Tribunal canadien des droits de la personne

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Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2022 TCDP 30

Date : le 23 septembre 2022

Numéros des dossiers : T1536/8210 à T1599/14510; T1630/17610 à T1645/19110; T1664/01911 à T1681/03611; T1709/6213; T1710/6214; T1713/6217 à T1718/6222; T1721/6255;T1722/7711; T1755/11011 à T1768/12311; T1780/1012 et T1781/1112; T1793/2312 et T1794/2412; T1801/3112 à T1806/3612; T1858/8812 à T1861/9112

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Gary Nedelec, Alexander Samanek, Michael S. Sheppard, Douglas Goldie, Gary Bedbrook, Pierre Garneau, Jacques Couture, Larry James Laidman, Robert Bruce Macdonald, Gordon A.F. Lehman, Eric William Rogers, Peter J.G. Stirling, David Malcom Macdonald, Robert William James, Camil Geoffroy, Brian Campbell, Trevor David Allison, Benoit Gauthier, Bruce Lyn Fanning, Marc Carpentier, Mark Irving Davis, Raymond Calvin Scott Jackson, John Bart Anderson, Warren Stanley Davey, Keith Wylie Hannan, Michael Edward Ronan, Gilles Desrochers, William Lance Frank Dann, John Andrew Clarke, Bradley James Ellis, Michael Ennis, Stanley Edward Johns, Thomas Frederick Noakes, William Charles Ronan, Barrett Ralph Thornton, Robert James McBride, John Charles Pinheiro, David Allan Ramsay, Harold George Edward Thomas, Murray James Kidd, William Ayre, Stephen Norman Collier, William Ronald Clark

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Air Canada et Association des pilotes d’Air Canada

les intimées

Décision sur requête

Membre : Jennifer Khurana


I. APERÇU

[1] Le Tribunal est saisi d’une affaire concernant la règle de l’âge de la retraite obligatoire pour les pilotes. Les plaignants forment un groupe de 43 pilotes retraités qui ont jadis travaillé pour Air Canada et qui étaient membres de l’Association des pilotes d’Air Canada (l’ « APAC »). Ils allèguent qu’Air Canada et l’APAC (les « intimées ») ont fait preuve de discrimination à leur égard en les obligeant à prendre leur retraite à l’âge de 60 ans en raison de la règle sur l’âge de la retraite obligatoire fixée par leur convention collective. Je désignerai ci-après les plaignants ayant retenu les services d’un avocat en tant que « coalition des plaignants ». Eric Rogers, Robert McBride, John Pinheiro, Patricia Clark (au nom de la succession de William Clark) et Stephen Collier agissent pour leur propre compte.

[2] Les intimées nient avoir fait preuve de discrimination et invoquent l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « Loi »), disposition abrogée en 2012, qui permettait aux employeurs de mettre fin à l’emploi d’une personne en raison de son âge si celle-ci avait atteint « l’âge de la retraite en vigueur pour ce genre d’emploi ». Subsidiairement, les intimées font valoir que la règle voulant que les pilotes prennent leur retraite à 60 ans constitue une exigence professionnelle justifiée, et qu’elles ne pouvaient composer avec ces derniers sans subir de contrainte excessive.

[3] Pour statuer sur les présentes plaintes, je devrai d’abord juger si les intimées peuvent invoquer l’alinéa 15(1)c) à titre de moyen de défense relativement à ce qui constituerait autrement de la discrimination fondée sur l’âge.

[4] Cet exercice nécessite que je tranche trois questions :

  1. Quels sont les facteurs ou le critère à utiliser pour recenser les compagnies aériennes qui employaient des pilotes dans des postes semblables à ceux dont étaient titulaires les plaignants?
  2. Quelles sont les compagnies aériennes qui, conformément à ces facteurs, peuvent être retenues à des fins de comparaison, et quel était le nombre de pilotes employés par celles-ci qui étaient titulaires de postes semblables à ceux qu’occupaient les plaignants;
  3. Quel était l’âge normal de la retraite en vigueur dans ces mêmes compagnies aériennes au cours de la période s’échelonnant de 2010 à 2012?

[5] Dans la présente décision sur requête, je me prononcerai sur la première des trois questions qui précèdent afin que nous puissions passer ensuite rapidement à la deuxième question, puis ultimement à la troisième d’entre elles, au besoin.

II. DÉCISION

[6] Le Tribunal fait siens les facteurs retenus dans des décisions antérieures tranchant d’autres plaintes, lesquels facteurs ont permis d’établir si la retraite obligatoire des pilotes constituait un acte discriminatoire au regard de la Loi. Cette approche est équitable et favorise une instruction cohérente et expéditive des plaintes dans le dossier Nedelec. Je passerai brièvement en revue ci-après les décisions en question, parce qu’elles permettent de dégager le contexte dans lequel j’ai décidé de la manière d’instruire le dossier.

[7] J’ai également fourni des directives aux parties quant à la teneur de la preuve à produire pour que je puisse trancher la deuxième question.

III. CONTEXTE

[8] Lorsque j’ai pris en charge les présents dossiers, en septembre 2021, les intimées ont proposé un processus en deux étapes consistant à ce que le Tribunal arrête une liste appropriée des compagnies aériennes destinées à former le groupe de comparaison, et tranche les questions toujours en litige dans la présente instance. Les plaignants ont contesté cette approche et ont rétorqué que la proposition des intimées contreviendrait à leur droit à une instruction équitable et à celui d’être entendu, ainsi que le prévoit le paragraphe 50(1) de la Loi. Ils ont soutenu que le Tribunal devait examiner la preuve, ne serait-ce que pour déterminer le critère ou les facteurs à appliquer pour recenser les compagnies aériennes destinées à former le groupe de comparaison.

[9] Au vu des objections des plaignants, j’ai permis aux parties de présenter d’autres options et d’établir le fondement de leurs propositions. Je leur ai également enjoint de présenter des observations sur le critère à retenir par le Tribunal en vue de recenser les compagnies aériennes qui formeraient le groupe de comparaison. En outre, je leur ai demandé s’il était nécessaire de produire des éléments de preuve pour arrêter les facteurs à appliquer à cette fin. Je leur ai également demandé de préciser la nature de la preuve dont le Tribunal devrait prendre connaissance aux fins du recensement en question, ainsi que de fournir une approximation de la quantité d’éléments de preuve à produire. Enfin, j’ai invité les parties à tenir compte du temps et des ressources nécessaires pour instruire l’espèce suivant les modalités qu’ils proposent, tout en leur rappelant l’obligation du Tribunal d’instruire les plaintes de façon équitable et expéditive. La coalition des plaignants, M. Rogers et M. Collier ont donné suite à la directive, tout comme l’ont fait l’APAC et Air Canada.

[10] Les parties ne s’entendent pas quant à savoir si les décisions antérieures portant sur l’âge de la retraite obligatoire ont fixé un critère contraignant à appliquer. Toutefois, pour les fins de la présente décision sur requête, j’emploierai indifféremment les termes « facteurs »et « critère ». Dans tous les cas, ces termes renvoient tous à la même idée, à savoir la nécessité d’établir des fondements clairs sur lesquels s’appuyer pour recenser les compagnies aériennes qui pouvaient servir à des fins de comparaison, et pour dénombrer les pilotes qui occupaient des postes semblables au sein de ces compagnies afin que je puisse ultimement établir quel était l’âge normal de la retraite au cours de la période de référence, au besoin.

Réserve formulée par la coalition des plaignants

[11] La coalition des plaignants a assorti ses observations d’une réserve selon laquelle elle ne renonçait [traduction] « ni en tout ni en partie à son droit légal, prévu au paragraphe 50(1) de la [Loi], d’avoir la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter des éléments de preuve ainsi que des observations » relativement à n’importe laquelle des questions que j’ai soumises aux parties.

[12] Comme je l’ai indiqué plus haut, l’objectif de la présente décision sur requête est de trancher la première question pour pouvoir ensuite passer rapidement aux questions toujours en litige. À mon avis, une démarche par étapes sera plus expéditive et plus efficace pour le Tribunal et pour l’ensemble des parties.

[13] Les tribunaux administratifs sont maîtres chez eux. Ils peuvent faire preuve de souplesse, pour autant que les processus qu’ils établissent soient équitables. « [O]n ne vise pas à créer la [traduction] "perfection procéduraleʺ, mais bien à établir un certain équilibre entre le besoin d’équité, d’efficacité et de prévisibilité des résultats » (Knight c. Indian Head School Division No. 19, 1990 CanLII 138 (CSC), [1990] 1 RCS 653, à la p. 685, citant de Smith’s Judicial Review of Administrative Action, (4e éd. (1980), à la p. 240)).

[14] Bien que la coalition des plaignants semble laisser entendre qu’il sera toujours possible de revenir à n’importe quel moment sur la question du critère approprié pour recenser les compagnies aériennes destinées à former le groupe de comparaison, la présente décision sur requête constitue mon jugement à cet égard. Les parties sont censées s’y tenir, notamment en respectant les ordonnances que je rendrai plus loin, pour ensuite passer à autre chose.

IV. CONTEXTE

[15] Avant le dépôt des plaintes dans le dossier Nedelec, d’autres groupes de pilotes retraités d’Air Canada avaient contesté la même règle sur l’âge de la retraite obligatoire. Le Tribunal a rejeté leurs plaintes, et les cours de justice ont confirmé ses conclusions. Au fil de décisions sur ces plaintes ainsi que de contrôles judiciaires et d’appels subséquents, le Tribunal et les cours de justice ont élaboré un critère permettant de déterminer quelles compagnies aériennes employaient des pilotes titulaires de postes semblables à ceux qu’occupaient les pilotes retraités.

Vilven/Kelly - 2003 à 2005

[16] Dans l’affaire Vilven c. Air Canada, 2007 TCDP 36 [Vilven/Kelly], les pilotes avaient pris leur retraite entre 2003 et 2005. Le Tribunal avait conclu que l’âge normal de la retraite se situait à 60 ans pour les pilotes titulaires de postes semblables, et avait rejeté les arguments invoqués par les plaignants pour contester la constitutionnalité de l’alinéa 15(1)c) de la Loi.

[17] La Cour fédérale a confirmé la conclusion du Tribunal voulant que 60 ans soit l’âge normal de la retraite pour les pilotes titulaires de postes semblables (Vilven c. Air Canada, 2009 CF 367) [Vilven CF]. Elle a aussi énuméré les facteurs suivants (les facteurs de la décision Vilven CF) servant à déterminer le bon groupe de comparaison :

[] l’essentiel de ce que font les pilotes d’Air Canada peut être décrit comme suit : « piloter des appareils de taille et de type divers, transportant des voyageurs vers des destinations à la fois intérieures et internationales, en traversant l’espace aérien canadien et étranger ». De nombreux pilotes canadiens occupent des postes semblables, y compris ceux qui sont au service d’autres entreprises aériennes canadiennes. Ce sont ces pilotes-là qui constituent le groupe de comparaison pour l’application de l’alinéa 15(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (Vilven/Kelly, aux par. 111, 112 et 125).

[18] La Cour d’appel fédérale (la « CAF ») a déclaré l’alinéa 15(1)c) constitutionnellement valide et a confirmé que les plaintes devaient être rejetées (Association des pilotes d’Air Canada c. Kelly, 2012 CAF 209, demande d’autorisation d’appel devant la CSC rejetée (2013 CanLII 15565)).

Thwaites/Adamson – 2005 à 2009

[19] Dans l’affaire Thwaites et al. c Air Canada et l’Association des pilotes d’Air Canada, 2011 TCDP 11 [Thwaites/Adamson], les pilotes avaient pris leur retraite entre 2005 et 2009. Le Tribunal a appliqué l’ensemble des facteurs de la décision Vilven CF (l’« interprétation conjointe ») pour établir le groupe de comparaison . Il a conclu que l’âge normal de la retraite était toujours de 60 ans et a rejeté les plaintes des pilotes.

[20] La Cour d’appel fédérale (CAF) a ultimement confirmé la décision du Tribunal (Adamson c, Canada (Commission des droits de la personne), 2015 CAF 153) [Thwaites/Adamson CAF]. La Cour a également conclu que le Tribunal n’était pas tenu d’appliquer aveuglément les facteurs de la décision Vilven CF, mais a jugé que celle-ci restreignait la gamme des options raisonnables offertes au Tribunal dans l’établissement du groupe de comparaison aux fins de l’alinéa 15(1)c). Elle a également statué qu’il était loisible au Tribunal d’utiliser une interprétation conjointe au moment d’appliquer les facteurs de la décision Vilven CF (Thwaites/Adamson CAF, aux par. 66 et 78). La Cour suprême du Canada a par la suite rejeté la demande d’autorisation d’appel de l’arrêt Thwaites/Adamson CAF (Robert Adamson, et al. c. Air Canada et al., 2016 CanLII 12161).

Gregg – 2009 et au-delà

[21] Les membres d’un groupe composé de pilotes ayant pris leur retraite obligatoire après 2009 ont déposé des plaintes séparées. La Commission les a rejetées et a conclu qu’il était clair et évident qu’elles étaient vouées à l’échec, au vu des décisions et des arrêts Vilven/Kelly et Thwaites/Adamson. La Commission a également jugé que les plaignants n’avaient pas produit d’éléments de preuve montrant que la composition du groupe des pilotes de ligne canadiens avait changé depuis 2009. La Cour d’appel fédérale a confirmé cette décision (Gregg c. Association des pilotes d’Air Canada, 2019 CAF 218).

La décision Bailie et les plaintes dans le dossier Nedelec

[22] Les plaignants dans la présente plainte (les « plaintes dans le dossier Nedelec ») faisaient initialement partie d’un groupe plus nombreux de pilotes dont les plaintes avaient été réunies en un seul dossier appelé Bailie. Ce groupe comprenait des pilotes contraints de prendre leur retraite entre 2004 et le 31 décembre 2009. Le Tribunal a ajourné l’instruction de l’affaire Bailie alors que les affaires Vilven/Kelly et Thwaites/Adamson cheminaient devant les tribunaux (Bailie et al. c Air Canada et Association des pilotes d’Air Canada, 2012 TCDP 6).

[23] Le Tribunal a ultimement accueilli la requête de l’APAC visant à faire rejeter les plaintes de tous les pilotes ayant atteint l’âge de 60 ans le31 décembre 2009 ou avant cette date. En effet, il avait déjà été statué dans des affaires antérieures que l’âge normal de la retraite avant cette date était de 60 ans (Bailie et autres c. Air Canada et l’Association des pilotes d’Air Canada, 2017 TCDP 22) [Bailie]. Le Tribunal a autorisé l’instruction des plaintes du dossier Nedelec parce qu’il ne disposait d’aucun dossier sur les faits ou la preuve relatifs à ce qui constituait l’âge normal de la retraite dans le cas de pilotes qui l’avaient prise après 2009.

V. MOTIFS

A. Le Tribunal devrait-il appliquer les facteurs de la décision Vilven CF en vue de recenser les compagnies aériennes destinées à former le groupe de comparaison pour la période de référence?

[24] Oui. Les facteurs de la décision Vilven CF ont été appliqués à l’égard des plaintes de l’ensemble des pilotes d’Air Canada ayant pris leur retraite entre 2003 et 2009. Déroger au critère dans le cas des plaintes du dossier Nedelec aboutirait au résultat absurde et injuste selon lequel un pilote qui aurait atteint l’âge de 60 ans après le 31 décembre 2009 serait visé par un critère différent de celui qui s’appliquait aux autres plaignants autrefois parties à la même instance. Les plaignants n’ont pas réussi à justifier pourquoi le Tribunal devrait rejeter une approche bien établie et par ailleurs jugée raisonnable par les cours de justice.

[25] Je conviens avec les intimées que le choix des facteurs à appliquer est une pure question de droit. Bien que les plaignants aient fait valoir que j’aurais à examiner la preuve avant même de pouvoir me prononcer sur le critère à appliquer, ils n’ont présenté aucune source faisant autorité pour étayer cette thèse.

[26] La coalition des plaignants invoque l’arrêt Thwaites/Adamson CAF, où la Cour d’appel fédérale a conclu que la décision Vilven CF ne faisait pas autorité ni ne constituait un « code exhaustif » (Thwaites/Adamson CAF, aux par. 58-63). Selon ces plaignants, le Tribunal devrait décider du groupe de comparaison et des pilotes à y inclure sur la foi de la preuve et des arguments plaidés par les parties durant l’audience.

[27] M. Rogers soutient qu’[traduction] « un pilote est un pilote est un pilote », et que ce qui distingue les pilotes entre eux est le type de travail accompli par chacun, défini en fonction du degré de complexité propre à chaque poste. Il avance que le critère à utiliser pour recenser les compagnies aériennes à inclure dans le groupe de comparaison devrait être fondé sur les similarités entre les exigences des postes sur le plan de l’expertise technique, de la formation et du degré de sophistication de l’aéronef piloté. À titre subsidiaire, il plaide que les appareils des compagnies aériennes choisies devraient correspondre dans une certaine mesure à ceux d’Air Canada.

[28] M. Collier souhaite que le Tribunal adopte une approche fondée sur le [traduction] « bon sens ». Il soutient que le groupe de comparaison devrait être constitué sur la foi des licences détenues par les pilotes, et non pas sur celles dont leurs employeurs sont titulaires. À son avis, tout pilote titulaire d’une licence canadienne de pilote de ligne qui occupe un emploi chez un transporteur commercial devrait pouvoir valablement faire partie du groupe de comparaison.

[29] Les intimées, quant à elles, affirment que pour plusieurs raisons, je dois appliquer les facteurs de la décision Vilven CF retenus dans les décisions Thwaites/Adamson. Selon elles, une telle approche est équitable et cohérente, et est appuyée par les principes du stare decisis, de l’économie des ressources judiciaires et de l’abus de procédure.

[30] Je conviens avec les intimées que les observations produites par les plaignants font fi de l’analyse suivie dans des décisions antérieures concernant d’autres pilotes retraités d’Air Canada (voir Vilven/Kelly CF, précité aux par. 111, 112 et 125). Les plaignants veulent en fait que le Tribunal applique le critère qu’ils privilégient en vue de recenser les compagnies aériennes destinées à former le groupe de comparaison, y compris celles auparavant examinées et rejetés par la Cour fédérale dans la décision Vilven CF.

[31] J’accepte l’argument des plaignants selon lequel les facteurs de la décision Vilven CF ne constituent pas une norme prescriptive ni un code exhaustif. Or, la Cour d’appel fédérale a également statué, dans son arrêt Thwaites/Adamson CAF, que le fait d’avoir appliqué ces facteurs était raisonnable.

[32] À mon avis, les facteurs de la décision Vilven CF forment le critère approprié à employer. Ils témoignent d’un effort déployé pour cerner les caractéristiques des emplois des pilotes qui sont pertinentes aux fins d’identifier les pilotes qui occupaient des postes semblables. L’alinéa 15(1)c) renvoie à des postes du même genre, et non pas aux compétences ou au type de licence dont un pilote est titulaire. Comme le fait valoir Air Canada, les facteurs de la décision Vilven CF mettent l’accent sur des éléments objectifs qui permettent de distinguer entre les postes du groupe de comparaison et des plaignants et ceux occupés par d’autres individus pouvant être titulaires d’une licence de pilote ou être en mesure de piloter un avion de la même taille et du même type.

[33] Bien que les décideurs administratifs ne soient pas liés par leurs décisions antérieures au même titre que le sont les cours de justice, je dois tout de même justifier une décision de m’écarter d’une jurisprudence interne constante ou de déroger à une pratique établie de longue date (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, aux par. 129 et 131)

[34] En d’autres termes, il doit exister un motif impérieux de substituer une approche par une autre dans le cas des plaintes du dossier Nedelec. Les plaignants n’ont pas réussi à m’en présenter un seul, malgré que je leur en aie donné l’occasion . Ainsi, ils n’ont pas plaidé, par exemple, l’existence de nouvelles questions de droit ni celle d’un changement de circonstances fondamental qui justifierait le choix de l’approche ou des facteurs qu’ils privilégient. Les plaignants s’inscrivent manifestement en faux contre le critère appliqué par le Tribunal dans sa jurisprudence antérieure et contre les décisions prononcées par les cours de justice dans le cadre de contrôles judiciaires ou d’appels. Je suis sensible au fait que les plaignants et leurs familles ont déployé temps et ressources en vue de contester la rèrglr de l’âge de la retraite obligatoire. Cependant, il ne s’agit pas là d’une raison de s’écarter d’un critère raisonnable, bien établi et vérifié par les cours.

[35] Je conviens également avec Air Canada que le fait de s’écarter des facteurs établis au moment d’examiner les plaintes du dossier Nedelec nécessiterait des justifications fondées sur des faits qui, d’une part, sont propres aux membres du présent sous-groupe issu du grand groupe des pilotes opposés à leur retraite obligatoire, et d’autre part, permettent de distinguer ces membres des personnes ayant pris leur retraite avant ou après eux. À mon avis, les plaignants n’ont avancé aucune justification de la sorte.

[36] Il serait déraisonnable, arbitraire, irréaliste et inéquitable de retenir l’approche privilégiée par les plaignants sans solide justification pour agir en ce sens, surtout à cette étape-ci de l’instance. Un tel choix ne favoriserait pas l’économie des ressources judiciaires, la cohérence ni le pragmatisme, non plus que le bon sens réclamé par M. Collier.

[37] L’APAC a soulevé dans ses observations plusieurs arguments juridiques solides qui expliquent pourquoi le Tribunal a l’obligation d’appliquer le critère déjà élaboré et confirmé dans des décisions antérieures. Ces observations sont fondées sur les principes du stare decisis, de la préclusion et de l’abus de procédure. Il n’est pas nécessaire de me pencher sur ces arguments parce que j’ai déjà constaté l’existence d’un fondement suffisant pour appliquer les facteurs de la décision Vilven CF, lesquels découlent des décisions du Tribunal et des cours. Ces facteurs concordent également avec l’objectif de l’alinéa 15(1)c) de la Loi, et permettent de recenser les postes de pilotes qu’il faut tenir pour semblables à ceux des plaignants.

B. Une compagnie aérienne devrait-elle remplir l’ensemble du critère pour être considérée comme un élément comparatif approprié?

[38] Oui. Le Tribunal appliquera l’ensemble des facteurs de la décision Vilven CF visés au paragraphe [16] ci-dessus en vue d’établir si une compagnie aérienne peut être considérée comme un élément de comparaison approprié.

[39] Dans l’arrêt Thwaites/Adamson CAF, la Cour a statué que le Tribunal n’était pas tenu d’appliquer l’ensemble des facteurs de la décision Vilven CF et qu’il aurait pu choisir d’utiliser seulement une partie de ceux-ci. Cependant, elle a également conclu que l’approche suivie par la juge MacTavish était raisonnable (voir Bailie, au par. 19). Il m’est loisible de retenir une interprétation conjointe, et j’estime qu’appliquer l’ensemble des facteurs de la décision Vilven CF sert les intérêts de l’équité et de la cohérence.

C. Quels éléments de preuve seront nécessaires pour permettre au Tribunal de recenser les compagnies aériennes destinées à former le groupe de comparaison, et comment les parties devront-elles les produire?

[40] Si une partie propose des compagnies aériennes à inclure dans le groupe de comparaison pour la période s’échelonnant de 2010 à 2012, celles-ci doivent respecter l’ensemble des facteurs suivants :

  1. Elles exploitent des appareils de tailles diverses;
  2. Elles exploitent des appareils de types divers;
  3. Elles transportent des voyageurs vers des destinations à la fois intérieures et internationales;
  4. Elles traversent l’espace aérien canadien et étranger.

[41] L’APAC propose un processus en deux étapes en vue de produire les éléments de preuve nécessaires pour appliquer ces facteurs, auquel Air Canada se rallie. À mon avis, cette approche est expéditive et proportionnelle. Elle me permet de trancher efficacement les questions dont le Tribunal demeure saisi. J’ai reproduit les étapes à suivre ci-dessous.

(i) Première étape – recenser des appareils de tailles et de types divers

[42] Le Tribunal se penchera d’abord sur les deux premiers facteurs, à savoir si les compagnies aériennes utilisaient des appareils de tailles et de types divers. Pour ce faire, j’enjoins aux intimées de fournir aux autres parties et au Tribunal un tableau récapitulatif présentant chacune des compagnies aériennes canadiennes que l’une ou l’autre des parties proposera d’inclure dans le groupe de comparaison. Les intimées effectueront des recherches dans le registre historique du RIACC pour la période s’échelonnant du 1er janvier 2010 au 28 février 2012 (date où le dernier pilote appartenant au groupe Nedelec a eu 60 ans). De surcroît, elles recenseront les compagnies aériennes qui n’ont pas d’appareils de tailles et de types divers. Si les plaignants soutiennent que les renseignements tirés du RIACC ne peuvent à leur face même être acceptés, ils doivent appuyer leur prétention à cet égard par des éléments de preuve et des arguments pertinents.

[43] Les plaignants fourniront ensuite une réponse au tableau récapitulatif et aux conclusions des intimées. S’ils n’acceptent pas, à leur face même, les renseignements tirés du RIACC, ils devront appuyer leur prétention à cet égard par des éléments de preuve et des observations. Les intimées auront alors l’occasion de répliquer à toute observation formulée par les plaignants.

[44] En cas de litige, le Tribunal décidera lesquelles des compagnies aériennes auront rempli ce volet du critère. Toutes les compagnies qui, à son avis, auront satisfait aux deux facteurs, passeront à la deuxième étape du processus.

(ii) Deuxième étape – destinations, espace aérien et voyageurs

[45] Une fois la première étape franchie, le Tribunal convoquera les parties à une conférence téléphonique préparatoire en vue de déterminer le moyen le plus efficace d’obtenir la preuve relative à la question de savoir si une compagnie aérienne satisfait au reste du critère.

[46] En particulier, le Tribunal exigera le dépôt d’éléments de preuve afin de pouvoir juger si les compagnies aériennes ayant franchi la première étape transportaient également des voyageurs vers des destinations à la fois intérieures et internationales, tout en traversant l’espace aérien canadien et étranger. L’APAC propose de délivrer des assignations à comparaître pour obtenir ces renseignements, et Air Canada convient que cette approche pourrait être nécessaire. Nous aborderons la question lors de la conférence téléphonique préparatoire, et je sonderai en profondeur les positions des parties sur la voie à suivre.

(iii) Établir l’âge normal de la retraite des pilotes occupant un poste chez les compagnies aériennes formant le groupe de comparaison

[47] Une fois que le Tribunal aura circonscrit le groupe de comparaison ainsi que le nombre de pilotes titulaires de postes au sein de ces compagnies aériennes, il ne sera peut-être pas nécessaire de passer à la dernière étape. En d’autres termes, si Air Canada employait plus de pilotes que toutes les autres compagnies aériennes de comparaison réunies, le Tribunal pourrait rejeter les plaintes.

[48] Si le nombre de pilotes des groupes de comparaison est plus élevé que celui des pilotes employés par Air Canada, le Tribunal sera tenu de calculer l’âge normal de la retraite dans le groupe de comparaison pour la période s’échelonnant des années 2010 à 2012. Il devra ensuite le comparer à l’âge de la retraite obligatoire de 60 ans. Si l’âge normal de la retraite de ce groupe est égal ou inférieur à 60 ans, les intimées auront soulevé un moyen de défense valable au sens de l’alinéa 15(1)c).

[49] Air Canada propose qu’un affidavit sous forme de questionnaire soit envoyé aux compagnies aériennes formant le groupe de comparaison. Ce document recueillerait les renseignements sur l’effectif de leurs pilotes ainsi que sur la question de savoir si des pilotes de plus de 60 ans étaient en poste durant la période de référence. L’APAC indique que le Tribunal devra peut-être délivrer des assignations à comparaître pour contraindre les compagnies à répondre à ces questions. Si nous parvenons à cette étape, j’aborderai cette question avec les parties lors de la conférence téléphonique préparatoire, tout comme celle de savoir si des témoignages sont nécessaires pour établir l’âge normal de la retraite.

(iv) Dates d’audience

[50] Air Canada a également fourni une approximation du nombre de jours d’audience nécessaires pour permettre au Tribunal d’examiner la preuve relative au groupe de comparaison ainsi que celle sur l’âge normal de la retraite des pilotes employés par les compagnies aériennes formant le groupe de comparaison. L’APAC laisse entendre que moins de temps serait nécessaire. Je me pencherai sur cette question le moment venu avec les parties, tout en gardant à l’esprit le besoin de faire bon usage du temps d’audience.

VI. ORDONNANCE

[51] Le Tribunal appliquera les facteurs suivants pour recenser les compagnies aériennes destinées à former le groupe de comparaison :

« Les transporteurs canadiens employant des pilotes qui pilotent des appareils de taille et de type divers, transportant des voyageurs vers des destinations à la fois intérieures et internationales, en traversant l’espace aérien canadien et étranger ».

[52] Dans les trente jours civils suivant la date de la présente décision sur requête, les intimées devront fournir aux autres parties et au Tribunal un tableau récapitulatif énumérant chacune des compagnies aériennes canadiennes que l’une ou l’autre des parties propose d’inclure dans le groupe de comparaison. Les intimées effectueront des recherches dans le registre historique du RIACC pour la période s’échelonnant du 1er janvier 2010 au 28 février 2012 (date où le dernier pilote appartenant au groupe Nedelec a eu 60 ans). Elles recenseront ensuite les compagnies aériennes qui n’ont pas d’appareils de tailles et de types divers. Les plaignants devront appuyer, par des éléments de preuve et des observations, toute prétention selon laquelle les renseignements tirés du RIACC ne peuvent à leur face même être retenus.

[53] Dans les vingt jours civils suivant la réception du rapport des intimées et des documents à l’appui, les plaignants devront communiquer leur réponse aux autres parties et au Tribunal. Ils devront fournir des éléments de preuve et des observations à l’appui de toute prétention voulant que les renseignements tirés du RIACC ne puissent à leur face même être acceptés.

[54] Dans les sept jours civils suivant la réception des réponses des plaignants, les intimées pourront fournir une réplique, le cas échéant.

[55] En cas de litige portant sur l’identification des compagnies aériennes qui exploitaient des appareils de tailles et de types permettant le transport de voyageurs, le Tribunal prononcera une ordonnance qui en établira la liste. Seules les compagnies qui auront satisfait aux deux premiers facteurs pourront passer à l’étape d’une sélection en fonction des facteurs restants de la décision Vilven CF.

[56] Le Tribunal convoquera les parties à une conférence téléphonique préparatoire en vue d’établir les prochaines étapes pour la production d’éléments de preuve concernant la question de savoir si une compagnie aérienne remplit le reste du critère.

Signée par

Jennifer Khurana

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 23 septembre 2022

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossiers du Tribunal : T1536/8210 à T1599/14510; T1630/17610 à T1645/19110; T1664/01911 à T1681/03611; T1709/6213; T1710/6214; T1713/6217 à T1718/6222; T1721/6255;T1722/7711; T1755/11011 à T1768/12311; T1780/1012 et T1781/1112; T1793/2312 et T1794/2412; T1801/3112 à T1806/3612; T1858/8812 à T1861/9112

Intitulé de la cause : Nedelec et al c. Air Canada et Association des pilotes d’Air Canada

Date de la décision du Tribunal : Le 23 septembre 2022

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites :

Raymond D. Hall , pour les plaignants (sauf Eric Rogers, Robert McBride, John Pinheiro, Patricia Clark (au nom de la succession de William Clark) et Stephen Collier)

Stephen Collier, pour son propre compte

Eric William Rogers, pour son propre compte

Fred Headon, pour l’intimée Air Canada

Christopher Rootham et Malini Vijaykumar , pour l'intimé e Association des pilotes d’Air Canada

 

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