Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2021 TCDP 36

Date : le 18 octobre 2021

Numéro du dossier : T2440/9919

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Stephen Marshall

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Première Nation de Membertou

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Kathryn A. Raymond, Q.C.


Table des matières

I. Introduction 1

II. Aperçu et résultat 1

III. Les faits 4

A. La plainte 4

B. L’instance devant le Tribunal 5

(i) La nécessité de déterminer ce qui a mal tourné dans la procédure 5

(ii) Gestion de l’instance 7

(iii) Le premier jour de l’audience 9

(iv) Second jour d’audience et décision de ne pas témoigner 14

(v) Troisième jour d’audience et explication de Monsieur Marshall 15

IV. Formulation des questions en litige 17

A. Ordre des décisions 17

B. Nécessité de définir les questions en litige 18

C. Nécessité d’une prise de décision active 20

D. Observations initiales des parties concernant la requête en réouverture 25

E. Analyse : Formulation des questions en litige dans la requête en réouverture 28

F. Observations initiales des parties au sujet de la requête en non‑lieu 32

G. Analyse : Formulation des questions en litige dans la requête en non‑lieu 32

H. Considérations relatives à la procédure dans la requête en non‑lieu 34

(i) Dimension contextuelle des requêtes en non‑lieu 34

(ii) Établissement d’une preuve prima facie de discrimination 34

(iii) Choix 35

(iv) Considérations pratiques et stratégiques 36

(v) Requêtes en non-lieu devant le Tribunal 37

(vi) Approche à l’égard de la question de l’absence de choix aux fins de l’examen de la requête 44

I. Résumé des questions à trancher 44

V. Requête en réouverture de la preuve 45

A. Analyse et décision sur la requête 45

B. Conditions à la réouverture de la preuve et remarques 51

VI. Requête en non‑lieu 54

A. Preuve concernant l’alcoolisme 54

B. Observations 57

C. Analyse et décision sur la requête 58

D. Décision concernant le choix de Membertou 63

VII. Résumé du résultat et ordonnances accordées 64

 


I. Introduction

[1] L’intimée, la Première Nation de Membertou (« Membertou »), a demandé en pleine audience une ordonnance rejetant, au motif d’une absence de preuve, la plainte pour atteinte aux droits de la personne déposée contre elle. Le plaignant, M. Marshall, sollicite quant à lui une ordonnance visant à corriger une erreur de procédure importante afin d’[traduction] « éviter » que sa plainte ne soit rejetée avant d’être pleinement instruite.

[2] M. Marshall est un plaideur mal représenté, ou « sous-représenté ». Membertou affirme qu’en principe, on doit s’attendre à ce que M. Marshall soit tenu de respecter ses propres décisions afin d’assurer le caractère certain et définitif de la présente procédure.

[3] Le rôle du Tribunal n’est pas de conseiller les parties sur la façon de présenter leur position ni de « corriger » toute erreur commise par un plaideur non représenté par un avocat ou sous‑représenté. Mais en même temps, les erreurs commises par M. Marshall en se fondant sur les conseils de sa représentante risquent de le priver de la possibilité de faire trancher sa plainte sur le fond. Devrait-il être lié par son recours à sa représentante et subir un tel préjudice?

[4] Le caractère définitif des décisions et l’équité, deux principes qui s’appliquent aux actions en justice, sont en conflit en l’espèce et soulèvent des questions fondamentales liées à la procédure à suivre devant notre Tribunal.

II. Aperçu et résultat

[5] En prévision de l’audience relative à la plainte, M. Marshall avait déposé un exposé des précisions auprès du Tribunal. À l’audience, des éléments de preuve ont été présentés au nom de M. Marshall par sa représentante. Après avoir appelé à la barre certains des témoins mentionnés, la représentante de M. Marshall a annoncé que celui-ci ne témoignerait pas. Précisons qu’il est de pratique courante que les plaignants témoignent à l’appui de leur propre plainte. Après avoir entendu un témoin supplémentaire, la représentante a clos la preuve de M. Marshall. M. Marshall n’a pas présenté les autres éléments de preuve dont il avait fait état dans son exposé des précisions.

[6] À l’époque, le Tribunal croyait que la représentante de M. Marshall était une membre du Barreau autorisée à pratiquer le droit, et qu’elle avait de l’expérience dans le domaine des litiges. Or le troisième jour de l’audience, le Tribunal a été informé que, bien qu’elle soit titulaire d’un diplôme en droit et qu’elle ait fait un stage, au cours des plus de vingt années qui s’étaient écoulées depuis, elle n’avait pas plaidé, et n’était pas non plus avocate en exercice.

[7] Membertou a immédiatement présenté une requête en non‑lieu. Ce type de requête est quelque peu inhabituelle dans le cadre de procédures en matière de droit administratif, et le Tribunal en est rarement saisi. Cela s’explique en partie par le fait que les plaintes font l’objet d’un examen préalable visant à s’assurer qu’il y ait suffisamment d’éléments de preuve pour justifier à tout le moins la tenue d’une enquête. La plainte de M. Marshall a ainsi fait l’objet d’un examen préalable, puis d’une enquête et d’un renvoi pour instruction devant le Tribunal par la Commission canadienne des droits de la personne. Si cette requête en non-lieu est accueillie, il n’y aura pas d’instruction complète de la plainte en raison de la décision du plaignant de ne pas témoigner et de clore sa preuve.

[8] Selon la requête en non‑lieu, M. Marshall n’aurait pas fourni les éléments de preuve nécessaires pour que sa plainte satisfasse aux exigences de validité prévues dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la « Loi »). Membertou est d’avis que, même si le Tribunal accepte d’emblée toute la preuve que M. Marshall a présentée à l’audience par l’entremise d’autres témoins, cette preuve n’atteint pas le seuil minimal requis pour qu’une plainte soit potentiellement valide. Membertou soutient qu’elle ne devrait pas être tenue de présenter de preuve pour se défendre contre une plainte qui n’a aucune chance de succès. Dans sa requête, elle demande une ordonnance rejetant la plainte sans qu’il soit nécessaire de mener à terme l’audience.

[9] Il est utile de préciser, aux fins des présents motifs, que les éléments de preuve particuliers qui seraient prétendument manquants sont la seule raison invoquée à l’appui de la requête en non‑lieu de Membertou. En ce qui concerne ce point, les plaignants sont tenus de prouver qu’ils possèdent une caractéristique qui tombe sous la protection de la Loi, autrement dit une « caractéristique protégée ». La plainte de M. Marshall est fondée sur la caractéristique protégée qu’est la déficience. Membertou soutient qu’il n’y a pas de preuve que M. Marshall est atteint d’une déficience, parce qu’il n’a pas témoigné en avoir une. Membertou affirme en outre qu’au regard de la preuve présentée à l’audience, le Tribunal ne peut tirer de conclusion de fait selon laquelle M. Marshall a une déficience. En résumé, Membertou affirme que, puisque rien ne prouve que M. Marshall possède une caractéristique protégée par la Loi, en l’occurrence une déficience, la plainte doit être rejetée sans qu’il soit nécessaire pour Membertou de présenter des éléments de preuve en défense.

[10] La représentante de M. Marshall a commis une grave erreur en lui déconseillant de témoigner et en déclarant close sa preuve, car elle avait, semble-t-il, décidé de ne pas présenter le reste des éléments de preuve de M. Marshall. Elle a commis d’autres erreurs de procédure graves dont ni elle ni M. Marshall ne semblent avoir pris la mesure à l’audience. Avec le recul, la représentante a vraisemblablement aussi commis d’autres erreurs. Ces erreurs n’ont pas été constatées immédiatement par le Tribunal, qui en était à son premier examen de la preuve lors de l’audience. Le Tribunal n’est pas au fait des décisions stratégiques et procédurales prises par les parties en ce qui concerne la meilleure façon de présenter leurs arguments, ni de l’absence de stratégie ou de préparation adéquate à cet égard. Ce dernier aspect tend à ressortir avec le passage du temps. Au vu des motifs limités invoqués à l’appui de sa requête, il semble que Membertou ne se soit pas non plus aperçue immédiatement de certaines des autres erreurs en question. Comme il sera expliqué plus loin, ces erreurs fournissent des renseignements factuels et une mise en contexte importante pour les besoins des présents motifs. Par conséquent, il est nécessaire de les mettre en évidence.

[11] M. Marshall a fourni une explication concernant les raisons pour lesquelles il a décidé de ne pas témoigner à son audience et de clore sa preuve, explication sur laquelle nous reviendrons également plus loin. Dans sa requête, il demande l’autorisation de rouvrir sa preuve afin de pouvoir fournir des éléments de preuve supplémentaires.

[12] M. Marshall affirme en outre que le Tribunal dispose déjà de suffisamment d’éléments de preuve pour conclure qu’il possède la caractéristique protégée de la déficience. Il demande que l’instruction de sa plainte se poursuive et, pour reprendre ses mots, qu’elle [traduction] « s’appuie sur la vérité ».

[13] Membertou s’oppose à ce que M. Marshall rouvre sa preuve. Elle soutient que M. Marshall a, en connaissance de cause, décidé de déclarer sa preuve close et que cette décision était d’ordre stratégique. Membertou affirme que M. Marshall se trouve non dans une situation d’erreur, mais dans une situation de regret, et que sa requête en réouverture de sa preuve est motivée par des [traduction] « remords de l’acheteur ».

[14] Pour les motifs qui suivent, j’ai décidé, au nom d’une bonne administration de la justice par le Tribunal, et compte tenu des circonstances exceptionnelles de l’espèce, de faire droit à la requête de M. Marshall visant à rouvrir sa preuve, et de rejeter la requête en non‑lieu de Membertou, mais de permettre à celle-ci de fournir des éléments de preuve à l’appui de sa défense contre la plainte. Autrement dit, les deux parties sont autorisées à présenter d’autres éléments de preuve. Cette décision est nécessaire pour éviter un déni de justice.

III. Les faits

A. La plainte

[15] M. Marshall est membre de la Première Nation Membertou. Il se trouve donc à avoir déposé une plainte contre sa Première Nation. Il est malheureux que l’affaire n’ait pas pu être réglée et qu’elle ait donné lieu à une audience contradictoire entre les parties.

[16] M. Marshall est un joueur de hockey passionné et talentueux. Entre août 2016 et mai 2017, il a travaillé comme conducteur de surfaceuse à glace et préposé à l’entretien au Membertou Sport & Wellness Centre, en Nouvelle-Écosse. M. Marshall prétend que Membertou, y compris son chef et son conseil de bande, savait avant de l’embaucher qu’il avait une dépendance envers l’alcool. En effet, selon ses dires, il avait travaillé de façon saisonnière pour le service des Travaux publics de Membertou de 2006 à 2012 et, pendant cette période, Membertou avait fait en sorte de lui offrir un traitement contre l’alcoolisme. Apparemment, M. Marshall avait fini par cesser de travailler pour Membertou pour cause d’absentéisme. Il avait ensuite été réembauché en 2016, mais avait été congédié en 2017.

[17] M. Marshall a déposé une plainte dans laquelle il allègue avoir été victime de discrimination de la part de Membertou dans le cadre de son emploi de conducteur de surfaceuse à glace, car, selon ses dires : 1) il a été défavorisé en cours d’emploi, 2) il a été licencié sur la base d’une croyance selon laquelle il avait une dépendance à l’alcool et buvait au travail.

[18] M. Marshall se plaint du fait qu’il a interjeté appel de la décision auprès du chef et du conseil de bande de Membertou, mais qu’ils ne l’ont pas écouté et ont maintenu la décision de le congédier. Il affirme que les conseillers s’étaient alors déjà fait une idée, et que l’un d’eux lui avait dit : [traduction] « Est-ce que ça ne vous est pas déjà arrivé? ».

B. L’instance devant le Tribunal

(i) La nécessité de déterminer ce qui a mal tourné dans la procédure

[19] L’ampleur et la nature des erreurs qui ont été commises au cours de la procédure de plainte justifient amplement que M. Marshall ait obtenu gain de cause dans sa requête. Normalement, le Tribunal ne se s’attarderait pas sur les erreurs réelles ou potentielles du représentant d’une partie, mais tiendrait seulement compte de la position défendue par celle-ci. Le Tribunal préférerait ne pas avoir à critiquer le rôle joué par un représentant. Toutefois, en l’espèce, une explication des erreurs majeures de la représentante est à la fois inévitable et nécessaire pour comprendre le raisonnement du Tribunal, de même que sa conclusion selon laquelle M. Marshall n’est pas lié par sa décision initiale de ne pas témoigner et de clore sa preuve.

[20] Les parties sont habituellement liées par les actes de leurs représentants et par les positions qu’ils adoptent. En l’espèce, le Tribunal devait décider laquelle des considérations était la plus importante entre veiller à ce que les deux parties aient la possibilité pleine et entière de se faire entendre, comme l’exige l’alinéa 1(1)a) des Règles de procédure sous le régime de la LCDP (03-05-04) (les « Règles »), ou encore respecter le principe du caractère définitif des décisions, qui repose notamment sur l’idée qu’une partie a une seule chance de faire valoir ses arguments et sur la règle voulant qu’une partie soit liée par la position de son représentant ou, si elle agit pour son propre compte, par les thèses qu’elle avance. Le Tribunal a également tenu compte de l’importance du respect des règles de preuve et de procédure applicables. De plus, le Tribunal devait mettre en équilibre l’alinéa 1(1)a) des Règles avec l’alinéa 1(1)c), qui exige que le processus d’audience soit le moins formaliste et le plus rapide possible. Comme nous le verrons, le Tribunal a choisi de veiller à ce que les parties « aient la possibilité pleine et entière de se faire entendre ». Il a ainsi cherché à assurer l’intégrité de la présente instance, et ce choix reflète, dans une certaine mesure, le principe selon lequel les procédures du Tribunal doivent être plus informelles que celles appliquées par les cours de justice, comme le prévoit aussi l’alinéa 1(1)c).

[21] La disparité entre les représentants des parties est aussi un élément contextuel pertinent. Le représentant de Membertou a soulevé, au cours de l’audience, plusieurs objections de forme auxquelles M. Marshall n’a alors pas été en mesure de répondre efficacement. Certains pourraient même avoir l’impression que Membertou adopte une position formaliste en réaction au désir de M. Marshall de poursuivre la présentation de la preuve liée à sa plainte.

[22] Le Tribunal ne peut garantir tout à fait l’équilibre des forces pour ce qui est de la capacité des parties de faire valoir leurs arguments à l’audience. Toutefois, il peut aplanir une disparité importante en veillant à ce que la procédure soit équitable pour tous. La présente décision représente l’effort du Tribunal pour trouver une solution équitable pour les deux parties sur le plan procédural.

[23] En guise de dernier commentaire contextuel, je précise qu’il peut falloir un certain temps à une cour de justice ou à un tribunal pour reconnaître que les erreurs commises par une partie sont de nature endémique et non « ponctuelle ». Les décideurs sont formés pour présumer que les décisions prises par les avocats au nom de leurs clients sont des décisions délibérées et éventuellement stratégiques; qu’un représentant est celui qui, d’emblée, est censé connaître le mieux son dossier; et que l’intervention du Tribunal peut avoir des effets indésirables et parfois préjudiciables. Cette crainte d’une intervention excessive a été soulevée d’entrée de jeu dans la présente affaire.

[24] Les parties à une audience sont tenues de déposer un exposé des précisions accompagné d’une liste de documents potentiellement pertinents et d’une liste de témoins proposés, de manière à faire connaître la preuve qu’elles comptent présenter à l’audience. Il est utile de souligner, ici, que l’exposé des précisions de M. Marshall semblait soigneusement préparé et témoignait d’une compréhension de ce qui, selon son point de vue, constituait des faits et des arguments pertinents. L’exposé des précisions mentionnait apparemment les éléments de preuve nécessaires pour donner lieu à une conclusion de discrimination, y compris le fait que M. Marshall avait une dépendance envers l’alcool. Huit témoins ont été inscrits sous le nom de M. Marshall. Tous étaient censés pouvoir témoigner du fait que M. Marshall ne buvait pas au travail aux moments pertinents, ou encore du fait qu’il avait une dépendance envers l’alcool ou que Membertou avait connaissance d’antécédents d’une telle dépendance chez M. Marshall. Bien que tous les documents potentiellement pertinents détenus par des tiers n’aient pas été recueillis et divulgués, Membertou n’a soulevé aucun problème en ce qui a trait à la non-divulgation de ces autres documents potentiellement pertinents, dont ceux censés confirmer la dépendance à l’alcool de M. Marshall. Cela étant, le Tribunal a supposé que la représentante de M. Marshall était raisonnablement au fait des questions en litige dans la présente plainte pour discrimination.

[25] La présente décision a pour point de départ les erreurs qui ont été commises. La première d’entre elles est le fait que la représentante de M. Marshall n’a pas su reconnaître le moment où l’audience a commencé.

(ii) Gestion de l’instance

[26] Le Tribunal a organisé une conférence téléphonique préparatoire avec les représentants des parties afin de planifier l’audience. Je souligne ici que l’avocat de Membertou est un avocat plaidant chevronné et réputé qui a reçu la distinction de conseiller de la reine et qui compte plus de 25 ans d’expérience en matière de litiges.

[27] Après avoir discuté des disponibilités de chacun et du temps requis pour présenter leurs preuves respectives, les parties se sont entendues sur quatre dates d’audience. Des dates ont aussi été fixées pour le dépôt d’un recueil de pièces conjoint en format électronique auprès du Tribunal et pour l’échange des listes définitives de témoins. Chacune de ces étapes devait avoir lieu quelques semaines avant le début de l’audience. Le Tribunal a fait savoir qu’une autre conférence de gestion préparatoire serait probablement tenue à l’approche des dates d’audience pour mieux planifier le déroulement de celle-ci. La question de savoir si l’audience aurait lieu en personne ou virtuellement, par vidéoconférence, n’avait pas encore été tranchée à ce moment-là.

[28] Le Tribunal a transmis aux parties un résumé écrit des décisions prises lors de la séance de gestion préparatoire. Ce résumé fait état des dates d’audience convenues.

[29] Le Tribunal a par la suite envoyé aux parties un avis d’audience distinct.

[30] Les parties ont reçu du Tribunal d’autres lettres qui faisaient mention soit des dates d’audience, soit de questions concernant lesquelles elles devaient prendre des mesures peu avant le début de l’audience, selon ce qui avait été convenu ou discuté à la conférence de gestion préparatoire.

[31] Entre-temps, il avait été déterminé que l’audience se tiendrait virtuellement. Les lettres portaient sur des sujets comme la manière de permettre la présence des témoins à l’audience virtuelle et l’utilisation de la technologie Zoom pour l’audience. Les parties n’ont pas fourni le recueil de pièces conjoint au Tribunal à la date requise. Des courriels ont été envoyés au nom du Tribunal à titre de suivi. D’autres courriels visaient à consulter les parties au sujet de la planification d’une audience d’essai vidéo préalable à l’audience qui se tiendrait sur la plateforme Zoom afin d’aider les parties à se préparer.

[32] Cette vidéoconférence Zoom a eu lieu environ une semaine avant le début de l’audience. Il s’agissait d’une séance d’essai.

[33] L’autre objectif de la conférence préparatoire était de discuter de questions liées à procédure à suivre à l’audience. Il s’agissait notamment d’expliquer aux parties l’obligation de prouver leur thèse au moyen d’éléments de preuve présentés à l’audience et de le faire selon la prépondérance des probabilités, entre autres notions générales essentielles. Des conseils pratiques d’ordre général ont aussi été donnés au sujet de la convocation des témoins, par exemple. Les explications procédurales du Tribunal ont semblé avoir été comprises par tous les participants.

[34] Avant le début de l’audience, l’avocat de Membertou a fourni, sous forme de fiche de comparution, la liste des témoins qu’il comptait appeler à témoigner. Au début de l’audience, l’avocat a dit qu’il avait reçu la veille la [traduction] « liste de témoins » du plaignant.

[35] Au vu de ces événements, il est difficile de comprendre comment il a pu y avoir eu quelque ambiguïté au sujet de la date réelle du début de l’audience, ou comment on a pu mal comprendre que l’audience était sur le point de commencer.

(iii) Le premier jour de l’audience

[36] M. Marshall et sa représentante n’ont pas comparu à l’audience. Le Greffe du Tribunal a communiqué avec la représentante pour lui demander où elle et son client se trouvaient. La représentante et M. Marshall se sont ensuite joints à l’audience par vidéoconférence. L’explication de celle-ci concernant leur absence était difficile à suivre. Ce qui préoccupe le plus le Tribunal, c’est que la représentante de M. Marshall ne semblait pas comprendre que des dates avaient été fixées pour le début de l’audience. Elle n’était aucunement préparée à cette fin. Elle a donné l’explication suivante : [traduction] « […] je sais que nous avons établi toutes ces dates ensemble, mais je ne savais pas à laquelle on commencerait, alors je n’étais pas prête à le faire aujourd’hui. » Dans les faits, elle ne s’était pas encore préparée pour l’audience.

[37] La représentante de M. Marshall a indiqué avoir participé ce matin-là à une conférence téléphonique liée à son travail. Elle était donc en train de travailler et, à mon avis, elle devait avoir accès à son calendrier. La représentante a en outre expliqué qu’elle n’avait pas [traduction] « vu les dates d’audience ». Elle a dit : [traduction] « [je] savais qu’ils proposaient de nombreuses dates, mais j’ignorais qu’ils avaient dit que nous commencerions à cette date-ci. » Elle a ajouté que, [traduction] « pour une raison ou une autre, [elle] n’avai[t] jamais vu ça ».

[38] La représentante de M. Marshall n’a pas semblé se souvenir que les dates d’audience avaient été fixées directement entre les parties et le Tribunal, au moment de sa participation à la première conférence préparatoire. Plus récemment, le Greffe avait demandé de fixer des dates en guise de suivi relatif à d’autres dispositions préalables à l’audience. Lors de la première séance préparatoire, nous avions discuté de la possibilité qu’une deuxième conférence de gestion préparatoire soit tenue sur la plateforme Zoom juste avant l’audience. Aux yeux du Tribunal, il a semblé incongru que la représentante de M. Marshall ait pu avoir assisté à la séance d’essai sur Zoom, mais n’ait pas compris que l’audience était censée commencer et n’ait pas vérifié la date à défaut de s’en souvenir. Le début de l’audience avait été planifié avec son concours, et il était manifestement imminent.

[39] Le Tribunal a fait remarquer que les dates d’audience avaient été fixées avec les parties, qu’un résumé de la conférence de gestion préparatoire, ainsi qu’un avis d’audience, avait été envoyé à celles-ci, et qu’il y avait récemment eu une grande quantité de lettres envoyées en vue d’une préparation pour le début de l’audience. Le Tribunal a souligné qu’il s’agissait peut-être de la première audience de la représentante devant lui, mais que celle‑ci était censée lire les communications reçues du Tribunal et se souvenir des dispositions prises.

[40] Il est par ailleurs devenu évident que la représentante de M. Marshall n’avait fourni à Membertou et au Tribunal aucune copie électronique des pièces qu’elle prévoyait présenter. Lorsque, ce jour-là, le Tribunal lui a demandé de transmettre les documents de M. Marshall au représentant de Membertou, la représentante a accepté de le faire. En toute équité, précisons que l’avocat de Membertou n’avait pas communiqué avec la représentante de M. Marshall afin de prendre des dispositions pour le dépôt du recueil de pièces conjoint préalablement à l’audience, comme il avait convenu de le faire à la première conférence de gestion préparatoire. L’avocat de Membertou avait également tardé à déposer les pièces qu’il projetait de présenter.

[41] Comme il a déjà été mentionné, l’avocat de Membertou a indiqué avoir reçu uniquement la veille la [traduction] « liste des témoins » de la représentante de M. Marshall. D’après un examen ultérieur du dossier, il semble qu’il était en fait question de la fiche de comparution que les deux parties sont tenues de déposer juste avant le début de l’audience. L’avocat de Membertou avait déposé sa fiche la veille du jour où la représentante de M. Marshall avait déposé la sienne. En parlant de la « liste des témoins » de M. Marshall, l’avocat de Membertou a déclaré à l’audience qu’un certain nombre de ces témoins, sinon tous, seraient, et je cite, [traduction] « sous l’autorité de l’employeur ». Il a ajouté qu’aucun n’avait été assigné à comparaître, et qu’il présumait que M. Marshall ne les convoquait pas en tant que témoins. Se disant préoccupé, l’avocat a indiqué qu’il ignorait comment résoudre le problème et qu’il était peu probable que les témoins soient disponibles, puisque la représentante de M. Marshall [traduction] « n’avait rien fait pour assurer leur présence ».

[42] La représentante de M. Marshall a répondu qu’elle avait deux témoins qui comparaîtraient certainement. Elle a dit que, pour une raison quelconque, elle pensait que tout cela devait se faire plus tard. Au lieu de préciser si elle avait communiqué avec les témoins qu’elle avait l’intention de convoquer, elle a plutôt parlé d’ajouter un témoin, Richard Stevens, à la « liste des témoins » qu’elle venait de fournir, parce qu’il ne figurait pas sur la « liste » (c.‑à‑d. la fiche de comparution) de Membertou. M. Stevens est directeur des ressources humaines auprès de Membertou. La représentante de M. Marshall a déclaré que M. Stevens était [traduction] « le seul absent de la liste » de Membertou qu’elle aimerait faire témoigner.

[43] La représentante a également parlé des raisons pour lesquelles elle voulait voir témoigner le chef de Membertou, Terry Paul, qui était aussi absent de la « liste » de Membertou, mais figurait sur celle de M. Marshall. Entre autres raisons invoquées, il était chef de Membertou depuis 30 ans, il occupait ce poste lorsque M. Marshall avait reçu de l’aide de la bande auparavant, il connaissait prétendument l’histoire parce qu’il [traduction] « a[vait] vu ce qui s’[était] passé au fil des ans », et il aurait participé à l’enquête. La représentante de M. Marshall a indiqué que le chef Paul [traduction] « conna[issait] [s]on client et sa situation ». Elle a déclaré qu’elle [traduction] « [voulait] vraiment que le chef Paul soit présent à l’audience ». (Il convient de noter que, par la suite, elle n’a pas appelé le chef Paul à témoigner à l’audience.) La représentante de M. Marshall a aussi déclaré que c’était une bonne chose que Troy Paul, le directeur des ressources humaines, soit sur la liste de Membertou. Il figurait également sur sa liste.

[44] Étant donné la remarque de la représentante de M. Marshall au sujet de l’ajout d’un témoin à sa liste parce qu’il ne figurait pas sur la « liste de témoins » de Membertou, il apparaît possible, avec le recul, que la représentante ait eu l’impression que, comme Membertou convoquerait les témoins sur sa liste, elle n’aurait pas à les convoquer elle‑même. Mais il est difficile de le savoir avec certitude, en raison des changements dans les personnes qui ont fini par témoigner et celles qui ne l’ont pas fait. Je le mentionne simplement pour dire que la représentante de M. Marshall n’a peut-être pas assimilé la réalité procédurale selon laquelle elle était tenue de convoquer des témoins pour prouver le bien-fondé de la cause de M. Marshall, même si on avait traité de cette question lors de la conférence de gestion préparatoire.

[45] La représentante de M. Marshall a dit qu’elle avait parlé en termes généraux à quelques témoins pour s’enquérir de leur volonté de témoigner, mais n’avait pas communiqué avec eux pour les informer que l’audience aurait lieu. Elle n’en a rien fait, même si au cours de la conférence de gestion préparatoire, on avait discuté de la nécessité pour les témoins d’avoir un préavis raisonnable de la date de leur comparution. La représentante a ensuite affirmé qu’elle serait prête pour l’audience le lendemain. Ce qui a préoccupé le Tribunal.

[46] L’avocat de Membertou a fait savoir que Membertou exigeait que les employés appelés à témoigner pendant les heures de travail reçoivent des assignations à cet effet.

[47] L’avocat a déclaré qu’à son avis, ces témoins seraient peu nombreux à pouvoir fournir des éléments de preuve susceptibles d’aider le Tribunal à statuer. Il a expliqué que le chef Paul n’avait pas participé à l’enquête ayant mené au congédiement de M. Marshall ni à aucun des événements ayant précédé son congédiement, et que cette considération n’était pertinente qu’en ce qui concernait l’appel de M. Marshall devant le chef et le conseil de bande. L’avocat a dit qu’il ne croyait pas qu’un autre témoin, Blair Paul, avait eu un rôle à jouer dans le congédiement de M. Marshall, mais qu’il aurait à parler à M. Paul maintenant qu’il savait que celui-ci serait témoin. L’avocat a signalé qu’il n’avait pas parlé à tous les témoins sur la liste fournie par la représentante de M. Marshall, et qu’il ne pourrait être prêt pour le lendemain.

[48] La représentante de M. Marshall avait, en fait, joint une liste de témoins potentiels à l’exposé des précisions qu’elle avait déposé des mois auparavant. L’exposé des précisions déposé par Membertou, quant à lui, ne contenait pas de liste de témoins envisagés. Un examen du dossier semble révéler que, lorsque les parties faisaient référence aux [traduction] « listes de témoins », elles parlaient en fait de la fiche de comparution que chacune d’elles avait déposée juste avant que le Tribunal ne commence à instruire l’affaire. Précisons que c’est M. Marshall qui n’a pas eu de préavis suffisant des témoins que Membertou entendait convoquer à l’audience, parce que celle-ci n’a pas fourni cette information.

[49] Toutefois, au cours de la conférence de gestion préparatoire, la représentante de M. Marshall n’a pas soulevé auprès du Tribunal cette question pertinente sur le plan de l’équité procédurale.

[50] L’audience a été ajournée à une autre des dates d’audience déjà fixées afin de donner aux représentants des deux parties plus de temps pour se préparer.

[51] Avant d’ajourner, le Tribunal a de nouveau passé en revue les questions de procédure générale avec les parties. On a encore une fois discuté des Règles du Tribunal, du déroulement de la procédure, du fardeau de la preuve pour un plaignant, de la norme de preuve, des étapes d’une audience, de la nécessité d’une preuve de la discrimination et de la question de la réparation, ainsi que de la façon générale de se préparer pour une audience. La discussion a notamment porté sur des questions comme les contre‑interrogatoires et l’utilité de prendre des notes pendant l’audience. Entre autres, il a été expliqué qu’un plaignant ne peut présenter une partie de sa preuve, attendre de voir les arguments de l’intimé, puis fournir d’autres éléments de preuve, un procédé connu sous le nom de [traduction] « fractionnement de la preuve ». Des renseignements généraux ont été fournis sur ce qui constitue une contre-preuve appropriée. Il a également été réaffirmé que le Tribunal rend ses décisions uniquement en se fondant sur la preuve qui lui a été présentée à l’audience et qu’il n’a pas accès au dossier de la Commission.

[52] Au cours de la discussion sur les questions de procédure, l’avocat de Membertou a exprimé sa frustration à l’égard de M. Marshall et de sa représentante, en comparant la situation à une tentative d’[traduction] « épingler du Jell-O au mur », et en ajoutant : [traduction] « un jour il a un problème d’alcoolisme et le lendemain il n’en a pas ». Il a déclaré que Membertou avait été aux prises avec ce genre de chaos depuis le début.

[53] À un certain moment au cours des discussions, l’avocat de Membertou a demandé à la représentante de M. Marshall à quel moment elle avait obtenu son diplôme en droit. Elle a répondu l’avoir obtenu plus de 20 ans auparavant.

(iv) Second jour d’audience et décision de ne pas témoigner

[54] Lorsque l’audience a repris, la représentante de M. Marshall a fait une déclaration préliminaire. Elle a convoqué cinq témoins et les a interrogés. L’avocat de Membertou a contre-interrogé ces témoins.

[55] La représentante de M. Marshall a, de façon inattendue, avisé le Tribunal qu’elle appelait son dernier témoin et que M. Marshall ne témoignerait pas. Le Tribunal et les représentants des parties ont ensuite discuté de la décision de M. Marshall de ne pas témoigner. Le Tribunal a donné à celui-ci l’occasion de revoir sa position. Il lui a également demandé s’il existait une quelconque entrave à sa capacité de témoigner. Le Tribunal l’a informé que s’il n’était pas à l’aise de témoigner, on pourrait trouver des solutions pour répondre à ses préoccupations. La représentante de M. Marshall a dit qu’il n’y avait pas d’entrave.

[56] Le Tribunal a demandé à la représentante de M. Marshall si elle souhaitait qu’on lui permette de consulter son client en privé. Elle a répondu au Tribunal sans avoir parlé à M. Marshall ni autrement communiqué avec lui. Elle a refusé de consulter de nouveau son client, et affirmé qu’ils avaient décidé ensemble qu’ils ne voulaient pas que M. Marshall se présente à la barre. M. Marshall était assis à côté d’elle, et il est resté silencieux tout au long de l’instance. La représentante a confirmé que M. Marshall souhaitait clore sa preuve.

[57] L’avocat de Membertou a alors informé le Tribunal que Membertou présentait une requête en non‑lieu. Il a demandé une ordonnance visant à obtenir le rejet de la plainte sans que Membertou ait à présenter de défense. L’avocat a aussi formulé des arguments oraux initiaux à l’appui de la requête. Comme il a été mentionné, les arguments présentés au nom de Membertou reposaient sur l’allégation selon laquelle M. Marshall n’avait pas prouvé avoir une déficience, à savoir l’alcoolisme, ce qui, selon Membertou, était un élément obligatoire dans une plainte fondée sur la déficience.

[58] L’exposé des précisions de M. Marshall mentionne un certain nombre de questions au sujet desquelles M. Marshall n’a pas fourni de preuve personnelle directe en raison de son refus de témoigner. Il y a également dans son exposé des précisions d’autres déclarations clés pour lesquelles aurait été la meilleure ou la seule source de preuve fondée sur sa connaissance personnelle des fait. Parce qu’il s’est refusé à déposer, il n’a pas non plus témoigné sur les questions pertinentes relativement à la réparation qu’il demande.

[59] L’audience a été ajournée jusqu’à la date d’audience suivante afin que la représentante de M. Marshall puisse se préparer à répondre aux arguments initiaux de l’avocat de Membertou concernant la requête en non‑lieu.

(v) Troisième jour d’audience et explication de Monsieur Marshall

[60] À la reprise de l’instance, M. Marshall a souhaité prendre la parole en son propre nom. Il a soutenu que sa représentante avait démontré, dans la preuve qu’elle avait produite à l’audience, qu’il avait été lésé dans l’affaire. Il a déclaré que sa maladie, l’alcoolisme, avait été découverte et traitée pour la première fois en 1998. Il a dit [traduction] « Ça ne vous quitte pas ».

[61] M. Marshall a indiqué au Tribunal que sa représentante n’était pas une avocate en exercice. Il a dit qu’il n’avait aucune expertise juridique, qu’il vivait de l’aide sociale et n’avait pas les moyens de se payer un avocat.

[62] Lorsqu’on lui a demandé si sa représentante avait fait une erreur, il a dit penser qu’elle avait fait de son mieux. Il a dit qu’il croyait ne pas avoir à témoigner pour prouver le bien-fondé de sa plainte.

[63] Comme il est indiqué ci-dessus, le premier jour de l’audience, l’avocat de Membertou a demandé à la représentante de M. Marshall à quel moment elle avait a obtenu son diplôme en droit. Le Tribunal souligne que la représentante a désigné M. Marshall comme son [traduction] « client » à l’audience à une occasion, et qu’elle s’est autrement décrite comme étant la représentante de M. Marshall. La mention du mot « client » a renforcé l’impression du Tribunal que la représentante était une avocate en exercice. Comme il a été expliqué précédemment, la représentante de M. Marshall a informé le Tribunal, le troisième jour de l’audience, qu’elle détenait un diplôme en droit et avait fait un stage. Toutefois, au cours des plus de 20 années qui avaient suivi, elle n’avait pas plaidé. La représentante de M. Marshall a confirmé qu’elle n’était pas une [traduction] « vraie avocate ».

[64] Il a également été révélé à cette occasion que M. Marshall et sa représentante avaient une relation personnelle. La représentante est la petite amie de M. Marshall.

[65] Le Tribunal estime que M. Marshall a clairement fait confiance aux conseils de sa représentante et qu’il n’était pas disposé à la critiquer directement devant le Tribunal.

[66] La représentante de M. Marshall a déclaré avoir commis une erreur en lui conseillant de ne pas témoigner à l’appui de sa plainte. Elle a dit que, parce qu’elle était sa petite amie, elle voulait le protéger. Elle craignait qu’agir comme témoin ne le fasse souffrir, car une personne qui souffre d’alcoolisme éprouve de la honte à devoir en parler. Elle a soutenu qu’en essayant de protéger M. Marshall contre l’embarras causé par une maladie honteuse, elle lui avait nui.

[67] La représentante a en outre expliqué qu’à ses yeux, l’alcoolisme de M. Marshall était [traduction] « un fait acquis ». Elle a également mentionné, lors de l’audience, des éléments de preuve selon lesquels M. Marshall était allé dans un établissement appelé Crosbie House, en Nouvelle-Écosse, pour suivre un programme de traitement de l’alcoolisme. Elle a dit : [traduction] « on ne cesse pas d’être alcoolique. »

[68] M. Marshall a également affirmé craindre que le fait de témoigner et d’être contre‑interrogé à l’audience ne l’amène à recommencer à boire. Il a déclaré que si on l’accusait de boire, il recommencerait à le faire. À l’appui de ses motifs de préoccupation, il a soutenu qu’il avait fait une rechute des années auparavant lorsqu’un membre de sa famille l’avait accusé à tort de boire. Il a déclaré que, de la même façon, Membertou l’avait congédié parce qu’elle avait présumé qu’il buvait, alors que ce n’était pas le cas. Il a allégué avoir connu une autre rechute après avoir perdu son emploi auprès de Membertou.

[69] Aux dires de M. Marshall et de sa représentante, Membertou devait savoir que M. Marshall était alcoolique et qu’il avait donc une déficience, ce qui constitue une caractéristique protégée par la Loi. Bien que M. Marshall ait évité de critiquer directement sa représentante, il a également dit avoir été convaincu que le fait de ne pas témoigner ne serait pas un obstacle à sa plainte. Par conséquent, j’estime que M. Marshall s’en était remis aux conseils erronés de sa représentante.

[70] Comme il a déjà été expliqué, M. Marshall a demandé au Tribunal l’autorisation de rouvrir sa preuve après le dépôt de la requête en non‑lieu.

[71] Après les discussions initiales sur les questions en litige, l’audience a été ajournée pour que les parties puissent faire des recherches plus poussées et déposer des observations écrites concernant la requête en non‑lieu de Membertou et la requête de M. Marshall en réouverture de sa preuve.

[72] Avant l’ajournement de l’instance, l’avocat de Membertou n’a pas dit ce qu’il avait l’intention de faire si la requête en non‑lieu était rejetée. En d’autres termes, il n’a pas soulevé la question de savoir s’il était obligé de faire un choix parce qu’il avait présenté une requête en non‑lieu, une mesure procédurale qui sera expliquée plus loin. La représentante de M. Marshall n’a pas demandé si l’avocat de Membertou devait être tenu de faire un choix par suite de sa présentation d’une requête en non‑lieu.

IV. Formulation des questions en litige

A. Ordre des décisions

[73] Membertou soutient, dans ses observations écrites, que la principale question à trancher est celle de savoir si M. Marshall devrait être autorisé à rouvrir sa preuve. Je partage cet avis. En fin de compte, si elle était accueillie, la requête de M. Marshall l’emporterait sur la requête en non‑lieu de Membertou et y ferait obstacle. Par conséquent, la requête de M. Marshall visant à rouvrir sa preuve devrait être tranchée en premier.

[74] Il convient également de me prononcer sur le bien-fondé de la requête en non‑lieu de Membertou. Le fait de l’avoir ainsi déjà tranchée pourrait s’avérer important, advenant que je me trompe dans ma décision concernant la requête de M. Marshall.

B. Nécessité de définir les questions en litige

[75] L’une des questions les plus importantes et les plus litigieuses en ce qui a trait aux deux requêtes tient à la manière de formuler les questions qui y sont soulevées. Au cours des observations orales initiales, l’avocat de Membertou n’a pas renvoyé le Tribunal à la jurisprudence établissant le critère juridique applicable à une requête en non‑lieu. Membertou a plutôt structuré les questions en fonction d’affaires précédentes dans lesquelles une partie avait tenté de rouvrir sa preuve après qu’une décision finale ait été rendue par la cour. Cette jurisprudence et les observations de Membertou seront exposées ci-dessous. À première vue, la jurisprudence en question ne semblait pas s’appliquer strictement à la requête de M. Marshall, ni traiter de toutes les questions qu’elle soulève.

[76] Les deux parties se sont attachées à déterminer de quelle manière le critère juridique énoncé dans la jurisprudence fournie par Membertou pourrait être adapté aux faits en l’espèce. Or il ne convenait pas.

[77] Aucune des affaires citées par Membertou ne portait sur la réouverture d’une preuve avant que l’intimé ou le défendeur n’ait commencé à présenter la sienne. Ces affaires concernaient des demandes visant à présenter des éléments de preuve entièrement nouveaux après la clôture de la preuve. Le Tribunal n’a été saisi d’aucune jurisprudence qui traitait d’un plaideur sous-représenté, ou de la question de savoir si une partie devait être liée par une erreur hautement préjudiciable de son avocat ou de son représentant en ce qui a trait à la procédure ou à la preuve. Nulle part dans cette jurisprudence n’était-il question d’un plaignant qui avait clos sa preuve par erreur, et sans témoigner, en se fondant sur les conseils erronés de son représentant. La représentante de M. Marshall a affirmé avoir été incapable de trouver, avant que nous nous réunissions de nouveau pour entendre ce qui constituerait les observations orales initiales, de la jurisprudence traitant d’erreurs commises par des représentants ou de la réouverture d’une preuve dans de telles circonstances. Le Tribunal a donc discuté avec les parties de son opinion préliminaire quant à la façon dont les questions pourraient éventuellement être formulées et aux questions qui pourraient bénéficier de résultats de recherche et de jurisprudence additionnels. L’audience a ensuite été ajournée afin de laisser du temps aux parties pour un complément de recherches et pour la préparation d’observations écrites.

[78] Selon l’appréciation préliminaire du Tribunal, une des questions à trancher consistait à déterminer s’il est juste qu’une partie soit liée par une erreur flagrante de son représentant qui a eu pour conséquence de mettre prématurément fin à la présentation de sa preuve. Le Tribunal a encouragé les parties à trouver et à fournir une jurisprudence pertinente relativement aux faits de l’espèce ou à toute circonstance analogue. Le Tribunal s’est quant à lui demandé si le type de représentant auprès duquel une partie prend conseil pourrait s’avérer pertinent, compte tenu de l’information selon laquelle la représentante de M. Marshall détient un diplôme en droit datant d’une vingtaine d’années, mais n’est pas une avocate en exercice.

[79] Comme je l’ai expliqué, la requête en non‑lieu pourrait mettre un terme à l’instruction sur la base de tels faits avant que le plaignant n’ait été entendu et que tous les éléments de preuve pertinents n’aient été présentés. Au cours des discussions préliminaires en question, le Tribunal a fait savoir que, si la jurisprudence fournie par les parties en même temps que leurs observations écrites ne semblait pas s’appliquer, ou si aucun des cas de jurisprudence ne portait directement sur des erreurs de procédure commises par des représentants, il mènerait probablement lui-même des recherches pour déterminer s’il existe une jurisprudence pertinente. Il convient que le Tribunal s’assure de ne perdre de vue aucun jugement clé, que celui-ci soit au bout du compte jugé utile au plaignant ou à l’intimé. Le Tribunal a fait savoir que, s’il trouvait une jurisprudence susceptible d’influencer sa décision sur les requêtes, il la fournirait aux parties en leur donnant l’occasion de présenter d’autres observations.

[80] Le Tribunal n’a pas trouvé de précédents dont les faits correspondaient à ceux de la présente affaire, ou qui ont pu influer sur sa décision quant au fond des requêtes. Il a cependant trouvé une jurisprudence généralement pertinente en ce qui a trait à la pratique d’une prise de décision active par un tribunal administratif ou une cour de justice, une approche que le Tribunal déjà été appliquée à certains égards dans la présente plainte. Compte tenu de la nature générale de cette jurisprudence, il n’est pas nécessaire d’engendrer un retard en la communiquant aux parties pour ensuite leur donner l’occasion d’y répondre et de répliquer. De plus, le fait que le Tribunal se soit livré à une prise de décision active a été compris par les deux parties. Ce point n’était pas litigieux. Toutefois, une section sur la prise de décision active est intégrée aux présents motifs, car le Tribunal prévoit la nécessité d’une prise de décision active continue, compte tenu de l’issue des requêtes. J’ai l’intention de m’inspirer des lignes directrices du Conseil canadien de la magistrature, décrites ci-après, et je souhaite y souscrire expressément.

C. Nécessité d’une prise de décision active

[81] Le phénomène de la prise de décision active a gagné en l’importance, en partie en raison de la hausse du nombre de parties non représentées qui comparaissent devant les tribunaux. Il s’agit là d’un moyen de faire face à l’enjeu des représentants non formés en adaptant le processus de manière à permettre la communication de renseignements sur le fonctionnement des audiences à la personne qui agit pour son propre compte. Dans leur ouvrage intitulé Practice and Procedure Before Administrative Tribunals (Toronto : Thomas Reuters, 2019), R.W. Macaulay et J.L.H. Sprague émettent l’opinion que, lorsqu’il y a un déséquilibre entre les capacités respectives des parties de s’y retrouver dans les règles du tribunal, ou lorsqu’une partie n’est pas en mesure de fournir l’information ou le point de vue dont un décideur a besoin, l’approche fondée sur la prise décision devrait prendre davantage de place. L’objectif est d’assurer l’équité et l’accès à la justice. Au chapitre 12.2A(d), les deux auteurs déclarent que la prise de décision active est [traduction] « simplement un nouveau terme qui englobe les pratiques employées de longue date par les membres des tribunaux afin d’obtenir les renseignements ou les éléments de preuve nécessaires de la part des parties non représentées ou mal représentées dans le cadre de leurs procédures ».

[82] Depuis 1985, la Cour suprême du Canada a aussi reconnu la nécessité de délaisser la prise de décision passive au profit d’un rôle décisionnel actif afin d’assurer que justice soit rendue : « [I]l est clair que l’on n’exige plus du juge la passivité d’antan; d’être ce que, moi, j’appelle un juge sphinx. Non seulement acceptons-nous aujourd’hui que le juge intervienne dans le débat adversaire, mais croyons-nous aussi qu’il est parfois essentiel qu’il le fasse pour que justice soit effectivement rendue » (voir Commission scolaire francophone du Yukon, Secteur scolaire #23 c. Yukon (Procureur générale), 2015 CSC 25 au para 27, citant le juge Lamer dans Brouillard c. La Reine, 1985 CanLII 56 (CSC), [1985] 1 RCS 39).

[83] En 2006, le Conseil canadien de la magistrature (CCM) a publié des lignes directrices à l’intention des juges au sujet des plaideurs non représentés : Conseil canadien de la magistrature, Énoncé de principes concernant les plaideurs et les accusés non représentés par un avocat (CCM 2006, à l’adresse https://cjc-ccm.ca/sites/default/files/documents/2020/Final-Enonce-de-principes.pdf). La Cour suprême du Canada a adopté comme suit ces lignes directrices en 2017 : « Nous tenons à souligner que nous souscrivons à l’Énoncé de principes concernant les plaideurs et les accusés non représentés par un avocat (2006) (en ligne) établi par le Conseil canadien de la magistrature. » (Pintea c. Johns, 2017 CSC 23). Les lignes directrices énoncent que, selon la nature et les circonstances de l’affaire, le juge peut :

a) expliquer le processus;

b) demander aux deux parties si elles comprennent le processus et la procédure;

c) diriger les parties vers des organismes capables d’aider les plaideurs à préparer leur cause;

d) fournir des renseignements sur le droit et les règles de preuve;

e) modifier l’ordre traditionnel d’administration de la preuve;

f) interroger les témoins.

[84] Les auteurs Phil Bryden et Jula Hughes, qui ont mené une étude sur la prise de décision active, ont constaté que les cours de révision avaient tendance à être d’accord avec les décideurs qui intervenaient activement dans le processus :

[traduction]

[…] Les cours de justice ont généralement reconnu que les interventions judiciaires visant à promouvoir l’efficience ne donnaient pas lieu à une crainte raisonnable de partialité. Par ailleurs, il est approprié que les juges cherchent à focaliser l’instruction, à découvrir des éléments de preuve permettant de cristalliser les questions en jeu, à clarifier une réponse imprécise, à résoudre une possible mauvaise compréhension de la preuve, à protéger les intérêts des tiers et à corriger les comportements inappropriés des avocats ou des témoins. (Jula Hughes et Philip Bryden, « Implications of Case Management and Active Adjudication for Judicial Disqualification » (2017) 54, Alberta Law Review, p. 849 à 857; non souligné dans l’original).

[85] Dans la décision J.S. v. Dufferin-Peel Catholic District School Board, 2018 HRTO 644, le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario a expliqué ainsi, au paragraphe 20, les pouvoirs dont il dispose en matière de gestion active des audiences :

[traduction]

 

Dans certains cas, le Tribunal peut exercer ses pouvoirs de manière à circonscrire les questions en litige, à limiter la portée de la preuve ou à décider d’examiner des questions dans un ordre particulier à la suite d’une demande d’audience sommaire ou autre type de demande. Néanmoins, c’est l’exercice par le Tribunal de ses pouvoirs liés au contrôle de sa procédure qui est au cœur de l’affaire. Qu’elle soit motivée par la demande d’une partie ou que le Tribunal y recoure de sa propre initiative, l’approche élaborée dans la décision Pellerin exige que celui-ci se demande quelle est la question à trancher, quels éléments de preuve sont nécessaires à cette fin et quelle est la façon la plus équitable, la plus juste et la plus expéditive de procéder dans les circonstances.

[86] Il est vrai que la procédure du Tribunal diffère de celle des cours de justice. Cependant, les tribunaux administratifs ont commencé à appliquer les lignes directrices du CCM. Par exemple, le Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique a utilisé ces lignes directrices comme point de départ pour expliquer comment le tribunal avait l’intention de recourir à la prise de décision active pendant une audience : A and B Obo Infant A v. School District C (No. 5), 2018 BCHRT 25, aux paragraphes 28 et 33.

[87] L’affaire A. K. c. Ministre de l’Emploi et du Développement social, 2019 TSS 1345 (CanLII) [A. K.] ne lie pas le Tribunal, mais il s’agit d’une affaire où un tribunal administratif a appliqué les lignes directrices du CCM qui prescrivent la prise de mesures proactives, plutôt qu’une approche passive, afin de s’assurer que tous les éléments de preuve soient fournis. Dans cette affaire, le requérant avait fait référence à des éléments de preuve à l’audience initiale de la division générale du Tribunal de la sécurité sociale, mais il ne les avait pas produits. Notons que la Division générale prend en compte les éléments de preuve soumis après la fin de son audience, et qu’elle a une directive de pratique qui décrit la marche à suivre pour présenter des documents après l’audience. Or la Division générale n’a pas fourni ces renseignements au requérant et n’a pris aucune mesure pour déterminer s’il voulait que la Division générale accepte les éléments de preuve après la fin de l’audience. La Division d’appel a donc appliqué les lignes directrices du CCM mentionnées plus haut de manière à permettre au requérant de présenter des éléments de preuve après la clôture de l’audience. La Division d’appel a expressément déclaré que les parties « “sous‑représentées” ou même bien représentées » pouvaient bénéficier d’une orientation active de la part du tribunal. Elle a conclu qu’en fournissant des renseignements de cette nature, le tribunal n’outrepassait pas son rôle de décideur, pour les motifs qu’elle a expliqués aux paragraphes 29 à 33, où l’on peut notamment lire la conclusion suivante :

La Cour d’appel fédérale énonce clairement qu’il incombe toujours aux parties requérantes de présenter leur cause et de soumettre tous les éléments de preuve sur lesquels ils comptent s’appuyer. Le fait de donner de l’information procédurale sur la manière de présenter ses éléments de preuve (lorsqu’il est évident que la partie requérante a en sa possession ces éléments de preuve et que la ou le membre de la division générale ne les a pas) ne transfère aucunement de façon concrète le fardeau de la preuve de la partie requérante au Tribunal. (Non souligné dans l’original.)

[88] La Cour fédérale a récemment affirmé que le droit à une audience équitable impose au décideur une obligation continue de fournir des directives plus strictes aux plaideurs mal préparés. Dans l’affaire Clarke c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 267 (CanLII) [Clarke], les règles de la Section d’appel de l’immigration (SAI) prévoyaient la possibilité, pour un demandeur, de déposer plus de documents après la fin de l’audience, mais la SAI n’a pas informé la demanderesse de ces règles ni du fait qu’elle pouvait compléter sa preuve avec d’autres documents. Au paragraphe 13, la Cour fédérale a écrit ce qui suit :

[13] Toutefois, alors que l’audience se déroulait, il est devenu évident que la demanderesse n’avait pas compris la nature de la procédure judiciaire devant la Section d’appel de l’immigration; elle n’avait pas prévu la comparution de témoins ni obtenu des déclarations de témoins. Elle a produit très peu de renseignements écrits, et plusieurs éléments clés de sa preuve n’ont pas été étayés par des dépositions verbales ou écrites. Au cours de l’instance, la demanderesse a affirmé à plusieurs occasions qu’elle aurait pu avoir fourni plus de renseignements, et qu’elle n’était pas préparée.

[89] La Cour fédérale a estimé que la SAI avait privé la demanderesse de son droit à l’équité procédurale en omettant de l’informer qu’elle n’avait pas fourni les éléments de preuve nécessaires pour s’acquitter du fardeau de la preuve et qu’elle pourrait déposer des documents après la clôture de l’audience.

[90] Dans les affaires A.K. et Clarke, il était question de règles permettant le dépôt de renseignements additionnels devant le tribunal. Le tribunal concerné avait été informé de l’existence d’éléments de preuve supplémentaires, et il aurait dû porter ces règles à la connaissance des parties. En l’espèce, il n’y a pas de directives ni de règles de pratique qui concernent l’ajout d’éléments de preuve après la fin d’une audience, ou qui s’appliquent lorsqu’une requête en non‑lieu est pendante. Les affaires A. K. et Clarke ne sont pas directement applicables et ne sont pas déterminantes à l’égard des questions en litige.

[91] Dans le cas qui nous occupe, le Tribunal doit rendre une décision discrétionnaire sur le fond de la requête de M. Marshall. Il n’y a aucune règle procédurale particulière préexistante qui s’applique. Toutefois, la décision Clarke est conforme aux lignes directrices du CCM et prend en compte le concept de common law selon lequel l’équité procédurale impose à un tribunal l’obligation continue de fournir des consignes de nature plus directive aux plaideurs sous‑représentés. La décision Clarke nous indique que la Cour fédérale s’attend à ce que, lorsqu’un membre du tribunal se rend compte qu’un plaideur autoreprésenté (ou un plaideur sous-représenté) comprend mal la procédure judiciaire, l’obligation d’équité procédurale amène ce membre à faire son possible (dans le respect des règles d’équité procédurale, ajouterai‑je) pour lui donner pleinement l’occasion de présenter ses points de vue et sa preuve. En somme, le tribunal doit se livrer à une prise de décision active.

[92] Je ne saurais passer sous silence la source du pouvoir du Tribunal en matière de prise de décision active. Ce pouvoir réside dans les vastes pouvoirs discrétionnaires accordés au Tribunal par la Loi (article 50) et les Règles (paragraphe 1(1)).

[93] En effet, l’article 50 de la Loi exige du Tribunal qu’il donne « aux parties [...] la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat, des éléments de preuve ainsi que leurs observations ». En vertu du paragraphe 50(2), le Tribunal peut « tranche[r] les questions de droit et les questions de fait dans les affaires dont il est saisi [...] ». Quant au paragraphe 50(3), il dispose que le Tribunal a le pouvoir « d’assigner et de contraindre les témoins à comparaître, à déposer verbalement ou par écrit sous la foi du serment et à produire les pièces [que le Tribunal] juge indispensables à l’examen complet de la plainte », mais aussi le pouvoir « de recevoir [...] des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire » (alinéa 50(3)c)). En vertu de l’alinéa 50(3)d), le Tribunal peut aussi « trancher toute question de procédure ou de preuve ».

[94] Le paragraphe 1(1) des Règles exige que le Tribunal applique celles-ci de manière à permettre :

a) que toutes les parties à une instruction aient la possibilité pleine et entière de se faire entendre;

b) que l’argumentation et la preuve soient présentées en temps opportun et de façon efficace;

c) que toutes les affaires dont le Tribunal est saisi soient instruites de la façon la moins formaliste et la plus rapide possible.

[95] Enfin, selon la règle générale, le Tribunal est maître de sa propre procédure : Constantinescu c. Service Correctionnel Canada, 2018 TCDP 10, au paragraphe 10, citant Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1989 CanLII 131 (CSC). Et à mon avis, le pouvoir de se livrer à une prise de décision active est inhérent à la procédure du Tribunal, du fait des pouvoirs qui lui sont conférés par la Loi et les Règles.

[96] Revenons maintenant à la question du bien-fondé des requêtes.

D. Observations initiales des parties concernant la requête en réouverture

[97] L’avocat de Membertou affirme qu’en fait, M. Marshall a levé la main et dit [traduction] « J’ai fait une erreur », sans présenter d’arguments juridiques pour justifier en quoi cela signifierait que M. Marshall et sa représentante devraient être autorisés à rouvrir leur preuve. M. Marshall est tenu de s’acquitter de ce fardeau, affirme l’avocat, et lui-même a l’obligation de répondre par la suite.

[98] Il est vrai que M. Marshall a affirmé au départ qu’il ne pouvait pas trouver de jurisprudence pertinente à l’appui de la demande de réouverture de sa preuve. Cela ne veut pas dire que Membertou n’aura pas à répondre. Il arrive que les parties soulèvent des questions à l’égard desquelles elles devraient fournir de la jurisprudence, mais elles ne le font pas toujours, surtout dans le cas de parties qui n’ont pas de formation en droit. Parfois, aucun précédent ne convient. Le Tribunal doit tout de même rendre une décision. La position de Membertou sur ce point illustre l’approche parfois formaliste qu’elle a choisi d’adopter dans ce qui constitue une procédure de droit administratif. Quoi qu’il en soit, M. Marshall a par la suite présenté des observations écrites étayées d’une jurisprudence, et Membertou a répondu.

[99] Comme il a déjà été expliqué, Membertou a caractérisé la question comme étant celle de savoir si une partie devrait être autorisée à rouvrir l’instance après qu’un jugement a été rendu afin de présenter de nouveaux éléments de preuve. Au paragraphe 6 de ses observations, Membertou soutient qu’il s’agit d’une mesure extrême, qui ne devrait être autorisée qu’avec parcimonie et beaucoup de prudence. L’avocat de Membertou affirme que l’arrêt Scott c. Cook, 1970 CanLII 331 (ON SC), 2 OR 769 [Scott] exige qu’une partie remplisse deux conditions : 1) elle doit démontrer que la preuve qu’elle souhaite fournir est telle que, si elle avait été présentée à l’audience, elle aurait probablement modifié l’issue de l’affaire; et 2) elle doit démontrer que la preuve n’aurait pas pu être obtenue avant l’audience en faisant preuve de diligence raisonnable. L’avocat affirme que le critère énoncé dans l’arrêt Scott a été repris par la Cour suprême du Canada dans l’affaire 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., 2001 CSC 59, et qu’il lie le Tribunal. L’avocat de Membertou soutient que M. Marshall ne satisfait ni à l’un, ni à l’autre des volets du critère de l’arrêt Scott.

[100] M. Marshall est d’avis que l’affaire Scott ne s’applique pas aux présentes circonstances. Il souligne que, dans Scott, l’audience était terminée, et une partie essayait de changer la décision. Or il est question, en l’espèce, d’une requête visant à rouvrir une preuve avant que le Tribunal n’ait rendu de décision sur la plainte.

[101] M. Marshall invoque un arrêt rendu récemment dans l’affaire Brasseur v. York, 2019 ONSC 4043 (CanLII) [Brasseur] par le juge Nakatsura, qui y examine divers facteurs susceptibles de venir préciser le critère applicable à la réouverture d’une preuve en vue de l’admission de nouveaux éléments de preuve. Dans l’arrêt Brasseur, la Cour a adopté une norme d’admissibilité plus souple dans le cas où une requête en réouverture de la preuve est présentée avant qu’une décision officielle ne soit rendue.

[102] M. Marshall cite en outre la décision Johnson c. Société Radio-Canada, 1994 CanLII 284 (TCDP) [Johnson] au soutien de sa position. Dans l’affaire Johnson, la plaignante agissait pour son propre compte. Au cours de l’audience, une avocate avait commencé à la représenter. L’avocate avait déposé une requête en réouverture de la preuve en vue de rappeler la plaignante à témoigner. Le Tribunal a précisé que « [l]’octroi d’une demande de réouverture relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal » (au para 8). Fait important, il a également souligné, au même paragraphe, que « [d]ans les cas où la demande de réouverture est soumise avant que la décision soit rendue, il a été reconnu que les tribunaux disposent de plus de latitude ». Le Tribunal a néanmoins rendu une décision défavorable à la plaignante dans cette affaire.

[103] Membertou rejette l’application de l’arrêt Brasseur. Elle affirme que l’arrêt Sagaz, en tant que décision de la Cour suprême du Canada, lie les tribunaux inférieurs, et que l’arrêt Brasseur ne fait pas exception.

[104] Membertou répond en outre que certains précédents démontrent que l’arrêt Scott s’applique à une requête en réouverture d’une preuve déposée avant qu’un tribunal ait rendu une décision. Toutefois, le critère est modifié de sorte que le premier volet du critère devient 1) la question de savoir si la preuve que M. Marshall cherche à obtenir, si elle avait été présentée, aurait eu une quelconque influence sur le résultat. Membertou soutient en outre que, lorsqu’un tribunal n’a pas rendu de décision, il est accordé plus d’importance au second volet du critère, de sorte que M. Marshall doive [traduction] « prouver qu’il n’aurait pas été possible d’obtenir les éléments de preuve plus tôt au cours de l’audience en faisant preuve de diligence raisonnable ».

[105] Membertou convient avec M. Marshall que le premier volet du critère défini dans l’arrêt Scott n’est pas en jeu, parce qu’il n’est ni applicable, ni pertinent, étant donné qu’en l’espèce, n’y a aucune issue à modifier.

[106] Membertou soutient donc que la véritable question qui se pose, en ce qui concerne la requête de M. Marshall visant la réouverture de sa preuve, est celle de savoir si les éléments de preuve auraient pu être obtenus et présentés à l’audience.

[107] Quant au second volet du critère de l’arrêt Scott, Membertou fait valoir que rien n’indique que la preuve d’alcoolisme n’aurait pas pu être obtenue préalablement à l’audience. Elle souligne que M. Marshall reconnaît que la preuve de son alcoolisme était disponible à ce moment-là, étant donné qu’il affirme être alcoolique depuis de nombreuses années. Essentiellement, Membertou prétend que M. Marshall admet ne pouvoir satisfaire au second volet du critère de l’arrêt Scott. Elle affirme que, puisque M. Marshall ne peut satisfaire à ce second volet, sa requête visant à rouvrir sa preuve doit être rejetée.

[108] Membertou fait observer que ce second volet a trait à la [traduction] « bonne administration de la justice sur le plan de la procédure », et qu’il est d’une grande importance pour un intimé. Le Tribunal croit que Membertou veut parler ici de l’obligation d’une partie d’obtenir des éléments de preuve avant que l’affaire ne soit instruite, en faisant preuve pour ce faire de diligence raisonnable, et de présenter pleinement sa preuve lorsque vient son tour de le faire.

[109] De plus, les procédures judiciaires doivent avoir un caractère certain et définitif. Selon Membertou, au nom du caractère définitif des décisions, le Tribunal doit faire en sorte que les parties s’en tiennent aux positions qu’elles ont exprimées.

E. Analyse : Formulation des questions en litige dans la requête en réouverture

[110] Comme il a été mentionné précédemment, l’une des questions discutées avant la présentation des observations écrites était celle de savoir si l’affaire Scott s’appliquait à la présente affaire et, le cas échéant, dans quelle mesure. Le Tribunal a sollicité d’autres observations à savoir si le critère défini dans cet arrêt devrait s’appliquer dans le cas où le représentant d’un plaignant commet une erreur qui amène le plaignant à décider de ne pas témoigner et à clore sa preuve, pour ensuite en demander la réouverture avant que l’intimé n’ait commencé à présenter la sienne.

[111] En guise de commentaire, je dirais qu’à mon avis, l’arrêt Brasseur, sur lequel s’est appuyé M. Marshall, et les arrêts Scott et Sagaz ne sont pas, en théorie, nécessairement contradictoires. Le cadre général établi dans Scott et Sagaz demeure applicable et est régulièrement cité dans les requêtes en réouverture de preuve; l’arrêt Brasseur ne change rien à cela. Les arrêts Scott et Sagaz avaient trait à des demandes de réouverture de preuve dans un contexte où les motifs du jugement avaient déjà été rendus. L’arrêt Brasseur explique comment ce critère devrait être modulé dans les circonstances précises où une décision n’a pas encore été rendue ou est en délibéré. Il repose sur le principe que, lorsqu’une décision est prise, une prudence accrue s’impose. Mais les normes à cet égard peuvent être assouplies si le juge du procès n’a pas encore rendu son jugement.

[112] Les faits dans l’affaire Brasseur se rapprochent davantage de ceux de la présente affaire. Toutefois, celle-ci diffère de l’affaire Brasseur. Il ne s’agit pas ici de nouveaux éléments de preuve. Dans la présente plainte, M. Marshall a choisi volontairement de ne pas témoigner relativement à sa preuve principale, ce qui a amené Membertou à présenter une requête en non‑lieu.

[113] Je souscris aux principes généraux de la décision Johnson sur lesquels s’est appuyé M. Marshall. Toutefois, sur le plan des faits, il y a une distinction à établir. Dans cette affaire, le Tribunal avait rendu une décision défavorable à la plaignante pour les motifs suivants, au paragraphe 5 :

Un plaignant a incontestablement le droit de décider à n’importe quel moment de l’audience de se faire représenter par l’avocat de son choix. Ce droit n’emporte pas, toutefois, le droit de rouvrir sa preuve et de redéposer en interrogatoire principal, une fois que l’intimé a commencé sa preuve, comme en l’espèce. Lorsqu’un plaignant, ou toute autre partie, décide de se constituer un avocat ou d’en changer au milieu de l’audience, le nouvel avocat ne peut s’attendre à ce que l’instruction reprenne du début. Les règles généralement reconnues régissant l’ordre de présentation de la preuve et prévoyant que la preuve au soutien de la plainte est présentée d’abord, suivie de la preuve de l’intimée puis de la contre-preuve en réponse ont été établies au fil des décennies, dans le but d’assurer l’équité de l’instruction. Leur objectif est de promouvoir l’équité dans le processus d’audience. Un intimé a le droit de connaître l’intégralité de la preuve faite contre lui avant de commencer la présentation de sa propre preuve. Le Tribunal commettrait une injustice à l’égard de l’intimée s’il accordait à la plaignante la possibilité de refaire sa preuve en acceptant que celle-ci revienne à la barre, alors que l’intimée est en train de présenter sa défense en fonction de la preuve qui a été soumise par la Commission et par la plaignante.

[114] L’arrêt Johnson est distinct, pour deux raisons. En l’espèce, Membertou n’a pas commencé à faire connaître sa défense et, comme M. Marshall n’a pas livré de témoignage, il ne pourra réviser celui-ci. Toute préoccupation que Membertou pourrait maintenant avoir au sujet de la préparation de sa propre preuve en fonction du témoignage de M. Marshall peut être réglée grâce à la gestion d’instance. Deuxièmement, l’arrêt Johnson se distingue de l’espèce par le fait que, dans cette affaire, le rejet de la requête en réouverture de la plaignante n’avait pas mené à une décision pendante concernant une requête en non‑lieu. À mon avis, l’issue potentiellement draconienne d’une requête en non‑lieu constitue la particularité en l’espèce, comparativement à d’autres affaires citées par les parties. Il ne s’agit pas d’un cas où aucune mesure procédurale n’a été prise en se fondant sur la décision de la représentante de M. Marshall de clore sa preuve.

[115] Je conviens avec les parties que le premier volet du critère énoncé dans l’arrêt Scott n’est pas en cause en l’espèce parce qu’il n’est pas applicable ni pertinent. La plainte n’a connu aucune issue susceptible d’être modifiée. Voilà l’une des raisons pour lesquelles le critère énoncé dans l’arrêt Scott ne cadre pas avec les présentes circonstances.

[116] Soit dit en passant, la jurisprudence soumise au Tribunal traite de l’issue de la plainte. J’ai aussi tenu compte des conséquences de la requête de M. Marshall sur la requête en non‑lieu de Membertou en ce qui concerne un éventuel préjudice causé à cette dernière.

[117] Pour ce qui est de la requête en non‑lieu, il n’y a aucune issue susceptible d’être modifiée, car la demande d’admission d’éléments de preuve supplémentaires a été faite avant que cette requête ne soit tranchée ou même pleinement débattue. En théorie, si des éléments de preuve supplémentaires devaient être fournis au nom de M. Marshall, la requête en non‑lieu de Membertou pourrait être rejetée ou devenir sans objet, ce qui constituerait une « modification » d’une issue potentielle. Les fondements factuels avancés à l’appui de la requête en non‑lieu (c.‑à‑d. l’absence de preuve d’alcoolisme) cesseraient probablement d’exister. Cependant, le fait que l’autre partie sera déboutée dans une requête en non‑lieu ne devrait pas servir de critère pour déterminer s’il y a lieu d’autoriser la présentation d’éléments de preuve supplémentaires. De toute façon, la requête en non‑lieu pourrait ne pas être accueillie. Il n’y a pas de droit théorique à l’accueil d’une requête sur la base d’une situation que l’on entrevoit à un certain moment au cours de l’audience. Un tel droit ne correspond pas à ce que l’on entend par [traduction] « modifier l’issue » dans l’arrêt Scott. À mon avis, l’avocat de Membertou a adopté à juste titre la position selon laquelle la requête en réouverture devrait être tranchée en premier.

[118] En ce qui concerne le second volet du critère énoncé dans l’arrêt Scott, la question de savoir si M. Marshall est alcoolique aurait pu être abordée plus directement dans son témoignage, puisqu’il s’agit de faits dont il a une connaissance personnelle. M. Marshall soutient dans sa plainte que sa dépendance à l’alcool existait déjà avant qu’il ne dépose sa plainte. M. Marshall ne peut affirmer que son propre témoignage constitue une nouvelle preuve qu’il n’a pas pu obtenir en faisant preuve de diligence raisonnable. On pourrait en conclure que M. Marshall échoue à remplir ce volet du critère de l’arrêt Scott. Toutefois, M. Marshall ne prétend pas avoir de nouveaux éléments de preuve. Sa requête ne vise pas non plus à en présenter de nouveaux. M. Marshall dit qu’il a commis une erreur dans la présentation de sa preuve. Sa requête soulève assurément la question de savoir s’il devrait être autorisé à rouvrir sa preuve parce qu’il s’est appuyé sur les conseils erronés de sa représentante. Voilà le redressement demandé par M. Marshall.

[119] À mon avis, le second volet du critère de l’arrêt Scott ne s’applique pas, parce que M. Marshall ne cherche pas du tout à présenter de nouveaux éléments de preuve. Je conclus que le second volet du critère de l’arrêt Scott ne correspond pas aux circonstances factuelles de l’espèce et n’est sans doute pas pertinent, compte tenu de la nature de la requête de M. Marshall.

[120] Il est possible d’établir une distinction avec la décision dans l’affaire Scott parce qu’elle a été rendue dans un contexte factuel différent. Elle s’applique dans le cas où une partie souhaite présenter de nouveaux éléments de preuve à une étape ultérieure de la présentation de la preuve, ou après qu’une décision a été rendue.

[121] Quelle est alors la façon la plus précise de formuler la question en litige dans la requête de M. Marshall? Je suis d’accord avec Membertou pour dire que la requête de M. Marshall soulève des questions relatives à la [traduction] « bonne administration de la justice sur le plan de la procédure » pour les intimés, questions qui sont dûment prises en considération ici. J’ai décidé de reformuler la question soulevée dans la requête de M. Marshall visant à rouvrir sa preuve comme consistant à déterminer s’il est dans l’intérêt de la justice de le faire, c’est-à-dire, si le rejet de sa requête entraînerait un déni de justice manifeste. Le souci d’assurer la bonne administration de la justice doit être pris en compte en fonction des questions que soulèvent les requêtes pour toutes les parties, et non une seule. Je poursuivrai plus loin ma décision sur ce point.

F. Observations initiales des parties au sujet de la requête en non‑lieu

[122] La question clé que soulève la requête en non‑lieu de Membertou est celle de savoir si M. Marshall a fourni la preuve qu’il souffre d’alcoolisme. Membertou dit qu’il ne l’a pas fait. M. Marshall dit le contraire. Membertou rétorque que la [traduction] « preuve » sur laquelle il s’appuie n’est pas une preuve d’alcoolisme, pour diverses raisons.

[123] Membertou affirme que la décision de M. Marshall de clore sa preuve signifie qu’il n’y a pas d’autres éléments de preuve susceptibles de prouver l’alcoolisme.

[124] Membertou a également laissé entendre que, s’il avait déposé à titre de témoin, M. Marshall n’aurait pas pu prouver qu’il possède la caractéristique protégée qu’est la déficience du fait de son alcoolisme, et que des preuves médicales à cet effet étaient requises.

G. Analyse : Formulation des questions en litige dans la requête en non‑lieu

[125] J’en reviens à l’affirmation de Membertou selon laquelle M. Marshall n’était pas en mesure de prouver qu’il avait une déficience en raison de son alcoolisme et que des preuves médicales étaient requises. Ce point a été soulevé, mais Membertou n’y a pas donné suite sérieusement. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une question qu’il faille aborder en détail dans les présents motifs. La jurisprudence a établi que la preuve médicale d’expert présentée par un médecin, habituellement à l’avance et sous forme de rapport médical, n’est pas requise pour prouver l’existence d’une déficience dans une plainte relative aux droits de la personne. Comme il est indiqué dans Chisholm c. Halifax Employers Association, 2021 TCDP 14 (CanLII), au paragraphe 87, citant Mellon c. Développement des Ressources humaines, 2006 TCDP 3, (CanLII), il doit y avoir une preuve, mais cette « […] preuve peut être tirée des renseignements médicaux et du contexte dans lequel l’acte reproché s’est produit » [Non souligné dans l’original.] (Voir Hopps c. Shadow Lines Transportation Group, 2020 TCDP 14 (CanLII), au paragraphe 48, et Lafreniere c. Via Rail Canada Inc., 2019 TCDP 16 (CanLII), aux paragraphes 88 à 105, concernant d’autres exemples de cas où il n’était pas nécessaire d’avoir un diagnostic d’expert.)

[126] Comme il a déjà été expliqué, les représentants des parties n’ont pas fourni de jurisprudence pour établir le critère juridique applicable aux requêtes en non‑lieu. Le critère juridique à appliquer pour qu’une requête en non‑lieu soit accueillie est énoncé au paragraphe 35 de l’arrêt Prudential Securities Credit Corp., LLC c. Cobrand Foods Ltd., 2007 ONCA 425 (Prudential). Dans sa description du critère juridique en question, l’arrêt Prudential fait ressortir la nécessité, pour le demandeur, d’établir une preuve prima facie devant le tribunal. L’arrêt Prudential précise que, pour qu’une requête en non‑lieu soit accueillie, la partie requérante doit établir qu’il n’y a pas de preuve ou qu’il manque des éléments de preuve, de sorte que le demandeur ne peut établir une preuve prima facie. Cette utilisation des mots [traduction] « prima facie » dans l’arrêt Prudential relativement à une requête en non‑lieu peut porter à confusion dans le contexte d’une plainte pour atteinte aux droits de la personne, comme il sera expliqué plus loin. Aux fins de l’espèce, le critère juridique applicable à une requête en non‑lieu dans le contexte des droits de la personne peut être simplifié comme suit : le plaignant a-t-il présenté des éléments de preuve susceptibles d’appuyer une allégation de discrimination ou un élément important d’une telle allégation? Autrement dit, est-ce que le plaignant dans la plainte relative aux droits de la personne a établi l’existence d’une preuve prima facie? La requête de Membertou en l’espèce est fondée sur le motif, limité, selon lequel M. Marshall n’a pas prouvé qu’il a la caractéristique protégée que constitue la déficience, en l’occurrence une déficience causée par l’alcoolisme. Par conséquent, la seule question à trancher, dans la présente requête en non‑lieu, est celle de savoir si à l’audience, des éléments de preuve ont été présentés qui pourraient prouver que M. Marshall souffre d’alcoolisme.

[127] La question n’est pas de savoir si M. Marshall devait témoigner de son alcoolisme. Cette dernière proposition est parfois implicitement suggérée dans les observations de Membertou. Mais ne s’agit pas d’une représentation exacte du critère applicable. La question est de savoir s’il y a une preuve. La source d’une telle preuve n’est pas en cause.

H. Considérations relatives à la procédure dans la requête en non‑lieu

(i) Dimension contextuelle des requêtes en non‑lieu

[128] Les requêtes en non‑lieu comportent des aspects juridiques de forme. Comme je l’ai expliqué, dans une affaire en matière de droits de la personne, le critère juridique applicable à une telle requête consiste à savoir s’il y a des éléments de preuve à l’appui d’une conclusion de discrimination, ou à l’appui de tout élément essentiel d’une allégation de discrimination qui est contesté dans la requête. Il en va autrement de l’exigence générale imposée dans les plaintes pour atteinte aux droits de la personne, selon laquelle le plaignant doit établir une preuve prima facie de discrimination. Il existe des différences entre les deux sur le plan du fardeau de la preuve, de la norme de preuve et des particularités procédurales associées à une requête en non‑lieu.

(ii) Établissement d’une preuve prima facie de discrimination

[129] S’agissant du bien-fondé d’une plainte pour atteinte aux droits de la personne, le terme « prima facie » est une expression latine qui rend essentiellement le concept de « première impression » du Tribunal à l’égard de la preuve. Il ne s’agit pas d’une impression éphémère. Le plaignant doit prouver la discrimination selon la prépondérance des probabilités. Le fardeau repose donc sur le plaignant au début de l’audience.

[130] Le plaignant présente sa preuve en premier. C’est l’occasion pour lui de prouver les trois éléments clés requis pour convaincre le Tribunal de la validité de sa plainte pour atteinte aux droits de la personne, en l’absence de contestation de la preuve par l’intimé. Il doit prouver chacun des trois éléments suivants selon la prépondérance des probabilités : 1) il présente une caractéristique protégée; 2) il a subi un traitement défavorable; et 3) la caractéristique protégée a constitué un facteur dans le traitement défavorable.

[131] En pratique, la question de savoir si un plaignant a établi une preuve prima facie sera examinée une fois que l’ensemble des éléments de preuve auront été présentés par toutes les parties. C’est à ce moment-là que le Tribunal décidera si une preuve prima facie a été établie selon la prépondérance des probabilités. Le Tribunal déterminera ensuite, s’il y a lieu, si l’intimé a établi un moyen de défense selon la prépondérance des probabilités.

[132] Toutefois, en théorie, au moment où le plaignant clôt sa preuve, le Tribunal peut se livrer à une évaluation préliminaire pour déterminer si les éléments requis d’une plainte ont été prouvés par le plaignant. C’est à ce stade que peut être présentée une requête en non‑lieu, et que les différences mentionnées plus haut deviennent pertinentes.

[133] Une requête en non‑lieu se fonde sur l’idée que l’intimé prouvera qu’il n’y a pas de preuve pour établir un élément essentiel de la plainte du plaignant. Le fardeau en incombe à l’intimé, et non au plaignant. L’intimé doit démontrer qu’il n’existe pas de preuve d’un ou de plusieurs éléments clés d’une allégation de discrimination. La notion de « prépondérance des probabilités » comme norme de preuve ne s’applique pas; la question est de savoir s’il existe quelque preuve.

[134] Parce qu’il y a habituellement des preuves, quel que soit le point contesté, les requêtes en non‑lieu sont très peu fréquentes. Elles ne sont accordées que dans les cas où le plaignant ne peut avoir gain de cause en raison de l’absence de preuve relative à un élément essentiel.

(iii) Choix

[135] De toute évidence, étant donné qu’un intimé signifie son intention de présenter une requête en non‑lieu au moment où le plaignant clôt sa preuve, toutes les deux parties n’auront pas présenté leur preuve à ce moment-là. En l’espèce, Membertou souhaitait plaider la requête et n’a pas laissé entendre qu’elle souhaitait d’abord présenter des éléments de preuve. Elle n’a pas soulevé la question du choix, expliquée ci‑après, en ce qui concerne sa propre preuve. Membertou assume donc le risque associé au fait de ne pas avoir besoin de fournir d’éléments de preuve susceptibles de remettre en question l’existence d’une déficience. Elle ne produit pas non plus d’autres éléments de preuve pertinents à la plainte ou à sa défense.

[136] Dans les litiges portés devant les tribunaux, ce type de requête est régie par des règles de procédure élaborées par les juges. Les requêtes en non‑lieu sont considérées comme risquées sur le plan stratégique (Prudential, au para 14). Et ce, parce que l’intimé demande au tribunal de rejeter l’affaire au motif que le plaignant n’a pas réussi à établir une preuve à laquelle l’intimé aurait pu répondre. Or s’il y a des preuves, la requête échouera.

[137] Dans de nombreuses provinces, l’intimé doit décider s’il présentera ou non une preuve au moment de déterminer s’il soumettra ou non ce type de requête. C’est ce qu’on appelle faire un « choix ». L’intimé peut « choisir » de ne pas produire de preuve à l’appui de sa propre cause et de présenter la requête au moment où le plaignant clôt sa preuve. Comme je l’ai dit, il peut être difficile d’avoir gain de cause dans de telles requêtes. Si l’intimé va de l’avant avec la requête et que celle-ci est rejetée, il a ainsi renoncé, par choix, à la possibilité de présenter des éléments de preuve. Il pourra présenter des observations finales sur le bien-fondé de la plainte, mais la porte sera fermée à d’autres éléments de preuve. Subsidiairement, un intimé peut faire savoir, au moment où le plaignant clôt sa preuve, qu’il croit que le plaignant n’a établi aucune preuve, mais qu’il choisit néanmoins de présenter des éléments de preuve. L’intimé soutiendra ensuite, à la fin de l’audience, que le plaignant doit être débouté en raison de l’absence de preuve.

[138] Je reviens au point concernant le fait que l’intimé peut présenter des observations finales sur le bien-fondé d’une réclamation au civil ou d’une plainte en matière de droits de la personne après avoir été débouté d’une requête en non‑lieu. Cela s’explique par le fait qu’en ce qui concerne une requête en non‑lieu, les parties à une affaire civile ne présentent que des observations sur la question de savoir si le plaignant a établi une preuve prima facie, et les parties à une plainte pour atteinte aux droits de la personne, que des observations sur l’existence d’une preuve présumée, comme il est décrit ci-dessus. L’intimé a le droit de présenter des observations au sujet du fardeau plus lourd qui incombe à un plaignant de prouver sa cause selon la prépondérance des probabilités si l’intimé n’obtient pas gain de cause à l’égard de la requête en non‑lieu. Cependant, il n’est pas autorisé à présenter d’éléments de preuve. L’affaire Prudential nous fournit un exemple de ce point de procédure.

(iv) Considérations pratiques et stratégiques

[139] Au paragraphe 14 de l’arrêt Prudential, le juge Laskin a déclaré ce qui suit au sujet du recours aux requêtes en non‑lieu :

[traduction]

 

Une requête en non-lieu ajoute du temps et des dépenses à un procès. Et à cause de l’obligation de faire un choix, elle a peu de valeur du point de vue pratique. Il est possible qu’un défendeur qui présente la requête y voie un avantage tactique, puisqu’il est capable de faire valoir sa cause en premier. Pour obtenir gain de cause dans le cadre de sa requête, le défendeur doit toutefois montrer que le demandeur n’a mis de l’avant aucune preuve à réfuter, ce qui, dans la plupart des poursuites, est une tâche fastidieuse. Pourquoi ne pas montrer simplement que la prétention du demandeur devrait être rejetée? Il n’est guère surprenant que la plupart des analystes considèrent que, dans les procès civils devant un juge seul, les requêtes en non-lieu rapportent peu et sont en passe d’être obsolètes. Voir Phipson on Evidence, 16e éd., Londres, Sweet & Maxwell, 2005, à la p. 274, et John Sopinka, Donald B. Houston et Melanie Sopinka, The Trial of an Action, 2e éd., Toronto, Butterworths Canada, 1999, aux p. 151-52.

(v) Requêtes en non-lieu devant le Tribunal

[140] Nous nous pencherons maintenant sur les requêtes en non‑lieu dans le contexte d’une plainte pour atteinte aux droits de la personne. Les Règles ne prescrivent rien au sujet de ces types de requêtes ou de la nécessité, pour l’intimé, de choisir de présenter ou non des éléments de preuve et de choisir aussi le moment des observations sur la requête. Les décisions d’ordre procédural concernant ce type de requête relèvent du pouvoir discrétionnaire du Tribunal en matière de procédure, selon les articles 1 et 3 des Règles.

[141] Dans certaines affaires, le Tribunal a décidé d’exiger d’un intimé qu’il choisisse de ne pas présenter d’éléments de preuve pour pouvoir voir sa requête en non‑lieu instruite, et dans d’autres affaires, l’intimé a été soustrait à cette règle de procédure. À mon avis, la décision Chopra c. Canada (Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social), 1999 CanLII 19857 (CHRT) (Chopra) est celle qui a fixé la jurisprudence sur la question. Puis, dans la décision Khalifa c. Indian Oil and Gas Company, 2009 TCDP 27 (CanLII), rendue ultérieurement, le Tribunal a appliqué et clarifié le raisonnement énoncé dans la décision Chopra.

[142] À partir de la page 3 de la décision Chopra, le Tribunal a expliqué comme suit les raisons pour lesquelles il exigeait qu’un choix soit fait de cette façon :

Dans Nimako, la commission d’enquête a énoncé les motifs qui sont probablement les plus convaincants pour justifier la pratique de soumettre les intimés à un choix dans le cas des plaintes relatives aux droits de la personne :

À cet égard, il est important de se rappeler que ce n’est qu’après avoir terminé l’audition de toute la cause qu’un tribunal est en mesure d’évaluer la preuve et de prendre une décision, et il se peut que les témoignages présentés en faveur du défendeur (ou de l’accusé) fassent pencher la balance en sa défaveur. En ce qui concerne les difficultés que les plaignants éprouvent à obtenir tous les renseignements pertinents pour établir la discrimination, il est fort probable que des difficultés de ce genre se posent plus souvent dans le cas des audiences tenues en vertu du Code des droits de la personne que dans le cadre des actions civiles en général. Contrairement aux procédures criminelles, qui opposent l’État à un individu qui est passible d’une sanction criminelle et qui doit être trouvé coupable hors de tout doute raisonnable, une action civile implique de résoudre des intérêts personnels contradictoires en fonction de la prépondérance des probabilités. Dans ce contexte, il ne semble que juste que le défendeur doive se prononcer quant à l’opportunité de clore l’affaire après que le demandeur a présenté sa preuve, l’empêchant ainsi d’avoir accès à des éléments de preuve qui auraient peut-être établi le bien-fondé de ses arguments, ou d’appeler des témoins au risque d’aider la cause du demandeur. Autrement, le défendeur semblerait dire au tribunal : Je veux que vous tranchiez cette affaire sans entendre toute la preuve, dont certains éléments pourraient être utiles au demandeur, mais seulement si vous vous prononcez en ma faveur et rejetez, ce faisant, l’action; si vous n’êtes pas disposé à le faire sur la foi de la preuve présentée par le demandeur, alors je veux que vous différiez votre décision jusqu’à ce que ma preuve ait été entendue, même si certains éléments pourraient aider la cause du demandeur. Si cette attitude voulant que pile je gagne, face je ne perds pas semble inconvenante dans une action civile, elle semble encore moins acceptable dans le cadre d’une audience devant une commission d’enquête comme la nôtre

Je trouve cet argument particulièrement probant dans le contexte d’une allégation de discrimination au travail comme c’est le cas en l’espèce. Très souvent, dans de telles affaires, le plaignant peut être victime d’un comportement discriminatoire de la part de représentants de l’employeur, comportement qu’il n’est peut-être pas en mesure de prouver directement. Dans les exposés qu’il a soumis au Tribunal, M. Chopra a décrit ce type de comportement en l’espèce comme une [Traduction] discrimination de la part de la direction, derrière des portes closes (boardroom discrimination). Le plaignant et la Commission doivent donc souvent dans ces cas-là recourir à une preuve circonstancielle pour prouver leurs allégations. Certains éléments de cette preuve circonstancielle peuvent en fait être établis en faisant témoigner certains témoins de l’intimé. Par conséquent, il ne conviendrait pas dans le cas d’une présumée violation de la Loi canadienne sur les droits de la personne qu’on refuse au plaignant le redressement auquel il a droit parce qu’il n’a pas été en mesure d’établir ses allégations à ce stade des procédures, alors que le tribunal n’a pas eu le loisir d’entendre toute la preuve, particulièrement lorsque la Commission ou le plaignant n’a pas eu accès à certains éléments. [Caractères gras et soulignement ajoutés.]

[143] Pour les motifs énoncés dans la décision Chopra, à mon avis, dans une affaire de en matière de droits de la personne, si l’intimé entend plaider une requête en non‑lieu quand le plaignant aura clos sa preuve plutôt qu’après la présentation de l’ensemble de la preuve, le Tribunal devra l’obliger, par voie de directive ou d’ordonnance, à choisir de ne pas présenter de preuve comme condition préalable à l’instruction de la requête. Il s’agit de dissuader les intimés de présenter des requêtes en non‑lieu dans des affaires de droits de la personne en attachant une conséquence à leur décision.

[144] Si l’on autorisait les intimés à dire « pile, je gagne, face, je ne perds pas », ils auraient ainsi une raison de présenter des requêtes en non‑lieu. On risquerait d’y voir un avantage stratégique ou une mesure que devrait prendre l’avocat consciencieux d’un intimé. Par conséquent, le fait de ne pas obliger un intimé à faire un choix pourrait entraîner un recours accru à de telles requêtes. Voilà qui irait complètement à l’encontre du paragraphe 48.9(1) de la Loi, qui dispose que « [l]’instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique ». À cet égard, je souscris à la décision Chopra en ce qu’il est approprié d’exiger que l’intimé fasse un choix.

[145] Cependant, je pousserais plus loin le raisonnement adopté dans Chopra. À mon avis, les requêtes en non‑lieu sont, par présomption, inappropriées dans les affaires de droits de la personne. Par conséquent, étant donné sa capacité de contrôler sa propre procédure, le Tribunal pourrait à bon droit refuser d’entendre une telle requête.

[146] Mes motifs sont fondés sur l’efficacité procédurale, la compatibilité avec la raison d’être du tribunal selon sa loi habilitante, l’équité procédurale et l’intérêt public.

a) Efficacité procédurale

[147] En matière civile, quiconque a le droit d’introduire une action en justice devant le tribunal. Un défendeur peut recourir à une requête en non‑lieu comme éventuel mécanisme de filtrage contre les actions infondées. S’il n’y a pas de preuve d’un élément requis dans une poursuite au civil, le défendeur devrait théoriquement pouvoir présenter une requête en non‑lieu au milieu de l’instance, sans produire lui-même de preuve. Le choix de ne pas présenter de preuve peut, dans ce contexte, être considéré comme conforme à l’objectif d’efficacité procédurale.

[148] Il en va autrement pour les procédures relatives aux droits de la personne. Le Tribunal, contrairement à une cour de justice, n’est pas directement accessible au public. La présente plainte a fait l’objet d’un examen préalable et d’une enquête par un organisme public indépendant, la Commission. Elle a été examinée par les commissaires de la Commission, qui a décidé, en vertu de l’article 49 de la Loi, de demander au Tribunal d’instruire la plainte parce qu’elle était convaincue qu’une instruction était justifiée. Cela ne signifie pas que la plainte est valide, mais plutôt que le Tribunal doit mener une instruction « depuis le début ». Le fait est que le « filtrage » de la plupart des plaintes pour lesquelles il n’y a pas de preuve devrait déjà avoir eu lieu à l’étape de la Commission. À mon avis, les requêtes en non‑lieu ont beaucoup moins leur place dans une plainte pour atteinte aux droits de la personne. Il y a de fortes chances qu’elles soient soit rejetées et ne servent qu’à retarder le processus d’instruction sur le fond. Voilà une raison pour laquelle les intimés ne devraient pas présenter des requêtes en non‑lieu.

b) Conformité avec les objectifs de la loi

[149] Demander au Tribunal de rejeter une plainte relative aux droits de la personne au milieu de l’instance, sans avoir pris connaissance de la preuve de l’intimé, semble contraire à l’objet de la Loi. Comme il a été mentionné, l’un des principaux objectifs de la Loi est de permettre au Tribunal d’instruire une plainte lorsque la Commission l’estime justifié.

[150] En se référant à la version anglaise de la loi, est-il significatif qu’il ait été demandé à notre Tribunal de mener une « inquiry » en vertu de l’article 49 [d’« instruire » la plainte, dans la version française]? Je conclus que oui. Le terme « inquiry » [« instruire » ou « instruction », en français] n’est pas typique des règles de procédure civile applicables aux procédures judiciaires. À mon avis, le fait que les législateurs aient choisi d’utiliser le terme « inquiry » dans la version anglaise de la Loi [et les termes « instruire » et « instruction » dans la version française] doit avoir une signification intentionnelle.

[151] Le terme « inquiry » et en français, les termes « instruction » et, selon le cas, « enquête », sont utilisés dans les lois lorsqu’il est dans l’intérêt public de découvrir les causes profondes d’un événement. La Public Inquiries Act, R.S.N.S. 1989, c 372 de la Nouvelle-Écosse en est un exemple. Cette loi a accordé les pouvoirs nécessaires pour mener l’enquête sur la mine Westray et un certain nombre d’autres enquêtes publiques.

[152] Les lois provinciales sur les droits de la personne sont d’autres exemples courants où le terme « inquiry » [« instruction » ou « enquête »] » est utilisé.

[153] Il ne s’agit pas en l’espèce d’une action au civil où il est nécessaire de résoudre un litige entre des personnes dont seuls les intérêts privés sont en jeu. Une fois qu’une plainte pour atteinte aux droits de la personne est renvoyée au Tribunal, même un règlement amiable de cette plainte — et donc, un règlement privé intervenu entre les parties concernant les droits individuels et les réparations en cause —, exige l’approbation de la Commission, qui a pour rôle de protéger l’intérêt public. La Loi exige qu’une instruction sur des plaintes non réglées soit menée dans l’intérêt public, et que la Commission puisse participer à toute audience.

[154] À mon avis, dès lors que la Loi confie au Tribunal le rôle de mener une instruction, celle-ci exige la communication de renseignements. Et, de fait, le Tribunal jouit de vastes pouvoirs pour s’assurer qu’il dispose des renseignements nécessaires pour mener l’instruction jusqu’à son issue (voir les paragraphes 50(2), (3) et (4)).

[155] Lorsqu’un intimé dépose une requête en non‑lieu et choisit de ne pas produire de preuve, il se trouve à demander au Tribunal de rejeter la plainte sans avoir présenté la moindre défense contre celle-ci. Voilà qui me semble être l’antithèse d’une instruction. Pour être utile, une instruction fondée sur la loi, à mon avis, doit à tout le moins prévoir la consignation au dossier d’une réponse de la part de la partie présumée coupable, tout autant que l’information fournie par le plaignant est nécessaire. Selon moi, dans les cas où une instruction s’impose, le fait qu’un intimé désigné ne fournisse pas de réponse quant au fond dans le cadre d’une instruction en vertu de la loi mine l’objet de la procédure. Je m’inquiéterais de ce que le Tribunal ne s’acquitte pas des responsabilités que lui confère la loi si sa procédure permet à un intimé d’éviter de fournir une réponse sur le fond.

c) Équité procédurale

[156] La décision Chopra souligne qu’il ne convient pas, dans une affaire de droits de la personne, qu’un plaignant se voie refuser la réparation à laquelle il a droit parce qu’au moment d’établir sa preuve prima facie concernant sa plainte, il lui aura été impossible d’accéder à des éléments d’information que détient l’intimé relativement à sa défense. En d’autres termes, dans la décision Chopra, le Tribunal a exigé que l’intimé fasse un choix, compte tenu d’obstacles préexistants sur le plan de la preuve pour ce qui était de déterminer ce à quoi avait droit un plaignant, dans ce qui semblait être une tentative du Tribunal d’uniformiser les règles du jeu en assortissant d’une condition la requête en non‑lieu. À mon sens, les règles du jeu sont plus équitables lorsqu’il est attendu des deux parties qu’elles fournissent leur preuve.

[157] Les requêtes en non‑lieu par suite desquelles les intimés évitent de répondre à la plainte créent potentiellement, sur le plan de la preuve, un obstacle à la fonction de recherche de la vérité du Tribunal.

[158] Si l’intimé présente une requête en non‑lieu, qu’il choisit de ne pas présenter d’autres éléments de preuve et que la requête en non‑lieu est rejetée, le Tribunal est tenu de se prononcer à l’issue d’une instruction fondée sur la preuve présentée par le plaignant, qui sera presque certainement incomplète en l’absence d’une réponse de l’intimé désigné. Si la requête en non‑lieu est accueillie, c’est peut-être parce que le plaignant n’est pas en mesure de prouver ce à quoi il a droit, pour les raisons expliquées dans la décision Chopra.

[159] Par ailleurs, rendre ce qui pourrait être une décision définitive sur une plainte pour atteinte aux droits de la personne sans avoir pris connaissance de la preuve de l’intimé ne saurait servir au mieux l’intérêt supérieur théorique des intimés, ni être compatible avec la recherche de la vérité.

[160] Les requêtes en non‑lieu, lorsque les intimés ne présentent pas de preuve, créent un terrain parsemé d’obstacles à l’équité procédurale.

d) Intérêt public

[161] Il y a un intérêt public à sensibiliser la population au sujet des droits de la personne. À l’étape du Tribunal, cette sensibilisation se fait principalement au moyen des décisions rendues par le Tribunal. Mais on ne peut ainsi renseigner la population en l’absence de réponses sur les faits qui se sont produits. Si les intimés ne répondent pas pour expliquer leur version des faits, la possibilité d’informer les gens est réduite, parce que le Tribunal n’a que la moitié de l’histoire. Conformément à son obligation de mener une instruction, le Tribunal peut exiger que les deux parties produisent des éléments de preuve et faire en sorte d’obtenir tous ceux dont il a besoin pour pouvoir réaliser un « examen complet de la plainte » (alinéa 50(3)a) de la Loi).

[162] De plus, de façon importante, l’intérêt public est servi par la sensibilisation des personnes qui pourraient potentiellement devenir des intimés ou leurs employés mis en cause. Bien souvent, la discrimination n’est pas intentionnelle. Elle se produit parce que les intimés ne comprennent pas pleinement leurs obligations en matière de droits de la personne. Le processus par lequel l’intimé fournit des explications et les autres parties répondent crée une occasion de sensibilisation approfondie, si nécessaire. Cette occasion est perdue si l’étape des explications n’a pas lieu.

e) Conclusions quant à la pratique

[163] Je conclus que, dans une plainte pour atteinte aux droits de la personne, il n’est pas approprié de présenter des requêtes en non‑lieu par suite desquelles les intimés ne présenteront aucune preuve pour répondre à l’instruction. J’ajouterais qu’il peut se présenter des situations exceptionnelles, mais qu’il est franchement difficile d’envisager des circonstances susceptibles de l’emporter sur l’obligation du Tribunal de mener une instruction complète et équitable comme l’exige la Loi. Si un intimé souhaite présenter une requête en non‑lieu, il devrait être tenu de le faire après que l’ensemble des éléments de preuve aient été présentés. À mon avis, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en matière de procédure, le Tribunal devrait rejeter les requêtes en non‑lieu lorsque l’intimé choisit de ne pas produire de preuve.

(vi) Approche à l’égard de la question de l’absence de choix aux fins de l’examen de la requête

[164] En l’espèce, Membertou a plaidé la requête en non‑lieu sans soumettre sa preuve. Il semble que Membertou s’attende à présenter des éléments de preuve à l’appui de sa position générale sur le fond de la plainte, advenant que sa requête en non‑lieu soit rejetée. Comme il a été expliqué précédemment, l’avocat de Membertou n’a pas soulevé la question du choix ni ne s’est prononcé à ce sujet, comme il aurait dû le faire. La représentante de M. Marshall ne semblait pas être au fait de la question et ne l’a pas non plus soulevée.

[165] Si le Tribunal avait demandé aux parties des observations quant à savoir si Membertou était tenue de faire un choix, il en aurait résulté une complexité procédurale accrue et des retards supplémentaires, vu la nécessité d’entendre les deux parties sur cette question.

[166] Le Tribunal a décidé de trancher d’abord les requêtes sur le fond, puis de décider ensuite si la question du choix devrait être traitée par les parties. S’il avait conclu à la nécessité d’aborder la question du choix, il n’aurait pas rendu sa décision sur requête avant que cette question ne soit réglée.

I. Résumé des questions à trancher

[167] Par conséquent, les questions à trancher dans les présentes requêtes sont les suivantes :

1) M. Marshall devrait-il être autorisé à rouvrir sa preuve parce qu’il s’est fié aux conseils erronés de sa représentante?

2) Y a-t-il eu à l’audience des éléments de preuve selon lesquels M. Marshall souffre d’alcoolisme?

3) Membertou devrait-elle être autorisée à présenter une preuve si la requête en non‑lieu est rejetée?

V. Requête en réouverture de la preuve

A. Analyse et décision sur la requête

[168] À mon avis, la notion de caractère définitif des procédures judiciaires n’est pas convaincante ni même applicable dans la présente plainte, où l’instance n’a pas encore pris fin. Lorsqu’une procédure n’est pas terminée et qu’une réponse à une plainte n’est pas commencée, l’objectif de la recherche de la vérité devrait primer.

[169] J’ai décidé que l’arrêt Scott ne fournit pas un cadre complet pour l’analyse de la présente requête. Le facteur fondamental à prendre en considération pour déterminer si le Tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire de rouvrir la preuve en l’espèce est la question de savoir si la non-réouverture de la preuve et le rejet de la plainte sans examen de son bien-fondé entraîneraient un déni de justice. D’autre part, le pouvoir discrétionnaire du Tribunal doit être appliqué avec parcimonie, surtout si la réouverture d’une preuve pourrait inciter les parties à assurer la conduite de leur affaire de façon négligente ou au mépris des règles de procédure.

[170] D’après notre compréhension, une bonne administration de la justice suppose de mettre en balance tout préjudice qu’une ligne de conduite envisagée serait susceptible de causer à l’une et l’autre partie. Un tel exercice est fondamental à l’équité de toute procédure judiciaire. À mon avis, le fait de déterminer et d’évaluer tout préjudice éventuel pour l’une ou l’autre des parties est un élément pertinent et approprié du critère juridique à appliquer dans les circonstances présentes. Il en va de même pour la bonne administration de la justice.

[171] Membertou n’a pas expliqué de quelle manière elle aurait été lésée à supposer que le Tribunal ait autorisé M. Marshall à rouvrir immédiatement sa preuve et à poursuivre l’audience comme prévu. Membertou a soumis une requête en non‑lieu immédiatement après la décision malavisée de M. Marshall de clore sa preuve. Après les observations orales initiales, l’instance a été ajournée brièvement pour permettre à M. Marshall de réagir. À son retour, M. Marshall a demandé la permission de poursuivre la présentation de sa preuve. Certaines parties auraient soupiré d’exaspération, mais n’auraient pas exprimé de sérieuses objections à ce que M. Marshall puisse reprendre la présentation de sa preuve, ou alors elles se seraient opposées, mais auraient abandonné leur requête en non‑lieu ou offert de la mettre en suspens. Membertou, elle, est allée de l’avant avec sa requête en non‑lieu.

[172] Membertou n’a fourni aucune preuve de préjudice. Il est difficile de voir comment elle pourrait subir un préjudice important, étant donné qu’elle n’a pas commencé à présenter sa propre preuve. Rien ne laisse penser que le fait de permettre à M. Marshall de revenir sur sa décision et de reprendre la présentation de sa preuve aurait un effet concret ou négatif sur la capacité de Membertou de se défendre quant au fond de la plainte. Le fait de s’appuyer sur la simple décision passagère d’une partie adverse constitue tout au plus un préjudice théorique, eu égard aux faits.

[173] Membertou a présenté une requête en non‑lieu, qui deviendra sans doute théorique si la requête de M. Marshall visant à rouvrir sa preuve est accueillie. Cependant, Membertou a adopté la position selon laquelle la requête de M. Marshall devrait être tranchée en premier. Elle a également choisi de poursuivre sa requête en parallèle.

[174] À la lumière de ces faits, si la requête en non‑lieu de Membertou devient inutile ou théorique en raison de la requête en réponse de M. Marshall, un tel résultat procédural ne constituera pas un préjudice extrinsèque. Ce sera simplement le résultat de la procédure, et il s’agit là d’un risque associé à toutes les requêtes.

[175] Certes, comme M. Marshall a présenté une requête de réouverture, un préjudice s’ensuit pour Membertou en ce qui concerne les coûts supplémentaires et les retards liés à la requête de M. Marshall. Toutefois, pareil préjudice est, à la rigueur, théorique, parce que Membertou a en premier lieu présenté une requête, ce qui a entraîné des coûts supplémentaires et des retards pour M. Marshall. On peut soutenir que tout préjudice en l’espèce découle de la décision stratégique de Membertou de poursuivre sa requête et de s’opposer à celle de M. Marshall, plutôt que de signaler son opposition et de passer à autre chose.

[176] J’ai réfléchi à la question de savoir s’il y aura des retards ou des coûts supplémentaires, ou si une complexité inutile viendra s’ajouter à la procédure au détriment de Membertou, advenant que la requête de M. Marshall soit accueillie. L’instance ne s’est pas déroulée comme il était prévu au départ pour M. Marshall. Cette conclusion se fonde sur l’exposé des précisions fourni en prévision de l’audience par M. Marshall, dont le contenu est plus complet comparativement aux éléments présentés à l’audience. Il ne peut y avoir pour Membertou de préjudice additionnel ou « nouveau » découlant d’éléments de preuve non divulgués si, à supposer qu’il y soit autorisé, M. Marshall rouvre sa preuve et procède conformément à sa divulgation antérieure à Membertou au moyen de l’exposé des précisions qu’il a déjà déposé. Il est raisonnable de penser que, si M. Marshall n’avait pas été sous-représenté, il aurait témoigné, les autres témoins qui figuraient sur la liste des témoins auraient été convoqués, et la plupart, sinon la totalité, des questions restantes dans l’exposé des précisions auraient été abordées, comme c’est habituellement le cas.

[177] Pour ces motifs, je conclus que le fait de permettre à M. Marshall de rouvrir sa preuve n’entraînera pas de préjudice important pour Membertou.

[178] Je passe maintenant à l’évaluation du préjudice qui sera causé à M. Marshall s’il n’est pas autorisé à rouvrir sa preuve. Il est nécessaire, ici, de revenir sur la nature et l’étendue des erreurs commises par sa représentante pour comprendre les motifs de décision du Tribunal. Comme il a été expliqué, le Tribunal avait des réserves à l’idée d’exposer les décisions erronées prises par la représentante de M. Marshall. Toutefois, les présents motifs ne seraient pas compris s’ils étaient présentés dans un vide factuel. Le Tribunal estimait se trouver en quelque sorte dans une impasse à cet égard au moment de rédiger ses motifs sur le sujet.

[179] En clair, il s’agit notamment d’erreurs de procédure ayant été reconnues ou admises comme telles, par exemple le fait de ne pas être prêts à procéder le premier jour d’audience prévu, ou de conseiller à M. Marshall de ne pas témoigner, de même que d’autres exemples d’erreurs possibles perçues d’après les différences entre ce que M. Marshall a indiqué dans son exposé des précisions et ce qui s’est produit à l’audience. Il peut y avoir de bonnes raisons à ces différences. Il ne s’agit peut-être pas d’erreurs; par exemple, un document dont le dépôt était prévu peut avoir été perdu. Dans l’éventualité où il s’agirait d’erreurs, le Tribunal a tâché d’éviter de franchir la ligne en s’abstenant de préciser si elles pouvaient être corrigées et, le cas échéant, comment.

[180] Par exemple, la représentante de M. Marshall :

1) a omis de prévoir la date de l’audience à son horaire et à celui de M. Marshall, de se souvenir des événements et des directives du Tribunal et de faire en sorte qu’elle et M. Marshall assistent à l’audience;

2) a omis de se préparer en prévision de la date prévue du début de l’audience;

3) a omis de communiquer avec un certain nombre de témoins proposés ou de les aviser avant le début de l’audience;

4) semble avoir omis d’informer M. Marshall que le dépôt de sa plainte exigeait la divulgation, au cours de l’audience, de certains renseignements personnels liés à sa déficience; subsidiairement, elle a peut-être omis de l’informer du fait que le Tribunal, en vertu de la Loi, peut répondre aux préoccupations relatives à la protection de la vie privée dans certaines circonstances;

5) a conseillé à M. Marshall de ne pas témoigner à l’appui de sa propre plainte pour établir qu’il y a eu infraction à la Loi;

6) n’a pas d’abord consulté M. Marshall lorsque le Tribunal a demandé s’il existait une entrave au témoignage de M. Marshall, pas plus qu’elle n’a consulté M. Marshall au sujet de l’offre du Tribunal de répondre à toute préoccupation à cet égard;

7) a, en réponse à une question directe du Tribunal, répondu de manière inexacte en ne divulguant pas le fait qu’il y avait une entrave au témoignage de M. Marshall, à savoir la honte, l’embarras et la crainte d’une rechute;

8) a tenté d’éviter que M. Marshall admette son alcoolisme pendant l’audience, ce qui, en principe, serait nécessaire pour que sa plainte soit accueillie ou serait utile pour étayer sa preuve, étant donné qu’il est manifestement alcoolique; elle a agi ainsi même si elle sait que l’alcoolisme est une maladie qui dure toute la vie et qu’elle l’a signalé au Tribunal; même si M. Marshall admet sa dépendance à l’alcool dans son exposé des précisions; et même si M. Marshall a récemment fait une autre rechute après avoir perdu son poste à Membertou;

9) n’a pas convoqué les autres témoins qui, selon ce qu’a indiqué M. Marshall, seraient convoqués pour étayer le contenu de son exposé des précisions;

10) a omis de faire témoigner M. Marshall au sujet de la question de la réparation — c.‑à‑d. au sujet des conséquences que la discrimination alléguée a eues pour lui et du résultat qu’il souhaite obtenir si sa plainte est accueillie — à l’appui des positions qu’il a exprimées dans son exposé des précisions à cet égard;

11) n’a pas soulevé la question de savoir si Membertou devrait être autorisée à présenter des éléments de preuve advenant le rejet de sa requête en non‑lieu ou, à tout le moins, n’a pas utilisé efficacement le temps supplémentaire qui lui a été accordé pour faire des recherches sur les requêtes en non‑lieu; si elle l’avait fait, elle aurait probablement appris la possibilité de demander que Membertou fasse un choix à cet égard.

[181] Parce qu’il n’est pas au courant de tout ce dont M. Marshall et sa représentante ont discuté, le Tribunal ignore ce qu’il en est, mais sa représentante pourrait avoir commis les deux autres erreurs suivantes :

1) Elle a peut-être accepté l’opinion de l’avocat de Membertou quant à ceux qui, parmi les témoins, seraient susceptibles de présenter des témoignages pertinents, alors que l’avocat a la responsabilité d’agir dans l’intérêt supérieur de son client et de ne pas donner d’avis neutres à la partie adverse. Par exemple, l’avocat de Membertou a déclaré que le chef Paul n’aurait pas de renseignements utiles à fournir parce qu’il n’avait pas participé à l’enquête ayant mené au congédiement de M. Marshall. L’avocat a ajouté que le chef Paul était un acteur pertinent dans l’appel formé contre ce congédiement. Rappelons que le chef Paul est mentionné dans l’exposé des précisions de M. Marshall et qu’il a été inscrit comme témoin. Selon ce qui avait été indiqué, il serait en mesure de témoigner au sujet de l’appel de M. Marshall au conseil de bande et de la connaissance qu’avait le conseil de la dépendance à l’alcool de M. Marshall. Le chef Paul n’a pas été appelé à témoigner par la représentante de M. Marshall, malgré qu’elle se soit dit d’avis, avant que l’avocat de Membertou ne fasse ses remarques, que sa comparution à l’audience était importante.

2) Elle a peut-être omis d’obtenir ou de demander des documents auprès de tous les tiers et de Membertou, ou de produire tous les documents, au vu de la liste de documents qu’elle a fournie avec l’exposé des précisions, parce qu’elle a déposé très peu de pièces en preuve.

[182] Le fait que la représentante de M. Marshall ait obtenu un diplôme en droit semble avoir amené M. Marshall à se fier, malheureusement, à ses conseils en matière de procédure. Le fait que M. Marshall et sa représentante aient une relation personnelle est sans aucun doute un facteur qui a compliqué les choses, et qui a empêché M. Marshall d’accéder à des conseils objectifs, en plus de freiner sa volonté de remettre en question les conseils reçus ou de procéder différemment. De toute évidence, M. Marshall a subi un préjudice grave en s’en remettant aux actes et omissions de sa représentante.

[183] J’ai mesuré la gravité de tout préjudice causé à Membertou par rapport à la gravité du préjudice que subirait M. Marshall s’il n’était pas autorisé à rouvrir sa preuve et à la poursuivre selon le contenu de son exposé des précisions. Le préjudice pour M. Marshall équivaudrait à un déni de justice. À l’opposé, la requête de M. Marshall en réouverture de sa preuve ne portera pas préjudice à Membertou, si ce n’est qu’elle annule en principe la requête en non-lieu, dont on pourrait dire qu’elle est devenue inutile en peu de temps. Les coûts de cette requête sont compensés par ceux de la requête ayant conduit à sa présentation. La réouverture de la preuve ne prolongera pas indûment l’instance, ou ne la prolongera pas au-delà de ce qu’elle aurait duré, si la présentation de la preuve de M. Marshall se déroule conformément à son exposé des précisions. Il n’y a pas de préjudice important à équilibrer entre les parties. Le poids du préjudice grave repose sur M. Marshall.

[184] J’ai également tenu compte de l’explication donnée par M. Marshall pour ne pas avoir témoigné. Ses actes sont le fait de la peur et d’un manque de connaissances, et non de décisions stratégiques ou d’une manipulation du processus du Tribunal. M. Marshall demande à pouvoir raconter son histoire.

[185] À cette étape-ci de l’instance, avant qu’une décision ne soit rendue, le Tribunal a pour rôle et priorité la recherche de la vérité.

[186] Compte tenu de l’ampleur du préjudice causé à M. Marshall, des raisons sous‑jacentes de ses omissions et du rôle du Tribunal dans la recherche de la vérité, je conclus qu’il y aurait déni de justice si M. Marshall n’était pas autorisé à rouvrir sa preuve afin que la plainte puisse être jugée sur le fond. J’estime qu’il est tout autant dans l’intérêt de la bonne administration de la justice que conforme aux objectifs des Règles concernant l’exercice du pouvoir discrétionnaire du Tribunal en matière de procédure d’accueillir la requête de M. Marshall visant à rouvrir sa preuve.

B. Conditions à la réouverture de la preuve et remarques

[187] Il est permis à M. Marshall de rouvrir sa preuve, ce qui comprend le droit de convoquer d’autres témoins et de fournir d’autres éléments de preuve à l’appui de son exposé des précisions, en plus de livrer son propre témoignage. Cette décision sert l’intérêt de la recherche de la vérité.

[188] J’avais toutefois d’importantes préoccupations au sujet des conséquences de la décision d’accueillir la requête de M. Marshall, même si, à mon avis, cette décision est la bonne.

[189] La première préoccupation tient au fait que M. Marshall pourrait avoir l’impression que cette décision lui donne le droit de refaire sa preuve à l’aide de nouveaux éléments de preuve qu’il n’a pas déjà divulgués dans son exposé des précisions, y compris de nouveaux témoins ou de nouveaux documents dont il n’a pas fait mention auparavant. Ma décision repose sur le principe que la preuve de M. Marshall sera présentée conformément à la divulgation qui a été faite dans son exposé des précisions, à moins qu’une autorisation ne soit d’abord demandée par voie de requête au Tribunal et accordée par celui-ci, comme le permettent les Règles.

[190] Si M. Marshall souhaite ajouter à l’audience des éléments de preuve non encore divulgués, le paragraphe 9(3) des Règles s’appliquera. Il interdit à une partie de produire sans l’autorisation du Tribunal des éléments de preuve qu’elle n’a pas divulgués. Si une requête à cet égard était présentée, la question du préjudice causé à Membertou serait réexaminée. Le paragraphe 9(3) des Règles s’applique également à Membertou, pour le cas où elle s’écarterait de sa divulgation antérieure concernant sa défense.

[191] La condition selon laquelle M. Marshall doit présenter sa preuve conformément à la divulgation qu’il a faite dans son exposé des précisions n’annule pas pour elle, à titre de partie à la présente plainte, l’obligation continue, prévue au paragraphe 6(5) des Règles, de divulguer et de produire auprès de Membertou des éléments de preuve nouvellement découverts, même si cela aide la cause de Membertou. Encore une fois, cette règle, qui confirme une obligation continue des parties, s’applique aussi bien à Membertou qu’à M. Marshall.

[192] Quant à la deuxième préoccupation, elle concerne le fait que M. Marshall pourrait croire que, parce qu’il a été reconnu comme un plaideur sous-représenté, s’il fait une erreur, le Tribunal la lui signalera ou corrigera la situation. Il y a une différence entre la prise de décision active et l’intervention inappropriée. Comme il l’a expliqué pendant la conférence de gestion préparatoire, le Tribunal n’informe pas les parties des éléments de preuve précis à obtenir et à présenter pour prouver leurs arguments. Il peut leur fournir des renseignements généraux sur la procédure, les mettre au fait des règles applicables et leur expliquer celles-ci. Le Tribunal peut aussi parler du droit applicable en général aux questions pertinentes, y compris fournir des explications à l’avance concernant les critères juridiques et l’analyse appliqués dans toutes les affaires de droits de la personne. Il peut mentionner des recours susceptibles de s’appliquer, ou traiter des exigences générales en matière de preuve. S’il est mis au courant de l’existence d’éléments de preuve, le Tribunal peut également fournir des indications procédurales sur la façon de produire ces éléments devant lui. Les lignes directrices du CCM mentionnent qu’un tribunal peut interroger des témoins. La portée des directives procédurales et de l’exercice de recherche de la vérité dépend de la nature et des circonstances de chaque affaire. Je n’entends pas ici fournir une liste exhaustive de ce que la prise de décision active peut englober.

[193] M. Marshall aurait également tort de supposer qu’il peut avoir gain de cause s’il corrige les éléments que le Tribunal a mentionnés dans les présents motifs ou s’il y répond, ou encore s’il croit pouvoir tout corriger. Le Tribunal n’a pas réfléchi à ce qui serait nécessaire pour que M. Marshall obtienne gain de cause dans sa plainte, car il aurait tort de le faire, et ce serait très injuste pour Membertou. Comme je l’ai dit à maintes reprises, c’est à M. Marshall qu’il incombe de prouver les éléments de sa plainte. Si M. Marshall ne prouve pas les éléments de sa plainte pour discrimination, le Tribunal conclura qu’il n’en a pas établi le bien-fondé.

[194] Voici une troisième préoccupation. Des personnes non représentées par un avocat ou sous‑représentées comparaissent fréquemment devant le Tribunal. Il y a parfois des causes qui sont perdues parce qu’une personne autoreprésentée hoche la tête en signe d’assentiment, mais ne comprend pas pleinement l’importance de présenter tous les éléments de preuve pertinents ou oublie de le faire, même lorsqu’il est souligné dans le cadre de la gestion de l’instance que le Tribunal tranchera l’affaire en se fondant uniquement sur ce qui lui est présenté à l’audience. Ma crainte est que la présente décision puisse par inadvertance encourager des plaideurs non représentés ou sous-représentés à présenter des requêtes en réouverture de leur preuve. Ce scénario pourrait se produire s’ils reçoivent une décision qui ne leur plaît pas, se rendent compte qu’ils ont commis une erreur et n’ont pas présenté une preuve convaincante, et croient qu’ils auraient pu y parvenir. La présente décision ne vise pas à ouvrir toute grande la porte du Tribunal à la prise en considération des « remords de l’acheteur » à propos de mauvaises décisions prises sur les éléments de preuve à présenter ou d’autres questions de procédure. Les parties doivent comprendre que le travail de notre Tribunal et, par voie de conséquence, l’accès à la justice en matière de droits de la personne dans les domaines de compétence fédérale, serait perturbé si des plaideurs non représentés ou sous-représentés pouvaient revenir devant le Tribunal à la suite de décisions qu’ils désapprouvent pour présenter leur preuve à nouveau en raison d’erreurs qu’ils ont commises.

[195] Dans les cas où un plaideur croit qu’il a présenté une preuve convaincante, mais que le Tribunal « s’est trompé », la décision du Tribunal peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour fédérale. La Cour fédérale examinera la décision du Tribunal en se fondant sur le dossier de preuve dont il a été saisi. En fait, cela devrait faire ressortir, pour les plaideurs non représentés ou sous-représentés, la nécessité de s’assurer de faire consigner les éléments de preuve au dossier à l’audience afin de prouver les éléments de leur plainte pour discrimination.

VI. Requête en non‑lieu

A. Preuve concernant l’alcoolisme

[196] M. Blair Paul a été convoqué comme témoin par M. Marshall. M. Paul est conseiller en toxicomanie dans la collectivité et il travaille pour Membertou depuis 15 ans. Il a apporté un soutien à des membres de Membertou, dont M. Marshall, en prenant des dispositions pour les confier à la Crosbie House.

[197] M. Paul a déclaré que Membertou avait payé les coûts du séjour à la Crosbie House de M. Marshall et d’autres membres de Membertou. Il a affirmé que Membertou avait conclu avec la Crosbie House une entente selon laquelle 20 lits seraient réservés à ses membres. Cette mesure visait à ce que les membres des Premières Nations puissent accéder immédiatement à des lits sans avoir à attendre d’être admis à l’établissement.

[198] Selon le témoignage de M. Paul, les membres qui avaient besoin de ses services étaient aiguillés vers lui par les Ressources humaines (les « RH ») de Membertou. Son rôle était de veiller à ce que le membre soit transporté en toute sécurité à la Crosbie House.

[199] En ce qui concerne le processus, il a déclaré que les RH lui donnaient habituellement l’instruction de prendre les dispositions nécessaires pour un membre ayant besoin des services de la Crosbie House. Habituellement, le membre recevait aussi une lettre des RH l’informant qu’il avait fait l’objet d’une recommandation pour un programme de 28 jours à la Crosbie House. M. Paul procédait à l’enregistrement du membre et s’assurait qu’il prenne l’autobus prévu pour son transport jusqu’à l’établissement.

[200] M. Paul a témoigné que M. Marshall s’était rendu à la Crosbie House en 2010 pour participer au programme de 28 jours de l’établissement. Il se souvenait avoir conduit lui‑même M. Marshall à la Crosbie House, car ils n’avaient pas encore commencé à utiliser un autobus. M. Paul a témoigné que, lors de ses interactions avec M. Marshall à l’époque, M. Marshall lui avait dit qu’il avait un problème d’alcool.

[201] M. Paul a expliqué que le traitement offert à la Crosbie House est confidentiel, et qu’il n’avait pas accès aux dossiers qui s’y trouvaient. Les dossiers n’ont pas été déposés en preuve. Apparemment, la Crosbie House ne conserve pas les dossiers de ses patients au‑delà d’une période de sept ans.

[202] M. Paul a déclaré que les RH lui avaient demandé si le participant avait terminé le programme et il a répondu [traduction] « oui ». Il s’est souvenu que M. Marshall avait terminé le programme avec succès.

[203] En contre-interrogatoire, M. Paul a été prié de dire s’il avait discuté de ses clients avec le chef Paul. Il a déclaré que lorsqu’un client venait le voir, leur rencontre était confidentielle.

[204] M. Richard Stevens, gestionnaire des RH, a également été convoqué comme témoin par M. Marshall. M. Stevens travaille pour Membertou depuis 2004. En 2010, il était administrateur de la paie. Il a indiqué qu’il savait que M. Marshall avait travaillé auparavant pour Membertou et qu’il était allé à la Crosbie House en 2010. Il a témoigné que le directeur des RH de l’époque lui avait dit que M. Marshall séjournait à la Crosbie House. M. Stevens a confirmé que Membertou avait assumé les frais de séjour de M. Marshall à la Crosbie House. Il a déclaré qu’il savait que M. Marshall avait une dépendance envers l’alcool. Il a également dit avoir travaillé avec Blair Paul, qu’il a décrit comme étant le conseiller en toxicomanie, et a expliqué que M. Paul pouvait préciser le type de dépendance en cause.

[205] M. Stevens a expliqué que la Crosbie House considérait l’information sur ses patients comme confidentielle, mais que l’établissement pouvait confirmer la présence de quelqu’un. Il a dit que Blair Paul faisait un suivi pour s’assurer que le membre était présent, et s’assurait ensuite et qu’il assistait aux réunions de soutien. M. Paul avisait les RH lorsque le programme était terminé, et on laissait l’employé retourner au travail.

[206] M. Stevens a parcouru ses dossiers administratifs pour faire des vérifications pendant son témoignage. Il a confirmé que les dossiers montraient que M. Marshall avait eu une interruption dans sa période d’emploi à Membertou entre juillet et octobre 2010, soit la période pendant laquelle, selon lui, M. Marshall avait suivi un traitement. Les dossiers indiquent que celui-ci est par la suite retourné au travail.

[207] En contre-interrogatoire, M. Stevens a déclaré qu’il avait entendu parler d’un incident impliquant M. Marshall qui avait bu, en décembre 2016, mais que l’incident avait été géré par M. Troy Paul, le directeur des RH de l’époque. M. Stevens a fait savoir qu’il n’avait offert aucune mesure d’adaptation à M. Marshall, parce que c’était M. Troy Paul qui s’en occupait. Il a également déclaré que toute connaissance du fait que M. Marshall était alcoolique était fondée sur [traduction] « ce qu[‘ils avaient] fait écrire au dossier par Troy Paul ». Et toute connaissance antérieure à ces notes [traduction] « provenait de l’ancien directeur […] ». M. Stevens n’avait vu dans le dossier aucun diagnostic médical.

[208] M. Troy Paul, l’actuel directeur des RH, et Murray Jessome, l’exploitant en chef du Sportsplex de Membertou, ont témoigné au sujet des événements survenus en 2016 et en 2017 qui ont mené au congédiement de M. Marshall. Comme je l’ai dit, il était question d’allégations selon lesquelles M. Marshall s’était trouvé en état d’ébriété au travail à deux reprises. Des avis disciplinaires et la lettre de licenciement ont été présentés en preuve à titre d’exemples d’éléments de preuve documentaire démontrant que M. Marshall avait été congédié parce qu’il était en état d’ébriété au travail ou qu’il semblait l’être. Le témoignage de M. Troy Paul portait sur le refus de M. Marshall d’admettre qu’il avait été sous l’emprise de l’alcool au travail ou de demander de l’aide pour cause d’alcoolisme. M. Troy Paul a témoigné que de l’aide lui aurait été fournie si elle avait été demandée.

[209] Un autre témoin a dit à quel point M. Marshall était bien connu dans la collectivité de Membertou. Pour situer le contexte, le Tribunal a été informé que Membertou compte une population d’environ 1 700 personnes. Il paraît que M. Marshall est très bien connu au sein de la communauté pour deux raisons. Il est le frère du regretté Donald Marshall fils, qui a attiré l’attention de tout le pays lorsqu’il a obtenu l’annulation d’une condamnation injustifiée pour un meurtre qu’il n’avait pas commis, et qu’il est ensuite devenu un défenseur des droits des peuples autochtones. Par la suite, il a également joué un rôle déterminant dans l’obtention d’importants droits ancestraux et issus de traités. La deuxième raison pour laquelle M. Marshall est apparemment bien connu, c’est qu’il est un joueur de hockey exceptionnel. Pour cette raison, il porte de nombreux surnoms, dont celui de [traduction] « Légende de Membertou ».

[210] Son témoignage n’ayant pas eu lieu, M. Marshall n’a pas fourni de témoignage sous serment devant le Tribunal. Toutefois, M. Marshall a fait des déclarations au sujet de sa déficience alléguée dans ses arguments à l’appui de sa requête, et Membertou ne s’y est pas opposée, même si elles n’étaient pas expressément mises en preuve. Comme il a été mentionné précédemment, M. Marshall a déclaré, dans ses observations, qu’il est alcoolique depuis 1998. M. Marshall a également informé le Tribunal, dans ses observations orales à l’appui de sa requête, qu’il avait connu des rechutes.

[211] M. Marshall soutient qu’il y a des preuves qu’il est alcoolique parce que M. Blair Paul a témoigné qu’il était allé à la Crosbie House, en Nouvelle-Écosse, pour suivre un programme de traitement de l’alcoolisme d’une durée d’un mois. Il soutient qu’une fois qu’on devient alcoolique, on ne cesse plus de l’être. C’est une maladie, dit-il, qu’il [traduction] « vous faut contrôler jour après jour ».

B. Observations

[212] Membertou soutient que la seule preuve qui indiquerait qu’il peut y avoir une déficience est que M. Marshall est allé à la Crosbie House en 2010. L’avocat a ajouté que nous le savons maintenant uniquement parce que M. Blair Paul, le conseiller employé par Membertou, a témoigné à ce sujet. L’avocat a déclaré que Membertou s’appuie sur le témoignage supplémentaire de M. Paul selon lequel les renseignements au sujet de la Crosbie House sont confidentiels et qu’il n’en a parlé à personne.

[213] L’avocat de Membertou soutient qu’aucun témoin ne s’est présenté pour expliquer ce qu’est la Crosbie House, pour indiquer si M. Marshall a terminé le programme dans cet établissement ou pour dire si M. Marshall a reçu un diagnostic d’alcoolisme pendant qu’il était à la Crosbie House ou a reçu un tel diagnostic d’une autre entité.

[214] L’avocat a ajouté que M. Troy Paul était entré en fonction comme directeur des RH de Membertou en 2014, soit bien après que M. Marshall soit allé à la Crosbie House. Cela signifie également que M. Marshall est retourné travailler pour Membertou avant que M. Paul ne devienne directeur des RH.

[215] Comme je l’ai expliqué plus haut, la représentante de M. Marshall a soutenu qu’il était évident que M. Marshall avait une déficience. Elle se fonde également sur le fait que M. Marshall a été envoyé suivre un traitement à la Crosbie House.

C. Analyse et décision sur la requête

[216] Il incombe à Membertou, en tant que partie requérante, d’établir qu’il n’y a aucune preuve à partir de laquelle le Tribunal pourrait tirer une conclusion de fait concernant la déficience. C’est le critère juridique que Membertou doit respecter.

[217] Commençons par voir la définition de déficience à l’article 25 de la Loi : « Déficience physique ou mentale, qu’elle soit présente ou passée, y compris [...] la dépendance, présente ou passée, envers l’alcool ou la drogue. »

[218] MM. Blair Paul et Richard Stevens ont déclaré, dans leur témoignage, que M. Marshall avait fréquenté la Crosbie House pour une dépendance à l’alcool en 2010. Il y a donc au moins certaines preuves d’une déficience antérieure. Cette preuve de déficience antérieure correspond à la définition de déficience énoncée dans la Loi. La requête en non‑lieu pourrait être rejetée pour ce seul motif.

[219] L’avocat de Membertou a tenté de réfuter cette même preuve en faisant valoir qu’aucun témoin n’est venu expliquer ce qu’est la Crosbie House. Il est vrai que la représentante de M. Marshall n’a pas convoqué d’employé de la Crosbie House pour qu’il témoigne au sujet de la vocation de l’établissement. Cependant, cela aurait été inutile. Il ressort clairement des dépositions des témoins de Membertou qu’ils savaient que la Crosbie House était un centre de traitement de la toxicomanie et de rétablissement. Tout le monde, dans la salle d’audience, comprenait que la Crosbie House offrait des traitements contre la dépendance envers l’alcool. Membertou a déjà payé l’établissement pour qu’il réserve 20 lits à ses membres. Il n’est pas crédible que Membertou n’ait pas su qu’elle payait les services offerts à ces membres parce qu’ils souffraient de toxicomanie.

[220] Aux yeux de Membertou, M. Marshall remplissait les conditions pour suivre un programme de 28 jours à la Crosbie House, ce que Membertou a organisé et payé. M. Marshall a accepté de participer au programme, et il l’a fait. Cela suffit à prouver que M. Marshall avait une dépendance à l’alcool.

[221] Membertou soutient que rien ne prouve que M. Marshall ait terminé le programme à la Crosbie House. Or il existe une telle preuve, comme nous l’avons décrit plus haut, et la réussite du programme n’est pas, à mon avis, pertinente pour déterminer si M. Marshall avait une dépendance qui nécessitait un traitement au départ. Il n’est pas non plus nécessaire d’avoir des preuves précises que M. Marshall a reçu un diagnostic d’alcoolisme à la Crosbie House. Rien ne prouve que la Crosbie House fait autre chose que fournir des services de traitement de la toxicomanie et de réadaptation.

[222] De plus, ayant vécu la plus grande partie de ma vie en Nouvelle-Écosse, je sais personnellement que la Crosbie House est un centre de réadaptation et de traitement de la toxicomanie. C’est un fait assez bien connu dans la province. Si un autre membre qui n’était pas au courant avait présidé l’audience, il aurait demandé, conformément à la prise de décision active, quels services la Crosbie House fournissait, et aurait donc versé cette preuve au dossier, s’il y avait quelque doute à ce sujet. La présence incontestée de M. Marshall à la Crosbie House constitue une preuve qu’il est toxicomane ou alcoolique et qu’il a donc une déficience.

[223] Il est clair que Membertou savait, en 2010, que M. Marshall était présent à la Crosbie House et, par conséquent, il y a des preuves convaincantes que Membertou savait dès 2010 que M. Marshall souffrait d’alcoolisme.

[224] L’avocat de Membertou avance que nous ne l’apprenons que maintenant parce que M. Blair Paul, le conseiller employé par Membertou, a témoigné à ce sujet. Il souligne toutefois que M. Paul a également témoigné que les renseignements concernant la Crosbie House sont confidentiels et qu’il n’en a parlé à personne.

[225] À mon avis, cet argument n’est pas pertinent par rapport à la présente requête, pour les raisons expliquées ci-après. Cela dit, il n’est pas non plus une représentation fidèle de la preuve concernant le témoignage de M. Blair Paul ni de la preuve concernant la question de la confidentialité.

[226] Il est faux de dire que Membertou n’a appris que durant l’audience, par le biais du témoignage de Blair Paul, que M. Marshall avait fréquenté la Crosbie House. Membertou le savait en 2010 parce que ses employés étaient au courant et qu’elle payait pour ce service.

[227] De plus, M. Paul n’a pas déclaré dans son témoignage qu’il n’avait dit à personne que M. Marshall avait séjourné à la Crosbie House. Il a témoigné au sujet des communications qu’il avait eues avec le directeur des RH avant et après que M. Marshall soit allé à la Crosbie House. Il a en fait précisé qu’il ne discutait pas de ses clients avec le chef Paul ni avec qui que ce soit d’autre. Il a confirmé que ce qui se passait à la Crosbie House était confidentiel. C’est ce qu’il a voulu dire quand il a affirmé que l’information sur la Crosbie House était confidentielle et qu’il n’en avait parlé à personne.

[228] Ce qui se déroule à la Crosbie House est confidentiel. Les renseignements à cet égard sont des renseignements personnels sur la santé. Les employeurs n’ont pas le droit de recevoir les dossiers médicaux de leurs employés dans une telle situation; ils n’obtiennent que des renseignements de base sur leur participation au programme. Il n’est pas surprenant que, dans les circonstances, Blair Paul, un employé de Membertou, n’ait pas eu accès aux dossiers de la Crosbie House et que Membertou n’ait pas ces dossiers.

[229] Rien dans la preuve ne donne à penser non plus que Membertou voulait obtenir des renseignements supplémentaires ou un diagnostic médical de la Crosbie House, ou qu’elle en avait besoin à ce moment-là. Le fait est qu’au moins quelques-uns des employés de Membertou savaient ou devaient savoir que M. Marshall avait séjourné à la Crosbie House. Membertou était très consciente de ce que faisait la Crosbie House, car elle avait payé pour ses services pendant des années.

[230] L’avocat de Membertou fait remarquer que M. Troy Paul n’est pas devenu directeur des RH avant 2014. Membertou semble prête à adopter la position selon laquelle elle ignorait en 2017 que M. Marshall était alcoolique. Certains des éléments de preuve fournis par les témoins à l’audience portaient d’ailleurs sur la question de savoir si Membertou savait que M. Marshall avait une déficience. Il semble que Membertou ait l’intention de s’en servir comme moyen de défense.

[231] Il ne convient pas d’examiner le bien-fondé de la plainte dans le cadre de la présente requête. La date à laquelle M. Troy Paul est devenu directeur des RH n’a rien à voir avec la question de savoir si M. Marshall possède une caractéristique protégée.

[232] De même, les précédents arguments mis de l’avant par Membertou ne sont pas pertinents. Le fait que Membertou ait su ou pas que M. Marshall avait une déficience n’est pas pertinent quant à la requête en non‑lieu telle qu’elle a été présentée.

[233] Bien entendu, pour établir une preuve prima facie, un plaignant doit prouver qu’il a une caractéristique protégée qui a constitué un facteur dans son traitement défavorable ou son congédiement. Comme je l’ai expliqué précédemment, il y a trois éléments qu’un plaignant doit prouver pour établir une preuve prima facie. Toutefois, la présente requête se limite à l’absence présumée de preuve d’une caractéristique protégée. Elle ne soulève pas la question de la connaissance qu’a Membertou d’une telle caractéristique, ce qui pourrait être pertinent pour prouver l’existence d’un lien entre une caractéristique protégée et un effet préjudiciable. Toutefois, Membertou n’a pas soutenu que M. Marshall avait omis d’établir une preuve prima facie de quelque autre manière, outre le fait qu’il n’a pas témoigné (ni autrement présenté quelque preuve) au sujet de sa déficience.

[234] Membertou a invoqué un seul motif à l’appui de sa requête. Ce motif, c’est qu’il n’y a pas de preuve de déficience. Pour faire échec à la requête en non‑lieu, il suffisait à M. Marshall de démontrer qu’il existe des preuves de sa dépendance à l’alcool, ce qu’il a fait.

[235] Membertou aurait pu présenter une requête en non‑lieu indiquant que M. Marshall n’avait pas établi de preuve prima facie pour des motifs plus généraux, en se fondant sur la prétendue absence de connaissance de la déficience de Membertou. Toutefois, Membertou n’a pas soulevé la question directement dans la requête, ni n’a parlé dans ses observations sur la requête des témoignages entendus à l’audience au sujet d’une telle connaissance, sous réserve des exceptions mentionnées. Étant donné que Membertou n’a pas soulevé la question directement et clairement dans sa requête, M. Marshall n’a pas eu l’occasion de soumettre des observations en réponse. Il serait injuste pour M. Marshall de se voir couper l’herbe sous le pied, pour ainsi dire, par une modification des motifs de requête. Par conséquent, la présente requête est tranchée en fonction du motif expressément établi à l’origine par Membertou.

[236] Comme il a été souligné ci-dessus, la déficience au sens de l’article 25 de la Loi comprend une dépendance présente ou passée envers l’alcool. La Loi prévoit qu’une conclusion de discrimination peut être fondée sur une déficience perçue. La preuve confirme que M. Marshall avait une dépendance passée envers l’alcool. Ce fait n’a pas été contesté par les témoins qui travaillaient pour Membertou en 2010. Il y a donc certains éléments de preuve relatifs à la déficience. Membertou n’a pas réussi à établir l’absence de preuve que M. Marshall avait une dépendance envers l’alcool. Sa requête en non‑lieu doit par conséquent être rejetée.

[237] Pour le cas où je ferais erreur, il y a aussi des preuves d’une déficience réelle ou perçue au moment du licenciement. La preuve documentaire indique que M. Marshall a fait l’objet de mesures disciplinaires et/ou a été congédié par Membertou parce qu’il s’était trouvé en état d’ébriété ou avait été perçu comme tel au travail.

[238] Les employés ne se rendent habituellement pas au travail sous l’emprise de l’alcool. Si un employé le fait, surtout si cela se produit à répétition, un employeur raisonnable se demandera s’il pourrait y avoir un problème sous-jacent d’alcoolisme.

[239] Le directeur des RH de Membertou semble avoir raisonnablement entrevu la possibilité que M. Marshall ait eu une telle dépendance au moment du licenciement. Il a déclaré que M. Marshall avait nié avoir une dépendance à l’alcool et qu’il avait trouvé ce refus problématique. Selon le témoignage du directeur des RH, une aide pour venir à bout de sa dépendance à l’alcool aurait été fournie à M. Marshall s’il l’avait demandée. On a donc clairement songé à une aide pour traiter son alcoolisme. Le directeur des RH de Membertou a semblé contrarié par le refus de M. Marshall d’admettre qu’il avait une dépendance envers l’alcool. Logiquement, Membertou ne peut pas témoigner qu’elle était en désaccord avec un prétendu déni d’alcoolisme de la part de M. Marshall tout en affirmant qu’il n’y a pas de preuve d’ une perception d’alcoolisme.

[240] Cet autre élément de preuve mène à la conclusion supplémentaire qu’il y avait quelque preuve selon laquelle M. Marshall était perçu comme ayant une dépendance à l’alcool.

D. Décision concernant le choix de Membertou

[241] Le Tribunal a accueilli la requête de M. Marshall visant à rouvrir sa preuve dans le but de s’assurer que la présente plainte en matière de droits de la personne sera instruite et tranchée sur le fond, plutôt que de s’en tenir strictement aux règles de procédure. Autrement dit, le Tribunal a décidé que, dans les présentes circonstances, l’équité doit l’emporter sur le caractère définitif des décisions en matière de procédure.

[242] Ce qui est juste pour une partie l’est aussi pour l’autre. À mon avis, il est absolument nécessaire, pour des raisons d’équité, que Membertou ait la même possibilité de faire instruire et trancher sur le fond sa défense contre la plainte. Il y a lieu de mettre de côté les formalités procédurales liées à la question de savoir si Membertou devrait être tenue de faire un choix, étant donné que le Tribunal a exercé son pouvoir discrétionnaire en faveur de M. Marshall quant à la possibilité de présenter ses arguments. Par conséquent, le Tribunal exerce son pouvoir discrétionnaire de permettre à Membertou de présenter des éléments de preuve à l’appui de sa défense. Si un choix avait été fait sur ce plan, j’aurais libéré Membertou de son choix compte tenu des circonstances inhabituelles de la présente affaire.

[243] Lorsque les deux parties auront présenté tous leurs éléments de preuve, si Membertou souhaite faire valoir que M. Marshall n’a pas établi l’existence d’une cause à première vue en raison de l’absence de preuve ou du défaut d’établir une preuve prima facie selon la prépondérance des probabilités, elle pourra le faire dans ses observations finales.

VII. Résumé du résultat et ordonnances accordées

[244] Pour les motifs exposés ci-dessus, M. Marshall est autorisé à rouvrir sa preuve. La requête en non‑lieu de Membertou est rejetée. Membertou est autorisée à produire sa preuve sur le fond de la plainte.

[245] Une ordonnance portant que le plaignant, M. Marshall, peut reprendre la présentation de sa preuve est accordée. Il est en outre ordonné qu’après que M. Marshall aura de nouveau clos sa preuve, Membertou pourra présenter la sienne.

Signée par

Kathryn A. Raymond, c.r.

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 18 octobre 2021

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2440/9919

Intitulé de la cause : Stephen Marshall c. Membertou First Nation

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 18 octobre 2021

Représentations écrites par :

Sheila Isaac , pour le plaignant

Tony W. Mozvik , pour l'intimée

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