Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Fick c. Loomis Express, 2022 TCDP 2

Warren Fick livrait des colis pour l’entreprise Loomis Express, à Slave Lake. M. Fick était également responsable du petit entrepôt à Slave Lake.

M. Fick a fait un grave infarctus. Il n’a pas pu travailler durant son rétablissement. Pendant ce temps, Loomis Express lui a trouvé un remplaçant. M. Fick croit qu’il a été remplacé en raison de son infarctus.

Loomis Express a expliqué que les chauffeurs remplaçant M. Fick étaient tous là de façon temporaire. Loomis était prête à garder M. Fick pour ce travail.

Pendant que M. Fick se rétablissait de son infarctus, Loomis Express a décidé de réduire ses coûts. Elle a réduit la rémunération qu’elle versait à de nombreux chauffeurs. Elle a informé M. Fick qu’elle réduirait sa rémunération, la faisant passer de 500 $ à 425 $ par jour. M. Fick devait également nettoyer l’entrepôt. Cette situation a déplu à M. Fick. Il a envoyé une lettre à Loomis Express dans laquelle il a accepté à contrecœur cette baisse de rémunération, mais son contact à Loomis Express, Matt Davis, s’est senti attaqué en la lisant. M. Davis a perdu confiance en M. Fick.

L’un des chauffeurs remplaçants à Slave Lake a fait savoir à Loomis Express que l’entrepôt était sale. Il y manquait des marchandises. Un fusil a également été retrouvé dans l’entrepôt. Ces faits ont également contribué à ce que M. Davis perde confiance en M. Fick.

Les explications fournies par Loomis Express démontrent que M. Fick a été remplacé pour d’autres raisons que son infarctus et qu’il n’a pas fait l’objet de discrimination.

Le fait que M. Fick était un entrepreneur a rendu l’affaire encore plus complexe. Les entrepreneurs peuvent parfois être considérés comme des employés dans des cas de discrimination. Cependant, M. Fick n’était pas considéré comme un employé. Il ne pouvait donc pas se prévaloir des dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui protègent les employés.

M. Fisk a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision à la Cour fédérale.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2022 TCDP 2

Date : le 21 janvier 2022

Numéro du dossier : T2478/3520

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Warren Fick

le plaignant

– et –

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

– et –

6589856 Canada Inc. faisant affaire sous le nom de Loomis Express

l'intimée

Décision

Membre : Alex G. Pannu

 



I. Aperçu

[1] Warren Fick, le plaignant, ramassait et livrait des marchandises à Slave Lake, en Alberta, pour le compte de Loomis Express, l’intimée. Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si M. Fick était un employé de Loomis Express. M. Fick soutient qu’il était un employé, alors que Loomis Express affirme qu’il était un agent exerçant des activités sous le nom commercial de WB Enterprises.

[2] M. Fick a fait un infarctus le 21 janvier 2016 et n’a pas été en mesure de travailler pendant une période indéterminée. Avant qu’il ne retourne au travail, l’intimée a mis fin à sa relation avec lui et WB Enterprises. Les parties ne s’entendent pas quant au motif de la cessation de cette relation.

[3] Il y a deux questions principales à trancher dans la présente affaire. Premièrement, j’examinerai si Loomis Express a traité M. Fick différemment en partie en raison de son infarctus ou de son âge. L’argument de M. Fick voulant qu’il ait été victime de discrimination repose essentiellement sur ce traitement différent. Deuxièmement, je me pencherai sur l’argument de Loomis Express selon lequel M. Fick n’était pas un employé au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « Loi » ou la « LCDP »).

[4] Le plaignant a agi pour son propre compte à l’audience, avec l’aide de sa conjointe, Bonny Kruger, et l’intimée était représentée par un avocat. L’audience s’est tenue en ligne, sur une période de cinq jours. La Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission »), qui a fait enquête sur la plainte et qui a renvoyé l’affaire au Tribunal pour qu’il rende une décision, a pris part à l’audience. Sa préoccupation d’intérêt public concernait l’interprétation juridique par le Tribunal du terme « emploi ».

[5] Dans le cadre de l’audience, le plaignant a livré un témoignage et a appelé sa conjointe, Bonny Kruger, à témoigner. Il a aussi appelé à témoigner Lyle Stannard, un ancien directeur de Loomis. L’intimée a appelé à témoigner Matt Davis, qui était le directeur de M. Fick quand celui-ci travaillait pour Loomis.

[6] Mon évaluation de la preuve et du droit est intégrée à mon analyse de chaque question en litige.

[7] J’éprouve de la sympathie pour les problèmes de santé de M. Fick et les multiples procédures judiciaires qu’il a intentées sans avoir été représenté par un avocat. À la lumière de la preuve et des témoignages d’autres membres de sa collectivité, il ne fait aucun doute que M. Fick était un travailleur acharné. Toutefois, il n’appartient pas au Tribunal de se prononcer sur le bien-fondé des décisions d’affaires des parties. Le rôle du Tribunal est d’établir s’il y a eu discrimination sous le régime de la LCDP.

[8] Il s’agit d’une affaire litigieuse dans le cadre de laquelle des allégations d’inconduite visant l’avocat de l’intimée ont été soulevées. Ces allégations ont peut-être été soulevées par le plaignant en raison de son manque de compréhension du rôle de l’avocat. J’ai conclu qu’il n’y avait pas eu d’inconduite de la part de l’avocat.

II. Décision

[9] Pour les motifs qui suivent, la plainte est rejetée. Le plaignant n’a pas présenté une preuve suffisante de discrimination, fondée sur la déficience ou sur l’âge, de l’intimée à son endroit lorsqu’elle a mis fin à sa relation d’affaires avec lui. À la lumière de la preuve et du droit applicable, je conclus également que M. Fick n’était pas un employé au sens de la Loi.

III. Contexte factuel

[10] M. Fick a commencé à travailler pour l’intimée en 1997. En 1998, il a commencé à livrer des marchandises pour l’entreprise à Slave Lake, à titre de propriétaire-exploitant. Il était rémunéré en fonction du nombre de marchandises qu’il livrait chaque jour. S’il livrait plus de marchandises au cours d’une journée, il gagnait plus d’argent. S’il en livrait moins, il faisait moins d’argent. Il était membre du syndicat représentant les employés et les propriétaires-exploitants de l’intimée.

[11] Chaque matin de semaine, l’intimée livrait les marchandises dans un entrepôt à Slave Lake. M. Fick triait les marchandises et les livrait aux clients à Slave Lake. Il ramassait également des marchandises qu’il transportait à l’entrepôt et que l’intimée allait chercher le soir. Il utilisait son propre camion pour livrer et ramasser les marchandises. Il faisait le suivi des marchandises à l’aide d’un numériseur portable fourni par l’intimée.

[12] M. Fick travaillait de longues heures. Malheureusement, son fils est décédé dans un accident à l’été 2005. Se sentant exténué et souffrant d’épuisement professionnel, M. Fick a quitté son travail quelques mois plus tard, vers la fin de 2005.

[13] M. Fick est retourné travailler pour l’intimée en décembre 2006 après plusieurs demandes de la part de Rob Ritchie, l’un de ses directeurs. Malheureusement, M. Fick a fait son premier infarctus le 24 décembre 2006. Il avait seulement suivi deux jours de formation depuis son retour. Il a été en arrêt de travail jusqu’en mars 2007 pendant qu’il se rétablissait de son infarctus.

[14] M. Fick soutient qu’il a signé un contrat écrit lorsqu’il est retourné au travail, mais que sa copie a été détruite lors des feux de forêt dévastateurs qui ont ravagé la majeure partie de la ville de Slave Lake, dont sa maison, en 2011. L’intimée conteste l’existence du contrat écrit. Quoi qu’il en soit, les parties ne s’entendent pas sur de nombreux aspects de leur relation contractuelle. Elles ne s’entendent pas notamment sur la question de savoir si M. Fick était un employé ou un agent exerçant des activités sous le nom commercial de WB Enterprises. Toutefois, les parties conviennent que M. Fick recevait un tarif fixe de 500 $ par jour. Ce montant ne variait pas en fonction de la quantité de marchandises qu’il ramassait et livrait. Comme l’entreprise de l’intimée avait décliné au moment où M. Fick était retourné au travail, ce tarif fixe était plus élevé que le montant qu’il aurait gagné auparavant à titre de propriétaire-exploitant.

[15] Comme auparavant, M. Fick utilisait son propre camion dans le cadre de son travail et numérisait les marchandises à l’aide d’un numériseur portable fourni par l’intimée.

[16] En plus de livrer des marchandises, M. Fick, en tant qu’agent de liaison pour les installations, avait certaines responsabilités à l’égard de l’entrepôt. Il numérisait et triait toutes les marchandises qui provenaient de Loomis. Il informait l’intimée de toute question liée à l’entretien, comme les égouts ou le déneigement. Il collaborait avec les entrepreneurs afin de leur fournir l’accès pour tout travail d’entretien qui devait être effectué.

[17] La plupart des marchandises qui transitaient par l’entrepôt de Slave Lake étaient ramassées ou livrées par M. Fick. Cependant, en plus de M. Fick, deux autres agents travaillaient à l’entrepôt. Anderson Courier (Steve Anderson) assurait le service aux clients dans un parc industriel situé à l’extérieur de Slave Lake. Porto Bello Jobber assurait le service aux clients dans des collectivités en périphérie de Slave Lake.

[18] M. Fick a fait un second infarctus le 21 janvier 2016. Il a été transporté par voie aérienne à un hôpital d’Edmonton. Matt Davis, le directeur régional de Loomis Express pour le nord de l’Alberta, a rendu visite à M. Fick pendant que celui-ci se rétablissait à l’hôpital. M. Fick n’a pas eu le droit de conduire pendant trois mois pour des raisons médicales.

[19] Pendant une ou deux semaines au début, l’itinéraire de M. Fick a été pris en charge par Steve Anderson. Par la suite, l’itinéraire a été pris en charge par des chauffeurs de relève à salaire horaire pendant environ trois semaines. L’itinéraire a ensuite été pris en charge par 1830816 Alberta Ltd, une entreprise exploitée par Mesfun Wmesgen et désignée sous le nom d’agent 183 par Loomis Express.

[20] À cette époque, Loomis Express subissait des pressions financières importantes et a négocié une réduction de tarif avec un certain nombre d’agents. M. Davis a négocié avec l’agent 183 pour réduire le tarif applicable à l’itinéraire de Slave Lake, qui est passé à 425 $ par jour, et pour y inclure le nettoyage, qui incombait auparavant à une entreprise de nettoyage. M. Wmesgen a également informé M. Davis de problèmes de propreté dans l’entrepôt.

[21] Loomis Express a informé M. Fick qu’il serait tenu d’accepter le tarif réduit et les responsabilités de nettoyage supplémentaires lorsqu’il reprendrait l’itinéraire de Slave Lake. Le 28 mars 2016, M. Fick a envoyé une lettre à Loomis Express dans laquelle il a indiqué qu’il acceptait à contrecœur les nouvelles modalités. M. Davis a jugé la lettre incendiaire. Il a déclaré qu’il avait perdu confiance en M. Fick en raison du contenu de la lettre et des problèmes de propreté dans l’entrepôt. Loomis Express a mis fin à sa relation d’affaires avec M. Fick et WB Enterprises lors d’un appel téléphonique entre Dibyo Sarkar et M. Fick en avril 2016. Aucun avis écrit n’a été donné.

[22] M. Fick a déposé des plaintes contre Loomis Express sous le régime de la Loi canadienne sur les droits de la personne et du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2.

[23] La plainte déposée sous le régime du Code canadien du travail a été tranchée par l’arbitre Norrie. Dans une décision datée du 19 janvier 2018, l’arbitre a conclu, à titre préliminaire, que M. Fick n’était pas un employé et que sa plainte ne pouvait pas être instruite sous le régime du Code canadien du travail. La Cour d’appel fédérale a confirmé plus tard cette décision.

IV. Questions en litige

[24] La plainte soulève les questions suivantes :

A) M. Fick peut-il prouver, selon la prépondérance des probabilités et compte tenu de la preuve de l’intimée, l’existence de discrimination prima facie fondée sur une déficience ou l’âge, au sens de l’article 7 de la Loi?

B) La relation d’affaires entre M. Fick et l’intimée répond-elle à la définition du terme « emploi » prévue à l’article 25 de la Loi?

C) Si la discrimination est établie, quelles mesures de réparation en découlent-elles?

V. Analyse/motifs

Première question en litige : M. Fick peut-il prouver, selon la prépondérance des probabilités et compte tenu de la preuve de l’intimée, l’existence de discrimination prima facie fondée sur une déficience ou l’âge, au sens de l’article 7 de la LCDP?

(i) Cadre juridique

[25] M. Fick allègue avoir été victime de discrimination en matière d’emploi fondée sur l’âge et la déficience, au sens de l’article 7 de la Loi, qui prévoit que constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu, ou de le défavoriser en cours d’emploi. Les motifs de distinction illicite sont énoncés au paragraphe 3 (1) de la Loi.

[26] Le plaignant doit établir une preuve qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier une décision en sa faveur, en l’absence de justification de l’intimé (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, au par. 28 [Simpson-Sears]).

[27] L’utilisation de l’expression « discrimination prima facie » ne doit pas être assimilée à un allègement de l’obligation du plaignant de convaincre le tribunal selon la norme de la prépondérance des probabilités, laquelle continue toujours de lui incomber (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc., 2015 CSC 39, au par. 65 [Bombardier]).

[28] Pour établir l’existence de discrimination prima facie, le plaignant doit démontrer qu’il est plus probable qu’improbable 1) qu’il possède une caractéristique que la LCDP protège contre la discrimination; 2) qu’il a subi un effet préjudiciable relativement à son emploi; 3) que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable (Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, au par. 33).

[29] Il n’est pas nécessaire que la caractéristique protégée soit l’unique facteur dans le traitement défavorable et il n’est pas nécessaire d’établir l’existence d’un lien de causalité (voir, par exemple, Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2, au paragraphe 25).

[30] La Cour suprême du Canada a apporté des précisions au sujet de cette définition dans l’arrêt Bombardier, au paragraphe 56 :

[...] bien que [...] l’on exige [du demandeur], non pas la preuve d’un « lien causal » mais plutôt d’un simple « lien » ou « facteur », il n’en demeure pas moins que le demandeur doit démontrer, par prépondérance des probabilités, l’existence des trois éléments constitutifs de la discrimination. Pour cette raison, l’existence du « lien » ou du « facteur » doit être établie par preuve prépondérante.

[31] Concrètement, cela signifie, selon les précisions données par la Cour suprême, que l’intimé peut présenter soit des éléments de preuve réfutant l’allégation de discrimination, soit une défense justifiant la discrimination, ou les deux. En l’absence de justification établie par l’intimé, la présentation d’une preuve prépondérante à l’égard des trois éléments sera suffisante pour permettre au Tribunal de conclure à la violation de la LCDP. Par ailleurs, si l’intimé parvient à justifier sa décision, on ne pourra conclure à l’existence de discrimination, et ce, même si le plaignant réussit à établir ses prétentions (Bombardier, au par. 64).

(ii) M. Fick est-il une personne présentant une ou des caractéristiques protégées par le paragraphe 3(1) de la Loi?

[32] Oui, M. Fick a fait deux infarctus. Le 21 janvier 2016, alors que M. Fick se rétablissait de son second infarctus, Loomis a mis fin à leur relation d’affaires. Il ne fait aucun doute que l’infarctus subi par M. Fick en 2016 et sa période de rétablissement constituent une déficience au sens du paragraphe 3(1) de la Loi.

[33] Dans son exposé des précisions, M. Fick a déclaré qu’il a été victime de discrimination fondée sur l’âge. À l’audience, il n’a pas expliqué en quoi son âge était pertinent et n’a fourni aucune preuve à l’appui de son allégation selon laquelle l’intimée aurait fait preuve de discrimination fondée sur l’âge. Je rejette donc la plainte fondée sur l’âge.

(iii) La décision de Loomis Express de mettre fin à sa relation avec M. Fick/WB Enterprises a-t-elle eu un effet préjudiciable en cours d’emploi?

[34] Aux fins de la présente analyse, je présumerai que la relation entre M. Fick et Loomis Express constituait une relation d’emploi au sens de l’article 7 de la Loi. Compte tenu de cette présomption, M. Fick a bel et bien subi un effet préjudiciable lorsque Loomis a mis fin à sa relation d’affaires avec lui.

[35] M. Fick a déclaré que son seul revenu de travail provenait de Loomis. Il gagnait environ 125 000 $ par année en ramassant et en livrant des marchandises pour Loomis à Slave Lake.

[36] M. Fick n’a pas été capable de trouver un emploi pendant quatre mois après sa cessation d’emploi. Il a finalement trouvé du travail chez un nettoyeur à Slave Lake. Cet emploi lui procurait un revenu annuel de 60 000 $, soit 20 000 $ de moins que le revenu annuel d’environ 80 000 $ versé par Loomis, après déductions d’entreprise et impôts. La conjointe de M. Fick, Bonny Kruger, a de plus déclaré que la cessation d’emploi avait causé de la souffrance physique et mentale au plaignant.

[37] Je conclus que le fait que l’intimée a mis fin à sa relation d’affaires avec M. Fick a eu un effet préjudiciable sur ce dernier.

(iv) L’infarctus de M. Fick a-t-il été un facteur dans la décision de Loomis Express de mettre fin à sa relation avec M. Fick/WB Enterprises?

[38] Non, l’infarctus de M. Fick n’a pas été un facteur dans la décision de Loomis de mettre fin à sa relation avec M. Fick et WB Enterprises.

[39] M. Fick a déclaré qu’il avait fait un infarctus, son deuxième, le 21 janvier 2016, alors qu’il travaillait à Slave Lake. Il a été transporté par voie aérienne à un hôpital d’Edmonton.

[40] Matt Davis était alors le directeur régional de Loomis pour le nord de l’Alberta, qui englobait Slave Lake. Il a déclaré que Bonny Kruger lui avait téléphoné dans la soirée du 21 janvier pour l’informer que M. Fick avait fait un infarctus. M. Davis a indiqué qu’il était allé visiter M. Fick à l’hôpital quelques jours après l’appel.

[41] Même si M. Davis était revenu travailler pour Loomis à Edmonton en 2011, il n’avait jamais rencontré M. Fick. Il a affirmé qu’il était allé voir comment se portait M. Fick. Il a dit qu’ils avaient eu une discussion générale étant donné qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés.

[42] M. Fick a déclaré que M. Davis, durant sa visite, lui avait dit de ne pas s’inquiéter, que son travail l’attendrait à son retour.

[43] Bien que je considère que M. Davis a témoigné de manière franche et crédible, son témoignage était vague et contradictoire lorsqu’il a été question d’expliquer comment un remplaçant de M. Fick avait été trouvé pour prendre en charge l’itinéraire de Slave Lake tout de suite après l’hospitalisation de celui-ci.

[44] M. Davis a d’abord déclaré qu’il ne se rappelait pas comment Steve Anderson avait été engagé pour remplacer temporairement M. Fick. Lorsque le Tribunal a souligné que M. Fick venait tout juste de faire son infarctus et se trouvait alors à l’hôpital et qu’il était donc très peu probable qu’il ait engagé M. Anderson, M. Davis a reconnu que c’était peut-être lui qui avait embauché M. Anderson. Le lendemain de son contre-interrogatoire, M. Davis a admis qu’il ne pouvait simplement pas se souvenir de tous les détails relatifs à l’embauche de M. Anderson.

[45] M. Anderson a produit une déclaration solennelle en 2017 dans le cadre de la plainte de congédiement injuste déposée par M. Fick sous le régime du Code canadien du travail. Dans sa déclaration, il a indiqué que M. Davis avait communiqué avec lui le 22 janvier en matinée, le lendemain de l’infarctus de M. Fick. M. Davis l’a informé de la condition de M. Fick et lui a demandé de prendre en charge l’itinéraire de M. Fick sur une base temporaire. M. Anderson a accepté et a demandé s’il pouvait se faire aider par son fils. Il a expliqué qu’il ne pouvait prendre en charge l’itinéraire que pendant une semaine, car son fils devait retourner au collège.

[46] M. Davis s’est également contredit dans son témoignage lorsqu’il a déclaré qu’il pensait que M. Fick avait cessé d’avoir recours aux services de M. Anderson parce que celui-ci n’utilisait pas un camion approprié.

[47] Lorsque M. Anderson n’a plus été en mesure de remplacer M. Fick, M. Davis a fait appel à deux employés de Loomis qui étaient des chauffeurs à salaire horaire et qui avaient été formés précisément pour prendre en charge temporairement des itinéraires. Ils ont pris en charge l’itinéraire pendant trois semaines. Puis, étant donné que Loomis devait payer toutes les dépenses liées aux chauffeurs de relève, M. Davis a recouru à des options moins coûteuses pour les remplacer.

[48] M. Davis a fait appel à l’un de ses agents, 1830816 Alberta Ltd. (Mesfun Wmesgen), qui avait pris en charge plusieurs itinéraires de Loomis en Alberta, pour qu’il s’occupe de celui de Slave Lake jusqu’au retour de M. Fick.

[49] Dans leurs témoignages respectifs, les parties ont convenu que M. Anderson, les chauffeurs à salaire horaire et M. Wmesgen s’étaient fait dire par M. Davis qu’ils prenaient en charge l’itinéraire de Slave Lake de façon temporaire, jusqu’au retour de M. Fick. Cette affirmation a été corroborée en 2017 dans une déclaration solennelle produite par Danielle Brownlie, une entrepreneuse exploitant un dépôt de service à Slave Lake pour le compte de Loomis. Cette déclaration a également été produite dans le cadre de l’instance portant sur la plainte de congédiement injuste déposée par M. Fick.

[50] Je n’ai vu aucun élément de preuve convaincant qui démontre que, dans les premiers mois de l’absence de M. Fick, Loomis ou Matt Davis ont tenté de remplacer M. Fick. Dans sa déclaration, M. Anderson a indiqué que M. Davis lui avait offert l’itinéraire de M. Fick de façon permanente le 26 ou 27 janvier 2016, ce que M. Davis a nié catégoriquement dans son témoignage.

[51] Dans son exposé des précisions, l’intimée a expliqué que sa relation avec M. Fick était de nature contractuelle et que, par conséquent, elle avait le droit d’y mettre fin s’il n’était plus en mesure de fournir des services. Cependant, Loomis n’a pas présenté cet argument lors de l’audience.

[52] Le plaignant n’a pas fourni de preuve à l’appui de son affirmation selon laquelle Loomis avait l’intention de mettre fin à sa relation avec lui tout de suite après son infarctus.

[53] M. Davis a déclaré que, même s’il ne connaissait pas personnellement M. Fick, il compatissait avec lui et avait fait de son mieux pour trouver des remplaçants temporaires jusqu’à ce que M. Fick puisse reprendre son itinéraire à Slave Lake.

[54] En ce qui concerne la question de la réduction par Loomis du tarif quotidien applicable à l’itinéraire de Slave Lake, qui était passé de 500 $ à 425 $, le plaignant affirme qu’il s’agit d’une preuve d’un traitement défavorable fondé sur sa déficience.

[55] M. Davis a déclaré que, au début de 2016, Loomis subissait des pressions financières et que les directeurs s’étaient vu demander de réaliser des économies de coûts. M. Davis a longuement expliqué les documents produits par l’intimée quant à la manière dont il avait négocié la réduction des tarifs quotidiens que Loomis versait aux agents dans sa région du nord de l’Alberta. De plus, M. Davis a décrit comment il avait réduit le nombre d’employés à salaire horaire et d’autres coûts dans la mesure du possible, notamment ceux liés aux contrats de nettoyage.

[56] M. Davis a montré que les tarifs versés à l’entreprise de M. Wmesgen avaient baissé pour les itinéraires où celui-ci agissait à titre d’agent de Loomis. En ce qui concerne l’itinéraire de Slave Lake, M. Davis a montré que le tarif quotidien versé avait diminué, passant de 500 $ à 425 $. Outre les réductions de tarif, M. Davis a annulé le contrat de nettoyage visant Slave Lake, et M. Wmesgen a dû effectuer le nettoyage sans rémunération additionnelle après un versement unique fait pour le nettoyage des débris existants. On a procédé à la réduction de tarif avant que M. Wmesgen prenne en charge temporairement l’itinéraire de Slave Lake en mars 2016. Les tarifs versés à Steve Anderson et Porto Bello Jobber pour l’itinéraire de Slave Lake ont également été réduits.

[57] M. Davis a déclaré que M. Wmesgen l’avait appelé environ une semaine après avoir commencé à s’occuper de l’itinéraire de M. Fick. M. Wmesgen a informé M. Davis que l’entrepôt était très sale et qu’il s’y trouvait des marchandises de clients et des débris sous le quai de chargement. Il a indiqué que l’entreprise de nettoyage agissant sous la gouverne de M. Fick nettoyait seulement les bureaux et les salles de bains. M. Wmesgen a également mentionné que M. Fick conservait des outils et des articles personnels dans les installations et qu’il stationnait son véhicule récréatif derrière l’établissement.

[58] M. Davis a aussi déclaré qu’un fusil dans un étui non identifié avait été trouvé dans l’entrepôt parmi les débris. Ce fait semble avoir été important pour M. Davis, qui a affirmé avoir été [traduction] « choqué, surpris et déçu », même si Loomis n’avait pas soulevé cette question plus tôt dans le processus de plainte. Lorsqu’il a contre-interrogé M. Davis, M. Fick a soulevé des questions sur la façon dont il avait remis le fusil à la police, mais n’a pas contesté le fait qu’un fusil avait été trouvé à l’entrepôt.

[59] À la fin de mars 2016, Dibyo Sarkar, le superviseur de Loomis pour Slave Lake, a appelé M. Fick pour l’aviser de la réduction du tarif quotidien et des tâches de nettoyage dont il devrait s’acquitter lorsqu’il reprendrait son itinéraire. M. Sarkar a signalé à M. Davis que M. Fick était mécontent du tarif réduit et qu’il n’avait pas accepté cette réduction. Ils s’attendaient à avoir d’autres nouvelles de M. Fick.

[60] Le 29 mars 2016, M. Fick a envoyé une lettre (datée du 28 mars) par courriel à M. Davis, à M. Sarkar, à Larry Fuaco, un vice-président de Loomis, et à Richard Hashie, le président de Loomis. Dans sa lettre, qui faisait suite à sa conversation téléphonique avec M. Sarkar le 22 mars, M. Fick a accepté à contrecœur les conditions qui lui avaient été imposées :

[traduction]

Vous m’avez mis au pied du mur et je n’ai d’autre choix que d’accepter vos modalités. Et malgré cela, vous ne voulez toujours pas confirmer que je pourrai reprendre l’itinéraire à mon retour.

[61] La lettre comportait aussi plusieurs points qui ont préoccupé M. Davis, comme le commentaire suivant : [traduction] « Le ressort sur la porte basculante est brisé depuis janvier et n’a pas encore été réparé, et la situation serait catastrophique si l’autre ressort brisait. Il n’y a pas non plus de lumières extérieures sur le bâtiment depuis plus d’un an. »

[62] Faisant référence à son absence en raison de son infarctus ainsi qu’à la réduction du tarif quotidien versé et aux tâches de nettoyage supplémentaires, M. Fick a indiqué : [traduction] « Si cette situation s’explique par des motifs économiques, je m’attends à ce que les autres entrepreneurs dans la région, Portobello Jobber, Steve Anderson et Dave à High Prairie, subissent aussi la même baisse de tarif de 15 %. Si ce n’est pas le cas, je dois considérer cette situation comme de la discrimination et des mesures disciplinaires découlant de mon état de santé mentionné plus haut. »

[63] M. Davis a déclaré que cette lettre l’avait déçu et blessé. Comme M. Fick a inclus dans sa correspondance M. Fuaco et M. Hashie, deux hauts dirigeants avec qui les agents n’avaient pratiquement jamais de contact, M. Davis a senti qu’il essayait de le discréditer personnellement.

[64] M. Davis a mentionné qu’il était sensible à la situation de M. Fick et qu’il estimait avoir pris des risques pour conserver l’itinéraire de M. Fick jusqu’à son retour. Même s’il a reconnu que M. Fick n’avait pas apprécié la réduction de son tarif quotidien, il a jugé que la réponse de M. Fick n’était pas raisonnable et que ses propos n’étaient pas justifiés.

[65] M. Davis a contesté la description qu’a faite M. Fick de son rôle à l’entrepôt de Loomis comme consistant à gérer [traduction] « [...] et à superviser tous les aspects liés aux installations de Loomis, dont le ramassage des ordures, la vidange de la fosse septique et toute réparation à effectuer, le déneigement, etc. sans rémunération [...] ». M. Davis a été particulièrement irrité par les propos relatifs au ressort brisé de la porte, car il a estimé qu’ils visaient à le discréditer aux yeux de ses supérieurs à Loomis.

[66] M. Davis a indiqué que la lettre de M. Fick lui avait fait perdre complètement confiance dans sa relation d’affaires avec celui-ci et WB Enterprises. Il a ajouté que la lettre l’avait grandement influencé dans sa décision, après avoir reçu l’appui de M. Fuaco, de mettre fin à la relation avec M. Fick. De plus, M. Davis a également tenu compte dans sa décision de facteurs tels que le manque de propreté dans l’entrepôt, les marchandises manquantes, les piles de débris et la découverte du fusil.

[67] Le 6 avril, M. Sarkar a téléphoné à M. Fick pour lui annoncer que sa relation d’affaires avec Loomis était terminée.

[68] M. Davis a déclaré que l’infarctus et l’âge de M. Fick n’avaient aucunement constitué des facteurs dans sa décision. Il a mentionné qu’il ne connaissait pas l’âge de M. Fick et que, si sa décision avait été prise en fonction de l’infarctus de M. Fick, il aurait mis fin à la relation d’affaires sur-le-champ.

[69] Pour établir l’existence de discrimination prima facie, M. Fick doit démontrer qu’il est plus probable qu’improbable que sa déficience ait constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable (Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, au par. 33). Ce simple lien doit être établi selon la prépondérance des probabilités.

[70] Conformément à l’arrêt Bombardier de la Cour suprême du Canada, si M. Fick peut prouver 1) qu’il possédait une caractéristique que la LCDP protège, 2) qu’il a subi un effet préjudiciable reconnu par la LCDP, et 3) que sa caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable, il se sera acquitté du fardeau de preuve qui lui incombait. Pour établir si M. Fick s’est acquitté de ce fardeau de preuve, le Tribunal examinera tout élément de preuve contraire que l’intimée choisit de présenter. L’intimée peut aussi présenter une défense justifiant la discrimination apparente.

[71] Les éléments de preuve produits par le plaignant ne me permettent pas de conclure que la cessation de la relation d’affaires avec Loomis était liée à l’infarctus de M. Fick. J’ai seulement entendu deux allégations non corroborées, niées par M. Davis, selon lesquelles M. Anderson et M. Wmesgen se verraient offrir l’itinéraire de Slave Lake si M. Fick n’était pas en mesure de le reprendre. Tous les autres éléments de preuve, confirmés par M. Anderson, Mme Brownlie et M. Wmesgen, ont corroboré la prétention de M. Davis selon laquelle il avait pris des dispositions pour que des chauffeurs prennent en charge temporairement l’itinéraire de M. Fick jusqu’à ce qu’il soit rétabli de son infarctus.

[72] La preuve fournie par l’intimée permet d’établir que la baisse du tarif versé aux agents s’inscrivait dans le cadre d’efforts déployés par Loomis à l’échelle de l’entreprise pour réduire les coûts et ne visait pas précisément M. Fick ou l’itinéraire de Slave Lake. L’imposition de tâches de nettoyage additionnelles a aussi été expliquée comme une mesure de réduction des coûts. Prises ensemble, ces mesures ont été expliquées comme des décisions d’affaires et non comme un plan de congédiement déguisé élaboré contre M. Fick, comme il l’a allégué.

[73] Il est souvent mentionné dans la jurisprudence en matière des droits de la personne qu’il est difficile de démontrer l’existence de discrimination au moyen d’une preuve directe. Étant donné que la discrimination flagrante est rare, la preuve est la plupart du temps circonstancielle. Dans la décision Basi c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada, TD 2/ 88 [Basi], le Tribunal a lui-même indiqué que les décideurs devaient tenir compte des éléments de preuve circonstancielle pour déterminer si la preuve permet de conclure à l’existence de « subtiles odeurs de discrimination ».

[74] En tenant compte de l’ensemble de la preuve présentée, y compris la preuve circonstancielle, je ne détecte pas de subtiles odeurs de discrimination dans les mesures que l’intimée a prises pour mettre fin à sa relation d’affaires avec M. Fick.

[75] Loomis a fourni une explication raisonnable étayée par une preuve crédible justifiant sa décision de mettre fin à la relation d’affaires avec M. Fick. Le plaignant n’a pas contesté la preuve de l’intimée et n’a pas présenté d’éléments de preuve pour la contredire.

Deuxième question en litige : La relation d’affaires entre M. Fick et l’intimée répond-elle à la définition du terme « emploi » prévue à l’article 25 de la Loi?

(i) Cadre juridique

[76] Toute l’analyse qui précède repose sur l’hypothèse selon laquelle M. Fick était un employé au sens de l’article 25 de la Loi.

[77] La Loi canadienne sur les droits de la personne interdit la discrimination dans certains contextes, notamment dans le cadre d’un emploi (article 7 de la Loi). L’article 25 de la Loi donne une définition du terme « emploi » :

Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

[…]

emploi Y est assimilé le contrat conclu avec un particulier pour la fourniture de services par celui-ci.

[78] Le point de départ pour déterminer si la relation entre le plaignant et l’intimée est une relation d’emploi est la définition prévue à l’article 25 de la Loi (Canada (Procureur général) c. Lapierre, 2004 CF 612, aux par. 27-28 [Lapierre]). Le libellé de la disposition est important. Par exemple, le contrat doit avoir été conclu avec un particulier (Hagos c. Canada (Procureur général), 2014 CF 231, au par. 58). L’article 25 prévoit également que le contrat doit viser la fourniture de services (plutôt que de biens) et que ceux-ci doivent être fournis par le particulier qui est partie au contrat.

[79] La question fondamentale à trancher pour conclure à l’existence ou à l’absence d’une relation d’emploi dans un contexte lié aux droits de la personne est celle de savoir s’il existe un « contrôle exercé par un employeur à l’égard des conditions de travail et de la rémunération, et [une] dépendance correspondante du travailleur » (McCormick c. Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L./s.r. l., 2014 CSC 39, au par. 23 [McCormick]). D’autres facteurs peuvent aider à établir s’il existe une relation d’emploi, notamment les suivants : 1) il existe une situation d’autorité, 2) une certaine rémunération est versée et 3) l’employeur allégué tire avantage du travail exécuté (Lapierre, au par. 41).

[80] La jurisprudence confirme que les lois sur les droits de la personne donnent une interprétation large du mot « emploi ». Des particuliers considérés être des entrepreneurs indépendants dans d’autres contextes juridiques ont été jugés être des employés visés par des lois sur les droits de la personne (McCormick, au par. 22).

[81] En fin de compte, l’examen permettant d’établir si un particulier est un employé au sens de la Loi est hautement factuel (Steel v. Rahn and another, 2008 BCHRT 220, au par. 22).

(ii) Dans la présente affaire, y a-t-il préclusion découlant d’une question déjà tranchée?

[82] L’intimée a formulé une objection préliminaire quant à la compétence du Tribunal dans la présente affaire, affirmant que la question de savoir si M. Fick était un employé avait déjà été tranchée par l’arbitre du travail Norrie en 2017. En avril 2016, M. Fick a déposé une plainte sous le régime du Code canadien du travail dans laquelle il alléguait avoir fait l’objet d’un congédiement injuste.

[83] L’intimée avait également formulé une objection préliminaire quant à la compétence de l’arbitre Norrie pour instruire la plainte au motif que M. Fick n’était pas un employé. L’intimée avait aussi fait valoir que, si l’arbitre concluait que M. Fick était un employé, celui-ci serait alors visé par les dispositions de la convention collective entre Loomis et ses employés. M. Fick devrait alors recourir en premier lieu à la procédure de règlement des griefs du syndicat pour introduire sa plainte.

[84] Mme Norrie a reçu les affidavits, les documents et les observations des parties sur la question de la compétence et a tenu une audience téléphonique avec les parties. Le 19 janvier 2018, elle a rendu une décision écrite dans laquelle elle a conclu que M. Fick n’était pas un employé sous le régime du Code canadien du travail. Elle a ainsi conclu qu’elle n’avait pas compétence pour instruire la plainte de congédiement injuste.

[85] M. Fick a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’arbitre Norrie. En 2019, le juge Ahmad de la Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire, a annulé la décision contestée au motif que l’arbitre Norrie n’avait pas évalué la preuve de manière raisonnable, et a ordonné le renvoi de l’affaire à un autre arbitre.

[86] L’intimée a interjeté appel de la décision du juge Ahmad devant la Cour d’appel fédérale. En 2021, une formation de trois juges de la Cour d’appel fédérale a conclu que l’arbitre Norrie avait évalué la preuve de manière raisonnable. Les juges ont accueilli l’appel de l’intimée et ont rétabli la décision de l’arbitre Norrie.

[87] Se fondant sur le principe du caractère définitif des décisions, Loomis soutient maintenant que la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique et que le Tribunal n’a pas compétence pour instruire la plainte pour atteinte aux droits de la personne de M. Fick.

[88] Le Tribunal a récemment appliqué le critère relatif à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans l’affaire Jamison Todd c. La Ville d’Ottawa, 2017 TCDP 23. La doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique si les trois conditions suivantes sont remplies :

i. la décision judiciaire invoquée comme créant la préclusion est définitive;

ii. la même question a été tranchée dans l’instance antérieure;

iii. les parties dans la décision judiciaire invoquée sont les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la préclusion est soulevée.

[89] Bien que la décision antérieure rendue par l’arbitre Norrie puisse avoir un caractère définitif étant donné qu’elle a été confirmée par la Cour d’appel, et que ce sont les mêmes parties qui sont engagées dans la présente affaire, je ne suis pas d’avis que la même question a déjà été tranchée. Le Code canadien du travail et la LCDP ne définissent pas la notion d’employé de la même façon, et leur régime législatif diffère.

[90] La Cour suprême a établi que les décideurs doivent donner à la LCDP une interprétation large, libérale et fondée sur l’objet visé, pour favoriser l’atteinte des objectifs stratégiques sous-tendant les lois sur les droits de la personne, qui sont quasi constitutionnelles, et rendre ces lois pratiques et accessibles sur le plan procédural (McCormick c. Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L./s.r. l., 2014 CSC 39). Par conséquent, je ne serai pas lié par la décision de l’arbitre Norrie qui a été rendue dans le cadre d’un régime législatif très différent, même si elle a porté sur des faits identiques. De plus, le Tribunal a entendu le témoignage direct des parties sur leur relation d’affaires, ce qui me permet de rendre ma propre décision quant à la question de savoir si M. Fick était un employé au sens de l’article 25. La décision de l’arbitre Norrie pourrait toutefois servir à corroborer les conclusions de fait du Tribunal qui éclairent son analyse de la question de savoir si M. Fick était un employé.

(iii) M. Fick était-il un employé au sens de la LCDP?

[91] À mon avis, non, M. Fick n’était pas un employé au sens de la LCDP.

[92] Le plaignant a appelé M. Lyle Stannard à témoigner. M. Stannard a travaillé pour Loomis de 1997 à 2006. Il était le directeur régional pour Slave Lake pendant la première période où M. Fick a travaillé pour le compte de Loomis. Son témoignage ne constituait pas une preuve directement pertinente dans la présente affaire, car il ne portait pas sur la deuxième période de travail de M. Fick pour le compte de Loomis, durant laquelle les événements visés par sa plainte ont eu lieu.

[93] L’article 25 de la LCDP donne une définition du terme « emploi » : « Y est assimilé le contrat conclu avec un particulier pour la fourniture de services par celui-ci. »

[94] La relation contractuelle entre les parties serait fondée, selon M. Fick, sur un contrat écrit conclu entre Loomis et lui lorsqu’il a accepté les exigences de l’intimée et qu’il est retourné travailler pour Loomis en 2006.

[95] Malheureusement, aucune copie du contrat n’a été présentée en preuve. M. Fick soutient que sa copie a été détruite en 2011 lors des feux de forêt qui ont ravagé la majeure partie de la ville de Slave Lake, dont sa maison. L’intimée a contesté l’existence d’un tel contrat. Il aurait été conclu par DHL avant que Loomis ne fasse l’acquisition de DHL. M. Davis a déclaré que, selon lui, il s’agissait d’une entente verbale, comme celles conclues avec ses autres agents.

[96] Même en l’absence d’un contrat écrit, les parties ont présenté suffisamment d’éléments de preuve pour permettre au Tribunal de décider si M. Fick était un employé au sens de l’article 25. Cette décision se fonde sur les interactions des parties entre 2006 et 2016 et sur les éléments de preuve à l’appui.

[97] M. Fick a déclaré qu’il avait accepté de retourner à Loomis en 2006 en échange d’un tarif fixe de 500 $ par jour, mais pas à titre de propriétaire-exploitant.

[98] En contre-interrogatoire, M. Fick a déclaré que, avant de travailler pour Loomis, il avait été chauffeur pour une entreprise de pièces d’auto et livreur de pizza. Il a indiqué que dans les deux cas il avait été un employé. Il a reconnu avoir eu des retenues à la source sur ses paies.

[99] Par conséquent, avant d’occuper ses nouvelles fonctions à Loomis en 2016, M. Fick avait été employé et propriétaire-exploitant. M. Fick a mentionné que, de 2006 à 2016, Loomis n’a jamais prélevé de retenues à la source, dont l’impôt sur le revenu, sur ses paiements. Il n’a jamais reçu de talon de paie. Il a admis que Loomis ne lui avait jamais fourni d’avantages sociaux tels que des prestations d’assurance-maladie complémentaire et d’assurance dentaire ou des indemnités de vacances. De plus, M. Fick n’a jamais demandé à Loomis pourquoi il n’en recevait pas.

[100] Je n’accorde aucun poids au fait que Loomis faisait affaire officiellement avec WB Enterprises, le nom commercial sous lequel M. Fick exerçait des activités. M. Fick et WB Enterprises étaient la même personne aux fins de la relation d’affaires, et ce, même si c’était Bonny Kruger qui avait enregistré WB et ouvert le compte bancaire de l’entreprise. WB relevait à tous égards de la responsabilité de M. Fick.

[101] À titre de propriétaire, M. Fick produisait ses propres déclarations fiscales avec celles de WB Enterprises. Dans ses déclarations, il déduisait de son revenu les dépenses d’entreprise engagées par WB, comme les paiements pour le camion de livraison, les réparations, les assurances, l’essence, les frais comptables et les frais de bureau à domicile. Normalement, les employés ne réclament pas de telles dépenses.

[102] Lorsqu’il a été contre-interrogé sur ces déductions d’entreprise dans ses déclarations de revenus, M. Fick a déclaré qu’il n’y connaissait rien, qu’il s’en remettait à son comptable et qu’il se contentait de signer les déclarations. Toutefois, il savait quels reçus il devait fournir à son comptable pour justifier la déduction des dépenses d’entreprise.

[103] Je ne juge pas M. Fick crédible lorsqu’il a dit tout ignorer de ses déclarations de revenus. Il savait qu’il ne déduisait pas de dépenses d’entreprise dans le cadre du travail qu’il avait effectué auparavant en tant qu’employé et en tant que propriétaire-exploitant. Il n’était pas raisonnable d’affirmer qu’il ignorait que son comptable déduisait les dépenses d’entreprise de WB dans ses déclarations de revenus des particuliers. Compte tenu de l’explication donnée par M. Fick, j’ai tiré une conclusion défavorable du fait qu’il n’a pas appelé son comptable à témoigner.

[104] M. Fick a déclaré que son unique source de revenus provenait de Loomis. Cependant, selon son témoignage et celui de M. Davis, M. Fick n’était pas tenu de fournir ses services exclusivement à Loomis. Il pouvait également effectuer des livraisons pour d’autres clients. M. Fick a affirmé qu’il était trop occupé pour prendre d’autres clients, mais a admis que Loomis n’exigeait pas l’exclusivité.

[105] À la lumière de la preuve, Loomis n’exigeait pas que seul M. Fick livre les marchandises. WB pouvait recourir à d’autres chauffeurs. La relation d’affaires n’obligeait pas M. Fick à fournir personnellement les services.

[106] La Commission canadienne des droits de la personne a invoqué la décision Canada (Procureur général) c. Lapierre, 2004 CF 612, dans laquelle la Cour fédérale a examiné et appliqué la définition du terme « emploi » prévue par la LCDP en vue d’établir si le Tribunal avait compétence pour instruire la plainte.

[107] Dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Lapierre, malgré l’existence d’un contrat stipulant clairement que la plaignante était une entrepreneuse indépendante, la Cour fédérale a indiqué que, aux fins de la LCDP, le contrat signé semblait bien correspondre à la définition du terme « emploi » prévue dans la LCDP, c’est-à-dire un contrat par lequel un particulier s’engage à fournir des services. Il était donc raisonnable pour le Tribunal de conclure qu’il avait compétence pour instruire la plainte de Mme Lapierre.

[108] Je conviens que, dans certaines circonstances, il est loisible au Tribunal de conclure qu’un contrat pour la prestation de services peut correspondre à la définition du terme « emploi » prévue par la LCDP. J’estime que les faits dans l’affaire Lapierre sont différents de ceux en l’espèce. Dans l’affaire Lapierre, non seulement la plaignante était une scientifique possédant des habiletés particulières qui menait des expériences pour l’Agence spatiale canadienne, mais elle était également le sujet des expériences. Dans la présente affaire, toute personne ayant un camion aurait pu fournir les services de livraison de marchandises pour Loomis. En effet, la personne qui conclut un contrat avec Loomis n’a pas besoin de fournir les services personnellement et peut embaucher d’autres chauffeurs pour les fournir.

[109] La Commission fait valoir que le Tribunal devrait juger que quiconque est légalement tenu d’assurer les services prévus par le contrat conclu avec Loomis doit être considéré comme fournissant personnellement les services. Elle soutient que, si des sous-traitants embauchés par WB ou M. Fick n’avaient pas livré les marchandises comme le prévoit le contrat de WB, Loomis ne les aurait pas poursuivis, mais aurait poursuivi WB. Je n’accepte pas cet argument voulant que les sous-traitants ne soient pas considérés comme des employés au sens de l’article 25, mais qu’un entrepreneur comme M. Fick le soit parce qu’il est légalement lié par le contrat.

[110] La Commission soutient que le Tribunal devrait seulement examiner les facteurs traditionnels prévus par le droit du travail s’il conclut que le contrat entre WB Enterprises et Loomis ne répond pas à la définition du terme « emploi » prévue à l’article 25 de la LCDP. C’est précisément la situation qui prévaut ici.

[111] Le degré de contrôle exercé par un employeur sur un travailleur est un facteur utilisé pour établir si ce travailleur est un employé.

[112] Selon les témoignages de M. Davis et de M. Fick, M. Fick n’avait pas à se présenter à l’entrepôt à une heure précise. Les chauffeurs livraient habituellement les marchandises de Loomis à 5 h 30, mais avaient une clé de l’entrepôt. M. Fick n’avait pas besoin de les rencontrer.

[113] La manière de livrer les marchandises était laissée à l’entière discrétion de M. Fick. Il était le seul à déterminer l’itinéraire et l’ordre des livraisons, sauf lorsqu’il y avait des colis urgents. Il pouvait prendre des pauses quand il le voulait, sans demander l’autorisation de Loomis. Les numériseurs de Loomis utilisés pour faire le suivi des colis ne surveillaient pas les allées et venues de M. Fick. Il pouvait quitter le travail dès qu’il avait terminé de ramasser et de livrer la marchandise.

[114] M. Fick n’était assujetti à aucun processus disciplinaire. Il n’était pas syndiqué et n’était pas assujetti à la convention collective. Il avait d’ailleurs très peu de contacts avec les directeurs de Loomis, sauf pour discuter des plaintes occasionnelles de clients.

[115] M. Fick n’avait pas besoin de l’approbation de Loomis pour embaucher les chauffeurs de relève qu’il voulait. M. Fick n’avait pas non plus besoin de l’approbation de Loomis pour prendre des vacances, dans la mesure où il avait des chauffeurs de relève pour le remplacer pendant son absence. M. Fick a indiqué qu’il n’avait pas été capable de trouver des chauffeurs de relève à Slave Lake et qu’il n’avait pas pris de vacances.

[116] Un autre facteur souvent invoqué pour déterminer le statut d’employé est le contrôle des outils. Dans la présente affaire, M. Fick n’avait pas besoin de l’approbation de Loomis pour choisir son camion; il suffisait que le camion convienne pour l’itinéraire. M. Fick a acheté le camion avec ses propres fonds. Il a payé les frais liés aux assurances, à l’essence et à l’entretien et a réclamé ces dépenses comme déductions d’entreprise dans ses déclarations de revenus.

[117] Il n’était pas tenu d’apposer un autocollant de Loomis sur son camion ni de porter un uniforme de Loomis durant ses livraisons.

[118] M. Fick a déposé des plaintes sous le régime du Code canadien du travail et de la LCDP dans lesquelles il s’est lui-même décrit comme un entrepreneur dépendant. Or, avant le dépôt de ces plaintes, il semblait se décrire constamment comme un entrepreneur. Par exemple, dans le courriel qu’il a envoyé le 28 mars 2016 à MM. Davis, Sarkar, Fuaco et Hashie, il a écrit : [traduction] « [...] vous m’avez informé qu’une condition de la reprise de mes fonctions de livraison et de ramassage à Slave Lake en tant qu’entrepreneur [...] ». Si M. Fick s’était considéré comme un entrepreneur dépendant, je me serais attendu à ce qu’il se qualifie lui-même de propriétaire-exploitant.

[119] Le Tribunal est d’avis que, pendant dix ans, les deux parties ont considéré leur relation d’affaires comme une relation entre une entreprise et un entrepreneur indépendant ou un agent prestataire de services. Les deux parties ont bénéficié de cet arrangement. M. Fick a délibérément et expressément établi une relation avec Loomis à titre d’entrepreneur afin de tirer parti des avantages tels que la rémunération plus élevée, le degré de contrôle moindre et la possibilité de déduire des dépenses d’entreprise dans ses déclarations de revenus.

[120] M. Fick a seulement commencé à se qualifier d’employé lorsqu’il a pris conscience que ses plaintes déposées sous le régime du Code canadien du travail et de la LCDP ne donnaient ouverture à aucune réparation s’il n’était pas un employé.

[121] À la lumière de la preuve et du droit applicable, je conclus que M. Fick n’était pas un employé au sens de l’article 25 de la LCDP.

VI. Ordonnance

[122] La plainte n’est pas jugée fondée et le plaignant n’a pas droit à des mesures de réparation.

Signée par

Alex G. Pannu

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 21 janvier 2022

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T2478/3520

Intitulé de la cause : Warren Fick c. Loomis Express

Date de la décision du Tribunal : Le 21 janvier 2022

Date et lieu de l’audience : Du 19 au 23 juillet et le 27 août 2021

par vidéoconférence Zoom

Comparutions :

Warren Fick , pour lui-même

Bonnie Kruger , pour le plaignant

Sarah-Chênevert-Beaudoin , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Patrick-James Blaine et Mariam Guirguis, pour l'intimée

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