Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2022 TCDP 19

Date : le 7 juin 2022

Numéros des dossiers : T2311/6618, T2292/4718, T2293/4818, T2294/4918,T2295/5018, T2296/5118, T2297/5218, T2298/5318, T2299/5418,T2300/5518, T2301/5618, T2302/5718, T2303/5818, T2304/5918,T2305/6018, T2306/6118, T2307/6218, T2308/6318, T2309/6418,T2310/6518, T2327/8218, T2328/8318, T2378/3719, T2379/3819

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Tracy Mercier

la plaignante

Aleksandra Besirovic et al.

les plaignantes

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Service correctionel du Canada et al.

les intimés

Décision sur requête

Membre : Colleen Harrington

 

 



I. Introduction

[1] Le 15 août 2016, Tracy Mercier (la « plaignante ») a déposé devant la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») une plainte relative aux droits de la personne à l’encontre de son employeur, le Service correctionnel du Canada (le « SCC » ou l’« intimé »). Dans cette plainte, elle allègue avoir été victime de discrimination et de harcèlement fondés sur la race, le sexe et la déficience.

[2] Les plaintes relatives aux droits de la personne portées contre des intimés sous réglementation fédérale sont déposées devant la Commission, laquelle les analyse afin de déterminer si elles devraient ou non être renvoyées au Tribunal pour être instruites, et ce, conformément à la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la « LCDP »). Suivant le paragraphe 40(4) de la LCDP, la Commission dispose du pouvoir de renvoyer plus d’une plainte portée à l’encontre d’une même personne au Tribunal pour une instruction commune si elle est convaincue qu’elles soulèvent pour l’essentiel les mêmes questions de fait et de droit. C’est ce qui s’est produit dans le dossier de Mme Mercier.

[3] Entre le 29 juin 2018 et le 3 mai 2019, la Commission a renvoyé au Tribunal 24 plaintes portées par neuf plaignantes contre neuf différents intimés pour une instruction commune. Les plaignantes sont toutes des employées du SCC et elles allèguent avoir été victimes d’actes discriminatoires et de harcèlement de la part de divers intimés, dont le SCC, le Syndicat des agents correctionnels du Canada (le « SACC ») et plusieurs autres personnes. Le SCC est le seul intimé commun à l’ensemble des neuf plaignantes. Le 29 juin 2018, la plainte de Mme Mercier contre le SCC a été renvoyée au Tribunal à titre de membre de ce groupe et constitue la seule plainte visant un seul intimé.

[4] Je comprends qu’il existe une poursuite civile à laquelle toutes les plaignantes ne sont pas parties (ce qui est le cas de Mme Mercier), ainsi qu’un recours collectif, lesquels se déroulent en même temps que l’instance relative aux droits de la personne. Ces instances séparées sont liées aux allégations qui sous-tendent les 24 plaintes dont celle de Mme Mercier fait partie.

 

[5] Une fois requis par la Commission d’instruire une plainte, il est d’usage pour le Tribunal de demander aux parties si elles souhaitent recourir à une médiation qu’il préside. Je comprends que ce groupe de plaintes est resté à l’étape de la médiation depuis le renvoi des affaires au Tribunal par la Commission. Mme Mercier affirme que sa plainte a été mise en suspens depuis décembre 2019, moment où elle a signalé qu’elle ne souhaitait plus participer au processus de médiation et a exprimé le désir que sa plainte soit instruite séparément.

[6] En décembre 2021, la présidente Khurana (alors intérimaire) m’a désignée pour m’occuper de la gestion de cas de ces plaintes. Le 13 décembre 2021, Mme Mercier a déposé une requête afin de scinder sa plainte du groupe renvoyé conjointement devant le Tribunal. Elle souhaite que la gestion de cas et l’instruction de sa plainte se fassent de manière indépendante. Le Tribunal a sollicité les observations des neuf intimés concernés par les 24 plaintes, tout comme celles des huit autres plaignantes et de la Commission, sur la requête en scission d’instance de Mme Mercier. Seuls la Commission et le SCC ont produit des observations, alors que l’avocat représentant six des autres plaignantes a signalé par écrit qu’il n’avait pas l’intention de prendre parti sur la requête. L’intimé SACC a indiqué par écrit qu’il ne désirait pas soumettre des observations concernant la requête ou les observations de la Commission. Les autres parties sont restées muettes.

[7] La Commission ne s’oppose pas à la demande de Mme Mercier. Quant à lui, l’intimé SCC la conteste et demande au Tribunal de rejeter la requête en scission d’instance de Mme Mercier.

II. Décision

[8] Je consens à scinder la plainte de Mme Mercier à l’encontre du SCC de l’ensemble des plaintes renvoyées par la Commission pour être instruites ensemble, et ce, pour qu’elle puisse être entendue par le Tribunal séparément.

III. Question préliminaire

[9] À la date où il devait produire sa réponse à la requête en scission d’instance, le SCC a écrit au Tribunal afin de s’opposer à la présentation de certains renseignements tirés des observations de Mme Mercier sur la requête. Plus précisément, le SCC allègue que Mme Mercier a produit des renseignements couverts par le privilège relatif aux règlements, car ils [traduction] « renvoient au processus et aux discussions entourant la tentative de médiation sur les questions systémiques en 2020 ». Le SCC a souligné les sections précises des observations de Mme Mercier qui seraient à ses yeux en violation avec l’entente de médiation. Cette mise en exergue concerne presque chaque référence à la médiation dans ses observations.

[10] Le SCC a demandé que les actes de procédure relatifs à la requête de Mme Mercier soient retirés du dossier public du Tribunal. Il a également demandé qu’elle soit tenue de réviser et de déposer de nouveau sa requête, après quoi il produirait ses observations en réponse.

[11] En réponse à l’objection du SCC, Mme Mercier a rétorqué que, selon elle, aucune des références à la médiation dans sa requête ne violait la clause de confidentialité convenue par les parties avant le début de la médiation. Cette clause stipule que [traduction] tous les renseignements échangés dans le cadre de la médiation seront traités par les parties avec la plus stricte confidentialité ». Elle soutient que la majorité des renseignements relatifs à la médiation mentionnés dans sa requête renvoient au processus d’organisation de la médiation, lequel n’est pas confidentiel. Elle indique que le seul renseignement divulgué qui ne concerne pas ce processus précisait comment elle avait été traitée durant la médiation, ce qui ne révèle aucun [traduction] « renseignement échangé durant la médiation ».

[12] La Commission plaide que le Tribunal a besoin de connaître ce qu’a vécu Mme Mercier eu égard au processus de médiation pour pouvoir prendre une décision pleinement éclairée, car ces renseignements font partie de « l’assise même » de sa requête. Elle convient avec Mme Mercier que la plus grande partie des allégations contestées par le SCC concernent le processus de médiation plutôt que la teneur des échanges survenus durant la médiation, sauf pour un paragraphe figurant sur la deuxième page des observations de Mme Mercier sur sa requête.

[13] La Commission a proposé une solution pour éviter de nouveaux retards. Elle suggère que, puisque les objections du SCC concernent le caractère public des renseignements, le Tribunal pourrait mettre toutes les observations relatives à l’objection du SCC sous scellés, tout comme celles relatives à la requête de Mme Mercier. Les parties pourraient ainsi continuer à déposer leurs observations et le Tribunal serait en mesure de trancher l’objection du SCC au moment de statuer sur le fond de la requête.

[14] Aux fins d’instruire l’affaire de manière expéditive et équitable pour l’ensemble des parties, j’ai convenu d’agir dans le sens proposé par la Commission. Les observations applicables ont été mises sous scellés en attendant l’issue de la présente décision sur requête.

[15] La LCDP dispose que le Tribunal peut « recevoir […] des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire » (alinéa 50(3)c) de la LCDP). Toutefois, la LCDP prévoit une exception au paragraphe 50(4) selon laquelle il « ne peut admettre en preuve les éléments qui, dans le droit de la preuve, sont confidentiels devant les tribunaux judiciaires ». Cette restriction vise les renseignements couverts par le privilège relatif aux règlements.

[16] Avant de présider à une médiation des parties, le Tribunal exige de l’ensemble des participants qu’ils signent une entente de médiation. Ce document stipule que les parties ont l’intention que tous les renseignements obtenus durant la médiation soient considérés comme ayant été communiqués sous toute réserve et soient traités avec la plus stricte confidentialité. Cette interdiction vise tout échange verbal ou écrit fait au cours de la médiation.

[17] La décision d’une partie de participer ou non à la médiation présidée par le Tribunal n’est pas en elle-même confidentielle ou couverte par le privilège relatif aux règlements. Dans un dossier qui, comme celui-ci, met en jeu les allégations de plusieurs plaignantes sur l’existence de discrimination systémique, il n’est pas surprenant que les parties cherchent à résoudre les questions systémiques par le truchement de la médiation.

[18] À peu de choses près, depuis le renvoi de leurs plaintes devant le Tribunal, ce groupe de plaignantes a participé au processus de médiation, hormis Mme Mercier, dont la plainte a été mise en suspens depuis environ deux ans. Le refus de celle-ci de participer à ce processus est pertinent en ce qui concerne sa requête en scission d’instance, tout comme l’est la décision du président du Tribunal d’alors de mettre sa plainte en suspens pendant la tenue de la médiation pour les autres. Mme Mercier soutient qu’elle a souffert un préjudice du fait du retard subi relatif à la médiation des autres plaintes.

[19] La plupart des renvois à la médiation mis en relief par le SCC dans la requête en scission d’instance concernent le processus de médiation et l’expérience vécue de Mme Mercier au cours de celui-ci. La plupart d’entre elles ne se rapportent pas à des échanges verbaux ou écrits faits durant la médiation ni à des renseignements communiqués durant celle-ci. Toutefois, je conviens que l’extrait relevé par la Commission à la deuxième page de la requête de Mme Mercier devrait être expurgé. Afin de garantir qu’aucun renseignement confidentiel ne soit divulgué en l’instance, tous les renvois à cet extrait de la page 2 des observations de Mme Mercier sur la requête lesquels consistent en trois phrases qui débutent par [traduction] « Par exemple » et se terminent par « mesures de réparation d’ordre systémique » — seront expurgées par le Tribunal de l’ensemble des actes de procédure versés au dossier public du Tribunal. Je n’ai pas tenu compte de la teneur de ces trois phrases pour décider de scinder la plainte de Mme Mercier. Dès que ces renseignements seront expurgés par le Tribunal, les scellés des dossiers seront levés et les documents seront versés au dossier public.

IV. Cadre juridique

[20] Le Tribunal a déjà jugé qu’il a la compétence, comme maître de sa propre procédure, de se pencher sur une demande de scission d’instance de plaintes renvoyées conjointement devant lui par la Commission au titre du paragraphe 40(4) de la LCDP. « S’il devient évident, après qu’une instruction commune eut été ordonnée, qu’il ne serait ni opportun ni équitable sur le plan de la procédure de poursuivre l’instruction commune, le Tribunal devrait avoir le pouvoir discrétionnaire d’examiner une demande de séparation des plaintes » (Gullason et Attaran c. Secrétariat des programmes interorganismes à l’intention des établissements, 2018 TCDP 21 (CanLII) [Gullason] au para 41).

[21] Toutes les parties conviennent que, du moment qu’une requête en scission d’instance est déposée, le Tribunal devrait appliquer la liste non exhaustive des facteurs suivants pour déterminer si les plaintes devraient continuer d’être instruites ensemble ou non :

  • A) L’existence de questions de fait ou de droit communes;

  • B) L’intérêt public qu’il y a à éviter la multiplicité des procédures, y compris la réduction des coûts, des délais, des inconvénients pour les témoins, du besoin de répéter la preuve et du risque de parvenir à des résultats contradictoires;

  • C) Le préjudice que pourrait causer aux plaignants une instruction commune, notamment en raison du prolongement de la durée de l’audience pour chaque plaignant, étant donné la nécessité d’examiner des questions propres à l’autre plaignant, ainsi que du risque de confusion que pourrait engendrer la présentation d’éléments de preuve n’ayant peut-être pas rapport aux allégations mettant en cause l’un ou l’autre plaignant.

(Lattey c. Compagnie de Chemin de fer canadien Pacifique, 2002 CanLII 45928 (TCDP) [Lattey] au para 13; Gullason, au para 51).

[22] La pondération de ces facteurs devrait être faite selon l’espèce.

V. Positions des parties

[23] Selon la plainte relative aux droits de la personne de Mme Mercier, celle-ci a été victime à plus d’une reprise d’agression sexuelle par un collègue également agent correctionnel à l’établissement Mountain, un pénitencier fédéral situé près d’Agassiz en Colombie-Britannique. Elle prétend que le SCC a fait défaut de la protéger et de lui procurer un lieu de travail exempt de harcèlement. Mme Mercier affirme que son maintien auprès de ce collègue l’a menée à quitter son lieu de travail du fait de son anxiété et de son stress mental. Selon elle, le SCC n’a pas pris au sérieux sa plainte formulée contre son collègue et elle croit avoir été traitée différemment des autres dans des situations similaires parce qu’elle est autochtone. Elle soutient que son employeur a fait défaut de lui offrir des mesures d’adaptation alors qu’il savait que sa santé mentale était en train de péricliter, qu’il a manqué de lui procurer un lieu de travail exempt de harcèlement et qu’il l’a intimidée et traitée de manière différente au moment du dépôt de sa plainte. Il semble qu’elle est toujours absente du travail sans rémunération pour des raisons médicales.

[24] Dans sa requête, Mme Mercier précise qu’il y a plus de cinq ans qu’elle a déposé sa plainte relative aux droits de la personne. Elle demande au Tribunal de permettre à sa plainte contre le SCC d’être instruite séparément des autres.

[25] La Commission ne s’oppose pas à la requête de scission d’instance de Mme Mercier et affirme qu’il est à la fois opportun et équitable de lui permettre de scinder sa plainte.

[26] Le SCC s’oppose à la demande de scission d’instance de Mme Mercier. Il plaide qu’y procéder à ce moment-ci est incompatible avec l’exigence selon laquelle les Règles de procédure du Tribunal doivent être interprétées et appliquées de façon à permettre l’appréciation rapide, équitable et sans formalisme de chaque plainte sur le fond.

[27] À titre subsidiaire, le SCC soutient que la requête de scission d’instance de Mme Mercier est prématurée parce que les parties n’ont pas encore déposé leurs exposés des précisions qui établissent l’ensemble des faits importants, des allégations d’ordre systémique et des mesures de réparation réclamées. Il soutient que le Tribunal devrait disposer d’une assise factuelle suffisante pour juger du caractère opportun et équitable de la scission d’instance.

[28] La Commission ne se range pas derrière l’argument du SCC selon lequel la scission d’instance est prématurée. Elle affirme que le Tribunal a été appelé à trancher une question préliminaire et procédurale, et qu’il ne serait pas efficace ni équitable d’attendre le dépôt des exposés des précisions pour se pencher sur la requête.

[29] Je conviens avec la Commission qu’on ne saurait attendre le dépôt des exposés des précisions des parties pour se prononcer sur la requête de Mme Mercier. Une telle décision ne ferait qu’engendrer de nouveaux retards pour celle-ci. Elle serait alors tenue d’examiner des communications et des observations sans pertinence eu égard à sa plainte, compte tenu du nombre des autres parties impliquées dans ces plaintes. La Commission a raison de dire que le retard pris est un facteur essentiel du préjudice que Mme Mercier continue de subir et est un élément clé de la présente requête. Les renseignements tirés du dossier du Tribunal, ainsi que les observations des parties sur la requête procurent une assise factuelle suffisante pour apprécier les facteurs à évaluer dans une demande de scission d’instance, lesquels sont les suivants :

  • A) L’existence de questions de fait et de droit communes;

  • B) L’intérêt public;

  • C) Le préjudice que pourrait causer à la plaignante une instruction commune

[30] Au titre du facteur sur « l’intérêt public », la Commission avance des arguments qui ne sont pas circonscrits au facteur d’éviter la multiplicité des procédures, lequel avait été examiné dans les décisions Lattey et Gullason, mais soulève également d’autres points relatifs à l’intérêt public. Cette démarche est appropriée, compte tenu du fait que le Tribunal avait dit auparavant que ces facteurs ne sont « pas exhaustifs » et qu’ils devraient être pondérés en fonction des circonstances propre à chaque espèce.

[31] La Commission soutient que les facteurs sur le risque de préjudice subi par la plaignante et l’intérêt public devraient se voir accorder plus de poids lorsque l’ensemble des facteurs sont soupesés, et qu’ils font pencher la balance en faveur de la scission d’instance de la plainte de Mme Mercier.

[32] Selon Mme Mercier, l’ensemble des trois facteurs va dans le sens d’une scission d’instance de sa plainte d’avec les autres.

[33] Le SCC prétend qu’une pondération des trois facteurs devrait mener à conclure qu’il ne serait pas approprié de scinder la plainte de Mme Mercier sans qu’il soit d’abord statué sur les allégations communes d’ordre systémique au cours d’une instruction commune.

A. Les questions de fait et de droit communes

[34] Le SCC plaide que, bien que les plaignantes puissent ultimement déposer des exposés des précisions contenant des allégations factuelles très différentes, elles invoquent toutes les mêmes motifs de distinction illicites du sexe et du défaut de procurer un environnement exempt de harcèlement. Il rappelle que la Commission a renvoyé au Tribunal la plainte de Mme Mercier conjointement avec celles des autres parce que ses allégations traitent des mêmes questions systémiques possibles relevées dans les plaintes connexes. Ces questions englobent celle de la structure organisationnelle possiblement « toxique » du SCC et celle de savoir si ses politiques et ses pratiques sont suffisantes pour empêcher l’apparition de discrimination et de harcèlement dans ses établissements.

[35] Le SCC soutient que la seule manière pour le Tribunal de parvenir à se prononcer d’une manière expéditive et efficace sur les allégations d’ordre systémique de ces plaintes est de tenir une instruction commune sur l’ensemble d’entre elles.

[36] Selon la Commission, bien que les allégations figurant dans l’ensemble des plaintes du groupe soient semblables compte tenu du fait qu’elles mettent en jeu le harcèlement sexuel et la violence pratiqués par des collègues masculins dans les établissements du SCC, celle de Mme Mercier fait intervenir une situation particulière qui pourrait permettre sa séparation naturelle des autres plaintes. Par exemple, la plainte de Mme Mercier est la seule qui soulève des allégations de discrimination survenue à l’établissement de Mountain. Les autres plaintes soulèvent des événements survenus à l’établissement d’Edmonton.

[37] Mme Mercier et la Commission font toutes deux observer qu’un des incidents d’agression sexuelle commis par un collègue visé par la plainte de Mme Mercier a été filmé et que son existence a été confirmée par l’enquête tenue par le SCC. Elles soutiennent que ces faits distinguent la plainte de Mme Mercier de plusieurs autres dans lesquelles le présumé agresseur est désigné en tant qu’intimé et où la question de l’existence d’une conduite d’ordre sexuel peut être contestée.

[38] La Commission ajoute que la plainte de Mme Mercier pourrait être facilement scindée parce que le SCC est le seul intimé dans son dossier, alors que de nombreux intimés sont poursuivis dans les autres plaintes.

[39] Mme Mercier est d’avis qu’elle sollicite des mesures de réparation d’ordre systémique différentes des autres plaignantes parce que son affaire est liée à son statut d’autochtone et que la race n’est pas un motif de distinction illicite invoqué par les autres plaignantes.

[40] La Commission professe que ce facteur est neutre en l’espèce compte tenu des points communs entre les plaintes, mais également d’un certain nombre d’aspects individualisés dans la plainte de Mme Mercier. Par conséquent, elle plaide que ce facteur ne fait pencher la balance ni en faveur d’une scission de la plainte ni en faveur de son maintien avec celles du groupe.

B. L’intérêt public

[41] Le SCC soutient qu’une scission d’instance de la plainte de Mme Mercier engendrerait une multiplicité de procédures sous la forme d’instructions séparées sur des plaintes pour lesquelles la Commission a expressément déclaré qu’elles [traduction] « concernent les mêmes questions systémiques possibles ». Selon lui, cette mesure provoquerait la multiplication des efforts, la hausse des dépenses et des contretemps. Par exemple, il affirme que les documents auront à être divulgués dans le cadre de plus d’une instruction, et que la preuve devra être produite plusieurs fois, parfois par les mêmes témoins.

[42] Mme Mercier ne souscrit pas à la thèse du SCC. Selon elle, si son dossier parvient à l’étape de l’audience publique avant les autres dossiers, toute mesure de réparation d’ordre systémique tirée de son affaire sera publiquement mise à la disposition des autres parties.

[43] Tant la Commission que Mme Mercier avancent que différents témoins seraient appelés à intervenir dans le dossier de cette dernière puisque sa plainte est la seule où les actes discriminatoires allégués se sont déroulés à l’établissement Mountain, situé dans une région d’exploitation (Pacifique) différente que l’établissement d’Edmonton (Prairies).

[44] Le SCC soulève également le risque que le Tribunal tire des conclusions contradictoires à partir d’allégations d’ordre systémique similaires. À ce propos, la Commission propose que le même membre du Tribunal puisse présider à l’ensemble des plaintes pour garantir la connaissance de la preuve et diminuer la probabilité d’une analyse contradictoire sur des questions communes.

[45] La Commission est également d’avis qu’il est dans l’intérêt public de faire en sorte que la plainte de Mme Mercier soit instruite sans retard parce qu’elle traite d’allégations d’agression sexuelle. Selon elle, il est important pour les partie plaignante dans des affaires mettant en jeu des allégations à caractère sexuel d’avoir un certain contrôle sur leurs plaintes [traduction] « de manière à avoir le sentiment d’être entendues et d’avoir accès à la justice ». La Commission soutient que les ajournements et les retards dans les instances judiciaires suscitent de l’inquiétude et de l’anxiété chez les victimes, car elles attendent le terme d’affaires qui ont été très traumatisantes pour elles, et cette attente peut victimiser de nouveau les survivants de telles agressions. La Commission affirme que les retards procéduraux peuvent entraver le cours de la justice, et peuvent potentiellement dissuader d’autres victimes de dénoncer des allégations de discrimination et de harcèlement.

[46] La Commission suggère également qu’une approche différente est nécessaire pour statuer sur des affaires concernant des plaignants autochtones tels que Mme Mercier, et ce, afin de favoriser la réconciliation.

C. Le préjudice que pourrait causer à la plaignante une instruction commune

[47] Mme Mercier fait observer que plus de cinq ans se sont écoulés depuis le dépôt de sa plainte et qu’elle souhaite que son dossier soit instruit dès que possible. Elle allègue qu’elle souffre de trouble de stress post-traumatique et a le sentiment que le processus est [traduction] « activement en train de la victimiser de nouveau ». Elle est également préoccupée du fait que, avec l’écoulement du temps, les plaignantes auront de moins en moins l’occasion de convoquer des témoins intervenus dans leurs dossiers, car bon nombre d’entre eux pourraient avoir pris leur retraite de la fonction publique. Elle est d’avis que les retards procéduraux sont à l’avantage du SCC et qu’ils victimisent de nouveau les plaignantes.

[48] Selon le SCC, Mme Mercier ne subit aucun préjudice du fait que ses allégations d’ordre systémique soient tranchées dans le cadre d’instances réunies et, même, il s’agit de la manière la plus efficace d’instruire l’affaire. Il soutient que, plutôt que de retarder l’audience de la plainte individuelle de Mme Mercier, l’audition commune des allégations d’ordre systémique propres à l’ensemble des plaignantes se déroulerait plus rapidement que si la Commission, le SCC et le Tribunal étaient tenus de multiplier leurs efforts dans plus d’une audience.

[49] Mme Mercier fait remarquer que la majorité des autres plaignantes sont parties à la poursuite civile à l’encontre du SCC et qu’elles pourraient utiliser différentes stratégies que la sienne devant le Tribunal. Elle affirme que cette situation pourrait retarder davantage l’instance et en accroître la complexité à son égard. Elle fait également observer qu’elle n’a pas retenu les services d’un avocat, à l’inverse de la plupart des autres plaignantes, ce qui l’a menée à se sentir [traduction] « diminuée » durant le processus de médiation. Elle s’inquiète du fait que, si elle doit continuer d’agir dans le cadre d’une instruction commune, elle continuera d’en être mise à l’écart, ce qui constituera pour elle une injustice manifeste.

[50] Selon la Commission, étant donné que Mme Mercier est la seule plaignante qui a déposé une seule plainte, le traitement de son dossier, s’il demeure réuni aux autres, sera considérablement prolongé par la présence de huit intimés supplémentaires qui n’ont rien à voir avec elle. Elle plaide qu’une instruction commune obligera Mme Mercier à examiner ce qui pourrait être un nombre considérable de pièces liées à l’ensemble des autres plaintes.

[51] La Commission avance également que, compte tenu du fait que Mme Mercier est toujours une employée du SCC, son statut accroît l’urgence d’instruire sa plainte pour faciliter son retour au travail, si possible. Elle ajoute que [traduction] « le retard prolongé et persistant dans son dossier compromet son bien-être et ne peut que nuire à sa capacité d’être entendue ».

VI. Analyse

[52] Le paragraphe 40(4) de la LCDP dispose que la Commission peut demander à la présidence du Tribunal d’ordonner une instruction commune pour plus d’une plainte si elle est convaincue que les plaintes soulèvent pour l’essentiel les mêmes questions de fait et de droit. Le Tribunal a jugé que, en tant que maître de sa propre procédure, il peut décider de scinder des plaintes qui lui ont été renvoyées conjointement si les circonstances l’exigent. Rien n’empêche la Commission de soutenir une requête en scission d’instance, surtout si les circonstances ont changé depuis l’époque du renvoi des plaintes devant le Tribunal.

[53] Presque quatre ans se sont écoulés depuis que la plainte de Mme Mercier a été renvoyée devant le Tribunal en juin 2018. Selon celle-ci, elle a indiqué en décembre 2019 qu’elle ne désirait plus participer à la médiation, mais souhaitait plutôt que sa plainte soit instruite séparément. À la place, sa plainte a été mise en suspens, ce qui signifie qu’elle doit attendre l’issue de la médiation des autres plaintes.

[54] Il est manifeste que Mme Mercier a déjà subi un préjudice du fait du maintien de l’instruction commune depuis tout ce temps. Il n’est pas équitable d’exiger d’elle qu’elle attende plus longtemps l’instruction de sa plainte. C’est également contraire au paragraphe 48.9(1) de la LCDP, lequel prescrit au Tribunal d’instruire les plaintes sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique.

[55] Si l’ensemble des plaintes, ou même certaines d’entre elles, sont instruites conjointement, une telle instruction commune sera nécessairement plus complexe et plus longue que si la plainte de Mme Mercier est instruite seule. Celle-ci serait tenue de recevoir et d’examiner seule ce qui, j’en conviens, pourrait constituer un nombre considérable de pièces liées à l’ensemble des plaintes, notamment celles faisant intervenir plusieurs autres intimés. Elle pourrait être confrontée à d’autres retards si des incidents procéduraux ou des requêtes devaient être tranchés dans ces dossiers. Comme elle l’a souligné, ses témoins pourraient ne plus être disponibles si elle doit continuer d’attendre qu’on se penche sur sa plainte. Le retard persistant dans son affaire compromet en outre son bien-être et possiblement sa capacité à retourner travailler auprès du SCC.

[56] Je ne suis pas convaincue que les questions soulevées dans le dossier de Mme Mercier soient si similaires aux autres que sa plainte doive être instruite au cours d’une instruction commune, surtout du fait que les autres plaintes font intervenir plus d’un intimé. Je ne considère pas que l’existence de questions systémiques similaires soit suffisante pour faire pencher la balance en faveur du maintien forcé de Mme Mercier au sein de l’instruction commune.

[57] Bien que l’ensemble des plaignantes ait déposé, à l’encontre du SCC, des plaintes relatives à leur emploi, celui-ci est une très large organisation nationale, avec des établissements dans bon nombre de régions partout au Canada. La plainte de Mme Mercier est la seule où les actes discriminatoires allégués sont survenus dans la région du Pacifique, au sein d’un établissement correctionnel différent de celui des autres. Les témoins institutionnels appelés à comparaître sur des aspects individualisés de sa plainte seront nécessairement différents de ceux appelés à intervenir dans les autres plaintes.

[58] Le SCC émet l’hypothèse que certains témoins et certains éléments de preuve seront communs à l’ensemble des plaintes et donc qu’une instruction commune pour aborder ces questions systémiques sera plus efficace. Il est également préoccupé par la possibilité de conclusions contradictoires tirées sur des allégations d’ordre systémique dans différentes instances. Il existe des moyens pour parer aux préoccupations du SCC grâce à la procédure du Tribunal. Les instructions des différentes plaintes par le même membre du Tribunal peuvent garantir la bonne connaissance des questions et de la preuve, et réduire la probabilité d’une analyse contradictoire eu égard aux questions communes. J’ai déjà été désignée pour assurer la gestion de cas de l’ensemble de ces plaintes. Le Tribunal peut tenir une discussion avec les parties eu égard aux moyens possibles pour être plus efficace et ne pas nécessiter que les mêmes éléments de preuve soient produits plus d’une fois dans différentes instances.

[59] Je conviens que les retards procéduraux ne sont généralement pas dans l’intérêt public, car ils peuvent faire obstacle à la justice, non seulement pour les plaignants autochtones et ceux alléguant avoir été victimes d’une agression sexuelle, mais également pour d’autres ayant recours, ou songeant à avoir recours, au système des droits de la personne.

[60] En l’espèce, le préjudice que Mme Mercier continue de subir en étant forcée d’attendre l’instruction de sa plainte prévaut sur tous les contretemps qui pourraient être suscités par la scission de son dossier d’avec les autres.

[61] Il est dans l’intérêt public que les plaintes de discrimination soient traitées de façon expéditive. Pour parvenir à cet objectif en l’espèce, il faut scinder la plainte de Mme Mercier des autres afin qu’elle puisse être instruite seule. Les délais pour la production des exposés des précisions et la communication des documents seront fournis par le Tribunal après le prononcé de la présente décision sur requête.

Signée par

Colleen Harrington

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 7 juin 2022

 

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T2311/6618, T2292/4718, T2293/4818, T2294/4918, T2295/5018, T2296/5118, T2297/5218, T2298/5318, T2299/5418, T2300/5518, T2301/5618, T2302/5718, T2303/5818, T2304/5918, T2305/6018, T2306/6118, T2307/6218, T2308/6318, T2309/6418, T2310/6518, T2327/8218, T2328/8318, T2378/3719, T2379/3819

Intitulé de la cause : Tracy Mercier et Aleksandra Besirovic et al. c. Service correctionnel du Canada et al.

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 7 juin 2022

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites :

Tracy Mercier , pour elle-même

Sonia Beauchamp , Julie Hudson et Anshumala Juyal pour la Commission canadienne des droits de la personne

Graham Stark , pour l'intimé SCC

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