Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 5

Date : le 8 février 2023

Numéro du dossier : T2715/9121

Entre :

AB

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

SERVICE CANADIEN DU RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ

l’intimé

Décision sur requête

Membre : Athanasios Hadjis


Aperçu

[1] La plaignante a déposé une plainte relative aux droits de la personne auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») dans laquelle elle allègue que le Service canadien du renseignement de sécurité (le « SCRC »), l’intimé, a commis envers elle un acte discriminatoire alors qu’elle était son employée. La Commission a demandé au Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») d’instruire la plainte.

[2] L’intimé demande au Tribunal de prononcer une ordonnance de confidentialité pour rendre anonyme l’identité de la plaignante et des témoins en l’espèce, conformément au paragraphe 18(1) de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23 [Loi sur le SCRS].

[3] Pour les motifs ci-dessous, j’accorde l’ordonnance, mais sous réserve de certaines conditions.

Demande d’une ordonnance de confidentialité de l’intimé

[4] Le paragraphe 52(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 [LCDP] prévoit que l’instruction des plaintes du Tribunal est publique. Cette disposition fait ressortir le principe selon lequel les processus d’audience doivent se dérouler en public. Dans l’arrêt Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25 (CanLII) (Sherman (Succession)) au paragraphe 1, la Cour suprême du Canada a indiqué que le principe de la publicité des débats judiciaires est protégé par le droit constitutionnel à la liberté d’expression et qu’il représente à ce titre un élément fondamental d’une démocratie libérale.

[5] Toutefois, il se présente des circonstances exceptionnelles où les intérêts opposés justifient de restreindre le principe de la publicité des débats judiciaires (Sherman (Succession) au par. 3). Par conséquent, dans le présent contexte, les membres du Tribunal peuvent, en application de l’alinéa 52(1)a) de la LCDP, prendre toute mesure ou rendre toute ordonnance pour assurer la confidentialité de l’instruction s’ils sont convaincus qu’il y a un risque sérieux de divulgation de questions touchant la sécurité publique.

[6] L’intimé soutient qu’il y a un tel risque dans l’affaire en question. Il souligne le paragraphe 18(1) de la Loi sur le SCRS, qui prévoit essentiellement ce qui suit :

« [...] nul ne peut sciemment communiquer des informations qu’il a acquises ou auxquelles il avait accès dans l’exercice des fonctions qui lui sont conférées en vertu de la présente loi ou lors de sa participation à l’exécution ou au contrôle d’application de cette loi et qui permettraient de découvrir l’identité d’un employé qui a participé, participe ou pourrait vraisemblablement participer à des activités opérationnelles cachées du Service ou l’identité d’une personne qui était un employé et a participé à de telles activités ».

 

[gras ajouté]

[7] Le paragraphe 18(2) énonce qu’une personne peut communiquer ces informations pour plusieurs motifs, notamment « [...] si une autre règle de droit l’exige [...] » (libellé de la version française de la Loi sur le SCRS) ou « as required by any other law » (libellé de la version anglaise de la Loi sur le SCRS). Le paragraphe 18(3) prévoit ensuite que quiconque contrevient au paragraphe 18(1) est coupable soit d’un acte criminel ou d’une infraction punissable par procédure sommaire.

[8] L’intimé soutient que la communication du nom de la plaignante et de celui d’autres employés actuels ou passés du SCRS mentionnés dans l’exposé des précisions de la plaignante pourrait contrevenir à l’article 18. Durant l’instruction, les parties divulgueront nécessairement, au moyen de documents ou de témoignages, des informations qui permettront d’identifier des employés actuels ou passés du SCRS. La divulgation de leur identité peut poser un risque sérieux pour la sécurité nationale.

[9] La plaignante a déposé sa plainte relative aux droits de la personne en utilisant son nom complet. Cependant, elle consent à la demande de l’intimé, sous réserve de plusieurs [traduction] « limites et aspects pratiques à prendre en compte ». Tout d’abord, elle souligne que le paragraphe 18(1) n’englobe pas tous les employés du SCRS, mais seulement ceux qui ont participé ou qui pourraient vraisemblablement participer à des activités opérationnelles cachées.

[10] En outre, elle soutient que l’ordonnance du Tribunal doit exiger que les initiales réelles d’un employé soient utilisées et, par souci de cohérence, qu’elles le soient tout au long du processus d’audience afin de permettre au Tribunal et aux parties d’identifier chaque employé et de comprendre leur rôle et leurs responsabilités, ainsi que leur participation aux événements et à la rédaction de documents. Le titre complet du poste de chaque employé au sein de la hiérarchie du SCRS devrait aussi être indiqué.

[11] Enfin, la plaignante demande que, à sa demande, l’intimé soit tenu de révéler le nom complet d’un employé si, par exemple, ses initiales ou son titre ne suffisent pas à eux seuls pour l’identifier et déterminer sa participation aux événements en cause. Les parties s’engageraient à ne pas rendre l’information publique ni à la soumettre au Tribunal.

[12] La Commission consent aussi à la demande de l’intimé, sous réserve des mêmes conditions que celles énoncées par la plaignante. La Commission souligne, plus particulièrement, que l’identité complète d’un employé pourrait avoir à lui être dévoilée dans certains cas, puisqu’elle n’aura pas les mêmes connaissances et la même expérience à l’égard des opérations du SCRS que la plaignante.

[13] L’intimé s’oppose à la demande concernant l’utilisation des initiales réelles du nom d’une personne. Il soutient qu’une personne peut être adéquatement identifiée en mentionnant le titre du poste qu’elle occupe et les dates. Chaque personne serait systématiquement identifiée dans toute la documentation avec les mêmes initiales choisies au hasard ou un autre identifiant. En outre, l’intimé soutient qu’il ne peut en aucun cas divulguer le nom complet d’un employé.

Analyse

[14] Dans l’affaire SM, SV et JR c. Gendarmerie royale du Canada, 2021 TCDP 35 (CanLII), le Tribunal a indiqué que le critère défini par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41 (CanLII) [Sierra Club] clarifie l’analyse à réaliser dans le cadre de requêtes en confidentialité présentées au titre de l’article 52 de la LCDP. Dans l’arrêt Sherman (Succession), la Cour a indiqué au paragraphe 43 que le critère énoncé dans Sierra Club continue d’être un guide approprié en ce qui a trait à l’exercice du pouvoir discrétionnaire des tribunaux dans de telles causes. Selon ce critère, tel qu’il est reformulé dans Sherman (Succession) au paragraphe 38, la personne qui demande à la cour ou au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption voulant que les audiences aient lieu en public doit établir que :

A. la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;

B. l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque;

C. du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.

Il y a un risque sérieux pour un intérêt public important

[15] Je suis convaincu qu’il y a un risque sérieux pour un intérêt public important si le nom des personnes visées à l’article 18 de la Loi sur le SCRS est divulgué. Dans l’arrêt Jaballah (Re), 2009 CF 279 (CanLII), au paragraphe 20, la Cour fédérale a déclaré que, à titre de principe général, pour assurer la sécurité nationale du Canada, il convient que les agents du SCRS qui participent ou participeront à des activités opérationnelles ne soient pas gênés dans la poursuite de leurs activités, ou exposés à un risque, du fait de la divulgation de leur identité dans le cadre d’une instance. En reformulant cette déclaration dans le contexte du paragraphe 52(1) de la LCDP, il y a un risque sérieux de divulgation de questions touchant la sécurité publique si l’identité de ces employés est révélée.

L’ordonnance est nécessaire, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter le risque sérieux pour un intérêt public important

[16] Comme je viens de l’indiquer, il y a un intérêt public important dans la protection contre la divulgation publique de l’identité de ces personnes. Pour y parvenir, la mesure la moins attentatoire consiste à anonymiser leur identité tout en tenant l’audience en public et en rendant une décision qui n’est pas autrement compromise. L’équité de l’instruction ne sera pas compromise tant que les autres parties sont en mesure de connaître l’identité des personnes, et l’anonymisation de leur nom ne nuira pas à la capacité de la plaignante à donner suite à sa plainte.

[17] Toutefois, la portée de l’ordonnance ne doit pas être élargie au delà du groupe particulier d’employés qui doivent être protégés aux termes de l’article 18 de la Loi sur le SCRS, à savoir seulement les employés qui ont participé ou pourraient vraisemblablement participer à des activités opérationnelles cachées. L’intimé a demandé que l’ordonnance d’anonymisation s’applique au nom de la plaignante. Selon le titre du poste de la plaignante au sein de SCRS, qui est décrit dans sa plainte et dans les exposés des précisions des parties, je suis convaincu qu’elle est l’une de ces employés.

[18] En ce qui concerne la demande de la plaignante et de la Commission visant à ce que les initiales réelles d’un employé soient utilisées, il y a un risque qu’un tiers, après avoir effectué des recherches, puisse identifier l’employé. Cependant, je ne suis pas convaincu qu’en ne donnant que les titres de postes et les dates, la plaignante et la Commission pourront savoir de manière adéquate de quelle personne il est question chaque fois. Les principes juridiques de l’équité procédurale dictent que les autres parties doivent au moins pouvoir connaître, en toute confidentialité, l’identité de la partie anonyme. La plaignante était déjà une employée du SCRS et elle et la Commission sont représentées par des avocats qui sont assujettis à un engagement implicite selon lequel les informations qu’ils obtiennent durant le processus d’audience demeureront confidentielles et ne seront utilisées qu’à l’interne pour les fins de l’audience.

[19] Par conséquent, l’intimé devra dévoiler le nom d’un employé à la plaignante et à la Commission si elles ne peuvent identifier la personne à partir de son poste ou d’autres informations fournies. Il est entendu que la plaignante et la Commission ne feront de telles demandes que si elles ont épuisé tous leurs efforts pour déterminer l’identité de l’employé à partir des autres informations.

Les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs

[20] L’intimé souligne qu’il y a un intérêt public important à empêcher la divulgation de l’identité des employés en question et à s’assurer qu’ils ne sont pas mis en danger lors de l’exécution d’opérations de sécurité nationale du SCRS. Cette nécessité importante de protéger les activités de sécurité nationale l’emporte sur les effets négatifs découlant de l’anonymisation de la procédure. L’instruction restera publique. Il n’y aura aucune incidence sur les décisions rendues dans le cadre de la présente affaire autre que l’anonymisation du nom de certaines personnes à risque. Les parties sauront toujours de qui il est question, que ce soit grâce à leurs connaissances personnelles et à d’autres informations ou parce que le nom de la personne en question leur a été révélé en toute confidentialité.

[21] Par conséquent, je conclus que les trois conditions du critère énoncé dans Sierra Club sont remplies et que, conformément au pouvoir conféré au Tribunal en vertu de l’article 52 de la LCDP, une ordonnance de confidentialité doit être accordée, sous réserve des conditions énoncées ci-dessous.

Ordonnance

[22] J’ordonne ce qui suit :

  1. Toute information qui identifie la plaignante, tout employé actuel ou passé du SCRS qui a participé, participe ou pourrait vraisemblablement participer à des activités opérationnelles cachées du SCRS ou toute personne qui a été un employé du SCRS et qui a participé à de telles activités (un « employé de confiance du SCRS ») est désignée comme étant confidentielle (les « informations confidentielles ») en application de l’article 52 de la LCDP;
  2. La plaignante ne sera identifiée que par le pseudonyme « AB » dans tous les documents et actes de procédure déposés auprès du Tribunal, dans toute correspondance entre les parties et avec le Tribunal et dans toutes les décisions sur le fond et sur requête du Tribunal, jusqu’à l’émission d’une nouvelle ordonnance du Tribunal;
  3. Tout document papier contenant des informations confidentielles déposé par les parties doit être placé dans une enveloppe scellée portant la mention « Confidentiel » et ne sera pas versé au dossier public, sauf si une version publique du document, dans laquelle les informations confidentielles sont expurgées ou supprimées, est aussi versée au dossier public;
  4. L’intimé peut identifier, seulement et systématiquement par les mêmes initiales choisies au hasard ou par un autre pseudonyme, un employé de confiance du SCRS dans un document déposé auprès du Tribunal et doit indiquer le titre du poste de cet employé;
  5. À la demande de la plaignante ou de la Commission, le nom complet d’un employé de confiance du SCRS doit être dévoilé lorsque le titre de son poste et les autres informations fournies ne suffisent pas à eux seuls pour l’identifier et déterminer sa participation à un événement en cause;
  6. Si le nom complet d’un employé de confiance du SCRS est dévoilé à la plaignante ou à la Commission, elles doivent garder l’information confidentielle et ne peuvent la rendre publique ni l’inclure dans un document présenté au Tribunal;
  7. Toutes les parties sont tenues de respecter la confidentialité des renseignements en ne mentionnant aucune information confidentielle lors de la procédure publique et en ne désignant les employés de confiance du SCRS que par les initiales choisies au hasard ou par les autres pseudonymes qui leur sont attribués.

Signé par

Athanasios Hadjis

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 8 février 2023

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T2715/9121

Intitulé de l’affaire : AB c. Service canadien du renseignement de sécurité

Date de la décision sur requête du Tribunal : le 8 février 2023

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites par :

Morgan Rowe et Claire Michela , pour la plaignante

Brian Smith , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Sean Gaudet et Adam Gilani , pour l’intimé

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