Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

Dans cette affaire, le Tribunal devait décider si Gilbert Dominique, de la part des Pekuakamiulnuatsh, membres de la communauté de Mashteuiatsh (le « plaignant ») avait fait l’objet de discrimination dans le cadre de l’application du Programme des Services policiers des Premières Nations (PSPPN). Ce programme, mis en place et financé en partie par le gouvernement fédéral, permet aux Premières Nations de se doter d’un service de police autochtone.
Le Tribunal a conclu que le plaignant a été victime de discrimination de la part de Sécurité publique Canada, à l’occasion de la fourniture d’un service en raison de sa race et de son origine nationale ou ethnique.
En 1996, la communauté de Mashteuiatsh a choisi de se doter d’un service de police autochtone autogéré, adapté à ses besoins, plutôt que de faire appel aux services de la Sûreté du Québec (SQ). Ce choix ouvrait droit à un financement public en application du PSPPN. Des ententes triparties ont été signées entre le gouvernement fédéral, le gouvernement du Québec et la Première Nation à cette fin. Aux termes de ces ententes, le financement est assuré en partie par les gouvernements fédéral et provincial selon une formule fixe.
La preuve présentée au Tribunal révèle que le service de police autochtone de Mashteuiatsh souffre de sous-financement chronique : il ne permet pas à la Première Nation d’offrir à ses membres un service de police de base comparable à celui dont bénéficient les communautés avoisinantes. Si elle persiste à le faire, elle encourt un déficit, d’année en année.
Dans le cadre de son analyse du bien-fondé de la plainte, le Tribunal a d’abord constaté que le plaignant et les Pekuakamiulnuatsh sont issus des Premières Nations et possèdent à ce titre les caractéristiques de la race et de l’origine nationale ou ethnique qui sont des motifs de distinction illicite protégés.
Il constate ensuite que le financement fourni aux termes du PSPPN, notamment en ce qu’il s’accompagne d’une activité de surveillance du programme, d’une aide connexe aux Premières Nations et de demandes de reddition de compte, constitue un service. Le Tribunal conclut que l’intimée, dans le cadre de la mise en œuvre du PSPPN, offre un service au plaignant.
Pour établir s’il y a eu traitement défavorable, et si ce traitement défavorable était fondé sur le motif de distinction illicite, le Tribunal examine ensuite le PSPPN dans le contexte historique et actuel des services policiers autochtones sur les réserves au Québec, y compris les rapports d’enquête sur la fourniture des services policiers aux communautés autochtones. Le Tribunal souligne également qu’il doit prendre connaissance d’office de certains faits, dont la discrimination systémique des autochtones, du racisme à leur égard et des heurts connus entre la police et cette minorité visible.
Le Tribunal souligne également qu’à partir du moment où le gouvernement fédéral décide d’offrir les avantages découlant de l’application du PSPPN, qu’il en ait l’obligation ou non, il doit le faire de manière non discriminatoire.
Le Tribunal constate que le financement reçu des gouvernements fédéral et provincial qui découle de l’application du PSPPN ne permet pas à la police de Mashteuiatsh d’offrir une couverture policière de niveau égal à celle qu’offrent les autres corps de police non autochtones. La seule façon pour la Première Nation d’offrir à sa communauté des services comparables à ceux qui sont offerts dans les municipalités avoisinantes et aux autres citoyens du Québec serait de faire appel à la SQ. Or, la preuve révèle que la SQ n’est pas en mesure d’offrir des services adaptés aux besoins particuliers de la Première Nation. Le plaignant et les Pekuakamiulnuatsh sont désavantagés en raison de ce choix qu’ils sont seuls à devoir faire, parce qu’ils sont autochtones, et ne jouissent pas de la même égalité des chances que les autres.
Le Tribunal conclut que la mise en œuvre du PSPPN perpétue la discrimination existante, que l’objectif d’égalité réelle n’est pas atteint et qu’il est impossible de l’atteindre au moyen du PSPPN, en raison de sa structure même, qui aboutit nécessairement à un déni de services. Le Tribunal entendra les parties sur la question des réparations à une date ultérieure.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2022 TCDP 4

Date : le 31 janvier 2022

Numéro du dossier : T2251/0618

Entre :

Gilbert Dominique (de la part des Pekuakamiulnuatsh)

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Sécurité publique Canada

l'intimée

Décision

Membre : Gabriel Gaudreault

 



I. Préambule

[1] Le Tribunal canadien des droits de la personne (« Tribunal »), par sa nature même, traite de questions sensibles et délicates qui touchent les Canadiens et les Canadiennes dans ce qu’ils ont certainement de plus précieux, c’est-à-dire leur identité propre, ce qu’ils sont intrinsèquement en tant qu’être humain.

[2] Le Tribunal est une entité quasi judiciaire appliquant la Loi canadienne sur les droits de la personne (« LCDP »), loi assurant des garanties dites quasi constitutionnelles (Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2014 CAF 110 (CanLII); Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 2000 (CanLII)).

[3] Le Tribunal a pour objet d'examiner des litiges qui traitent de droits et libertés fondamentaux qui sont indéniablement garantis à tous et toutes. Garantir ces droits et libertés revêt une importance capitale dans une société libre et démocratique comme la société canadienne et permet de préserver la dignité de chaque individu (Polhill c. la Première Nation Keeseekoowenin, 2017 TCDP 34, au par. 51 [Polhill]).

[4] Dans Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1999 CanLII 675 (CSC), [1999] 1 RCS 497, au paragraphe 53, la Cour suprême du Canada écrivait ceci :

La dignité humaine signifie qu’une personne ou un groupe ressent du respect et de l’estime de soi. Elle relève de l’intégrité physique et psychologique et de la prise en main personnelle. La dignité humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelles qui n’ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne. Elle est rehaussée par des lois qui sont sensibles aux besoins, aux capacités et aux mérites de différentes personnes et qui tiennent compte du contexte sousjacent à leurs différences. La dignité humaine est bafouée lorsque des personnes et des groupes sont marginalisés, mis de côté et dévalorisés, et elle est rehaussée lorsque les lois reconnaissent le rôle à part entière joué par tous dans la société canadienne. Au sens de la garantie d’égalité, la dignité humaine n’a rien à voir avec le statut ou la position d’une personne dans la société en soi, mais elle a plutôt trait à la façon dont il est raisonnable qu’une personne se sente face à une loi donnée.

[5] Les plaintes impliquant les Premières Nations à travers le Canada ont leurs propres contextes, leurs propres spécificités, et ce, encore une fois, par leur nature inhérente. Il est incontesté que les cours et tribunaux à travers le pays peuvent prendre connaissance d’office des facteurs systémiques et historiques touchant les Premières Nations (R c. Williams, 1998 CanLII 782 (CSC), [1998] 1 RCS 1128 [Williams]; voir également Willcott c. Freeway Transportation, 2019 TCDP 29 (CanLII) [Willcott], au par. 234; Nielsen c. Nee Tahi Buhn Indian Band, 2019 TCDP 50 (CanLII) [Nielsen], au par. 136).

[6] Dans Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2 (CanLII) [Société de soutien à l’enfance 2016], au paragraphe 402, le Tribunal a répété que les contextes social, politique et juridique doivent être pris en compte dans son analyse visant à déterminer l’existence réelle d’effets discriminatoires.

[7] Dans le contexte des peuples autochtones, les stéréotypes et les préjugés résultant du colonialisme, des déplacements de populations et du système des pensionnats sont nécessairement pertinents (idem; voir également R c. Turpin, 1989 CanLII 98, [1989] 1 RCS 1296, à la page 1332; Corbière c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 1999 CanLII 687, [1999] 2 RCS 203, au par. 66; Lovelace c. Ontario, 2000 CSC 37, [2000] 1 RCS 950, au par. 69; R. c. Kapp, 2008 CSC 41 (CanLII), [2008] 2 RCS 483, au par. 59 [Kapp]).

[8] Bien que cette décision soit en matière criminelle et pénale, les motifs de la Cour suprême dans R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13 (CanLII) [Ipeelee], au paragraphe 60, demeurent sans contredit entièrement pertinents dans les circonstances. Elle écrivait que :

[l]es tribunaux ont parfois hésité à prendre connaissance d’office des facteurs systémiques et historiques touchant les Autochtones dans la société canadienne (voir, p. ex., R. c. Laliberte, 2000 SKCA 27, 189 Sask. R. 190). En clair, les tribunaux doivent prendre connaissance d’office de questions telles que l’histoire de la colonisation, des déplacements de populations et des pensionnats et la façon dont ces événements se traduisent encore aujourd’hui chez les peuples autochtones par un faible niveau de scolarisation, des revenus peu élevés, un taux de chômage important, des abus graves d’alcool ou d’autres drogues, un taux élevé de suicide et, bien entendu, un taux élevé d’incarcération. Ces facteurs ne justifient pas nécessairement à eux seuls l’imposition d’une peine différente aux délinquants autochtones. Ils établissent plutôt le cadre contextuel nécessaire à la compréhension et à l’évaluation des renseignements propres à l’affaire fournis par les avocats.

[Souligné dans l’original]

[9] Le Tribunal reconnaît la souffrance que les Premières Nations, leurs communautés, leurs familles ont subie et subissent encore à ce jour. Le Tribunal salue leur force, leur courage dans cette quête de justice et de guérison, vers la vérité et la réconciliation.

[10] Cela étant dit, le Tribunal doit fonder sa décision sur la preuve qui lui a été présentée et décider, selon la prépondérance des probabilités, si la plainte est fondée ou non (article 53 de la LCDP).

II. Contexte de la plainte

[11] Le Tribunal est saisi d’une plainte déposée par M. Gilbert Dominique, de la part des Pekuakamiulnuatsh (le « plaignant »), membres de la communauté de Mashteuiatsh située dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean (Québec).

[12] La plainte a été déposée à la Commission canadienne des droits de la personne (« Commission ») le 12 février 2016 contre Sécurité publique Canada (l’« intimée »), au titre de l’article 5 de la LCDP.

[13] Plus spécifiquement, le plaignant allègue avoir subi un traitement défavorable, de la part de l’intimée, dans le cadre de la fourniture de services (alinéa 5b) de la LCDP) découlant de la mise en œuvre de la Politique sur la police des Premières nations (C-4, la « Politique ») qui met en place le Programme des Services policiers des Premières Nations (« PSPPN » ou le « programme »), en raison de sa race et son origine nationale ou ethnique.

[14] Le plaignant soutient principalement que le traitement défavorable découle de l’insuffisance du financement qui lui est accordé, de la courte durée des ententes qu’il est tenu de signer et du niveau déficient des services de police offerts aux membres de la communauté.

[15] Il faut noter que la présente décision du Tribunal ne vise qu’à établir l’existence ou non de discrimination. Les parties et le Tribunal ont convenu de séparer l’audience en deux parties distinctes, l’une menant à une décision sur la responsabilité et l’autre menant à une décision sur les réparations à accorder, le cas échéant.

[16] L’audience de 5 jours a eu lieu les 15, 16, 21, 22 et 23 décembre 2020. En raison de la crise sanitaire qui sévit partout dans le monde et qui affecte aussi le Canada, le Tribunal a entendu la preuve des parties par visioconférence. Aucune problématique importante n’est survenue durant l’audience dans l’utilisation de la technologie et les anicroches mineures ont pu être corrigées en temps opportun.

[17] Dans cette même veine, et bien que cela n’affecte en rien sa décision, le Tribunal ne peut passer sous silence le très haut professionnalisme des représentants de chaque partie dans cette procédure. Le Tribunal reconnaît le travail et les efforts soutenus qu’ils ont déployés afin de porter ce litige à terme. Ils ont respecté en tout point les directives du Tribunal tout au long de la gestion d’instance, lors de la gestion de la preuve et de l’audience. La collégialité entre les représentants était palpable, rendant par le fait même un processus par nature litigieux et contradictoire beaucoup plus serein et efficace.

III. Décision du Tribunal

[18] Le Tribunal doit inévitablement trancher le litige en se fondant sur la preuve qui a été présentée à l’audience par les parties.

[19] Pour les motifs qui suivent, le Tribunal conclut que la plainte est fondée (paragraphe 53(2) de la LCDP).

IV. Les questions en litige

[20] Le Tribunal suivra l’analyse élaborée dans l’arrêt Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61 (CanLII), au paragraphe 33 [Moore] afin de déterminer si le plaignant a été victime de discrimination de la part de l’intimée et dans la fourniture de services au titre de l’alinéa 5b) de la LCDP.

[21] Les questions en litige sont donc les suivantes :

  • 1) Est-ce qu’il existe un motif de distinction illicite protégé par la LCDP?

  • 2) Est-ce qu’il existe un traitement défavorable (effet préjudiciable) dans la fourniture d’un service généralement destiné au public au titre de l’alinéa 5b) de la LCDP?

  • 3) Est-ce que le motif de distinction illicite a été l’un des facteurs dans la manifestation de l’effet préjudiciable?

[22] De manière préliminaire, le Tribunal traitera de deux arguments soulevés par l’intimée. En effet, cette dernière a soulevé certaines réserves relativement à la compétence du Tribunal à disposer de la plainte, d’une part, et quant à l’application possible du principe de la chose jugée, d’autre part.

V. Le droit en matière de discrimination

[23] C’est l’article 2 de la LCDP qui en établit l’objet. La LCDP vise à garantir à tout individu la jouissance du droit à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de ses besoins, dans la mesure compatible avec ses devoirs et obligations au sein de la société, indépendamment de quelconques considérations fondées sur des motifs de distinction illicite.

[24] Il est de jurisprudence constante que c’est au plaignant de rencontrer, dans un premier temps, son fardeau de preuve selon la prépondérance des probabilités. C’est ce que nous appelons traditionnellement la preuve de discrimination à première vue (ou la discrimination prima facie).

[25] De façon plus précise, le plaignant doit présenter, selon la prépondérance des probabilités, une preuve suffisante jusqu’à preuve contraire. Comme exprimé par la Cour suprême du Canada dans Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, 1985 CanLII 18 (CSC), [1985] 2 RCS 536, au paragraphe 28 [Simpsons-Sears] :

[...] la preuve suffisante jusqu’à preuve contraire est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé.

[26] Dans cette même veine et comme élaboré dans Moore, le plaignant doit prouver trois éléments soit :

  • 1) qu’il a un motif de distinction illicite protégé par la LCDP;

  • 2) qu’il a subi un effet préjudiciable (en l’occurrence, au titre de l’article 5);

  • 3) que le motif de distinction illicite a été l’un des facteurs dans la manifestation de l’effet préjudiciable.

(Voir aussi Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 789 (CanLII), au par. 63 [Bombardier]; SimpsonsSears, au par. 28).

[27] Comme l’a rappelé le Tribunal à maintes reprises, la preuve d’intention de discriminer n’est pas nécessaire tout comme il n’est pas nécessaire, pour le plaignant, de démontrer que le motif de distinction illicite a été le seul et unique facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable (Bombardier, aux par. 40 et 44).

[28] Il est aussi reconnu que la discrimination n’est ordinairement pas exercée ouvertement ou de manière intentionnelle. C’est entre autres pourquoi le Tribunal doit tenir compte de l’ensemble des circonstances de la plainte afin de déterminer s’il existe ce que le Tribunal a décrit comme étant de « subtiles odeurs de discrimination » (Basi c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 1988 CanLII 108 (TCDP) [Basi]). Le Tribunal peut donc tirer certaines inférences à partir de preuves circonstancielles dans le cas où la preuve présentée au soutien des allégations rend une telle inférence plus probable que les autres inférences ou hypothèses possibles. Néanmoins, cette preuve circonstancielle doit demeurer tangiblement liée à la décision ou la conduite reprochée à l’intimée dans la plainte (Bombardier, au par. 88).

[29] Il est également bien établi que lorsque le Tribunal doit décider si une partie plaignante a rencontré le fardeau de sa preuve, il doit analyser la preuve dans son ensemble, ce qui inclut forcément la preuve soumise par l’intimée (Bombardier, au par. 58; Lally c. Telus, 2014 CAF 214 (CanLII), au par. 31).

[30] Ce faisant, le Tribunal pourrait, par exemple, déterminer que le plaignant n’a pas rencontré le fardeau de son dossier si la preuve qu’il a présentée n’est pas suffisamment complète ou si l’intimée a été en mesure de présenter une preuve qui réfute les allégations de la plaignante (Dulce Crowchild c. Nation Tsuut’ina, 2020 TCDP 6 (CanLII), au par. 10; Brunskill c. Société canadienne des postes, 2019 TCDP 22 (CanLII), aux par. 64 et 65 [Brunskill]; Nielsen, au par. 47; Polhill, au paragraphe 58; Willcott, au par. 12).

[31] À l’inverse, si le plaignant est en mesure de rencontrer son fardeau de la preuve à première vue, et selon les circonstances de la plainte, la partie intimée dispose de défenses prévues à LCDP notamment la défense des alinéas 15(1)a) et e) de la LCDP qui repose l’existence d’exigences professionnelles justifiées ou d’un motif justiciable et la défense prévue à l’article 16 de la LCDP, en ce qui concerne les programmes de promotion sociale.

[32] Enfin, la partie intimée pourrait également présente une preuve afin de limiter sa responsabilité au titre du paragraphe 65(2) de la LCDP, lorsque cela est applicable dans les circonstances.

VI. Questions préliminaires

A. Compétence du Tribunal – attaque oblique à la LSP

[33] Comme le Tribunal l’indique au paragraphe 22 ci-dessus, l’intimée a introduit un argument majeur voulant que le Tribunal n’a pas compétence dans cette affaire. Le Tribunal ne souscrit pas aux prétentions de l’intimée, et ce, pour les raisons qui suivent.

[34] Tout d’abord, l’intimée allègue que le recours du plaignant est, en partie, une attaque oblique à la loi québécoise qui prévoit les services policiers sur son territoire soit la Loi sur la police, RLRQ, c. P-13.1 (« LSP »). Comme il s’agit d’une loi provinciale, le Tribunal n’aurait alors pas compétence. Dans cette veine, l’intimée affirme que le plaignant a plaidé dans son exposé des précisions que tant la LSP que les ententes tripartites sont responsables de la discrimination alléguée et que les ententes tripartites s’arriment nécessairement à la loi provinciale elle-même.

[35] Autrement dit, l’intimée estime que lorsque le plaignant plaide que la LSP et les ententes tripartites ne prévoient pas une offre de services policiers minimaux de niveau 1 – ce qui serait discriminatoire – il s’agit en fait d’une attaque oblique à la LSP. Elle argue alors que le plaignant n’a pas contesté la validité de la LSP dans le forum approprié et que la question des niveaux des services policiers offerts est intimement liée à la LSP, une loi provinciale, ainsi exclue du champ de compétence du Tribunal.

[36] D’autre part, soutient-elle, toute suggestion du plaignant voulant que le fait que les ententes tripartites ne prévoient aucun niveau de service policier constitue un acte discriminatoire équivaut à une attaque oblique de la LSP. Elle ajoute qu’il serait impossible pour le gouvernement fédéral de prévoir un tel niveau de service policier puisque cela relève exclusivement de la compétence de la province (paragraphe 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867 (R-U), 30 & 31 Vict., c. 3, reproduite dans L.R.C. 1985, annexe II, n°5 (« Loi constitutionnelle de 1867 »).

[37] Je suis en désaccord avec l’intimée et je crois que le Tribunal a compétence afin d’instruire cette plainte. Comme mentionné précédemment, je ne souscris pas à l’argumentaire de l’intimée voulant que cette plainte constitue, en tout ou même en partie, à une attaque oblique de la LSP.

[38] Il est incontesté que le Tribunal n’a aucune compétence à l’égard d’une loi provinciale puisqu’il ne peut traiter que des questions relevant du champ de compétence du Parlement du Canada. L’objet de la LCDP, énoncé à l’article 2, est clair à ce titre :

La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada […]

[Non souligné dans l’original.]

[39] Il est également incontesté que les services policiers relèvent de la compétence des provinces, et ce, dans le cadre du pouvoir qu’ont celles-ci sur l’administration de la justice (par. 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867; voir également Québec (Procureure générale) c. Picard, 2020 CAF 74, au par. 42).

[40] Cependant, la preuve révèle sans contredit que le PSPPN est un programme fédéral. Il découle de l’application de ce programme des obligations et des droits pour les trois parties impliquées, qui sont prévus aux ententes tripartites (entre le gouvernement fédéral, le gouvernement provincial ou le territoire et les Premières Nations).

[41] Il ressort aussi clairement de la preuve que l’une des principales composantes de l’application du PSPPN et de la mise en œuvre des ententes tripartites est le financement lui-même, qui est offert, en partie, par le gouvernent du Canada. Le Tribunal écrit « en partie », puisque dans la mise en œuvre du PSPPN, le gouvernement fédéral et la province financent selon un prorata bien défini soit respectivement 52 % et 48 % des coûts des services de police.

[42] Toutefois, cette répartition du financement ne prend effet que dans la mise en œuvre du PSPPN. Autrement dit, sans application du programme, le gouvernement fédéral ne serait pas autrement impliqué dans les services de polices autochtones puisque c’est la province qui voit à s’assurer que son territoire est desservi par un service policier conformément à la séparation des pouvoirs prévue à la Loi constitutionnelle de 1867 (au par. 92(14)).

[43] Ce financement permet aux communautés des Premières Nations de se doter d’un service de police autochtone selon différents modèles existants et qui sont prévus dans le PSPPN. La preuve révèle aussi que le financement du gouvernement fédéral vient, par le fait même, circonscrire le financement offert par les provinces ou les territoires; d’ailleurs, le Tribunal reviendra sur cet aspect plus tard dans la décision.

[44] Le Tribunal est convaincu que le PSPPN, son application et sa mise en œuvre tombent sous sa compétence.

[45] Au surplus, le Tribunal constate que l’argumentaire de l’intimée quant à la question de compétence omet complètement l’analyse qu’a effectuée le Tribunal dans la décision Société de soutien à l’enfance 2016, aux paragraphes 78 à 86.

[46] Rappelons que le Parlement fédéral conserve sa compétence législative exclusive sur les « Indiens et les terres réservées pour les Indiens », comme le prévoit le paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. À ce sujet, le Tribunal ne reprendra pas l’analyse des membres Marchildon et Lustig dans Société de soutien à l’enfance 2016, mais il tient à souligner que cette analyse, dans les circonstances de la présente plainte, est fort pertinente, convaincante et inattaquable.

[47] Bien que le Tribunal conçoive que Sécurité publique Canada n’offre pas directement et « sur le terrain » de services policiers aux communautés autochtones vivant dans les réserves, ce que la preuve démontre, il finance tout de même une partie des services policiers qui sont offerts sur la réserve.

[48] Selon le modèle choisi, ces services policiers peuvent être offerts par les provinces ou les territoires ou, comme c’est le cas pour la communauté de Mashteuiatsh, par la Première Nation elle-même. Autrement dit, Mashteuiatsh s’est dotée de sa propre police autochtone pour offrir les services policiers sur la réserve.

[49] Ainsi, les services de police, dans les réserves des Premières Nations, relèvent de compétences qui, nécessairement, se chevauchent entre le Parlement du Canada et ceux des provinces ou des territoires. Le gouvernement fédéral conserve sa compétence législative exclusive sur les « Indiens et les terres réservées pour les Indiens » (paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867) alors que les provinces et les territoires conservent leur compétence en matière d’administration de la justice (paragraphe 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867) ce qui inclut les services policiers.

[50] Le Parlement fédéral a décidé d’occuper le terrain des services de polices autochtones comme le lui permet la Constitution, et ce, selon le partage des pouvoirs prévu à Loi constitutionnelle de 1867. Il n’a pas décidé d’offrir de services policiers dans la réserve de Mashteuiatsh à proprement parler, mais il a délibérément décidé d’occuper le terrain en créant spécifiquement un programme de financement des services de police des Premières Nations. En créant et en mettant en œuvre le PSPPN, il a choisi d’élaborer un programme, de le mettre en œuvre et de le financer.

[51] Il est reconnu qu’une fois que le Parlement fédéral a décidé d’occuper ce terrain, il ne peut le faire de manière discriminatoire; c’est ce qui ressort du raisonnement de la Cour suprême dans Eldridge v. British Columbia (Attorney General), 1997 CanLII 327 (CSC), [1997] 3 SCR 624, au paragraphe 42 [Eldridge].

[52] Dans cette affaire, et bien qu’elle se soit positionnée quant à une situation comparable mettant en cause la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c. 11 (« Charte canadienne »), la Cour suprême a conclu que le gouvernement ne peut se soustraire à l’examen fondé sur la Charte canadienne en concluant de quelconques accords commerciaux ou privés. Cette analyse a été reprise par le Tribunal dans Société de soutien à l’enfance 2016. Les conclusions de la Cour suprême ci-dessus sont tout aussi pertinentes dans les circonstances de notre affaire.

[53] Si le gouvernement fédéral n’occupe pas nécessairement le terrain en fournissant lui-même les services de police dans la communauté de Mashteuiatsh, il n’en demeure pas moins qu’il a décidé de mettre en place un programme de financement qui est géré par Sécurité publique Canada.

[54] Ce n’est pas parce que les services de police sont offerts par une tierce personne par exemple la province, le territoire voire la Première Nation elle-même, comme dans le cas de Mashteuiatsh, que le gouvernement du Canada peut se soustraire aux examens sur les droits de la personne fondés tant sur la Charte canadienne (Eldridge, au par. 42) que sur la LCDP (Société de soutien à l’enfance 2016, aux par. 83 à 86).

[55] À cet effet, le paragraphe 86 de la décision de Société de soutien à l’enfance 2016 trouve écho dans notre dossier : le gouvernement fédéral, en raison de son obligation constitutionnelle envers les Premières Nations, se situe dans le contexte où il offre aux peuples autochtones la possibilité de se doter d’un service de police autochtone via la mise en œuvre du PSPPN. Par l’entremise de son ministère fédéral, Sécurité publique Canada, il supervise le programme, négocie les ententes tripartites et demande une certaine reddition de compte aux Premières Nations. Ainsi, le Tribunal a compétence afin de déterminer si Sécurité publique Canada a commis, dans cette sphère, un acte discriminatoire à l’égard du plaignant.

[56] Dans un autre ordre d’idée, bien que le plaignant allègue dans son exposé des précisions que tant la LSP que les ententes tripartites « […] ne prévoient pas une couverture policière répondant au niveau de base minimale pour les communautés desservies par un corps de police autochtone » (exposé des précisions du plaignant, au par. 12), le Tribunal estime que c’est la portion concernant l’application, la mise en œuvre du PSPPN et des ententes tripartites qui en découlent qui est pertinente dans le litige devant lui.

[57] La lecture du paragraphe 13 de l’exposé des précisions du plaignant en conjonction avec le paragraphe 12 confirme cette constatation. Le plaignant y précise que le niveau de financement découlant de l’application du PSPPN ne lui permet pas d’offrir dans la réserve une couverture policière minimale par ailleurs équivalente à celle qu’offrent les corps de police non autochtones en territoire québécois.

[58] Le Tribunal ne comprend pas de cet argument du plaignant qu’il vise à contester le seuil minimal de services prévus à même la LSP, ce qui ne relèverait pas de sa compétence de toute manière. Le Tribunal en comprend plutôt qu’il allègue que le financement offert via la mise en œuvre du PSPPN, un programme fédéral, ne lui permet pas d’assurer à ses membres un service de police minimal et qui serait alors équivalent au seuil minimal de niveau 1 prévu à la LSP. Ainsi, le niveau de services est-il intimement lié au financement lui-même, ce qui affectera les services offerts aux membres de Mashteuiatsh. Cette prétention a déjà été concédée par l’intimée dans son plan d’argumentation, aux paragraphes 159 et 160.

[59] Ainsi, le Tribunal n’est pas convaincu que l’exercice que l’intimée lui convie de faire s’impose dans les circonstances. Le Tribunal n’est pas convaincu que la plainte du plaignant soit, en tout ou en partie, une attaque oblique à la LSP.

[60] Le Tribunal n’aura pas à se positionner sur la LSP d’aucune façon. Le Tribunal est en mesure de déterminer, selon la preuve présentée à l’audience, si le PSPPN et son application ont des effets discriminatoires au titre de la LCDP émanant du financement offert et du niveau de services policiers qui en découlent, ainsi que de la durée des ententes.

[61] Pour ces motifs, le Tribunal rejette cette portion des arguments de l’intimée et poursuit son analyse.

B. Chose jugée – Cour supérieure du Québec et appel à la Cour d’appel du Québec

[62] L’intimée a plaidé que le plaignant tente de présenter, devant le Tribunal, un débat juridique ayant déjà eu lieu devant une autre cour de justice.

[63] En effet, la Cour supérieure du Québec (« Cour supérieure ») a tranché une demande introductive d’instance le 19 décembre 2019 et a rejeté le recours de la partie demanderesse (Takuhikan c. Procureur général du Québec, 2019 QCCS 5699 (CanLII) [Takuhikan]). Cette décision a cependant été portée en appel. À la date de la présente décision, les parties n’ont pas informé le Tribunal que la Cour d’appel avait tranché le litige.

[64] L’intimée argue que le plaignant invoque dans la procédure du Tribunal le même raisonnement juridique en ce qui a trait aux concepts d’obligation de la Couronne de négocier de bonne foi, d’agir avec honneur et de remplir ses obligations de fiduciaire à l’égard des Premières Nations.

[65] Selon elle, tous les arguments rattachés à ce raisonnement ont déjà été tranchés par l’honorable Robert Dufresne dans Takuhikan et ainsi il y a chose jugée, de telle sorte que le Tribunal ne pourrait à nouveau les trancher.

[66] D’autre part, l’intimée soutient que certaines conclusions de faits, mixtes de droit et de faits, et de droit qui ont déjà été tranchées par la Cour supérieure ne devraient pas être remises en cause devant le Tribunal. L’intimée a énuméré à ce titre une série de conclusions tirées par la Cour supérieure (plan d’argumentation de l’intimée, au par. 75).

[67] L’intimée se fonde sur les décisions Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63 (CanLII) [Toronto] et Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19 (CanLII) [Penner] et fonde ses arguments sur les principes de la préclusion découlant de la question déjà tranchée, de la multiplication des recours, de la disponibilité d’un recours plus approprié et de l’évitement de jugements contradictoires.

[68] Ce qu’il importe de noter, c’est que l’intimée ne demande pas que la plainte portée devant le Tribunal soit entièrement rejetée sur la base de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Elle demande plutôt que les conclusions de faits, mixtes de droit et de faits, et de droit auxquelles est parvenue la Cour supérieure ne soient pas remises en question dans le cadre de l’instruction de la plainte portée devant le Tribunal (plan d’argumentation de l’intimée, au par. 76).

[69] Le Tribunal estime qu’il est nécessaire de revoir les principes phares de la théorie de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. D’une part, il existe différentes doctrines consacrant le caractère définitif des décisions judiciaires soit :

  • Le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et le principe de la préclusion fondée sur la cause d’action (sous-catégories du principe de la chose jugée ou res judicata);
  • L’attaque indirecte (ou collatérale);
  • L’abus de procédure.

[70] Ces doctrines ont une place fondamentale dans notre régime juridique, tant sous le régime de common law qu’en droit civil canadien. Elles sont les véhicules que nos régimes juridiques ont utilisés pour matérialiser dans le contexte de procédures judiciaires le caractère définitif des instances, mais aussi la prévention de la multiplication des débats judiciaires et la protection de l’intégrité de l’administration de la justice. Tous ces principes émanent du grand principe de l’équité (Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52 (CanLII) [Figliola], au par. 25).

[71] Comme l’a rappelé ma collègue Colleen Harrington dans sa décision Beattie et Bangloy c. Affaires Autochtones et du Nord du Canada, 2019 TCDP 45 (CanLII), au paragraphe 64, confirmée par la Cour d’appel fédérale dans Bangloy v. The Attorney General of Canada, 2021 FCA 245 [Beattie et Bangloy], et s’appuyant sur les motifs de notre collègue Kirsten Mercer dans Todd c. La Ville d’Ottawa, 2017 TCDP 23 (CanLII), au paragraphe 36, la grande doctrine de la finalité des décisions prévoit qu’une question, une fois tranchée par une cour ou un tribunal compétent, ne peut être tranchée à nouveau, sauf dans le cadre d’une procédure d’appel ou de révision judiciaire.

[72] D’entrée de jeu, la Cour suprême a reconnu que cette doctrine et le pouvoir discrétionnaire qui s’y rattache sont applicables aux tribunaux administratifs et à leurs décisions (Penner, au par. 31; Figliola, au par. 26).

[73] Dans le cas qui nous concerne, lorsque l’intimée mentionne que les questions de faits, mixtes de droit et de faits, et de droit dont la Cour supérieure a déjà décidé ne devraient pas être remises en cause par le Tribunal, nous pouvons en comprendre que l’intimée fait alors référence au principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. C’est donc à la lumière de ce principe que le Tribunal analysera l’argumentaire de l’intimée.

[74] Le critère d’application de la doctrine de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée tel qu’il est décrit dans l'arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44 (CanLII), au paragraphe 33 [Danyluk] appelle une analyse à deux volets.

[75] Dans un premier temps, pour que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée soit applicable, trois conditions doivent être remplies :

  • 1) La même question a déjà été décidée;

  • 2) La décision déjà rendue est définitive;

  • 3) Les parties ou leurs ayant droit sont les mêmes.

(Voir Angle c. Ministre du Revenu National, 1974 CanLII 168 (CSC), à la page 254 [Angle]; Figliola, au par. 27; Beattie et Bangloy, au par. 66).

[76] Il est également établi que le décideur conserve la discrétion de ne pas appliquer le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’il en découlerait une injustice (Penner, au par. 29). Ce pouvoir discrétionnaire repose, comme l’a rappelé la Cour suprême dans Danyluk, au paragraphe 1, sur cette idée qu’«[u]ne doctrine élaborée par les tribunaux dans l’intérêt de la justice ne devrait pas être appliquée mécaniquement et donner lieu à une injustice ».

[77] Autrement dit, si les trois conditions sont réunies, le Tribunal doit ensuite se demander, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, si cette forme de préclusion devrait être appliquée (Danyluk, par. 33).

[78] Le Tribunal analysera ces trois conditions dans les prochains paragraphes.

(i) Question déjà tranchée

[79] D’abord, la question en litige devant le Tribunal n’a pas été tranchée par la Cour supérieure.

[80] Il est entendu qu’un même ensemble de faits (ou une même « matrice factuelle ») peut donner lieu à deux causes d’action différentes (Danyluk, au par. 54; McIntosh v. Parent, 1924 CanLII 401 (ON CA), à la page 423). C’est le cas en l’espèce.

[81] Aux fins de l’application de la doctrine de la chose jugée, il faut toutefois se garder de confondre « cause d’action » et « question », la première étant visée par la doctrine de la préclusion fondée sur la cause d’action, qui ne s’applique pas en l’occurrence, puisque les causes d’action sont de toute évidence différentes (voir notamment E. Charbonneau, « Préclusion, res judicata et préclusion découlant d’une question déjà tranchée : des éclaircissements s’imposent », dans Journal du Barreau canadien, vol. 93, no 2, 371, à la page 381).

[82] Le Tribunal rappelle également qu’il ne faut pas confondre « question » et « faits » (Mangat v. Canada (Citizenship and Immigration), 2019 FC 1299 (CanLII), au par. 23; Alderman v. North Shore Studio Management Ltd., 1997 CanLII 2053 (BC SC), au par. 15). À ce sujet, la Cour suprême du Canada nous rappelle que :

[…] la préclusion [découlant d’une question déjà tranchée] vise les questions de fait, les questions de droit ainsi que les questions mixtes de fait et de droit qui sont nécessairement liées à la résolution de cette « question » dans l’instance antérieure.

(Danyluk, au par. 54)
[Non souligné dans l’original.]

[83] Autrement dit et toujours dans Danyluk, citant Angle, « [l]a question qui est censée donner naissance à la préclusion doit avoir été fondamentale à la décision à laquelle on est arrivé dans l’affaire antérieure » (par. 24; voir aussi Donald J. Lange, The Doctrine of Res Judicata, 2e éd. (Markham: Lexis Nexis Butterworths: 2004), à la page 385).

[84] Le Tribunal rappelle que l’intimée avait fait une demande de suspension de l’instance visant la procédure du Tribunal en 2017 en raison de la demande introductive d’instance déposée à la Cour supérieure, qui comportait de grandes similitudes avec la plainte dont le Tribunal est saisi. Le Tribunal a rejeté la demande, pour les motifs énumérés dans sa décision Gilbert Dominique (de la part des Pekuakamiulnuatsh) c. Sécurité publique Canada, 2019 TCDP 9 (CanLII) [Dominique 2019].

[85] Sans reprendre l’entièreté du raisonnement du Tribunal dans cette décision, l’un des motifs importants appuyant le rejet de la demande était que la Cour supérieure et le Tribunal étaient tous deux invités à effectuer une analyse juridique fort différente, l’une se fondant entre autres sur l’obligation de la Couronne de négocier de bonne foi, d’agir avec honneur et de remplir ses obligations de fiduciaire à l’égard des Premières Nations (Dominique 2019, aux paragraphes 16 à 18). Il s’agit d’une différence notable, en ce que le Tribunal, quant à lui, doit appliquer l’analyse fondée sur les droits de la personne et celle de la discrimination notamment élaborée dans Moore.

[86] Il est pertinent de reprendre certains passages de la décision Dominique 2019. Au paragraphe 12, le Tribunal a écrit :

Un tribunal doit statuer sur les faits, les interpréter et appliquer le droit aux faits de chaque affaire. Selon sa juridiction qui lui est propre et la nature des litiges qu’il entend, un tribunal est appelé à analyser les faits selon une perspective qui lui est particulière. Ainsi, deux tribunaux peuvent entendre une preuve qui est similaire ou identique sur différents aspects, mais devront les analyser d’une manière différente afin de rendre un jugement qui n’aura pas les mêmes effets. C’est surtout la nature du litige qui devient donc importante.

[87] Aux paragraphes 16 à 18, le Tribunal a conclu ce qui suit :

[16] Quant à la procédure devant la Cour supérieure, celle-ci fait intervenir des aspects et des principes qui ne font pas partie de l’analyse du Tribunal et élaborée dans Moore. La Cour supérieure est invitée, par les parties, à analyser notamment s’il y a eu manquement, par les parties défenderesses, à leurs obligations de négocier de bonne foi, d’agir avec honneur et de remplir leurs obligations de fiduciaire à l’égard de la Première Nation (voir la demande introductive d’instance ainsi que les questions en litige prévues dans la demande d’inscription pour instruction et jugement par déclaration commune). Le Tribunal n’est pas invité à se positionner sur ces aspects dans ces procédures.

[17] Tel que mentionné par l’honorable Sandra Bouchard, il s’agit là de l’assise du recours de la Première Nation en Cour supérieure (voir paragraphes 32 et 33 de son jugement, Pekuakamiulnuatsh Takuhikan c. Procureur général du Canada, 2017 QCCS 4787). Elle apporte un éclairage utile sur les fondements du principe d’honneur de la Couronne et de l’obligation de fiduciaire ainsi que la potentielle évaluation de la vulnérabilité de la partie demanderesse (voir le jugement, par. 46).

[18] Rien dans l’analyse que développe l’honorable Sandra Bouchard sur les notions d’obligations de fiduciaire, d’honneur de la Couronne ou de négociation de bonne foi ne porte à croire qu’une preuve devra être présentée quant à un quelconque motif de distinction illicite ou un traitement défavorable dans la fourniture ou le déni de services qu’aurait subi la partie plaignante. De plus, rien ne porte à croire qu’une preuve devra être présentée quant au lien existant entre ces deux aspects élaborés notamment dans Moore.

[88] Ayant maintenant eu l’occasion de consulter la décision de la Cour supérieure (Takuhikan, précitée), rédigée par l’honorable Robert Dufresne, le Tribunal est d’autant plus convaincu que son analyse dans Dominique 2019 était raisonnable et juste.

[89] En effet, le Tribunal constate que la Cour supérieure n’a fait aucune analyse de la demande introductive d’instance de la partie demanderesse au regard d’une question de discrimination et n’a tiré aucune conclusion à ce sujet.

[90] L’analyse du juge de la Cour supérieure se concentre exclusivement sur le droit des contrats, l’obligation du gouvernement du Canada et du Québec d’agir avec honneur, le respect des obligations de fiduciaire de la Couronne fédérale, ces questions étant remises en cause vu la vulnérabilité de la partie demanderesse (Takuhikan, au par. 54).

[91] La Cour analyse ensuite aux paragraphes 55 et suivants les règles du droit des contrats sous le régime du Code civil du Québec, RLRQ c. CCQ-1991, les notions de consentement libre et éclairé, du régime de responsabilité civile découlant d’engagements contractuels et les règles d’interprétation y afférant.

[92] Elle poursuit son analyse au regard des ententes tripartites et des notions de contrat d’adhésion, de clause abusive et de mauvaise foi. Enfin, le juge se penche sur les questions de l’obligation fiduciaire du gouvernement du Canada à l’égard de la Première Nation, du niveau de vulnérabilité de cette dernière, de l’absence d’intérêt collectif particulier ou identifiable à l’égard des services de police dans la communauté et de l’obligation d’agir avec honneur.

[93] Il n’en faut pas plus pour convaincre le Tribunal que l’analyse de la Cour supérieure est fort différente de l’analyse qu’il est appelé à appliquer dans cette affaire. Le Tribunal est appelé à déterminer l’existence ou non de discrimination, et non à déterminer si l’intimée aurait manqué à son obligation de négocier de bonne foi, d’agir avec honneur et de remplir ses obligations de fiduciaire à l’égard des Premières Nations.

[94] Les questions en litige dans ces deux dossiers sont dès lors incomparables. Le Tribunal en conclut que la question en litige dans ce dossier n’a pas été tranchée par cette autre instance.

(ii) Décision définitive

[95] Ce critère est effectivement rempli. Il y a peu à dire puisque la décision de la Cour supérieure est exécutoire et définitive, et ce, indépendamment de l’appel ayant été déposé par l’une des parties.

[96] Sur ce point, le Tribunal rappelle que le caractère définitif d’une décision n’est en rien relatif au droit d’appel ou de révision dont peut se pourvoir la partie appelante. La décision définitive fait plutôt référence à cette idée qu’un tribunal ou une cour compétente a statué « […] au fond, en tout ou en partie, sur un droit d’une ou plusieurs des parties à une instance » (par. 2(1) Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7).

[97] La décision définitive touche la question essentielle au verdict (Duhamel c. La Reine, 1984 CanLII 126 (CSC), à la page 558). Autrement dit, le tribunal ou la cour compétente a épuisé sa compétence, son autorité; elle a rempli le mandat qui lui a été confié (Constantinescu c. Service correctionnel Canada, 2019 TCDP 49, aux par. 78 à 81).

[98] C’est effectivement ce qu’a fait la Cour supérieure, qui a rendu une décision définitive sur la demande introductive d’instance de la partie demanderesse, en statuant sur le fond de l’affaire et en épuisant alors sa compétence.

(iii) Identité des parties

[99] Il n’y a pas identité des parties dans les deux instances.

[100] La troisième condition de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée exige que les parties ou leurs ayants droit soient les mêmes dans les deux affaires.

[101] Afin de déterminer si une personne est un ayant droit d’une partie, il doit y avoir entre elles un degré d'intérêt commun suffisant pour qu'il soit juste que la partie soit liée par les décisions rendues dans l'instance antérieure (voir notamment O'Connor v. Canadian National Railway, 2006 CHRT 5 (CanLII), au par. 48 [O’Connor]; Danyluk, au par. 60).

[102] Le Tribunal est d’avis que le plaignant, à savoir M. Dominique, de la part des Pekuakamiulnuatsh, est un ayant droit de Pekuakamiulnuatsh Takuhikan. Cette dernière est l’organisation administrative de la bande, de la Première Nation. Elle est la représentante des Pekuakamiulnuatsh, eux-mêmes étant représentés par M. Dominique devant cette plainte.

[103] Pour ce qui est de l’identité des défendeurs devant la Cour supérieure, d’ores et déjà, le procureur général du Québec n’est pas une partie dans le dossier devant le Tribunal.

[104] Quant au procureur général du Canada, il était défendeur devant la Cour supérieure, mais devant le Tribunal, l’intimé est plutôt le ministère de la Sécurité publique du Canada.

[105] Le raisonnement du Tribunal dans l’affaire Wade c. Canada (Procureur général), 2008 TCDP 9, par. 16 à 21 est pertinent dans les circonstances. Suivant ce raisonnement, il est permis de conclure que le ministère de la Sécurité publique du Canada est, dans les faits, dénué d’identité juridique. Ainsi, la « vraie partie intimée » devant le Tribunal serait plutôt le procureur général du Canada (voir également Carter c. Pêches et Océans Canada, 2014 TCDP 3, au par. 60, pour un raisonnement similaire).

[106] Cependant, cette constatation est en pratique peu déterminante dans les circonstances qui nous occupent puisque, de toute façon, il n’y a pas identité des parties, en raison de la présence de la Commission.

[107] En effet, la Commission n’était pas une partie dans l’instance de la Cour supérieure, mais elle est présente dans le dossier du Tribunal et elle a pleinement participé dans cette affaire.

[108] La Commission n’est certainement pas un ayant-droit du plaignant, lui-même étant un ayant-droit du demandeur dans le dossier de la Cour supérieure. Sur ce point, trois décisions du Tribunal sont pertinentes soit Desormeaux c. Commission de transport régionale d'Ottawa-Carleton, 2002 CanLII 61853 (TCDP), Parisien c. Commission de transport régionale d'Ottawa-Carleton, 2002 CanLII 61850 (TCDP), et Thompson c. Rivtow Marine Limited, 2001 CanLII 38323 (TCDP).

[109] De l’avis du Tribunal, la Commission et le plaignant sont tous deux parties indépendantes à la plainte présentée en vertu de la LCDP (paragraphe 50(1) de la LCDP). La Commission ne représente pas le plaignant; son mandat consiste précisément à représenter l’intérêt public (article 51 de la LCDP).

[110] En ce sens, il serait contraire aux principes sous-jacents à la LCDP de conclure que la Commission est un ayant droit du plaignant. Si tel était le cas, pour reprendre les mots de l’Honorable Anne Mactavish alors qu’elle siégeait au Tribunal :

« […] on empêcherait la Commission canadienne des droits de la personne de prendre des positions qui selon elle répondent à l'intérêt public, en raison de conclusions tirées dans d'autres instances, dont elle n'aurait vraisemblablement pas été avisée de la tenue et auxquelles elle n'aurait pas eu l'occasion de participer ».

(Thompson, au par. 26; voir également, notamment, Tweten c. RTL Robinson Enterprises Ltd., 2004 TCDP 8, aux par. 22 et suivants; Campbell v. Toronto District School Board, 2008 HRTO 62 (CanLII), au par. 34; Ontario (Human Rights Commission) v. Naraine, 2001 CanLII 21234 (ON CA), au par. 64).

[111] Dès lors que la Commission n’était pas présente dans le dossier de la Cour supérieure, le Tribunal peut conclure qu’il n’y pas identité de parties.

[112] En conséquence, et comme deux des trois critères de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne sont pas remplis, le Tribunal ne peut appliquer cette doctrine et aucun argument sur la remise en question et la chose jugée ne peut être retenu. Le Tribunal n’a donc pas à se demander s’il est lié par les questions tranchées par la Cour supérieure, qu’elles soient de faits, mixtes de droit et de faits, et de droit.

(iv) Abus de procédure et pouvoir discrétionnaire résiduel

[113] Par ailleurs, la Cour suprême a jugé, dans Toronto que si les conditions préalables à l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne sont pas réunies, la doctrine de l’abus de procédure peut, dans certains cas, trouver application.

[114] Le raisonnement est le suivant : il y aurait abus de procédure s’il s’agissait de rouvrir un litige alors que la réouverture porterait atteinte aux principes d’économie, de cohérence, du caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice (Toronto, au par. 37).

[115] Dans la présente instance, l’intimée n’a pas invité le Tribunal à appliquer le principe de l’abus de procédure s’il advenait que toutes les conditions relatives à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne soient pas remplies. Même s’il n’a pas à se prononcer sur cette question, le Tribunal tient à souligner qu’en l’occurrence, le plaignant ne tente pas de rouvrir un litige. Le Tribunal rappelle ici sa conclusion selon laquelle il est en présence de causes d’action différentes. En conséquence, eu égard aux circonstances propres à la présente affaire, le Tribunal n’appliquera pas le principe de l’abus de procédure.

[116] Enfin, le Tribunal détient également un pouvoir discrétionnaire résiduel afin d’écarter la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, même dans le cas où les trois conditions sont tout de même remplies, si son application donnerait lieu à une injustice (Danyluk, aux par. 1 et 62). La Cour suprême a reconnu que ce pouvoir est plus étendu pour les tribunaux administratifs considérant leur raison d’être (Danyluk, au par. 62). Ce pouvoir résiduel a notamment été exercé par la juge Mactavish, qui était membre de notre Tribunal, dans Parisien c. Commission de transport régionale d'Ottawa-Carleton, 2002 CanLII 61850 (TCDP), au paragraphe 34.

[117] Maintenant, même si le Tribunal a déjà conclu que les trois critères n’ont pas été rencontrés, il n’est pas convaincu qu’il existerait, de toute manière, une injustice s’il poursuivait son analyse sur la question de la discrimination. Au contraire, le Tribunal est d’avis qu’il est dans l’intérêt de la justice qu’il tranche la question de la discrimination soulevée dans le présent dossier. En conséquence, même si le Tribunal avait conclu à l’application de la doctrine de la préclusion découlant de la chose jugée, il userait de son pouvoir discrétionnaire pour l’écarter.

(v) Autres remarques – certains arguments du plaignant

[118] Plusieurs arguments présentés par le plaignant nécessitent quelques remarques préliminaires de la part du Tribunal.

[119] En effet, le Tribunal n’a pas l’intention de s’attarder à certains arguments du plaignant puisqu’ils ne sont pas pertinents ni nécessaires afin de lui permettre de trancher le litige au fond.

[120] Notamment, le Tribunal ne traitera pas des arguments du plaignant entourant l’obligation de la Couronne d’agir avec honneur à l’égard des Premières Nations, la relation et les obligations de fiduciaires, les engagements de la Couronne envers le bien-être et la sécurité des autochtones et la vulnérabilité des Premières Nations et les intérêts autochtones particuliers et la notion de contrat d’adhésion.

[121] Le Tribunal constate que le plaignant a notamment plaidé ces arguments devant la Cour supérieure. Ces arguments ont déjà fait l’objet d’un débat judiciaire menant à une décision, décision qui fait d’ailleurs l’objet d’un appel.

[122] Le Tribunal n’a pas non plus l’intention d’analyser les arguments du plaignant entourant la Charte canadienne, notamment lorsque le plaignant invoque l’article 7 et le droit à la sécurité, l’article 35 et le principe d’autonomie gouvernementale et l’article 15 en ce qui concerne le droit à l’égalité.

[123] Il n’est pas du ressort du Tribunal de traiter de ces questions dans le présent dossier ni de conclure à la violation de droits constitutionnels prévus notamment aux articles 7, 15 et 35 de la Charte canadienne. Le Tribunal concentrera son analyse conformément à la démarche établie dans Moore pour déterminer si le plaignant a été victime de discrimination au titre de l’article 5 de la LCDP.

VII. Analyse

[124] Comme il a été énoncé précédemment, la plainte déposée par le plaignant touche les services policiers qui sont offerts dans la communauté de Mashteuiatsh et plus particulièrement dans le cadre de la mise en œuvre du PSPPN.

[125] Le plaignant plaide avoir été traité défavorablement dans la fourniture de services généralement destinés au public, quant à trois éléments cruciaux impliquant la mise en œuvre du PSPPN : le financement, le niveau des services policiers et la durée des ententes tripartites.

[126] Le plaignant doit donc démontrer aux fins de l’application de l’article 5 de la LCDP :

  • 1) qu’il détient un motif de distinction illicite protégé par la LCDP;

  • 2) qu’il a subi un traitement défavorable à l’occasion de la fourniture d’un service généralement destiné au public;

  • 3) que le motif de distinction illicite a été un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable (Moore, au par. 33).

[127] Le Tribunal doit analyser la preuve dans son ensemble, ce qui inclut la preuve présentée par l’intimée, afin de déterminer si le plaignant a été en mesure de rencontrer son fardeau de preuve (Bombardier, au par. 58). Le Tribunal analysera ces trois étapes dans les prochaines sections.

[128] Il faut noter que les parties ont déposé à l’audience une preuve documentaire très volumineuse. Néanmoins, il n’est pas nécessaire pour le Tribunal de se référer à chacun des éléments de preuve déposés et admis afin de conclure à l’existence de discrimination.

[129] À des fins de concision et afin de s’assurer qu’il instruise la plainte de la manière la plus expéditive possible (paragraphe 48.9(1) de la LCDP), le Tribunal se concentrera uniquement sur les éléments qu’il juge essentiels, nécessaires et pertinents pour rendre la présente décision (Turner c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 159 (CanLII), au par. 40; Constantinescu c. Service correctionnel Canada, 2020 TCDP 3 (CanLII), au par. 54; Karas c. Société canadienne du sang et Santé Canada, 2021 TCDP 2, au par. 32).

A. Motifs de distinction illicite – Race et origine nationale ou ethnique

[130] Il y a peu à dire quant à ce premier élément de l’analyse de Moore. Le plaignant allègue que c’est en raison de sa race et de son origine nationale ou ethnique qu’il a subi un traitement défavorable à l’occasion de la fourniture d’un service, au titre de l’article 5 de la LCDP.

[131] Il est courant que les caractéristiques personnelles de la race et de l’origine nationale ou ethnique soient invoquées au soutien d’allégations qui touchent les peuples autochtones en matière de discrimination (voir par exemple Société de soutien à l’enfance 2016; André c. Matimekush-Lac John Nation Innu, 2021 TCDP 8 (CanLII); Nielsen). Ces motifs de distinction illicite sont énoncés dans la LCDP (article 3 de la LCDP).

[132] Cela dit, il n’est pas contesté que le plaignant et les Pekuakamiulnuatsh sont issus des Premières Nations. Il n’en faut alors pas plus au Tribunal pour conclure que le plaignant possède les caractéristiques personnelles de la race et l’origine nationale ou ethnique et qu’ils sont des motifs de distinction illicite protégés par la LCDP (article 3 de la LCDP).

B. Traitement défavorable à l’occasion de la fourniture d’un service et fondé sur un motif de distinction illicite (alinéa 5b) de la LCDP)

[133] Pour les raisons qui suivent, le Tribunal conclut que Sécurité publique Canada fournit un service au sens de la LCDP au plaignant, et ce, par la mise en œuvre et l’application du PSPPN. Le PSPPN est un programme de financement fédéral de services de police établi au bénéfice des Premières Nations.

[134] Le Tribunal conclut également que le plaignant a été défavorisé à l’occasion de la fourniture de ce service par l’intimée en raison de sa race et de son origine nationale ou ethnique.

(i) Les services policiers en cause

[135] Le Tribunal estime nécessaire de mettre en contexte, dans un premier temps, le PSPPN et les services policiers autochtones ainsi que les services de police sur le territoire du Québec. Le lecteur pourra ainsi mieux comprendre la plainte, son contexte et la suite des motifs de la présente décision.

a) Les services policiers autochtones et le PSSPN

[136] Le Tribunal comprend que les services de police dans les réserves autochtones ont un long historique au Canada. Le plaignant et la Commission ont déposé plusieurs documents faisant état de la situation historique des services policiers dans les réserves (par exemple les pièces C-2, C-9, C-13, C-36, P-19, P-30, P-31, pour n’en citer que quelques-unes).

[137] Plus particulièrement, d’abord le Rapport du maintien de l’ordre dans les réserves indiennes (le « Rapport du maintien de l’ordre 1990 ») paru en janvier 1990 (C-2) permet de mettre en contexte la création du PSPPN. Ensuite, le rapport final de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics : écoute, réconciliation et progrès (2019) (le « Rapport Viens ») (C-36) reprend dans leur essence les doléances historiques des Premières Nations sur les services de police dans un contexte très contemporain.

[138] Bien que le Tribunal soit conscient que ces éléments de preuve ne constituent pas, à eux seuls, une démonstration de l’existence de discrimination, ils n’en sont pas moins pertinents et probants. Le Tribunal a le pouvoir d’admettre les éléments de preuve qu’il estime indiqués, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire (alinéa 50(3)c) de la LCDP). C’est pris dans leur ensemble que les rapports, études, et autres documents de cet ordre, prennent leur sens.

[139] Ces éléments permettent de mettre les services policiers sur les réserves en contexte et permettent au Tribunal de mieux saisir les enjeux passés (et présents) qui sont nécessairement liés à la présente plainte.

[140] Ainsi, ils révèlent que les services de police ont définitivement évolué à travers les années et n’ont pas toujours été offerts et financés selon les mêmes modèles et de la même façon. Dans un souci de concision, le Tribunal ne reprendra pas l’entièreté de cet historique et focalisera son analyse sur les éléments les plus pertinents et déterminants dans les circonstances.

[141] Le PSPPN a été créé pour actualiser la Politique. Ce programme permet aux Premières Nations à travers le pays de jouir, entre autres choses, d’un service policier professionnel et efficace, adapté à leurs cultures, et qui prévoit une reddition de compte aux populations locales.

[142] Le programme est une réponse au Rapport du maintien de l’ordre 1990. Ce rapport a été l’aboutissement du travail d’un groupe d’étude interministériel du gouvernement fédéral qui avait été mis en place en 1986. Ce groupe avait pour objectif d’étudier la politique nationale du maintien de l’ordre dans les réserves indiennes.

[143] Comme l’indique le Rapport du maintien de l’ordre 1990, avant ce groupe d’étude, il n’existait pas de politique globale permettant de guider les décisions relativement à la participation du gouvernement fédéral en la matière et quant à l’élaboration de programmes futurs. La multiplicité des modalités et des formules de financement ainsi que l’augmentation des demandes d’expansion des services de police ont donc poussé le Conseil du Trésor de l’époque à examiner en profondeur la politique fédérale du maintien de l’ordre dans les réserves indiennes. Il était également connu à cette époque, et le groupe d’étude le mentionnait déjà, que les membres des Premières Nations étaient surreprésentés dans le système de justice pénale canadien.

[144] Dans le Rapport du maintien de l’ordre 1990, le groupe a affirmé, à la page 2, que :

[l]’objectif général de tous les intéressés devrait être de voir à ce que les réserves bénéficient de services de police appropriés, c’est-à-dire d’un niveau et d’une qualité comparables à ceux des autres localités de la même région qui se trouvent dans un milieu géographique semblable.

[145] Il a ajouté qu’il était impossible d’espérer des résultats semblables alors que les situations des différentes communautés autochtones peuvent différer. Il a également reconnu que les sociétés autochtones et non autochtones ont des différences marquées, tant sur le plan socio-économique que culturel et spirituel.

[146] Le Rapport du maintien de l’ordre 1990 soulevait aussi certaines tensions entre les compétences constitutionnelles et juridiques du gouvernement fédéral et des gouvernements des provinces et des territoires. Il était déjà reconnu que le parlement fédéral disposait de la latitude nécessaire pour définir la nature des responsabilités qu’il désirait endosser relativement aux services policiers dans les réserves.

[147] Néanmoins, et comme c’est le cas encore à la date de la présente décision, il n’a pas décidé de légiférer en la matière, ce qui laisse le champ libre aux provinces. Le gouvernement du Canada a plutôt décidé de contribuer financièrement aux services policiers dans les réserves autochtones.

[148] Cela étant précisé, le PSPPN se fonde sur le principe de partenariat entre le gouvernement fédéral, les provinces ou les territoires et les Premières Nations. Ce partenariat prend la forme d’ententes tripartites visant à mettre sur pied des services de police répondant aux besoins des collectivités autochtones.

[149] Le Tribunal comprend que le PSPPN a fait l’objet de quelques modifications à travers le temps, mais ces modifications n’ont pas substantiellement changé le programme dans ses fondements mêmes.

[150] En effet, et comme il est indiqué dans l’introduction de la Politique dont est issu le PSPPN, le gouvernement fédéral a réaffirmé sa volonté de supporter les Premières Nations dans leur quête à l’autonomie gouvernementale et à l’autosuffisance ainsi que de maintenir des partenariats basés sur la confiance, le respect mutuel et la participation dans la prise de décisions.

[151] Plus clairement, le programme a pour fins :

[…] améliorer l’ordre, la sécurité publique et la sécurité personnelle des habitants dans les collectivités des Premières nations […].

De même, il :

[…] permet d’améliorer l’administration de la justice au sein des Premières nations par des mesures concrètes, c’est-à-dire en mettant sur pied, de concert avec les collectivités, des services de police professionnels, efficaces et adaptés à leurs besoins particuliers. Cela se fait au moyen d’une formule de partage des coûts et d’aide connexe.

(C-4, à la page 3.)

[Non souligné dans l’original.]

[152] Toujours aux termes de la Politique, celle-ci est aussi un moyen de mettre en œuvre le droit inhérent des peuples autochtones à l’autonomie gouvernementale et à la négociation de cette autonomie, ce qui est cohérent avec l’application de la politique fédérale à cet effet.

[153] Les trois objectifs principaux de la Politique sont les suivants : 1) renforcer la sécurité publique et la sécurité personnelle, 2) accroître les responsabilités et l’obligation de rentre compte et enfin, 3) construire un nouveau mode de partenariat avec les collectivités des Premières Nations. La Politique s’appuie sur certains principes directeurs, dont certains sont plus pertinents que d’autres au cas qui nous concerne.

[154] Par exemple, la Politique se fonde sur le principe que les collectivités devraient avoir accès à des services de police adaptés à leurs besoins et être égaux en qualité et en quantité aux services dont bénéficient les collectivités environnantes caractérisées par des conditions semblables. Il est également prévu que les Premières Nations devraient avoir leur mot à dire quant au niveau et à la qualité des services qui leur sont fournis, et que les policiers des Premières Nations devraient avoir les mêmes responsabilités et pouvoirs que les autres policiers au Canada. De plus, les services devraient être fournis par un nombre adéquat de policiers ayant des antécédents culturels et linguistiques semblables à ceux des collectivités visées afin d’assurer des services efficaces et adaptés aux cultures.

[155] Il est également indiqué dans la Politique que les modèles de services policiers des collectivités des Premières Nations doivent être au moins équivalents à ceux qui sont offerts dans les collectivités environnantes caractérisées par des conditions semblables et que les Premières Nations devraient participer au choix du modèle adapté à leurs besoins particuliers, le modèle devant par ailleurs demeurer aussi économique que possible. Enfin, les Premières Nations devraient jouer un rôle efficace et approprié dans la direction de leurs services de police, étant entendu qu’elles doivent rendre des comptes à la population.

[156] Cela étant dit, la Politique fixe les modalités du financement offert pour les services policiers des collectivités des Premières Nations et prévoit qu’il est fondé sur des accords tripartites. Selon ces accords, le gouvernement fédéral et la province ou le territoire versent respectivement 52 % et 48 % de la contribution gouvernementale affectée aux services policiers des Premières Nations. Il est également demandé, autant que possible, aux collectivités des Premières Nations de payer une partie des coûts liés à leurs services de police, et plus précisément en ce qui concerne les services améliorés.

[157] La Politique propose aussi des exemples de modèles de services policiers. Ce qu’il faut comprendre dans le cas qui nous concerne, c’est que le modèle choisi par Mashteuiatsh est celui d’un service de police autochtone autogéré. Toutefois, il ne s’agit pas du seul modèle possible.

b) Les services policiers dans la province de Québec

[158] Quant aux services policiers dans la province de Québec, la preuve révèle que c’est la Sûreté du Québec (« SQ ») qui est le corps de police national dans la province (article 50 de la LSP).

[159] Il n’est pas contesté que la SQ a compétence sur tout le territoire québécois, ce qui inclut les réserves autochtones, en ce qu’elles n’échappent pas à l’application de la législation provinciale, en l’occurrence la LSP (en ce sens, voir Cardinal c. Procureur général de l’Alberta, 1973 CanLII 980 (CSC)). La preuve est ainsi claire qu’à défaut d’avoir un service de police autochtone dans la réserve, les Premières Nations reçoivent les services policiers de la SQ.

[160] M. Jean-Sébastien Dion, qui était Directeur des organisations policières aux activités du ministère de la Sécurité publique du Québec à la date de son témoignage (« M. Dion »), a offert au Tribunal plusieurs informations utiles et pertinentes sur l’organisation des services policiers au Québec.

[161] À ce sujet, la preuve démontre qu’il existe cinq différents types de corps de police qui peuvent agir au Québec soit 1) la SQ, 2) les polices municipales, 3) les polices autochtones, 4) la Gendarmerie royale du Canada (« GRC ») et 5) les unités de police spécialisées (incluant l’UPAC (Unité permanente anticorruption) et le BEI (Bureau d’enquête indépendant).

[162] La SQ a pour responsabilité, entre autres, d’appliquer le Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46 et les règlements municipaux selon le territoire concerné. Les polices autochtones, quant à eux, se voient attribuer les mêmes rôles que la SQ dans les réserves et selon ce qui est prévu dans leurs ententes.

[163] Ce sont les articles 90 et suivants de la LSP qui prévoient la mise en place de corps de police autochtones. Plus précisément, l’article 90 de la LSP permet au gouvernement du Québec de conclure des ententes visant la mise sur pied d’un corps de police autochtone.

[164] À ce sujet, M. Dion a témoigné que la vaste majorité de ces ententes sont tripartites soit entre le gouvernement du Québec, le gouvernement du Canada et la Première Nation. Cela dit, il a nuancé ses propos en précisant que la création d’ententes tripartites n’est pas spécifiquement prévue à la LSP. L’article 90 fait plutôt référence à une « entente », qui peut être conclue entre le gouvernement (du Québec) et une ou plusieurs communautés autochtones, chacune étant représentée par son conseil de bande.

[165] La preuve démontre également que les services de police au Québec sont divisés en 6 niveaux, le niveau 1 étant le niveau de services le plus bas et le niveau 6, le niveau de services le plus élevé. M. Dion a décrit les niveaux de la manière suivante : plus le niveau est élevé, plus les services policiers offerts sont complexes.

[166] Les niveaux de services sont prévus au Règlement sur les services policiers que les corps de police municipaux et la Sûreté du Québec doivent fournir selon leur niveau de compétence, RLRQ, c. P-13.1, r. 6 (le « Règlement sur les services policiers »).

[167] Chaque niveau de services supérieur inclut les services du niveau inférieur. Autrement dit, le niveau de services 2 comprend ses services spécifiques en sus des services prévus au niveau 1; le niveau 3 comprend ses services en sus des services de niveaux 1 et 2 et ainsi de suite.

[168] La SQ, en tant que police nationale au Québec, offre des services de niveau 6 (par. 70(3) de la LSP); elle peut donc offrir tous les services de tous les niveaux confondus.

[169] En ce sens, la SQ joue un rôle supplétif ou supérieur. Elle peut ainsi porter assistance aux autres corps policiers s’ils ne peuvent offrir certains services, pour différentes raisons. Elle aura un rôle dit supplétif lorsqu’elle assiste le corps de police en offrant, pour lui, un service que ce dernier devrait offrir selon son niveau, mais qu’il n’est pas en mesure d’offrir. Elle aura un rôle dit supérieur lorsqu’elle offre un service de niveau supérieur alors que le corps de police n’est pas tenu de rendre ce service en raison de son niveau. Nous verrons plus loin dans la décision que la SQ offre effectivement son assistance à la police de Mashteuiatsh.

[170] Sans entrer dans tous les détails et les spécificités qui existent pour certaines municipalités, la preuve révèle que les services policiers sont desservis par la SQ pour les municipalités ayant moins de 50 000 habitants, et par un corps de police municipale pour celles de plus de 50 000 habitants (article 72 de la LSP). Le paiement des services de police offerts par la SQ pour les municipalités de moins de 50 000 habitants est établi par règlement selon une formule préétablie. Il n’est pas nécessaire d’entrer dans les détails à ce sujet puisque cela n’est pas déterminant dans les circonstances.

[171] En ce qui a trait aux communautés autochtones en territoire québécois, M. Dion a témoigné qu’aux dates d’audience du Tribunal, 11 communautés sont desservies par les services de police de la SQ. Le témoignage de Richard Coleman (« M. Coleman ») est également pertinent à ce sujet. M. Coleman, en date de son témoignage devant la Cour supérieure, soit le 11 septembre 2019, travaillait au ministère de la Sécurité publique du Québec en tant que directeur du bureau des relations avec les autochtones, au bureau du sous-ministre. Bien que M. Coleman n’ait pas témoigné devant le Tribunal, les parties ont déposé dans notre dossier les transcriptions de son témoignage devant la Cour supérieure, et ce, pour valoir témoignage.

[172] M. Coleman a aussi confirmé qu’au Québec, 11 Premières Nations sont reconnues, englobant 55 communautés autochtones. Dans 44 de ces communautés, les services de police sont offerts par une police autochtone autogérée par les Premières Nations elles-mêmes.

[173] M. Coleman a expliqué que les services de police pour 7 des 11 communautés recevant des services de police de la SQ étaient offerts auparavant par une police autochtone, mais que ces services ont été discontinués. La SQ offre maintenant les services policiers dans ces communautés. D’autres situations existent, incluant certaines communautés considérées comme municipalités au sein d’une municipalité régionale de comté (« MRC »), mais le Tribunal estime qu’il n’y a pas nécessité de s’y attarder puisque cela n’est pas déterminant dans les circonstances.

[174] Ce qu’il importe de noter, c’est que la preuve révèle que les communautés qui sont desservies par les services de police de la SQ ne sont pas facturées pour ces services. Aucuns frais ne leur sont réclamés, comme le précise M. Dion. Dans la même veine, l’assistance qui est offerte aux corps de police autochtones par la SQ est aussi gratuite. Les coûts ne sont pas facturés à la communauté et font partie du budget de la SQ et partant, de l’assiette fiscale des citoyens du Québec.

[175] La preuve révèle que la SQ offre et a offert son support à la Sécurité publique de Mashteuiatsh en lui prêtant, par exemple, des effectifs, deux officiers pour une période d’environ deux ans, et en lui donnant accès à une salle de tir.

[176] Dans la même veine, Mme Ginette Séguin, policière de plus de 28 ans d’expérience dans les services de police incluant dans certaines régions éloignées, a aussi expliqué que la SQ apporte son support pour offrir certains services que le service de police de Mashteuiatsh ne peut offrir, par exemple les services nécessitant un véhicule tout‑terrain ou la surveillance nautique.

c) Les services policiers dans la communauté de Mashteuiatsh

[177] La communauté de Mashteuiatsh s’est dotée d’une organisation administrative et politique (Pekuakamiulnuatsh Takuhikan) qui administre différents services incluant la Sécurité publique de Mashteuiatsh.

[178] M. Clifford Moar, qui était chef de la Première Nation au moment de l’audience et qui a été chef pendant plusieurs années à Mashteuiatsh, a témoigné devant le Tribunal. Il a expliqué qu’au vu du long historique de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I-5 et de son objectif d’assimilation des autochtones, la Première Nation avait le désir d’offrir à ses membres des services adaptés aux besoins et à la culture de la communauté. La Première Nation a choisi de reprendre le contrôle de ses programmes, autant que faire se peut. La protection de la Nation, de sa langue, de sa culture et de ses institutions, ainsi que sa pérennité sont autant de défis que la Première Nation doit affronter.

[179] Sans entrer dans tous les détails, le Tribunal comprend de la preuve que l’historique des services policiers au sein de Mashteuiatsh a débuté avec la présence de la GRC. M. Moar s’est rappelé que lorsqu’un agent de la GRC se présentait dans la réserve, c’était pour appliquer la loi. Autrement, la GRC ne faisait pas acte de présence dans la réserve.

[180] Par la suite, un premier corps de police a été créé à Pointe-Bleu (Mashteuiatsh) pour ensuite laisser place à la police amérindienne à la fin des années 70, début des années 80. Mashteuiatsh a ensuite décidé de quitter le Conseil de la police amérindienne en raison du manque de ressources et de financement. C’est par la suite que les services de police de Mashteuiatsh ont pris naissance, puis été étendus.

[181] M. Moar a témoigné qu’il était particulièrement important pour la communauté de se doter d’un service de police. En fait, il s’agit de l’un des premiers services à être créés dans la communauté, parallèlement avec l’éducation.

[182] Les services policiers représentent pour lui et les membres de la communauté la protection, la sécurité, qui sont des concepts qui existaient déjà à l’aube de la Nation. Pour reprendre les mots employés par M. Moar, il s’agit d’un bouclier pour se protéger des autres, mais aussi entre eux. Le Tribunal comprend que pour la Première Nation, son service de police est une fierté.

[183] De manière importante, M. Moar a aussi témoigné avoir vu les mentalités changer au sein des membres de sa communauté, puisque la police, qui est une police autochtone, n’est plus perçue comme un ennemi, mais bien comme une protection.

[184] Cela étant précisé, la preuve révèle effectivement que le modèle des services policiers choisi par Mashteuiatsh est celui d’une police autochtone administrée par la Première Nation elle-même.

[185] Ce choix lui ouvre donc la porte à un financement par le gouvernement fédéral dans le cadre du PSPPN. La Première Nation a décidé, de son propre chef, de bénéficier du PSPPN en signant sa première entente en 1996.

[186] Dans le cadre du programme, des ententes tripartites doivent être signées entre le gouvernement fédéral, le gouvernement du Québec et la Première Nation et le financement est assumé à 52 % par le fédéral et 48 % par la province. Comme mentionné précédemment, la Politique prévoit qu’on demandera aux communautés des Premières Nations de payer une partie des coûts de leurs services, dans la mesure du possible, et plus particulièrement en ce qui a trait aux services améliorés.

[187] La communauté de Mashteuiatsh a effectivement conclu différentes ententes tripartites avec les gouvernements canadien et québécois. Une partie de ces ententes a été déposée au dossier du Tribunal par l’intimée. Dans le dossier du Tribunal, la première entente remonte à octobre 1996 et prévoyait différentes modalités et échéanciers vers une responsabilité entière de la gestion financière des services de police dans sa communauté.

[188] Les différentes ententes couvrent les périodes suivantes :

  • De juillet 1996 à mars 1999;
  • D’avril 1999 à mars 2004;
  • D’avril 2004 à mars 2009;
  • D’avril 2009 à mars 2010;
  • D’avril 2010 à mars 2011;
  • D’avril 2011 à mars 2013;
  • D’avril 2013 à mars 2014 :
    • Un avenant a été signé par les parties signataires à l’entente afin d’y ajouter une contribution financière spéciale pour l’année financière 2013-2014;
  • D’avril 2014 à mars 2015;
  • D’avril 2015 à mars 2016 :
    • Un avenant a été signé par les parties signataires à l’entente afin de prolonger l’entente de deux ans, de sorte qu’elle s’applique pour les périodes de 2016-2017 et 2017-2018 et, par le fait même, d’y ajouter le financement pour les mêmes années financières;
    • Les parties signataires ont par ailleurs convenu dans un autre document de modifier le calendrier des paiements pour le Canada, de retirer l'exigence de fournir les écritures du Grand Livre et d’ajuster la date de soumission des états financiers vérifiés.

[189] Enfin, et bien que le Tribunal n’ait pas eu accès à cette entente, la preuve révèle que Mashteuiatsh a signé une entente pour 5 ans, de 2018 à 2023.

(ii) Sécurité publique Canada offre un « service » au titre de l’article 5 de la LCDP

[190] Pour les raisons qui suivent, le Tribunal conclut que Sécurité publique Canada fournit un service au sens de la LCDP au plaignant, et ce, par la mise en œuvre et l’application du PSPPN.

[191] Il a été concédé par l’intimée dans ses arguments finaux que le PSPPN est un programme de financement fédéral établi au bénéfice des Premières Nations et qu’il s’ensuit qu’elle offre un « service » au sens de l’article 5 de la LCDP par la combinaison du PSPPN et des ententes de contribution tripartites (plan d’argumentation de l’intimée, au paragraphe 159).

[192] L’intimée concède également que les services offerts aux Premières Nations qui vivent sur des réserves seront influencés par le financement qui leur est alors versé (plan d’argumentation de l’intimée, au paragraphe 160). Cependant, l’intimée conteste le fait que le plaignant ait subi un traitement défavorable à l’occasion de la fourniture de ce service.

[193] Cela étant précisé, le plaignant a déposé sa plainte au titre de l’article 5 de la LCDP. À cet effet, l’article 5 se lit comme suit, en ses versions française et anglaise :

Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public : a) d’en priver un individu; b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

It is a discriminatory practice in the provision of goods, services, facilities or accommodation customarily available to the general public (a) to deny, or to deny access to, any such good, service, facility or accommodation to any individual, or (b) to differentiate adversely in relation to any individual, on a prohibited ground of discrimination.

[194] Le Tribunal est guidé par deux arrêts clés en la matière soient Gould c. Yukon Order of Pioneers, 1996 CanLII 231 (CSC) [Gould] de la Cour suprême ainsi que Watkin c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 170 [Watkin], de la Cour d’appel fédérale.

[195] D’abord, la question de l’applicabilité de l’article 5 de la LCDP est une question juridique qui relève de sa compétence. Autrement dit, c’est au Tribunal qu’il appartient de conclure si l’article 5 de la LCDP s’applique aux circonstances de l’affaire dont il est saisi (Gould, au par. 15; West c. Cold Lake First Nations, 2021 TCDP 1, au par. 76).

[196] Le Tribunal doit déterminer, dans un premier temps, si nous sommes en présence d’un « service » au sens de la LCDP. À ce sujet, le Tribunal doit définir et analyser, dans sa substance même, l’acte, l’action ou l’activité reprochés par le plaignant (Watkin, aux par. 31 et 33; Gould, aux par. 16 et 60; Société de soutien à l’enfance 2016, au par. 30).

[197] Toujours dans Watkin, au par. 31, la Cour d’appel fédérale nous rappelle qu’un « service » s’entend de quelque chose d’avantageux, d’un bénéfice, qui est offert ou mis à la disposition du public.

[198] Dans un deuxième temps, le Tribunal doit déterminer si le service crée une relation publique entre le fournisseur du service et son utilisateur. Pour ce faire, le Tribunal doit prendre en considération tous les facteurs pertinents en fonction du contexte de l’affaire (Watkin, aux par. 32 et 33). Comme l’ont rappelé mes collègues les membres Marchildon et Lustig dans Société de soutien à l’enfance 2016, au paragraphe 31 :

Pour tirer cette conclusion, le Tribunal doit définir le « public » auquel est offert le service. La définition du public est d’ordre relationnel et non quantitatif. Autrement dit, il n’est pas nécessaire que les clients à qui le service est offert constituent l’ensemble du public. Ils peuvent constituer un segment très important ou très restreint du « public » (University of British Columbia c. Berg, 1993 CanLII 89 (CSC), [1993] 2 RCS 353, p. 374 à 388; Gould, le juge La Forest, par. 68). Une relation publique est créée dès lors que le fournisseur de services offre un « service » au « public » en question (Gould, le juge La Forest, par. 55).

[199] Dans notre cas, et comme il sera expliqué dans les prochains paragraphes, le Tribunal conclut que Sécurité publique Canada offre un « service » au bénéfice du plaignant et des Pekuakamiulnuatsh par le truchement du PSPPN. Le Tribunal conclut également qu’une relation publique est nécessairement créée entre l’intimée, le fournisseur de service, et le plaignant et les Pekuakamiulnuatsh, les bénéficiaires, qui constituent alors un « public ».

[200] Soyons clairs : le service s’inscrit bien dans la mise en œuvre du PSPPN par l’intimée, et non par la fourniture directe des services de police autochtone dans les réserves. La preuve est claire à cet effet, puisque Sécurité publique Canada n’est pas l’entité qui offre les services policiers dans les réserves.

[201] Néanmoins, bien que le PSPPN n’ait pas pour but de fournir des services policiers aux Premières Nations, un de ses aspects fondamentaux demeure celui du financement offert aux Premières Nations visant les services policiers sur les réserves.

[202] À ce sujet, il existe une certaine similitude avec la décision de Société de soutien à l’enfance 2016, dans laquelle mes collègues membres Marchildon et Lustig ont conclu que le financement du Programme des services à l’enfance et à la famille des Premières Nations constituait un « service » au titre de l’article 5 de la LCDP. Dans ce dossier, le Tribunal avait aussi conclu que le programme allait au-delà du simple financement d’un service et que le rôle du gouvernement fédéral ne se limitait pas uniquement à financer le service.

[203] Dans la présente affaire, le Tribunal peut aussi conclure que la mise en œuvre du PSPPN dépasse la simple notion de « financement » puisque Sécurité publique Canada assure aussi une surveillance du programme, apporte une aide connexe aux Premières Nations et demande une reddition de compte.

[204] En effet, la Politique prévoit précisément que celui-ci a pour objectifs :

[…] d’améliorer l’ordre, la sécurité publique et la sécurité personnelle des habitants dans les collectivités des Premières nations » […]

[…] d’améliorer l’administration de la justice au sein des Premières nations par des mesures concrètes, c’est-à-dire en mettant sur pied, de concert avec les collectivités, des services de police professionnels, efficaces et adaptés à leurs besoins particuliers. Cela se fait au moyen d’une formule de partage des coûts et d’aide connexe.

(C-4, à la page 3).

[205] Le témoignage de M. Antoine Bourdage (« M. Bourdage ») sur le PSPPN est pertinent et concluant dans les circonstances. M, Bourdage apporte un éclairage utile non seulement sur la portion « financement du programme », mais aussi sur l’aide connexe offerte aux Premières Nations pour les services policiers ainsi que sur la nécessité de rendre des comptes.

[206] Bien que le Tribunal n’ait pas lui-même entendu M. Bourdage, les parties ont déposé, d’un commun accord, les transcriptions de son interrogatoire devant la Cour supérieure. Les parties ont clairement convenu que ces transcriptions étaient déposées pour valoir témoignage et que tout le contenu de ce témoignage faisait partie intégrante de la preuve présentée au Tribunal.

[207] Le Tribunal a lu attentivement ces transcriptions et en conclut que M. Bourdage est sans contredit un témoin important dans cette affaire, ayant une connaissance approfondie du programme, de sa mise en œuvre et de la plupart de ses tenants et aboutissants. Le Tribunal n’a aucune raison de remettre en question la crédibilité et la fiabilité de son témoignage. Les transcriptions écrites sont claires, cohérentes, détaillées et le témoignage de M. Bourdage est largement corroboré par la preuve documentaire déposée à l’audience ainsi que les témoignages d’autres témoins (entre autres M. Richard Coleman, Mme Dannye Bonneau et Mme Valérie Tremblay).

[208] Au moment de l’audience, M. Bourdage était toujours à l’emploi de Sécurité publique Canada, et ce, depuis 2011. En 2014, le PSPPN est tombé sous sa responsabilité. Selon ses explications, il était alors le directeur du programme, voyant à son opération et son administration, s’assurant de sa gestion et de sa mise en œuvre. Il devait s’assurer que la mise en œuvre du programme était uniforme à travers le territoire canadien et coordonner l’ensemble du travail avec ses collègues se trouvant sur le terrain.

[209] Lorsqu’une entente est conclue dans le cadre du PSPPN, précise M. Bourdage, le travail ne s’arrête pas là, puisqu’il faut administrer l’entente. Par exemple, les bénéficiaires de ce programme, incluant Mashteuiatsh, doivent soumettre des rapports annuels et les demandes de paiements doivent aussi être traitées par Sécurité publique Canada. Ces demandes font l’objet d’un examen nécessitant des mesures de contrôle de la qualité avant d’aboutir aux paiements et c’est M. Bourdage qui signait l’autorisation de ces paiements.

[210] Il a ajouté qu’au moment du renouvellement des ententes, le travail s’intensifiait nécessairement. Son service travaillait alors étroitement avec l’équipe des politiques, qui était responsable de la construction des propositions. Son équipe, quant à elle, détenait les informations sur le terrain relatives à l’administration du programme et à ses résultats, entre autres choses.

[211] M. Bourdage a précisé que, lors du renouvellement et des négociations des ententes, il était personnellement aux faits de ces négociations avec les Premières Nations. Puisque l’enveloppe budgétaire était sous sa responsabilité, il devait « […] garder quand même le doigt sur le pouls de cette enveloppe-là pour s’assurer qu’on reste à l’intérieur de cette enveloppe-là » (témoignage du 10 septembre 2019, à la page 719).

[212] M. Bourdage a caractérisé le PSPPN comme étant un programme fédéral de contribution discrétionnaire. À ce sujet, il a expliqué que le gouvernement canadien aurait pu s’impliquer de différentes façons, mais il a plutôt opté pour un programme de contribution, autrement dit, de transfert d’argent. Plus spécifiquement, il s’agit d’ententes de financement ayant un but spécifique et qui sont signées entre les parties concernées.

[213] Sans entrer dans les détails, M. Bourdage a témoigné que ce type d’ententes de contribution est soumis à une politique de transfert du Conseil du trésor et tombe sous l’égide de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F-11. Ces ententes, y compris celles conclues dans le cadre du PSPPN, comportent différentes modalités, dont la durée, les montants du financement et la reddition de compte.

[214] C’est aussi ce que révèle le témoignage de Mme Valérie Tremblay devant la Cour supérieure du 9 et 10 septembre 2019, qui a travaillé dans différentes positions au sein de Pekuakamiulnuatsh Takuhikan (l’organisation administrative de la bande). Elle a notamment travaillé à l’unité responsable des finances, mais aussi comme directrice des relations humaines, de l’administration et des ressources financières, ayant une formation de comptable professionnel agréé. Encore une fois, tout comme dans le cas du témoignage de M. Coleman, Mme Tremblay n’a pas témoigné devant le Tribunal. Néanmoins, les parties ont déposé dans le dossier du Tribunal les transcriptions de son témoignage de la Cour supérieure, pour valoir témoignage.

[215] Mme Tremblay a effectivement expliqué le processus entourant cette reddition de compte, la préparation des états financiers et les audits externes les concernant.

[216] Les sommes servant aux dites contributions viennent d’un fond consolidé du gouvernement du Canada qui est, pour reprendre les mots de M. Bourdage, un grand compte en banque contenant l’argent nécessaire pour l’administration des programmes fédéraux. Il existe donc un processus mis en place afin d’accéder aux sommes détenues dans ce fond consolidé.

[217] M. Bourdage a également expliqué que chaque année, entre février et avril, les dépenses que compte faire le gouvernement canadien sont « comptabilisées dans ce budget-là » (témoignage du 10 septembre 2019, à la page 726). Le Tribunal comprend en fait que le parlement fédéral établit un budget pour ce fond consolidé. M. Bourdage a également expliqué que la rubrique concernant le ministère de la Sécurité publique comprend un montant prévu et voté pour le PSPPN. C’est ainsi que l’équipe de M. Bourdage obtient son budget annuel pour la mise en œuvre du PSPPN.

[218] Le processus afin de recevoir un montant de ce fond de consolidation suit son propre cycle. M. Bourdage a expliqué qu’il faut d’abord déposer une proposition au cabinet des ministres. Cette proposition est fondée sur du matériel, des données probantes, permettant d’éclairer, d’informer, de conseiller le cabinet des ministres. À cette étape, le cabinet des ministres n’est pas celui qui donne l’autorité de dépenser des sommes. Cette étape relève plutôt du politique; il s’agit plutôt d’une affirmation d’intention comme dans un plan d’affaires.

[219] M. Bourdage a témoigné que lorsque son service avait l’aval du cabinet des ministres, il fallait alors aller chercher le financement nécessaire. Le Conseil du trésor est l’entité qui autorise les dépenses et c’est avec lui que son service devait négocier le financement. La présentation au Conseil du trésor était plus détaillée et rigoureuse, incluant, entre autres, le coût du programme et les justificatifs des dépenses.

[220] M. Bourdage a spécifié que dans le cas du PSPPN, qui est un programme à coûts partagés, il fallait communiquer avec les provinces et les territoires afin de déterminer si, de leur côté, ils étaient en mesure d’octroyer du financement. Une fois ces démarches effectuées, les négociations avec les Premières Nations pouvaient débuter.

[221] La preuve révèle que le financement est déterminé par le gouvernent fédéral qui établit le montant de sa contribution, dans un premier temps. Le Québec, dans un deuxième temps, offre alors 48 % de cette contribution. C’est ce que M. Bourdage a expliqué au Tribunal, mais cette information est aussi corroborée par le témoignage de M. Coleman. Pour reprendre son témoignage :

Quand on apprend d’Ottawa le… le niveau d’enveloppe disponible pour les services policiers autochtones au Québec, nous autres on doit immédiatement se mobiliser pour pouvoir accoter cet argent-là, alors, si, à titre d’exemple, monsieur Bourdage me dit « on a trente millions (30M) », ben, moi, je me dis, ben, faut je trouve le quarante-huit pour cent (48 %).

(Interrogatoire en chef du 11 septembre 2019, à la page 1007).

[222] Toujours dans cette même veine, M. Coleman a témoigné que, pour le Québec, bénéficier de ce programme fédéral a toujours été une priorité. Dans les faits, le Québec veut bénéficier des sommes d’argent ainsi disponibles dans le cadre du PSPPN et sécuriser ces sommes.

[223] En conséquence, du côté provincial, la portion de 48 % du Québec est alors la base du financement provincial pour les corps de police autochtones, selon M. Coleman. Il mentionne la « base du financement » puisque la SQ continue tout de même d’offrir à ces corps de police autochtones des services de niveau supérieur ou de complexité supérieure, lorsque nécessaire. Les coûts de ces services par la SQ sont alors assumés par le Québec; ils font alors partie des coûts globaux de la sécurité publique du Québec.

[224] M. Coleman a poursuivi en mentionnant qu’une fois que l’enveloppe du gouvernement fédéral pour les sommes dédiées aux PSPPN est établie, le gouvernement du Québec doit alors se mobiliser afin de fournir sa contrepartie financière, sa portion de 48 %. Des démarches doivent être entreprises afin de débloquer les sommes nécessaires.

[225] Un travail d’échanges entre les Premières Nations, le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux ou territoriaux sous-tend la mise en œuvre du PSPPN. Les déclarations de plusieurs témoins (M. Bourdage, M. Coleman et Mme Bonneau, entre autres) confirment que Sécurité publique Canada travaille directement avec Mashteuiatsh et aussi le gouvernement québécois, afin d’atteindre les objectifs prévus dans le programme.

[226] Le Tribunal constate qu’il y a tout un travail en arrière-plan qui dépasse le simple « financement ». Comme M. Bourdage l’a mentionné, il existe tout ce travail sur le terrain en plus de l’aide connexe qui peut être octroyée aux Premières Nations lorsque possible.

[227] Par exemple, dans le cas de Mashteuiatsh, la preuve révèle qu’une aide financière supplémentaire a été octroyée par l’intimée en 2016. À ce sujet, M. Bourdage a expliqué que le gouvernement fédéral avait alors un surplus monétaire et qu’il a été possible de transférer, ou réaffecter des sommes d’argent d’un programme à un autre.

[228] En conséquence, Sécurité publique Canada a été en mesure de dégager une contribution de 400 000 $ pour la police de Mashteuiatsh à des fins de formation des policiers et pour acquérir des équipements. M. Bourdage était au courant qu’en 2016, les services de police de Mashteuiatsh éprouvaient des difficultés financières. Il a expliqué qu’ils (son service) voulaient : « aider du mieux qu’on pouvait » (interrogatoire en chef du 11 septembre 2019, à la page 795). Toutefois, M. Bourdage a clairement indiqué qu’il n’existait aucune garantie que ces sommes seraient disponibles pour les années futures considérant que l’argent venait d’une réaffectation suivant un surplus budgétaire.

[229] À la lumière de tout ce qui précède et des enseignements de la Cour suprême dans Gould et de la Cour d’appel fédérale dans Watkin, le Tribunal conclut que Sécurité publique Canada, dans le cadre de la mise en œuvre de la Politique dont découle le PSPPN, offre un service au plaignant.

[230] Ce service est constitué en grande partie du financement ou de l’offre de contributions financières, mais il inclut aussi d’autres actions prises par l’intimée dans l’administration du programme, par exemple la reddition de compte, la négociation et l’offre d’aides connexes. Nécessairement, des avantages et des bénéfices sont alors offerts à la Première Nation.

[231] Comme le démontre la preuve, le Tribunal est aussi convaincu que l’intimée est un fournisseur de service et que le plaignant et les Pekuakamiulnuatsh en sont les bénéficiaires.

[232] Rappelons que la notion de « public » est plutôt d’ordre relationnel que quantitatif, tout comme le public peut viser seulement un segment restreint du grand public canadien (University of British Columbia c. Berg, [1993] 2 RCS 353, aux pages 374 à 388; Gould, au par. 68; Société de soutien à l’enfance 2016, au par. 31). À cet effet, la preuve est prépondérante : le service en question est offert ou mis à la disposition du public, le public étant le plaignant et les Pekuakamiulnuatsh, qui, eux, sont issus d’un public plus large soit celui des Premières Nations. Et les Premières Nations sont ceux qui peuvent bénéficier des avantages et des bénéfices prévus à la Politique et au PSPPN.

[233] Le Tribunal passe maintenant à la prochaine étape de son analyse.

(iii) Le traitement défavorable fondé sur un motif de distinction illicite

[234] Maintenant que le Tribunal a conclu à l’existence d’un service au sens de la LCDP et en a établi la nature, il doit déterminer si le plaignant a subi un traitement défavorable fondé sur sa race et son origine nationale ou ethnique à l’occasion de la fourniture de ce service.

[235] Selon la preuve présentée, le Tribunal conclut que le plaignant a effectivement été traité défavorablement par l’intimée, et ce, en raison de sa race et de son origine nationale ou ethnique.

[236] Selon le plaignant, trois éléments clés de la fourniture du service, soit la mise en œuvre du PSPPN, sont constitutifs de discrimination à savoir le financement lui‑même, la durée des ententes et le niveau des services policiers offerts aux membres de la communauté de Mashteuiatsh.

[237] Le Tribunal analysera ces éléments dans les paragraphes suivants.

a) Financement et niveau des services policiers

[238] À des fins de concision, le Tribunal abordera le financement et le niveau des services policiers dans la même section puisqu’il appert logique de le faire ainsi. En effet, le niveau de services policiers que peut offrir la Sécurité publique de Mashteuiatsh est intrinsèquement lié au financement qui est reçu des gouvernements fédéral et provincial. Ce point a également été concédé par l’intimée.

[239] Le financement affecte entre autres choses les salaires offerts au personnel travaillant pour les services de police, les équipements, la formation et, évidemment, les services eux-mêmes qui sont offerts dans la communauté.

[240] Le Tribunal a pris connaissance des nombreux éléments de preuve documentaire déposés par les parties à ce sujet. Il a consulté entre autres documents les états financiers de Pekuakamiulnuatsh Takuhikan de 2010 à 2019 (pièces I-38 à I-45 et I-98), les états des résultats de la Sécurité publique de Mashteuiatsh (pièces P-2 à P-5), le tableau des déficits cumulés entre 1998 et 2016 émanant de Pekuakamiulnuatsh Takuhikan (pièce I-13) et les ententes tripartites elles‑mêmes et leurs avenants pour la période allant de 1996 à 2018 (pièces I-14, I-15, I-16, I-4 à I-12, I-22).

[241] Ce qu’il faut comprendre, c’est que chaque entente prévoit le montant de la contribution financière qui est octroyée à la Première Nation pour son service de police. Le nombre de policiers y est aussi prévu. De 1996 à 1999, 7 policiers étaient prévus, 8 de 1999 à 2004, 10 pour les années 2004 à 2008 et 11 de 2008 à 2015.

[242] La preuve prépondérante démontre sans équivoque que le plaignant, qui a choisi de bénéficier du PSPPN et de se doter de son propre service de polices autochtones autogéré, s’est retrouvé, année après année, en déficit budgétaire. Il n’est pas nécessaire d’entrer en détail dans tous les chiffres à cette étape-ci de la procédure, puisque le Tribunal doit seulement décider de l’existence ou non de discrimination.

[243] Les déficits commencent à s’accumuler dès 1998, soit très tôt à la suite de la première entente signée par la Première Nation. Ils culminent avec un déficit dépassant le million de dollars pour l’année financière de 2014-2015.

[244] C’est qu’en 2014, un événement majeur se produit dans le service de police de Mashteuiatsh. Suivant des revendications salariales des policiers, une sentence arbitrale datée du 17 juillet 2014 a été rendue. Dans cette sentence, l’arbitre a ordonné un rattrapage salarial pour les policiers de Mashteuiatsh par rapport aux autres policiers des autres corps de polices. C’est la raison pour laquelle le déficit a ainsi explosé puisque ces salaires rétroactifs ont dû être payés.

[245] Pour les ententes de 2013-2014 et 2015-2016, des avenants ont été prévus et des contributions additionnelles sont octroyées afin de soulager financièrement les services de police de la Première Nation. À ce sujet, le témoignage de M. Bourdage sur les avenants qui ont été offerts est particulièrement explicite :

[…] on a été capable de comme temporiser un peu pis trouver des façons là, de mettre des... des Band-Aid, finalement, c'est comme ça que j'appellerais ça, on a... on a été capable de... de mettre un p'tit pansement, juguler une hémorragie, pis garder les lumières allumées pour un p'tit bout de temps encore, pis on a été capable de... d'éviter que le poste de police ferme.

(Interrogatoire en chef, 11 septembre 2019, à la page 798.)

[246] Bien que la preuve révèle que, tout au long de l’application du PSPPN, les montants des contributions augmentent (entre 1996 et 2009, pour plafonner jusqu’en 2013, et pour augmenter de nouveau à partir de 2013-2014-2015), il n’en demeure pas moins qu’elle démontre clairement que les coûts réels de la gestion de la police de Mashteuiatsh étaient supérieurs aux sommes reçues en application du PSPPN.

[247] Les déficits budgétaires sont également corroborés par les témoignages de Mme Tremblay et Mme Bonneau, qui avaient des connaissances spécifiques sur les finances des services de police de Mashteuiatsh.

[248] Mme Bonneau a travaillé pour l’organisation du conseil de Mashteuiatsh pendant approximativement 29 années dans laquelle elle a occupé plusieurs fonctions, dont des postes-cadres intermédiaires et supérieurs. Elle a également été directrice générale adjointe et, dans ses dernières années, directrice générale de l’organisation. De manière importante, Mme Bonneau a assumé de 2013 à 2015 la responsabilité de la direction administrative de la Sécurité publique de Mashteuiatsh, ses finances, le budget, et était aussi impliquée dans les ententes tripartites.

[249] Mme Bonneau a témoigné se souvenir de rencontres avec des représentants du Québec et du Canada lors desquelles Mashteuiatsh expliquait ses besoins particuliers pour ses services policiers et que les fonds octroyés par les deux autres paliers de gouvernement étaient nettement insuffisants pour subvenir aux besoins organisationnels de sa police.

[250] Toujours selon Mme Bonneau, les représentants du Canada et du Québec étaient bien au fait que ces sommes étaient insuffisantes. Malheureusement, la réponse demeurait simple : il n’y avait pas plus d’argent de disponible dans l’enveloppe (interrogatoire au préalable du 23 mai 2018, à la page 20). M. Bourdage a aussi témoigné à ce sujet : il y a un budget disponible pour le PSPPN; lorsque l’enveloppe est vide, elle est vide.

[251] Toutes les parties étaient donc bien au fait que les besoins en services policiers de Mashteuiatsh et les coûts afférents étaient supérieurs aux montants qui étaient prévus aux ententes.

[252] La preuve révèle également qu’à partir de l’année financière 2015-2016, les déficits de la Première Nation s’arrêtent. Cette année-là, les contributions financières augmentent et le nombre de policiers passe de 11 à 10 policiers. Plusieurs témoins ont confirmé que la Sécurité publique de Mashteuiatsh a pris la décision d’abolir un poste de responsable des opérations, qui était alors un employé-cadre. L’objectif était de minimiser le plus possible les coûts organisationnels en raison du manque de financement.

[253] Les déficits de la communauté ont été absorbés par la Première Nation à même un fond autonome. L’argent détenu dans ce fond autonome sert de levier économique pour la Première Nation. M. Moar et Mme Tremblay ont témoigné à ce sujet.

[254] Mme Tremblay a effectivement expliqué que la Première Nation ne peut générer de revenus au même titre qu’une municipalité et que, pour cette raison, cette dernière avait lancé le projet de fond autonome pour se doter d’un pouvoir d’investissement et profiter d’occasions d’affaires susceptibles de se présenter.

[255] Aux fins du présent dossier cependant, il suffit de comprendre que la Première Nation a pigé dans ce fond autonome afin d’éponger les déficits de ses services de police. Mme Tremblay a témoigné que lorsque la Première Nation rendait des comptes au gouvernement du Canada sur la gestion de la police et l’utilisation des contributions financières, le dépassement des coûts était interdit. Il fallait que la Première Nation arrive à un déficit zéro. Ainsi, ce qui était présenté au gouvernement fédéral n’était pas représentatif du budget réel du corps de police qui, lui, était déficitaire.

[256] Les années 2015-2016 ont été charnières pour la Première Nation puisque le conseil avait pris la décision de fermer son poste de police, en raison du manque important de financement. En novembre 2015, M. Dominique, qui était chef de Mashteuiatsh à l’époque, a envoyé une correspondance à l’ancien ministre de la Sécurité publique du Canada.

[257] Toujours au sujet de la fermeture des services de police de Mashteuiatsh, M. Bourdage a expliqué qu’une mobilisation a alors eu lieu du côté tant du Canada que du Québec, puisqu’il n’était dans l’intérêt de personne que ce service de police ferme. Il a néanmoins admis qu’il n’était pas possible de faire des miracles en raison des contraintes budgétaires. Il n’était pas possible d’injecter des fonds de manière importante afin de supporter le service de police. C’est dans ce contexte que des avenants ont été signés, notamment pour les 400 000 $ en 2015-2016.

[258] Tant Mme Bonneau que M. Moar ont expliqué que la Première Nation continuait de signer les ententes afin de recevoir les fonds, sachant qu’elle allait être en déficit. Selon eux, si aucun montant d’argent ne leur était octroyé par les gouvernements fédéral et provincial, le service de police de Mashteuiatsh allait tout simplement fermer. Ces fonds étaient nécessaires à la survie de leur police.

[259] Toute cette preuve sur le manque de financement met en exergue une grande controverse dans la façon de percevoir le PSPPN, son financement et le niveau de services qui doivent être offerts aux membres de Mashteuiatsh.

[260] Le plaignant plaide qu’il doit offrir des services de police comparables à ceux des municipalités avoisinantes et d’autres citoyens de la province que Québec. Autrement dit, le niveau de financement qui découle de l’application du PSPPN ne permet pas à la police de Mashteuiatsh d’offrir une couverture policière de niveau égal à celle qu’offrent les autres corps de police non autochtones.

[261] Le niveau minimal qui est offert par ces autres corps de police non autochtones est nécessairement de niveau 1 au titre de la LSP et de son règlement. Malgré les demandes répétées de la Première Nation à cet effet, elle n’a jamais pu bénéficier d’une police autochtone offrant ce niveau de service minimal à ses membres. C’est entre autres la raison pour laquelle les déficits s’accumulent : le coût réel de la Sécurité publique de Mashteuiatsh dépasse les fonds octroyés par le Canada et Québec.

[262] L’intimée, quant à elle, argue que le service de police de Mashteuiatsh n’est pas tenu d’offrir un service de police de niveau 1 comme le prévoit la LSP, puisque les niveaux de services ne sont pas applicables aux polices autochtones. Elle soutient que les services qui doivent être offerts aux membres de la communauté sont strictement ceux qui sont prévus aux ententes tripartites.

[263] Enfin, selon l’intimée, comme la SQ est la police nationale devant offrir des services supérieurs ou supplétifs, la police de Mashteuiatsh peut toujours compter sur la SQ, qui a l’obligation de lui porter assistance pour les services qu’elle ne peut offrir. C’est à la Nation, comme le prévoient les ententes, de supporter financièrement les niveaux de services améliorés qu’elle offre dans sa communauté.

[264] À ce sujet, M. Dion a témoigné que les corps de police autochtones ne sont pas assujettis au Règlement sur les services policiers, puisque comme le prévoit la LSP, les modalités entourant les services de police autochtones sont prévues spécifiquement aux ententes, modalités qui incluent notamment la gestion du corps de police, son indépendance, la gestion des équipements et des infrastructures, les contributions gouvernementales et les dépenses admissibles et inadmissibles.

[265] M. Coleman a aussi témoigné dans le même sens que M. Dion. Il a expliqué que les services de police autochtones ne sont pas assujettis aux niveaux de services prévus à la LSP et que les ententes tripartites contiennent une section qui reflète les grandes orientations de la LSP.

[266] Dans le même temps, le témoignage de M. Simon Vanier qui, au moment de l’audience du Tribunal, était directeur de la Sécurité publique de Mashteuiatsh et nécessairement, un policier, corrobore le fait que la Sécurité publique de Mashteuiatsh comprend de sa mission et de ses responsabilités qu’elle doit offrir un niveau de service minimal ou de base, ce qui équivaut en fait aux services policiers de niveau 1. La preuve révèle que, manifestement, la Sécurité publique de Mashteuiatsh tente d’offrir à ses membres ce niveau de service minimal, ce qui crée un dépassement des coûts réels par rapport au financement offert en application du PSPPN.

[267] Le Tribunal constate que la LSP, à son article 70, prévoit spécifiquement que les niveaux de service s’appliquent aux corps de police municipaux ainsi qu’à la SQ. Les polices autochtones sont de ce fait exclues de cette disposition.

[268] Il est aussi vrai que les ententes tripartites ne prévoient pas précisément un niveau de service minimal pour les services de police qui doivent être offerts dans la communauté. Rappelons néanmoins, comme M. Coleman en a témoigné, que les ententes tripartites reflètent les grandes orientations de la LSP.

[269] Quels sont alors les services que doit offrir la police autochtone de Mashteuiatsh aux membres de la communauté?

[270] Le Tribunal constate que dans les ententes tripartites de Mashteuiatsh, entre 2009 et 2014, l’article 7 prévoit la mission des services autochtones et le territoire qu’ils couvrent. Dans les ententes postérieures à 2014, c’est plutôt l’article 2.2 qui prévoit la mission et les responsabilités du corps de police de Mashteuiatsh.

[271] Bien que l’article ait changé, le Tribunal note qu’il y a peu de modifications dans les dispositions des ententes tripartites; les mêmes éléments se retrouvent pour l’essentiel dans chacune d’elles. À des fins pratiques et de concision, le Tribunal se contente de reproduire en partie l’article 2.2 de l’entente tripartite de 2014-2015 :

2.2 MISSION ET RESPONSABILITÉS DU CORPS DE POLICE

2.2.1 La mission du corps de police est décrite à l'article 93 de la Loi sur la police.

2.2.2 Aux fins de la prestation des services policiers sur le territoire décrit au paragraphe 1.4.3 et dans le respect des principes élaborés à l'alinéa 2 de l'article 48 de la Loi sur la police, le corps de police est responsable:

a) d'assurer une présence policière permettant de donner suite, dans un délai raisonnable, aux demandes d'aide qui lui sont adressées;

b) de veiller à la conduite d'enquêtes, ce qui inclut notamment la protection de la scène de l'infraction, l'identification du plaignant et des témoins, la prise de déclarations, la collecte des indices et des éléments de preuve, l'arrestation, le cas échéant, du suspect, la délivrance des constats d'infraction ainsi que le suivi devant les tribunaux;

c) de mettre en œuvre des mesures et des programmes de prévention de la criminalité.

2.2.3 Lors des enquêtes et des opérations policières, le directeur du corps de police et les policiers agissent de manière libre et indépendante. À cet égard, il est interdit au Conseil, à ses employés ou à tout organisme établi par le Conseil de tenter de s'ingérer ou de donner des instructions, directement ou indirectement, aux membres du corps de police ou à son directeur.

2.2.4 Les parties reconnaissent que des services policiers efficaces requièrent une assistance mutuelle et une coopération opérationnelle entre les diverses instances policières exerçant leurs pouvoirs sur le territoire du Québec, et ce, conformément aux lois et aux règlements applicables et à leur mandat respectif.

2.2.5 La présente entente n'a pas pour objet de modifier le mandat dévolu à la Gendarmerie royale du Canada (GRC) ou à la Sûreté du Québec (SQ) en vertu des lois applicables.

[272] Quant à l’article 93 de la LSP qui concerne les corps de polices autochtones, il est prévu que :

Un corps de police autochtone et chacun de ses membres sont chargés de maintenir la paix, l’ordre et la sécurité publique dans le territoire pour lequel il est établi, de prévenir et réprimer le crime ainsi que les infractions aux lois et aux règlements applicables sur ce territoire et d’en rechercher les auteurs.

[273] Quant aux autres corps de police (excluant la police autochtone), c’est l’article 48 de la LSP qui prévoit leur mission. Il y est prévu que :

Les corps de police, ainsi que chacun de leurs membres, ont pour mission de maintenir la paix, l’ordre et la sécurité publique, de prévenir et de réprimer le crime et, selon leur compétence respective énoncée aux articles 50, 69 et 89.1, les infractions aux lois ou aux règlements pris par les autorités municipales, et d’en rechercher les auteurs.

Pour la réalisation de cette mission, ils assurent la sécurité des personnes et des biens, sauvegardent les droits et les libertés, respectent les victimes et sont attentifs à leurs besoins, coopèrent avec la communauté dans le respect du pluralisme culturel. Dans leur composition, les corps de police favorisent une représentativité adéquate du milieu qu’ils desservent.

[274] Il est étonnant que l’intimée fasse une grande distinction entre le niveau de service qui doit être rendu par un policier, par exemple de la SQ, selon la LSP et les services qui doivent être rendus par un policier de la Sécurité publique de Mashteuiatsh.

[275] En effet, lorsque le Tribunal compare les missions et les responsabilités de l’un et l’autre de ces corps de police, la preuve révèle que celles de la police de Mashteuiatsh sont essentiellement les mêmes que celles des autres corps de polices du Québec.

[276] Ils sont liés non seulement par les mêmes principes directeurs prévus au paragraphe 48(2) de la LSP, mais ils ont aussi le même rôle : le corps de police autochtone est chargé de maintenir la paix, l’ordre et la sécurité publique sur son territoire et doit aussi prévenir et réprimer le crime et les infractions prévues aux lois et règlements applicables sur le territoire et en rechercher les auteurs.

[277] Ainsi, le Tribunal constate que l’article 93 de la LSP, qui est spécifique aux services autochtones, n’est pas bien différent de l’article 48 de la LSP qui, lui, s’applique aux corps de police non autochtones en territoire québécois.

[278] Bien que cela ne soit pas explicitement prévu aux ententes tripartites, et le Tribunal comprend très bien l’enjeu de la séparation des pouvoirs entre le gouvernent fédéral et le gouvernement provincial en matière d’administration de la justice, il demeure tout de même raisonnable pour la Sécurité publique de Mashteuiatsh, en raison de cette similitude de langage et du silence des ententes tripartites sur les modalités de l’exécution des services de police, de supposer et de vouloir offrir aux membres de la communauté un niveau de services comparable à ce qui est offert aux autres citoyens du Québec.

[279] Ce service comparable dans la province de Québec et reçu par tous les citoyens, au minimum prévu par la LSP, est celui d’un service de police de niveau 1. Et si elle se limite au financement du PSPNN, Mashteuiatsh ne peut tout simplement pas offrir à ses membres ces services minimaux.

[280] Quant aux services qu’il n’est pas possible d’offrir aux membres de Mashteuiatsh, le témoignage de M. Vanier est particulièrement pertinent. Il a effectivement détaillé les déficiences et lacunes des services de police.

[281] M. Vanier a confirmé que les policiers travaillant à la Sécurité publique de Mashteuiatsh ont exactement les mêmes pouvoirs et les mêmes devoirs que tous les autres policiers œuvrant en territoire québécois. Ils ont la même formation, vont à la même école, et font le même travail, ce qui inclut entre autres choses la patrouille, l’application du Code de la sécurité routière, les barrages routiers, répondre aux urgences, rencontrer les membres de la communauté et faire de la prévention et de la sensibilisation.

[282] Cependant, les services de police de Mashteuiatsh font face à des défis particuliers, occasionnés par le manque de financement. Par exemple, la Sécurité publique de Mashteuiatsh ne peut offrir de patrouille en véhicule tout-terrain ni de patrouille nautique. Elle ne peut pas non plus bénéficier d’une ressource interne qui lui permettrait de s’autoformer sur l’utilisation d’outils essentiels à la patrouille, dont le cinémomètre, le radar, l’arme à impulsion électrique ou l’éthylomètre.

[283] Ces outils de travail requièrent chacun une formation périodique et le fait d’avoir sa propre personne-ressource qui a la formation nécessaire et qui peut former les autres policiers permet de réduire les dépenses. Autrement, chaque policier doit recevoir la formation individuellement à l’École nationale de police, ou il faut faire déplacer un formateur de cette école pour qu’il offre la formation aux policiers, ce qui engendre des coûts.

[284] Non seulement y avait-il un manque de formation, mais certains outils de travail étaient désuets et devaient être remplacés, par exemple le cinémomètre (le radar). Sans personnel pouvant manier le cinémomètre, aucune prévention ne pouvait être faite notamment dans la zone scolaire de Mashteuiatsh. Il n’était pas non plus possible de donner de constat d’infraction afin de faire respecter le Code de la sécurité routière pour les mêmes raisons.

[285] Dans la même veine, aucun employé n’avait de formation afin de manier l’alcootest. L’alcootest était, lui aussi, désuet et devait être remplacé. M. Vanier a expliqué que s’il y avait interception et que de l’alcool était impliqué, ses policiers devaient se rendre à Roberval afin de faire souffler l’individu dans l’alcootest. Si l’alcootest de Roberval ne fonctionnait pas, c’est alors à Saint-Félicien qu’il fallait se rendre. Comme l’individu devait souffler dans un certain délai, cela pouvait alors affecter les accusations qui auraient pu être portées.

[286] Les véhicules de police ne sont pas dotés d’ordinateurs permettant de valider les immatriculations des voitures ni de déterminer si un individu est visé par un mandat. Les policiers doivent donc communiquer avec un autre centre de renseignement de la police à Chicoutimi afin d’avoir accès à ces informations. La police de Mashteuiatsh ne détient pas non plus les mêmes logiciels de gestion policière qui permettent entre autres de faire un suivi sur les convictions, les enquêtes, les formulaires et rapports à produire, entre autres choses.

[287] M. Vanier a aussi expliqué que les salaires de ses policiers sont inférieurs à ceux des autres policiers travaillant en territoire québécois. Il ne lui était alors pas possible d’offrir le même salaire puisque les salaires sont nécessairement tributaires du financement disponible. La rétention du personnel était difficile tant au niveau des policiers que de la direction de la Sécurité publique de Mashteuiatsh. La direction du service a changé trois fois entre 2006 et 2015 en raison de la charge de travail trop importante. Il a ajouté que les policiers savent qu’ils peuvent avoir accès à de meilleurs salaires s’ils choisissent la SQ ou un autre corps de police.

[288] C’est notamment l’une des raisons du rattrapage salarial ordonné par la sentence arbitrale de 2014, qui est venu réduire cette différence dans les salaires octroyés aux policiers. Cela dit, la rétroaction des salaires pour une somme avoisinant les 850 000$ a créé son lot de difficultés financières et creusé le déficit financier de Mashteuiatsh en 2015. Mme Tremblay a témoigné que différentes options avaient été envisagées afin de réduire les coûts et le déficit, notamment d’abolir le principe d’avoir deux policiers en tout temps.

[289] Comme les postes prévus à la convention collective ne pouvaient être supprimés, c’est le poste de responsable des opérations, un cadre, qui a été aboli en 2015, réduisant ainsi les effectifs de 11 à 10 policiers. Toutefois, la charge de travail du responsable a dû être déléguée, et son poste a été fusionné avec celui du directeur. M. Vanier a alors expliqué qu’en tant que directeur, au moment de l’audience, il assurait personnellement la supervision constante de ses policiers, c’est-à-dire qu’il était de garde 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, pendant 365 jours. Il a estimé avoir été de garde pendant une durée de 4 ans.

[290] En 2019, et avec les augmentations des contributions financières du gouvernement fédéral pour des effectifs supplémentaires, le poste de responsable des opérations a finalement été pourvu. Le service de police de Mashteuiatsh avait demandé 12 policiers – 11 ont été autorisés.

[291] M. Vanier a estimé que 12 policiers étaient nécessaires afin de combler des besoins importants, notamment la nécessité d’avoir un deuxième enquêteur pour que les enquêtes puissent se faire à deux agents, comme requis par la formation. Il sait d’ailleurs que la SQ fait ses enquêtes et rencontre les témoins à deux agents. Il a ajouté qu’il existait une charge importante de dossiers d’enquêtes, ce qui aurait pu être partagé avec un nouvel agent, tout comme la garde et la supervision.

[292] Un manque de formation a empêché un enquêteur du service de police de Mashteuiatsh de faire une enquête sur un crime à caractère sexuel. La SQ a été appelée en renfort afin de faire cette enquête. Les victimes ne comprenaient pas pourquoi c’était la SQ qui menait l’enquête; elles se sont refermées et ont même voulu retirer leur plainte.

[293] Se fondant sur les témoignages de M. Dion et de Mme Séguin, entre autres éléments, l’intimée plaide, quant aux problèmes d’effectifs, d’équipements et d’infrastructures, qu’il n’y a là rien d’inhabituel. Le service de police de Mashteuiatsh, comme tout corps de police allochtone, souhaite obtenir un meilleur financement afin d’améliorer leurs ressources matérielles et humaines. Autrement dit, Mashteuiatsh n’est pas la seule à avoir ces doléances.

[294] La seconde portion du raisonnement de l’intimée se base sur le fait que la SQ a l’obligation de suppléer, d’offrir son soutien, au service de police de Mashteuiatsh. Ainsi, si un service ne peut être offert, et Mme Séguin a donné les exemples du service de véhicule tout-terrain et de la surveillance nautique, la SQ est là pour offrir ces services, ce qui est actuellement le cas à l’égard de Mashteuiatsh.

[295] À ce sujet, Mme Séguin a témoigné que la SQ était en mesure d’adapter ses services à la réalité autochtone lorsqu’elle doit collaborer avec un corps de police autochtone ou lorsqu’elle intervient en territoire autochtone.

[296] Le Tribunal a compris de la preuve, par les témoignages aussi bien de M. Moar, de M. Vanier et de Mme Tremblay que de Mme Bonneau, qu’il y a une réelle importance pour la Première Nation d’avoir un service de police autochtone. Autrement dit, il est primordial d’avoir un service de police « par et pour » les membres de la Nation considérant le contexte autochtone et les relations avec la police.

[297] De plus, MM. Vanier et Moar, bien que respectueux du travail accompli par les policiers de la SQ, n’ont pas témoigné dans le même sens que Mme Séguin. Sans entrer dans les détails, M. Moar a effectivement fait un historique des services de police au sein de Mashteuiatsh, des pensionnats, de la présence et des services de la GRC, de la police amérindienne et de la SQ sur le territoire de Mashteuiatsh.

[298] M. Vanier a, quant à lui, témoigné de la crainte des membres de la communauté d’avoir affaire à des agents de la SQ, par exemple des victimes qui se referment ou qui désirent abandonner leur plainte.

[299] Bien que l’intimée ait demandé au Tribunal de diminuer le poids de certains éléments de preuve documentaire, argument que le Tribunal a d’ores et déjà pondéré, un nombre d’écrits importants et qui ont été versés en preuve dresse un historique difficile entre les policiers et les Premières Nations.

[300] Bien que ces différents rapports, incluant le Rapport Viens, ne constituent pas une preuve démontrant automatiquement l’existence de discrimination dans le cas qui nous concerne, ils mettent en exergue les problèmes et les difficultés qui sont rencontrés par les autochtones à l’égard des services policiers.

[301] Ce fonds historique, ce contexte existe et doit être pris en considération par le Tribunal. Il fait état de discrimination systémique envers les autochtones, de racisme à leur égard, mais aussi d’autres faits sociaux notables les touchant, y compris leur surreprésentation dans le système pénal, l’important taux de criminalité, la pauvreté ainsi que la carence de logements et la surpopulation y afférant, pour ne noter que ceux-ci.

[302] À ce sujet, le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, Par-delà les divisions culturelles : un rapport sur les autochtones et la justice pénale au Canada, 1996, et qui a été déposé en preuve (pièce P-31) est particulièrement pertinent. La Commission royale s’exprimait en ces termes, à la page 47 :

Lorsqu’on considère qu’il s’agit d’un problème structurel de marginalité socio-économique, on fait valoir qu’il y a un nombre disproportionné d’autochtones qui sont pauvres et appartiennent à une sous-classe sociale, et que leur surreprésentation dans le système de justice pénale est un exemple de la corrélation bien connue entre pauvreté et criminalité.

Dans notre rapport spécial sur le suicide, nous avons noté que les autochtones se retrouvent au bas de presque toutes les échelles existantes de bien-être socio-économique, que celui-ci soit mesuré en fonction du degré d’instruction, des possibilités d’emploi, du logement, du revenu par habitant et de tous les autres repères d’après lesquels les Canadiens non autochtones ont un des niveaux de vie les plus élevés au monde. Nous sommes absolument convaincus que la privation socio-économique est une des causes fondamentales des taux excessifs de criminalité chez les autochtones.

Nous sommes également persuadés que certains effets débilitants de la vie quotidienne dans les collectivités autochtones est exacerbé par le caractère distinctif des sociétés autochtones. […] il existe incontestablement une corrélation entre le surpeuplement des logements et les conflits interpersonnels et les actes de violence dans les familles qui vivent à l’étroit. […]

La privation socio-économique explique non seulement les taux élevés de criminalité chez les autochtones, mais contribue aussi directement au processus de discrimination systémique responsable de l’augmentation du nombre des autochtones dans nos prisons.

[Notes de bas de pages omises.]

[303] D’ailleurs, plusieurs de ces enjeux sociaux, défis, difficultés qui existent au sein des Premières Nations sont aussi connus du gouvernement du Canada, et par extension, de Sécurité publique Canada.

[304] C’est effectivement ce qui ressort d’une note de service de Mme Maryse Picard (pièce P-79), représentante du gouvernement du Canada qui a participé aux négociations des ententes tripartites avec Mashteuiatsh et M. Coleman, du côté de la province de Québec (interrogatoire au préalable de Dannye Bonneau du 23 mai 2018, à la page 20).

[305] Dans sa note, Mme Picard décrit certains critères qui devraient être pris en considération afin de déterminer et de justifier le coût unitaire par policier. Le coût unitaire qui devrait ainsi être atteint pour Mashteuiatsh était de 100 000 $ par policier.

[306] Le Tribunal reprend certains des critères considérés par Mme Picard soit :

  • Le taux de criminalité et le type de crime (c.-à-d. drogue, suicides, conduite avec facultés affaiblies, voies de fait, etc.);
  • La charge de travail des policiers;
  • Le niveau du désordre social incluant la drogue, la présence de revendeurs, l’alcool, les voies de fait, la conduite avec facultés affaiblies, les suicides, le maniement dangereux d’arme à feu, etc., et le fait que la majorité (en 2004) de la population était mineure (60 %);
  • L’emplacement géographique, étant donné que la situation géographique de la communauté de Mashteuiatsh en fait le point de rencontre de plusieurs groupes autochtones et que son site de villégiature fait doubler sa population durant la période estivale.

[307] De plus, l’argument de l’intimée fait complètement fi de la jurisprudence constante et abondante voulant que l’existence de préjugés à l’égard des minorités visibles, ce qui inclut les Premières Nations, soit un fait social notoire et incontestable dont le Tribunal doit nécessairement prendre connaissance d’office.

[308] Cela inclut nécessairement la discrimination systémique des autochtones, le racisme à leur égard et les heurts connus entre la police et cette minorité visible (R. c. S. (R.D.), 1997 CanLII 324 (CSC), aux par. 46 et 47; R. c. Spence, 2005 CSC 71; Williams; Ipeelee, aux par. 59 et 60; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Debellefeuille) c. Ville de Longueuil, 2019 QCTDP 11 (CanLII), au par. 26; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Nyembwe) c. Ville de Gatineau, 2019 QCTDP 8 (CanLII), au par. 19).

[309] Pour tous les motifs qui précèdent, le Tribunal juge que l’intimée part, en fait, des mauvaises prémisses lorsqu’elle présente certains de ses arguments. Citons quelques-uns de ces arguments :

  • le PSPPN n’est qu’un programme de contribution et le gouvernement fédéral offre des sommes uniquement pour bonifier les services policiers mise en place par Mashteuiatsh;
  • le gouvernement n’a pas l’obligation de contribuer entièrement aux services de police autochtones au titre du PSPPN voire n’a pas l’obligation de fournir ou de financer des services de police sur le territoire des Premières Nations du Québec;
  • la SQ, police nationale dans la province de Québec, est toujours présente pour offrir les services policiers que la Sécurité publique de Mashteuiatsh ne peut offrir;
  • les services de la SQ sont gratuits et aucun autre citoyen au Québec ne se voit offrir cette gratuité des services policiers;
  • la SQ est en mesure d’offrir des services adaptés aux réalités autochtones;
  • tous les corps de police ont des doléances en termes d’équipements, d’infrastructures et de ressources humaines, et tous désirent recevoir plus de fonds pour augmenter et améliorer ceux-ci, la Sécurité publique de Mashteuiatsh n’y faisant pas exception;
  • le ratio policier/habitant à Mashteuiatsh est nettement plus élevé que le ratio dans les communautés environnantes tel que Chambord, Roberval ou Saint-Prime, pour ne nommer que celles-ci et le nombre d’heures réellement travaillées par les policiers de Mashteuiatsh dépasse ce que permet le nombre de policiers prévu aux ententes tripartites.

[310] Contrairement aux prétentions de l’intimée voulant que le PSPPN ne soit qu’un programme de financement ou de contributions et que le gouvernement canadien n’ait pas l’obligation de financer entièrement les services de police autochtone, le Tribunal rappelle qu’« à partir du moment où l’État accorde effectivement un avantage, il est obligé de le faire sans discrimination » (Eldridge, au par. 73). Autrement dit, lorsque le gouvernement canadien décide d’offrir les avantages découlant de l’application de la Politique et du PSPPN, ce qui inclut non seulement un financement, mais aussi d’autres avantages rattachés à la mise en œuvre du programme, il doit alors le faire de manière non discriminatoire (Société de soutien à l’enfance 2016, au par. 403).

[311] D’autres arguments nécessitent également quelques remarques de la part du Tribunal. L’intimée, dans ses arguments finaux, semble l’inviter, par ailleurs, à effectuer une analyse comparative entre plusieurs éléments différents visant à démontrer que le plaignant n’a pas été, dans les faits, défavorisé à l’occasion de la fourniture du service.

[312] À cet effet, elle plaide, entre autres choses, que les services policiers actuels de Mashteuiatsh, qui sont offerts par un corps de police autochtone, sont une évolution favorable des services par rapport aux services policiers qu’aurait reçus la Première Nation par le passé.

[313] L’intimée plaide aussi que Mashteuiatsh, qui est une petite communauté d’environ 2000 habitants, a la possibilité de se constituer un corps de police autochtone, ce qui n’est pas possible pour les autres petites municipalités du Québec. Elle ajoute que le ratio du nombre de policiers dans la communauté est bien supérieur à celui d’autres communautés québécoises, voire d’autres communautés autochtones. Enfin, elle argue que la communauté n’a pas à payer les services supérieurs ou supplétifs de la SQ, alors que ces services de police sont facturés à d’autres municipalités.

[314] En utilisant ces éléments comparatifs, l’intimée vient alors plaider les concepts d’égalité formelle et d’égalité réelle, en affirmant que les corps de police autochtone sont, en fait, une exception et que la réalité autochtone est ainsi prise en considération ; les Premières Nations ne sont pas cantonnées dans un carcan statutaire (ou législatif) auquel sont pourtant assujetties les autres municipalités au Québec. De plus, l’intimée ajoute que si nous comparons l’évolution des services de police dans la communauté de Mashteuiatsh, de la création de son corps de police autochtone, et ce, depuis la mise en œuvre du PSPPN, l’évolution est nécessairement favorable.

[315] D’une part, le Tribunal estime que dans son analyse de la discrimination, il n’est pas nécessaire d’effectuer quelconque analyse comparative entre des groupes ayant des caractéristiques identiques ou similaires. Autrement dit, il n’est pas nécessaire pour le Tribunal de déterminer des groupes comparateurs et de comparer le groupe dont il est question dans la plainte et d’autres groupes ou d’autres sous-groupes.

[316] La Cour suprême a déjà énoncé sa grande réticence quant à l’utilisation de groupes de comparaison dans l’analyse du principe d’égalité réelle dans sa décision Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12 (CanLII) [Withler]. D’ailleurs, elle écrivait ce qui suit, au paragraphe 2 :

Une démarche axée sur l’égalité formelle, fondée sur la comparaison avec un groupe aux caractéristiques identiques, pourrait nuire à l’analyse. Il faut se garder de transformer l’appréciation de l’égalité réelle en recherche formaliste et arbitraire du groupe de comparaison « approprié ».

[317] Dans la même veine, la Cour d’appel fédérale dans Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75 (CanLII) confirmait l’analyse de la Cour fédérale relativement à l’utilisation de groupes comparateurs dans l’analyse de la discrimination sous la LCDP. Elle écrivait, au paragraphe 18, que :

Par l’arrêt Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), la Cour suprême a répété que l’existence d’un groupe de comparaison n’est pas déterminant en ce qui concerne la réalité de la discrimination; il s’agit tout au plus d’un élément de preuve utile. La Cour a ajouté qu’en insistant sur la comparaison avec un groupe aux caractéristiques identiques, il y aurait un retour au formalisme, plutôt qu’à l’égalité réelle, et qu’on « risquerait de perpétuer exactement le désavantage ainsi que l’exclusion de la société ordinaire que le Code [des droits de la personne] est censé corriger » (aux paragraphes 30 et 31). « Il s’agit de décider s’il y a discrimination, point à la ligne » et non de se concentrer sur l’existence d'un groupe de comparaison (au paragraphe 60).

Dans l’arrêt Québec (Procureur général) c. A., 2013 CSC 5, au paragraphe 346 (la juge Abella, pour la majorité), la Cour suprême a réaffirmé qu’« une analyse fondée sur la comparaison avec un groupe aux caractéristiques identiques ne permet pas toujours de détecter l’inégalité réelle et risque de se muer en recherche de la similitude, de court-circuiter le deuxième volet de l’analyse de l’égalité réelle et de se révéler difficile à appliquer » (Withler, précité, au paragraphe 60). La Cour suprême est allée jusqu’à exprimer des réserves quant au bien-fondé de la jurisprudence Nouvelle-Écosse (Procureur général) c. Walsh, 2002 CSC 83, [2002] 4 R.C.S. 325; cet arrêt antérieur avait accordé une importance excessive ou exagérée à l’existence d’un groupe de comparaison, un peu comme le Tribunal l’a fait en l’espèce.

[318] Le Tribunal estime qu’il est difficile, voire impraticable, de comparer les Premières Nations entre elles ou avec d’autres groupes au Canada en raison de la position unique qu’elles occupent au Canada. La Cour fédérale avait d’ailleurs reconnu ce statut exceptionnel et incomparable des Premières Nations dans sa décision Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445 (CanLII), au paragraphe 332, où elle écrivait que :

[332] Les Autochtones occupent une position unique au sein de la structure constitutionnelle et juridique du Canada.

[319] Toujours au sujet des groupes comparateurs, elle écrivait aux paragraphes 337 et 340 de sa décision, que :

[337] Si l’on interprète l’alinéa 5b) de la Loi comme le fait le Tribunal, à savoir qu’il faut dans tous les cas faire une comparaison avec un groupe aux caractéristiques identiques pour pouvoir établir l’existence d’une différence de traitement préjudiciable dans la prestation des services, sa décision signifie que, contrairement aux autres Canadiens, les membres des Premières Nations se verront limités dans leur capacité d’obtenir la protection de la Loi s’ils estiment être victimes de discrimination dans la fourniture d’un service gouvernemental en raison de leur race ou de leur origine nationale ou ethnique. Ce résultat n’est pas raisonnable.

[…]

[340] Je conviens également avec les demanderesses qu’une interprétation de l’alinéa 5b) qui accepte le statut sui generis des Premières Nations et qui reconnaît la nécessité d’adopter des approches différentes pour évaluer les demandes fondées sur la discrimination, selon le contexte social, est conforme aux valeurs de la Charte.

[Non souligné dans l’original.]

[320] Ainsi, le Tribunal n’a pas l’intention de déterminer de groupes comparateurs dans le présent dossier puisqu’il n’est pas nécessaire de le faire. Le Tribunal est en mesure de tirer ses conclusions sur l’existence de discrimination sans se lancer dans une analyse comparative à travers divers éléments comparatifs comme le voudrait l’intimée.

[321] Le Tribunal ajoute que l’intimée semble par ailleurs dénaturer la notion d’égalité réelle. Cette notion est reconnue par les cours et tribunaux canadiens et vise à évaluer la situation véritable du groupe visé et le risque que la mesure contestée aggrave la situation (Landry c. Première Nation des Abenakis de Wolinak, 2021 CAF 197 (CanLII), au par. 91).

[322] Dans Withler, la Cour suprême écrivait au paragraphe 39 relativement à la notion d’égalité réelle ce qui suit :

Que l’on cherche à savoir s’il y a perpétuation d’un désavantage ou application d’un stéréotype, il faut déterminer si la mesure transgresse l’impératif d’égalité réelle. L’égalité réelle, contrairement à l’égalité formelle, n’admet pas la simple différence ou absence de différence comme justification d’un traitement différent. Elle transcende les similitudes et distinctions apparentes. Elle demande qu’on détermine non seulement sur quelles caractéristiques est fondé le traitement différent, mais également si ces caractéristiques sont pertinentes dans les circonstances. L’analyse est centrée sur l’effet réel de la mesure législative contestée, compte tenu de l’ensemble des facteurs sociaux, politiques, économiques et historiques inhérents au groupe. Cette analyse peut démontrer qu’un traitement différent est discriminatoire en raison de son effet préjudiciable ou de l’application d’un stéréotype négatif ou, au contraire, qu’il est nécessaire pour améliorer la situation véritable du groupe de demandeurs.

[Non souligné dans l’original.]

[323] Et plus récemment, dans Ontario (Procureur général) c. G., 2020 CSC 38, au paragraphe 47, la Cour suprême ajoutait que :

[47] L’égalité réelle, laquelle ressort des fondements établis dans l’arrêt Andrews, s’intéresse aux conditions antérieures ou actuelles qui causent des désavantages et qui sont le résultat de la discrimination systémique qui continue d’opprimer des groupes (Fraser, par. 42). L’égalité réelle commande l’adoption d’une démarche « qui tienne compte du contexte dans son ensemble, y compris la situation du groupe de demandeurs et [l’effet de] la mesure législative contestée » sur le demandeur et les groupes auxquels il appartient, et que reconnaisse également que l’appartenance à plusieurs groupes tend à accentuer les effets discriminatoires d’une mesure législative (Centrale des syndicats, par. 27, citant Withler, par. 40), ou peut créer des effets discriminatoires uniques qui ne sont ressentis par aucun groupe examiné de façon isolée. L’égalité réelle doit demeurer étroitement liée aux « véritables expériences que vivent les gens ordinaires » (Egan c. Canada, 1995 CanLII 98 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 513, par. 53, la juge L’Heureux-Dubé) : elle ne doit donc pas être appliquée [traduction] « les yeux fermés » (McIntyre, p. 103).

[Non souligné dans l’original.]

[324] Dans notre affaire, l’analyse de l’égalité réelle commande que le Tribunal évalue les effets véritables, sur le terrain, de la mise en œuvre du PSPPN par l’intimée au regard des services policiers autochtones qui sont offerts aux membres de la communauté de Mashteuiatsh.

[325] L’égalité réelle nécessite la prise en compte des contextes social, politique, économique et historique des Premières Nations au regard des services de police. Mme Picard, rappelons-le, énonçait très bien dans sa note de service du 16 avril 2004 (P-79) les difficultés inhérentes et les spécificités des problèmes que vivent les Premières Nations et plus particulièrement, la communauté de Mashteuiatsh, notamment le taux de criminalité supérieur, le type de crime, le niveau de désordre social et la charge de travail des policiers, pour ne nommer que celles-ci.

[326] Le Tribunal note que la question n’est pas de déterminer si la discrimination est moindre aujourd’hui par suite de la mise en œuvre du PSPPN qu’antérieurement. Il faut plutôt se demander s’il existe de la discrimination, point à la ligne (Moore, au par. 60). La preuve démontre que la mise en œuvre du PSPPN perpétue la discrimination existante, ne l’élimine pas entièrement – l’objectif d’égalité réelle n’est pas atteint et il est impossible de l’atteindre au moyen du PSPPN, en raison de sa structure même. L’écart entre, d’une part, les objectifs prévus à la Politique, notamment de mettre sur pied des services de police professionnels et adaptés aux besoins particuliers des Premières Nations et, d’autre part, les véritables effets de la mise en œuvre du programme le souligne.

[327] Le Tribunal estime que les observations de la Commission et la manière dont elle a présenté le fond du dossier et plus particulièrement, le lien entre l’effet préjudiciable et le motif de distinction illicite présentent de façon simple et claire le véritable enjeu dans la présente plainte.

[328] Selon la Commission, la structure du PSPPN résulte nécessairement en un déni de services, puisqu’il est impossible pour le plaignant de bénéficier des services de police de base, les services de base étant, dans les faits, exclus de la formule de financement. Le financement devient arbitraire et insuffisant. Cette situation renforce la dépendance des Premières Nations envers la Couronne, le gouvernement fédéral.

[329] De l’avis du Tribunal, c’est effectivement là que se manifestent les subtiles odeurs de discrimination; le plaignant et les Pekuakamiulnuatsh se retrouvent à devoir faire un choix, à prendre une décision qui, dans les circonstances, est nécessairement doublement perdante. Selon la preuve présentée, puisqu’ils sont autochtones, ils sont les seuls à devoir faire ce choix, qui n’est offert à aucun autre public.

[330] Ce qui est discriminatoire dans les circonstances, c’est le désavantage inhérent dans ce choix que doivent faire le plaignant et les Pekuakamiulnuatsh. Ils se retrouvent nécessairement désavantagés et ne jouissent pas de la même égalité des chances que les autres (article 2 de la LCDP).

[331] Simplement dit, le traitement défavorable fondé sur la race et l’origine nationale ou ethnique vient du fait que :

  • - soit le plaignant et les Pekuakamiulnuatsh acceptent un service policier 100 % financé par la province de Québec dans le cadre duquel les services offerts par la SQ ne seront pas nécessairement adaptés aux besoins, aux us et coutumes de la Première Nation;

  • - soit le plaignant et les Pekuakamiulnuatsh bénéficient de l’application du PSPPN afin de se doter de leur propre corps policier autochtone, qui offre un service adapté aux besoins, aux us et coutumes de la communauté ; toutefois, ils doivent alors s’attendre à ce que leurs services policiers ne seront pas financés à la hauteur de leurs besoins en raison de la structure du PSPPN, de sorte que s’ils désirent offrir à la communauté des services policiers de base par ailleurs adaptés sur le plan culturel, ils encourront des déficits.

[332] L’essence même du PSPPN découlant de la mise en œuvre de la Politique vise à renforcer la sécurité publique et la sécurité personnelle des membres de Premières Nations par la mise en place de services policiers adaptés à leurs besoins particuliers et conformes à des normes quantitatives et qualitatives acceptables.

[333] C’est pourquoi le plaignant et les Pekuakamiulnuatsh ont décidé de choisir le PSPPN. Ce faisant, la Première Nation se retrouve systématiquement en déficit. L’autre option, qui consiste à laisser la SQ offrir les services dans la communauté, n’en est pas véritablement une pour eux, puisqu’elle ne tient pas compte de leurs besoins, us et coutumes. Elle contrevient de ce fait au principe de l’égalité réelle.

[334] Par ailleurs, si le plaignant et les Pekuakamiulnuatsh ne sont pas techniquement « forcés » de contracter, les éléments de preuve déposés au dossier – notamment les témoignages de Mme Bonneau, M. Bourdage et M. Moar mentionnés plus haut – montrent qu’ils doivent transiger par le PSPPN pour pouvoir se doter de leurs propres services de polices autochtones. Même s’ils savent que le programme est sous-financé et qu’il engendrera un déficit, ils doivent y participer et signer une entente, sinon il n’y a pas de financement et nécessairement, le service de police autochtone doit fermer.

[335] C’est exactement ce à quoi fait référence le juge Viens aux pages 291 et 292 du Rapport Viens, lorsqu’il écrit, au sujet du témoignage de Mme Marie-Josée Thomas, secrétaire générale associée au Secrétariat aux Affaires autochtones du gouvernement du Québec :

[Elle] a plaidé la bonne foi, tout en invoquant les contraintes budgétaires et la lourdeur administrative de l’État comme obstacles au déroulement idéal des négociations des ententes de police:

Je suis consciente que la perception des Autochtones peut aller dans le sens […] qu’on leur impose la signature de ces ententes-là, à défaut de quoi ils [n’]auront pas de services. En général, au gouvernement du Québec, les négociations ne se font pas sur ce ton-là et je ne crois pas qu’elles se fassent sur ce ton-là par malice ou par mauvaise foi de la part du Ministère. Elles se font dans un contexte économique qui nous impose une certaine « norme », entre guillemets, même si celle-ci n’est pas agréable à entendre. […] Il peut y avoir des humains maladroits. Mais il n’y a pas d’intentions mesquines. Les Autochtones, vous allez me dire « ils [n]’ont pas vraiment le choix, s’ils [ne] signent pas, ils [n’] ont pas de police ». Je suis obligée de vous le concéder.

[Non souligné dans l’original, notes de bas de page omises.]

[336] Le Tribunal, tout en reconnaissant que la Commission Viens n’a pas le statut de tribunal judiciaire ou quasi judiciaire, rappelle qu’il peut avoir recours au Rapport Viens à des fins de mise en contexte dans la mesure où il est pertinent au regard des éléments de preuve déposés dans le présent dossier.

[337] Cette absence de véritable choix souligne encore la dépendance dans laquelle se trouvent les Pekuakamiulnuatsh envers le gouvernement fédéral, et le déni de services qu’ils subissent. Elle est au cœur des préoccupations de la Première Nation.

[338] Le juge Viens recense la même situation, à la page 291 du Rapport Viens :

Le manque de pérennité des ententes, reconduites tous les trois ans, parfois même annuellement, a notamment été déploré. C’est toutefois le sentiment de dépendance et l’absence de véritable négociation qui arrivent en tête de liste des récriminations.

[Notes de bas de page omises.]

[339] Le PSPPN prévoit qu’une évaluation des besoins de financement sera faite, de concert entre les trois parties (le fédéral, le provincial ou le territoire et la Première Nation) en déterminant notamment le nombre de policiers nécessaires au regard des caractéristiques démographiques de la population, l’étendue et la nature du territoire, la charge de travail des policiers (fondé sur les statistiques sur la criminalité et la prévention du crime). Il est aussi prévu que les coûts des services de police fournis à la collectivité seront aussi déterminés selon les coûts des services existants dans les collectivités environnantes et caractérisés par des conditions semblables.

[340] Bien que ces critères soient présents et visent à évaluer les besoins particuliers des Premières Nations, la preuve révèle que le PSPPN est largement dépendant d’une enveloppe budgétaire. Cela ressort clairement des témoignages entendus par le Tribunal. Le témoignage de M. Bourdage à cet effet est non équivoque. Et cette enveloppe budgétaire a été malmenée par le gouvernement fédéral pendant des années, jusqu’à un plafonnement forcé du financement. De faibles augmentations sont par la suite prévues, pourtant, la preuve révèle que les besoins sont toujours criants.

[341] Une fois qu’il est décidé que le financement du programme est gelé, par exemple entre 2008 et 2013, il n’y a plus aucune discussion possible sur les besoins réels des communautés autochtones. La réponse sera la même : il n’y a plus d’argent dans l’enveloppe.

[342] M. Bourdage a affirmé clairement que, durant plusieurs années, il n’y avait aucune marge de manœuvre financière afin de soutenir davantage le service de police de Mashteuiatsh. C’est aussi ce que corrobore le témoignage de Mme Bonneau, mentionnant que, pendant plusieurs années, les contributions ont plafonné à 1 200 000$. Les représentants de la Sécurité publique du Canada et du Québec n’ont pas d’autres choix que de mentionner qu’il s’agit de l’enveloppe financière disponible pour l’année, point à la ligne.

[343] Le Tribunal reconnaît qu’effectivement, certaines aides ont été apportées tant par le gouvernement du Québec, notamment avec des prêts d’officiers et des contributions financières additionnelles ponctuelles, mais aussi de la Sécurité publique du Canada qui a offert quelques montants additionnels ponctuels.

[344] Mais encore une fois, la preuve révèle que cette assistance est ponctuelle, dans une situation où les services policiers de Mashteuiatsh sont en difficultés financières importantes et décident même de fermer. La menace de fermeture est alors une onde de choc commandant une réaction des deux autres paliers gouvernementaux. Mais le Tribunal estime intéressant de se rappeler que M. Bourdage a qualifié certaines aides offertes par le gouvernement fédéral de « Band-Aid » visant à « juguler une hémorragie ».

[345] Cela étant dit, il faut reconnaître que la preuve démontre que la situation est plus positive à partir de 2018 alors que des sommes importantes sont injectées dans le PSPPN, notamment afin d’effectuer un rattrapage pour toutes ces années de délestage.

[346] M. Bourdage a expliqué qu’une somme de 144 millions de dollars a été investie afin de mettre à niveau les ententes tripartites existantes. Cette somme se voulait être un rattrapage, de combler le creux qui s’était créé entre 2008 et 2018.

[347] Cette somme additionnelle avait notamment pour fins de fournir de meilleurs salaires aux policiers autochtones, de créer de meilleures conditions de travail, de permettre une meilleure rétention du personnel, d’acquérir de l’équipement et de former le personnel. De plus, en 2018, il a été décidé que le financement du PSPPN devenait permanent et indexé annuellement de 2,75 %. Enfin, une somme additionnelle a été débloquée pour l’octroi de 110 nouveaux policiers, dont 76 étaient prévus pour les polices autochtones autogérées comme celle de Mashteuiatsh.

[348] Cela étant dit, le Tribunal conclut que si les fondements et les grands principes du PSPPN, programme créé par le gouvernement fédéral et mis en œuvre par l’intimée et qui, rappelons-le, était essentiellement une réponse au Rapport du maintien de l’ordre 1990, sont louables et que certains de ses éléments demeurent favorables, la preuve révèle que l’application du PSPPN ne corrige pas entièrement le tir.

[349] Comme il a été mentionné précédemment, à partir du moment où le gouvernement fédéral décide d’intervenir, il ne peut le faire de manière discriminatoire. Malheureusement, force est de constater que la mise en œuvre du PSPPN perpétue la discrimination systémique qui sévit à l’égard du plaignant, des Pekuakamiulnuatsh et des Premières Nations.

b) Durée des ententes

[350] Le Tribunal n’a pas l’intention de s’attarder longuement sur cet argument puisqu’il estime qu’il est intimement lié à la question de la mise en œuvre du PSPPN et du financement offert.

[351] Le plaignant argue que, depuis 2006, la durée des ententes tripartites est généralement d’une année. Ces ententes de courte durée ne permettent pas à la Première Nation de garantir le maintien de ses services policiers autochtones année après année. L’absence de pérennité qui en découle constitue un obstacle majeur à la gestion organisationnelle des services policiers tant dans la gestion du travail, le recrutement et la rétention du personnel, à la formation et l’achat d’équipement.

[352] L’intimée, quant à elle, argue que, pendant plusieurs années, des ententes plus longues ont été conclues. Effectivement, c’est le cas pour certaines ententes, par exemple celle de 1996-1999 et l’entente de 1999-2004. La preuve démontre aussi que l’entente conclue en 2018 est pour une durée de 5 ans.

[353] L’intimée ajoute qu’elle n’a pas imposé d’entente annuelle et que c’est la Première Nation qui avait manifesté le souhait de conclure des ententes annuelles.

[354] La preuve révèle effectivement que Mashteuiatsh a décidé de reporter les ententes tripartites, de manière historique, année après année. Cela dit, les explications de Mme Bonneau sont intéressantes à cet effet, témoignage qui est aussi corroboré par M. Vanier, mais aussi par M. Moar qui a expliqué le raisonnement du conseil à ce sujet. J’y reviendrai plus loin.

[355] Comme il a déjà été expliqué dans la section précédente, la courte durée des ententes causait plusieurs difficultés à la Première Nation notamment en matière de planification et de saine gestion administrative de la Sécurité publique de Mashteuiatsh.

[356] Il était difficile de prévoir le remplacement de certains équipements, de former adéquatement les policiers, d’embaucher et recruter du personnel. La précarité du service de police rendait effectivement le recrutement de policiers autochtones laborieux, puisque plusieurs d’entre eux choisissaient plutôt d’aller travailler à la SQ ou à la GRC en raison de la sécurité d’emploi. Il était tout simplement impossible de leur offrir alors des contrats à long terme puisque les ententes étaient reportées annuellement.

[357] L’absence de pérennité dans le service de police empêchait donc la planification à long terme, qui permettrait de faire évoluer les services selon les besoins des membres de la communauté aux dires de M. Vanier. Lorsque les ententes sont signées annuellement, cette projection ne peut se faire que quotidiennement; aucune vision à long terme n’est possible.

[358] Aussi bien Mme Bonneau que M. Vanier, qui a vécu cette situation personnellement en tant que policier à Mashteuiatsh, ont aussi témoigné que cette situation engendrait de l’anxiété, de la démotivation et de l’insécurité au sein des services de police.

[359] Le Tribunal revient sur l’interrogatoire au préalable de Mme Bonneau, au moment où l’intimée lui demande d’expliquer en quoi la durée d’une année pouvait par ailleurs entretenir l’espoir de la Première Nation.

[360] À cette question, Mme Bonneau explique qu’ils gardaient espoir que l’année suivante, ils allaient « avoir quelque chose qui a de l’allure possiblement » (interrogatoire au préalable du 23 mai 2018, à la page 58). Le Tribunal comprend que Mme Bonneau évoquait la possibilité d’obtenir un meilleur financement.

[361] Le Tribunal constate en fait que la courte durée des ententes est intrinsèquement liée à la question du financement offert en application du PSPPN. Autrement dit, la preuve démontre que Mashteuiatsh signait des ententes de courte durée afin de laisser la porte ouverte à des discussions, des négociations, avec les gouvernements fédéral et provincial et, peut-être, de recevoir un financement supérieur à l’année précédente.

[362] La preuve présentée au Tribunal lui fait conclure que le report des ententes d’année en année est de fait une réponse de la communauté à l’inadéquation de la mise œuvre du PSPPN et du financement. La communauté tentait par là de maintenir un certain contrôle sur celui-ci. En vain : cette décision n’a pas eu l’effet escompté. Par un effet pervers, elle a menacé la pérennité même du service de police de la communauté.

[363] Le Tribunal juge ainsi que la courte durée des ententes est alors une résultante de la mise en œuvre déficiente du PSPPN et de l’insuffisance du financement. À ce titre, il renvoie à son analyse sur le traitement défavorable subi dans la section précédente.

C. Défense de l’intimée (paragraphe 16(1) de la LCDP)

[364] Maintenant que le Tribunal a conclu que le plaignant a été en mesure de rencontrer le fardeau de sa preuve, c’est-à-dire de démontrer l’existence de discrimination à première vue, il peut analyser les défenses invoquées par l’intimée et déterminer si cette dernière s’est déchargée de son propre fardeau de preuve.

[365] Dans cette affaire, Sécurité publique Canada n’a pas invoqué de défense au titre de l’alinéa 15(1)g) et du paragraphe 15(2) de la LCDP. Toutefois, elle invoque la défense prévue au paragraphe 16(1) de la LCDP et plaide que le PSPPN est un programme de promotion sociale.

[366] À cet effet, elle argue que le PSPPN, qui est un programme de contribution volontaire, vise à diminuer les désavantages que peut subir un groupe d’individus. Elle se fonde notamment sur la jurisprudence développée par les différentes cours et les différents tribunaux au regard du paragraphe 15(2) de la Charte canadienne dont l’objectif, selon elle, est semblable à celui du paragraphe 16(1) de la LCDP.

[367] Elle s’appuie d’ailleurs sur les grandes décisions de référence à ce sujet, dont Lovelace v. Ontario, 1997 CanLII 2265 (ON CA) et Québec (Procureur générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, [2018] 1 RCS 464.

[368] Elle fait également référence à la décision Miller c. Mohawk Council of Kahnawake, 2018 QCCS 1784, dans laquelle l’honorable juge Davis de la Cour supérieure du Québec fait un survol complet de la jurisprudence traitant du paragraphe 15(2) de la Charte canadienne notamment les arrêts Kapp et Alberta (Affaires autochtones et développement du Nord) c. Cunningham [Cunningham], 2001 CSC 37, et articule clairement l’analyse dégagée par la Cour suprême à ce sujet.

[369] Selon l’intimée, le PSPPN peut être qualifié de programme à promotion sociale comme décrit au paragraphe 16(1) de la LCDP puisqu’il a un objet améliorateur ou réparateur et qu’il vise un groupe défavorisé caractérisé par un motif de distinction illicite. Elle rappelle également que le programme n’a pas à éliminer toutes les formes de discrimination et que processus d’amélioration peut être graduel.

[370] Le plaignant a été relativement muet quant à la défense invoquée par l’intimée et renvoie au raisonnement de la Commission sur ce point. Cette dernière plaide, entre autres choses, qu’il n’est pas suffisant d’invoquer le fait qu’un programme améliore ou apporte de l’aide si le programme ne s’attaque pas à la cause du désavantage non plus qu’à la corrélation ou au lien rationnel entre ladite cause et les mesures mises en place par le programme lui-même.

[371] La Commission a opté pour un argument par l’absurde (reductio ad absurdum) pour démontrer que le raisonnement de l’intimée, s’il était appliqué par le Tribunal tel que proposé, aurait des effets insensés. Elle soutient que si l’objectif d’amélioration du programme peut être graduel, il a été créé dans les années 1990 et continue à ce jour de produire des effets discriminatoires pour les Premières Nations. En ce sens, combien de temps devra alors attendre le plaignant?

[372] La Commission ajoute que si cet objectif d’amélioration est interprété comme le propose l’intimée, le paragraphe 16(1) de la LCDP deviendrait alors une défense absolue. Le Tribunal paraphrase : si je décide de financer le programme à 0 $ et que je décide ensuite de financer le programme à 1 $, le programme tombe alors à l’extérieur de l’application de la LCDP. Autrement dit, à partir du moment où le programme est le moindrement réparateur ou apporte une quelconque amélioration, il se soustrait à l’examen fondé sur la LCDP.

[373] Selon la Commission, le PSPPN était discriminatoire et l’est toujours à ce jour; il n’est pas suffisant pour l’intimée de dire qu’il est moins discriminatoire aujourd’hui qu’hier.

[374] Cela étant précisé, le Tribunal estime que l’argument de l’intimée n’est pas convaincant. En effet, si ce raisonnement était suivi, cela voudrait dire que n’importe quel programme qui aurait un aspect amélioratif visant à supprimer, diminuer ou prévenir les désavantages que subit ou peut vraisemblablement subir un groupe d’individus pour des motifs fondés, directement ou indirectement, sur un motif de distinction illicite en améliorant leurs chances d’emploi ou d’avancement ou en leur facilitant l’accès à des biens, à des services, à des installations ou à des moyens d’hébergement, ce programme ne pourrait alors jamais tomber sur la surveillance et l’examen fondé sur la LCDP.

[375] Comme le maintient la Commission, le paragraphe 16(1) de la LCDP deviendrait alors une défense absolue. Le Tribunal est convaincu qu’il ne s’agissait pas là de l’intention du législateur, à la lumière d’une interprétation téléologique (qui consiste à interpréter la loi en fonction de son but, son objet ou sa finalité) de la LCDP. Rappelons ici, comme le faisait la Cour suprême, le principe moderne de l’interprétation des lois :

[TRADUCTION] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution: il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

(Voir E.A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87, tel que repris par la Cour suprême dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837, au par. 21. Voir également British Columbia Human Rights Tribunal c. Schrenk, 2017 CSC 62, au para. 30).

[376] Le paragraphe 16(1) de la LCDP se lit comme suit :

Ne constitue pas un acte discriminatoire le fait d’adopter ou de mettre en œuvre des programmes, des plans ou des arrangements spéciaux destinés à supprimer, diminuer ou prévenir les désavantages que subit ou peut vraisemblablement subir un groupe d’individus pour des motifs fondés, directement ou indirectement, sur un motif de distinction illicite en améliorant leurs chances d’emploi ou d’avancement ou en leur facilitant l’accès à des biens, à des services, à des installations ou à des moyens d’hébergement.

[Non souligné dans l’original.]

[377] Le paragraphe 16(1) de la LCDP vise donc spécifiquement à protéger l’adoption ou la mise en œuvre des programmes à promotion sociale. Le Tribunal juge que la défense prévue à ce paragraphe vise donc à protéger les personnes ou les entités qui adoptent ou mettent en œuvre ce type de programme contre certaines contestations. Autrement dit, le paragraphe 16(1) de la LCDP ne protège pas contre toutes les contestations, mais vise plutôt à protéger l’adoption ou la mise en œuvre des programmes à promotion sociale des contestations des groupes d’individus qui ne seraient pas visés par le programme. L’objectif est alors de protéger le programme contre les contestataires qui pourraient alors invoquer que le programme en question est discriminatoire à leur égard en les excluant de l’application du programme et en améliorant la situation d’autres groupes d’individus.

[378] C’est l’idée même du concept de la discrimination à rebours. La discrimination à rebours est un principe reconnu dans la jurisprudence de la Cour suprême (voir par exemple R. c. Chouhan, 2021 CSC 26 (CanLII), au par. 164; Cunningham, précitée; Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale) [Centrale des syndicats du Québec] 2018 CSC 18 (CanLII)).

[379] La Cour suprême nous rappelle d’ailleurs que c’est aussi ce que vise spécifiquement le paragraphe 15(2) de la Charte canadienne, c’est-à-dire de protéger les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés de ce genre de contestation (discrimination à rebours).

[380] Dans Cunningham, au paragraphe 38, la Cour suprême a écrit ce qui suit à ce sujet :

Le paragraphe 15(2) a pour objet de prémunir les programmes améliorateurs contre les accusations de « discrimination à rebours ». Ces programmes ciblent des groupes défavorisés particuliers afin qu’ils soient admissibles à certains avantages, tout en en excluant d’autres. Au moment de la rédaction de la Charte, des programmes de promotion sociale étaient contestés aux ÉtatsUnis au motif quils étaient discriminatoires un phénomène parfois appelé « discrimination à rebours ». Le principe sousjacent au par. 15(2) est que les gouvernements devraient pouvoir cibler certains membres dun groupe défavorisé en raison de caractéristiques personnelles, tout en en excluant dautres. Il reconnaît que les gouvernements peuvent avoir des objectifs particuliers qui consistent à améliorer la situation de certains membres du groupe. Le paragraphe 15(2) confirme, en outre, que les gouvernements ne sont peutêtre pas en mesure daider tous les membres dun groupe défavorisé en même temps et qu’ils devraient pouvoir établir des priorités. Si les gouvernements étaient tenus d’avantager également tous les groupes désavantagés (ou tous les sousgroupes de ceuxci), ils pourraient alors ne pas pouvoir utiliser des programmes ciblés pour atteindre des objectifs précis à l’égard de groupes précis. Le coût d’un traitement identique pour tous entraînerait une perte d’occasions réelles de réduire les désavantages et les préjugés.

[381] Et plus récemment dans Centrale des syndicats du Québec, qui se fonde notamment sur les arrêts Cunningham et Kapp, la Cour suprême a écrit au paragraphe 38 ce qui suit :

L’objectif du par. 15(2) est de « prémunir les programmes améliorateurs contre les accusations de “discrimination à rebours” » (Alberta (Affaires autochtones et Développement du Nord) c. Cunningham, 2011 CSC 37 (CanLII), [2011] 2 R.C.S. 670, par. 41; R. c. Kapp, 2008 CSC 41 (CanLII), [2008] 2 R.C.S. 483). Une allégation de discrimination à rebours est celle où une personne qui ne fait pas partie des bénéficiaires visés allègue que le fait d’améliorer la situation de ceuxci est discriminatoire à son égard.

[382] Toujours dans le même paragraphe, elle poursuit en indiquant que :

Il est contraire à cet objectif d’avancer que le par. 15(2) peut servir à priver les bénéficiaires visés du droit de contester la conformité du programme en cause au par. 15(1). Il serait également contraire à cet objectif de prétendre qu’une loi qui a un effet discriminatoire sur les personnes auxquelles un régime est censé venir en aide peut « tendre » ou être « nécessaire » à la réalisation de tout objet améliorateur au sens où l’entendait la Cour dans l’arrêt Cunningham.

[Non souligné dans l’original.]

[383] En fait, le Tribunal estime que c’est exactement ce que l’intimée tente de faire dans ce dossier; l’intimée utilise le paragraphe 16(1) de la LCDP afin de priver le plaignant, qui est un bénéficiaire du PSPPN, de contester le programme en alléguant qu’il est discriminatoire au sens de la LCDP. Ce n’est pas là l’objectif de ce paragraphe et ce que l’intimée plaide contrecarre l’essence même de la LCDP.

[384] Le Tribunal juge qu’un exemple simple et évident de la bonne application du paragraphe 16(1) de la LCDP a été donné par la Cour fédérale dans Horn c. Canada [Horn], 2005 CF 726. Bien que la Cour fédérale se penchait sur une demande de révision judiciaire de la décision de la Commission de ne pas renvoyer la plainte au Tribunal, ce dernier juge avec égard en l’occurrence qu’elle a bien saisi la portée du paragraphe 16(1) de la LCDP. Il s’agit là d’un bel exemple du type de situation visé par une telle défense.

[385] Dans Horn, le plaignant, âgé de 42 ans, était étudiant à temps plein. Il a déposé une plainte auprès de la Commission alléguant qu’il n’avait pas pu trouver de travail parce que tous les emplois à pourvoir étaient subventionnés par Développement des ressources humaines Canada (DRHC) qui, dans le cadre de la mise en œuvre de son programme Placement carrière-été (PCÉ), employait uniquement des étudiants de 15 à 30 ans. Le plaignant se trouvait en conséquence exclu de l’application du PCÉ.

[386] La Commission a décidé de rejeter la plainte en jugeant, entre autres choses, que le programme PCÉ faisait partie du programme Stratégie emploi jeunesse (SEJ). Ce programme visait expressément les gens âgés de 15 à 30 ans et était considéré comme un programme de promotion sociale au sens du paragraphe 16(1) de la LCDP.

[387] Le juge de la Cour fédérale a jugé que le programme PCÉ, qui faisait partie d’un programme plus général de subventions salariales, le SEJ, avait pour fins l’amélioration des perspectives d’emploi des jeunes et visait à diminuer et à supprimer les désavantages dont ils souffraient dans le domaine de l'emploi. La preuve appuyait le fait que le taux de chômage chez les jeunes de 15 à 30 ans était disproportionné et qu’un facteur important de cette disproportion découlait de leur manque d’expérience. Le programme visait donc à corriger le tir et rencontrait ainsi la définition d’un programme de promotion sociale au sens du paragraphe 16(1) de la LCDP. Il n’était donc pas discriminatoire à l’égard de M. Horn qui ne faisait pas partie du groupe visé par le programme.

[388] Notre situation n’en est pas une où le paragraphe 16(1) de la LCDP trouve son application. L’intimée tente de dénaturer l’objet de cette disposition. Souscrire à l’argument de l’intimée ferait en sorte que le plaignant se verrait privé du droit de contester le programme en invoquant qu’il est discriminatoire au sens de la LCDP. Le Tribunal rejette donc le moyen de défense de l’intimée.

VIII. Décision

[389] Pour tous les motifs qui précèdent, le Tribunal répond par l’affirmative aux trois questions en litige dans la présente affaire :

  • 1) Il existe un motif de distinction illicite protégé par la LCDP;

  • 2) Il existe un traitement défavorable (effet préjudiciable) dans la fourniture d’un service généralement destiné au public au titre de l’alinéa 5b) de la LCDP;

  • 3) Le motif de distinction illicite a été l’un des facteurs dans la manifestation de l’effet préjudiciable.

[390] En conséquence, le Tribunal conclut que M. Dominique, de la part des Pekuakamiulnuatsh, a été victime de discrimination de la part de Sécurité publique Canada, à l’occasion de la fourniture d’un service au sens de l’alinéa 5b) de la LCDP en raison de sa race et de son origine nationale ou ethnique.

[391] Le Tribunal juge que la plainte est fondée (paragraphe 53(2) de la LCDP).

IX. Suite de la procédure – les réparations

[392] Comme le Tribunal l’a mentionné précédemment, la présente décision ne vise qu’à déterminer si la plainte est fondée, c’est-à-dire à établir l’existence de discrimination.

[393] Suivant la décision du Tribunal, ce dernier convoquera ultérieurement les parties afin de déterminer les prochaines étapes en vue de les entendre sur la question des réparations.

Signée par

Gabriel Gaudreault

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 31 janvier 2022

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2251/0618

Intitulé de la cause : Gilbert Dominique (de la part des Pekuakamiulnuatsh) c. Sécurité publique Canada

Date de la décision du tribunal : Le 31 janvier 2022

Date et lieu de l’audience : 15, 16, 21, 22 et 23 décembre 2020

Par vidéoconférence

Comparutions :

Benoît Amyot et Laurie Blackburn, pour le plaignant

Daniel Poulin, Julie Hudson et Sarah Chênevert-Beaudoin, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Pavol Janura et Vincent Veilleux, pour l'intimée

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