Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2022 TCDP 12

Date : le 12 avril 2022

Numéros des dossiers : T1848/7812-T1850/8012

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

ASSOCIATION CANADIENNE DES SOCIÉTÉS ELIZABETH FRY

la plaignante

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

SERVICE CORRECTIONNEL CANADA

l’intimé

 

- et –

ASSOCIATION DES FEMMES AUTOCHTONES DU CANADA

la partie intéressée

Décision sur requête

Membre : Jennifer Khurana


APERÇU

[1] La Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») et l’Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry (l’« ACSEF ») souhaitent déposer de nouveaux exposés des précisions (« EDP ») mis à jour.

[2] Depuis que les parties ont déposé la dernière version de leurs EDP, il y a eu plusieurs changements dans les lois et les politiques ainsi que des procédures judiciaires se rapportant à l’un des actes discriminatoires allégués exposés dans les plaintes, soit le recours à l’isolement pour séparer certaines détenues de la population carcérale générale. La Commission et l’ACSEF veulent mettre à jour leurs EDP pour tenir compte de ces faits nouveaux et y apporter des corrections et modifications. Elles consentent chacune au dépôt de l’EDP proposé par l’autre.

[3] L’intimé, Service correctionnel Canada (« SCC »), consent aux changements proposés aux EDP, sauf à ceux qui se rapportent aux modifications à la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (la « LSCMLC ») et à la mise en place des unités d’intervention structurée (les « UIS ») dans les établissements pour femmes.

[4] J’accueille les requêtes de la Commission et de l’ACSEF visant le dépôt de leurs EDP mis à jour dans la forme qu’elles proposent. Les motifs de ma décision sont exposés ci-dessous.

CONTEXTE

[5] En 2011, l’ACSEF a déposé deux plaintes (les « plaintes ») auprès de la Commission alléguant que SCC fait preuve de discrimination fondée sur le sexe, la race, l’origine nationale ou ethnique, la religion ou la déficience à l’égard des femmes dans le système carcéral fédéral. La première plainte porte sur des allégations de discrimination relatives à des outils de classement selon le niveau de sécurité et d’évaluation des risques, au recours à l’isolement, aux conditions d’incarcération restrictives, au défaut d’offrir un accès à des soins de santé mentale et des mesures d’adaptation appropriées, ainsi qu’au refus d’offrir un accès à des programmes, notamment aux femmes autochtones et aux femmes ayant des problèmes de santé mentale. La deuxième plainte a été déposée au nom de femmes autochtones purgeant une peine de ressort fédéral. Elle allègue que ces femmes se voient refuser l’accès aux pratiques spirituelles, culturelles et sociales des Autochtones et fait référence à l’expérience particulière vécue par des femmes autochtones qui ont reçu une cote de sécurité trop élevée et qui sont placées en isolement.

[6] En 2012, la Commission a renvoyé ces plaintes au Tribunal. En ce qui concerne la question de l’isolement, la décision de renvoi de la Commission traite des [traduction] « allégations liées à l’effet discriminatoire continu de l’isolement sur les détenues ». Dans sa décision de renvoi, la Commission conclut ensuite que [traduction] « la question de savoir s’il doit y avoir une règle générale interdisant le recours à l’isolement pour les détenues ayant une déficience mentale, ou s’il est suffisant d’évaluer la santé mentale des détenues lors de leur admission en isolement et d’en faire le suivi tout au long de l’isolement, comme le laisse entendre SCC, repose sur une preuve d’expert et doit être instruite ».

[7] Étant donné que ces plaintes ont été renvoyées au Tribunal, les parties ont déposé des EDP, qu’elles ont révisés et mis à jour (la dernière fois en 2018). Depuis, des contestations constitutionnelles visant la LSCMLC ont été présentées devant les tribunaux de la Colombie-Britannique et de l’Ontario, qui ont conclu que les dispositions de la LSCMLC relatives à l’isolement préventif contrevenaient à la Charte canadienne des droits et libertés. Par la suite, le gouvernement fédéral a abrogé les articles de la LSCMLC qui portaient sur l’isolement préventif. Il a mis en place les UIS comme solution de rechange pour la gestion des détenus qui ne peuvent pas rester dans la population carcérale générale. Il a apporté des modifications corrélatives aux dispositions réglementaires, aux directives du commissaire et aux politiques traitant de la mise en place des UIS.

[8] SCC s’oppose aux modifications proposées qui se rapportent à l’abolition de l’isolement préventif et au recours aux UIS. SCC soutient que ces modifications équivalent à de nouvelles plaintes concernant les UIS qui n’ont pas de lien factuel ou juridique avec les plaintes initiales qui ont été renvoyées au Tribunal pour instruction. Selon SCC, l’autorisation des modifications lui serait préjudiciable et serait contraire à l’intérêt public.

[9] Bien que SCC ait apporté des changements à ses pratiques au moyen de la mise en place des UIS, la Commission soutient que le nouveau régime n’a pas réglé la question de la discrimination sous-jacente découlant de l’imposition de l’isolement et de conditions d’incarcération restrictives. Au contraire, selon la Commission, les UIS pourraient présenter des caractéristiques ou effets préjudiciables identiques ou comparables à ceux reposant sur des motifs de discrimination qui avaient été constatés dans le cas de l’isolement préventif, et qui avaient mené à l’élimination de cette mesure. L’ACSEF fait également valoir que les UIS peuvent fonctionner de manière semblable à l’isolement préventif.

QUESTION EN LITIGE

1) Le Tribunal devrait-il permettre à la Commission et à l’ACSEF de déposer des EDP mis à jour dans la forme qu’elles proposent?

DÉCISION

[10] Oui. Je juge qu’il existe un lien suffisant entre les modifications proposées qui touchent les UIS et les plaintes initiales. SCC aura l’occasion de réfuter ces allégations en modifiant son propre EDP et en présentant des éléments de preuve dans le cadre de sa défense à l’audience. Les modifications proposées ne créent pas de nouvelle plainte et ne soulèvent pas de nouvelles questions. La crainte que la modification des EDP prolonge le processus de divulgation, qui est déjà extrêmement lourd et long, pourra être abordée dans le cadre de la gestion d’instance. La Commission et l’ACSEF devront présenter leurs demandes d’une façon proportionnée et collaborer pour répondre aux préoccupations de SCC à l’égard du processus de divulgation en cours.

MOTIFS

[11] Le Tribunal doit donner aux parties la possibilité pleine et entière de présenter des éléments de preuve et leurs observations à l’égard des questions soulevées dans la plainte (Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6, (la « Loi »), au par. 50(1)).

[12] Il est bien établi que le Tribunal peut autoriser une partie à modifier un EDP à tout stade de l’action afin de veiller à ce qu’il reflète de façon correcte et équitable les questions en litige entre les parties à une plainte et à ce qu’il permette de déterminer les véritables questions en litige entre les parties. Des précisions peuvent être apportées dans les actes de procédure en matière de droits de la personne lorsque de nouveaux faits ou de nouvelles circonstances sont révélés (Letnes c. Gendarmerie royale du Canada, 2019 TCDP 41, au par. 5 [Letnes]; Casler c. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2017 TCDP 6, aux par. 8 et 9).

[13] Les plaintes pour atteinte aux droits de la personne et les EDP se distinguent des actes de procédure dans un procès civil. Ces documents, y compris les modifications proposées, doivent être traités d’une manière souple qui n’est ni étroite ni technique (voir, par exemple, Carpenter c. La Ligue navale du Canada, 2015 TCDP 8, aux par. 40 et 63 [Carpenter]). La fonction de l’EDP d’une partie est de signifier à la partie adverse la position qu’elle adoptera, le genre de preuve qu’elle envisage de produire à l’audience et les arguments que la partie adverse devra apporter (Carpenter, au par. 48).

[14] La modification d’un EDP doit être liée à la plainte initiale et ne doit pas causer aux autres parties un préjudice qui ne peut pas être réparé (Letnes, au par. 6; Blodgett c. GE-Hitachi Nuclear Energy Canada Inc., 2013 TCDP 24, aux par. 16 et 17 [Blodgett]). Elle ne peut pas servir à introduire fondamentalement une nouvelle plainte, étant donné que cela contournerait le processus de renvoi prévu par la Loi (voir, par exemple, Polhill c. la Première Nation Keeseekoowenin, 2017 TCDP 34, aux par. 15 et 16; Tabor c. La Première nation Millbrook, 2013 TCDP 9, au par. 5 [Tabor]; Blodgett, au par. 17).

[15] Pour décider s’il doit autoriser une modification proposée, le Tribunal ne s’engage pas dans une analyse en profondeur de son bien-fondé (Tabor, au par. 5, Constantinescu c. Service Correctionnel Canada, 2018 TCDP 17, au par. 5).

[16] De façon générale, le Tribunal a établi qu’aucun préjudice ne sera causé à la partie adverse lorsqu’elle a été avisée de la question avant le dépôt de la requête en modification, qu’aucune date d’audience n’a été fixée et qu’elle a l’occasion pleine et entière de répondre aux modifications en apportant ses propres modifications et à l’audience (Carpenter, au par. 114, et Tabor, au par. 14). Dans certains cas, le Tribunal s’est demandé si le refus de la modification proposée constituerait une perte de temps et de ressources et s’il serait dans l’intérêt du public que le plaignant dépose une nouvelle plainte pour traiter d’une question (voir Matson, Matson et Schneider (née Matson) c. Affaires indiennes et du Nord Canada, 2011 TCDP 14, au par. 18 [Matson]).

A. Il existe un lien suffisant en fait et en droit avec les allégations contenues dans les plaintes

[17] À mon avis, les modifications proposées sont liées en fait, en droit et en substance à l’essence des plaintes. Les allégations de discrimination systémique liées à l’isolement et aux conditions d’incarcération restrictives s’inscrivent dans la présente instance depuis le début.

[18] Les plaintes concernent les actes discriminatoires qui auraient été commis par SCC contre des femmes purgeant une peine de ressort fédéral, notamment la pratique consistant à retirer une détenue de la population carcérale générale et de la placer en isolement ou dans des conditions d’incarcération qui sont plus restrictives que les conditions habituelles. Lorsque les plaintes ont été déposées en 2011, c’est le régime de l’isolement préventif qui s’appliquait à cet égard. Les plaintes renvoient à ce que l’on appelait alors le Protocole de gestion (le « Protocole »), soit un ensemble de lignes directrices opérationnelles que SCC a appliqué de 2003 à 2011 pour faciliter la gestion de certains détenus à risque élevé et qui comprenait le recours à l’isolement préventif. Bien que SCC ait déjà aboli le Protocole lorsque les plaintes ont été déposées, l’isolement préventif avait alors toujours cours, comme l’a reconnu la Commission dans sa décision de renvoyer les plaintes.

[19] De plus, tel qu’il est mentionné au paragraphe [6] ci-dessus, lorsque la Commission a renvoyé les plaintes au Tribunal, elle savait que le Protocole avait été aboli et était préoccupée de façon plus générale par la pratique de l’« isolement », plutôt que par l’instrument législatif ou de politique utilisé. Elle a employé un langage plus général dans sa décision de renvoi, faisant état de [traduction] « l’effet discriminatoire continu de l’isolement sur les détenues ».

[20] Je ne souscris pas à l’argument de SCC selon lequel les plaintes concernaient seulement ce que l’on appelait l’« isolement préventif » et que l’admission des EDP modifiés proposés déborderait du cadre des plaintes en question. De plus, je ne suis pas d’avis que la modification du régime législatif rompt nécessairement le lien entre l’essence des plaintes et les modifications proposées par la Commission et l’ACSEF. Selon moi, l’essence des plaintes est l’effet discriminatoire allégué des activités et des politiques de SCC ainsi que les conséquences pratiques de ces politiques pour les détenues, plutôt que le libellé précis des dispositions législatives.

[21] L’ACSEF fait valoir que les modifications qu’elle propose à l’égard des UIS sont inextricablement liées aux plaintes initiales en raison tant du contexte factuel qui a donné lieu aux modifications législatives que des conditions discriminatoires persistantes qui sous-tendent selon elle ces modifications. Elle s’appuie sur l’approche adoptée par le Tribunal dans l’affaire Matson, dans laquelle les plaignants souhaitaient modifier leurs EDP par suite de modifications législatives qui, selon eux, ne réglaient pas le problème de discrimination sous-jacent. En autorisant les modifications des EDP, le Tribunal a conclu que « [l]a plainte, pour l’essentiel n’a pas changé, cependant, la loi a changé » (Matson, au par. 17). Le Tribunal a aussi conclu que, malgré les modifications législatives, il existait un lien raisonnable et logique entre les plaintes et les EDP modifiés, et que les modifications ne soulevaient rien de nouveau pour l’intimé (Matson, au par. 18).

[22] De même, dans la présente instance, l’ACSEF et la Commission allèguent que, même si le cadre législatif a changé, l’essentiel de leurs préoccupations liées à l’isolement et aux conditions d’incarcération restrictives demeure.

[23] SCC affirme que les faits à la base de l’affaire Matson se distinguent de ceux de la présente instance, en raison, du moins en partie, du fait que les plaignants dans cette affaire ont comparu pour leur propre compte et n’étaient pas avocats. Il soutient que la Commission et l’ACSEF sont des parties avisées qui ont déposé des plaintes liées à l’isolement préventif, et qu’elles ont commencé à modifier la nature de leur plainte lorsque le gouvernement a pris des mesures pour régler les préoccupations qu’elles avaient à l’égard de l’isolement préventif.

[24] Selon moi, l’essence des allégations relatives à l’isolement dans la présente instance est demeurée la même. En outre, que l’ACSEF et la Commission soient des parties avisées ou non, elles ne pouvaient pas savoir, en 2011, quelle solution de rechange à l’isolement préventif le gouvernement apporterait, ou quel en serait le nom, ou, effectivement, si les préoccupations sous-jacentes ayant donné lieu au dépôt des plaintes persisteraient. Elles continuent plutôt de soutenir que leurs allégations valent toujours et qu’il reviendra au Tribunal d’établir si celles-ci sont fondées en fait et en droit.

[25] SCC a fait état de la décision rendue par le Tribunal, au début de 2021, dans l’affaire Karas c. Société canadienne du sang et Santé Canada, 2021 TCDP 2 [Karas]. Dans l’affaire Karas, le Tribunal s’est demandé si M. Karas et la Commission avaient étendu de façon inadmissible la portée de la plainte dans leurs EDP. M. Karas avait déposé une plainte alléguant que la période d’attente qu’imposaient les intimées aux donneurs de sang et leur politique concernant les hommes ayant eu des relations sexuelles avec des hommes étaient discriminatoires envers les hommes homosexuels sur le fondement de leur orientation sexuelle. Le Tribunal a jugé que M. Karas n’avait pas eu l’intention d’inclure les femmes et les personnes trans dans ses plaintes. Il a conclu qu’il n’existait pas de lien suffisant permettant d’inclure de nouvelles victimes alléguées (femmes et personnes trans) ainsi que de nouveaux motifs de distinction illicite (sexe, identité de genre et expression de genre).

[26] À mon avis, les faits de l’affaire Karas diffèrent complètement de ceux de la présente instance. L’ACSEF, tant au moment où elle a déposé sa plainte que maintenant, allègue que les pratiques de SCC, dont celles liées à l’isolement et aux conditions d’incarcération restrictives, se chevauchent et ont des effets interreliés, et entraînent donc de mauvais résultats correctionnels et des difficultés pour les femmes qui souhaitent accéder aux services offerts, dont les programmes et les soins en matière de santé mentale. L’ACSEF allègue aussi que ces pratiques peuvent donner lieu à des peines prolongées, particulièrement pour les femmes ayant une déficience ou les femmes autochtones.

[27] Je rejette les arguments de SCC selon lesquels les modifications proposées constituent de toutes nouvelles allégations et reviennent à déposer une nouvelle plainte qui contourne le processus d’examen préalable, d’enquête et de renvoi imposé par la Loi.

[28] C’est le fond des plaintes qui compte. À mon avis, l’interprétation que fait SCC des plaintes est trop étroite : elle met l’accent sur le régime particulier qui était en place en 2011 et ne tient pas compte de l’essence des plaintes. Les modifications proposées sont justifiées et traitent des « vraies questions en litige » entre les parties et du fond des plaintes, peu importe le libellé précis utilisé pour décrire le régime qui était en place à l’époque ̶ ou qui est aujourd’hui en place.

[29] Même si SCC fait valoir que l’ACSEF et la Commission ont déjà obtenu la réparation qu’elles demandaient depuis le début, soit l’abolition du régime d’isolement préventif, je souscris à l’observation de l’ACSEF selon laquelle la réparation qu’elles recherchent depuis le début est plus vaste. Dans l’une des plaintes, l’ACSEF a demandé à ce que l’on ordonne à SCC d’arrêter d’avoir recours à l’isolement comme solution de « logement », peu importe que l’isolement soit désigné sous le nom d’isolement préventif, de Protocole de gestion ou de [traduction] « toute autre stratégie de gestion des détenus ayant des effets semblables » (voir la plainte no 2010 1024, à la page 6, onglet 2A, des documents de requête de l’ACSEF) [italiques ajoutés].

[30] Enfin, SCC nie que les UIS perpétuent le régime d’isolement préventif. SCC soutient que les modifications aux dispositions législatives et réglementaires et aux politiques ont rendu théoriques les allégations relatives à l’isolement. À l’étape de la requête, toutefois, ce n’est pas le moment de présenter des arguments de fond à l’égard des allégations ou des actes discriminatoires allégués en tant que tels, peu importe le nom du régime législatif. Il reviendra au Tribunal de se prononcer à cet égard après que les parties auront eu l’occasion de présenter leurs arguments et leurs éléments de preuve.

B. Aucun préjudice causé à SCC

[31] De plus, j’estime que les modifications proposées ne portent à SCC aucun préjudice réel et important qui ne peut pas être réparé. Je juge qu’un avis suffisant des modifications proposées a été donné à SCC, qui aura l’occasion d’y répondre en déposant ses propres modifications.

[32] Je ne suis pas d’accord avec SCC qui affirme qu’il ne connaît pas les arguments qu’il devra apporter ou que les modifications proposées ouvrent « une nouvelle voie non prévue à l’égard d’une instruction » (Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 1, au par. 18). La Commission et l’ACSEF ont toujours allégué que la pratique de SCC consistant à retirer un détenu de la population carcérale générale pour le placer en isolement ou dans des conditions d’incarcération plus restrictives est discriminatoire, et il y a des préoccupations qui se recoupent relativement aux autres pratiques de SCC exposées dans les plaintes. Il n’y a là aucune surprise et certainement rien d’imprévu, même si le régime législatif a changé.

[33] Je souscris également à l’observation de l’ACSEF selon laquelle les deux ensembles d’EDP précédents contestent la mise en place de l’isolement dans les prisons pour femmes et son effet sur les femmes, quel que soit le modèle d’isolement utilisé. Selon l’EDP de l’ACSEF datant de 2018, le terme « isolement », dans le contexte des pénitenciers fédéraux pour femmes, s’entend de l’isolement cellulaire, des unités à sécurité maximale, des « unités de garde en milieu fermé », de la surveillance de la santé mentale et de toutes les autres formes d’isolement et de séparation de la population générale carcérale qui causent des effets similaires.

[34] Quoi qu’il en soit, à ce stade de l’instance, SCC ne subit aucun préjudice ou préjudice potentiel qui ne puisse être réparé s’il est prévu qu’il peut soumettre son propre EDP modifié. SCC a ses propres arguments à faire valoir et peut se défendre comme il l’entend. Bien que SCC affirme que cela ne réparerait pas le préjudice qu’il subirait parce qu’il devrait répondre à de toutes nouvelles questions, j’ai déjà rejeté cette notion et conclu à l’existence d’un lien entre les modifications proposées et les plaintes. Si la défense de SCC est que le modèle des UIS constitue un tout nouveau modèle qui répond entièrement aux préoccupations soulevées dans les plaintes, il pourra faire valoir cet argument à l’audience sur le fond.

[35] En réplique, l’ACSEF soutient que, dans l’évaluation du préjudice potentiel, le Tribunal doit tenir compte de l’efficacité globale. En d’autres termes, si l’ACSEF doit déposer une nouvelle plainte à l’égard des UIS, les parties et le public subiront des retards et des coûts beaucoup plus importants étant donné que le processus devant la Commission devra reprendre du début.

[36] J’ai déjà conclu qu’il existe un lien suffisant entre les modifications proposées aux EDP et les plaintes, et qu’aucun préjudice ne sera causé à SCC, mais je conviens aussi que, si les UIS sont retranchées des plaintes, des questions qui se recoupent devront être examinées de manière fragmentaire, dans le cadre de procédures parallèles. Cette façon de faire causerait d’autres problèmes aux parties et risquerait d’entraîner pour tous une perte de temps et d’argent.

[37] SCC a déjà par le passé déposé des EDP modifiés en réponse aux EDP modifiés des plaignants et de la Commission. Il peut le faire de nouveau.

[38] De plus, aucune date d’audience n’est fixée. Il y a des demandes de production en suspens et des rapports d’expert qui n’ont pas encore été communiqués. SCC aura suffisamment de temps pour se préparer en vue de l’audience, ainsi que pour répondre aux modifications et à tout élément de preuve que l’ACSEF et la Commission proposent de présenter relativement aux UIS.

[39] Je reconnais que SCC peut être préoccupé par le fait qu’il a déjà produit 418 000 pages de documents en réponse aux plaintes telles qu’elles sont formulées. Bien que le contexte ait considérablement changé depuis que la Commission a renvoyé les plaintes au Tribunal et depuis 2018, le fait d’accueillir la requête de la Commission et de l’ACSEF ne leur donne pas carte blanche pour étendre la portée du processus ou des demandes de divulgation au point de complexifier à outrance la gestion préparatoire et l’instruction des plaintes.

[40] Je prends aussi acte de l’argument de SCC concernant la nature indéterminée d’allégations continues et la mise à jour de la divulgation corrélative, surtout compte tenu de l’importance du processus et du temps qu’a pris l’instance jusqu’à maintenant. Il faudra tracer une ligne de démarcation pratique pour permettre à la présente affaire de suivre son cours, et la Commission et l’ACSEF devront travailler en étroite collaboration avec SCC pour limiter toute demande de divulgation en suspens liée aux UIS ou à tout autre élément plus récent qui découle d’autres modifications aux dispositions réglementaires ou aux politiques relativement à la mise en place des UIS. La Commission a reconnu cette préoccupation dans ses documents de requête et veillera avec les autres parties à ce que l’on procède de façon raisonnable au reste de la divulgation.

[41] Je reconnais également que le Tribunal a causé des retards additionnels dont les parties ne sont pas responsables, en raison notamment du délai qui s’est écoulé entre le dépôt de la requête et le prononcé de la présente décision. Le Tribunal travaillera également en étroite collaboration avec les parties pour rattraper le temps perdu ou les retards qu’il a causés et pour avancer le plus efficacement possible.

Demande de dépôt d’un EDP de la partie intéressée

[42] Enfin, la partie intéressée, l’Association des femmes autochtones du Canada (l’« AFAC »), a demandé une ordonnance du Tribunal lorsque les requêtes ont été déposées. L’AFAC veut déposer son propre EDP, à la suite de la décision sur requête 2019 TCDP 30, dans laquelle le Tribunal a accordé à l’AFAC le statut de partie intéressée, mais sous réserve de certaines conditions précises, notamment l’obligation d’obtenir une ordonnance du Tribunal pour pouvoir déposer son propre EDP, contre-interroger les témoins, présenter des observations écrites et orales complètes et répondre à toutes les requêtes déposées par les autres parties dans la présente affaire. La Commission et l’ACSEF ont consenti à la demande de l’AFAC, mais SCC n’a pas pris position parce qu’il voulait que toutes les questions liées à la portée soient d’abord tranchées.

[43] Comme les requêtes de la Commission et de l’ACSEF visant le dépôt de leurs plus récents EDP mis à jour ont été accueillies, SCC doit indiquer s’il consent à la demande de l’AFAC, qui souhaite déposer son propre EDP. Si SCC n’y consent pas, il est invité à fournir de brèves observations, d’au plus 10 pages. Lorsque le Tribunal aura reçu les observations de SCC, il tranchera la demande de l’AFAC et fixera l’échéancier pour le dépôt des documents, s’il y a lieu, dont l’EDP modifié de SCC et les répliques modifiées de la Commission et de l’ACSEF.

ORDONNANCE

1. Les requêtes de la Commission et de l’ACSEF sont accueillies. Leurs EDP modifiés datés du 2 mars 2020 sont acceptés tels quels.

2. SCC doit indiquer s’il consent à ce que l’AFAC dépose son propre EDP au plus tard le 20 avril 2022. Si SCC n’y consent pas, ou n’y consent qu’en partie, il pourra fournir de brèves observations, d’au plus 10 pages, d’ici le 29 avril 2022.

3. SCC peut déposer un autre EDP mis à jour, et la Commission et l’ACSEF peuvent déposer des répliques modifiées, au besoin. Lorsque le Tribunal aura reçu la réponse de SCC au sujet du dépôt d’un EDP par l’AFAC, il tranchera la demande de l’AFAC et fournira d’autres directives, dont les dates de dépôt pour l’EDP modifié de SCC et les répliques modifiées, s’il y a lieu.

4. Le greffe communiquera aussi avec les parties pour les inviter à participer à une conférence téléphonique préparatoire concernant l’évolution des plaintes.

Signée par

Jennifer Khurana

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 12 avril 2022

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossiers du Tribunal : T1848/7812 et T1849/7912

Intitulé de la cause : Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry c. Service correctionnel Canada

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 12 avril 2022

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites :

Morgan Rowe et Emilie Coyle , pour la plaignante

Fiona Keith , Caroline Carrasco et Brittany Tovee, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Elizabeth Richards, Elizabeth Kikuchi, Tom Finlay et Vanessa Wynn-Williams, pour l’intimé

Jennifer Mbang et Sarah Niman , pour l’Association des femmes autochtones du Canada

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.