Mme Dicks a déclaré qu’elle avait conclu une entente de règlement confidentielle avec la Compagnie au regard de sa réclamation pour perte de salaire et qu’elle ne réclamait donc pas de dommages-intérêts à cet égard à l’encontre de M. Randall.

[62] Dans ces circonstances, je n’accorde aucune indemnité pour la perte de salaire.

Intérêts

[63] Le Tribunal peut accorder des intérêts sur l’indemnité : LCDP, par. 53(4).

[64] Tous les intérêts accordés doivent être calculés à taux simple sur une base annuelle en se fondant sur le taux officiel d’escompte fixé par la Banque du Canada (données de fréquence mensuelle). Ils courent généralement de la date où l’acte discriminatoire a été commis jusqu’à la date du versement de l’indemnité : Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137, art. 46.

[65] Dans la présente affaire, Mme Dicks a droit aux intérêts calculés à taux simple fondés sur le taux officiel d’escompte moyen fixé par la Banque du Canada. Les intérêts courent du 26 novembre 2017, date à laquelle Mme Dicks affirme avoir commencé à être harcelée sexuellement par M. Randall, jusqu’à ce que ce dernier verse l’indemnité ordonnée.

VII. ORDONNANCE

[66] Le Tribunal ordonne à M. Randall de verser à Mme Dicks la somme de 9 000 $ au titre du préjudice moral et de 5 000 $ au titre de sa conduite délibérée et inconsidérée par application respective de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP. Les intérêts sont payables sur ces sommes aux conditions fixées plus haut.

Signé par

Paul Singh

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 2 mars 2023

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2485/4220

Intitulé de la cause : Rae-Lynne Dicks c. James Randall

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 2 mars 2023

Date et lieu de l’audience : Le 28 novembre 2022

Comparutions :

Rae-Lynne Dicks , la plaignante

 

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