Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2022 TCDP 32

Date : le 29 septembre 2022

Numéro du dossier : T2248/0318

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Ryan Letnes

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Gendarmerie royale du Canada

l’intimée

Décision sur requête

Membre : Marie Langlois

 


Table des matières

I. MOTIFS 1

II. ORDONNANCE 6

 


I. MOTIFS

[1] Considérant la décision sur requête rendue par le Tribunal le 26 avril 2022 (2022 TCDP 14);

[2] Considérant que par cette décision, le Tribunal a ordonné à la Gendarmerie royale du Canada (la « GRC ») de :

  • fournir une liste révisée des documents à l’égard desquels un privilège de non-divulgation est invoqué comprenant le titre, la date, l’auteur, le destinataire pour les documents assujettis au privilège du secret professionnel de l’avocat;

  • fournir une liste révisée des documents à l’égard desquels un privilège de non-divulgation est invoqué comprenant le titre, la date, l’auteur, le destinataire et les destinataires en copie conforme pour les documents assujettis au privilège relatif au litige et les documents assujettis à la fois au privilège du secret professionnel de l’avocat et au privilège relatif au litige;

  • fournir ces listes au plus tard le 6 mai 2022, ou à une date ultérieure avec l’autorisation du Tribunal.

[3] Considérant que le 6 mai 2022, la GRC a fourni une liste révisée des documents à l’égard desquels un privilège de non-divulgation est invoqué et a informé le Tribunal que des demandes avaient été présentées dans le but d’obtenir des copies plus claires de 39 des documents, conformément à l’ordonnance rendue par le Tribunal le 26 avril 2022;

[4] Considérant que le 9 mai 2022, M. Letnes a déposé une autre requête [traduction] « visant à obtenir un affidavit concernant l’invocation du privilège de non-divulgation » dans le but de contester 55 documents à l’égard desquels seul le privilège du secret professionnel de l’avocat est invoqué, 87 documents à l’égard desquels à la fois le privilège du secret professionnel de l’avocat et le privilège relatif au litige sont invoqués et 589 documents à l’égard desquels seul le privilège relatif au litige est invoqué. Il demande également au Tribunal d’ordonner à la GRC de déposer un affidavit détaillé expliquant la raison pour laquelle le privilège invoqué s’applique à chaque document.

[5] Considérant que le 10 juin 2022, la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») a informé le Tribunal qu’elle ne prenait pas position sur la requête;

[6] Considérant que le 10 juin 2022, la GRC a informé le Tribunal qu’elle s’oppose à la demande d’affidavit détaillé présentée par M. Letnes. La GRC a néanmoins indiqué qu’elle allait revoir sa liste de documents à l’égard desquels un privilège de non-divulgation est invoqué et fournir une liste modifiée de ces documents;

[7] Considérant que le 13 juin 2022, M. Letnes a fourni des observations écrites en réponse à la position de la GRC du 10 juin 2022;

[8] Considérant que le 15 septembre 2022, la GRC a fourni sa cinquième liste modifiée de documents et une liste révisée de documents à l’égard desquels un privilège de non-divulgation est invoqué, laquelle comprend une nouvelle catégorie de privilège appelée [traduction] « privilège fondé sur la Loi sur la GRC », ainsi que sa position à l’égard de deux documents qui ont été expurgés à la source, selon ce qu’a déclaré M. Letnes dans un échange avec la GRC;

[9] Considérant que M. Letnes, dans un échange daté du 16 septembre 2022, maintient sa demande visant à obtenir un affidavit concernant les privilèges invoqués. Il conteste la nouvelle catégorie de privilège appelée [traduction] « privilège fondé sur la Loi sur la GRC » et les 39 documents qui en font partie. De plus, il conteste la validité du privilège invoqué à l’égard de 441 documents. Il ajoute que huit documents figurant sur la cinquième liste modifiée de documents (les documents non visés par un privilège) semblent avoir été expurgés. Quant aux deux documents qui auraient été expurgés à la source, il abordera la question dans [traduction] « une requête qu’il entend déposer concernant la véracité, l’authenticité et la fiabilité de l’approche globale de l’intimée à l’égard des documents dans la présente affaire ».

[10] Le Tribunal conclut que les éléments figurant sur la liste modifiée des documents à l’égard desquels un privilège de non-divulgation est invoqué fournie par la GRC le 15 septembre 2022 sont suffisamment détaillés et répondent aux conditions de l’ordonnance rendue dans la décision sur requête du 16 avril 2022. En effet, non seulement la date, le titre, l’auteur, le destinataire, les personnes ou l’organisation qui ont été en copie conforme et le privilège invoqué sont clairement inscrits, mais la GRC a précisé le type de document, à savoir s’il s’agit d’un courriel, d’une note, d’une note manuscrite, d’un document, d’un tableau ou d’un diagramme, d’un exposé, d’une feuille de calcul, d’un mémoire, d’une décision, d’une lettre, d’un formulaire ou d’un bordereau d’acheminement. Ces renseignements sont suffisamment détaillés pour qu’il soit raisonnablement possible de déterminer de quel privilège il s’agit et de le contester si nécessaire.

[11] Par conséquent, un affidavit plus détaillé n’est pas nécessaire.

[12] Quant à la catégorie du [traduction] « privilège fondé sur la Loi sur la GRC », la GRC sera autorisée à présenter ses arguments dans les 30 jours suivant la présente décision pour que le Tribunal puisse statuer sur le privilège lui-même. La Commission et M. Letnes disposeront alors de deux semaines pour présenter leurs arguments par écrit et la GRC disposera ensuite d’une semaine pour y répondre.

[13] En ce qui concerne les 441 documents contestés par M. Letnes, le Tribunal conclut qu’il doit examiner certains des documents afin de prendre une décision éclairée sur la justification du privilège invoqué. Toutefois, compte tenu du principe de la proportionnalité, le Tribunal n’a pas besoin, à ce stade de l’instruction, d’examiner chacun des 441 documents en cause.

[14] En effet, dans l’arrêt M(A) c. Ryan, [1997] 1 R.C.S. 157, la Cour suprême du Canada a conclu qu’une approche flexible doit être appliquée pour déterminer quels documents doivent être examinés dans le but de décider si le privilège revendiqué s’applique :

VI. Procédure permettant de vérifier l’existence d’un privilège

39 Pour déterminer si un privilège devrait être accordé relativement à un document ou à une catégorie de documents et, le cas échéant, à quelles conditions, le juge doit examiner les circonstances dans lesquelles le privilège est invoqué, les documents en cause et l’ensemble de l’affaire. Bien que, dans une affaire civile comme celle dont nous sommes saisis en l’espèce, il ne soit pas essentiel que le juge examine chaque document, il peut le faire si cela est nécessaire à la recherche de renseignements. Par ailleurs, un juge ne commet pas nécessairement une erreur en procédant au moyen d’affidavits indiquant la nature de l’information et sa pertinence escomptée, sans examiner chaque document individuellement. L’exigence que la cour examine minutieusement des documents longs ou nombreux peut s’avérer coûteuse en temps et en argent et retarder le règlement du litige. Il faut y satisfaire si cela est nécessaire pour bien trancher la revendication de privilège. Cependant, je ne poserais pas comme règle absolue que, sur le plan du droit, le juge doit examiner personnellement tous les documents en cause dans chaque affaire. Lorsque le juge est convaincu, pour des motifs raisonnables, qu’il est possible de bien soupeser les droits en jeu sans examiner chaque document en cause, l’omission de le faire ne constitue pas une erreur de droit.

 

[15] Le Tribunal rappelle aux parties que le processus de contestation d’un privilège revendiqué ne peut s’apparenter à une partie de pêche. Si, en fait, après avoir procédé à un échantillonnage des documents, le Tribunal est d’avis que les privilèges revendiqués sont fondés, le fait de continuer à examiner les autres documents pour savoir s’ils doivent être divulgués équivaut essentiellement à une partie de pêche. En outre, il existe des précédents dans lesquels le Tribunal a refusé d’ordonner la divulgation lorsque le retard et le fardeau n’étaient pas justifiés. Par ailleurs, bien que la présente affaire constitue spécifiquement une requête en contestation de privilège, il s’agit, pour l’essentiel, d’une demande de divulgation de documents.

[16] Comme le souligne le Tribunal au paragraphe 7 de la décision Kayreen Brickner c. Gendarmerie royale du Canada, 2017 TCDP 28, « [...] la demande de divulgation ne doit pas être spéculative ou équivaloir à une “partie de pêche” ». Toujours au même paragraphe, le Tribunal précise qu’il est d’avis « que dans la recherche de la vérité, et malgré la pertinence probable des éléments de preuve, le Tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire de rejeter une demande de divulgation, dans la mesure où les exigences de la justice naturelle et les Règles sont respectées, afin d’assurer l’instruction informelle et expéditive de la plainte ».

[17] Par conséquent, le Tribunal demande d’abord à M. Letnes de désigner 20 documents que la GRC devra fournir exclusivement au Tribunal, et ce, en toute confidentialité. Ces documents resteront confidentiels et ne feront pas partie des dossiers ou de la preuve devant le Tribunal. Les parties seront alors autorisées à déposer des observations propres à chaque document. Après avoir reçu ces observations, le Tribunal examinera chacun des 20 documents et rendra une décision sur le privilège revendiqué.

[18] Si les privilèges revendiqués se rapportant aux 20 documents choisis par M. Letnes sont justifiés, le Tribunal n’examinera aucun autre document et rejettera la requête de M. Letnes dans son ensemble. Si les privilèges ne sont pas justifiés, le processus se poursuivra selon de nouvelles directives du Tribunal.

[19] Quant à l’autre requête que M. Letnes entend déposer pour contester [traduction] « la véracité, l’authenticité et la fiabilité de l’approche globale de l’intimée à l’égard des documents dans la présente affaire », le Tribunal rappelle aux parties que toutes ces requêtes auront pour effet de reporter l’audience et l’instruction du véritable litige dans la présente affaire.

[20] Dans un arrêt récent, Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29, la Cour suprême du Canada souligne au paragraphe 46 de ses motifs qu’il est nécessaire que les décideurs administratifs rendent leurs décisions promptement et efficacement. Elle ajoute que l’existence de délais excessifs dans les procédures administratives va à l’encontre des intérêts de la société et compromet la réalisation d’un objectif fondamental de la délégation de pouvoirs décisionnels à ces organismes — un processus décisionnel rapide et efficient.

[21] Dans la décision Chen v. Workplace Safety and Insurance Appeals Tribunal, 2020 ONSC 6287, au paragraphe 12, la Cour divisionnaire de l’Ontario mentionne les retards inévitables découlant de la présentation de requêtes de nature procédurale supplémentaires et de l’incapacité des avocats à s’entendre pour régler certains problèmes.

[22] Le présent Tribunal ajoute que l’instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique, conformément au paragraphe 48.9(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6. Les Règles de pratique du Tribunal canadien des droits de la personne (2021), DORS/2021-137, font également référence aux principes applicables aux plaintes, à savoir qu’elles doivent être tranchées de façon équitable, informelle et rapide.

[23] Le Tribunal ne dispose pas de ressources illimitées pour trancher toutes les questions qui sont susceptibles d’être soulevées dans le cadre d’une plainte. Les règles de justice naturelle et d’équité procédurale prévaudront toujours, mais le Tribunal doit tenir compte du principe de proportionnalité et de ses ressources limitées.

[24] Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada au paragraphe 28 de l’arrêt Hryniak c. Mauldin, [2014] 1 R.C.S. 87 : « Le principe de la proportionnalité veut que le meilleur forum pour régler un litige ne soit pas toujours celui dont la procédure est la plus laborieuse. »

[25] Dans une décision très récente, Temate c. ASPC, 2022 TCDP 31, le Tribunal a affirmé au paragraphe 11 de ses motifs qu’il a toujours été guidé par ce grand principe de proportionnalité. Ce principe est considéré par les tribunaux comme un fondement de l’accès à la justice.

[26] Par conséquent, le Tribunal encourage M. Letnes à déterminer avec soin si le retard occasionné par la présentation de nouvelles requêtes et les ressources nécessaires à cette fin l’emportent sur les avantages qu’il pourrait en tirer. Le Tribunal peut refuser de traiter les requêtes futures si elles ne constituent pas un moyen approprié de contribuer au règlement de la plainte.

II. ORDONNANCE

[27] Pour ces motifs, le Tribunal :

  • AUTORISE la GRC à déposer des arguments sur l’applicabilité du privilège fondé sur la Loi sur la GRC dans le cadre de l’instance actuelle dans les 30 jours suivant la présente décision. La Commission et M. Letnes disposeront alors de deux semaines après avoir reçu les arguments de la GRC pour fournir leurs arguments écrits et la GRC disposera ensuite d’une semaine pour y répondre;

  • ORDONNE à M. Letnes de choisir parmi les documents à l’égard desquels un privilège de non-divulgation est invoqué qui sont énumérés dans la liste modifiée un maximum de 20 documents qui seront examinés par le Tribunal dans les 30 jours de la présente décision et de fournir la liste des 20 documents au Tribunal et aux autres parties;

  • AUTORISE M. Letnes à déposer des observations propres à chaque document dans les 30 jours suivant la présente décision. La GRC et la Commission disposeront de deux semaines après avoir reçu les arguments de M. Letnes pour déposer leurs observations propres à chaque document et M. Letnes disposera ensuite d’une semaine pour y répondre;

  • ORDONNE à la GRC de fournir ces documents, non expurgés, exclusivement au Tribunal de manière à en protéger la confidentialité, dans les deux semaines suivant la désignation des documents par M. Letnes;

  • S’ENGAGE à ne pas inclure ces documents dans le dossier officiel.

 

 

Signée par

 

 

Marie Langlois

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 29 septembre 2022

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T2248/0318

Intitulé de la cause : Ryan Letnes c. Gendarmerie royale du Canada

Date de la décision du Tribunal : Le 29 septembre 2022

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites :

Ryan Letnes , pour le plaignant

Christine Singh et Aby Diagne, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Graham Stark , pour l’intimé e

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