Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2022 TCDP 38

Date : le 24 novembre 2022

Numéro du dossier : T2642/1821

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Lorraine Vadnais

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Première Nation Leq’á:mel

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Gabriel Gaudreault

 



I. Aperçu

[1] Par la présente décision sur requête, le Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») statue sur la requête présentée par l’intimée, la Première Nation Leq’á:mel, afin d’obtenir l’autorisation de déposer de nouvelles modifications à son exposé des précisions modifié. L’audience concernant la présente plainte a débuté le 17 octobre 2022. La Commission et la plaignante, Mme Vadnais, ont présenté leur dossier, déposé leurs pièces, appelé leurs témoins et clos leur preuve.

[2] Puis, le 22 octobre 2022, ce fut au tour de l’intimée de présenter son dossier et d’entreprendre la présentation de sa preuve. Cependant, au milieu de l’audience, l’intimée a demandé au Tribunal l’autorisation d’apporter de nouvelles modifications à son exposé des précisions modifié et, plus particulièrement, d’y intégrer quatre ajouts différents pouvant se résumer comme suit :

a. Une précision selon laquelle le Tribunal devrait adopter une approche contextuelle pour trancher la présente affaire, en plus de tenir compte, à titre de considération spéciale, du fait que l’intimée est une Première Nation.

b. Un moyen de défense de contrainte excessive fondé sur l’alinéa 15(1)g) et le paragraphe 15(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c. H-6 (la « LCDP »).

c. Une réponse aux allégations de la plaignante concernant un manquement à des obligations fiduciaires.

d. Une réponse aux allégations de la plaignante selon lesquelles l’intimée n’aurait pas respecté son code foncier.

[3] L’intimée a déposé les modifications qu’elle propose, ce qui a aidé les autres parties et le Tribunal à comprendre la nature des ajouts qu’elle cherche à obtenir.

II. Décision

[4] Pour les motifs ci-après, le Tribunal accueille en partie la demande de l’intimée concernant les facteurs contextuels; rejette la demande d’ajout d’un moyen de défense fondé sur l’article 15 de la LCDP; et accueille les deux demandes relatives aux des obligations fiduciaires et du code foncier.

III. Question en litige

[5] Le Tribunal devrait-il autoriser l’intimée à apporter — au milieu de l’audience, et maintenant que la Commission et la plaignante ont terminé de présenter leur dossier — des modifications à son exposé des précisions modifié?

IV. Motifs

[6] Le Tribunal autorise en partie l’intimée à déposer des modifications à cette étape-ci de l’instance. Bien que les principes de souplesse et de célérité soient les pierres angulaires qui guident le Tribunal quant à la façon dont il doit procéder à l’instruction des plaintes (par. 48.9(1) de la LCDP), celui-ci doit également tenir compte des règles de justice naturelle ainsi que de ses propres règles de pratique.

[7] Ainsi, le Tribunal a adopté les Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137 (les « Règles de pratique »), lesquelles guident les parties relativement à ce qu’elles doivent faire et à ce qui est attendu d’elles, et énoncent les conséquences en cas de non-respect de ces règles.

[8] Les règles établissent les attentes et guident les parties à l’égard de chaque étape de l’instance, y compris le dépôt des exposés des précisions. Les exposés des précisions comprennent tous les faits et toutes les questions de droit sur lesquels une partie entend se fonder. Dans le cas de la partie plaignante et de la Commission, ils précisent également les réparations demandées. Quant à la partie intimée, elle a la possibilité de répondre aux allégations soulevées par les autres parties et de présenter sa ou ses défenses (articles 18 à 21 des Règles de pratique).

[9] Il y a une raison pour laquelle l’exposé des précisions est déposé au tout début du processus devant le Tribunal : il est le fondement même de l’instance; le véhicule procédural qui constitue la base du recours (Karas c. Société canadienne du sang et Santé Canada, 2021 TCDP 2, au par. 21).

[10] Les exposés des précisions énoncent les conditions de l’instruction (Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 1, au par. 11 [Gaucher]; AA c. Forces armées canadiennes, 2019 TCDP 33, au par. 58 [AA]).

[11] Les plaintes peuvent être précisées, car de nouveaux faits et de nouvelles circonstances peuvent être révélés au cours du processus d’enquête de la Commission. Ainsi, les allégations de discrimination soulevées à l’étape de la Commission peuvent ensuite être clarifiées, raffinées et détaillées dans les exposés des précisions soumis au Tribunal (Gaucher, au par. 11; AA, au par. 59). Lorsqu’une plainte est renvoyée au Tribunal pour instruction, les parties ont le temps de réfléchir à leur preuve, aux allégations, aux faits, au droit, aux réparations et aux moyens de défense qu’elles veulent présenter. Elles ont le temps d’élaborer leur théorie de la cause et de la présenter dans leur exposé des précisions.

[12] De façon générale, dans le cadre du processus quasi judiciaire de notre Tribunal, les éclaircissements et les précisions sont apportés au début de l’instance ou à un stade peu avancé de celle-ci, et les modifications se font durant le processus de gestion préparatoire. Ensuite, lorsque le Tribunal et les parties arrivent à l’audience, ils savent exactement quelles sont les véritables questions en litige et connaissent les éléments de preuve qui seront présentés. Ils connaissent aussi l’identité des témoins et ont une idée générale de leur témoignage prévu. Le Tribunal et les parties savent où ils vont; à cet égard, les exposés des précisions sont des feuilles de route.

[13] Dans le cas qui nous occupe, l’intimée demande l’autorisation d’apporter des modifications à son exposé des précisions modifié, et ce, au milieu de l’audience, et maintenant que la Commission et Mme Vadnais ont terminé de présenter leur dossier. Il est inhabituel de demander en cours d’audience des modifications officielles aux actes de procédure.

[14] Comme l’intimée l’a fait valoir, le Tribunal dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire à l’égard des demandes de modification. Comme pour les demandes en justice ou les mémoires écrits, les exposés des précisions peuvent être modifiés à n’importe quelle étape de l’instance — même pendant l’audience ou le procès — afin de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties. Aussi vrai cela soit-il, le Tribunal doit également veiller à ce que de telles demandes n’entraînent pas d’injustice envers les autres parties et à ce que l’octroi de telles demandes serve les intérêts de la justice (Canderel Ltée c. Canada, 1993 CanLII 2990 (CAF), [1994] 1 CF 3 [Canderel]; Canada (Commission des droits de la personne) c. Assoc. canadienne des employés de téléphone, 2002 CFPI 776 (CanLII), au par. 31; Polhill c. Première Nation Keeseekoowenin, 2017 TCDP 34, au par. 15).

[15] Dans la décision Whyte c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2009 TCDP 33, le Tribunal a écrit que toute partie demandant l’autorisation de modifier son exposé des précisions :

[…] devra démontrer que sa demande ne porte pas préjudice aux autres parties ou à la procédure du TCDP. Elle devra également démontrer valablement que sa requête tardive est justifiée.

[16] En l’espèce, le Tribunal est d’avis qu’à ce stade-ci, autoriser certaines des modifications demandées — à savoir l’ajout d’une défense de contrainte excessive et de certains éléments des facteurs contextuels — ne servirait pas l’intérêt de la justice. Ces modifications sont préjudiciables aux autres parties, et l’intimée n’a fourni aucune justification valable pour une telle requête tardive.

[17] Par ailleurs, un autre ensemble de modifications demandées par l’intimée n’auraient pas nécessairement exigé de changement à son exposé des précisions modifié. Elles auraient facilement pu être traitées au cours de l’audience, en réponse aux éléments de preuve présentés par la Commission et Mme Vadnais ou même dans les plaidoiries finales. Mais comme l’intimée a déjà fourni d’autres précisions sur les éléments en question (notamment en ce qui a trait aux facteurs contextuels, aux obligations fiduciaires et au code foncier), le Tribunal autorise cet autre ensemble de modifications à ce stade-ci.

 

Contrainte excessive – paragraphes 15(1) et 15(2) de la LCDP

[18] L’intimée ne demande pas d’apporter des modifications mineures à son exposé des précisions modifié. Elle demande au Tribunal de modifier considérablement la nature même de sa théorie de la cause afin d’y inclure une défense de contrainte excessive fondée sur les paragraphes 15(1) et 15(2) de la LCDP. Elle demande au Tribunal d’ajouter un nouveau moyen de défense qui n’avait pas été ancitipé. Autrement dit, il s’agit d’une surprise.

[19] L’intimée soutient que de nouveaux éléments de preuve ont été mis au jour au cours de l’audience, et que son avocate y a vu la possibilité de soulever une défense. Elle avance également que l’approche contextuelle que le Tribunal devrait adopter tend à appuyer sa défense de contrainte excessive. Le Tribunal n’est pas convaincu par ces arguments.

[20] Si l’intimée estime disposer d’un moyen de défense fondé sur la contrainte excessive au sens de la LCDP en raison de son statut unique de Première Nation et des défis auxquels elle doit faire face, il est difficile de croire que c’est seulement au cours de l’audience, après que l’intimée a pu prendre connaissance de l’ensemble de la preuve produite par la Commission et la plaignante et que celles-ci ont clos leur preuve, que de telles justifications ont pu avoir été révélées.

[21] Si l’intimée estime avoir été, en tant que Première Nation, confrontée à des contraintes, des difficultés ou des obstacles qui étaient liés aux ressources financières ou humaines — et qui pourraient justifier le refus de logement résidentiel allégué ou le traitement défavorable qui aurait été réservé à la plaignante dans la prestation d’un tel logement —, pareilles raisons devaient déjà exister au cours de la période de référence visée par la plainte de Mme Vadnais. Le Tribunal n’est pas convaincu par l’argument de l’intimée selon lequel ces raisons se seraient seulement révélées au cours de l’audience. Il ne comprend toujours pas non plus comment l’intimée a pu en faire complètement abstraction de ces éléments pour découvrir maintenant, au milieu de l’audience, qu’elle subissait des épreuves sur le plan des ressources financières et humaines à l’époque visée par la plainte.

[22] Selon la Commission, l’intimée n’a pas participé à son processus d’enquête, mais elle a reçu toute la correspondance de la Commission, dont des renseignements sur les moyens de défense qu’il lui était possible d’invoquer.

[23] En outre, la présente plainte a été renvoyée au Tribunal par la Commission le 26 février 2021. L’audience a commencé le 17 octobre 2022, soit environ un an et huit mois après le renvoi. La plaignante et la Commission ont déposé leurs exposés des précisions le 21 mai 2021; l’intimée a déposé les siens le 28 juin 2021, et les actes de procédure ont été modifiés au cours de l’été 2022. L’intimée aurait facilement pu demander l’ajout d’un moyen de défense à ce moment-là, et le Tribunal aurait alors évalué sa demande en temps opportun. Mais elle ne l’a pas fait.

[24] Ainsi, en plus du temps dont elle disposait pendant le processus d’enquête de la Commission, l’intimée a eu 20 mois pour évaluer sa cause, mais elle n’a jamais invoqué de moyen de défense prévu aux paragraphes 15(1) et (2) de la LCDP. Elle a décidé de s’en tenir à réfuter les allégations de discrimination à première vue (prima facie), ce qui est son choix. De nombreux intimés qui comparaissent devant le Tribunal adoptent eux aussi cette position.

[25] Cela étant dit, l’intimée a eu le temps nécessaire pour déterminer si, effectivement, pendant la période de référence visée par la plainte, elle vivait des obstacles sur le plan des ressources financières et des ressources humaines, et si elle rencontrait des difficultés dans l’administration du programme d’aide au revenu pour les personnes handicapées. Toutes ces raisons existaient déjà au moment où l’intimée a déposé son exposé des précisions. Elle a toujours eu en sa possession ces éléments d’information, et elle aurait facilement pu les inclure dans ses actes de procédure, eût-elle choisi de le faire.

[26] De plus, l’intimée n’est pas une partie agissant pour son propre compte : elle est représentée par une avocate. L’avocate connaît — ou devrait connaître — le droit. L’analyse d’une preuve à première vue de discrimination et les moyens de défense dont disposent les intimés en vertu des paragraphes 15(1) et 15(2) de la LCDP ne sont pas nouveaux. La jurisprudence du Tribunal sur ces questions est bien établie, et il n’y a pas de surprise à cet égard. Il est difficile de croire que l’intimée a finalement appris, au milieu de l’audience, qu’elle disposait peut-être d’une défense de contrainte excessive, alors que les difficultés invoquées devaient déjà exister au moment de la plainte.

[27] L’intimée ajoute que l’autoriser à faire valoir un tel moyen de défense ne nuirait aucunement à l’efficacité de l’instance du Tribunal et ne serait pas préjudiciable à la Commission ni à la plaignante. Elle soutient également que la Commission n’a présenté aucun précédent à l’appui de son affirmation selon laquelle les moyens de défense doivent être invoqués avant l’audience. Le Tribunal n’est pas convaincu par les arguments de l’intimée.

[28] Le fait d’autoriser de telles modifications à cette étape tardive de l’instance aurait pour effet de conférer un avantage à l’intimée, qui a eu l’occasion de prendre connaissance de la preuve complète de Mme Vadnais et de la Commission. Comme l’a souligné la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canderel : « [i]l existe une claire distinction entre les modifications ayant pour but de rendre plus claires les questions en litige, et celles qui permettent de soulever une défense différente pour la première fois ». En effet, il y a une grande différence entre accueillir des demandes de modification avant le début de l’audience et les accueillir au milieu ou à la fin de l’audience, alors qu’on risque de donner ainsi à la partie qui a pu prendre connaissance de la preuve une chance de modeler — ou remodeler — ses arguments en rétrospective.

[29] À ce sujet, toutes les parties à une instance ont le droit de connaître la position des autres parties et de savoir ce qu’elles présenteront en preuve à l’audience. Voilà précisément ce qui justifie de déposer des exposés des précisions suffisamment détaillés, de telle sorte que les parties connaissent suffisamment bien, et à l’avance, les allégations, les questions de droit, les recours et les moyens de défense en cause, et qu’elles aient la possibilité pleine et entière d’y répondre (par. 50(1) de la LCDP et art. 18 à 21 des Règles de pratique).

[30] Le Tribunal est perplexe devant l’argument de l’intimée selon lequel la Commission n’a présenté aucune jurisprudence à l’appui de l’affirmation selon laquelle il faut faire valoir ses moyens de défense avant l’audience. Aucune jurisprudence n’est requise pour appuyer une telle affirmation : il s’agit là d’un des principes essentiels énoncés dans la LCDP (par. 48.9(1) et 50(1)) et les Règles de pratique (art. 5) qui constituent le fondement même des exigences de la justice naturelle et du principe d’équité, et qui comprennent, entre autres, le droit de connaître l’objet du litige ainsi que les positions et les arguments des autres parties, et le droit d’avoir pleinement la possibilité de répondre et de présenter des éléments de preuve.

[31] Toutes les parties ont le droit de connaître les prétentions des autres parties et de se défendre contre elles. Et si une partie omet de soulever certains éléments dans son exposé des précisions, elle ne peut s’appuyer sur eux, à moins que le Tribunal ne l’y autorise (art. 37 des Règles de pratique). Or c’est exactement le cas de l’intimée : elle n’a pas invoqué de défense fondée sur l’article 15 alors qu’elle avait la latitude et le temps nécessaires pour ce faire.

[32] L’audience est censée reprendre le 28 novembre 2022, et le fait d’autoriser à cette étape-ci les modifications demandées entraînera inévitablement des délais supplémentaires. Si le Tribunal autorise les ajouts souhaités, il devra accorder à Mme Vadnais et à la Commission la possibilité de se préparer ainsi que le temps nécessaire pour répondre à cette nouvelle défense et modifier leurs actes de procédure, ce qui ouvrira en plus la porte à des demandes de divulgation de documents supplémentaires. Bien entendu, l’intimée sera également tenue de fournir toute la documentation potentiellement pertinente quant à ce nouveau moyen de défense. En l’espèce, les documents potentiellement pertinents à communiquer aux autres parties devraient comprendre de nombreux documents financiers, que les parties devront prendre le temps d’examiner, et qui pourraient nécessiter le témoignage d’un expert appelé à les interpréter pour le Tribunal.

[33] Le Tribunal rappelle que les dossiers de Mme Vadnais et la Commission sont maintenant clos. Le Tribunal devra leur permettre d’évaluer s’il est nécessaire de rouvrir leur dossier de manière à pouvoir produire des éléments de preuve destinés à réfuter les nouvelles allégations de l’intimée. Elles auront donc l’occasion de déposer des éléments de preuve documentaire supplémentaires à l’audience, de convoquer de nouveaux témoins ou même de rappeler des témoins qui ont déjà témoigné, au besoin.

[34] L’intimée avance que les éléments de preuve qui ont été, ou qui auraient pu être présentés par la plaignante ou les témoins déjà convoqués n’auraient pas pu traiter de sa défense de contrainte excessive et que, par conséquent, le fait d’invoquer un nouveau moyen de défense n’aura pas d’effet indu sur l’instance. Encore une fois, le Tribunal n’est pas convaincu par cet argument.

[35] Lors de la présentation de leur preuve, ni la Commission, ni la plaignante — ni par ailleurs le Tribunal — ne s’attendaient à ce que l’intimée invoque par la suite une nouvelle défense fondée sur l’article 15 de la LCDP. Le Tribunal est maître de sa procédure, mais les parties sont maîtres de leur preuve. Il leur incombe de veiller à présenter tous les éléments de preuve dont elles ont besoin pour appuyer leurs allégations et leurs demandes. Mais les parties structurent également leur preuve et leur théorie de la cause en prévision de la position des autres parties, et en réponse à celle-ci. Ce sont elles qui évaluent s’il est nécessaire de déposer des éléments de preuve documentaires ou de convoquer des témoins pour appuyer leurs allégations, mais il leur revient également de réfuter la position et les arguments des autres parties. Elles peuvent ainsi choisir de convoquer des témoins qui sont liés ou associés à la partie adverse.

[36] Il est donc facile de dire, après le fait, que les éléments de preuve de la Commission et de la plaignante ne traitaient pas, ou ne pouvaient traiter d’une défense dont celles-ci n’étaient pas encore au courant. Il n’y avait aucune façon, pour Mme Vadnais et la Commission, de bien se préparer à cet égard. En déposant la présente requête à une étape tardive et en prenant Mme Vadnais et la Commission au dépourvu, l’intimée les a empêchées d’apprécier le moyen de défense soulevé et de décider de quelle manière elles souhaitaient gérer leur preuve à cet égard.

[37] Cela dit, le Tribunal est également préoccupé par le fait que la Commission ait soulevé, dans ses observations, le besoin éventuel de recourir à une preuve d’expert concernant certains aspects de la requête de l’intimée. Mme Vadnais a clairement indiqué qu’elle souhaitait voir son audience se poursuivre sans plus de retard dans l’instruction de sa plainte. Elle mentionne que l’instance et les retards subis continuent d’entraîner des répercussions psychologiques et physiques sur elle. Le Tribunal comprend qu’elle est prête à voir l’instance se conclure, ce qui est un facteur à prendre en considération.

[38] Autoriser les ajouts demandés aurait assurément pour effet de prolonger l’audience, ce qui ne servirait pas l’intérêt de la justice. L’intimée a eu tout le temps nécessaire pour présenter pleinement et amplement sa défense, et pour préparer ses arguments à l’avance. Elle a décidé de ne pas présenter de défense en vertu des paragraphes 15(1) et 15(2) de la LCDP. Maintenant qu’elle a entendu toute la preuve de la Commission et de la plaignante, l’intimée cherche à corriger la situation en demandant à pouvoir modifier ses actes de procédure. Ce faisant, elle prend tout le monde par surprise. À cette étape-ci, une telle requête est injuste et préjudiciable. Il n’y a pas de justification valable pour sa présentation tardive.

[39] Par conséquent, le Tribunal n’autorise pas les modifications proposées par l’intimée aux paragraphes 72 à 78 de son exposé des précisions modifié.

Approche contextuelle

[40] L’intimée souhaite clarifier sa position relative aux circonstances qu’elle a soulevées aux paragraphes 1 à 6 de son exposé des précisions modifié, de même qu’au cours de sa exposé introductif faite à l’audience. Elle souhaite également aborder certains éléments de preuve que la Commission et Mme Vadnais ont présenté concernant des inférences négatives qu’elles invitent le Tribunal à tirer. Ces inférences ont trait à des obstacles quant à des demandes de divulgation d’éléments de preuve, à des disparités dans certaines communications par courriel et aux comportements du personnel de l’intimée.

[41] De l’avis de l’intimée, au moment d’évaluer l’ensemble de la preuve, le Tribunal devrait prendre en compte le statut unique dont elle jouit en tant que Première Nation, mais aussi en tant que gouvernement, administration et, dans le cas qui nous occupe, propriétaire. L’intimée invite donc le Tribunal à adopter une approche contextuelle, mais aussi à tenir compte, à titre de considérations spéciales, des difficultés particulières auxquelles est confrontée une Première Nation.

[42] La Commission ne s’oppose pas à l’inclusion des paragraphes 58 à 60, 61a), c), f) à h) et 63. Pour ce qui est des autres paragraphes, elle soutient que certains d’entre eux concernent une défense de contrainte excessive ou pourraient nécessiter une preuve d’expert. Le Tribunal convient avec la Commission que certaines des modifications de l’intimée semblent être liées à une défense fondée sur l’article 15 de la LCDP, ce que confirme l’intimée dans ses observations en réplique, où elle affirme que les facteurs contextuels et la défense fondée sur l’article 15 sont interreliés.

[43] Le Tribunal n’autorise pas l’intimée à présenter une défense de contrainte excessive à ce stade tardif de l’instance et, par conséquent, et pour les mêmes motifs, il ne l’autorisera pas à modifier de nouveau son exposé des précisions modifié pour ce qui est des facteurs contextuels qui traitent d’une défense fondée sur la contrainte excessive, ou qui sont destinés à l’appuyer. Cependant, le Tribunal tient à préciser que le fait que ces modifications ne soient pas autorisées ne signifie pas qu’aucune question susceptible d’être posée par les parties et se rapportant de quelque façon à ces facteurs n’est admissible. Le Tribunal et les parties doivent garder à l’esprit l’impératif d’agir de façon efficace et de respecter le principe de la proportionnalité (par. 48.9(1) de la LCDP), et se rappeler que le Tribunal n’examinera pas la preuve de manière à déterminer s’il existe une défense de contrainte excessive fondée sur l’article 15 de la LCDP.

[44] En revanche, les facteurs contextuels peuvent être pertinents aux fins de l’évaluation, par le Tribunal, de la preuve à première vue de discrimination ainsi que d’autres aspects mentionnés par la Commission et Mme Vadnais dans leurs éléments de preuve et à l’audience. Ces dernières ont notamment soulevé des préoccupations au sujet de différentes actions de l’intimée, notamment l’interdiction pour Mme Vadnais d’accéder au bureau du conseil de bande en raison de ses comportements allégués, et le fait qu’elle ne pouvait pas entrer dans les lieux pour payer son loyer et ne recevait pas de réponses à ses courriels de la part du personnel de l’intimée. Elles ont soulevé, entre autres, des préoccupations au sujet des comportements du personnel, des disparités dans certaines correspondances de l’intimée et des obstacles dans la divulgation de documents.

[45] De plus, le principal argument de réfutation avancé par l’intimée est qu’il n’existe pas de preuve à première vue de discrimination, et que la plaignante et la Commission n’ont pas établi l’existence d’un lien entre la race ou la déficience de Mme Vadnais et les effets préjudiciables qu’elle a subis relativement à la prestation d’un logement. L’intimée tente donc de démontrer que les faits qui se sont produits n’ont rien à voir avec un motif de distinction illicite, et elle soutient qu’un tel lien est absent.

[46] C’est à cet égard que les facteurs contextuels peuvent eux aussi être pertinents. L’intimée a soulevé, au paragraphe 6 de son exposé des précisions modifié, le fait que la pandémie de COVID-19 avait mis à rude épreuve ses ressources financières et humaines déjà limitées. Le Tribunal tient à le préciser : d’après l’exposé des précisions modifié de l’intimée et la position qu’elle défend depuis le début de l’instance, elle n’a jamais parlé de ses ressources limitées comme constituant une contrainte excessive.

[47] Cette allégation s’inscrit dans son effort de réfutation de la preuve à première vue de discrimination présentée par Mme Vadnais. L’intimée tente de démontrer que d’autres raisons expliquent qu’elle ait agi comme elle l’a fait. Sur ce plan, le Tribunal est prêt à accorder une certaine marge de manœuvre à l’intimée. Et la Commission et la plaignante, quant à elles, auront l’occasion de contre-interroger les témoins de l’intimée sur cette question, en plus de présenter une contre-preuve et, au besoin, d’aborder dans leurs observations finales sur la question.

[48] De plus, il semble que la plupart des modifications de l’intimée, par exemple les paragraphes 58, 59, 60 et 61c), f), g) et h), sont déjà de connaissance d’office et ne dérogent pas à la jurisprudence du Tribunal, ni, surtout, aux enseignements tirés de décisions rendues par des cours d’instance supérieure comme la Cour suprême du Canada. Il semble que ces modifications soient essentiellement des arguments que l’intimée aurait pu présenter dans ses observations finales. Pour ce qui est de la modification du paragraphe 63, elle ne semble pas controversée. Le Tribunal autorisera ces ajouts à cette étape-ci.

[49] Pour ce qui est des modifications correspondant aux paragraphes 61d), 61e) et 64, le Tribunal les autorisera également, en précisant clairement que cette autorisation n’ouvrira pas la porte à une défense de contrainte excessive. Il existe une différence entre les modifications apportées à des actes de procédure pour clarifier les questions en litige, et celles apportées à des actes de procédure de manière à y ajouter une défense distincte qui n’était pas prévue (voir Canderel). Et le Tribunal n’autorise pas l’ajout d’une défense entièrement nouvelle à cette étape-ci de l’instance.

[50] L’allégation de l’intimée quant à ses ressources financières et humaines limitées est incluse au paragraphe 6 de son exposé des précisions modifié, et le Tribunal l’évaluera au regard de la preuve à première vue de discrimination de Mme Vadnais, et non en fonction de l’article 15 de la LCDP.

[51] Les parties doivent également garder à l’esprit qu’il n’est pas nécessaire que le motif de distinction illicite soit la seule et unique cause de l’effet préjudiciable subi par le plaignant (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), [2015] RCS 789). Il peut y avoir d’autres raisons pour expliquer les agissements d’un intimé, notamment des compressions budgétaires, une restructuration ou d’autres types de contraintes ou de difficultés.

[52] Il faut seulement que le motif de distinction illicite soit l’un des facteurs dans la manifestation de l’effet préjudiciable. La décision du Tribunal dans l’affaire Hugie c. T-Lane Transportation and Logistics, 2021 TCDP 27 (CanLII), est un excellent exemple d’une situation où l’intimée n’avait pas plaidé de défense fondée sur l’article 15, mais avait concentré sa preuve sur la réfutation de la preuve à première vue de discrimination de la plaignante. L’intimée avait soutenu, entre autres, qu’elle avait congédié la plaignante en raison de difficultés financières. Le Tribunal a tranché que l’entreprise traversait une période difficile et qu’elle était certes aux prises avec des difficultés financières au moment du congédiement de la plaignante, mais que la déficience de la plaignante avait aussi été un facteur dans sa décision de la congédier.

[53] Le Tribunal estime que les modifications qu’il permet à l’intimée d’apporter sont essentiellement de nature contextuelle et constituent surtout des arguments juridiques. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’offrir à la plaignante et à la Commission la possibilité de modifier leurs exposés des précisions en réplique. Toutefois, elles pourront contre‑interroger les témoins s’ils abordent les points concernés, et répondre, dans leurs observations finales, aux arguments précédemment mentionnés.

[54] Pour les motifs énoncés ci-dessus, le Tribunal n’autorise pas l’ajout des paragraphes 61a), 61b), 62 et 65. Il permet en revanche l’ajout des paragraphes 61d), 61e) et 64, mais tient à souligner que leur contenu ne sera pas évalué à titre de moyen de défense prévu à l’article 15 de la LCDP. Le Tribunal permet l’ajout des paragraphes 58, 59, 60, 61c), 61f), 61g) et 61h), qui sont essentiellement de nature contextuelle et représentent surtout des arguments juridiques. Le Tribunal permet enfin l’ajout du paragraphe 63 qui, à son avis, n’est pas controversé.

Manquement aux obligations fiduciaires et au code foncier

[55] En ce qui concerne les allégations de manquement aux obligations fiduciaires et au code foncier, l’intimée souhaite pouvoir répondre par écrit, dans son exposé des précisions modifié, à la preuve présentée par Mme Vadnais surtout au cours de l’interrogatoire de celle-ci.

[56] Dans son exposé des précisions, Mme Vadnais a brièvement fait référence à l’existence d’une relation fiduciaire entre elle et l’intimée, laquelle, en même temps qu’elle était sa propriétaire, était aussi responsable de l’administration des allocations de logement auxquelles la plaignante avait droit dans le cadre du programme d’aide au revenu pour les personnes handicapées.

[57] Mme Vadnais a aussi brièvement mentionné le code foncier de l’intimée, en faisant référence à certains actes de celle-ci — à savoir le refus de produire des documents demandés et l’entrave au droit de Mme Vadnais de recourir aux processus de règlement des différends et d’appel — de même qu’au fait que l’intimée devrait être reconnue coupable d’une infraction à ce code.

[58] Pour l’heure, il n’est pas nécessaire que le Tribunal entre dans les détails, mais il reconnaît que Mme Vadnais a témoigné au sujet du manquement allégué de l’intimée à ses obligations fiduciaires et de la présumée infraction au code foncier commise par l’intimée. Pour autant que s’en souvienne le Tribunal, le témoignage de Mme Vadnais sur ces deux sujets a été déposé en preuve, et le Tribunal ne l’a pas empêchée de témoigner à leur propos. Personne ne s’y est opposé, et aucune objection n’a été retenue à cet égard.

[59] Même si Mme Vadnais s’est quelque peu écartée du sujet et a témoigné sur quelques aspects qui étaient absents de son exposé des précisions ou de sa réplique, son témoignage a été valablement produit en preuve, et l’intimée a eu l’occasion de la contre‑interroger. Maintenant que la porte s’est ouverte et que Mme Vadnais a parlé de ces aspects, il est nécessairement loisible à l’intimée de présenter des éléments de preuve en ce qui les concerne.

[60] Cela dit, le Tribunal tient à souligner que ce ne sont pas toutes les questions supplémentaires soulevées au cours de l’instruction qui devront faire l’objet de modifications et d’inclusions dans les actes de procédure des parties. On a justement affaire ici à une situation où les modifications n’étaient pas nécessaires.

[61] L’intimée aurait facilement pu traiter rapidement de ces questions à l’audience, dès lors que Mme Vadnais les avait abordées et avait ouvert la porte. L’intimée aurait pu poser quelques questions à ses témoins à ce sujet, et les autres parties auraient eu l’occasion de contre-interroger ces derniers et de déposer des contre-preuves, au besoin. L’intimée aurait même pu aborder les éléments en question dans ses observations finales, notamment en ce qui concerne la pertinence ou le poids que le Tribunal devrait leur accorder.

[62] Quoi qu’il en soit, la Commission ne s’oppose pas aux ajouts concernés, et Mme Vadnais s’est surtout prononcée sur la défense de contrainte excessive et sur le fait qu’elle veut éviter des délais supplémentaires dans l’instance. Par conséquent, le Tribunal autorisera les ajouts qui s’appliquent aux paragraphes 79 à 81 et 82 à 93 de la nouvelle version de l’exposé des précisions modifié proposée par l’intimée. Il faut toutefois noter que ces éléments auraient pu être abordés à l’audience, sans qu’il soit nécessaire de demander des modifications.

[63] Le Tribunal est d’avis qu’à ce stade-ci, il n’est pas nécessaire de donner à la plaignante et à la Commission la possibilité de modifier leur exposé des précisions en réplique, puisque les précédentes modifications n’étaient pas strictement nécessaires et que la preuve à cet égard aurait pu être obtenue par un contre-interrogatoire et sous forme d’observations finales, sans modifications proposées par l’intimée.

[64] Le Tribunal rappelle aux parties que son rôle consiste à statuer sur l’existence ou non d’une discrimination au sens de la LCDP. Il ne lui appartient pas de décider de la conformité à un code foncier ou de l’existence d’infractions à ce code, ni de déterminer s’il y a eu violation d’une quelconque relation ou obligation fiduciaire qui pourrait exister entre les parties. À ce stade-ci, il n’est pas clair pour le Tribunal si les questions du code foncier et d’une potentielle obligation fiduciaire soient pertinentes relativement aux allégations fondamentales à trancher dans la plainte.

[65] Toutefois, maintenant que l’intimée a fourni plus de précisions à leur sujet, Mme Vadnais, la Commission et le Tribunal peuvent ainsi mieux comprendre la position de l’intimée à l’égard de ces questions, qui, de l’avis du Tribunal, peuvent être traitées de façon très efficace dans le cadre de l’interrogatoire et du contre-interrogatoire des témoins et au cours des observations finales.

V. Résumé des témoignages prévus

[66] L’intimée est tenue de fournir immédiatement une version à jour du résumé des témoignages prévus de ses témoins, en tenant compte des limites fixées dans la présente décision.

VI. Ordonnance

[67] Les modifications proposées par l’intimée sont autorisées en ce qui concerne les dispositions suivantes : 58 à 60, 61c), d), e), f), g) et h), 63 et 64, 79 à 81 et, enfin, 82 à 93.

[68] Les modifications proposées par l’intimée concernant les dispositions suivantes ne sont pas autorisées : 61a) et b), 62, 65 et 72 à 78.

[69] L’intimée doit fournir immédiatement une version à jour du résumé des témoignages prévus de ses témoins.

[70] La plaignante et la Commission ne sont pas autorisées à modifier leurs exposés des précisions en réplique afin de répondre aux modifications apportées par l’intimée; elles auront toutefois l’occasion de contre-interroger les témoins qui parleront du contenu de ces ajouts et d’en traiter dans leurs observations finales.

Signée par

Gabriel Gaudreault

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 24 novembre 2022

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T2642/1821

Intitulé de la cause : Lorraine Vadnais c. Première Nation Leq’á:mel

Date de la décision du Tribunal : Le 24 novembre 2022

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites :

Lorraine Vadnais , pour elle même

Caroline Carrasco et Sameha Omer, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Maya Duvage , pour l'intimée

 

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