Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2022 TCDP 39

Date : le 8 décembre 2022

Numéro du dossier : T2457/1420

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Ray Miller

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

International Longshoremen’s Association, Local 269

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Colleen Harrington

 



I. Aperçu et décision

[1] L’International Longshoremen’s Association, section locale 269 (« l’intimée » ou le « Syndicat ») a déposé la présente requête qui porte sur la période visée par la plainte dont le Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») peut tenir compte dans le cadre de son instruction. L’intimée soutient que la portée de la plainte dont le Tribunal est saisi a été limitée par la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») au cours de son processus d’examen préalable. Elle avance que le Tribunal peut tenir compte uniquement des actes discriminatoires qui se seraient produits entre les mois de mai et juillet 2015.

[2] La Commission et M. Miller (le « plaignant ») ne souscrivent pas à l’argument de l’intimée quant au fait que la portée de l’instruction de la plainte se limite à cette période de trois mois. Ils conviennent que toute référence à une discrimination qui aurait été exercée plus d’un an avant le dépôt de la plainte auprès de la Commission, en décembre 2015, peut seulement être retenue en tant que renseignement contextuel. En revanche, ils ne sont pas d’accord pour dire que le Tribunal ne peut examiner des faits qui seraient survenus après juillet 2015, notamment certains actes discriminatoires allégués dont la Commission a tenu compte dans son enquête sur la plainte.

[3] J’en conviens avec la Commission et le plaignant : la portée de l’instruction de la présente plainte par le Tribunal n’est pas aussi restreinte que l’intimée le prétend. Le Tribunal peut examiner les allégations de discrimination pratiquée après le dépôt de la plainte, notamment en ce qui a trait à la demande présentée par le plaignant dans le cadre du processus d’inscription au « carton » en 2015-2016.

[4] Je m’abstiendrai d’ordonner la radiation de quelque détail que ce soit des exposés des précisions de la Commission et du plaignant ainsi que le demande l’intimée. Une telle radiation serait prématurée à ce stade-ci. Toutefois, je conviens que l’intimée a droit à des précisions supplémentaires du plaignant concernant sa demande d’inscription au carton.

II. Questions en litige

[5] Le Tribunal doit trancher les questions suivantes soulevées par la présente requête :

  1. La portée de l’instruction de la plainte par le Tribunal se limite-t-elle à la discrimination alléguée avoir été exercée entre mai et juillet 2015, comme le fait valoir l’intimée, ou comprend-elle également le concours d’inscription au carton de 2015-2016?
  2. S la portée de la plainte est effectivement plus large que ne l’affirme l’intimée, celle‑ci a‑t‑elle droit à des précisions supplémentaires concernant le concours d’inscription au carton de 2015-2016?

III. Requête de l’intimée

[6] La requête de l’intimée vise à obtenir une ordonnance visant à ce que :

  1. certaines parties des exposés des précisions du plaignant et de la Commission soient radiées au motif qu’elles dépassent la portée légitime de la plainte renvoyée au Tribunal;
  2. à titre subsidiaire, dans le cas où les allégations au sujet du processus d’inscription au carton de 2015-2016 seraient jugées conformes à la portée de la plainte, des précisions à ce sujet soient fournies au Syndicat;
  3. des indications soient obtenues au sujet de l’importance qui sera accordée, dans le cadre de l’instruction de la plainte, au contexte ou à l’historique couvrant la période de quinze ans précédant le mois de mai 2015.

[7] L’intimée soutient que le Tribunal devrait tenir compte uniquement de la discrimination qui aurait été exercée entre mai et juillet 2015. Elle fait valoir que, tôt dans son processus d’examen préalable, et avant de mener son enquête sur la plainte, la Commission avait décidé de restreindre la période visée par la plainte.

IV. Contexte : examen préalable par la Commission

A. Plainte pour atteinte aux droits de la personne

[8] Le formulaire de plainte pour atteinte aux droits de la personne de M. Miller énonce qu’il est [traduction] « un homme noir ayant été victime de racisme systémique et manifeste à » son lieu de travail. M. Miller y a déclaré qu’en mai 2015, alors qu’il se trouvait au bureau syndical de l’intimée et attendait qu’on lui assigne des tâches de débardeur, le président du Syndicat l’avait informé qu’aucun travail ne lui serait attribué. Le dirigeant avait ajouté avoir été avisé, par un ancien président du Syndicat, que M. Miller aurait été aperçu en train de vendre de la drogue 15 ans auparavant, si bien qu’il ne pouvait plus se voir attribuer de travail par le Syndicat. M. Miller affirme qu’il ne se livre pas au trafic de drogue, qu’il n’a pas d’antécédents judiciaires sur ce plan et qu’aucune preuve documentaire ne corrobore l’allégation selon laquelle l’ancien président du Syndicat l’aurait aperçu en train de vendre de la drogue.

[9] M. Miller a précisé que depuis quinze ans, malgré son exclusion, il avait obtenu du travail par intermittence à partir du bureau du Syndicat, et qu’au cours de cette période, il avait été exposé aux remarques racistes de collègues. Dans sa plainte, il a déclaré que cette façon de le traiter était persistante, et qu’en juin 2015, au cours d’une discussion avec le président du Syndicat, celui-ci lui aurait signalé que des gens émettaient des remarques à voix basse ou en privé au sujet de sa race.

[10] M. Miller a affirmé qu’en maintenant la restriction de sa capacité d’obtenir du travail, le Syndicat l’avait empêché de poser sa candidature pour des postes attribués par inscription au carton, y compris en juillet 2015. Le carton consiste en une liste de personnes qui sont formées pour travailler comme débardeurs. Comme le Tribunal l’a déjà déclaré dans une décision antérieure, « [l]’inscription au carton est très recherchée, car elle est la seule voie vers l’adhésion au Syndicat, qui offre des avantages considérables » (Chisholm c. Halifax Employers Association, 2021 TCDP 14 (CanLII), au par. 22).

[11] Dans sa plainte, M. Miller a déclaré estimer qu’on l’avait privé de possibilités d’emploi, d’avancement et d’adhésion à un syndicat en raison de sa race ou de sa couleur. Il a affirmé que les employés noirs étaient sous-représentés dans les rôles syndicaux et les postes de chefs et de gestionnaires. Il a ajouté qu’il s’agissait d’un problème systémique qui se perpétuait, de l’embauche aux promotions.

[12] En décembre 2015, la Commission a reçu la plainte pour atteinte aux droits de la personne de M. Miller.

B. Rapport fondé sur les articles 40 et 41 et décision de la Commission

[13] Après que la Commission a communiqué la plainte de M. Miller à l’intimée, le Syndicat s’est opposé à ce que la Commission traite la plainte, en invoquant à cet égard l’alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, ch. H-6 (la « LCDP » ou la « Loi »), dont voici le libellé :

(1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants : […]

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

[14] En réponse à l’objection de l’intimée, le personnel de la Commission a préparé un rapport fondé sur les articles 40 et 41. Il y examinait les incidents de discrimination allégués dans la plainte, y compris le dernier d’entre eux, qui se serait produit en juillet 2015. Dans le rapport, on concluait que, pour certains des faits allégués, la plainte avait été présentée en temps opportun, de sorte que ceux-ci pouvaient faire l’objet d’une enquête de la Commission. Il s’agissait notamment de la discussion de mai 2015 au cours de laquelle le plaignant avait appris du président du Syndicat qu’il avait été écarté du processus d’attribution du travail depuis 15 ans, ainsi que de l’autre échange de juin 2015 entre M. Miller le président du Syndicat, qui lui aurait alors dit que des gens émettaient des remarques racistes à son égard. Le rapport fondé sur les articles 40 et 41 énonce que, [traduction] « comme la Commission a accepté la plainte le 1er décembre 2015, ces deux faits allégués respectent le délai d’un an prévu par la Loi ».

[15] La Commission a précisé que, pour déterminer s’il y avait lieu ou non de traiter la plainte de M. Miller, elle avait examiné le rapport fondé sur les articles 40 et 41 ainsi que les observations des parties, puis elle avait décidé, en application du paragraphe 41(1) de la LCDP, [traduction] « de traiter uniquement les faits allégués dans la plainte qui dat[aient] de 2015 ». La Commission a statué que les allégations antérieures à mai 2015 étaient incluses dans la plainte à titre de renseignements contextuels. Elle a déclaré : [traduction] « les allégations qui se rapportent à la période allant de 2000 à 2014 reposent sur des actes qui se sont produits plus d’un an avant que la plainte ne soit déposée, et qui sont distincts et indépendants des autres faits allégués; le plaignant n’a d’ailleurs pas fourni d’explication raisonnable pour le retard dans le dépôt [d’une plainte les concernant] ».

[16] Le personnel de la Commission a modifié le formulaire de résumé de la plainte pour faire passer la date de la discrimination alléguée de [traduction] « 2000 à juillet 2015 » à [traduction] « mai 2015 à juillet 2015 ».

C. Enquête de la Commission

[17] La Commission a ensuite fait enquête sur la plainte. Dans son rapport d’enquête daté du 14 mars 2019, elle souligne avoir décidé de tenir compte uniquement des allégations se rapportant à 2015. En plus des incidents discriminatoires décrits par M. Miller dans sa plainte, qui auraient eu lieu entre mai et juillet 2015, le rapport d’enquête traite également de l’accès aux postes offerts aux employés inscrits au carton. Dans sa plainte, M. Miller a décrit le carton comme étant une liste des quarts de travail prisés par les travailleurs. Il a déclaré que, le 1er juillet 2015, une liste de 100 postes de cette nature avait été publiée, et que le concours visant à les pourvoir prenait fin le 15 juillet 2015. À ses dires, le président du Syndicat ne l’avait pas réintégré, et il s’agissait là d’un autre moyen de l’empêcher d’accéder à ces postes.

[18] Voici un extrait du rapport d’enquête : [traduction] « [à] titre de précision, le plaignant explique qu’il a postulé chaque emploi offert par inscription au carton dans le but d’obtenir plus d’heures de travail. En ce qui concerne le processus d’embauche lancé en novembre 2015, il se souvient avoir rempli une demande d’inscription précise (numéro 341) et s’être procuré une traite bancaire au montant de 75,00 $ établie à l’ordre de l’ILA et datée du 3 décembre 2015 (une copie du reçu de cette traite bancaire a été fournie à la Commission). Le plaignant affirme être allé déposer sa demande d’inscription ainsi que la traite bancaire auprès de l’intimée. »

[19] L’intimée a indiqué à l’enquêteuse de la Commission qu’il n’était pas nécessaire de rétablir le statut de M. Miller pour que ce dernier puisse se porter candidat à un poste offert aux employés inscrits au carton, et que le Syndicat ne pouvait empêcher quiconque de postuler ces emplois. L’intimée a déclaré que M. Miller n’avait pas été empêché de participer au processus d’inscription au carton, mais n’avait posé sa candidature pour aucun des postes en question. Interrogé par l’enquêteuse, le président du Syndicat a déclaré que le plaignant s’était procuré le formulaire de demande d’inscription numéro 341, mais ne l’avait pas retourné au bureau du Syndicat.

[20] L’enquêteuse de la Commission a mentionné qu’il y avait un différend entre les parties sur la question de savoir si M. Miller avait retourné sa demande dans le cadre du processus d’inscription au carton lancé en novembre 2015. Toutefois, l’existence de la traite bancaire venait appuyer les dires de M. Miller quant au fait qu’il avait bel et bien présenté une demande; dès lors, l’analyse se poursuivrait. Dans le rapport d’enquête, il était conclu, d’une part, que M. Miller n’avait pas réussi à obtenir une inscription au carton, ce qui l’avait privé d’une possibilité d’emploi, et d’autre part, que sa race et sa couleur avaient pu être des facteurs dans ce refus d’emploi. Le rapport recommandait que la Commission renvoie la plainte au Tribunal pour qu’il l’instruise.

D. Observations de l’intimée concernant le rapport d’enquête

[21] Les parties ont eu l’occasion de formuler des observations sur le rapport d’enquête. Selon les observations de l’intimée, la recommandation visant le renvoi de la plainte au Tribunal pour instruction reposait sur deux questions échappant à la portée légitime de la plainte. L’intimée a fait valoir que la Commission avait décidé, en avril 2017, que l’enquête porterait [traduction] « seulement sur les actes discriminatoires qui se seraient produits entre avril et juillet 2015 », mais qu’elle avait ensuite recommandé que le Tribunal instruise la plainte, en se fondant principalement sur : (1) la décision du président du Syndicat d’exclure M. Miller du processus d’attribution du travail en 2001 au motif qu’il vendait de la marijuana sur la propriété du Syndicat; et (2) l’affirmation de M. Miller selon laquelle il avait présenté une demande d’inscription au carton en décembre 2015 — ce que le Syndicat conteste — ainsi que la traite bancaire datée du 3 décembre 2015 produite à l’appui. Le Syndicat a fait remarquer que la plainte était datée du 24 novembre 2015 et que la Commission l’avait reçue le 1er décembre 2015. La date de la traite bancaire était postérieure à celle de la réception de la plainte et, par conséquent, le présumé refus du Syndicat d’accepter la traite bancaire avait également eu lieu après la réception de la plainte.

[22] Dans ses observations relatives au rapport d’enquête de la Commission, l’intimée a fait valoir que la décision de 2001 d’exclure M. Miller de l’attribution du travail, de même que la question du processus d’inscription au carton en 2015, [traduction] « dépas[saient] la portée légitime de la plainte; à ce titre, elles ne [pouvaient] servir de fondement à une instruction par le Tribunal. La plainte se limit[ait] — par décision de la Commission — aux allégations concernant les actions du Syndicat entre mai 2015 et juillet 2015. » Selon le Syndicat, ces allégations se rapportaient à l’admission, par le président du Syndicat, du fait que M. Miller avait été empêché par un ancien président de se voir confier du travail à partir du bureau syndical, et que cette exclusion se poursuivait; et à la déclaration du président selon laquelle des gens auraient fait des remarques racistes à son sujet au travail. Le Syndicat a fait valoir l’argument suivant : [traduction] « Telle est la portée de la plainte. Le premier rapport d’enquête sur cette affaire, daté du 26 octobre 2016, mentionne que le plaignant a précisé que les allégations datant d’avant mai 2015 devaient servir à des fins contextuelles uniquement. » Par l’expression [traduction] « premier rapport d’enquête sur cette affaire », l’intimée renvoie apparemment au rapport de la Commission fondé sur les articles 40 et 41 et daté du 26 octobre 2016.

E. Décision de la Commission de renvoyer la plainte au Tribunal

[23] Le 31 janvier 2020, la Commission a envoyé au Tribunal et aux parties une lettre dans laquelle elle déclarait avoir décidé de transmettre la plainte au Tribunal aux fins d’instruction. Dans cette lettre, il est écrit qu’avant de prendre sa décision, la Commission a pris connaissance de la plainte, du rapport d’enquête et des observations déposées en réponse au rapport. On peut ensuite y lire : [Traduction] « Après avoir examiné ces renseignements, la Commission a décidé, en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de demander au président du Tribunal canadien des droits de la personne de désigner un membre pour instruire la plainte. »

[24] La lettre informait en outre les parties qu’elles pouvaient présenter à la Cour fédérale une demande de contrôle judiciaire de la décision de renvoi de la Commission. L’intimée ne l’a pas fait.

V. Analyse

[25] Dans le cadre du processus de gestion préparatoire du Tribunal, les parties ont toutes déposé des exposés des précisions, conformément aux Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137.

[26] L’intimée fait valoir que les exposés des précisions de la Commission et du plaignant contiennent des détails qui dépassent la portée de la plainte renvoyée au Tribunal par la Commission. Elle avance que certains détails concernent des faits antérieurs à la période visée par la plainte, c’est-à-dire des faits datant d’avant mai 2015, tandis que d’autres sont liés à des faits survenus après le dépôt de la plainte, qui ne peuvent donc pas être pris en compte par le Tribunal.

[27] D’après la position de l’intimée, la portée de la plainte renvoyée au Tribunal a été circonscrite par la décision de la Commission faisant suite à son rapport fondé sur les articles 40 et 41. L’intimée soutient qu’étant donné que ce rapport recommandait que la Commission examine uniquement [traduction] « les faits allégués dans la plainte qui dat[aient] de 2015 », la Commission n’était autorisée à enquêter que sur les allégations d’actes discriminatoires qui auraient eu lieu entre mai et juillet 2015. L’intimée soutient en outre que l’enquêteuse affectée au dossier de la plainte de M. Miller [traduction] « soit a mal compris la décision de la Commission, soit ne l’a pas respectée lorsqu’elle a élargi son enquête en y incluant des faits postérieurs à » juillet 2015.

[28] L’intimée renvoie à la jurisprudence pertinente du Tribunal qui énonce les principes généraux applicables aux différends concernant la portée d’une plainte renvoyée par la Commission. Ainsi, elle souligne que, si la Commission s’est fondée sur un rapport d’enquête afin d’en arriver à sa décision, le Tribunal devrait consulter ce rapport pour comprendre l’étendue de la plainte (Karas c. Société canadienne du sang et Santé Canada, 2021 TCDP 2 (CanLII) [Karas], au par 29). Poussant cette logique un peu plus loin, l’intimée fait valoir que [traduction] « ce principe s’applique également aux décisions faisant suite à un rapport fondé sur les articles 40 et 41 ».

[29] Selon l’intimée, la décision de la Commission faisant suite à son rapport fondé sur les articles 40 et 41 est [traduction] « une décision exécutoire sur la portée de la plainte », qui fait nécessairement partie intégrante de la décision de renvoi de la Commission. L’intimée fait valoir que, dans sa lettre de renvoi au Tribunal, la Commission n’a pas indiqué qu’elle dérogeait à sa précédente décision au titre des articles 40 et 41.

[30] Dans le rapport fondé sur les articles 40 et 41, on a tenu compte du fait que le plaignant, en invoquant l’alinéa 41(1)e) de la LCDP, s’opposait à ce que la Commission traite la plainte. Le personnel de la Commission y a examiné la plainte telle qu’elle avait été déposée et, plus précisément, la question de savoir si l’un ou l’autre des incidents décrits dans la plainte était antérieur à la période d’un an prévue dans la LCDP. L’article 41 est muet au sujet d’éventuels actes de discrimination allégués qui surviendraient après le dépôt de la plainte.

[31] L’intimée n’a fourni aucune source à l’appui de sa position selon laquelle la Commission devait se limiter à enquêter sur les actes discriminatoires allégués s’être produits avant la date du dépôt de la plainte. En effet, une telle proposition va à l’encontre du principe établi dans la jurisprudence selon lequel la Commission jouit d’une grande latitude quant à sa procédure d’enquête (Desgranges c. Canada (Services d’appui aux tribunaux administratifs), 2020 CF 315 (CanLII) [Desgranges], au par. 30).

[32] La Commission a une obligation d’équité procédurale envers les parties à une plainte, obligation qu’elle a étendue au Syndicat dès lors qu’elle a reçu et examiné les observations de celui-ci au sujet du rapport d’enquête. Dans ces observations, le Syndicat a présenté à la Commission le même argument que celui qu’il expose dans la présente requête, à savoir que la Commission n’avait le droit d’enquêter que sur les actes discriminatoires qui seraient survenus entre avril et juillet 2015, parce qu’elle en avait décidé ainsi dans son rapport fondé sur les articles 40 et 41. Le Syndicat a soutenu expressément que, puisque le processus d’inscription au carton s’était déroulé après que la Commission ait reçu la plainte, la Commission ne pouvait en tenir compte dans son enquête.

[33] Pour en arriver à sa décision de renvoyer la plainte au Tribunal aux fins d’instruction en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la LCDP, la Commission a examiné la plainte, le rapport d’enquête et les observations des parties. Le sous-alinéa 44(3)a)(i) de la LCDP prévoit que la Commission « peut demander au président du Tribunal de désigner, en application de l’article 49, un membre pour instruire la plainte visée par le rapport, si elle est convaincue [...] que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci est justifié » [caractères gras ajoutés]. Par ailleurs, la jurisprudence énonce clairement que la Commission jouit d’un large pouvoir discrétionnaire pour déterminer si les circonstances justifient de poursuivre l’examen (Desgranges, au par. 30).

[34] Le Tribunal a déjà déclaré que c’est la lettre par laquelle la Commission demande au président du Tribunal de désigner un membre pour instruire la plainte qui vient essentiellement établir l’étendue de la plainte à instruire (Karas, au par. 20). Si, comme en l’espèce, il n’existe aucune limitation ou exclusion exprimée par la Commission dans cette lettre, le Tribunal suppose que la plainte est référée dans son entièreté pour instruction (Karas, au par. 20).

[35] Il existe un principe bien établi — et par ailleurs confirmé par la Cour fédérale dans la décision Desgranges (au par. 33) — selon lequel la Commission peut adopter le rapport de l’enquêteur à titre de motifs, ainsi que la Cour d’appel l’a énoncé dans l’arrêt Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au paragraphe 37 :

Lorsque la Commission adopte les recommandations de l’enquêteur et qu’elle ne présente aucun motif ou qu’elle fournit des motifs très succincts, les cours ont, à juste titre, décidé que le rapport d’enquête constituait les motifs de la Commission aux fins de la prise décision en vertu du paragraphe 44(3) de la Loi.

[36] En l’espèce, la plainte visée par le rapport d’enquête englobe les incidents de discrimination allégués pour lesquels la plainte a été présentée dans le délai prescrit, selon ce qu’a tranché la Commission dans son rapport fondé sur les articles 40 et 41. La plainte comprend aussi le processus subséquent de demande d’inscription au carton, auquel le plaignant dit avoir participé.

[37] La Commission soutient que la requête de l’intimée constitue une [traduction] « attaque indirecte de la décision de la Commission de renvoyer la plainte de M. Miller au Tribunal pour instruction ». Elle déclare que la requête devrait être rejetée. La Cour suprême du Canada a déjà défini une attaque indirecte comme étant « une attaque dans le cadre de procédures autres que celles visant précisément à obtenir l’infirmation, la modification ou l’annulation de l’ordonnance ou du jugement » (Wilson c. La Reine, 1983 CanLII 35 (CSC), [1983] 2 RCS 594, à la p. 599). En l’espèce, il semble que la requête de l’intimée entre dans cette définition d’attaque indirecte.

[38] Le Tribunal acquiert compétence à l’égard d’une plainte pour atteinte aux droits de la personne dès lors que la Commission demande au président du Tribunal de désigner un membre pour l’instruire. Lorsque la Commission formule une requête à cette fin, le rôle du Tribunal consiste à statuer sur la plainte, et non à examiner de manière incidente le processus décisionnel de la Commission (Torraville c. Jazz Aviation LP, 2020 TCDP 40 (CanLII), au par. 32).

[39] Il est bien établi que le Tribunal n’a pas compétence pour procéder au contrôle des décisions rendues par la Commission dans le cadre de son processus d’examen préalable. Seule la Cour fédérale est habilitée à le faire (Canada (Commission des droits de la personne) c. Warman, 2012 CF 1162 (CanLII), au par. 56).

[40] La Commission a informé l’intimée qu’elle pouvait présenter à la Cour fédérale une demande de contrôle judiciaire de la décision de renvoi de la Commission. Au lieu de quoi, maintenant, l’intimée demande essentiellement au Tribunal de modifier ou d’annuler la décision de la Commission concernant la portée de la plainte renvoyée pour instruction. Elle présente ainsi au Tribunal le même argument qu’elle avait déjà fait valoir à la Commission, en espérant obtenir un résultat différent.

[41] Le Tribunal ne constitue pas l’instance appropriée devant laquelle soulever la question. Pour ce motif, je rejetterais la requête de l’intimée visant à limiter la portée de la plainte.

[42] Je rejette également la demande de l’intimée visant à faire radier les allégations contenues dans les exposés des précisions de la Commission et du plaignant en ce qui concerne le concours d’inscription au carton de 2015-2016. Je suis toutefois d’accord avec l’intimée pour dire qu’elle a le droit d’obtenir du plaignant des précisions supplémentaires sur sa demande d’inscription au carton.

[43] Dans la décision Richards c. Service correctionnel Canada, 2020 TCDP 27 (CanLII) [Richards], le Tribunal a confirmé qu’il avait « le pouvoir de modifier, de clarifier ou de déterminer l’étendue des plaintes pour discrimination initiales, pourvu que les autres parties n’en subissent pas de préjudice » (au par. 85). L’intimée a reçu avis des allégations relatives au processus d’inscription au carton de 2015-2016, puisqu’elles ont été soulevées au cours de l’enquête de la Commission. Elle a eu l’occasion d’y répondre à ce moment-là. Par conséquent, le fait de devoir répondre aux allégations relatives au concours de 2015-2016 dans le cadre de l’instruction du Tribunal ne lui causera aucune injustice ni aucun préjudice.

[44] Toutefois, pour qu’elle puisse connaître les arguments auxquels elle devra répondre, l’intimée a le droit de se voir communiquer des précisions et des renseignements supplémentaires sur les allégations en question, ainsi que sur toute réparation que M. Miller souhaite obtenir relativement au concours d’inscription au carton.

[45] L’intimée souligne que, pour que le Syndicat examine une demande d’inscription au carton et qu’il la transmette ensuite à la Halifax Employers Association (association des employeurs d’Halifax), qui se charge ultimement des tests et de l’inscription au carton, le demandeur doit répondre à certaines exigences minimales. L’intimée soutient que, pour pouvoir alléguer que des actes discriminatoires ont été commis par le Syndicat dans le cadre du concours d’inscription au carton, M. Miller doit démontrer qu’il a satisfait à ces exigences minimales. En fin de compte, il incombe au plaignant de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il a subi de la discrimination. Et s’il ne fournit pas de preuve suffisante à cette fin, le Tribunal ne tirera pas une telle conclusion de discrimination.

[46] Quant à la demande de l’intimée visant à faire radier les allégations concernant des événements survenus avant mai 2015, je la rejette également. Bien que les exposés des précisions de la Commission et du plaignant fassent allusion à des comportements discriminatoires qui auraient été constatés avant avril ou mai 2015, il a déjà été établi que les incidents visés ont été inclus dans ces documents afin de fournir un contexte pertinent par rapport aux allégations de discrimination ayant été présentées « à temps ».

[47] Tout en reconnaissant détenir le pouvoir de radier des parties des exposés des précisions lorsqu’elles dépassent la portée légitime de la plainte avant la tenue d’une audience complète, le Tribunal, dans l’affaire Richards, a prévenu qu’il ne devait le faire que dans les cas les plus clairs (au par. 86; voir aussi Desmarais c. Service correctionnel du Canada, 2014 TCDP 5, au par. 83). Il faut faire preuve de prudence pour s’assurer que le Tribunal ne radie pas d’affirmations de faits qui sont pertinentes pour l’instruction tant qu’un dossier de preuve complet n’aura pas été établi à l’audience (Richards, au par. 87).

[48] L’intimée aura la possibilité de s’opposer à l’admission d’éléments de preuve au cours de l’audience et de formuler des observations sur la pertinence de certains éléments de preuve par rapport aux conclusions que le Tribunal sera appelé à rendre, y compris en ce qui a trait à la question des réparations appropriées, s’il conclut qu’il y a bien eu discrimination.

VI. Conclusion

[49] Je rejette la requête présentée par l’intimée en vue de limiter la période visée par l’instruction de la plainte et de radier certaines parties des exposés des précisions du plaignant et de la Commission.

[50] Toutefois, étant donné que le concours d’inscription au carton de 2015-2016 est compris dans la portée de la plainte, j’ordonne au plaignant de fournir à l’intimée et à la Commission des précisions supplémentaires sur la discrimination dont il allègue avoir été victime dans le cadre de ce concours. Le Tribunal fournira par écrit aux parties les dates limites pour la modification de leurs exposés des précisions.

 

Signée par

Colleen Harrington

Membre du Tribunal

 

Ottawa (Ontario)

Le 8 décembre 2022

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T2457/1420

Intitulé de la cause : Miller c. International Longshoremen’s Association, Local 269

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 8 décembre 2022

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites :

Michael Dull , pour le plaignant

Ikram Warsame , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Ronald A. Pink , c.r. et Bettina Quistgaard, pour l'intimée

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