Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2022 TCDP 1

Date : le 6 janvier 2022

Numéros des dossiers : T2688/6421, T2689/6251

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Lise Nordhage­‑Sangster

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Agence des services frontaliers du Canada et Mark Pridmore

les intimés

Décision sur requête

Membre : Colleen Harrington

 



I. Introduction

[1] Lise Nordhage‑Sangster (la « plaignante ») a déposé deux plaintes distinctes auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission »), l’une contre l’Agence des services frontaliers du Canada (l’« ASFC »), intimée, le 9 mars 2019, et l’autre contre Mark Pridmore, intimé, le 9 mai 2019. Bon nombre des allégations formulées dans les plaintes sont identiques. Dans les deux plaintes, la plaignante allègue avoir été victime de harcèlement fondé sur un motif de distinction illicite (le sexe), au sens de l’article 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (la « LCDP »). La plainte déposée contre l’ASFC comprend également une allégation de discrimination fondée sur la déficience au sens de l’article 7 de la LCDP. Dans la plainte déposée contre M. Pridmore, il est mentionné que la discrimination alléguée a cessé en septembre 2018, alors que dans la plainte déposée contre l’ASFC, il est indiqué que la discrimination alléguée avait toujours cours au moment du dépôt de la plainte.

[2] Le 28 juillet 2021, la Commission a demandé par écrit à la présidence du Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») de désigner un membre pour instruire les deux plaintes de Mme Nordhage‑Sangster.

[3] La Commission a renvoyé séparément les deux plaintes au Tribunal pour instruction, conformément à l’alinéa 44(3)a) et à l’article 49 de la LCDP. Elle a ensuite présenté une requête dans laquelle elle demandait au Tribunal de joindre les deux plaintes afin qu’elles fassent l’objet d’une instruction commune. La plaignante souscrit à la requête de la Commission, à l’instar de l’ASFC, mais M. Pridmore s’y oppose.

II. Décision

[4] Je consens à joindre les deux plaintes afin qu’elles fassent l’objet d’une instruction commune.

III. Position des parties

[5] La Commission mentionne que les deux plaintes découlent d’une relation de travail entre une subalterne, la plaignante, et son gestionnaire, M. Pridmore, dans un bureau de l’ASFC situé à Ottawa. La plaignante affirme avoir été victime de harcèlement de la part de M. Pridmore et d’autres superviseurs à l’ASFC. La Commission fait valoir que les deux plaintes sont inextricablement liées, caron y allègue que [traduction] « les actes et omissions de M. Pridmore et d’autres superviseurs et directeurs ont contribué à un milieu de travail où [la plaignante] a été victime de harcèlement, d’agression et de harcèlement sexuel, au travail et ailleurs, et où aucune mesure d’adaptation n’a été prise à son égard. L’ASFC ne lui a donc pas fourni un milieu de travail exempt de harcèlement ».

[6] La Commission souligne que les deux plaintes sont identiques si ce n’est du fait que, dans la plainte déposée contre M. Pridmore, Mme Nordhage-Sangster décrit certains incidents qui se sont produits en dehors du bureau et qui engagent la position d’autorité de M. Pridmore envers elle. Selon la Commission, [traduction] « comme ces incidents se sont produits dans ce qui constitue le prolongement du lieu physique du bureau de l’ASFC, ils sont pertinents dans les deux cas ».

[7] La Commission fait valoir qu’une instruction commune est l’avenue qui convient le mieux en l’espèce, étant donné que les [traduction] « faits inextricablement liés » soulèveront des questions de droit communes et mèneront à envisager les mêmes mesures de réparation. Selon elle, si les deux plaintes devaient être instruites séparément, il s’ensuivrait un dédoublement des témoignages, sachant que les incidents et les témoins sont les mêmes. Dans le cadre d’une instruction commune, Mme Nordhage‑Sangster et M. Pridmore, de même que les autres principaux témoins de l’ASFC, n’auront à témoigner qu’une seule fois. De plus, un même membre du Tribunal pourra avoir devant lui l’ensemble des faits. La Commission fait valoir qu’il est dans l’intérêt de la justice d’éviter la multiplicité des procédures et les décisions contradictoires.

[8] La Commission souligne en outre que les deux plaintes en sont au début de la procédure devant le Tribunal et que leur jonction n’entraînera aucun retard pour les parties.

[9] L’ASFC consent à la requête par laquelle la Commission demande que les deux plaintes fassent l’objet d’une instruction commune.

[10] Dans ses observations, Mme Nordhage-Sangster affirme que le fait de témoigner devant le Tribunal dans le cadre d’une seule instance contribuera à alléger le traumatisme qu’elle dit subir lorsqu’elle doit revivre les événements allégués.

[11] Pour sa part, M. Pridmore demande au Tribunal de rejeter la requête par laquelle la Commission demande que les deux plaintes fassent l’objet d’une instruction commune. Selon lui, si les deux plaintes sont presque identiques au regard de la description de certaines allégations, il n’en découle pas nécessairement que les questions qui y sont soulevées sont, elles, identiques. M. Pridmore soutient que bon nombre des allégations tiennent au [traduction] « défaut de l’organisation de prendre des mesures d’adaptation en réponse à des besoins médicaux légitimes ou de donner suite adéquatement à des plaintes formulées par une employée contre son gestionnaire », M. Pridmore.

[12] M. Pridmore relève que l’ASFC fait également l’objet d’allégations de représailles, un acte discriminatoire distinct. Selon lui, même si le Tribunal rejetait la plainte déposée contre lui, il pourrait tout de même juger que l’ASFC a puni la plaignante pour avoir déposé une plainte, et donc que l’ASFC a commis un acte discriminatoire à son égard. Dans la même veine, selon lui, une conclusion de discrimination le concernant n’engagerait pas nécessairement la responsabilité de l’ASFC.

[13] En ce qui a trait à l’intérêt public d’éviter la multiplicité des procédures, M. Pridmore fait valoir que l’instruction de deux instances distinctes n’entraînerait pas nécessairement le dédoublement injustifié de la preuve, étant donné que chaque affaire nécessitera que le Tribunal se prononce sur des questions et des faits distincts. Il soutient que la plainte déposée contre lui concerne des allégations de violence interpersonnelle, alors que la plainte déposée contre l’ASFC concerne plusieurs personnes, dont aucune ou presque n’a été témoin des actes dont il est accusé. M. Pridmore affirme que les questions à trancher dans la plainte déposée contre l’ASFC concernent ce que cette dernière savait et les mesures qu’elle a prises pour régler toute plainte. Selon lui, le Tribunal devra se demander si l’ASFC a fourni à la plaignante un milieu exempt de harcèlement, si elle a exercé des représailles et si elle a omis de prendre des mesures d’adaptation en réponse aux besoins médicaux de la plaignante. Par conséquent, selon lui, les témoins et les éléments de preuve ne seront pas nécessairement les mêmes dans les deux instances.

[14] M. Pridmore soutient que l’instruction commune des plaintes lui porterait préjudice, parce que l’audience en serait prolongée et qu’elle ferait intervenir des témoins qui ne sont pas en mesure de porter un éclairage sur les allégations qui le visent. Il affirme qu’il lui en coûterait plus cher pour se défendre.

[15] Dans un courriel envoyé au Tribunal et aux parties avant que la Commission ne dépose sa requête, M. Pridmore a demandé que chaque plainte soit assignée à un [traduction] « décideur différent pour assurer le respect des principes de justice naturelle et d'équité procédurale ». Toutefois, M. Pridmore n’a pas réitéré cette demande dans sa réponse à la requête de la Commission.

[16] En réponse aux observations de M. Pridmore, laCommission souligne qu’aucune des deux plaintes renvoyées au Tribunal ne comprend d’allégation de représailles au sens de l’article 14.1 de la LCDP, mais que, même si tel avait été le cas, il n’aurait pas été nécessaire de tenir deux instances distinctes.

IV. Cadre juridique

[17] En sa qualité de tribunal administratif quasi judiciaire, le Tribunal voit sa compétence ancrée dans sa loi habilitante, la LCDP. Le paragraphe 48.9(1) de la LCDP enjoint au Tribunal d’instruire les plaintes sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique.

[18] Le Tribunal reconnaît que, en tant que maître de sa propre procédure, il a le pouvoir discrétionnaire de joindre des plaintes pour instruction commune, même si celles-ci lui ont été renvoyées séparément par la Commission (art. 50 de la LCDP; voir également Karas c. Société canadienne du sang et Santé Canada, 2020 TCDP 12 (CanLII) [Karas]; Lattey c. Compagnie de Chemin de fer Canadien Pacifique, 2002 CanLII 45928 (TCDP) [Lattey]).

[19] Dans la décision Lattey, le Tribunal a énoncé certains facteurs qui devraient être pris en considération et soupesés au moment de déterminer s’il y a lieu de tenir une instruction commune (au par. 13; confirmé dans Karas, au par. 15), y compris les suivants :

  1. L’intérêt public qu’il y a à éviter la multiplicité des procédures, y compris la réduction des coûts, des délais, des inconvénients pour les témoins, du besoin de répéter la preuve et du risque de parvenir à des résultats contradictoires;
  2. Le préjudice que pourrait causer aux intimés une instruction commune, notamment en raison du prolongement de la durée de l’audience pour chaque intimé, étant donné la nécessité d’examiner des questions propres à l’autre intimé, ainsi que du risque de confusion que pourrait engendrer la présentation d’éléments de preuve n’ayant peut-être pas rapport aux allégations mettant en cause particulièrement l’un ou l’autre intimé;
  3. L’existence de questions de fait ou de droit communes.

[20] Le Tribunal est d’avis que ces facteurs « constituent une façon utile de déterminer s’il est dans l’intérêt public de tenir une instruction commune ou des instructions distinctes » (Gullason et Attaran c. Secrétariat des programmes interorganismes à l’intention des établissements, 2018 TCDP 21 (CanLII), au par. 50). Il est établi que ces facteurs ne sont pas exhaustifs et que le Tribunal doit déterminer lesquels sont pertinents dans chaque cas (Karas, au par. 17).

[21] Dans la décision Karas, le Tribunal a également affirmé que la question du préjudice ne devait pas être évaluée uniquement du point de vue de l’intimé, mais plutôt du point de vue de chacune des parties ainsi que du public (aux par. 96 à 98).

V. Analyse

[22] À cette étape-ci de la procédure, le Tribunal n’est saisi que des deux plaintes déposées auprès de la Commission en 2019. Les exposés des précisions n’ont pas encore été déposés. Le Tribunal doit se fonder sur les plaintes et sur les observations faites par les parties pour évaluer s’il est dans l’intérêt de la justice d’ordonner une instruction commune.

[23] La Commission a précisé avoir enquêté sur les plaintes avant de les renvoyer au Tribunal. Elle affirme que si les deux plaintes sont instruites séparément, il y aura dédoublementdes témoignages, étant donné que les plaintes concernent la même relation entre une employée et son gestionnaire, les mêmes incidents et les mêmes témoins. La Commission mentionne que la plaignante aurait à témoigner deux fois au sujet des mêmes événements et que M. Pridmore est un témoin important dans les deux affaires. Elle ajoute que certains témoins de l’ASFC, y compris des témoins qui ne sont pas mentionnés dans les plaintes, mais dont le nom est ressorti au cours de l’enquête de la Commission, pourraient également avoir à témoigner deux fois. M. Pridmore ne conteste aucune de ces affirmations, alors que la plaignante et l’ASFC sont toutes deux favorables à la requête de la Commission.

[24] M. Pridmore ne remet pas non plus en doute que les deux plaintes soulèvent certaines questions de fait ou de droit communes. Il affirme plutôt que les questions soulevées ne sont pas identiques. Or, il ne s’agit pas là du critère à appliquer lorsque le Tribunal décide s’il y a lieu de joindre les plaintes et d’ordonner une instruction commune. Comme l’a affirmé le Tribunal dans la décision Karas, « [l]e critère de Lattey […] ne veut pas dire que toutes les questions de faits ou de droits doivent, entièrement, être communes » (au par. 74).

[25] M. Pridmore concède que, pour se prononcer sur la plainte déposée contre l’ASFC, le Tribunal devra établir [traduction] « ce que l’ASFC savait et les mesures qu’elle a prises pour régler les plaintes et fournir à [la plaignante] un milieu exempt de harcèlement ». Bien que les éléments de preuve permettant de déterminer s’il y a eu discrimination ne soient peut-être pas exactement les mêmes pour chaque plainte, il semble manifeste qu’ils seront [traduction] « inextricablement liés », comme le fait valoir la Commission, étant donné que les allégations faites à l’encontre de l’ASFC semblent découler de celles visant M. Pridmore.

[26] Étant donné que les allégations liées à chacune des plaintes sont interdépendantes, je ne suis pas convaincue qu’une audience conjointe sur les deux plaintes nécessiterait beaucoup plus de temps qu’une audience qui porterait uniquement sur la plainte déposée contre M. Pridmore. Les plaintes en sont au début de la procédure devant le Tribunal et elles peuvent être jointes sans causer de retard pour les parties. Mme Nordhage-Sangster et M. Pridmore auront à témoigner lors d’une seule audience plutôt que deux, ce qui, en définitive, leur fera économiser du temps et des ressources.

[27] Je suis d’avis que tout préjudice qui pourrait éventuellement être causé à M. Pridmore s’il devait participer à une audience conjointe est moins important que celui que subiraient la plaignante et la Commission si elles devaient assister à deux audiences distinctes. Je souligne que la Commission est une partie distincte ayant pour rôle de représenter l’intérêt public.

[28] Je suis également d’accord pour dire que, compte tenu des circonstances relatives aux présentes plaintes, la tenue de deux audiences distinctes exposerait toutes les parties au risque que le Tribunal en arrive à des conclusions contradictoires à l’égard des mêmes faits sous-jacents, surtout dans l’éventualité où les plaintes seraient instruites par des membres différents du Tribunal.

[29] Je conviens avec la Commission que, compte tenu des circonstances relatives aux plaintes, il est dans l’intérêt de la justice d’éviter la multiplicité des procédures. En ordonnant une instruction commune, le Tribunal pourra instruire les plaintes de façon expéditive tout en veillant à ce que toutes les parties puissent participer de manière équitable à la procédure.

[30] Même si les deux plaintes seront instruites ensemble, chaque intimé aura tout de même la possibilité de présenter sa propre preuve et de contre-interroger les témoins de la plaignante et ceux de l’autre intimé. Le Tribunal reconnaît que la plainte déposée contre l’ASFC fait état d’un acte discriminatoire de plus, visé à l’article 7 de la LCDP. L’une des attributions normales de tout organisme décisionnel, dans les cas où il y a plus d’un intimé, consiste « à examiner la preuve produite, à déterminer son admissibilité à l’égard de chaque partie et à évaluer cette preuve strictement par rapport à la partie dans l’intérêt de laquelle elle a été admise » (Lattey, au par. 16, citant Hodder v. Nova Scotia (Department of Finance), [1996] N.S.H.R.B.I.D.no 7, au par. 22).

[31] Dans l’éventualité où le Tribunal conclurait que l’un ou l’autre des intimés a commis un acte discriminatoire, les mesures de réparation accordées devront tenir compte de la responsabilité de chaque intimé compte tenu des conclusions de fait et de droit tirées par le Tribunal dans le cadre de son instruction.

VI. Ordonnance

[32] J’ordonne par la présente ce qui suit :

    1. Les deux plaintes déposées par Lise Nordhage‑Sangster, l’une contre l’ASFC et l’autre contre Mark Pridmore, sont jointes et feront l’objet d’une instruction commune.
    2. Les parties peuvent chacune déposer un seul exposé des précisions relativement aux deux plaintes et une seule liste de documents non privilégiés et de documents privilégiés, et produire un seul ensemble de documents à communiquer aux parties.
    3. Le dépôt des exposés des précisions et la divulgation des documents auront lieu dans l’ordre suivant :
  1. l’exposé des précisions de la Commission;

  2. l’exposé des précisions de la plaignante;

  3. les exposés des précisions des intimés;

  4. les réponses de la Commission et de la plaignante aux exposés des précisions des intimés.

Le Tribunal communiquera aux parties les dates de dépôt des exposés des précisions, sous pli séparé.

Signée par

Colleen Harrington

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 6 janvier 2022

 

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossiers du Tribunal : T2688/6421, T2689/6251

Intitulé de la cause : Lise Nordhage‑Sangster c. Agence des services frontaliers du Canada et Mark Pridmore

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 6 janvier 2022

Requête traitée par écrit sans comparution des parties

Observations écrites:

Caroline Carrasco, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Lise Nordhage-Sangster, pour elle-même

Elizabeth Kikuchi et Sarah Chênevert‑Beaudoin, pour l’Agence des services frontaliers du Canada

Kathleen Kealey, pour Mark Pridmore

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