Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2022 TCDP 21

Date : Le 12 juillet 2022

Numéros des dossiers : T1898/12812; T1899/12912; T1901/13112

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Errol William Cushley, Jihan Falah et Raynald Bouthillier

les plaignants

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Anciens Combattants Canada

l’intimé

Décision sur requête

Membre : Jennifer Khurana

 


Aperçu

[1] Errol William Cushley, Jihan Falah et Raynald Bouthillier, les plaignants dans la présente instance, sont des parents de soldats ayant perdu la vie au combat en Afghanistan entre 2006 et 2009.

[2] Le Tribunal souhaite d’abord offrir ses condoléances aux plaignants pour la perte de leurs fils. Il reconnaît également les sacrifices que leurs enfants ont faits pour leur pays.

[3] Les plaignants prétendent que la disposition relative à l’indemnité de décès de la loi maintenant intitulée Loi sur le bien-être des vétérans, L.C. 2005, ch. 21 (la « Loi ») constitue un acte discriminatoire au sens de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « LCDP »). Aucun des plaignants n’a eu droit à l’indemnité de décès parce que, selon la Loi, celles-ci ne peuvent être versées qu’à l’époux, au conjoint de fait ou aux enfants à charge d’un militaire. Aucune disposition de la Loi ne permet le versement d’une indemnité de décès à tout autre membre survivant de la famille, comme un parent. Les fils des plaignants étaient tous célibataires au moment de leur décès.

[4] Les plaignants contestent la décision par laquelle l’intimé a refusé de verser des indemnités de décès, ainsi que les critères d’admissibilité. Selon eux, le fait de verser une indemnité de décès à un époux survivant ou à des enfants à charge survivants, mais pas aux familles de soldats célibataires, est discriminatoire. Les plaignants ne prétendent pas que des personnes ou des employés au service de l’intimé, Anciens Combattants Canada (« ACC »), ont fait preuve de discrimination.

[5] ACC a déposé une requête afin que le Tribunal rejette les plaintes au motif qu’elles ne présentent aucune perspective raisonnable de succès. ACC fait valoir que les plaintes ne tombent pas sous le coup de la LCDP, car elles visent à contester une loi, qui ne constitue pas un « service » au sens de l’article 5 de la LCDP.

[6] La Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») convient que les plaintes devraient être rejetées. M. Bouthillier a déposé une réponse à la requête, demandant que les plaintes soient instruites. Les autres plaignants n’ont pas répondu.

[7] Pour les motifs qui suivent, je conclus que les plaintes doivent être rejetées. Elles ne relèvent pas de la LCDP, et le Tribunal ne peut pas procéder à leur instruction.

NATURE DES PLAINTES ET ÉVÉNEMENTS SURVENUS APRÈS LEUR DÉPÔT

[8] Le fils d’Errol Cushley, le soldat Willian Jonathan James Cushley, a été tué au combat en 2006. Son père soutient que le fait qu’ACC ne verse pas d’indemnité pour un soldat célibataire mort au combat, mais qu’il en verse à l’époux et aux enfants à charge de soldats mariés tombés au combat, est discriminatoire.

[9] Le fils de Jihan Falah, Marc Diab, a été tué en 2009 par une bombe en bordure de route alors qu’il était en service. Mme Falah fait valoir que, comme parent d’un soldat célibataire, elle est victime de discrimination fondée sur l’état matrimonial ou la situation de famille de son fils.

[10] Le fils de Raynald Bouthillier, Jack Bouthillier, est mort au combat en 2009. M. Bouthillier affirme que, si son fils avait été marié, son épouse aurait reçu une indemnité de décès. Pourtant, lui ne peut pas réclamer l’indemnité parce que son fils n’était pas marié, ce qui, selon lui, constitue de la discrimination fondée sur l’état matrimonial ou la situation de famille.

[11] Les plaintes ont été suspendues dans l’attente de l’issue de deux autres plaintes déposées auprès du Tribunal dans lesquelles une loi fédérale était également contestée, soit la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5. Le Tribunal a rejeté ces plaintes et a conclu que l’article 5 de la LCDP ne pouvait pas être invoqué pour contester directement des lois fédérales adoptées par le législateur en alléguant le caractère discriminatoire des dispositions en cause (Matson et al. c. Affaires indiennes et du Nord Canada, 2013 TCDP 13; Andrews et al. c. Affaires indiennes et du Nord Canada, 2013 TCDP 21) [désignées ensemble « Matson/Andrews »]. En d’autres termes, l’élaboration des lois ne constitue pas un « service » au sens de la LCDP et les lois fédérales doivent être contestées devant les tribunaux. La Commission a demandé le contrôle judiciaire des décisions, qui ont été confirmées par la Cour fédérale (Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2015 CF 398), par la Cour d’appel fédérale en appel (Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 200) et, ultimement, par la Cour suprême du Canada (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31).

[12] Le Tribunal a écrit aux parties après que la Cour suprême du Canada a rendu son arrêt confirmant les conclusions du Tribunal dans Matson/Andrews. Les plaignants ont laissé savoir qu’ils souhaitaient aller de l’avant avec leurs plaintes tandis que la Commission et ACC ont déclaré que le Tribunal n’avait pas compétence pour les instruire.

[13] ACC a ensuite respecté les directives du Tribunal et déposé la présente requête pour lui demander de rejeter les plaintes. Même si la Commission estime que la Loi est discriminatoire, elle convient que toute contestation de celle-ci doit être portée devant les tribunaux et elle ne s’oppose pas à la requête visant à obtenir une ordonnance.

QUESTIONS EN LITIGE

[14] Je dois décider si les plaintes relèvent de l’article 5 de la LCDP ou si elles doivent être rejetées au motif qu’elles ne présentent aucune perspective raisonnable de succès. Je ne me prononcerai pas sur la question de savoir si la Loi est discriminatoire ou injuste.

[15] Dans le but d’établir si le Tribunal a compétence pour instruire les plaintes, je dois répondre aux questions suivantes :

  1. Les plaignants contestent-ils la Loi? Le cas échéant, prétendent-ils avoir fait l’objet de discrimination quant à la manière dont un service leur a été fourni?
  2. Si les plaintes constituent une simple contestation de la Loi, relèvent-elles de l’article 5 de la LCDP?

MOTIFS

[16] Le Tribunal est maître de sa propre procédure et est habilité à établir selon quel processus les questions soulevées par une plainte pour atteinte aux droits de la personne seraient tranchées. Il n’est pas toujours tenu de procéder à une instruction complète comportant audition de témoins à l’égard de chacun des points soulevés par une plainte pour trancher des questions de fond (Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445, au par. 119) [Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada]. La nature de la procédure à suivre pour parvenir promptement à une décision équitable et juste à l’égard de chaque plainte dont le Tribunal est saisi peut varier d’un cas à l’autre, en fonction du genre de questions en cause (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, au par. 128).

[17] Le Tribunal peut examiner et accueillir des requêtes préliminaires en rejet de plaintes, mais doit le faire de manière équitable sur le plan procédural, avec prudence et seulement dans les cas les plus clairs (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, aux par. 132 et 140).

[18] Dans la présente affaire, j’estime qu’il convient que le Tribunal tranche d’abord cette question préliminaire distincte. Les parties ont eu la chance de déposer des documents et des observations dans le cadre de la requête. La présente affaire n’est pas un cas où les questions de fait et de droit sont complexes et entremêlées (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, aux par. 142-143) et où il serait peut-être préférable, pour des raisons d’efficacité, de procéder à une instruction complète au fond.

1. Les plaignants contestent-ils la Loi? Le cas échéant, prétendent-ils aussi avoir fait l’objet de discrimination quant à la manière dont un service leur a été fourni?

[19] Oui. Selon les plaignants, la Loi crée de la discrimination parce qu’elle refuse injustement que soit versée une indemnité de décès aux familles des soldats célibataires et sans enfants qui sont tombés au combat simplement en raison de leur statut matrimonial et du fait qu’ils n’avaient pas d’enfants.

[20] Autrement dit, les plaintes visent directement la Loi. Les plaignants ne prétendent pas que le personnel d’ACC s’est conduit de façon discriminatoire en appliquant la Loi dans leur cas. Ils contestent plutôt le fait que le législateur a choisi, dans la Loi, de ne pas verser d’indemnité de décès aux familles des soldats célibataires morts au combat.

2. Si les plaintes constituent une simple contestation de la Loi, relèvent-elles de l’article 5 de la LCDP?

[21] Non. il est bien établi en droit que l’article 5 ne peut pas servir à contester directement une loi. Suivant l’article 5 de la LCDP, les services destinés au public doivent être fournis sans discrimination (Beattie c. Affaires indiennes et du Nord Canada, 2014 TCDP 1, au par. 102) [Beattie]. Toutefois, l’élaboration des lois ne constitue pas un service destiné au public et une loi n’est pas en soi un « service » (Matson/Andrews, au par. 57-62).

[22] Dans certains cas, lorsque les fonctionnaires jouissent d’un pouvoir discrétionnaire dans l’application des lois, ou lorsqu’une disposition comporte quelque ambiguïté susceptible de plus d’une interprétation, une affaire peut relever de la LCDP (Beattie, aux par. 99 et 102).

[23] Or, ce n’est pas le cas ici. Les plaignants contestent ce qu’ils prétendent être l’effet discriminatoire de l’application des critères d’admissibilité contenus dans la Loi, lesquels sont sans équivoque. Ils ne contestent pas la façon dont les employés d’ACC ont fourni un service destiné au public, ont traité leurs demandes d’indemnité ou ont appliqué la Loi. De plus, les employés de l’intimé n’avaient pas le pouvoir discrétionnaire de verser des indemnités de décès aux plaignants selon le libellé de la Loi.

[24] Compte tenu de la jurisprudence et de la nature des plaintes, je conviens avec ACC et la Commission que les plaintes ne présentent aucune perspective raisonnable de succès. Elles ne peuvent pas être instruites et doivent être rejetées.

[25] En réponse à la requête d’ACC, M. Bouthillier a écrit qu’on a laissé croire à son fils Jack que les Forces armées canadiennes offraient une police d’assurance-vie pour ses bénéficiaires, y compris les parents. Son fils pensait qu’on s’occuperait de ses parents. S’il avait su que les indemnités ne seraient versées qu’à l’époux ou aux enfants, il aurait pris d’autres mesures pour protéger sa famille. M. Bouthillier soutient qu’il y a d’autres familles dans la même situation qui souffrent de la perte de leurs enfants. Il fait valoir également que le gouvernement a l’obligation d’informer adéquatement ses citoyens les plus honorables.

[26] M. Bouthillier prétend que sa cause est fondée et qu’elle doit être instruite afin que tous les soldats bénéficient des mêmes possibilités et soient bien informés. Selon lui, si l’affaire n’est pas instruite, justice ne peut être rendue pour les soldats décédés.

[27] Je comprends la frustration de M. Bouthillier et des autres plaignants. Ils ont perdu un être cher et jugent que les limites de la disposition législative régissant l’indemnité de décès pour les militaires morts en service sont injustes. Ils ne comprennent pas pourquoi ils n’ont pas droit à une indemnité de décès en tant que parents d’enfants qui ont servi le Canada et qui sont morts au combat et en tant que personnes ayant élevé et soutenu ces enfants et ayant vécu une tragédie causée par le décès de ceux-ci.

[28] Je comprends également que les plaignants veulent contester la substance de la Loi et qu’après plusieurs années d’attente et d’efforts pour se défendre eux-mêmes, ils se font dire que le Tribunal n’est pas l’endroit indiqué pour le faire. Il s’agit d’un processus long et frustrant, et je tiens à m’excuser du temps que le Tribunal a pris pour traiter leurs demandes.

[29] Toutefois, comme j’ai conclu que les plaignants ne contestent pas la manière dont un service a été fourni, mais plutôt la Loi en tant que telle, qu’ils jugent discriminatoire, le Tribunal n’a pas compétence pour instruire leurs plaintes, et je ne peux donc pas procéder.

[30] Enfin, bien que je sois tenue d’appliquer la loi et de rejeter leurs plaintes, je reconnais encore une fois les sacrifices qu’ont faits les fils des plaignants et leurs familles. Je tiens à exprimer ma sympathie aux plaignants pour la perte qu’ils ont subie et continueront de subir.

ORDONNANCE

[31] Pour les motifs qui précèdent, la requête de l’intimé est accueillie. Les plaintes sont rejetées.

Signée par

Jennifer Khurana

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 12 juillet 2022


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossiers du Tribunal : T1898/12812; T1899/12912; T1901/13112

Intitulé de la cause : Cushley et al. c. Anciens Combattants Canada

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 12 juillet 2022

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites :

Raynald Bouthillier, pour lui-même

Brian Smith, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Sean Stynes, pour l’intimé

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