Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2022 TCDP 43

Date : le 22 décembre 2022

Numéro du dossier : T2457/1420

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Ray Miller

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

International Longshoremen’s Association, Local 269

l’intimée

Décision sur requête

Membre : Colleen Harrington

 



I. Aperçu et décision

[1] Dans la présente requête en divulgation, la section locale 269 de l’International Longshoremen’s Association (l’« intimée » ou le « Syndicat ») demande au Tribunal d’ordonner à M. Miller (le « plaignant ») de produire certains documents qui sont, selon elle, pertinents quant à l’indemnité pour perte de salaire demandée par le plaignant et quant à la question de savoir si celui-ci a atténué ses pertes financières. La demande de divulgation vise trois catégories de documents : (i) les documents portant sur le revenu gagné par le plaignant au cours de la période visée par sa demande d’indemnité pour perte de salaire et sur la question de savoir s’il a atténué ses pertes; (ii) les documents relatifs à un litige intenté devant la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse à la suite d’un accident de la route et qui, selon l’intimée, se rapportent à la demande d’indemnité pour perte de salaire du plaignant ainsi qu’à sa capacité de travailler pendant la période visée par sa demande d’indemnité, et (iii) les documents relatifs au règlement du litige découlant de l’accident de la route qui, selon l’intimée, montrent qu’il est possible que le plaignant cherche à être indemnisé deux fois pour la même perte de salaire.

[2] Le plaignant et la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») s’opposent à la requête de l’intimée, sauf en ce qui a trait à la première catégorie de documents. Le plaignant affirme que les documents relatifs à l’accident de la route ne sont pas pertinents par rapport aux allégations de discrimination et que les documents relatifs au règlement du litige sont protégés par le privilège relatif aux règlements. La Commission fait valoir que la demande de documents de l’intimée est trop vaste. Elle soutient que certains documents sont assujettis à la règle de l’engagement implicite, en plus d’être privilégiés et non pertinents.

[3] Je conviens que bon nombre des documents compris dans les deux premières catégories sont potentiellement pertinents quant à la réparation demandée par le plaignant dans le cadre de la présente procédure pour atteinte aux droits de la personne et à la question de l’atténuation du préjudice. Par conséquent, j’accepte d’ordonner au plaignant de divulguer certains documents à l’intimée, tel qu’il est précisé ci-dessous.

[4] En ce qui concerne la troisième catégorie de documents, je conclus que l’intimée n’a pas établi le fondement de preuve nécessaire pour réfuter la présomption du privilège relatif aux règlements qui s’applique à ces documents. Par conséquent, je n’accepte pas pour le moment d’ordonner au plaignant de divulguer les documents se rapportant au règlement du litige découlant de l’accident de la route.

II. Questions en litige

[5] Pour décider si le Tribunal devrait ordonner au plaignant de divulguer à l’intimée les documents demandés, je me pencherai sur les questions suivantes :

  1. En ce qui concerne les documents compris dans les deux premières catégories de documents demandés par l’intimée, s’agit-il de documents non protégés par le privilège relatif aux règlements qui sont potentiellement pertinents à l’égard par rapport à un fait invoqué, à une question soulevée ou à un redressement demandé dans la plainte? Dans l’affirmative, certains documents sont-ils assujettis à la règle de l’engagement implicite, de sorte qu’ils ne peuvent pas ou ne devraient pas être divulgués?
  2. En ce qui concerne les documents relatifs au règlement demandés au titre de la troisième catégorie, l’intimée a-t-elle établi qu’une exception au privilège relatif aux règlements s’applique en l’espèce, de sorte que je devrais ordonner leur divulgation?

III. Analyse

A. Le Tribunal devrait-il ordonner la divulgation des documents qui ne sont pas assujettis au privilège relatif aux règlements?

[6] L’intimée soutient que M. Miller doit divulguer les documents demandés au titre des deux premières catégories, parce qu’ils sont potentiellement pertinents par rapport au redressement qu’il demande au Tribunal de lui accorder. Comme M. Miller demande une indemnité pour le salaire perdu à la fois avant et après le dépôt de sa plainte, l’intimée affirme que les documents sont également pertinents par rapport à l’obligation de M. Miller d’atténuer ses pertes financières.

(i) Principes juridiques applicables

[7] Le paragraphe 50(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la « LCDP »), exige que le Tribunal donne aux parties « la possibilité pleine et entière » de présenter leurs arguments. Les alinéas 18(1)f), 19(1)e) et 20(1)e) et le paragraphe 23(1) des Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137 (les « Règles de pratique »), exigent que chaque partie fournisse aux autres tous les documents qu’elle a en sa possession relativement à un fait invoqué ou à une question soulevée dans la plainte, ou à une ordonnance sollicitée par une partie. Cette exigence aide les parties à connaître la preuve contre elles et à se préparer convenablement à l’instruction.

[8] Pour décider si des renseignements doivent être divulgués, le Tribunal doit déterminer s’ils sont « potentiellement pertinents ». Le Tribunal s’est exprimé ainsi au paragraphe 6 de la décision sur requête Brickner c. Gendarmerie royale du Canada, 2017 TCDP 28 (CanLII) [Brickner] : « Il ne s’agit pas d’une norme particulièrement élevée à satisfaire pour la partie requérante. S’il existe un lien rationnel entre un document et les faits, les questions ou les formes de redressement mentionnés par les parties en cause, les renseignements devraient être divulgués » conformément aux Règles de pratique.

[9] Toutefois, la demande de divulgation ne doit pas être spéculative ou équivaloir à une « partie de pêche ». Les documents demandés devraient être décrits de manière suffisamment précise, ce qui signifie que la demande ne doit pas obliger une partie ou une personne étrangère au litige à se soumettre à une recherche de documents onéreuse et fort étendue (Brickner, aux par. 7 et 8).

[10] De plus, le simple fait que le Tribunal ordonne la divulgation de documents à cette étape du processus de gestion de l’instance ne veut pas dire que ces renseignements seront admis en preuve ou que le Tribunal leur accordera une importance significative (Association des employé(e)s de télécommunication du Manitoba inc. c. Manitoba Telecom Services, 2007 TCDP 28 (CanLII), au par. 4).

[11] Dans la décision sur requête Turner c. Agence des services frontaliers du Canada, 2018 TCDP 1 (CanLII), le Tribunal a conclu que l’analyse du texte des allégations contenues dans l’exposé des précisions d’une partie est d’une grande utilité pour cerner les questions à trancher et, en conséquence, établir quels documents potentiellement pertinents doivent être produits (au par. 43).

(ii) Faits invoqués, questions soulevées et redressements demandés dans les exposés des précisions

[12] Les allégations énoncées dans les exposés des précisions du plaignant et de l’intimée qui suivent sont pertinentes dans le contexte de la présente requête.

[13] Dans son exposé des précisions, le plaignant affirme avoir fait l’objet de discrimination, en contravention des articles 7, 9 et 14 de la LCDP. Selon lui, il a subi un traitement défavorable fondé sur la race, parce qu’il s’est vu refuser la possibilité de demander du travail occasionnel à partir du bureau d’embauchage du Syndicat (ces travailleurs occasionnels sont appelés travailleurs de « l’enclos »). Il affirme également qu’on ne lui a pas donné l’occasion de s’inscrire au « carton », par lequel les travailleurs peuvent obtenir un travail plus stable et plus fiable que par l’enclos et qui leur donne également la possibilité d’adhérer au syndicat. Le carton consiste en une liste de personnes qui sont formées pour travailler comme débardeurs.

[14] M. Miller affirme qu’on lui a attribué seulement 22 heures de travail en 2015 à titre de travailleur de l’enclos, même s’il se rendait au bureau d’embauchage presque tous les jours pour demander du travail. Il dit que des travailleurs blancs ont été choisis à sa place pour travailler. M. Miller avance que, lorsqu’il s’est plaint de la réduction de ses heures de travail en 2015, on lui a expliqué que c’était parce que, en 2001, un ancien dirigeant du Syndicat l’avait aperçu en train de remettre à quelqu’un un colis qui, croyait-il, contenait des stupéfiants. M. Miller affirme que personne ne l’a informé de cette allégation contre lui avant qu’il se plaigne de la réduction de ses heures de travail en 2015. Il affirme que cette allégation de [traduction] « trafic de drogue », qu’il nie, n’a jamais été documentée par le Syndicat et n’a jamais fait l’objet d’une enquête.

[15] M. Miller prétend qu’il s’est vu refuser du travail occasionnel comme travailleur de l’enclos en raison du stéréotype défavorable du Syndicat au sujet des hommes noirs, qui a aussi mené, selon lui, au rejet par le Syndicat de sa demande d’inscription au carton en 2015-2016. M. Miller dit avoir présenté sa demande d’inscription au carton, accompagnée d’une traite bancaire de 75 $ destinée au Syndicat. Selon lui, sa demande d’inscription a été rejetée en raison de sa race.

[16] S’il réussit à prouver qu’il a été victime de discrimination, M. Miller demande des dommages-intérêts pour préjudice moral et pour discrimination délibérée et inconsidérée. Il demande également une indemnité pour le salaire perdu dans l’année précédant sa plainte et de la date de la plainte jusqu’à aujourd’hui.

[17] La demande d’indemnité de M. Miller pour le salaire qu’il aurait pu gagner comme travailleur de l’enclos vise une période d’une année seulement, parce que le Tribunal n’examine que la discrimination qui se serait produite au cours de l’année précédant sa plainte, déposée en décembre 2015. M. Miller affirme que, n’eût été la discrimination reprochée, il aurait travaillé comme travailleur de l’enclos le même nombre d’heures en 2015 qu’en 2000, soit 761,5 heures.

[18] En ce qui concerne la perte de salaire liée au concours en vue de l’inscription au carton, M. Miller dit que, n’eût été la discrimination alléguée, il aurait probablement obtenu un poste offert aux employés inscrits au carton en 2015 et serait probablement membre du Syndicat aujourd’hui. M. Miller affirme que, n’eût été la discrimination dont il allègue avoir été victime, il aurait touché le salaire annuel moyen des cinq premiers membres du Syndicat retenus au carton en 2015. Il croit que ce montant s’élève à 200 000 $ par année. Il cherche également à devenir membre du Syndicat.

[19] Dans son exposé des précisions, le Syndicat affirme que M. Miller n’a pas présenté de demande d’inscription au carton en 2015-2016. Il soutient également que le Tribunal n’est pas compétent pour décider si M. Miller aurait obtenu un poste offert aux employés inscrits au carton, parce que c’est à la Halifax Employers Association (« HEA ») qu’il revient d’embaucher les membres inscrits au carton, et non au Syndicat.

[20] En vertu de la partie 1 du Code canadien du travail, la HEA a le pouvoir d’agir au nom des employeurs de l’industrie du débardage au port de Halifax. Son rôle principal consiste à négocier et à administrer les conventions collectives au nom des employeurs de débardeurs. Aux termes de la convention collective conclue entre la HEA et le Syndicat, le Syndicat participe à tous les processus visant à engager des employés inscrits au carton, qu’il s’agisse de confirmer le nombre de postes à pourvoir, d’aider à la distribution des demandes d’emploi, de recevoir les demandes remplies ou encore de filtrer, d’évaluer ou de classer les demandes ou de les transmettre à la HEA pour qu’elle prenne la décision finale quant à l’embauche.

[21] Le Syndicat affirme qu’il ignore si M. Miller répondait aux qualifications minimales pour être admissible à l’inscription au carton en 2015-2016. Pour être admissibles, les candidats doivent avoir terminé leur 12e année de scolarité ou l’équivalent, avoir un dossier de conduite exemplaire et avoir une expérience de travail pertinente. Le Syndicat affirme que, même si M. Miller répondait aux qualifications minimales pour franchir l’étape de la présélection, il est hypothétique de dire qu’il aurait franchi les étapes ultérieures du processus d’embauche de la HEA, à savoir les tests et la formation approfondis, les entrevues et la vérification du casier judiciaire.

[22] Le Syndicat affirme également que M. Miller a été impliqué dans un accident de la route le 3 juillet 2015 et qu’il a intenté une action en dommages-intérêts devant la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse relativement à cet accident. Les dossiers judiciaires obtenus par l’intimée et déposés avec sa requête indiquent que M. Miller a demandé des dommages-intérêts pour perte de capacité de gagner un revenu découlant des blessures qu’il aurait subies dans l’accident, et que des rapports d’experts médicaux ont été préparés. Bien que l’affaire ait été mise au rôle, elle a été réglée avant le début du procès.

[23] Étant donné que M. Miller alléguait, dans le cadre de l’action découlant de l’accident de la route, qu’il avait subi des blessures ayant mené à une perte de capacité de gagner un revenu, le Syndicat a demandé des renseignements supplémentaires au sujet de cette poursuite, que M. Miller a refusé de lui transmettre. Le Syndicat est d’avis que l’allégation de perte de capacité de gagner un revenu formulée par M. Miller relativement à l’accident a une incidence sur l’allégation de perte de revenu formulée contre le Syndicat dans le cadre de la présente plainte pour atteinte aux droits de la personne, et ce, pour ce qui est du revenu qu’il aurait pu gagner tant à titre de travailleur de l’enclos qu’à titre de membre inscrit au carton.

[24] Le Syndicat a également indiqué qu’il ferait valoir devant le Tribunal que M. Miller n’a pas atténué sa perte de revenu, puisqu’il n’a présenté aucune autre demande d’inscription au carton ou demande de travail.

(iii) La première catégorie de documents demandés

[25] La première catégorie de documents demandés par l’intimée comprend les déclarations de revenus et les avis de cotisation de M. Miller pour toutes les années visées par sa demande d’indemnité pour perte de salaire, ainsi que tous les renseignements relatifs à sa demande d’indemnité pour perte de salaire qui sont énoncés dans la lettre de divulgation du Tribunal du 10 juillet 2020.

a) Position des parties

[26] Dans la présente requête, l’intimée fait remarquer, comme elle l’a fait dans son exposé des précisions, que le plaignant réclame à l’intimée une indemnité pour perte de salaire tant à l’égard de l’enclos que du carton. L’intimée comprend que la perte de salaire alléguée vise la période de l’année 2015 à aujourd’hui.

[27] Bien que l’intimée affirme dans sa requête qu’elle a reçu les avis de cotisation du plaignant pour les années d’imposition 2014, 2015 et 2016, elle attendait de la documentation supplémentaire. Dans ses observations en réponse, l’intimée déclare que le plaignant a par la suite transmis ses sommaires de l’impôt sur le revenu pour les années d’imposition 2017, 2018 et 2019.

[28] La Commission convient que le plaignant devrait divulguer les déclarations de revenus en question, car elles sont potentiellement pertinentes. M. Miller est d’accord et affirme qu’il a déjà fourni ses déclarations de revenus comme il lui avait été demandé.

[29] Toutefois, l’intimée affirme que ce ne sont pas seulement ses déclarations de revenus et ses avis de cotisation que le plaignant doit divulguer, mais aussi tous les renseignements précisés dans la lettre du 10 juillet 2020 du Tribunal aux parties, qui comprennent les dates d’emploi et de chômage, une preuve de tout salaire ou montant reçu, ainsi que le montant des prestations d’assurance-emploi, de pension ou d’invalidité reçues.

[30] L’intimée soutient que ces renseignements sont potentiellement pertinents à la fois à l’égard de la demande d’indemnité pour perte de salaire du plaignant et de la question qu’elle a soulevée quant à l’atténuation du préjudice. L’intimée fait valoir qu’elle doit être en mesure de mettre à l’épreuve les allégations du plaignant se rapportant aux éléments de preuve documentaire potentiellement pertinents, et pas seulement les éléments de preuve que le plaignant souhaite divulguer.

b) Décision

[31] Dans la décision Miller v ILA Local 269, 2022 CHRT 39, j’ai décidé que la portée de la plainte renvoyée au Tribunal n’était pas limitée à la discrimination qui se serait produite entre avril et juillet 2015, mais que le Tribunal pouvait aussi se pencher sur la demande d’inscription au carton que M. Miller aurait présentée en décembre 2015, à peu près au moment où il a déposé sa plainte pour atteinte aux droits de la personne. J’ai également ordonné à M. Miller de préciser ses allégations de discrimination liées au concours en vue de l’inscription au carton de 2015-2016.

[32] L’intimée a souligné que, suivant la convention collective, le rôle du Syndicat en ce qui concerne les concours en vue de l’inscription au carton se limite à recevoir et à examiner les demandes pour s’assurer qu’elles répondent à certaines exigences minimales. Selon l’intimée, elle n’a toujours pas reçu de renseignements ou d’éléments de preuve documentaire de la part de M. Miller indiquant qu’il répondait effectivement aux exigences minimales pour que le Syndicat puisse transmettre sa demande à la HEA en vue des prochaines étapes du processus d’inscription au carton, dont un test d’arrimage et un test d’aptitude.

[33] M. Miller prétend que le Syndicat a fait preuve de discrimination à son égard en ne traitant pas sa demande d’inscription au carton, de sorte que la HEA n’a même pas examiné sa candidature au processus d’inscription au carton. Si M. Miller peut prouver qu’il satisfaisait aux exigences minimales pour présenter une demande d’inscription au carton et que le Syndicat a fait preuve de discrimination dans l’exercice de son rôle de gardien du concours, il fera valoir qu’il a droit à une indemnité pour perte de salaire de la part de l’intimée relativement à ce concours. L’intimée a le droit de contester la demande de réparation du plaignant, y compris les efforts qu’il a faits pour atténuer son préjudice, et de poser des questions sur la possible double indemnisation. Pour ce faire, elle doit disposer des documents relatifs aux gains et aux demandes d’emploi du plaignant pendant la période visée par sa demande d’indemnité pour perte de salaire.

[34] M. Miller demande au Tribunal de lui accorder une indemnité pour le salaire perdu de 2015 à aujourd’hui. De toute évidence, les documents demandés par l’intimée, soit non seulement les déclarations de revenus et les avis de cotisation relatifs à cette période, mais aussi les autres documents que le Tribunal a ordonné à M. Miller de divulguer, sont potentiellement pertinents quant à la question de la perte de salaire et à celle de l’atténuation du préjudice. Il s’agit de documents que le plaignant a en sa possession ou sous son contrôle relativement à une forme de redressement qu’il demande, et ils doivent donc être divulgués à l’intimée conformément à l’alinéa 18(1)f) des Règles de pratique du Tribunal.

[35] Par conséquent, j’ordonne à M. Miller de divulguer à l’intimée et à la Commission les documents suivants (ou les documents contenant les renseignements suivants) pour la période allant de 2015 à aujourd’hui : toutes les déclarations de revenus et les avis de cotisation; les dates d’emploi et de chômage (début et fin); une preuve de tout salaire ou montant reçu ou réclamé (ce qui comprend tout montant reçu au titre de prestations d’assurance-emploi, d’invalidité ou de retraite), notamment les talons de paie et les feuillets T4; le montant des prestations d’assurance-emploi ou d’invalidité reçues, ainsi que tout autre montant réclamé ou reçu qui se rapporte à la présente demande, mais qui n’est pas mentionné dans la présente décision sur requête.

(iv) La deuxième catégorie de documents demandés

[36] La deuxième catégorie de documents demandés par l’intimée comprend les documents ci-dessous concernant l’accident de la route survenu le 3 juillet 2015 et l’action intentée par M. Miller devant la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse le 15 mars 2017 en vue d’obtenir des dommages-intérêts pour le préjudice causé par cet accident, notamment des dommages-intérêts pour la perte de revenus antérieurs et la perte de revenus futurs ou la perte de capacité de gagner un revenu (dossier de la Cour no 461499 (Halifax)) :

  1. la transcription de l’interrogatoire préalable de M. Miller;
  2. une copie de toute liste de documents déposée par M. Miller dans le cadre de l’action, ainsi qu’une copie des documents en tant que tels;
  3. tous les documents relatifs aux blessures résultant de l’accident de la route et à la demande d’indemnité pour perte de salaire et perte de revenus futurs ou perte de capacité de gagner un revenu, y compris :
    1. tous les rapports d’experts préparés au nom de M. Miller, y compris le rapport du Dr Baker dont il est question dans le dossier de la Cour;
    2. tous les cahiers des pièces et toutes les observations déposées auprès de la Cour par les parties;
    3. les dossiers relatifs au traitement médical que M. Miller avait l’intention de déposer en preuve au procès et qui sont mentionnés dans le dossier de la Cour;
    4. tous les dossiers médicaux relatifs aux blessures résultant de l’accident, de la date de l’accident à aujourd’hui;
    5. tout document ou toute correspondance concernant la demande d’indemnisation de M. Miller pour la réduction de la capacité de gagner un revenu et la perte de revenus antérieurs/futurs, y compris les documents et la correspondance se rapportant au fondement de cette demande d’indemnisation et/ou au calcul de l’indemnité, ainsi que la correspondance avec toute société d’assurance.

a) Renseignements tirés du dossier de la Cour

[37] L’intimée a joint à sa requête des documents liés à l’action que M. Miller a intentée devant la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse en 2017 relativement à l’accident de la route dont il a été victime en juillet 2015. Selon une note de service datée du 29 novembre 2019 se rapportant à une conférence relative à l’établissement de l’échéancier, une conférence de règlement, une conférence préparatoire au procès et le procès ont été fixés pour 2020 et 2021.

[38] La note de service indique aussi que des rapports d’experts ont été échangés, dont un rapport d’un neuropsychologue présenté pour le compte de M. Miller et un rapport d’un neurologue présenté pour le compte de la partie défenderesse.

[39] La note de service précise que l’interrogatoire préalable de M. Miller a eu lieu et que celui-ci demandait notamment des dommages-intérêts spéciaux en compensation notamment [traduction] « des débours et de la perte de revenus antérieurs », ainsi que des dommages-intérêts généraux en compensation des [traduction] « quatre éléments habituels, soit le préjudice non pécuniaire, la perte de revenus futurs ou de la capacité de gagner un revenu, la perte de services de valeur et les frais médicaux éventuels ».

[40] Le 23 juin 2020, la Cour a rendu une ordonnance de rejet sur consentement, précisant que la demande était rejetée dans son intégralité, sans frais pour toutes les parties. M. Miller ne conteste pas qu’un règlement est intervenu dans l’action relative à l’accident de la route.

b) Position des parties

[41] L’intimée soutient qu’il existe un lien clair et direct entre les documents qu’elle demande concernant les blessures que le plaignant a subies dans l’accident du 3 juillet 2015, d’une part, et la demande d’indemnité pour perte de salaire formulée par le plaignant à son égard.

[42] L’intimée affirme que, en demandant au Tribunal de lui accorder une indemnité pour le salaire perdu de 2015 à aujourd’hui, le plaignant laisse entendre qu’il était apte à travailler pendant cette période. Elle soutient que, pour réclamer le salaire perdu pendant cette période, M. Miller doit démontrer qu’il était apte à travailler et qu’il n’était pas frappé d’une incapacité ou limité par quelque trouble physique ou mental que ce soit. Or, l’intimée affirme que, dans le cadre de l’action qu’il a intentée à la suite de l’accident de la route, le plaignant a indiqué qu’il avait subi des blessures qui l’avaient empêché de travailler pendant une partie de cette période. Selon l’intimée, ces deux allégations sont contradictoires, du moins en partie.

[43] Étant donné que M. Miller a mis sa capacité de travailler en cause dans la présente instance en demandant une indemnité pour perte de salaire, l’intimée soutient qu’il a renoncé au droit à la confidentialité de ses documents médicaux. Elle affirme que les blessures qu’il a subies dans l’accident de la route pourraient avoir eu une incidence sur sa capacité de gagner un revenu en tant que débardeur. Par conséquent, l’intimée soutient que les documents demandés sont au moins potentiellement pertinents quant à la réparation que le plaignant demande au Tribunal. De plus, comme le plaignant n’a pas le droit d’être indemnisé deux fois pour la même perte de revenus, l’intimée soutient que les documents sont également potentiellement pertinents quant à la question de l’atténuation du préjudice.

[44] Le plaignant et la Commission soutiennent que les documents demandés par l’intimée relativement à la procédure judiciaire engagée par le plaignant à la suite de l’accident de la route n’ont rien à voir avec sa plainte pour atteinte aux droits de la personne. Le plaignant affirme que sa poursuite découlant de l’accident et sa plainte pour atteinte aux droits de la personne contre l’intimée sont complètement distinctes : elles concernent des faits, des parties et un préjudice distincts. Le plaignant affirme que l’intimée ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait d’établir que les documents médicaux demandés sont pertinents quant aux [traduction] « questions de discrimination dont le Tribunal est saisi ».

[45] Selon M. Miller, le Syndicat n’a pas besoin de ses dossiers médicaux confidentiels pour connaître la preuve contre lui et pour avoir la pleine possibilité de présenter ses arguments. Le plaignant dit que les [traduction] « documents que le Syndicat cherche à obtenir ne sont pas essentiels à la question de savoir si un acte discriminatoire a empêché M. Miller de travailler », et ajoute que l’instance ne porte pas uniquement sur la perte de salaire.

[46] La Commission affirme que la question centrale dans la présente affaire consiste à déterminer si la discrimination contre les personnes noires a empêché le plaignant d’être employé au port, et non si la blessure qu’il a subie dans l’accident de la route l’a empêché de travailler comme débardeur. La Commission fait valoir que le chevauchement des allégations dans la plainte et dans l’action relative à l’accident de la route relève de l’hypothèse. La Commission soutient que l’intimée ne peut pas demander la divulgation de tous les documents liés à une procédure judiciaire distincte sous prétexte qu’ils pourraient faire la lumière sur la capacité de travailler du plaignant à partir de 2015.

[47] La Commission et le plaignant affirment que l’intimée se livre à une partie de pêche. En particulier, la Commission est d’avis que la demande visant l’ensemble des dossiers médicaux liés à l’action relative à l’accident de la route est de portée excessive et qu’elle n’a rien à voir avec les questions en cause, parce que, contrairement à la situation dans la décision Sanghera v. Munn Enterprises, 2018 BCHRT 156 (CanLII) [Sanghera], que l’intimée a citée, M. Miller n’a invoqué aucun problème de santé dans sa plainte. La Commission soutient que les dossiers médicaux sont extrêmement personnels et confidentiels et qu’ils ne devraient être divulgués que lorsqu’il est pertinent et nécessaire de le faire. La Commission affirme que les dossiers médicaux d’un plaignant sont susceptibles de divulgation uniquement lorsque le plaignant impute la faute d’un problème de santé à l’intimé, ce qui n’est pas le cas en l’espèce (citant la décision sur requête Palm c. International Longshore and Warehouse Union, Local 500 et al., 2012 TCDP 11 (CanLII), au par. 19).

[48] L’intimée soutient que le plaignant et la Commission ont tort d’affirmer que le Tribunal devrait refuser d’ordonner au plaignant de divulguer les documents relatifs à l’action découlant de l’accident de la route sous prétexte qu’ils ne sont pas [traduction] « pertinents et nécessaires » à l’égard de la plainte pour atteinte aux droits de la personne, car il s’agit là du critère à appliquer pour déterminer s’il est possible de réfuter le privilège relatif aux règlements. L’intimée soutient que, puisque les documents relatifs à l’action découlant de l’accident de la route dont il est question dans la présente section ont été préparés en prévision d’un procès, ils ne sont pas assujettis au privilège relatif aux règlements.

[49] Le Syndicat affirme que le Tribunal n’a qu’à statuer sur la question de savoir si les documents relatifs à l’accident sont potentiellement pertinents par rapport à un fait invoqué, à une question soulevée ou à un redressement demandé par une partie, et qu’en l’espèce ils sont potentiellement pertinents par rapport à un redressement demandé par le plaignant. Le Syndicat souligne que la demande d’indemnité pour perte de salaire n’a pas à être la question [traduction] « centrale » de la plainte. Ce n’est pas pertinent aux fins de la divulgation.

[50] L’intimée soutient que, pour pouvoir demander une indemnité pour le salaire perdu pendant la période visée, que cette perte de salaire découle du fait qu’on ne lui a pas offert de travail depuis l’enclos ou du rejet de sa demande d’inscription au carton, M. Miller devait être en mesure de travailler pour gagner un revenu. Selon l’intimée, si le plaignant était incapable de travailler, il n’a perdu aucun revenu et il ne peut donc pas demander au Tribunal de lui accorder une indemnité pour perte de salaire.

[51] Le Syndicat soutient que tous les documents qui se rapportent aux répercussions physiques et mentales de l’accident sur M. Miller ou qui auraient été préparés à l’appui de sa demande de dommages-intérêts pour perte de salaire et perte de capacité de gagner un revenu, sont au moins potentiellement pertinents quant à la demande d’indemnité pour perte de salaire qu’il a formulée dans sa plainte pour atteinte aux droits de la personne. Ces documents comprennent les rapports médicaux d’experts demandés, que M. Miller entendait déposer en preuve devant la cour.

[52] Enfin, la Commission fait valoir que les documents demandés par l’intimée ne devraient pas être divulgués, puisqu’ils sont assujettis à un engagement implicite de confidentialité envers la Cour. La Commission laisse entendre que la règle de l’engagement implicite empêche M. Miller de divulguer dans le cadre de la présente instance les documents qu’il a produits dans le cadre de l’action qu’il a intentée.

[53] L’intimée soutient que la Commission a mal interprété les décisions portant sur l’engagement implicite. En effet, elle fait remarquer que les décisions sur lesquelles la Commission s’appuie confirment que la règle ne s’applique qu’à la partie qui reçoit les éléments de preuve à l’étape de l’interrogatoire préalable. La règle ne s’applique pas aux propres documents du plaignant ni aux documents qui ont été déposés au greffe de la cour (Juman c. Doucette, [2008] 1 R.C.S. 157, au par. 4; Sanghera, précitée). Selon l’intimée, l’argument de la Commission selon lequel il existe une protection générale contre la divulgation de tous les éléments de preuve produits lors de l’interrogatoire préalable équivaudrait à un nouveau privilège, ce qui dépasse de loin la portée de la règle de l’engagement implicite.

c) Décision

[54] Je suis d’accord avec l’intimée pour dire que bon nombre des documents demandés qui se rapportent à l’action découlant de l’accident de la route sont potentiellement pertinents quant à la réparation demandée par le plaignant dans la présente instance.

[55] À mon avis, la demande de divulgation visant les documents relatifs à l’accident de la route ne constitue pas, pour l’essentiel, une partie de pêche. L’intimée a raison de dire qu’il existe un certain chevauchement entre les deux instances, qui est étayé par les renseignements contenus dans les documents judiciaires fournis par l’intimée et dans l’exposé des précisions du plaignant, et qui n’est donc pas hypothétique.

[56] Dans le cadre de l’action découlant de l’accident de la route survenu le 3 juillet 2015, M. Miller prétendait qu’il avait subi des blessures ayant porté atteinte à sa capacité de gagner un revenu à la date de l’introduction de l’action, en 2017. Il existe manifestement un chevauchement entre la période visée par les allégations de perte de revenu formulées dans le cadre de l’action relative à l’accident et la période visée par les allégations de perte de revenu formulées dans la plainte pour atteinte aux droits de la personne.

[57] Dans son exposé des précisions, M. Miller indique qu’il demande une indemnité pour le salaire perdu dans l’année précédant le dépôt de sa plainte pour atteinte aux droits de la personne, en décembre 2015, en raison du défaut de lui attribuer du travail comme travailleur de l’enclos pour des motifs prétendument discriminatoires. Il demande également une indemnité pour le salaire perdu depuis le dépôt de sa plainte jusqu’à aujourd’hui, en raison du traitement discriminatoire qu’il aurait subi de la part du Syndicat dans le contexte du concours d’inscription au carton de 2015-2016. Il soutient que, n’eût été le traitement discriminatoire de la part du Syndicat, il aurait été inscrit au carton en 2015 et aurait gagné un salaire annuel de 200 000 $. Par conséquent, il demande au Tribunal de lui accorder une indemnité pour le salaire perdu de 2015 à aujourd’hui.

[58] En demandant au Tribunal de lui accorder réparation pour cette perte de salaire, M. Miller a mis en cause sa capacité de travailler. Il est sous-entendu, dans sa plainte pour atteinte aux droits de la personne contre le Syndicat, que le plaignant était en mesure d’effectuer des tâches de débardeur pendant au moins une partie de la période visée, laquelle chevauche la période pendant laquelle ses blessures auraient selon lui nui à sa capacité de gagner un revenu. Les documents judiciaires montrent que M. Miller a demandé des renseignements au Syndicat au sujet de son emploi au port aux fins de l’action qu’il a intentée à la suite de l’accident de la route.

[59] Je conviens qu’il semble y avoir une incohérence entre la position qu’a adoptée M. Miller dans l’action relative à l’accident de la route et la position qu’il adopte dans la présente instance, incohérence que le Syndicat a le droit d’examiner et au sujet de laquelle il a droit à la divulgation de renseignements. L’intimée a le droit, au titre du paragraphe 50(1) de la LCDP, de connaître la preuve contre elle et de contester les allégations du plaignant.

[60] Bien qu’il soit peut-être inhabituel de demander des documents provenant d’une action en dommages-intérêts découlant d’un accident dans le cadre d’une affaire en matière de droits de la personne comportant des allégations de discrimination, il n’est pas impossible de le faire. Contrairement à ce que le plaignant soutient, il n’est pas nécessaire que l’instance relative aux droits de la personne comporte des « ressemblances frappantes » avec l’instance auxquelles les documents demandés se rapportent. Les documents demandés à l’étape de la divulgation dans l’instance du Tribunal peuvent provenir de nombreuses sources différentes. Il est seulement exigé, pour ordonner leur divulgation, que les documents soient « potentiellement pertinents » par rapport à un fait invoqué, à une question soulevée ou à un redressement demandé par une partie.

[61] Il existe manifestement un lien rationnel entre la plupart des documents relatifs à l’accident de la route demandés et une forme de redressement demandée par M. Miller. Compte tenu des demandes d’indemnité présentées dans les deux instances, qui se chevauchent, et du fait que la demande d’indemnité pour perte de salaire formulée dans la plainte pour atteinte aux droits de la personne laisse entendre que M. Miller était capable de travailler comme débardeur pendant la période visée, bon nombre des documents relatifs à l’accident de la route sont potentiellement pertinents par rapport à la réparation demandée par le plaignant, ainsi qu’à la question de l’atténuation de ses pertes financières.

[62] Je suis d’accord avec l’intimée pour dire que le critère de la pertinence et de la nécessité qui, selon la Commission et le plaignant, devrait s’appliquer aux documents non privilégiés relatifs à l’accident de la route ne constitue pas le critère applicable pour déterminer si ces documents devraient faire l’objet d’une ordonnance de divulgation. Ce critère s’applique aux documents relatifs au règlement dont je traite dans la prochaine section de la présente décision sur requête.

[63] Je ne suis pas non plus d’accord avec la Commission lorsqu’elle dit que les documents relatifs à l’accident de la route que l’intimée cherche à obtenir sont assujettis à la règle de l’engagement implicite. Le Syndicat a demandé la divulgation de documents et d’éléments de preuve que le plaignant a produits dans le cadre de l’action relative à l’accident de la route ou qui ont été déposés au greffe de la Cour dans cette affaire, y compris la transcription de son interrogatoire préalable. Le Syndicat n’a demandé aucun document produit à l’étape de la divulgation par la partie défenderesse dans cette affaire.

[64] Dans l’arrêt Schober v. Tyson Creek Hydro Corporation, 2014 BCCA 12 (CanLII), la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a souligné que la règle de l’engagement implicite ne permet pas à une partie de s’opposer à la divulgation dans une autre instance de ses propres documents et des transcriptions qui le concernent. Elle s’est exprimée ainsi :

[traduction]
[25] De plus, l’engagement ne libère pas une partie de l’obligation de communiquer le témoignage qu’elle a livré dans une instance antérieure relativement aux questions en litige dans l’instance en cours, et ne permet pas non plus à une partie de soustraire de tels renseignements à la communication préalable.

[65] Je remarque que le Tribunal a déjà conclu que les documents échangés dans le cadre de son processus de divulgation préalable à l’audience sont protégés par un engagement implicite de confidentialité envers le Tribunal. Autrement dit, tout document que M. Miller est tenu de produire dans le cadre de la présente instance ne peut être transmis ou utilisé par l’intimée à une autre fin ou dans le cadre d’une autre instance. À cette étape-ci de l’instance, les documents ne sont pas fournis au Tribunal et ne font donc pas non plus partie du dossier officiel du Tribunal. Ce n’est que si les documents sont déposés en tant que pièces à l’audience qu’ils feront partie du dossier public du Tribunal et ne seront plus assujettis à l’engagement implicite de confidentialité.

[66] Je traiterai de chacun des documents relatifs à l’accident de la route dont la divulgation est demandée, dans l’ordre dans lequel l’intimée les a énumérés dans sa requête.

  • a. La transcription de l’interrogatoire préalable de M. Miller

[67] M. Miller a affirmé qu’il n’existe pas de transcription de son interrogatoire préalable, de sorte que la demande visant à l’obtenir est sans objet. Toutefois, l’intimée fait remarquer que les documents judiciaires indiquent que le plaignant a subi un interrogatoire préalable, et qu’il devrait donc être en mesure d’en produire une transcription, puisque M. Miller a le [traduction] « contrôle » de l’enregistrement de son interrogatoire préalable et qu’il peut demander une copie de la transcription. L’intimée a offert de payer le coût de la transcription.

[68] L’intimée soutient que l’interrogatoire préalable, fait sous serment, lui permettrait de connaître le fondement des allégations de M. Miller en ce qui concerne la perte de salaire et la perte de capacité de gagner un revenu découlant de l’accident de la route survenu en juillet 2015. Il y a un chevauchement entre la période visée par ces allégations et la période pendant laquelle il prétend avoir été en mesure de travailler comme débardeur et pour laquelle il réclame au Syndicat une indemnité pour perte de salaire.

[69] Je conviens que, compte tenu de la possibilité évidente de chevauchement entre la période visée par les allégations de perte de revenu formulées dans l’action relative à l’accident et la période visée par les allégations de perte de revenu formulées dans la présente instance, la transcription de l’interrogatoire préalable est potentiellement pertinente par rapport à la réparation demandée par le plaignant, qui soulève la question de sa capacité de travailler et la question de l’atténuation du préjudice. J’accepte d’ordonner la production de la transcription, et l’intimée paiera le coût de sa préparation.

  • b. Une copie de toute liste des documents déposés par M. Miller dans le cadre de l’action, ainsi qu’une copie des documents en tant que tels

[70] À l’heure actuelle, on ne sait pas exactement quels documents ont été déposés dans le cadre de l’action relative à l’accident de la route, de sorte qu’il est impossible d’énumérer les documents de manière suffisamment précise. Compte tenu du chevauchement des mesures de réparation demandées dans les deux instances, il est probable que, si des documents ont été déposés auprès de la Cour avant le règlement de l’action, au moins certains d’entre eux soient pertinents par rapport à la demande d’indemnité pour perte de salaire présentée par M. Miller dans la présente instance.

[71] Par conséquent, j’accepte d’ordonner à M. Miller de produire uniquement la liste des documents. Si, après examen de cette liste, l’intimée souhaite demander la production de certains documents précis qu’elle estime potentiellement pertinents par rapport à la plainte, elle pourra en demander la divulgation au plaignant. Si le plaignant refuse de divulguer les documents, le Tribunal pourra être appelé à statuer sur la demande.

  • c. Tous les documents relatifs aux blessures résultant de l’accident de la route et à la demande d’indemnité pour perte de salaire et perte de revenus futurs ou perte de capacité de gagner un revenu. Plus précisément, l’intimée demande :

    • i. tous les rapports médicaux d’experts préparés au nom de M. Miller;

    • ii. tous les cahiers des pièces déposés auprès de la Cour par les parties;

    • iii. les dossiers relatifs au traitement médical que M. Miller avait l’intention de déposer en preuve au procès;

    • iv. tous les dossiers médicaux relatifs aux blessures résultant de l’accident, de la date de l’accident à aujourd’hui;

    • v. tout document ou toute correspondance concernant la demande d’indemnisation de M. Miller pour la perte de revenus antérieurs ou futurs, y compris la correspondance avec toute société d’assurance.

[72] Bien que le plaignant et la Commission soutiennent qu’aucun des documents judiciaires demandés par l’intimée ne devrait faire l’objet d’une ordonnance de divulgation, ils contestent tout particulièrement la demande de divulgation des dossiers médicaux. Selon eux, ces documents sont extrêmement personnels et privés, et ils ne devraient être divulgués que s’ils sont [traduction] « pertinents et nécessaires ». Comme je l’ai mentionné ci-dessus, il ne s’agit pas là du critère à appliquer pour déterminer si des documents qui ne sont pas assujettis au privilège relatif aux règlements doivent être divulgués.

[73] La jurisprudence du Tribunal établit clairement qu’au moment de décider s’il faut ordonner la divulgation de documents à cette étape préalable à l’audience, le Tribunal doit déterminer si les documents sont potentiellement pertinents. Comme le Tribunal l’a déclaré dans la décision sur requête Brickner, la norme de la pertinence potentielle n’est pas très élevée. S’il existe un lien rationnel entre un document et les faits invoqués, les questions soulevées ou les formes de redressement demandées par une partie, les renseignements devraient être divulgués. Il suffit qu’un seul élément parmi les trois (faits, questions ou formes de redressement) entre en ligne de compte dans la demande de divulgation — et non les trois.

[74] Dans la décision Loboda c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2021 TCDP 40 (CanLII), le Tribunal a convenu que la plaignante devait divulguer tous les dossiers médicaux potentiellement pertinents de ses fournisseurs de soins de santé qui se rapportaient non seulement aux faits invoqués et aux questions soulevées dans sa plainte, mais aussi à l’indemnité pécuniaire qu’elle demandait à titre de réparation (au par. 47). Étant donné que la plaignante avait présenté une réclamation pour perte de salaire dans le cadre de sa plainte, le Tribunal a conclu : « Ces enjeux faisant maintenant partie du litige, elle ne peut refuser de divulguer les documents potentiellement pertinents qui s’y rattachent. Ces documents sont potentiellement pertinents, par exemple, aux fins du calcul des dommages que pourrait ordonner le Tribunal ou dans l’analyse de la mitigation des dommages » [sic] (au par. 46).

[75] La Commission soutient que M. Miller ne devrait pas être tenu de divulguer des dossiers médicaux privés dans le cadre de la présente instance, puisqu’il n’allègue pas avoir été victime d’un acte discriminatoire fondé sur une déficience et qu’il n’impute pas au Syndicat la faute des problèmes de santé dont il est question dans les documents médicaux demandés. Il s’agit toutefois en l’espèce d’une plainte pour allégation de discrimination en matière d’emploi dans le cadre de laquelle le plaignant demande une indemnité pour perte de salaire. La période visée par la demande d’indemnité de M. Miller comprend la période qui s’étend du 3 juillet 2015, date à laquelle est survenu l’accident faisant l’objet de l’action devant la cour, à aujourd’hui.

[76] La preuve fournie par l’intimée, soit les documents provenant de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse, confirme que M. Miller demandait à la Cour de lui accorder une indemnité pour perte de salaire, perte de revenus futurs et perte de capacité de gagner un revenu. La Cour a rendu une ordonnance sur consentement enjoignant au Syndicat de produire tous les dossiers d’emploi de M. Miller. L’ordonnance sur consentement précise que M. Miller [traduction] « était employé par l’entremise du [Syndicat] à l’époque de » l’accident de la route. M. Miller cherchait à obtenir des renseignements sur ses antécédents professionnels au port, y compris ses heures de travail, aux fins de l’action découlant de l’accident. Ces renseignements étaient évidemment pertinents par rapport aux questions en litige dans cette poursuite, et probablement par rapport à sa demande d’indemnité pour perte de salaire et perte de capacité de gagner un revenu à l’avenir.

[77] De même, j’accepte qu’il existe un lien rationnel entre les documents relatifs à la perte de salaire ou à l’incapacité de travailler qui se rapportent à l’action relative à l’accident et la demande d’indemnité pour perte de salaire présentée en l’espèce par M. Miller à l’encontre du Syndicat. Les documents sont potentiellement pertinents par rapport à la réparation qu’il demande au Tribunal et doivent donc être divulgués.

[78] M. Miller fait valoir que le Syndicat n’a pas besoin de ses dossiers médicaux confidentiels pour connaître la preuve contre lui et pour avoir la pleine possibilité de présenter ses arguments. Il soutient également que l’application de la norme de la pertinence potentielle invoquée par le Syndicat ne justifie pas que la divulgation soit ordonnée. Ordonner la divulgation dans ce contexte aurait un effet paralysant sur la volonté des victimes d’atteinte aux droits de la personne de demander réparation.

[79] Le Tribunal a déjà décidé que, en ce qui concerne les documents médicaux, le droit de l’intimée de connaître la portée de la plainte contre elle l’emporte sur les droits à la confidentialité et à la vie privée prévus par à l’article 50 de la LCDP (voir Egan c. Agence du revenu du Canada, 2017 TCDP 33 (CanLII), au par. 34). Le Tribunal soupèse les intérêts en jeu pour décider si les documents médicaux sont potentiellement pertinents.

[80] Il est bien établi que le Tribunal doit examiner chaque cas en fonction des faits qui lui sont propres. Certes, les faits en l’espèce sont quelque peu inhabituels, mais cela ne change rien à l’obligation de M. Miller de produire les documents qui sont potentiellement pertinents par rapport à la réparation demandée dans sa plainte.

[81] Étant donné qu’une partie de sa réclamation dans l’action relative à l’accident de la route portait sur la perte de capacité de gagner un revenu et la perte de salaire qu’il a subies en raison de ses blessures, les rapports médicaux déposés auprès de la Cour en prévision du procès sont potentiellement pertinents quant à la demande d’indemnité pour perte de salaire dont le Tribunal est saisi et à la question de l’atténuation de son préjudice. Par conséquent, je consens à ordonner à M. Miller de produire le rapport d’expert préparé en son nom par le Dr Baker, neuropsychologue, dont il est question dans le dossier de la Cour. Si M. Miller a déposé d’autres rapports d’experts au greffe de la Cour, ceux-ci doivent également être divulgués.

[82] Toutefois, je refuse d’ordonner à M. Miller de produire d’autres documents ou dossiers médicaux à ce moment-ci, à moins qu’ils n’aient été déposés au greffe de la Cour en prévision du procès relatif à l’accident. À mon avis, si j’ordonnais à M. Miller d’obtenir et de divulguer tous les dossiers médicaux qui pourraient être liés à sa réclamation découlant de l’accident ou qu’il entendait déposer au greffe de la Cour, mais qui n’ont pas été déposés, j’exposerais M. Miller et ses fournisseurs de soins de santé à une recherche de documents potentiellement onéreuse et fort étendue.

[83] Dans la mesure où les exigences de la justice naturelle et les Règles de pratique sont respectées, le Tribunal peut rejeter une requête en divulgation lorsque la valeur probante des documents demandés ne l’emporte pas sur leur effet préjudiciable sur l’instance, surtout lorsque le fait d’ordonner la divulgation risquerait d’entraîner un retard important dans l’instruction de la plainte (Brickner, aux par. 7 et 8; voir aussi le paragraphe 48.9(1) de la LCDP).

[84] En ce qui concerne la demande de production des cahiers des pièces et des observations que M. Miller et la partie défenderesse pourraient avoir déposés devant le greffe de la Cour, comme on ignore si l’une ou l’autre des parties a déposé un cahier des pièces ou des observations, cette demande est imprécise et de portée trop large. À l’instar de la demande visant la liste des documents et les documents en tant que tels, j’accepte d’ordonner au plaignant de produire une liste de toutes les pièces déposées par l’une ou l’autre des parties au greffe de la Cour. Si, à la lumière de l’examen de la liste, l’intimée estime que certains documents sont potentiellement pertinents par rapport à la présente instance, elle pourra demander à M. Miller de les produire. Si le plaignant refuse, l’intimée pourra demander au Tribunal de statuer sur la demande.

[85] En ce qui concerne la demande générale visant la divulgation de [traduction] « tout document ou toute correspondance concernant la demande d’indemnisation de M. Miller pour la réduction de la capacité de gagner un revenu et la perte de revenus antérieurs/futurs, y compris les documents et la correspondance se rapportant au fondement de cette demande d’indemnisation et/ou au calcul de l’indemnité, ainsi que la correspondance avec toute société d’assurance », elle ne semble pas se rapporter aux documents qui ont été déposés auprès de la Cour en prévision du procès. Elle vise plutôt tous les documents et toute la correspondance qui ne sont pas visés par les points précédents. Comme cette demande de documents n’est pas suffisamment précise, je refuse d’ordonner au plaignant de s’y conformer.

B. Le Tribunal devrait-il ordonner la divulgation des documents relatifs aux règlements?

[86] Dans la troisième catégorie de documents demandés, l’intimée demande la divulgation d’une copie de l’entente de règlement de l’action découlant de l’accident de la route et/ou de toute réclamation d’assurance.

(i) Position des parties

[87] L’intimée soutient qu’elle a le droit de recevoir des renseignements sur le règlement de l’action, même si ces renseignements sont assujettis au privilège relatif aux règlements. Elle soutient que la présente affaire répond au critère de divulgation d’une entente de règlement énoncé dans la décision sur requête Palm c. International Longshore and Warehouse Union, Local 500, 2011 TCDP 12 (CanLII) [Palm]. Plus précisément, l’intimée soutient que le règlement est à la fois pertinent et nécessaire dans les circonstances de la présente affaire pour établir objectivement l’indemnité pour perte de salaire que le plaignant a reçue pour la période qui chevauche la période visée par la demande d’indemnité pour perte de salaire présentée à l’encontre de l’intimée.

[88] M. Miller soutient que le fait qu’il a été impliqué dans un accident de la route n’est pas pertinent par rapport aux allégations de discrimination dont le Tribunal est saisi et qu’il ne faudrait pas renoncer au privilège relatif aux règlements sous prétexte que le Syndicat souhaite se livrer à une partie de pêche. Le plaignant soutient que les documents demandés par l’intimée qui ont été produits et utilisés dans le but de négocier le règlement du litige concernant l’accident de la route n’ont pas à être divulgués.

[89] M. Miller et la Commission invoquent le paragraphe 50(4) de la LCDP, qui empêche le Tribunal d’admettre en preuve les éléments qui, dans le droit de la preuve, sont confidentiels devant les tribunaux judiciaires, notamment en raison de l’application du privilège relatif aux règlements.

[90] Toutes les parties renvoient à l’arrêt Sable Offshore Energy Inc. c. Ameron International Corp., 2013 CSC 37 (CanLII) [Sable Offshore], dans lequel la Cour suprême du Canada a confirmé qu’une exception au privilège relatif aux règlements s’applique « quand les considérations de justice que pose l’espèce le requièrent » (au par. 12), y compris lorsqu’un « intérêt public opposé l’emporte sur l’intérêt public à favoriser le règlement amiable » (au par. 19).

[91] M. Miller et la Commission vont valoir que l’intimée n’a pas établi qu’un intérêt public opposé l’emporte sur l’intérêt public à favoriser le règlement amiable.

[92] L’intimée soutient qu’elle a établi l’existence d’un intérêt public opposé, soit celui d’empêcher qu’une personne soit indemnisée deux fois pour la même perte de salaire. [traduction] « La règle interdisant la double indemnisation est une exception largement reconnue permettant de divulguer des documents autrement protégés par le privilège relatif aux règlements » (Brown v. Cape Breton (Regional Municipality), 2011 NSCA 32 (CanLII) [Brown], au par. 74). L’intimée souligne que la Cour suprême du Canada a déclaré, dans l’arrêt Sable Offshore, que « la prévention de la surindemnisation du demandeur » faisait partie de ces « intérêts opposés » (au par. 19, renvoyant à l’arrêt Dos Santos Estate v. Sun Life Assurance Co of Canada, 2005 BCCA 4 (CanLII) [Dos Santos]).

[93] L’intimée renvoie à l’arrêt Dos Santos, dans lequel la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a appliqué la règle interdisant la double indemnisation. Dans cette affaire, la Cour a convenu avec la défenderesse que la seule façon d’établir objectivement l’indemnité pour perte de salaire que le plaignant avait effectivement reçue dans le cadre d’une entente de règlement consistait à appliquer une exception aux documents qui auraient autrement été protégés par le privilège relatif aux règlements, pour éviter la double indemnisation. La Cour a conclu que le critère de pertinence et de nécessité était rempli. La Cour s’est également penchée sur l’argument selon lequel le fait d’exiger la divulgation nuirait aux négociations en vue d’un règlement :

[traduction]
[38] J’ai aussi examiné la question de savoir si le fait de reconnaître une exception en l’espèce nuirait aux négociations en vue d’un règlement. Je ne crois pas que ce soit le cas. Comme dans d’autres cas où une entente de règlement peut avoir un effet direct sur les droits et les responsabilités de tiers, les parties au règlement doivent se rappeler que la nature confidentielle de leur entente ne sera pas protégée dans la mesure où elle a une incidence sur ces tiers.

[94] M. Miller fait remarquer que, bien qu’il existe des exceptions limitées au privilège relatif aux règlements, la partie qui conteste le privilège a le fardeau d’établir qu’une exception s’applique. Si cette partie ne peut pas produire une preuve suffisante pour réfuter la présomption, le privilège relatif aux règlements s’applique (Brown, au par. 23). Il soutient que, dans la présente affaire, l’intimée n’a pas présenté une preuve suffisante pour établir qu’une exception au privilège relatif aux règlements s’appliquait, en ce qu’elle a seulement établi que M. Miller avait été impliqué dans un accident de la route pour lequel il souhaitait être indemnisé.

[95] La Commission reconnaît que le fait d’empêcher un demandeur de recevoir une double indemnisation peut constituer un intérêt public opposé justifiant de lever le privilège relatif aux règlements. Cependant, elle soutient que, en l’espèce, la possibilité de double indemnisation n’est pas évidente.

[96] La Commission et le plaignant soutiennent tous deux que l’affaire Palm, sur laquelle l’intimée s’appuie, se distingue de la présente affaire. Dans cette affaire, le Tribunal a conclu que les cinq plaintes pour atteinte aux droits de la personne de Mme Palm étaient interdépendantes et comportaient des « ressemblances frappantes » (au par. 8). Toutes les plaintes concernaient des actes de discrimination fondés sur le sexe qui seraient survenus dans le même milieu de travail et pendant la même période de deux mois. La possibilité de double indemnisation était évidente. Dans la présente affaire, l’intimée demande la divulgation de documents relatifs au règlement de l’action concernant l’accident de la route afin d’empêcher que le plaignant soit indemnisé une deuxième fois dans le cadre de l’instance en matière de droits de la personne. La Commission soutient que, étant donné que les deux instances distinctes portent sur des questions juridiques tout à fait distinctes, la possibilité de chevauchement relève de l’hypothèse.

[97] La Commission soutient que la présente affaire est semblable à l’affaire Yaffa c. Air Canada, 2016 TCDP 4 (CanLII) [Yaffa], où le Tribunal a conclu que la possibilité de chevauchement demeurait hypothétique et a refusé d’ordonner la production des documents relatifs au règlement. Le Tribunal a jugé que, même si les deux instances découlaient de plaintes pour atteinte aux droits de la personne, que les actes reprochés s’étaient produits au même aéroport et que les plaintes comportaient des allégations similaires de discrimination raciale, les deux plaintes comparées dans l’affaire Yaffa n’évoquaient pas la même « interdépendance » que les cinq plaintes dans l’affaire Palm. La Cour a ajouté : « Cela ne veut pas dire que la plainte contre l’ASFC et la plainte contre Air Canada n’ont pas de lien. Cela signifie plutôt qu’à l’étape actuelle des procédures, il n’est simplement pas possible de déterminer l’étendue ou le degré de leur interdépendance avec le degré de certitude qui est nécessaire pour réfuter la présomption du privilège relatif aux règlements » (au par. 30).

[98] La Commission soutient qu’il est encore plus difficile, dans la présente affaire, d’établir l’interdépendance entre l’action relative à l’accident de la route et la plainte pour atteinte aux droits de la personne. Elle affirme que l’intimée n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve sur le degré de chevauchement de la période visée par la demande d’indemnité pour perte de salaire, ni sur la question de savoir si les blessures subies par M. Miller dans l’accident de la route l’auraient empêché de travailler comme débardeur, soit de façon occasionnelle depuis l’enclos, soit via l’inscription au carton.

[99] Selon la Commission, le fait que l’action relative à l’accident de la route et la plainte pour atteinte aux droits de la personne portent sur des événements qui se sont produits à peu près au même moment en 2015 n’est pas suffisant pour écarter le principe public impérieux qui sous-tend le privilège relatif aux règlements.

[100] Subsidiairement, la Commission fait valoir que, étant donné que les arguments de l’intimée ont trait à la possibilité de double indemnisation, il est prématuré de demander la divulgation des documents relatifs à l’action intentée à la suite de l’accident de la route, notamment les documents relatifs au règlement. La Commission affirme qu’il n’est tout simplement pas possible d’atteindre le degré de certitude qui est nécessaire pour réfuter la présomption de privilège à cette étape-ci de l’instance.

[101] L’intimée n’est pas d’accord. Elle soutient que le privilège relatif aux règlements est un [traduction] « privilège générique », pour lequel il existe des exceptions. Le seuil pour l’application d’une exception est la pertinence et la nécessité (Brown, au par. 62). S’appuyant sur l’arrêt Sable Offshore rendu par la Cour suprême du Canada, l’intimée soutient que l’exigence de nécessité est remplie lorsque la divulgation des documents relatifs à un règlement est nécessaire pour prévenir la surindemnisation ou la double indemnisation d’une partie à l’égard de la même perte ou du même préjudice.

[102] L’intimée soutient que la possibilité de double indemnisation est évidente en l’espèce, vu le chevauchement des périodes visées par les demandes d’indemnité pour perte de salaire, de 2015 jusqu’au règlement de l’action relative à l’accident de la route en 2020 (et peut-être au-delà de cette date, compte tenu de la demande d’indemnité pour perte de capacité de gagner un revenu). L’intimée affirme qu’il est fort probable que le règlement de l’action comprenne une indemnisation au titre de la perte de salaire et de la perte de capacité de gagner un revenu. Selon elle, ces éléments établissent que la divulgation des documents relatifs au règlement est pertinente et nécessaire.

[103] L’intimée fait valoir que la divulgation des documents relatifs au règlement de l’action découlant de l’accident de la route et des documents connexes est la seule façon d’établir objectivement l’indemnité reçue le salaire perdu pendant la période visée. Elle laisse entendre que, même si l’entente de règlement ne précise pas le montant de l’indemnité accordée pour la perte de salaire et la perte de capacité de gagner un revenu, la correspondance entre les parties ainsi que d’autres documents relatifs au règlement indiqueraient la ventilation envisagée par les parties au moment de s’entendre sur une somme forfaitaire.

(ii) Décision

[104] La Commission et le plaignant invoquent le paragraphe 50(4) de la LCDP pour faire valoir que le Tribunal ne devrait pas ordonner la production de l’entente de règlement de l’action relative à l’accident de la route. Toutefois, l’admissibilité de la preuve n’est pas en cause à cette étape-ci de l’instance. La question ici consiste à savoir si l’entente de règlement conclue par le plaignant dans le cadre de l’action qu’il a intentée à la suite de son accident ou les documents préparés en vue du règlement devraient être divulgués aux autres parties pour les aider à se préparer à l’audience relative à la plainte.

[105] Dans la section précédente de la présente décision sur requête, j’ai décidé que, en raison du chevauchement des périodes visées par la demande d’indemnité pour perte de salaire présentée dans les deux instances (de juillet 2015 à aujourd’hui), certains des documents des documents du dossier de la Cour relatif à l’accident de la route doivent être divulgués, parce qu’ils sont potentiellement pertinents quant à la question de l’indemnité pour perte de salaire demandée par le plaignant dans la présente instance. Il est admis que la norme de la pertinence potentielle n’est pas particulièrement élevée dans le contexte de la divulgation préalable à l’audience (Brickner, au par. 6). Cependant, la jurisprudence est claire : la norme applicable pour exiger la divulgation de documents protégés par le privilège relatif aux règlements est plus élevée, et j’estime que, en l’espèce, elle n’est pas atteinte pour le moment.

[106] Dans l’arrêt Sable Offshore, la Cour suprême du Canada a reconnu l’importance des règlements et du privilège relatif aux règlements dans l’administration de la justice, faisant remarquer que le « règlement amiable permet aux parties de résoudre leur différend de façon mutuellement satisfaisante sans faire augmenter le coût et la durée d’une poursuite judiciaire pour les personnes concernées et le public » (au par. 11). La Cour a convenu qu’il existe un intérêt public prépondérant à ce que les parties en viennent à un règlement, car les règlements permettent aux parties de gagner du temps et d’épargner les frais de l’instruction des questions en litige, tout en réduisant la pression exercée sur un système de justice surchargé.

[107] Toutefois, comme pour les autres privilèges génériques, bien qu’il y ait « une présomption prima facie d’inadmissibilité », le privilège relatif aux règlements souffre d’exceptions « quand les considérations de justice que pose l’espèce le requièrent » (Sable Offshore, au par. 12). Il incombe à la partie qui souhaite faire lever le privilège d’établir qu’une exception s’applique.

[108] Dans l’arrêt Dos Santos, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu que le critère pour s’acquitter du fardeau d’établir une exception [traduction] « ne devrait pas être trop facile à remplir. Des considérations d’ordre public impérieuses sous-tendent le privilège relatif aux règlements » (au par. 19). Pour conclure qu’une exception s’applique dans une affaire, il faut démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’un [traduction] « intérêt public opposé l’emporte sur l’intérêt public à favoriser le règlement amiable » (au par. 20).

[109] Bien que les périodes visées par les demandes d’indemnité pour perte de salaire dans les deux instances se chevauchent, le chevauchement exact est inconnu. Les documents judiciaires confirment que M. Miller a été impliqué dans un accident de la route le 3 juillet 2015, qu’il a intenté une poursuite contre la personne qui est entrée en collision avec lui le 15 mars 2017 et que, dans sa poursuite, il demandait à la Cour de lui accorder une indemnité pour la perte de salaire et la perte de capacité de gagner un revenu découlant des blessures qu’il a subies dans l’accident de 2015. Le plaignant reconnaît que l’action a été réglée en 2020, mais les modalités de l’entente de règlement sont inconnues. Si l’entente de règlement prévoyait une indemnité pour perte de salaire, la période visée par l’indemnisation est inconnue.

[110] L’intimée affirme que les déclarations de revenus de M. Miller pour les années 2017, 2018 et 2019 ne font état d’aucun revenu, ce qui signifie selon elle que le plaignant n’était pas en mesure de travailler ces années-là et/ou qu’il a utilisé les fonds du règlement de l’action relative à l’accident de la route pour subvenir à ses besoins l’entente de règlement de la route.

[111] Les documents judiciaires indiquent que l’expert médical de M. Miller est un neuropsychologue. On ignore si les blessures que M. Miller aurait subies dans l’accident étaient d’ordre physique ou mental, si elles se sont produites immédiatement et persistent depuis l’accident ou si elles se sont déclarées plus tard. En demandant une indemnité pour perte de salaire liée au concours d’inscription au carton dans l’instance en matière de droits de la personne, M. Miller laisse entendre qu’il était apte à travailler pendant au moins une certaine période après le dépôt de sa demande d’inscription au carton. Toutefois, le Tribunal devra trancher cette question à l’audience.

[112] Dans le cadre de l’action relative à l’accident de la route, le plaignant a demandé des renseignements au Syndicat au sujet de son emploi, mais cela ne précise pas exactement la période visée par la demande d’indemnité pour perte de salaire. Il est possible que cette information soit révélée dans les documents non privilégiés dont j’ai ordonné la divulgation, par exemple dans la transcription de l’interrogatoire préalable de M. Miller.

[113] Je suis d’accord avec la Commission pour dire que la présente affaire ressemble davantage à l’affaire Yaffa qu’à l’affaire Palm. Dans l’affaire Palm, les plaintes, y compris celles qui ont fait l’objet d’un règlement, découlaient d’une situation de fait commune, notamment en ce qui concerne la période visée par les allégations de discrimination. Bien que les plaintes n’étaient pas identiques, elles comportaient des « ressemblances frappantes » (au par. 8). Le Tribunal a déclaré qu’il ne s’agissait « pas d’une situation qui entraîne des allégations distinctes de comportement discriminatoire de la part d’intimés qui ne sont pas liés » (au par. 7). Dans cette affaire, le dossier de preuve appuyait la demande de divulgation des documents relatifs au règlement. On ne peut pas en dire autant en l’espèce, du moins pas pour le moment.

[114] Dans l’affaire Yaffa, le règlement en question découlait d’une plainte pour atteinte aux droits de la personne portant sur des allégations de discrimination de la part de l’ASFC qui étaient semblables à celles formulées contre Air Canada. Or, le Tribunal a refusé d’ordonner la production de l’entente de règlement conclue avec l’ASFC, parce que, même si un chevauchement était possible, il n’était pas clair si le plaignant continuait de ressentir les effets psychologiques des incidents ayant donné lieu à la plainte contre l’ASFC au moment où les actes discriminatoires reprochés à Air Canada sont survenus. Le Tribunal a conclu qu’Air Canada n’avait pas fourni une preuve suffisante pour réfuter la présomption d’application du privilège relatif aux règlements à l’étape préalable à l’audience au cours de laquelle l’entente de règlement avait été demandée.

[115] Dans la décision sur requête Yaffa, le Tribunal a fait remarquer que la situation pouvait changer après le début de l’audience et le témoignage du plaignant. Le Tribunal a déclaré que « [s]i, le cas échéant, un fondement de preuve suffisant était établi », il serait disposé à examiner une requête en divulgation semblable « qui ferait ressortir la pertinence et la nécessité des documents compte tenu de la preuve présentée. À ce moment-là, la possibilité de double indemnisation ou de surindemnisation pourrait être déterminée » (au par. 28).

[116] Dans l’affaire Yaffa, le Tribunal s’est montré prudent, à juste titre, compte tenu de l’importance du privilège relatif aux règlements dans le système de justice. Le privilège relatif aux règlements « repos[e] sur l’idée que les parties seront davantage susceptibles de parvenir à un règlement si elles sont confiantes dès le départ que le contenu de leurs négociations ne sera pas divulgué » (Sable Offshore, au par. 13). Comme l’a déclaré la Cour suprême, « [l]e privilège relatif aux règlements favorise la conclusion de règlements » (ibid, au par. 12).

[117] On ne peut pas appliquer une exception au privilège relatif aux règlements simplement parce qu’une partie tirera « un quelconque avantage tactique de la divulgation » (Sable Offshore, au par. 30). Pour analyser comme il se doit la revendication d’une exception au privilège relatif aux règlements, il faut se demander « si le motif de la divulgation l’emporte sur le principe suivant lequel il faut favoriser les règlements amiables » (ibid., italiques dans l’original).

[118] J’ai conclu que les périodes visées par les demandes d’indemnité pour perte de salaire dans les deux instances se chevauchent et que la norme de la pertinence potentielle était remplie, de sorte que j’ai accepté d’ordonner la divulgation de certains documents non privilégiés relatifs à l’action découlant de l’accident de la route. Cependant, je ne suis pas d’accord pour dire que le privilège relatif aux règlements doit être levé. La jurisprudence établit clairement qu’il ne devrait y avoir exception que lorsque les documents demandés sont à la fois pertinents et nécessaires dans les circonstances du dossier afin d’arriver à un [traduction] « intérêt impérieux et prépondérant quant à l’intérêt de la justice » (Dos Santos, au par. 20).

[119] Il a été établi que la prévention de la double indemnisation constitue un intérêt public opposé qui l’emporte sur l’intérêt public à favoriser le règlement amiable (Sable Offshore, aux par. 12 et 19). Dans la décision sur requête Yaffa, le Tribunal a souligné que, « [d]ans le passé, [il] a[vait] fait preuve de vigilance pour empêcher la possibilité de double indemnisation » (au par. 29). Toutefois, comme le risque que le demandeur soit indemnisé deux fois pour sa perte de salaire demeure hypothétique pour le moment, je conclus que l’intimée n’a pas établi le fondement de preuve nécessaire pour que ce risque l’emporte sur l’intérêt public à favoriser le règlement amiable.

[120] Dans la décision sur requête Palm, le Tribunal a reconnu que la possibilité de double indemnisation était évidente en raison des ressemblances frappantes que comportaient les plaintes. Dans la présente affaire, l’intimée soutient qu’il est [traduction] « très probable » que le règlement de l’action relative à l’accident de la route prévoyait une indemnité pour perte de salaire et perte de capacité de gagner un revenu, et qu’il existe [traduction] « une possibilité évidente » de double indemnisation, compte tenu du chevauchement temporel des demandes. Cette possibilité n’atteint pas le degré de certitude qui est nécessaire pour réfuter le privilège relatif aux règlements, car je ne peux pas conclure à cette étape-ci de l’instance que les documents relatifs au règlement satisfont aux exigences de pertinence et de nécessité.

[121] L’intimée soutient que, même si l’entente de règlement ne précise pas le montant de l’indemnité accordée pour la perte de salaire et la perte de capacité de gagner un revenu, la correspondance entre les parties ainsi que d’autres documents relatifs au règlement indiqueraient la ventilation envisagée par les parties au moment de s’entendre sur une somme forfaitaire.

[122] La conclusion tirée par le Tribunal dans la décision sur requête Yaffa s’applique en l’espèce : « à l’étape actuelle des procédures, il n’est simplement pas possible de déterminer l’étendue ou le degré » de l’interdépendance des instances « avec le degré de certitude qui est nécessaire pour réfuter la présomption du privilège relatif aux règlements » (au par. 30). Comme dans l’affaire Yaffa, la surindemnisation est une possibilité en l’espèce, mais sa réalité doit être établie avant que le privilège relatif aux règlements puisse être réfuté.

[123] Je rejetterais la requête de l’intimée visant la production des documents relatifs au règlement, sans préjudice de son droit de déposer une requête similaire une fois que des éléments de preuve auront été présentés concernant le lien entre la perte de revenu découlant de l’accident et les actes discriminatoires que M. Miller reproche au Syndicat. Ces éléments de preuve doivent traiter précisément du degré de chevauchement entre les périodes visées par la perte de salaire alléguée dans les deux instances et de la question de savoir si les blessures subies par M. Miller dans l’accident de la route l’auraient empêché de travailler comme débardeur, soit de façon occasionnelle depuis l’enclos, soit en tant que membre inscrit au carton.

IV. Ordonnance

[124] Le Tribunal ordonne par la présente au plaignant de produire :

  1. pour la période de 2015 à aujourd’hui, tous les documents suivants (ou les documents contenant les renseignements suivants) :
    1. toutes les déclarations de revenus et les avis de cotisation;
    2. les dates d’emploi et de chômage (début et fin);
    3. une preuve de tout salaire ou montant reçu ou réclamé (p. ex. salaire, prestations d’assurance-emploi, d’invalidité ou de retraite), notamment les talons de paie et les feuillets;
    4. le montant des prestations d’assurance-emploi ou d’invalidité reçues;
    5. tout autre montant réclamé ou reçu qui n’est pas mentionné dans la présente décision sur requête;
  2. la transcription de l’interrogatoire préalable de M. Miller mené dans le cadre de l’action relative à l’accident de la route;
  3. la liste de M. Miller des documents déposés dans le cadre de l’action découlant de l’accident de la route;
  4. le rapport d’expert préparé au nom de M. Miller par le Dr Baker, neuropsychologue, dont il est question dans le dossier judiciaire, ainsi que les autres rapports médicaux ou d’experts déposés au greffe de la Cour par M. Miller, le cas échéant;
  5. les listes des pièces déposées au greffe de la Cour par M. Miller et par la partie défenderesse dans le cadre de l’action relative à l’accident de la route.

[125] Le Tribunal ordonne également à l’intimée de payer les frais de préparation de la transcription de l’interrogatoire préalable de M. Miller mené dans le cadre de l’action relative à l’accident de la route.

[126] Le Tribunal établira les délais de production des documents dans une lettre distincte.

Signée par

Colleen Harrington

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 22 décembre 2022

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T2457/1420

Intitulé de la cause : Miller c. International Longshoremen’s Association, Local 269

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 22 décembre 2022

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites :

Michael Dull , pour le plaignant

Ikram Warsame , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Ronald A. Pink, c.r., et Bettina Quistgaard , pour l’intimée

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