Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2023 TCDP 4

Date : le 1er février 2023

Numéro(s) du/des dossier(s) : T2733/10921 et T2734/11021

Entre :

Kewal Sidhu et Robert Kopeck

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

International Longshore and Warehouse Union, section locale 500

l’intimé

Décision sur requête

Membre : Paul Singh

 



I. DÉCISION SUR REQUÊTE

[1] Les plaignants, Robert Kopeck et Kewal Sidhu, ont déposé des plaintes relatives aux droits de la personne (les « plaintes auprès de la CCDP »), dans lesquelles ils allèguent que leur syndicat, la section 500 de l’International Longshore and Warehouse Union (l’« intimé »), a agi de manière discriminatoire à leur égard en raison de leur âge.

[2] Le syndicat, qui nie avoir agi de manière discriminatoire, a déposé une requête préliminaire en rejet des plaintes auprès de la CCDP au motif que le Conseil canadien des relations industrielles (le « CCRI ») a instruit et rejeté des plaintes semblables déposées par les plaignants (les « plaintes auprès du CCRI »). Le syndicat affirme que les plaintes auprès de la CCDP doivent être rejetées au motif de préclusion découlant d’une question déjà tranchée, d’abus de procédure et de contestation indirecte de la décision du CCRI.

[3] Pour les motifs qui suivent, la requête du syndicat est rejetée.

II. CONTEXTE

[4] Pendant toute la période pertinente, les plaignants étaient membres en bonne et due forme du syndicat et étaient employés dans le port de Vancouver par divers employeurs en vertu des dispositions d’une convention collective conclue entre le syndicat et les différents employeurs représentés par la BC Maritime Employers Association (la « BCMEA »).

[5] Conformément aux dispositions de la convention collective, les travailleurs dans la catégorie de travail des plaignants (caristes) se voyaient quotidiennement attribuer du travail auprès des employeurs dans le port. Le travail était généralement attribué en fonction de l’ancienneté accumulée par les membres, les membres en ayant le plus étant affectés avant les membres en ayant le moins et avant les travailleurs [traduction] « occasionnels » non membres du syndicat.

[6] Vers 2011, le syndicat et la BCMEA ont éliminé les politiques en vigueur sur la retraite obligatoire dans l’industrie à la suite de l’abrogation par le gouvernement fédéral de la retraite obligatoire à l’âge de 65 ans dans le secteur fédéral. Les membres âgés de 65 ans qui choisissaient de continuer à travailler pouvaient se prévaloir du revenu et des prestations du Régime de retraite de l’industrie portuaire (le « revenu de pension ») qu’ils avaient accumulés pendant la durée de leur emploi et de leur adhésion au syndicat.

[7] Le syndicat indique que bon nombre de ses membres se sont opposés au fait que les membres puissent continuer de recevoir leur plein salaire tout en touchant leur revenu de pension. Le syndicat qualifie cette pratique de [traduction] « double rémunération ».

[8] En réponse à ces objections, le syndicat a institué, en 2014, une règle selon laquelle les membres choisissant de toucher leur revenu de pension ne se verraient attribuer du travail qu’après les autres membres et les travailleurs occasionnels, en dépit de toute ancienneté accumulée (la « Règle de répartition visant les pensionnés »).

[9] Cette politique visait les travailleurs âgés de 65 ans mais de moins de 72 ans qui choisissaient de toucher leur revenu de pension. Toutefois, au fil des ans, ces travailleurs en arrivaient au point où recevoir leur revenu de pension n’était plus une question facultative. Conformément aux dispositions réglementaires adoptées sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) (la « LIR »), les travailleurs âgés de plus de 71 ans étaient tenus de toucher leur revenu de pension.

[10] En 2017, le syndicat a adopté une règle selon laquelle les membres devaient se conformer à la Règle de répartition visant les pensionnés à la fin de l’année où ils étaient obligés, s’ils n’avaient pas déjà choisi de le faire, de commencer à toucher leur revenu de pension conformément aux dispositions de la LIR (la « Règle d’uniformisation visant les pensionnés »).

[11] En janvier 2018, les plaignants ont déposé leurs plaintes auprès du CCRI et de la CCDP. À l’époque, les deux plaignants étaient âgés de plus de 71 ans et étaient tenus de percevoir leur revenu de pension en application de la LIR. Ils ont tous deux tenté de continuer à travailler. Ils affirment que les autres membres et les travailleurs occasionnels se voyaient attribuer du travail avant eux malgré les dizaines d’années d’ancienneté qu’ils avaient accumulées en raison de l’application de la Règle de répartition visant les pensionnés et de la Règle d’uniformisation visant les pensionnés du syndicat. Les plaignants allèguent que les mesures prises par le syndicat étaient discriminatoires à leur égard en raison de leur âge et qu’elles leur ont fait subir une perte de revenu et d’autres préjudices.

[12] Le 23 janvier 2019, le CCRI a rejeté les plaintes auprès du CCRI (2019 CCRI LD 4089; la « décision du CCRI »). Le 12 octobre 2021, la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission » ou la « CCDP ») a renvoyé les plaintes auprès de la CCDP au Tribunal pour instruction.

III. ANALYSE

A. Le Tribunal a compétence pour entendre la requête

[13] Les plaignants indiquent que la Commission a renvoyé leurs plaintes au Tribunal malgré l’argument avancé par le syndicat devant la Commission selon lequel le CCRI a précédemment rejeté des plaintes semblables concernant des faits similaires.

[14] Puisque le syndicat n’a pas demandé de contrôle judiciaire de la décision de renvoi de la Commission, les plaignants affirment que le syndicat est réputé avoir accepté la décision et que le Tribunal n’a pas compétence pour statuer sur la requête en rejet présentée par le syndicat. Ils estiment que le Tribunal est obligé par la loi d’instruire leurs plaintes une fois qu’elles ont été renvoyées par la Commission en vertu des articles 49 et 50 de la Loi canadienne sur les droits de la personne [la « LCDP »].

[15] Je n’accepte pas les observations des plaignants à cet égard.

[16] Le Tribunal est maître de sa propre procédure et a le pouvoir de rejeter une plainte de manière préliminaire, lorsque cela est justifié. Comme l’a indiqué la Cour fédérale :

[137] Après avoir examiné quelques-unes des dispositions législatives susmentionnées, le juge von Fickenstein a indiqué qu’il était « difficile de voir » pourquoi il serait dans l’intérêt de quiconque que le Tribunal tienne une audience qui équivaudrait à un abus de procédure : paragraphe 18. Il a conclu qu’aucune interdiction légale ou jurisprudentielle n’empêcherait le Tribunal de rejeter une plainte pour abus de procédure à l’issue d’une requête préliminaire « à supposer dans tous les cas qu’il existe des motifs valables d’agir ainsi » : paragraphe 19. Sa décision a été confirmée par la Cour d’appel fédérale : 2004 CAF 363 (CanLII), 329 N.R. 95.

[caractères gras ajoutés]

Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445

[17] C’est lorsque la Commission renvoie une plainte au Tribunal que la compétence d’instruire la plainte prend naissance. Le paragraphe 50(2) de la LCDP donne au Tribunal le pouvoir de trancher toutes les questions de fait et de droit dans les affaires dont il est saisi. Alors, le fait que le syndicat ait pu avoir la possibilité de contester la décision de renvoi de la Commission n’empêche pas le Tribunal d’exercer son pouvoir de trancher les questions préliminaires dont il est saisi (Melissa Paton c. Spearing Service L.P., 2022 TCDP 37 au par. 13).

[18] En outre, contrairement à ce que soutiennent les plaignants, lorsque la Commission renvoie une plainte au Tribunal pour instruction en vertu du paragraphe 50(1) de la LCDP, le Tribunal n’est pas obligé de tenir une audience. L’emploi du mot « instruction » au paragraphe 50(1) et du mot « audience » au paragraphe 50(3) de la LCDP indique que le renvoi d’une affaire au Tribunal ne conduit pas nécessairement à une audience. Comme l’indique la Cour fédérale :

Si le législateur avait voulu qu’une « audience » ait lieu chaque fois qu’une plainte est renvoyée au Tribunal, il aurait employé ce mot plutôt que le mot « instruction », qui est employé dans le paragraphe 50(1) de la Loi. L’emploi du mot « instruction » dans le paragraphe 50(1), et du mot « audience » dans le paragraphe 50(3), montre clairement que le renvoi d’une affaire au Tribunal ne conduit pas nécessairement à une audience dans tous les cas.

Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Société canadienne des postes, 2004 CF 81 au par. 17 (confirmé dans 2004 CAF 363)

[19] Par conséquent, je conclus que le Tribunal a compétence pour examiner la requête du syndicat visant à faire rejeter les plaintes auprès de la CCDP malgré le renvoi de ces plaintes au Tribunal par la Commission.

B. Le moment où les plaintes sont déposées n’est pas pertinent

[20] Le syndicat affirme que les plaignants [traduction] « sont à la recherche du tribunal le plus favorable » afin d’obtenir un résultat plus avantageux. Les plaignants contestent cette affirmation et indiquent que la prémisse de la requête en rejet du syndicat est erronée parce qu’ils ont déposé les plaintes auprès de la CCDP avant les plaintes auprès du CCRI. Pour être plus précis, MM. Kopeck et Sidhu ont déposé leurs plaintes auprès de la Commission les 6 et 8 janvier 2018, respectivement, et leurs plaintes conjointes auprès du CCRI le 15 janvier 2018.

[21] Les plaignants indiquent que cela montre que les plaintes auprès de la CCDP étaient leur [traduction] « première priorité » étant donné les enjeux liés aux droits de la personne et qu’ils ne tentaient pas de faire entendre leur cause dans le forum le plus favorable. Ils affirment que les plaintes auprès du CCRI n’étaient que [traduction] « secondaires » et n’ont été déposées qu’en raison de la [traduction] « rapidité des décisions rendues par le CCRI [...], les décisions étant rendues en quelques semaines plutôt qu’en quelques années, comme c’est le cas habituellement dans les affaires devant la CCDP et lors de ses procédures d’instruction ».

[22] Les plaignants ont choisi de déposer des plaintes soulevant des questions semblables en matière de droits de la personne après de la Commission et du CCRI. En l’absence d’une disposition législative expresse à l’effet contraire, les tribunaux (comme le CCRI) ont une compétence concurrente en matière d’application des mesures législatives relatives aux droits de la personne (Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52 (Figliola) au par. 45).

[23] Dans ces circonstances, le fait que les plaignants aient déposé leurs plaintes auprès de la CCDP quelques jours avant leurs plaintes auprès du CCRI, ou leur intention au moment où ils les ont déposées, ne constitue pas un facteur pertinent à prendre en compte. Ce qui importe est de savoir si les questions soulevées dans les plaintes auprès de la CCDP constituent une contestation indirecte de la décision du CCRI ou si les plaignants sont par ailleurs empêchés de procéder au motif de préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou au motif d’abus de procédure.

[24] C’est sur ces questions que je me pencherai à présent.

C. Les plaintes ne font pas l’objet d’une préclusion découlant d’une question déjà tranchée

[25] Les règles de la common law que sont la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, l’abus de procédure et la contestation indirecte prévoient que, chaque fois qu’une question est tranchée par un tribunal compétent, cette question ne peut être remise en litige, sauf dans le cadre d’un appel ou d’un contrôle judiciaire. Ces règles reposent sur les « [...] principes de caractère définitif des instances, de prévention de leur multiplication et de protection de l’intégrité de l’administration de la justice [...] » (Figliola au par. 25).

[26] Bien que ces règles soient reliées, ce ne sont pas des concepts identiques. Néanmoins, au centre de chaque règle sont les principes de caractère définitif des instances et d’équité. Dans l’arrêt Figliola, la Cour suprême du Canada a indiqué ce qui suit :

Toutes ces questions visent à déterminer s’il [traduction] « a été statué de façon appropriée » sur le fond de la plainte. Il s’agit, en définitive, de se demander s’il est logique de consacrer des ressources publiques et privées à la remise en cause de ce qui est essentiellement le même litige. (par. 37)

[27] Le syndicat soutient que les plaintes auprès de la CCDP doivent être rejetées au motif de préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

[28] Le critère pour invoquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée nécessite une analyse en deux temps. Premièrement, trois conditions préalables doivent être satisfaites : que la même question ait été tranchée, que la décision déjà rendue soit finale et que les parties, ou leurs ayants droit, soient les mêmes. Deuxièmement, si ces conditions préalables sont satisfaites, le Tribunal doit déterminer, à sa discrétion, si la préclusion découlant d’une question déjà tranchée doit être appliquée dans l’intérêt de l’équité en tenant compte d’un certain nombre de facteurs, notamment l’objet du cadre législatif adopté pour chaque procédure, l’existence d’un droit d’appel, les garanties procédurales offertes aux parties, les circonstances ayant donné naissance à l’instance initiale et le risque d’injustice à l’égard des parties en cas d’application de la préclusion (Figliola aux par. 27 et 62).

[29] Dans la présente affaire, bien que la décision du CCRI (et les décisions sur requête connexes antérieures) soit finale et que les parties devant le CCRI soient les mêmes que celles qui sont maintenant devant le Tribunal, je conclus que la portée des questions soulevées devant le CCRI et le Tribunal est différente.

[30] Dans les plaintes auprès du CCRI, les plaignants allèguent que la Règle de répartition visant les pensionnés et la Règle d’uniformisation visant les pensionnés contreviennent aux articles 37 (le devoir de représentation juste du syndicat) et 69 (le devoir de placement juste du syndicat) du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2 [le « Code »].

[31] Dans sa décision, le CCRI a déterminé que, puisque les règles du syndicat constituaient une politique interne qui ne faisait pas partie de la convention collective, l’article 37 du Code ne s’appliquait pas. Par conséquent, le CCRI a rejeté de façon sommaire cet aspect des plaintes sans mener une analyse en matière de discrimination. Le CCRI a indiqué ce qui suit :

[...] Les principes applicables au DRJ [devoir de représentation juste] sont bien établis. Le Conseil a toujours soutenu que la portée du DRJ en vertu de l’article 37 du Code se rapporte à l’exercice d’un droit reconnu à un plaignant par la CC [convention collective] applicable et ne comprend pas les affaires internes du syndicat [...]. Le Code ne donne pas au Conseil le pouvoir d’examiner et de surveiller l’administration ou l’application par le syndicat de ses règles internes.

[...]

En l’espèce, MM. Kopeck, Sidhu et Elie affirment qu’une nouvelle règle adoptée par le syndicat, la Règle d’uniformisation visant les pensionnés, est arbitraire et discriminatoire parce qu’elle prévoit un traitement différent pour les travailleurs qui touchent une pension de l’industrie en raison de leur âge.

Même s’il s’agit d’une nouvelle règle de répartition, elle fait tout de même partie d’un ensemble de règles de répartition adoptées par le syndicat conformément à ses procédures internes dans le but de respecter ses obligations en la matière aux termes de la CC [...].

Le Conseil conclut que le DRJ ne s’applique pas aux circonstances de l’espèce puisque la CC ne reconnaît aux pensionnés aucun droit qui leur permettrait de se voir attribuer du travail dans un ordre particulier. Les règles de répartition découlent toujours d’une décision et d’une politique internes du syndicat. En conséquence, la plainte de manquement au DRJ est rejetée. [caractères gras ajoutés]

Décision du CCRI aux pages 8 et 9.

[32] En ce qui concerne le devoir de placement juste en vertu de l’article 69 du Code, le CCRI a déterminé que les règles de répartition du syndicat n’étaient pas discriminatoires sur le fondement restreint que les dispositions pertinentes de la LIR ne contrevenaient pas en elles-mêmes à la LCDP. Le CCRI a indiqué ce qui suit :

En l’espèce, les plaignants soutiennent qu’en adoptant les règles de répartition en cause, le syndicat a fait preuve de discrimination à leur égard pour un motif de distinction illicite. Ils soutiennent que, par l’établissement de règles de répartition, le syndicat réalise essentiellement ce qu’il ne peut plus accomplir directement au moyen de politiques sur la retraite obligatoire, car celles-ci contreviennent aux lois sur les droits de la personne. Les plaignants soutiennent que la politique adoptée par le syndicat est arbitraire et discriminatoire, car elle prive les travailleurs âgés de possibilités d’emploi et favorise les jeunes travailleurs et les travailleurs non syndiqués (occasionnels).

[...]

La Règle d’uniformisation visant les pensionnés prévoit que les pensionnés bénéficiant de droits acquis, qui auraient été tenus par la Loi de l’impôt sur le revenu de toucher leurs prestations du RRIP [revenu de pension] à la fin de l’année de leur 71e anniversaire, seront assujettis à la Règle de répartition visant les pensionnés, comme tout autre membre qui choisit ou est obligé par la loi de toucher sa pension. Selon ces règles, les pensionnés se verraient attribuer du travail après les membres réguliers et les travailleurs occasionnels, puisque les travailleurs occasionnels cotisent maintenant au régime de retraite de l’industrie.

Les règles de répartition à l’étude font une distinction fondée sur l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu, qui oblige les membres à commencer à toucher leurs prestations de retraite à un certain âge. Comme l’a fait remarquer le syndicat, aucune cour ni aucun tribunal n’a conclu que les dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu qui fixent l’âge auquel les cotisants doivent commencer à toucher leur pension contreviennent à la Loi canadienne sur les droits de la personne. De l’avis du Conseil, une règle de répartition, comme la Règle d’uniformisation visant les pensionnés ou la Règle de répartition visant les pensionnés, qui établit une distinction fondée sur cette exigence législative, ne donne lieu ni à de la discrimination fondée sur l’âge ni à un manquement au devoir de placement juste au titre du Code.

[caractères gras ajoutés]

Décision du CCRI aux pages 11 et 12.

[33] Contrairement à la question de discrimination précise examinée par le CCRI, la question dont est saisi le Tribunal ne consiste pas à déterminer si la LIR est discriminatoire, mais plutôt à déterminer si la politique du syndicat qui traite les travailleurs âgés de 71 ans différemment des autres travailleurs contrevient à la LCDP selon le critère juridique de discrimination.

[34] Conformément au critère juridique de discrimination, les plaignants doivent démontrer qu’ils ont subi un effet préjudiciable relativement à leur emploi et que leur âge a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable. Si les plaignants démontrent ces éléments, le syndicat a alors le fardeau d’établir une exigence professionnelle de bonne foi pour justifier sa conduite en fonction de facteurs, dont la santé, la sécurité et les coûts : Moore c. Colombie-Britannique 2012 CSC 61; Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3.

[35] Le CCRI n’a pas examiné pleinement ces questions plus larges de discrimination dont est maintenant saisi le Tribunal ni n’a appliqué le critère juridique de discrimination lorsqu’il a rendu sa décision concernant la question étroite du devoir de placement juste et de représentation juste du syndicat.

[36] Par conséquent, je conclus que la pleine portée des questions dont est saisi le Tribunal n’a pas été déterminée précédemment par le CCRI et que les conditions préalables de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne sont donc pas respectées.

[37] Par ailleurs, je conclus, dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire et en toute justice, que, même si le CCRI examinait la même question, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne devrait pas être appliquée, étant donné mes doutes quant à la qualité des éléments de preuve présentés et invoqués dans chaque procédure et l’injustice potentielle que causerait une limitation de la portée de l’examen des plaintes auprès de la CCDP par le Tribunal en raison d’une décision du CCRI rendue sur des motifs restreints.

D. Les plaintes ne constituent pas un abus de procédure

[38] Le syndicat soutient aussi que l’examen des plaintes auprès de la CCDP constituerait un abus de procédure.

[39] Même dans un cas où les exigences en matière de préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne sont pas satisfaites, le Tribunal peut appliquer la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher la remise en litige d’une question lorsqu’il serait abusif de le faire : voir Constantinescu c. Service correctionnel Canada, 2019 TCDP 49, aux par. 111 à 112 et 133 à 137.

[40] Dans l’arrêt Figliola, la Cour suprême du Canada a confirmé plusieurs principes clés à prendre en compte pour déterminer s’il y a un abus de procédure, notamment ceux « d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice » (au par. 33).

[41] L’application des doctrines relatives au caractère définitif comme l’abus de procédure est un exercice hautement discrétionnaire motivé par les impératifs d’une justice de fond et d’une justice procédurale. Dans l’arrêt Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, la Cour suprême du Canada a indiqué qu’« [u]ne doctrine élaborée par les tribunaux dans l’intérêt de la justice ne devrait pas être appliquée mécaniquement et donner lieu à une injustice » (au par. 30).

[42] Tel qu’il a déjà été indiqué, le CCRI n’a pas complètement résolu la question dont le Tribunal est saisi. Par conséquent, le fait d’aller de l’avant avec les plaintes ne risquerait pas de porter atteinte à l’économie, à la cohérence, au caractère définitif des instances et à l’intégrité de l’administration de la justice. Les plaintes auprès de la CCDP ne constituent donc pas un abus de procédure.

E. Les plaintes ne sont pas une contestation indirecte

[43] Le syndicat soutient aussi que les plaintes auprès de la CCDP doivent être rejetées parce qu’elles constituent une contestation indirecte de la décision du CCRI.

[44] La doctrine de la contestation indirecte empêche une partie au litige de mettre en doute la validité de l’ordonnance d’un tribunal devant un autre tribunal, en contournant ainsi les voies appropriées de l’appel. Dans l’arrêt Figliola, la Cour suprême du Canada a souligné ce qui suit :

La règle interdisant la contestation indirecte vise elle aussi la protection de l’équité et de l’intégrité du système judiciaire en empêchant la répétition des instances. Elle empêche les détours institutionnels ayant pour but d’attaquer la validité d’une ordonnance en tentant d’obtenir un résultat différent devant un forum différent plutôt qu’en suivant la procédure d’appel ou de contrôle judiciaire prescrite : voir Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585, et Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629. » (au par. 28)

[45] Toutefois, la contestation indirecte ne doit pas être confondue avec la remise en litige de questions ou de faits déjà tranchés dans une ordonnance (Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63 au par. 33; Garland c. Consumers' Gas Co., 2004 CSC 25 au par. 71). Il s’agit plutôt d’une doctrine particulière qui empêche de contester une ordonnance ou son exécution.

[46] Si une procédure ultérieure ne constitue pas une contestation d’une ordonnance définitive ni ne représente une tentative d’empêcher l’exécution d’une ordonnance, la doctrine de la contestation indirecte ne s’applique pas (Donald J. Lange, The Doctrine of Res Judicata in Canada, 4e éd. (Toronto : LexisNexis), 2015 à la p. 469).

[47] Dans la présente affaire, les plaignants ne cherchent pas à contester expressément une ordonnance du CCRI concernant le devoir de représentation juste ou de placement juste du syndicat. Ils recherchent plutôt auprès du Tribunal une réparation à l’encontre de leur syndicat pour discrimination alléguée liée à l’âge en vertu de la LCDP en se fondant sur des questions de droits de la personne qui n’ont pas été entièrement tranchées par le CCRI.

[48] Dans ces circonstances, les plaintes auprès de la CCDP ne constituent pas une contestation indirecte de la décision du CCRI.

IV. ORDONNANCE

[49] Pour les motifs indiqués ci-dessus, la requête du syndicat visant à faire rejeter les plaintes auprès de la CCDP est rejetée.

Signé par

Paul Singh

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

1er février 2023

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossiers du Tribunal : T2733/10921 et T2734/11021

Intitulé : Kewal Sidhu et Robert Kopeck c. International Longshore and Warehouse Union, section locale 500

Date de la décision sur requête du Tribunal : 1er février 2023

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites par :

Raymond D. Hall , pour les plaignants

Craig D. Bavis et Caitlin Meggs , pour l’intimé

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