Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Résumé :

La plainte dans ce dossier porte sur des actes de harcèlement et de discrimination en milieu de travail fondés sur le sexe et la déficience.
La plaignante, âgée de 44 ans, a présenté une demande pour participer au programme de formation des chefs de train de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (le « CN »), et elle a été acceptée dans le programme. Après cinq mois de formation, elle a été blessée au cours d’un quart de nuit. Elle a par la suite été retirée du programme. Le CN a déclaré qu’à plusieurs reprises, la plaignante n’avait pas suivi les protocoles de sécurité de la compagnie. De plus, elle n’était pas disposée à recevoir de la rétroaction pour pouvoir s’améliorer. La plaignante, quant à elle, a déclaré qu’elle avait été victime de harcèlement et de discrimination de la part de plusieurs collègues masculins. Elle a affirmé qu’elle avait été retirée du programme parce qu’elle avait refusé de se taire au sujet du harcèlement et parce qu’elle avait été blessée au travail.
Le Tribunal devait décider si : (1) la discrimination avait été un facteur dans la décision de retrait du programme; (2) le CN avait traité la plaignante d’une manière moins favorable que les autres employés pour des motifs fondés sur le sexe et la déficience; (3) le processus d’embauche du CN avait pu empêcher que la plaignante obtienne un emploi pour des motifs fondés sur le sexe; (4) la plaignante avait fait l’objet d’un harcèlement lié à son emploi pour des motifs fondés sur son sexe et de sa déficience et (5) la plaignante avait été victime de harcèlement sexuel dans le cadre de son emploi. Si le Tribunal concluait que les employés du CN avaient traité la plaignante de façon discriminatoire et l’avaient harcelée, il devrait alors déterminer si le CN, à titre d’employeur, était responsable des actes de ses employés.
Le Tribunal a conclu que la plaignante avait été victime de harcèlement fondé sur le sexe de la part de deux employés du CN qui avaient assuré sa formation à Vancouver. La plaignante avait signalé les événements en question au CN, mais ce dernier n’avait pas mené d’enquête adéquate à cet égard. Pour ce motif, le Tribunal a conclu que le CN était responsable en tant qu’employeur des actes de ces personnes. Il a donc ordonné au CN de verser dix mille dollars à la victime pour le « préjudice moral » qu’elle avait subi. Il a aussi ordonné au CN de payer à la plaignante un montant de cinq mille dollars pour avoir agi de façon inconsidérée en ne respectant pas sa propre politique en matière de harcèlement.
Le Tribunal a également reconnu que la plaignante avait été victime de harcèlement sexuel de la part de l’un de ses instructeurs à Winnipeg. Mais puisque la plaignante n’avait pas signalé le harcèlement à l’employeur, le CN n’était pas responsable de ce comportement.
Par ailleurs, le Tribunal a jugé que le sexe ou la déficience n’avaient pas été des facteurs dans la décision de retrait. La plaignante avait été retirée du programme en raison d’un manque de concentration qui avait entraîné des comportements à risque; des difficultés qu’elle avait à écouter; d’une absence de volonté d’apprendre ainsi que du fait qu’elle était peu disposée à recevoir des instructions.
Le Tribunal a conclu que la plaignante n’avait pas été traitée de manière moins favorable dans son emploi du fait qu’elle était une femme.
Enfin, la prétendue politique du CN visant à embaucher davantage de femmes n’avait pas empêché la plaignante de se voir offrir un emploi, puisqu’elle avait été effectivement embauchée par le CN. Le Tribunal a jugé que le processus d’embauche du CN n’était pas discriminatoire.

Contenu de la décision

Tribunal canadien
des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2021 TCDP 33

Date : le 3 septembre 2021

Numéro du dossier : T2265/2018

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

R.L.

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et ‑

Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada

l'intimée

Décision

Membre : Colleen Harrington

 



I. Aperçu

[1] En mai 2014, R.L. (la « plaignante ») a assisté à une séance d’information et de présélection donnée par la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (le « CN » ou l’« intimée ») pour le poste de chef de train (chef de train de marchandises) à Surrey (Colombie‑Britannique). Elle travaillait alors dans le domaine des ventes, et cherchait un emploi avec un revenu stable et des avantages sociaux qu’elle pourrait occuper jusqu’à sa retraite. Elle avait 44 ans. Elle a présenté une demande d’admission et a été acceptée dans le programme de formation des chefs de train du CN.

[2] Le 14 novembre 2014, au bout de cinq mois de formation en classe, sur le terrain et en milieu de travail à Winnipeg et à Vancouver, la plaignante a été exclue du programme de formation. Cette décision de l’exclure a été prise immédiatement après un quart de nuit au cours duquel elle s’était blessée.

[3] Le CN affirme avoir exclu la plaignante parce que ses progrès n’étaient pas satisfaisants dans le cadre du programme de formation et qu’elle avait enfreint les protocoles de sécurité plus d’une fois. La plaignante conteste la position du CN. Elle dit avoir été victime de harcèlement et de discrimination de la part de plusieurs collègues masculins, tant à Winnipeg qu’en Colombie‑Britannique. Elle estime que son exclusion du programme de formation est la conséquence de son refus de rester silencieuse au sujet du harcèlement. En novembre 2015, la plaignante a déposé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») une plainte dans laquelle elle soutenait avoir été victime de discrimination et de harcèlement au travail pour des motifs fondés sur la déficience, l’âge, la situation de famille, le sexe, l’état matrimonial et l’orientation sexuelle, en contravention des articles 7, 10 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « Loi » ou la « LCDP »).

II. Questions préliminaires

A. Requête en confidentialité

[4] Au début de l’audience, la plaignante a demandé que son nom soit rendu anonyme dans le cadre de la procédure, car elle craignait que le fait d’être associée publiquement à la plainte lui rende plus difficile d’obtenir un emploi dans l’avenir. Elle fait valoir, dans ses observations finales, que les employés qui ont été victimes de harcèlement sont particulièrement vulnérables, et demande en conséquence que son nom soit caviardé dans la décision, de même que dans tous les documents déposés préalablement à l’audience et dans l’ensemble des éléments de preuve présentés dans le cadre de celle-ci. Elle demande que son nom soit remplacé par [traduction] « employée » afin de pouvoir se trouver un emploi stable.

[5] L’intimée s’oppose à la demande de la plaignante. Elle affirme que celle-ci n’a donné aucune raison qui justifierait que le Tribunal s’écarte du principe de publicité des débats judiciaires. En particulier, elle observe que la plaignante n’a présenté aucun élément de preuve visant à démontrer l’existence d’un risque sérieux que la divulgation lui cause un préjudice indu, risque qui devrait amener le Tribunal à rendre une ordonnance de confidentialité en vertu de l’alinéa 52(1)c) de la Loi. L’intimée ajoute que la plaignante n’a produit aucun élément de preuve pour démontrer qu’elle cherche un emploi et indiquer en quoi il lui sera difficile d’en trouver un à l’avenir si son nom n’est pas rendu anonyme. Le CN rappelle en outre que la plaignante s’était opposée à sa précédente requête visant à préserver l’anonymat des témoins, et signale qu’elle n’a pas étendu sa demande aux témoins du CN.

[6] En effet, au cours du processus de gestion de l’instance du Tribunal, le CN a déposé une requête dans laquelle il demandait que l’anonymat de tous ses témoins soit préservé dans le cadre de la présente instance, en notant qu’il consentirait également à ce que le nom de la plaignante soit rendu anonyme. L’intimée a soutenu qu’il serait embarrassant pour ses témoins d’être associés aux allégations de harcèlement sexuel de la plaignante, même si tous n’avaient pas été accusés d’avoir eu un tel comportement. La plaignante s’est opposée à cette requête de l’intimée, et j’ai quant à moi rejeté la requête parce que j’estimais qu’elle avait un caractère hypothétique et une portée excessive. J’ai toutefois indiqué que je serais disposée à examiner de nouveau la question en fonction de la preuve reçue à l’audience.

[7] L’intimée a raison de dire que le Tribunal est tenu de se conformer au principe de la publicité des débats judiciaires, ce qui signifie qu’il doit instruire publiquement les affaires qui lui sont soumises. La Loi permet au Tribunal d’envisager des dérogations à cette exigence, au cas par cas. Ainsi, l’alinéa 52(1)c) de la Loi prévoit que le Tribunal peut prendre toute mesure ou rendre toute ordonnance pour assurer la confidentialité de l’instruction s’il est convaincu qu’advenant l’instruction en public, « il y a un risque sérieux de divulgation de questions personnelles ou autres » susceptible de causer un préjudice indu aux personnes concernées. Il faut que la nécessité d’empêcher la divulgation l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à ce que l’instruction soit publique. Il faut généralement qu’il y ait des circonstances exceptionnelles où l’on se trouve en présence de renseignements sensibles ou confidentiels nécessitant l’anonymat pour qu’une telle ordonnance soit accordée par le Tribunal (Mancebo‑Munoz c. NCO Financial Services Inc., 2013 HRTO 974 (CanLII), au par. 6).

[8] En l’espèce, l’audience elle‑même, tenue sur la plate-forme Zoom, a eu lieu en public. Aucun des témoignages n’a été entendu à huis clos, et aucun élément de preuve n’est visé par une ordonnance de non-publication. Je comprends la préoccupation de la plaignante quant au fait qu’un employeur éventuel pourrait chercher son nom et trouver la présente décision, ce qui, selon elle, pourrait nuire à sa capacité de réintégrer le marché du travail.

[9] Contrairement à ce qui était le cas au moment où l’intimée a présenté sa requête en confidentialité, c’est-à-dire au début de l’instance, le Tribunal a maintenant reçu et examiné les éléments de preuve présentés par les parties, y compris ceux montrant que la plaignante n’a pas travaillé depuis son dernier quart de travail au CN. La raison pour laquelle elle n’a pas été en mesure de travailler est en partie liée à sa santé mentale, comme l’indique un rapport psychologique qu’elle a déposé auprès du Tribunal. Je remarque que le rapport du psychologue contient des renseignements de nature très délicate et personnelle.

[10] Dans la décision T.P. c. Forces armées canadiennes, 2019 TCDP 10 (CanLII) [T.P.], aux paragraphes 24 à 29, le Tribunal avait convenu que les préoccupations du plaignant au sujet des répercussions d’une instruction publique sur son estime de soi et ses perspectives d’emploi futures étaient légitimes, étant donné que la maladie mentale, réelle ou perçue, continuait d’être stigmatisée dans notre société.

[11] En l’espèce, les troubles de santé mentale de la plaignante se sont manifestés au cours de l’audience. Elle a éprouvé beaucoup d’anxiété, et à un certain moment, elle a même dû se rendre à l’hôpital à cause d’une crise de panique. Le rapport psychologique décrit ses problèmes d’anxiété et de dépression et les attribue principalement à la blessure au dos qu’elle a subie ainsi qu’à la perte de son emploi au CN. Rien n’indique que la plaignante ait souffert de problèmes de santé mentale aussi débilitants avant sa blessure. Si ses chances de retourner au travail au moment de l’établissement du rapport psychologique étaient très faibles, on peut espérer qu’elle se rétablira suffisamment pour pouvoir postuler de nouveau un emploi.

[12] Dans la décision N.A. c. 1416992 Ontario Ltd. et L.C., 2018 TCDP 33 (CanLII), le Tribunal a fait observer qu’en tant que maîtres de leur propre procédure, les tribunaux peuvent décider s’il y a lieu de publier des renseignements d’identification (au paragraphe 27, citant Guzman c. T, 1997 CanLII 24824 (BC HRT), aux par. 9 et 10).

[13] En regard de l’alinéa 52(1)c) de la LCDP, je suis convaincue que, si son anonymat n’est pas maintenu dans la présente décision, la divulgation publique des problèmes de santé mentale de la plaignante risque de lui causer un préjudice indu pour ce qui est de sa capacité d’obtenir un emploi dans l’avenir. Par conséquent, je consens à désigner la plaignante par les initiales « R.L. ».

[14] Par ailleurs, j’ai maintenant pris connaissance de tous les éléments de preuve, et ceux-ci ne m’ont pas permis de conclure que la majorité des témoins de l’intimée s’étaient livrés à des actes discriminatoires à l’égard de la plaignante. Comme je l’expliquerai dans ma décision ci‑après, j’estime que les actes de deux des témoins constituaient des infractions à la Loi qui engagent la responsabilité du CN. La plainte a été déposée contre le CN, et non contre ces personnes. Le CN n’a jamais demandé l’anonymat. Comme dans l’affaire T.P., je suis d’avis ici que l’anonymat des témoins n’aura pas d’incidence sur la capacité du public de comprendre la nature de la plainte, la relation entre les parties et la preuve et les questions examinées par le Tribunal.

[15] Je suis d’avis qu’une ordonnance rendant anonymes les noms de tous les témoins, y compris la plaignante, établit un juste équilibre entre les intérêts de ces derniers en matière de vie privée et l’intérêt public à l’égard des audiences relatives aux droits de la personne. Par conséquent, tous les employés du CN mentionnés dans la présente décision, qu’ils aient témoigné à l’audience ou non, seront désignés par leurs initiales.

[16] Pareille ordonnance d’anonymisation ne s’applique qu’à la présente décision. De plus, le Tribunal a décidé, de sa propre initiative, que le rapport psychologique (pièce C-13) devait être mis sous scellés et ne pas être communiqué en cas de demande d’accès au dossier officiel.

B. Actes discriminatoires au sens de la LCDP

[17] Dans ses observations finales, la plaignante prétend que le CN a contrevenu aux articles 5, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 14 et 14.1 de la LCDP. Elle mentionne également l’article 13 portant sur les discours haineux, qui a été abrogé en 2013.

[18] Dans ses observations finales, l’intimée déclare quant à elle que les articles 7, 10 et 14 sont ceux qui, [traduction] « dans leurs portions pertinentes, renvoient aux seuls actes discriminatoires en matière d’emploi soulevés par les allégations de la plaignante ». L’intimée avance qu’aucun des faits allégués en l’espèce ne met en cause les autres articles invoqués par la plaignante. Je suis d’accord.

[19] Toutes les allégations de la plaignante ont trait à son emploi au CN, et non à son accès, à titre de membre du public, à des biens, services, installations ou moyens d’hébergement offerts par le CN. Par conséquent, je n’examinerai pas si la plaignante a été victime de discrimination en contravention de l’article 5 de la LCDP.

[20] Par ailleurs, le Tribunal tient sa compétence pour instruire la présente plainte du renvoi de l’affaire par la Commission en vertu de l’alinéa 44(3)a) et de l’article 49 de la LCDP. Or, rien dans le renvoi de la Commission n’indique que le Tribunal devrait examiner des allégations liées aux articles 8, 9, 11, 12 ou 14.1. La preuve présentée au Tribunal au cours de l’audience ne contient rien non plus qui puisse faire entrer en jeu les articles 8, 9, 11, 12 et 14.1 en l’espèce. Par conséquent, je n’ai pas tenu compte de ceux-ci dans ma décision sur la présente plainte.

III. Questions en litige

[21] Les questions en litige que le Tribunal doit trancher sont les suivantes :

  1. La plaignante a‑t‑elle réussi à établir qu’elle a été victime de discrimination, en contravention des articles 7, 10 ou 14 de la Loi? Plus précisément, je dois décider :
    1. si un ou plusieurs motifs de distinction illicite ont été un facteur dans la décision de l’intimée d’exclure la plaignante du programme de formation des chefs de train, et d’ainsi mettre fin à son emploi au CN, contrairement à l’alinéa 7a) de la Loi;
    2. si l’intimée a défavorisé la plaignante en cours d’emploi en se fondant sur un motif de distinction illicite, contrairement à l’alinéa 7b) de la Loi;
    3. si le CN avait en place des lignes de conduite ou une entente touchant le recrutement ou l’embauche qui étaient susceptibles d’annihiler les chances d’emploi de la plaignante en raison de son sexe, en contravention de l’article 10 de la Loi;
    4. si la plaignante a fait l’objet de harcèlement fondé sur un motif de distinction illicite, en contravention de l’alinéa 14(1)c) de la Loi;
    5. si la plaignante a fait l’objet de harcèlement sexuel relativement à son emploi, en contravention du paragraphe 14(2) de la Loi.
  2. À supposer que je constate que la plaignante a été victime de discrimination ou de harcèlement fondés sur un motif illicite, il me faudra déterminer si l’intimée doit être tenue responsable de pareils actes au titre de l’article 65 de la Loi.
  3. Si le bien-fondé de la plainte a été établi et que l’intimée ne parvient pas à réfuter la présomption de responsabilité en se fondant sur le paragraphe 65(2) de la Loi, quelles mesures de réparation devraient être accordées à la plaignante, compte tenu de la discrimination exercée?

IV. Décision

[22] Je conviens que la plaignante a été victime de harcèlement fondé sur le sexe, en contravention de l’alinéa 14(1)c) de la LCDP, en raison des remarques faites par deux employés du CN qui l’ont formée à Vancouver. Vu son défaut d’enquêter adéquatement sur les plaintes à ce sujet de manière à se conformer à sa propre politique sur un milieu de travail sans harcèlement, le CN n’est pas parvenu à réfuter, en vertu du paragraphe 65(2) de la Loi, la présomption voulant qu’il soit responsable d’un tel harcèlement discriminatoire. La plaignante a donc droit à une réparation.

[23] Je conviens également que la plaignante a été victime de harcèlement sexuel de la part d’un de ses instructeurs à Winnipeg, en contravention du paragraphe 14(2) de la Loi. Toutefois, je ne peux tenir le CN responsable de ce harcèlement discriminatoire, puisque la plaignante n’en a pas informé l’employeur comme il se devait.

[24] J’estime que l’exclusion de la plaignante du programme de formation des chefs de train n’était pas liée à son sexe, à sa déficience ni à tout autre motif de distinction illicite. Par conséquent, le motif de plainte fondé sur l’alinéa 7a) de la LCDP est rejeté.

[25] Je conclus également que l’intimée n’a pas contrevenu à l’alinéa 7b) ni à l’article 10 de la Loi relativement à la plaignante, et je rejette donc les motifs de plainte fondés sur ces dispositions.

V. Cadre juridique

[26] Afin d’établir ce qu’on appelle dans la jurisprudence une preuve prima facie de discrimination, la plaignante doit établir, selon la prépondérance des probabilités :

  1. qu’elle possédait, à l’époque pertinente, une ou plusieurs des caractéristiques mentionnées et protégées contre la discrimination par la Loi (dans ce cas-ci, la déficience, le sexe, l’âge, la situation de famille, l’état matrimonial ou l’orientation sexuelle);
  2. qu’en raison des actes de l’intimée, elle a subi un effet préjudiciable relativement à son emploi, contrairement à l’article 7 (traitement défavorable ou congédiement), à l’article 10 (embauche) ou à l’article 14 (harcèlement);
  3. qu’au moins une des caractéristiques protégées a constitué un facteur dans le traitement que l’intimée lui a réservé. (Voir Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39 (CanLII) [Bombardier], au par. 63; et Moore c. ColombieBritannique (Éducation), 2012 CSC 61 (CanLII), au par. 33).

[27] Une preuve prima facie de discrimination est une preuve qui « […] porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé » (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons‑Sears, 1985 CanLII 18 (CSC), au par. 28).

[28] Il suffit que la caractéristique protégée soit l’un des facteurs — et non le seul facteur — ayant contribué au traitement ou à la décision défavorable (Holden c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 1990 CanLII 12538 (CAF), au par. 8). Il n’est pas nécessaire d’établir un lien de causalité ni de prouver l’intention de commettre l’acte discriminatoire (Bombardier, précité, aux par. 56, 40 et 44). En fait, le Tribunal a déjà conclu que, comme la discrimination n’est généralement pas exercée ouvertement ou intentionnellement, il lui faut tenir compte de toutes les circonstances de la plainte pour pouvoir déceler la présence « de subtiles odeurs de discrimination » (Basi c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada, 1988 CanLII 108 (TCDP)).

[29] Pour déterminer s’il y a eu discrimination, le Tribunal doit tenir compte de la preuve soumise par les deux parties. Comme en l’espèce, l’intimé peut présenter des éléments de preuve dans le but de réfuter une allégation de discrimination prima facie. Ce faisant, il devra justifier la conduite contestée au moyen d’une explication raisonnable, qui ne peut être un « prétexte », ou une excuse, pour dissimuler l’acte discriminatoire (Moffat c. Davey Cartage Co. (1973) Ltd., 2015 TCDP 5 (CanLII), au par. 38).

[30] Par ailleurs, si le plaignant réussit à s’acquitter de son fardeau de prouver la discrimination, l’intimé peut présenter une défense justifiant la discrimination en vertu de l’article 15 de la Loi ou, comme en l’espèce, plaider une responsabilité limitée de sa part en se fondant sur le paragraphe 65(2) de la Loi.

VI. Analyse

(i) Motifs de distinction illicites

[31] La plaignante soutient que, pendant qu’elle travaillait pour le CN, elle avait fait l’objet d’un traitement défavorable en raison de son âge, de son sexe, de sa situation de famille, de son état matrimonial, de son orientation sexuelle et de sa déficience, lesquels sont tous des motifs de distinction illicite énoncés au paragraphe 3(1) de la LCDP.

[32] La plaignante allègue qu’elle a été victime de discrimination en raison de son sexe; c’est-à-dire qu’elle a subi un traitement défavorable ou du harcèlement parce qu’elle est une femme.

[33] En ce qui concerne l’allégation de discrimination fondée sur la déficience, je conclus que la plaignante est atteinte d’une déficience découlant d’une blessure qu’elle a subie au cours du dernier quart de travail qu’elle a effectué au CN, avant d’être exclue du programme de formation des chefs de train. Elle a témoigné que, pendant le quart de travail en question, dans la nuit du 13 au 14 novembre 2014, elle avait subi une blessure au dos en utilisant un dispositif d’aiguillage, en plus d’avoir glissé et de s’être blessée au genou. La plaignante a précisé que cet accident s’était soldé pour elle par des coincements de nerfs permanents et une absence de sensation dans le gros orteil gauche. Elle a déclaré qu’elle avait subi différents traitements, qu’on lui avait dit que la chirurgie n’était pas une option envisageable et que son état ne pourrait s’améliorer davantage. En raison de cette invalidité, elle touche depuis de nombreuses années des indemnités pour accident du travail. Ce témoignage de la plaignante au sujet de sa déficience physique n’a pas été réfuté par l’intimée. De plus, bien que j’accepte que la plaignante souffre actuellement de troubles mentaux, rien n’indique que cette déficience ait été présente au moment des actes discriminatoires allégués.

[34] En ce qui concerne son âge, son état matrimonial et sa situation de famille, la plaignante a déclaré qu’au moment où elle avait présenté une demande d’admission au programme de formation des chefs de train, et tout au long de son emploi au CN par la suite, elle était âgée de 44 ans et mère célibataire d’une adolescente. À l’audience, la plaignante n’a pas témoigné au sujet de son orientation sexuelle, pas plus qu’elle n’a présenté d’élément de preuve ou d’argument concernant l’un ou l’autre de ces quatre motifs de discrimination. Par conséquent, les prétentions de la plaignante selon lesquelles le CN aurait contrevenu à la LCDP en exerçant une discrimination fondée sur l’âge, la situation de famille, l’état matrimonial et l’orientation sexuelle de la plaignante ne sont pas fondées et sont rejetées.

[35] Par conséquent, je me contenterai de déterminer si la plaignante a été victime de discrimination ou de harcèlement en raison de son sexe et de sa déficience.

(ii) Article 10 – Pratique d’embauche discriminatoire

[36] La plaignante soutient qu’en mai 2014, un intervieweur du CN lui avait dit qu’elle avait de meilleures chances qu’un homme d’être embauchée, parce que le CN avait pour mandat de recruter des femmes. Elle prétend que cela contrevient à l’article 10 de la Loi, selon lequel il est discriminatoire, pour l’employeur, d’appliquer des lignes de conduite ou de conclure des ententes touchant le recrutement ou l’embauche (ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel) d’une manière susceptible de priver une personne ou une catégorie de personnes de possibilités d’emploi ou d’avancement pour un motif de distinction illicite.

[37] Bien que je convienne qu’un tel commentaire, formulé devant un groupe d’hommes qui sollicitaient eux aussi un emploi au CN, ait été importun, je ne suis pas prête à y voir une contravention à l’article 10 de la Loi. Même en admettant qu’il y ait des lignes de conduite ou une entente en place au CN en ce qui a trait au recrutement ou à l’embauche d’un plus grand nombre de femmes — ce à quoi on aurait pu supposer que la plaignante serait favorable, vu ses déclarations répétées au sujet du manque de femmes travaillant pour le CN —, de telles mesures ne la priveraient pas d’une possibilité d’emploi parce qu’elle est une femme. En effet, la plupart des secteurs sous réglementation fédérale sont tenus par la loi de se doter de plans visant à corriger les désavantages en matière d’emploi pour certains groupes désignés, y compris les femmes.

[38] La plaignante n’a pas réussi à établir de quelle manière le commentaire d’un employé du CN selon lequel la société avait pour mandat d’embaucher un plus grand nombre de femmes a pu avoir eu un effet préjudiciable sur sa demande d’emploi au CN, étant donné que celui‑ci l’a embauchée. Elle n’a pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle a été victime de discrimination au sens de l’article 10 de la Loi. Je rejette donc ce motif de plainte.

(iii) Faits non contestés

[39] Les éléments de preuve non contestés ci-après établissent un certain contexte pour la suite de la décision.

[40] Selon la description de poste présentée en preuve à l’audience, les chefs de train supervisent l’exploitation des trains ainsi que le déplacement, l’aiguillage et l’inspection des wagons. Les manœuvres d’aiguillage consistent notamment à [traduction] « atteler et dételer des wagons, monter sur du matériel roulant en mouvement et en descendre, grimper des échelles fixées à des wagons, faire fonctionner des dispositifs d’aiguillage et d’autres éléments de la voie ferrée, et faire fonctionner à distance des locomotives » au moyen d’un dispositif appelé [traduction] « loco-commande ». Les conditions de travail d’un chef de train de marchandises sont décrites comme suit : [traduction] « heures de travail irrégulières, y compris les nuits, les fins de semaine, les jours fériés et des heures supplémentaires » et [traduction] « travailler à l’extérieur dans des conditions météorologiques variables comme de la neige, de la pluie et des températures et conditions environnementales extrêmes ». Les quarts de travail peuvent durer jusqu’à 12 heures.

[41] La plaignante a commencé à la mi‑juin 2014 sa formation de chef de train au campus du CN à Winnipeg, où elle a reçu une instruction en classe et sur le terrain d’une durée d’environ six semaines.

[42] Ensuite, le ou vers le 4 août 2014, la plaignante est retournée dans la région de Vancouver pour suivre une formation en milieu de travail qui, selon la description de poste, consistait à accomplir au moins 45 à 60 trajets en tant que membre supplémentaire de l’équipe du train afin d’améliorer ses connaissances et ses compétences. Cette partie du programme de formation consistait en des apprentissages en classe, suivis de quarts de travail effectués en compagnie de formateurs en milieu de travail qui étaient des chefs de train expérimentés du CN. Les participants pouvaient ainsi mettre en pratique leurs nouvelles compétences.

[43] L.V. était le coordonnateur de la formation en milieu de travail pour le Grand Vancouver à l’époque pertinente. Il était chargé d’établir l’horaire des stagiaires qui devaient travailler avec divers formateurs. Chaque formateur était tenu de formuler des commentaires et d’évaluer les stagiaires avec lesquels il travaillait relativement aux diverses compétences appliquées pendant le quart de travail. Ces notes et commentaires étaient consignés dans un rapport sur le rendement établi pour chacun des chefs de train stagiaires (le « rapport sur le rendement »). Le rapport sur le rendement de la plaignante, qui a été admis en preuve à l’audience, indique qu’elle a été formée par une vingtaine de formateurs différents entre le 18 août 2014 et le 13 novembre 2014. Elle a travaillé une fois seulement avec certains, et effectué plusieurs quarts de travail avec d’autres.

[44] Le 27 octobre 2014, le surintendant adjoint M.P., qui a témoigné à l’audience, a convoqué la plaignante à une rencontre pour discuter de préoccupations qu’il avait au sujet de certains commentaires formulés par les formateurs dans le rapport sur le rendement de la plaignante. L.V. a également assisté à la rencontre. La plaignante a enregistré cette rencontre sur son téléphone, et l’enregistrement audio a été admis en preuve à l’audience.

[45] Le 31 octobre 2014, soit environ à mi-parcours de sa formation en milieu de travail, la plaignante et les autres chefs de train stagiaires ont participé à une séance d’évaluation donnée par L.V. et un chef de train du CN nommé D.L., qui le secondait. La plaignante a également enregistré cette séance sur son téléphone, et l’enregistrement a été présenté en preuve à l’audience. Le CN a cité L.V. comme témoin à l’audience, mais pas D.L.

[46] Le 14 novembre 2014, date de son exclusion du programme, la plaignante suivait toujours cette formation en milieu de travail. À ce titre, elle était toujours considérée par le CN comme une employée en stage probatoire.

(iv) Paragraphe 14(2) – Harcèlement sexuel

Positions des parties

[47] La plaignante soutient avoir été victime de harcèlement sexuel dans le cadre de son emploi au CN, en contravention du paragraphe 14(2) de la Loi. Elle a témoigné qu’un de ses formateurs à Winnipeg, R.M., lui a fait plusieurs commentaires sexuellement explicites. Par exemple, elle a raconté qu’un après‑midi, au cours de la formation, alors que le groupe se trouvait à l’extérieur pour prendre une pause, elle mangeait une banane et il lui avait lancé, devant tout le groupe : [traduction] « Tu as probablement déjà entendu cela, mais tu as quelque chose de blanc autour de la bouche ». Elle a compris qu’il laissait entendre qu’elle avait fait une fellation. La plaignante a déclaré qu’elle ne voulait pas se sentir ainsi dans un milieu de travail où la sécurité est essentielle et où travaillent surtout des hommes. Elle a ajouté que R.M. lui avait aussi dit : [traduction] « Mon épouse t’aimerait; nous devrions faire une partie à trois; tu devrais venir à notre bateau ». Elle a dit que, lorsqu’un autre employé du CN avait demandé à R.M. qui elle était, il avait répondu : [traduction] « C’est [R.L.], c’est une pute. » La plaignante a souligné que R.M. jouait un rôle de supervision et qu’il aurait dû savoir que de telles remarques étaient indésirables et inappropriées.

[48] La plaignante a déclaré avoir demandé à R.M. de cesser de lui faire de telles remarques, et avoir laissé entendre qu’elle commencerait à les prendre en note. Mais il lui aurait répondu : [traduction] « Qui va-t-on croire : moi ou toi? ». La plaignante a précisé qu’elle n’avait pas signalé le comportement de R.M. au CN alors qu’elle était à Winnipeg car, en plus de la remarque selon laquelle elle ne serait pas crue, on lui avait également dit, en cours de formation, que [traduction] « les délateurs finissent dans des fossés ». Aux dires de la plaignante, elle savait que la formation à Winnipeg ne durait qu’une courte période, et elle voulait simplement poursuivre sa nouvelle carrière au CN à Vancouver.

[49] Dans son témoignage, R.M. a nié avoir émis la remarque concernant une partie à trois avec la plaignante et son épouse et une invitation à bord de son bateau. Il a dit que son bateau n’était pas en état de fonctionnement à ce moment‑là, mais qu’il passait ses temps libres à le réparer et qu’il l’aura probablement mentionné au groupe.

[50] R.M. a nié avoir traité la plaignante de pute. Il a ajouté ne pas se souvenir qu’elle lui ait demandé si elle devait se mettre à prendre des notes, même s’il se souvenait qu’elle gardait un carnet de notes sur elle.

[51] R.M. a convenu à l’audience qu’il avait fait remarquer devant un groupe de stagiaires que la plaignante avait quelque chose autour de la bouche, mais qu’il s’était rendu compte que cela avait pu être embarrassant pour elle, alors il s’était excusé. Il croyait qu’elle avait accepté ses excuses. À ses dires, il n’avait pas eu l’intention de faire une remarque à caractère sexuel. De plus, selon R.M., la plaignante lui avait fait une blague semblable le lendemain alors qu’il mangeait des bonbons à la menthe poivrée et avait de la mousse blanche à la commissure des lèvres, et il avait alors pensé que [traduction] « c’était juste des blagues ».

[52] De l’avis du CN, R.M. a admis qu’il avait fait une erreur en faisant cette remarque, et il s’est rapidement excusé. Le CN soutient que cet incident n’atteignait pas le niveau du harcèlement visé par la LCDP, car il n’était ni grave ni persistant. Le CN avance également que R.M. était un témoin crédible, car il s’était montré catégorique en racontant ses souvenirs et ne s’était pas rétracté lors du contre‑interrogatoire. Selon le CN, ce témoignage contrastait avec les exagérations de la plaignante et avec son refus de concéder, à certaines occasions, que certains points étaient manifestement faux, de sorte que le témoignage de R.M. devait être privilégié.

[53] La plaignante a également déclaré que N.E., l’un de ses formateurs sur les loco‑commandes à Vancouver, avait raconté l’histoire d’un employé qui avait touché le sein d’une collègue en utilisant sa radio, et qui avait quand même conservé son emploi alors que la femme avait été congédiée. La plaignante a indiqué que N.E. lui avait montré comment s’était déroulé l’incident en lui touchant le sein dans un mouvement pour agripper sa radio. La plaignante a déclaré que cet incident s’était produit au cours de la semaine du 26 au 30 octobre 2014. Lorsque l’avocat de l’intimée a laissé entendre qu’elle avait en réalité suivi sa formation avec N.E. la semaine précédente (du 20 au 24 octobre), elle l’a nié, et a affirmé qu’elle avait reçu sa formation en classe sur les loco-commandes la semaine du 20 octobre, pour ensuite suivre une formation sur le terrain avec N.E. durant la semaine du 26 octobre.

[54] La plaignante a affirmé avoir informé L.V. de cet incident avec N.E. Il n’y a aucune mention de N.E. dans les enregistrements qu’elle a présentés en preuve à l’audience. À la question de savoir pourquoi elle n’avait pas signalé l’incident à M.P., elle a répondu [traduction] « le sujet n’a pas été soulevé ».

[55] N.E. a affirmé, dans son témoignage, qu’il était courant de raconter des histoires pendant la formation concernant les loco-commandes. Il a dit que l’histoire de la personne qui avait touché le sein d’une employée était racontée au travail à titre d’avertissement. N.E. a déclaré, lors de son interrogatoire principal, qu’il ne savait pas qui avait raconté l’histoire au groupe de formation de la plaignante ni pourquoi elle avait été évoquée. Il a également déclaré qu’il avait sa propre radio sur lui en tout temps, et qu’il n’aurait pas utilisé celle de la plaignante parce qu’il savait que ce serait inapproprié. En contre‑interrogatoire, N.E. a reconnu qu’en fait, c’était lui qui avait raconté l’histoire au groupe de la plaignante.

[56] Le CN affirme que, bien que les témoignages de la plaignante et de N.E. se contredisent directement, N.E. n’est pas revenu sur sa position lors du contre‑interrogatoire, et il s’est montré crédible, de sorte que son témoignage devrait être accepté. Il fait remarquer que la formation sur les loco-commandes donnée par N.E. et suivie par la plaignante a eu lieu avant les deux rencontres enregistrées entre la plaignante et ses superviseurs, mais qu’au cours des conversations enregistrées, celle-ci ne mentionne ni N.E., ni le prétendu incident, mais formule plutôt des allégations de harcèlement de la part d’autres formateurs.

Crédibilité de la plaignante en tant que témoin

[57] Le CN soutient que la plaignante ne s’est pas montrée crédible en tant que témoin, et fait valoir que [traduction] « dans les cas où son témoignage entre directement en conflit avec le témoignage des témoins du CN, la preuve du CN devrait être privilégiée ».

[58] Aucun témoin du harcèlement allégué au titre de l’article 14 n’a été cité à comparaître par l’une ou l’autre des parties. Le Tribunal doit apprécier le témoignage de vive voix de tous les témoins, puis évaluer la fiabilité et la crédibilité de chacun et tirer des conclusions de fait à partir de ces évaluations. À cette fin, j’ai tenu compte de l’arrêt Faryna c. Chorny, 1951 CanLII 252 (C.A. C.‑B.) [Faryna], dans laquelle le juge O’Halloran a déclaré ce qui suit, à la page 357 :

[traduction]

 

On ne peut jauger la crédibilité d’un témoin intéressé, en particulier en cas de témoignages contradictoires, en se fondant exclusivement sur un critère consistant à savoir si son comportement personnel inspire la conviction qu’il dit la vérité. Le critère applicable consiste plutôt à déterminer si son récit est compatible avec les probabilités qui caractérisent les circonstances de l’espèce. Bref, le réel critère applicable pour déterminer la véracité du récit du témoin en pareil cas doit être sa conformité avec la prépondérance des probabilités qu’une personne pratique et bien informée estimerait d’emblée raisonnables dans le lieu et la situation en question.

[59] Le CN plaide que le Tribunal devrait tenir compte du comportement de la plaignante lors de son témoignage en le comparant à celui de ses témoins. Il soutient qu’elle [traduction] « était souvent fâchée ou contrariée; s’est montrée évasive; a tenté d’éviter de répondre aux questions et a refusé d’admettre quoi que ce soit, même lorsqu’il était évident que son témoignage était inexact ». Par exemple, le CN cite son refus d’admettre qu’elle était propriétaire d’une maison, au motif qu’elle avait une hypothèque et que c’était donc la banque qui était propriétaire de la maison. Le CN souligne que la plaignante a refusé, en contre‑interrogatoire, de concéder qu’elle avait eu des raisons de vouloir quitter son emploi précédent, même si elle en avait parlé dans son témoignage principal.

[60] J’estime pour ma part que la plaignante était généralement un témoin crédible. En ce qui concerne son comportement au cours de l’audience, même si elle s’est parfois montrée contrariée, il était également évident qu’elle éprouvait beaucoup d’anxiété. Cette anxiété, qui ne l’a pas quittée de toute l’audience, l’a obligée à prendre de nombreuses pauses, mais elle a tout de même assisté à l’audience jusqu’à la fin en livrant son propre témoignage et en contre‑interrogeant tous les témoins de l’intimée. Elle se représentait elle‑même contre l’avocat chevronné et compétent de l’intimée qui, je le souligne, a été très aimable et accommodant en ce qui concerne les problèmes de santé de la plaignante.

[61] Je suis d’avis qu’il y avait cohérence entre le témoignage principal de la plaignante et ses déclarations faites en contre-interrogatoire au sujet des raisons pour lesquelles elle avait quitté son emploi précédent, où elle gagnait une commission en fonction des ventes. Elle a déclaré que des tensions financières étaient associées au fait de gagner sa vie grâce aux ventes, car les chèques de paie n’étaient pas tous du même montant. Elle a déclaré qu’elle n’était pas entièrement satisfaite de la situation, mais que, si elle n’avait pas obtenu l’emploi au CN, qui offrait un salaire stable et de meilleurs avantages sociaux, elle aurait continué d’occuper le poste de vendeuse parce qu’elle était une mère célibataire avec une hypothèque et des dépenses à payer. Contrairement à ce que prétend l’intimée, la plaignante n’a pas refusé de concéder en contre‑interrogatoire qu’elle avait des raisons de vouloir quitter son emploi précédent. Elle a expliqué très clairement pourquoi elle avait présenté sa candidature pour le poste au CN.

[62] Le CN soutient que la plaignante est aussi encline à exagérer, parce qu’elle a dit à un psychologue qu’elle était devenue sans abri après avoir perdu ses indemnités pour accident du travail entre novembre 2017 et une certaine date après juillet 2018. Il ajoute que la plaignante a déclaré qu’elle possédait actuellement un bien immobilier et qu’elle avait [traduction] « laissé dormir » le produit de la vente de son logement à White Rock de novembre 2017 jusqu’à l’achat d’un nouveau logement en mai 2018. Il fait valoir qu’il était exagéré de dire au psychologue qu’elle était [traduction] « sans‑abri », parce que si [traduction] « une personne affirme être sans‑abri, la transition vers l’achat d’une nouvelle maison n’est généralement pas ce que les gens entendent par ce terme ».

[63] Selon le témoignage de la plaignante, elle avait arrêté de toucher ses indemnités pour accident du travail en novembre 2017 et, comme elle craignait de faire l’objet d’une saisie si elle n’effectuait pas ses versements hypothécaires, elle avait choisi de vendre son logement en copropriété à White Rock. Une fois la vente réalisée, en novembre 2017, elle n’avait pas assez d’argent pour en acheter un autre et n’avait pas pu obtenir une autre hypothèque en l’absence de revenus. Ensuite, faute d’un autre endroit où vivre, elle avait passé les mois suivants à vivre dans divers endroits, y compris une remorque, un logement Airbnb, sa voiture et une chambre dans la maison de quelqu’un. Pendant cette période, elle avait également reçu des traitements pour son dos sur l’île de Vancouver.

[64] Ses indemnités pour accident du travail ont fini par être rétablies et, en mai 2018, elle a pu obtenir un autre prêt hypothécaire et a acheté une maison sur l’île de Vancouver, où l’immobilier était plus abordable que dans les basses‑terres continentales. Elle a déclaré qu’elle n’avait pas pu y emménager avant août 2018.

[65] Je suis d’accord pour dire que la plaignante ne s’est pas montrée très coopérative quand elle a répondu aux questions de l’intimée à ce sujet. Toutefois, j’estime que son témoignage à cet égard n’a pas eu d’incidence sur sa crédibilité générale à titre de témoin. Elle a déclaré qu’elle avait travaillé fort, en tant que mère célibataire, pour pouvoir acquérir le logement en copropriété pour elle et sa fille, et qu’elle était évidemment très contrariée de l’avoir perdu en raison de sa situation financière en 2017. Elle est devenue bouleversée au moment de témoigner du fait qu’elle avait dû le vendre, et elle a dû prendre une pause.

[66] Le CN relève en outre que la plaignante a déclaré au psychologue qu’avant de se blesser, elle se débrouillait fort bien dans son travail, qu’elle adorait. Il souligne qu’elle a ainsi omis un fait important, à savoir qu’avant même le quart de travail au cours duquel elle s’était blessée, elle avait décidé de quitter cet emploi. Je conviens qu’il s’agit là d’un manque de sincérité de la part de la plaignante. Car il est clair, d’après la preuve, qu’elle n’aimait pas être chef de train stagiaire et qu’elle cherchait activement à quitter ce poste et à en trouver un autre au CN, avant même qu’elle ne soit blessée ou exclue du programme de formation. Je reconnais toutefois que la plaignante considérait le CN comme une entreprise pour laquelle elle voulait travailler jusqu’à sa retraite parce qu’elle croyait qu’elle aurait droit à un bon salaire et à de bons avantages sociaux auprès de cet employeur.

Harcèlement sexuel – Critère juridique applicable

[67] À la page 1284 de l’arrêt Janzen c. Platy Enterprises Ltd., 1989 CanLII 97 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1252, la Cour suprême du Canada a décrit le harcèlement sexuel comme suit :

Sans chercher à fournir une définition exhaustive de cette expression, j’estime que le harcèlement sexuel en milieu de travail peut se définir de façon générale comme étant une conduite de nature sexuelle non sollicitée qui a un effet défavorable sur le milieu de travail ou qui a des conséquences préjudiciables en matière d’emploi pour les victimes du harcèlement. […] Le harcèlement sexuel est une pratique dégradante, qui inflige un grave affront à la dignité des employés forcés de le subir. En imposant à un employé de faire face à des gestes sexuels importuns ou à des demandes sexuelles explicites, le harcèlement sexuel sur le lieu de travail est une atteinte à la dignité de la victime et à son respect de soi, à la fois comme employé et comme être humain.

[68] La Cour fédérale a explicité le raisonnement exposé dans l’arrêt Janzen dans la décision Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Forces armées) et Franke, 1999 CanLII 18902 (CF), [1999] 3 CF 653 [Franke]. La Cour a conclu que, pour qu’une allégation de harcèlement sexuel soit confirmée, les éléments qui suivent doivent être établis :

(1) les actes qui constituent le fondement de la plainte doivent être importuns, ou devraient être jugés importuns par une personne raisonnable;

(2) la conduite doit être de nature sexuelle;

(3) normalement, le harcèlement sexuel exige un degré de persistance ou de répétition, mais, dans certaines circonstances, un seul incident peut être suffisamment grave pour créer un milieu de travail hostile (aux par. 32 à 40).

Conclusions de fait et décision concernant le harcèlement sexuel

[69] J’estime que R.M. a bel et bien formulé les commentaires allégués par la plaignante. Je n’ai aucune raison de croire que la plaignante les a montés de toutes pièces. Elle a fait preuve de cohérence à leur sujet depuis qu’elle a déposé sa plainte en matière de droits de la personne auprès de la Commission en 2015. Elle n’a pas été déstabilisée lors de son contre‑interrogatoire par l’avocat du CN. et elle était manifestement affligée lorsqu’elle a témoigné au sujet de ces commentaires que lui avait faits R.M.

[70] Je constate que R.M. a dit à la plaignante [traduction] « Tu as probablement déjà entendu cela, mais tu as quelque chose de blanc autour de la bouche », et qu’il s’agissait clairement là d’insinuations de nature sexuelle. S’il voulait vraiment lui faire savoir qu’elle avait de la nourriture sur le visage, il n’aurait pas raisonnablement introduit son commentaire par les mots [traduction] « tu as probablement déjà entendu cela ».

[71] J’estime qu’un tel commentaire serait importun pour une personne raisonnable placée dans la situation de la plaignante, en l’occurrence l’une de trois ou quatre femmes seulement sur un groupe d’environ 20 personnes qui suivaient une formation pour travailler dans un milieu de travail dominé par les hommes. Même si la plaignante lui a renvoyé la blague le lendemain, cela ne diminue en rien le fait que R.M. aurait dû savoir que ce commentaire était inapproprié et importun pour elle en tant que l’une de ses stagiaires. Il se trouvait en situation d’autorité par rapport à elle.

[72] Je constate également que R.M. l’a traitée de [traduction] « pute » et qu’il a fait des remarques de nature sexuelle à propos d’elle et de son épouse. Bien qu’il ait nié avoir formulé ces remarques pendant son interrogatoire principal, lorsque la plaignante lui a laissé entendre, en contre‑interrogatoire, qu’il avait bien fait ces déclarations et qu’il en était maintenant embarrassé, il lui a répondu [traduction] « y a‑t‑il une question, ici? ».

[73] R.M. travaille toujours pour le CN, et il est probablement peu désireux d’admettre avoir adressé de telles remarques à une stagiaire.

[74] J’estime que l’effet combiné des commentaires de R.M., en plus de sa remarque selon laquelle la plaignante ne serait pas crue si elle le dénonçait, était suffisamment grave pour avoir miné ou empoisonné le milieu de travail de la plaignante au point de porter atteinte à sa dignité personnelle. Bien que R.M. ait témoigné qu’il aimait plaisanter avec ses stagiaires, et que la plaignante avait peut‑être participé à ce comportement dans une certaine mesure, j’estime que le fait de pousser les choses plus loin en parlant d’elle comme d’une [traduction] « pute » et en laissant entendre qu’il aimerait se livrer à des activités sexuelles avec elle, aurait créé un milieu de travail hostile pour toute personne raisonnable placée dans la situation de la plaignante. Elle était l’une des rares femmes en formation dans un milieu de travail dominé par les hommes. Elle devait terminer sa formation à Winnipeg pour pouvoir passer à la prochaine étape du programme de formation des chefs de train en Colombie‑Britannique, ce qui était son objectif. Le fait que ce fardeau supplémentaire de harcèlement sexuel se soit ajouté à un contexte de formation déjà éprouvant était assurément importun.

[75] En ce qui concerne les allégations au sujet de N.E., j’estime que celui-ci a effectivement raconté l’histoire de l’employé ayant touché le sein d’une collègue alors qu’il essayait d’utiliser sa radio. Toutefois, je ne puis conclure que N.E. a fait la même chose à la plaignante. N.E. a déclaré avoir enseigné à la plaignante la partie de la formation sur les loco-commandes qui se déroulait en classe au cours de la semaine du 20 octobre, et avoir été en formation la semaine suivante pour devenir mécanicien. Son horaire corrobore son témoignage. Par conséquent, il n’a pas pu lui donner de la formation au cours de la semaine du 26 octobre comme la plaignante l’a dit dans son témoignage. Je reconnais que la plaignante a suivi sa formation sur les loco-commandes avec N.E. pendant la semaine du 20 au 24 octobre 2014, soit peu de temps avant ses rencontres enregistrées avec M.P. et L.V.

[76] Je conviens avec l’intimée que la plaignante a mentionné certaines allégations d’inconduite de la part de formateurs à ses superviseurs au cours des rencontres enregistrées les 27 et 31 octobre. Toutefois, elle n’a pas mentionné le fait que N.E. avait touché son sein, un acte qui aurait sans doute été très choquant, puisqu’il y aurait eu un contact physique réel. Je juge plus probable que le contraire qu’elle aurait mentionné, dans ses rencontres enregistrées avec ses superviseurs, un incident de contact physique inapproprié survenu tout récemment, puisqu’en ces mêmes occasions, elle avait parlé des commentaires faits par des formateurs avec lesquels elle avait travaillé plusieurs semaines auparavant.

[77] En conclusion, j’estime que la plaignante a été harcelée sexuellement par R.M. dans son milieu de travail, en contravention du paragraphe 14(2) de la LCDP.

(v) Alinéa 14(1)c) – Harcèlement fondé sur le sexe

Positions des parties

[78] En plus du harcèlement sexuel décrit ci‑dessus, la plaignante affirme avoir été harcelée par ses collègues en raison de son sexe, contrairement à l’alinéa 14(1)c) de la LCDP, compte tenu d’un commentaire négatif au sujet des femmes en milieu de travail et de commentaires qui la dénigraient en tant que femme.

[79] La plaignante a témoigné au sujet d’incidents impliquant trois collègues (un contremaître non identifié, ainsi que C.W. et B.C.) qui, selon elle, avaient contribué à créer un milieu de travail hostile pour elle, en tant que l’une des très rares femmes à travailler pour le CN dans les gares de triage et à bord des trains.

[80] Premièrement, la plaignante a allégué qu’au début de sa formation à Vancouver, elle avait effectué un quart de travail qui exigeait de déverser du charbon dans un wagon à la station Waterfront. C’était une journée chaude et venteuse du mois d’août, et il y avait de la poussière de charbon partout. Elle a dit avoir demandé à son contremaître si la poussière de charbon était toxique, et lui avoir suggéré de porter des masques ou de l’équipement de protection. Elle a déclaré que sa proposition avait été accueillie avec une extrême hostilité, et qu’on lui aurait dit qu’elle agissait comme une princesse et qu’elle devrait peut‑être simplement démissionner.

[81] Deuxièmement, la plaignante a affirmé que, pendant qu’elle travaillait avec son formateur en milieu de travail, C.W., celui-ci avait insisté pour qu’elle arrime les boyaux entre les wagons pendant que le train était encore en mouvement, ce qu’elle ne voulait pas faire parce que la manœuvre était dangereuse et contraire à la formation qu’elle avait reçue à Winnipeg. C.W. lui aurait alors crié après, en lui lançant que c’était la raison pour laquelle les femmes ne devaient pas travailler sur le chemin de fer. Selon la plaignante, il avait ensuite produit une évaluation injuste de sa formation avec lui.

[82] Selon la plaignante, un autre formateur nommé V.P. avait été témoin de cet incident; il était contrarié parce que la manœuvre était risquée, et lui avait dit de le signaler. Dans l’un de ses enregistrements, on peut entendre la plaignante dire à quelqu’un qu’elle n’avait pas voulu signaler l’incident parce qu’elle ne voulait pas être vue comme un « rat », mais qu’on l’avait quand même conviée à une rencontre à ce sujet. Il s’agissait de la rencontre du 27 octobre 2014 convoquée par M.P. pour discuter des commentaires de divers formateurs en milieu de travail.

[83] Au cours de cette rencontre, M.P. lui a dit que ce n’était pas tous les commentaires des formateurs qu’il évoquait qui provenaient de C.W., mais la plupart d’entre eux, ce à quoi la plaignante a répondu : [traduction] « Bien sûr, parce qu’il ne veut pas que les femmes travaillent ici ». M.P. a dit à la plaignante qu’il parlerait de ce prétendu commentaire à C.W.

[84] Le Tribunal a également pu entendre qu’après que la plaignante avait informé M.P. et L.V. de ce qui s’était passé avec C.W. durant la formation, C.W. avait commencé à la harceler [traduction] « constamment » et lui disait [traduction] « ça sent le fromage » chaque fois qu’il la voyait, en laissant entendre par là qu’elle était un rat.

[85] C.W. a témoigné à l’audience. Il a dit que la plaignante avait refusé d’aller entre les wagons pour attacher les boyaux car elle prétendait que les wagons étaient toujours en mouvement et qu’elle aurait pu se faire écraser. C.W. a déclaré qu’ils avaient reçu confirmation du mécanicien que les wagons ne bougeaient pas. Il a ajouté qu’il ne demanderait jamais à quelqu’un de faire une chose qu’il ne ferait pas lui‑même, et a indiqué avoir été choqué par l’accusation de la plaignante selon laquelle il lui aurait demandé de se placer entre des wagons en mouvement.

[86] C.W. a nié avoir déclaré que les femmes ne devraient pas travailler au CN, et s’est dit offensé par cette accusation. Il a affirmé que le fait d’être un chef de train n’était pas une question de force, mais de capacité de mobilisation, et a ajouté qu’à son avis, certains des meilleurs chefs de train sur les chemins de fer étaient des femmes. Il a également nié avoir dit [traduction] « ça sent le fromage » lorsqu’il voyait la plaignante.

[87] Le CN soutient qu’il ne faut pas prêter foi au témoignage de la plaignante au sujet de C.W., car, malgré sa prétention selon laquelle V.P. aurait été témoin d’une de ses interactions avec C.W., elle ne l’avait pas cité comme témoin pour corroborer sa version des faits.

[88] Troisièmement, la plaignante a déclaré qu’un autre formateur avec qui elle avait travaillé, B.C., lavait traitée de [traduction] « salope » et de [traduction] « maudite salope » et qu’il disait [traduction] « ça sent le fromage » chaque fois qu’elle était à proximité, pour sous-entendre qu’elle était un rat. Selon elle, C.W. avait dit à B.C. qu’elle essayait de le faire congédier, ce qui était faux. La plaignante a informé M.P. du problème lors de la rencontre du 27 octobre, et celui-ci a témoigné qu’il avait parlé à B.C. des allégations de la plaignante.

[89] Dans son enregistrement de la rencontre du 31 octobre 2014 avec L.V., la plaignante affirme que B.C. a dit aux autres quelle était une [traduction] « maudite salope qui écrivait des lettres à lentreprise pour essayer de [l]e faire congédier » et qu’elle était un [traduction] « maudit rat » qui écrivait des lettres pour faire congédier les gens.

[90] B.C. a témoigné à l’audience et a nié que quelqu’un lui ait dit que la plaignante essayait de le faire congédier. Il a également démenti l’avoir traitée de salope ou de rat et avoir dit qu’elle sentait le fromage. Il a indiqué ne pas se souvenir que M.P. lui ait parlé de la plaignante.

[91] B.C. a été interrogé au sujet d’une conversation téléphonique ayant eu lieu en 2017 avec une employée de la Commission, qui enquêtait sur la plainte pour atteinte aux droits de la personne de la plaignante. Il a déclaré se rappeler avoir indiqué à la Commission qu’il avait entendu dire dès le départ que la plaignante était une fautrice de troubles, puisqu’une personne qui avait été dans sa classe à Winnipeg lui avait raconté qu’elle avait enregistré ses camarades de classe et que le syndicat s’était fâché contre elle pour l’avoir fait. Il n’arrivait pas à se rappeler qui était cette personne.

[92] L’intimée fait remarquer que la plaignante a allégué que B.C. lui avait fait ces commentaires désobligeants devant d’autres personnes, mais qu’elle n’a pas fait entendre de témoins pour corroborer son témoignage. Selon l’intimée, B.C. était inébranlable lors du contre‑interrogatoire, et il faut donc le croire davantage que la plaignante.

[93] De plus, le CN fait valoir qu’il n’y a pas de lien entre les allégations de la plaignante et son sexe ou son genre, car l’appellation « rat » n’est pas sexospécifique. Par ailleurs, selon lui, le fait de la qualifier de [traduction] « maudite salope » ne constitue pas une infraction à la LCDP.

[94] Qui plus est, le CN avance que, même si elle n’avait pas suivi de formation auprès de B.C. ou de C.W. depuis plus de deux mois, la plaignante a fait des allégations à leur sujet pour la première fois après avoir reçu des commentaires négatifs de M.P. au sujet de son rendement, ce qui laisse croire qu’elle avait intérêt à détourner l’attention de son évaluation négative. Le CN soutient qu’il s’agit là d’une autre indication que ses allégations sont pour le moins douteuses.

Harcèlement discriminatoire – Critère juridique applicable

[95] Afin d’établir une preuve prima facie au titre de l’alinéa 14(1)c) de la Loi, la plaignante doit établir que la conduite reprochée était :

  1. liée à un motif de discrimination illicite;
  2. non sollicitée ou importune;
  3. persistante ou suffisamment grave pour créer un milieu de travail hostile ou négatif qui a porté atteinte à sa dignité (Nielsen c. Nee Tahi Buhn Indian Band, 2019 TCDP 50 (CanLII), aux par. 116 et 117).

Conclusions de fait et décision concernant le harcèlement au sens de l’alinéa 14(1)c) de la LCDP

[96] Compte tenu encore une fois des arguments de l’intimée au sujet de la crédibilité générale de la plaignante comme témoin et des directives données dans l’arrêt Faryna, je tire les conclusions de fait suivantes à l’égard de chacune des allégations qui précèdent.

[97] En ce qui concerne le témoignage de la plaignante selon lequel son contremaître lui avait dit qu’elle agissait comme une princesse et qu’elle devrait peut‑être démissionner, je remarque que l’incident du train à charbon avait été mentionné par son formateur dans son rapport sur le rendement, dans lequel il avait déclaré : [traduction] « Elle était vraiment contrariée de se salir pendant qu’on s’occupait du train à charbon et pensait qu’on devrait porter des masques [] ». Ce même commentaire est l’un de ceux dont M.P. a discuté avec la plaignante au cours de sa rencontre d’évaluation du 27 octobre 2014. Je relève cependant que, lorsqu’interrogée à ce sujet, la plaignante n’a pas mentionné que son formateur ou son contremaître l’avait traitée de [traduction] « princesse » ou lui avait dit de démissionner. Elle a plutôt indiqué à M.P. qu’elle pensait qu’ils auraient dû porter des masques parce qu’ils se retrouvaient sous une pluie de charbon, et que, pour le reste, elle aurait porté une chemise à manches longues. Lorsque M.P. lui a demandé si c’était un problème ou si elle avait refusé de faire le travail, elle a répondu [traduction] « absolument pas » et ajouté qu’elle l’avait fait deux fois.

[98] J’estime qu’au moment de cette rencontre, la plaignante était à l’aise de signaler les commentaires importuns qui lui avaient été faits, car c’est à cette occasion qu’elle avait parlé à M.P. au sujet de C.W. et de B.C. Mais elle na pas alors mentionné quelle avait été traitée de princesse ou quon lui avait dit de démissionner. Elle ne l’a pas davantage indiqué dans sa plainte pour atteinte aux droits de la personne déposée auprès de la Commission en 2015. Je crois qu’il est plus probable que le contraire que, si ces commentaires avaient été faits par son formateur ou son contremaître, elle les aurait rapportés à L.V. et à M.P. Elle ne l’a pas fait. Par conséquent, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que ces commentaires ne lui ont pas été adressés.

[99] Pour ce qui est de savoir si C.W. a bien dit que les femmes ne devraient pas travailler au CN, j’accepte le témoignage de la plaignante selon lequel cette remarque a été faite. Il était clair, d’après le témoignage de C.W., qu’il ne se souciait pas de la plaignante, et ses commentaires dans le rapport sur le rendement de celle-ci devenaient de plus en plus négatifs au fil des jours pendant la formation, bon nombre d’entre eux se rapportant au fait qu’elle ne se conformait pas à son point de vue sur le comportement d’un bon stagiaire. Par exemple, il a fait remarquer que [traduction] « pas une seule fois elle n’a mentionné que son objectif est d’être la meilleure chef de train possible et d’obtenir tout ce qu’elle peut du programme de formation des chefs de train ».

[100] Lors de la dernière journée de formation qu’il lui a donnée, il a fait le commentaire suivant : [traduction] « Je crois que sa perception erronée et ses problèmes d’attitude évidents ne correspondent pas à ce qu’on attend d’une employée du transport et qu’à l’avenir, [elle] causera des problèmes à ses superviseurs et à ses collègues, car la compagnie de chemin de fer ne cherche pas à plaire à ceux qui ressentent le besoin d’être spéciaux ». Dans son témoignage, C.W. a dit qu’il avait recommandé qu’elle ne travaille pas pour le chemin de fer.

[101] La preuve démontre que la plaignante est arrivée dans un nouveau milieu de travail alors qu’elle n’avait aucune expérience pratique, afin d’apprendre d’employés ayant de nombreuses années d’expérience, mais qu’ensuite, elle s’était montrée en désaccord avec plusieurs d’entre eux quant à savoir s’ils respectaient les règles. Certains, dont C.W., ne l’ont pas apprécié. Il n’était pas le seul formateur à avoir dit qu’elle avait de la difficulté à écouter ou qu’elle n’était pas réceptive aux instructions, ou qu’elle avait du mal à communiquer avec ses pairs.

[102] Dans l’enregistrement de sa rencontre avec L.V. et D.L., le 31 octobre, on peut entendre la plaignante dire ̶ en réponse à L.V. qui lui dit qu’elle [traduction] « dégage comme impression » qu’elle connaît les règles mieux que ses formateurs ̶ qu’elle ne les connaît pas mieux qu’eux, mais qu’elle venait alors tout juste de terminer le cours sur les règles. Elle décrit ainsi sa façon d’agir avec certains formateurs : [traduction] « J’essaie de simplifier ça pour eux et je pose des questions ».

[103] Même s’il était clair que les témoins de l’intimée ne voulaient rien dire de négatif au sujet de C.W. et qu’ils ont plutôt insisté sur le fait qu’il était un formateur d’expérience ayant un bon dossier de sécurité, la preuve établit qu’au moins D.L. et L.V. avaient eu des interactions négatives avec lui. On entend L.V., sur l’enregistrement du 31 octobre, en train de dire : [traduction] « Je sais que [C.W.] dit du mal des gens et de la compagnie; c’est un grand parleur ». Sur le même enregistrement, on entend aussi D.L. dire que la plaignante n’était pas seule à avoir des préoccupations au sujet de C.W., car d’autres stagiaires avaient aussi eu des difficultés avec lui. D.L. ajoute : [traduction] « Je ne sais pas si c’est parce que vous êtes une femme, que vous avez une belle apparence ou que vous êtes une femme forte et indépendante, mais certains gars ont des problèmes avec ça ». Il précise que la semaine précédente, il avait dit à C.W. de ne pas le rappeler à moins qu’il ait une question au sujet des règles.

[104] Par ailleurs, bien que l’intimée ait laissé entendre que la plaignante aurait dû convoquer V.P. comme témoin pour corroborer son témoignage, D.L. affirme également, dans l’enregistrement du 31 octobre, que C.W. [traduction] « était complètement dans l’erreur » et que [traduction] « [V.P] était très en colère au sujet de ce qui s’était passé » et avait exprimé ses préoccupations à D.L. et à L.V. Dans l’enregistrement, D.L. a félicité la plaignante d’avoir fait part de ce qui s’était passé avec C.W.

[105] Ni l’une ni l’autre des parties n’a appelé V.P. comme témoin, bien que le Tribunal ait entendu des témoins dire qu’il était toujours un employé du CN. Je remarque également que le CN n’a pas cité D.L. comme témoin, malgré le fait qu’il travaillait toujours pour le CN. Contrairement à V.P., D.L. a participé à une rencontre enregistrée par la plaignante qui est devenue un élément de preuve à l’audience.

[106] La plaignante a fait preuve de cohérence, en décrivant son interaction avec C.W. et le commentaire de celui-ci selon lequel les femmes ne devraient pas travailler sur le chemin de fer, tant dans ses enregistrements que dans sa plainte pour atteinte aux droits de la personne et dans son témoignage devant le Tribunal. Elle n’a pas été ébranlée en contre‑interrogatoire. Même si elle a mentionné le commentaire de C.W. à M.P. et à L.V. en réponse aux critiques au sujet de son rendement, cela ne signifie pas que l’incident ne s’est pas produit et qu’il ne mérite pas d’être pris au sérieux. C.W. a témoigné qu’il était mécontent de la plaignante en tant que stagiaire et qu’il lui avait recommandé de ne pas continuer à travailler pour le CN. Sans conclure que les préoccupations de C.W. à l’égard de la plaignante n’étaient pas légitimes, j’estime qu’il est tout à fait probable qu’en exprimant sa frustration à son égard, il ait fait le commentaire suivant : [traduction] « c’est pour ça que les femmes ne devraient pas travailler ici ».

[107] Je reconnais également qu’après que M.P. a parlé à C.W. à la suite de la rencontre du 27 octobre, il est plus probable que le contraire que C.W. ait accusé la plaignante d’être un rat, compte tenu des opinions négatives qu’il avait déjà à son endroit.

[108] Quant à l’allégation de la plaignante selon laquelle B.C. laurait traitée de [traduction] « salope » ou de [traduction] « maudite salope » et de « rat » et disait [traduction] « je sens lodeur du fromage » en sa présence, jaccepte son témoignage selon lequel il a fait ces commentaires. B.C. a d’abord témoigné qu’il ne se souvenait pas d’avoir eu des conflits avec la plaignante, qu’il ne savait pas pourquoi elle aurait voulu qu’il soit congédié et qu’il n’avait entendu personne faire des commentaires à son sujet en milieu de travail. Mais ensuite, lorsqu’interrogé au sujet de sa conversation téléphonique avec l’enquêtrice de la Commission, il a concédé avoir indiqué à celle-ci qu’il avait entendu dire dès le départ que la plaignante était une fautrice de troubles. Il n’arrivait pas à se rappeler qui lui avait parlé du fait qu’elle avait enregistré des conversations à Winnipeg. Il ne parvenait pas non plus à se souvenir que M.P. lui ait parlé d’elle — ce que j’admets s’être produit —, mais se souvenait de détails très précis sur son travail avec la plaignante à deux occasions en 2014, y compris le fait qu’elle lui avait offert des biscuits qu’elle avait apportés pour son dîner.

[109] La plaignante est restée cohérente dans sa version des propos que B.C. lui avait tenus, du moment où elle a fait son enregistrement en octobre 2014 jusqu’à sa plainte pour atteinte aux droits de la personne et à son témoignage à l’audience par la suite. Elle n’a pas été ébranlée en contre‑interrogatoire. Ce n’est pas parce qu’elle a soulevé les commentaires de B.C. auprès de ses superviseurs pour la première fois en octobre 2014, lors d’une rencontre au cours de laquelle son rendement a été évalué, que les commentaires ne lui ont pas été adressés ou n’ont pas eu d’effet sur elle, ou qu’ils ne méritaient pas d’être pris au sérieux par son employeur.

[110] J’estime qu’il est plus probable que le contraire que B.C. ait été mis au courant de la conversation de la plaignante avec C.W. au sujet du fait que B.C. ne travaillait pas de façon sécuritaire et qu’il l’ait traitée de [traduction] « salope » ou de [traduction] « maudite salope » et de « rat », en plus de lui dire qu’elle sentait le fromage.

[111] L’intimée a soutenu que, même si je devais croire tout le témoignage de la plaignante, celle-ci n’a pas établi une preuve prima facie de discrimination. En particulier, l’intimée plaide que le fait que C.W. et B.C. aient qualifié la plaignante de « rat » et employé l’expression [traduction] « je sens l’odeur du fromage » lorsqu’elle était aux alentours n’est pas lié à un motif de distinction illicite. J’en conviens.

[112] Toutefois, en ce qui concerne le fait que B.C. l’a traitée de [traduction] « salope » ou de [traduction] « maudite salope » lorsqu’il la voyait, j’estime que de tels commentaires étaient non sollicités et importuns et qu’ils sont liés au motif illicite du sexe. L’appellation [traduction] « salope » n’est pas un mot qu’on lancerait à des collègues de sexe masculin, si ce n’est dans l’intention de les insulter, de les rabaisser ou de les féminiser, et j’estime que le fait d’être traitée de salope à plus d’une reprise, dans un milieu de travail où la plaignante était l’une des rares femmes à travailler comme chef de train stagiaire, a pu créer un milieu de travail hostile qui a porté atteinte à sa dignité.

[113] Je juge que le commentaire [traduction] « c’est pour ça que les femmes ne devraient pas travailler ici » exprimé par C.W. était suffisamment grave en soi pour constituer du harcèlement, même s’il n’a été fait qu’une seule fois dans le feu de l’action, ou par exaspération parce que la plaignante ne suivait pas ses directives. Il s’agissait clairement d’un commentaire blessant de la part d’un formateur dans un contexte de travail où aucun des formateurs ou superviseurs de la plaignante n’était une femme, et où elle se trouvait à être l’une des rares femmes dans un milieu dominé par les hommes.

[114] En conclusion, j’estime que la plaignante a fait l’objet de harcèlement fondé sur son sexe, en contravention de l’alinéa 14(1)c), en raison des commentaires de C.W. et B.C. qui ont contribué à créer un environnement négatif ayant porté atteinte à la dignité de la plaignante en tant que femme dans le milieu de travail.

(vi) Alinéa 7b) – Traitement défavorable en cours d’emploi

[115] L’alinéa 7b) de la Loi prévoit que « [c]onstitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects », de « défavoriser [un individu] en cours d’emploi ».

[116] La plaignante fait état d’une certaine culture d’entreprise au CN, une [traduction] « mentalité de club réservé aux hommes », dont elle aurait fait l’expérience tout au long de son emploi là‑bas, notamment au sein des Ressources humaines et de la direction. Elle soutient qu’on s’est efforcé d’intimider et d’humilier les femmes afin de les chasser du milieu de travail et de garder les emplois pour soi. Elle avance que cette culture du sexisme ressort clairement de l’enregistrement audio qu’elle a fait de sa conversation avec M.P., le 27 octobre, où celui-ci se dit d’accord avec elle quant au fait que les gens peuvent se regrouper et essayer d’expulser quelqu’un.

[117] Ce que M.P. dit en fait à la plaignante, dans l’enregistrement, c’est qu’on n’essaie pas de l’expulser; qu’il souhaite que la plaignante travaille parmi eux et qu’il la soutiendra. Il l’encourage à ne pas se mêler des intrigues au travail et à simplement se présenter pour faire son boulot en toute sécurité et ensuite rentrer à la maison. Il reconnaît qu’il y a peu de femmes dans le milieu de travail et la félicite de ce qu’elle fait, et concède qu’il n’est pas facile d’être une femme dans un cadre de travail dominé par les hommes. Elle lui dit qu’elle a travaillé toute sa vie dans des secteurs à prédominance masculine, et que c’est pourquoi elle avait refusé de signaler la situation aux Ressources humaines à Winnipeg lorsqu’un autre étudiant l’avait menacée. Plutôt que de l’approuver sur ce point, M.P. et L.V. encouragent la plaignante à signaler immédiatement tout ce qui lui arrive et à ne pas attendre un mois pour le faire.

[118] Bien que je sois d’accord pour dire que la plaignante a été victime de harcèlement fondé sur le sexe pendant qu’elle travaillait au CN, elle n’a pas prouvé qu’il y existait une culture générale de sexisme poussant les femmes à quitter le milieu de travail. Les enregistrements démontrent plutôt que ses superviseurs ont reconnu qu’en tant que femme, elle pouvait faire face à certaines difficultés au travail, et qu’au lieu d’essayer de la chasser, ils l’appuient et veulent qu’elle réussisse.

[119] En plus du traitement défavorable allégué mentionné ci‑dessus et de la question de son exclusion du programme de formation, que j’examinerai ci‑dessous, la plaignante a également témoigné qu’un instructeur du campus du CN à Winnipeg l’avait traitée de manière discriminatoire. Selon ses dires, elle avait demandé à A.M. de l’aide supplémentaire pour se préparer à un examen, mais il avait ignoré ou rejeté cette demande, et elle avait alors approché plutôt un autre instructeur pour l’aider. Par conséquent, A.M. s’en était pris à elle avec colère, et l’avait accusée d’avoir prétendu qu’il était un mauvais instructeur.

[120] A.M. a témoigné qu’il avait passé du temps supplémentaire après les heures de travail à aider la plaignante à se préparer à l’examen, et qu’il avait reçu un appel d’un autre instructeur, qui lui avait dit que selon la plaignante, A.M. n’avait pas abordé certains sujets et envoyait sa classe à l’examen sans préparation. Aux dires d’A.M., l’autre instructeur trouvait embarrassant qu’elle se soit adressée à lui, et A.M. l’a donc informé qu’il la rencontrerait plutôt pour savoir pourquoi elle avait fait une telle allégation. A.M. a fait en sorte d’être accompagné d’un autre instructeur comme témoin à sa rencontre avec la plaignante, parce qu’il avait l’impression que quelque chose clochait.

[121] A.M. a déclaré que, lorsqu’il était entré dans la pièce pour la rencontrer, la plaignante était restée silencieuse et avait détourné le regard. Il a dit que la conversation avait été embarrassante, mais qu’il n’avait pas fermé la porte, ni crié après elle, ni agi de façon menaçante comme elle l’a soutenu.

[122] D’après le témoignage d’A.M., bien que la plaignante, ainsi qu’une poignée d’autres étudiants, n’ait pas réussi l’examen, elle avait été autorisée à le repasser le lendemain. Lorsqu’il lui avait annoncé qu’elle avait réussi le deuxième examen, elle l’avait serré dans ses bras, ce qui l’avait pris de court.

[123] Le CN soutient qu’A.M. s’est montré plus crédible que la plaignante comme témoin, et que son témoignage devrait être cru. Il fait également valoir que, même si les allégations au sujet d’A.M. étaient vraies, il n’y a aucun lien entre ce que la plaignante a décrit comme étant un traitement défavorable et son sexe. En outre, il n’y a pas eu d’effet préjudiciable pour elle, puisqu’elle a réussi la formation en classe à Winnipeg et qu’elle est passée à la formation en milieu de travail. Le CN dit aussi que rien ne montre qu’elle ait signalé l’incident à quelque responsable que ce soit au CN.

[124] Je suis d’accord avec le CN pour dire que, même si je tiens pour véridique la version de la plaignante concernant son interaction avec A.M., rien ne permet de croire que ce qui s’est passé avait à voir avec le fait qu’elle était une femme, de sorte qu’il n’y a pas eu discrimination.

[125] Je ne suis pas d’avis que la plaignante a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle a subi un traitement défavorable en raison de son sexe, en contravention de l’alinéa 7b) de la Loi. Par conséquent, ce motif de plainte est rejeté.

(vii) Alinéa 7a) – Licenciement discriminatoire

[126] L’alinéa 7a) de la Loi prévoit que « [c]onstitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects […] de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu ».

[127] La plaignante soutient que la décision de l’exclure du programme de formation des chefs de train prise par le surintendant général F.B., le 14 novembre 2014, était liée à l’un des motifs de distinction illicite.

Sexe

[128] La plaignante est d’avis qu’elle a été congédiée par le CN parce qu’elle n’arrêtait pas de demander que cesse le harcèlement exercé contre elle.

[129] F.B. a déclaré que ses plaintes pour harcèlement n’avaient joué aucun rôle dans la décision d’exclure la plaignante, parce qu’il n’était même pas au courant de celles‑ci.

[130] F.B. a témoigné que, comme il était le surintendant chargé des opérations pour la région en 2014, il avait sous sa responsabilité le programme de formation des chefs de train. Il faisait un suivi auprès des formateurs en milieu de travail et examinait les rapports de rendement des stagiaires. Selon les évaluations qu’il en faisait, il recommandait de retenir ou d’exclure un candidat. Dans le cadre de son évaluation des stagiaires, F.B. tenait compte de leur volonté d’apprendre, de leur intérêt pour le travail, des aspects de sécurité, de leur capacité de suivre les règles et de leur volonté d’accepter la rétroaction. Il a insisté sur le fait que tous ces facteurs étaient importants, puisque la sécurité jouait un rôle fondamental dans le travail d’un chef de train, qui travaille avec de la machinerie lourde sous tension dans un environnement bruyant et exposé aux éléments. Il a ajouté qu’il y avait beaucoup de choses à apprendre à l’étape de la formation d’un point de vue technique, et que si une personne n’intégrait pas l’apprentissage voulu, elle pouvait représenter un danger. Il a déclaré que le fait de ne pas exécuter son travail correctement et de ne pas avoir une formation adéquate pouvait entraîner des déraillements, des accidents ferroviaires et l’infliction de blessures à l’intéressé ou à des tiers, y compris les membres du public, voire des décès.

[131] F.B. a décidé, à la suite de son évaluation et des recommandations du reste de son équipe, dont M.P., M.M. (un autre surintendant adjoint ayant témoigné à l’audience) et deux coordonnateurs de train qui avaient interagi avec la plaignante ou l’avaient évaluée, qu’elle devrait être exclue. Il a dit qu’elle avait été exclue du programme de formation des chefs de train en raison d’un problème de sécurité global, puisqu’il ne voyait pas d’amélioration et que tous les rapports au sujet de la plaignante tendaient dans la mauvaise direction. Il a déclaré avoir accordé plus d’attention à son dossier après avoir reçu un rapport selon lequel elle avait choisi de traverser la gare de triage à bord d’un wagon de façon dangereuse, en se blessant ainsi au bras, ce qui l’avait amené à penser qu’elle aurait pu tomber sous les roues du train. L’incident s’était produit le 2 novembre 2014.

[132] F.B. avait également reçu des rapports selon lesquels la plaignante avait toujours une excuse pour tout et argumentait avec ses superviseurs au lieu d’accepter la rétroaction donnée. Elle avait également échoué à un test d’efficacité administré par un des coordonnateurs de train, le 10 novembre 2014, en contrevenant à l’une des [traduction] « règles vitales » que les employés devaient suivre. Il s’agit de règles qui, si elles ne sont pas respectées, augmentent le risque de blessures au travail. F.B. a indiqué qu’elle aurait dû connaître la règle à ce stade de sa formation, après avoir effectué un si grand nombre de trajets. Cela a ajouté à son inquiétude quant au fait qu’elle n’apprenait pas les rudiments du travail.

[133] La plaignante soutient qu’en fait, son rapport sur le rendement démontrait qu’elle satisfaisait en grande partie aux attentes, voire les dépassait. Elle fait valoir que les commentaires négatifs ou les notes moins élevées, le cas échéant, provenaient de formateurs qui ne l’aimaient pas ou qui l’avaient harcelée, comme C.W.

[134] F.B. a déclaré que, même si elle répondait aux attentes relativement à certaines tâches ou compétences, les notes dans les rapports sur le rendement ne reflétaient pas nécessairement la réalité d’un quart de travail particulier. Comme les tâches de chaque quart sont différentes, les compétences ne sont pas toutes utilisées ou mises en pratique à chaque fois. Par conséquent, F.B. a accordé davantage d’attention à la section des commentaires du rapport pour voir ce que les formateurs disaient au sujet du rendement de la stagiaire.

[135] Le 12 novembre 2014, F.B. a envoyé par courriel une recommandation à ses supérieurs, qui a été déposée en preuve à l’audience. Le courriel expose les raisons pour lesquelles il recommandait l’exclusion de la plaignante, y compris un manque de concentration de sa part qui avait donné lieu à des comportements à risque, et son attitude dans l’exécution du travail. Ses supérieurs ont convenu qu’elle devait être exclue. Ainsi, lorsqu’il a appris qu’une rencontre était déjà prévue entre la plaignante et M.M., le 14 novembre, pour discuter d’autres emplois au CN, F.B. a demandé à la rencontrer plutôt lui-même.

[136] Cette rencontre du 14 novembre, qui s’est déroulée en présence de la plaignante, de F.B. et d’un représentant des Ressources humaines (S.Z.), a également été enregistrée par la plaignante et déposée en preuve à l’audience. F.B. a témoigné avoir dit à la plaignante qu’elle était [traduction] « disqualifiée », ce qui signifiait qu’elle ne faisait plus partie du programme de formation, mais qu’ils s’efforceraient de trouver avec elle un autre emploi au sein de l’entreprise, plutôt que de la [traduction] « congédier », ce qui aurait pour conséquence qu’elle ne travaille plus pour l’entreprise. Bien que S.Z. et F.B. aient discuté d’autres possibilités d’emploi au CN pour la plaignante et lui aient offert de travailler avec elle pour lui trouver d’autres fonctions, il revenait à la plaignante de faire un suivi auprès de S.Z. Toutefois, elle ne l’a pas fait, et elle n’a pas postulé d’autres emplois.

[137] F.B. a déclaré qu’environ 10 % des stagiaires ne réussissaient pas le programme de formation pour devenir chefs de train, car, sur chaque nouvelle cohorte qui suivait le programme, quelques stagiaires étaient exclus. Il a convenu que probablement moins de 10 % des chefs de train à la gare de triage Thornton, où travaillait la plaignante, étaient des femmes, parmi quelques centaines de chefs de train. Mais il a ajouté que, chaque année, de deux et cinq femmes se qualifiaient pour devenir chefs de train. F.B. a témoigné qu’au CN, il y avait des femmes dans tous les postes essentiels à la sécurité au sein de l’entreprise, même si les hommes y étaient certainement plus nombreux. Il a déclaré que le CN était une entreprise reconnue pour ses efforts en vue de diversifier le plus possible sa main-d’œuvre grâce au recrutement de femmes.

[138] F.B. a également indiqué dans son témoignage que, malgré sa rencontre hebdomadaire avec L.V. et celle, quotidienne, avec M.P., personne ne lui avait dit que la plaignante avait soulevé des allégations de harcèlement de la part de C.W., de B.C. ou de qui que ce soit d’autre. Selon F.B., les allégations de harcèlement auraient dû lui être signalées, conformément à un protocole que ses collègues auraient dû suivre, et il se serait attendu à ce que ces derniers portent l’affaire à son attention. Je n’ai aucune raison de mettre en doute le témoignage de F.B. selon lequel il n’était pas au courant des allégations de harcèlement de la plaignante. Ni L.V. ni M.P. n’ont d’ailleurs indiqué en avoir informé F.B.

[139] La plaignante a convenu qu’elle n’avait pas mentionné le harcèlement au cours de sa conversation du 14 novembre avec F.B., parce qu’elle s’était sentie prise de court par la rencontre, à laquelle elle ne s’attendait pas et pour laquelle elle n’était pas préparée.

[140] F.B. a précisé qu’il avait pensé que la plaignante approuvait son analyse quant au fait que le programme de formation des chefs de train ne lui convenait pas, parce qu’elle avait pris rendez‑vous avec M.M. pour discuter d’autres possibilités d’emploi. Bien que la plaignante ait déclaré qu’elle s’attendait à rester au CN jusqu’à sa retraite, et que, si elle n’avait pas été congédiée, elle serait maintenant mécanicienne ou coordonnatrice de train, rien dans la preuve présentée n’appuie ce point de vue. En fait, au cours de sa rencontre avec F.B., le 14 novembre 2014, lorsqu’il lui avait laissé entendre que le poste ne lui convenait pas, elle a répondu : [traduction] « c’est dangereux ». Après la rencontre, elle avait annoncé à un collègue qu’elle avait été exclue et avait dit : [traduction] « c’est mieux que de rester dans un emploi dangereux » et [traduction] « eh bien, ce n’est certainement pas un travail pour moi ».

[141] Les cinq derniers commentaires apparaissant sur le rapport sur le rendement de la plaignante, qui concernaient ses quarts de travail allant du 9 au 13 novembre 2014, ont tous été rédigés par D.B., que la plaignante aimait bien et qu’elle considérait comme un bon formateur. Les deux premiers jours, les commentaires inscrits sont surtout positifs. Toutefois, les commentaires de D.B. au sujet des trois derniers quarts de travail de la plaignante font état de difficultés de sa part à accomplir des tâches physiques, de problèmes sur le plan de sa capacité d’écoute et sur celui de sa volonté d’apprendre, et de son manque de réceptivité aux instructions. D.B. a observé que, compte tenu du nombre de trajets que la plaignante avait faits pendant sa formation, elle avait besoin d’une attention immédiate, car elle n’avait pas été en mesure d’orienter quelques aiguillages à manœuvre manuelle, et elle lui avait dit qu’elle avait peur de l’équipement. Il a mentionné qu’elle lui avait aussi confié avoir des cauchemars à propos de son travail, et qu’elle craignait [traduction] « d’être écrasée ». D.B. a conclu par les mots suivants : [traduction] « Je suis désolé de le dire, mais si elle a encore peur à ce point, ce n’est peut‑être pas le bon poste pour elle. Elle a démontré sa capacité de travailler en toute sécurité dans la gare de triage et avait une bonne attitude, mais elle ne semble pas vouloir s’améliorer d’elle-même, et sa peur du travail m’inquiète. »

[142] Au cours de l’audience, la plaignante a demandé si D.B. avait vraiment écrit ces commentaires, en laissant entendre que le CN les avait ajoutés après coup pour justifier son congédiement. Je remarque que F.B. a déclaré avoir pris la décision de recommander qu’elle soit exclue le 12 novembre, et que c’est à cette date qu’il avait envoyé son courriel à ses supérieurs pour leur transmettre pareille recommandation. F.B n’a pas mentionné expressément les commentaires de D.B. dans son témoignage, et celui-ci n’a pas été appelé à témoigner. Toutefois, les commentaires de D.B. cadrent avec l’opinion de la plaignante selon laquelle le milieu de travail était dangereux.

[143] Dans ses observations finales, la plaignante a affirmé qu’elle estimait que le milieu de travail n’était pas sécuritaire, et qu’en tant que mère célibataire, elle ne pouvait pas risquer d’être démembrée ou de mourir au travail, de sorte qu’elle avait décidé de chercher d’autres possibilités d’emploi au CN.

[144] Je conclus que la plaignante n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que son sexe a été un facteur dans la décision de l’exclure du programme de formation des chefs de train. J’admets que F.B. n’était pas au courant des allégations liées à du harcèlement de la part de C.W. et de B.C., et que celles-ci n’ont donc pas joué dans sa décision. Je reconnais également que le CN avait des préoccupations légitimes au sujet des progrès de la plaignante dans le cadre du programme de formation des chefs de train, préoccupations qui sont par ailleurs étayées par la preuve. Je reconnais que la raison invoquée par le CN pour exclure la plaignante n’était pas un prétexte pour dissimuler un acte discriminatoire.

Déficience

[145] La plaignante affirme également qu’elle a été exclue du programme de formation immédiatement après avoir été blessée au travail, et que sa déficience a donc été un facteur dans la décision de mettre fin à son emploi.

[146] Sur la question de la déficience, F.B. a témoigné qu’il ignorait que la plaignante avait subi une blessure pendant son dernier quart de travail, qui s’était achevé juste avant leur rencontre le matin du 14 novembre 2014. F.B. a déclaré qu’il n’avait été mis au courant de la blessure de la plaignante que le 17 novembre 2014, et qu’il avait déjà pris la décision de l’exclure du programme de formation le 12 novembre, avant même qu’elle ne se blesse.

[147] La plaignante a convenu qu’au cours de la rencontre du 14 novembre, elle n’avait pas révélé le fait qu’elle s’était blessée à F.B. et à S.Z. À ses dires, elle n’en avait pas eu l’occasion, car elle n’était pas prête à rencontrer F.B. au lieu de M.M. Elle a ajouté s’être sentie [traduction] « sous le choc » pendant la rencontre, qui s’est terminée très rapidement.

[148] Je conclus que la plaignante n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que sa déficience a été un facteur dans la décision de l’exclure du programme de formation.

[149] En conclusion, je rejette le motif de plainte fondé sur l’alinéa 7a) de la Loi.

(viii) Article 65 – Responsabilité de l’employeur à l’égard de la conduite des employés

[150] La plaignante n’a pas déposé de plainte contre les présumés auteurs des actes discriminatoires, mais plutôt contre l’employeur, le CN. Celui-ci est d’avis que, si le Tribunal conclut que la plaignante a été victime d’un acte discriminatoire au sens de la Loi, il doit être dégagé de toute responsabilité à cet égard par application du paragraphe 65(2) de la Loi.

[151] Le paragraphe 65(1) énonce que tout acte discriminatoire commis par un employé dans le cadre de son emploi est réputé, pour l’application de la Loi, avoir été commis par l’employeur. Le paragraphe 65(2), quant à lui, dispose qu’un employeur peut éviter d’être tenu responsable des actes de ses employés s’il est établi qu’il n’a pas consenti à l’acte discriminatoire, qu’il a pris toutes les mesures nécessaires pour l’empêcher et que, par la suite, il s’est efforcé d’en atténuer ou d’en annuler les effets.

[152] Comme j’ai conclu que la plaignante a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle a été victime de certains actes discriminatoires visés par l’article 14 de la Loi, l’intimée sera réputée responsable du harcèlement, à moins qu’elle ne parvienne à réfuter une telle présomption de responsabilité au titre du paragraphe 65(2) de la Loi. Le fardeau de la preuve lui incombe à cette étape-ci de l’analyse.

[153] Il est bien reconnu que la législation sur les droits de la personne se veut réparatrice et non punitive, et que seul un employeur peut remédier aux effets indésirables de la discrimination en offrant un milieu de travail sain (Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), 1987 CanLII 73 (CSC) [Robichaud], au par. 15). Même si l’employeur n’est pas tenu de maintenir un « milieu de travail irréprochable », le paragraphe 65(2) lui impose de prendre « des mesures promptes et efficaces lorsqu’il sait, ou qu’il devrait savoir, » que la conduite d’un employé constitue du harcèlement discriminatoire. « La réaction appropriée est donc à la fois prompte et efficace et sa force doit être fonction des circonstances du harcèlement, dans chaque cas » (Hinds c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), 1988 CanLII 109 (TCDP), 1988 CarswellNat 993 (WL Can.), au par. 37).

[154] L’obligation de l’employeur de réagir aux comportements discriminatoires et d’en atténuer les effets en milieu de travail comprend l’obligation d’enquêter sur les plaintes de discrimination et de harcèlement. De fait, [traduction] « [i]l est bien établi dans la jurisprudence du Tribunal qu’un employeur peut être tenu responsable de la façon dont il répond à une plainte de discrimination » (Sutton c. Jarvis Ryan Associates, 2010 HRTO 2421 (CanLII), aux par. 130 à 133).

[155] Lorsqu’il est question de l’obligation de l’employeur d’enquêter sur une plainte de discrimination, le Tribunal renvoie souvent à la décision Laskowska c. Marineland of Canada Inc., 2005 HRTO 30 (CanLII) [Laskowska], dans laquelle le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario (TDPO) a déclaré ce qui suit au paragraphe 53 :

[traduction]

 

Ce serait vider de son sens la protection, prévue au paragraphe 5(1) et garantissant un milieu de travail exempt de discrimination, que de permettre à un employeur de rester les bras croisés et de ne pas avoir à mener d’enquête en cas de plainte pour discrimination. Si tel était le cas, comment l’employeur pourrait‑il savoir qu’un acte discriminatoire s’est produit, ou que son milieu de travail est toxique? Le devoir d’enquêter est un « moyen » par lequel l’employeur s’assure qu’il atteint les « fins » prescrites par le Code, lesquelles consistent à exercer ses activités dans un milieu exempt de discrimination et à fournir à ses employés un environnement de travail sécuritaire.

[156] Dans la décision Laskowska, le TDPO énonce en outre comme suit, au paragraphe 59, les critères pertinents à prendre en considération pour déterminer si un employeur s’est conformé à son obligation d’enquêter :

[traduction]

 

1. Était‑on sensibilisé au problème de discrimination et de harcèlement dans le milieu de travail lors de l’incident? Existait‑il une politique antidiscrimination/anti-harcèlement appropriée? Y avait-il en place un mécanisme de plainte proprement dit? La direction et les employés ont‑ils bénéficié d’une formation adéquate?

2. Après qu’une plainte interne a été formulée, l’employeur a‑t‑il traité le dossier sérieusement? A‑t‑il réglé la question rapidement et avec doigté? A‑t‑il mené une enquête et agi de manière raisonnable?

3. L’employeur at‑il proposé une solution raisonnable dans les circonstances? Lemployeur pouvait‑il assurer un environnement de travail sain, exempt de discrimination? A‑t‑il communiqué ses conclusions et interventions au plaignant?

[157] Dans la décision Laskowska, le TDPO a également fait la déclaration suivante au paragraphe 60 :

[traduction]

 

Bien que les trois éléments ci‑dessus soient de nature générale, leur application doit conserver une certaine souplesse pour tenir compte des faits propres à chaque cas. La norme est celle du caractère raisonnable, non pas celles de la décision correcte ou de la perfection. Il y aurait eu plusieurs options — toutes des mesures raisonnables — auxquelles aurait pu recourir l’employeur. Ce dernier n’est pas tenu de satisfaire à chacun des éléments dans tous les cas afin d’être considéré comme ayant agi de façon raisonnable, bien que ce serait l’exception plutôt que la norme. Il faut regarder chaque élément individuellement, puis dans l’ensemble avant de porter un jugement à savoir si l’employeur a agi de manière raisonnable.

[158] Avant d’évaluer les mesures prises par le CN à la lumière du critère en trois volets énoncé dans la décision Laskowska, je dois d’abord déterminer si la plaignante a informé l’employeur du harcèlement. Dans la décision Franke, la Cour fédérale a déclaré, en ce qui concerne plus précisément le harcèlement sexuel, que « l’équité exige que l’employé avise, si possible, l’employeur de la présumée conduite offensante » (précitée, au par. 43). Lorsqu’un employeur dispose d’un service du personnel et d’une « politique générale et efficace en matière de harcèlement sexuel » assortie de mécanismes de redressement appropriés, la victime de harcèlement doit aviser l’employeur de la conduite offensante présumée. La Cour a souligné qu’une telle politique vise à assurer un milieu de travail sain, et que « plus des mesures seront prises rapidement en vue d’éliminer les actes de harcèlement, moins il sera probable que pareils actes nuisent au milieu de travail » (précitée, aux par. 45 et 46).

[159] Le CN affirme que la plaignante n’avait jamais signalé les commentaires de R.M. à qui que ce soit avant son exclusion du programme de formation, même si elle avait dénoncé le prétendu harcèlement de la part de C.W. et B.C. Par conséquent, le CN plaide qu’il ne peut être tenu responsable de tout acte discriminatoire que R.M aurait commis.

[160] La plaignante a présenté en preuve la Politique en matière de droits de la personne : Milieu de travail sans harcèlement du CN (la « Politique »). L’objectif de la Politique est de « faire en sorte que tous les membres du personnel soient traités de façon juste et équitable dans un milieu exempt de harcèlement ». La Politique stipule que le harcèlement est considéré comme un acte d’inconduite de la part des employés et qu’il n’est pas toléré.

[161] La Politique du CN énonce les mesures qu’un employé doit prendre pour signaler les incidents de harcèlement. Premièrement, elle recommande que l’employé parle au harceleur dès que le comportement offensant se manifeste et lui demande de cesser son harcèlement. Selon son témoignage, la plaignante a dit à R.M. de cesser de lui faire des commentaires sexuels inappropriés. Lorsqu’elle lui a lancé qu’elle commencerait à prendre des notes s’il n’arrêtait pas, il lui a répondu : [traduction] « Qui va-t-on croire : moi ou toi? ».

[162] Selon la Politique, si la discussion avec le harceleur échoue, l’employé doit s’adresser à un superviseur, à un gestionnaire ou à un représentant des Ressources humaines.

[163] La plaignante n’a pas signalé les commentaires de R.M. à qui que ce soit aux Ressources humaines ni à la direction du CN à Winnipeg, même si elle savait que le service des Ressources humaines était à sa disposition à cette fin. Elle s’est enregistrée elle‑même en train de déclarer à L.V. et à M.P. que, lorsque les Ressources humaines à Winnipeg l’avaient abordée au sujet du dépôt d’une plainte contre un autre étudiant qu’on avait entendu la menacer, elle avait répondu : [traduction] « non, je ne fais pas de signalement; j’ai côtoyé des gars toute ma vie ». Elle a également témoigné qu’on lui avait dit, pendant sa formation à Winnipeg, que [traduction] « les délateurs finissent dans des fossés », ce qui a contribué à sa réticence à déposer une plainte.

[164] Je comprends que la plaignante n’ait pas voulu faire de vagues pendant qu’elle était encore en formation à Winnipeg, parce qu’elle voulait passer à la prochaine étape de la formation en Colombie‑Britannique. Cependant, une fois en Colombie‑Britannique, elle s’est sentie suffisamment à l’aise pour signaler les commentaires inappropriés qui lui avaient été faits par des formateurs là‑bas. L.V. a aussi déclaré qu’au cours de sa première semaine à Vancouver, la plaignante lui avait mentionné qu’un formateur à Winnipeg lui avait fait des commentaires inappropriés, mais sans le nommer. Dans l’enregistrement de la rencontre du 27 octobre 2014, L.V. reconnaît avec elle que le formateur de Winnipeg a agi de façon [traduction] « déplacée ».

[165] L.V. a précisé dans son témoignage qu’il ne croyait pas devoir se préoccuper de ce que la plaignante lui avait rapporté au sujet de R.M., étant donné que les faits s’étaient produits à Winnipeg et n’avaient donc rien à voir avec le programme de formation dont il était responsable à Vancouver. L.V. considérait la plaignante comme l’un de ses pairs, parce qu’il n’était pas un cadre, mais un travailleur syndiqué comme elle, avec des responsabilités supplémentaires en tant que coordonnateur de la formation en milieu de travail. Selon son témoignage, ses tâches n’exigeaient pas de lui qu’il traite les plaintes ou les problèmes de ressources humaines et, si une plainte lui était adressée, il renvoyait les employés à M.P. ou à F.B., qui étaient des gestionnaires. Il ressort clairement des enregistrements de la plaignante que L.V. l’a encouragée à informer M.P. de tout problème qu’elle pouvait avoir au travail. Je reconnais qu’en informant L.V. des actes de R.M., la plaignante n’a pas officiellement porté plainte comme le prévoit la Politique.

[166] La plaignante savait qu’elle pouvait déposer une plainte auprès des Ressources humaines à Vancouver ou à Winnipeg, et qu’elle pouvait aussi déposer une plainte contre R.M. auprès de M.P. Toutefois, lorsqu’elle a évoqué R.M. lors de sa rencontre avec M.P., elle n’a pas mentionné son nom, ni les propos qu’il lui avait tenus. Elle a également déclaré à M.P. : [traduction] « C’est entre vous et moi, et j’espère vraiment que cela n’ira pas plus loin ». Il semble clair, d’après cette déclaration, qu’elle n’avait pas l’intention de signaler officiellement la conduite de R.M. à la direction ou aux Ressources humaines du CN.

[167] Je conclus que la plaignante n’a pas avisé le CN du comportement de harcèlement sexuel de R.M., même si elle savait comment s’y prendre. Par conséquent, je conclus que le CN n’est pas responsable du harcèlement sexuel de R.M. à l’égard de la plaignante, parce qu’il n’a pas consenti à la discrimination. De plus, par l’intermédiaire de son service des ressources humaines et de sa Politique, le CN a agi de façon raisonnable pour s’assurer qu’en cas de harcèlement sexuel au travail, les employés comme la plaignante sachent comment le dénoncer. Si des employés choisissent de ne pas se prévaloir des mesures de protection qui leur sont offertes, ils ne peuvent raisonnablement s’attendre à tenir l’entreprise responsable des actes discriminatoires reprochés.

[168] En ce qui concerne le harcèlement dont la plaignante a été victime de la part de C.W. et de B.C., jestime quelle a signalé leur comportement à la direction, comme l’exige la Politique, lorsqu’elle a informé M.P. de leurs commentaires le 27 octobre 2014.

[169] À la lumière du critère en trois volets de la décision Laskowska, je vais maintenant examiner la question de savoir si le CN a raisonnablement donné suite au signalement, par la plaignante, de la conduite discriminatoire de C.W. et de B.C.

[170] En ce qui concerne le premier volet du critère, j’admets que la plaignante était au courant de la Politique du CN, puisqu’elle l’a présentée en preuve à l’audience. La Politique stipule que le CN « prendra rapidement les mesures nécessaires pour enquêter sur les cas de harcèlement portés à son attention, de façon formelle ou informelle » et doit « s’assurer qu’on y apporte une solution rapide et juste, en toute confidentialité ». La Politique définit le harcèlement et le harcèlement sexuel, et reconnaît que ce genre de conduite compromet la dignité des personnes qui en sont victimes et qu’elle « risque de porter atteinte au rendement ou aux relations de travail de la personne et crée un climat menaçant, hostile ou offensant », par ailleurs qualifié d’« environnement malsain ».

[171] La Politique établit une procédure de plainte selon laquelle les employés ont la responsabilité de signaler les incidents de harcèlement à leurs superviseurs, à leurs gestionnaires ou aux Ressources humaines. Une fois qu’une plainte est déposée, la direction doit réagir rapidement en suivant les étapes suivantes : examiner les allégations et consulter un représentant des Ressources humaines; aviser la personne accusée de harcèlement qu’une plainte a été portée contre elle; interroger individuellement le plaignant et la personne accusée de harcèlement aussi rapidement que possible, ce qui pourrait comprendre une participation du syndicat; interroger les témoins désignés par les employés concernés ou susceptibles d’avoir été présents; constituer un dossier aussi exact et détaillé que possible; faire connaître sa décision le plus rapidement possible et indiquer aux personnes en cause les mesures qui seront prises; et veiller à ce que tous les renseignements pertinents demeurent confidentiels. Si la plainte est jugée fondée, les renseignements à l’appui doivent être versés au dossier de l’auteur du harcèlement. Celui‑ci sera tenu de présenter des excuses, et se verra offrir des services de counseling. On évaluera en outre les mesures disciplinaires à appliquer, s’il y a lieu. Si la plainte se révèle sans fondement, aucun renseignement ne sera consigné au dossier des personnes en cause, à moins qu’il ne soit établi que la plainte a été portée à la légère ou par pure malveillance par le plaignant, auquel cas, des mesures disciplinaires pourront être prises contre lui.

[172] Bien que l’intimée n’ait pas fourni de preuve concernant la formation donnée à la direction et aux employés au sujet de la Politique, j’admets qu’à l’époque pertinente, le CN était doté d’une politique contre le harcèlement appropriée, assortie d’un mécanisme de plainte proprement dit.

[173] Au regard du deuxième volet du critère de la décision Laskowska, je conclus que le CN n’a pas traité les plaintes avec le sérieux qu’elles méritaient.

[174] J’estime que le point de vue de M.P. au sujet de C.W. en tant que formateur a influé sur le sérieux avec lequel il a pris la plainte de la plaignante. M.P. a témoigné qu’il considérait C.W. comme un formateur sûr et expérimenté, qui donnait toujours de la rétroaction très détaillée et directe. Il trouvait qu’il était efficace sans pour autant tourner les coins ronds. Même si C.W. n’avait pas tendance à [traduction] « dorer la pilule » dans ses commentaires, M.P. ne le voyait pas comme quelqu’un de non professionnel.

[175] Après avoir lu les commentaires de C.W. au sujet de la plaignante dans le rapport sur le rendement de celle-ci, M.P. s’est inquiété du fait qu’elle n’était pas réceptive aux instructions et ne se conformait pas aux règles, et il y a vu des signaux d’alarme.

[176] Par conséquent, M.P. a décidé d’organiser une rencontre avec la plaignante pour déterminer s’il y avait un conflit de personnalités entre elle et C.W., parce qu’il savait que C.W. avait une forte personnalité, et il souhaitait savoir si c’était son cas à elle aussi. M.P. a témoigné qu’il voulait entendre son point de vue sur les problèmes soulevés par C.W. et, si ces problèmes existaient vraiment, il savait qu’il lui faudrait alors offrir du soutien à la plaignante, car le processus de formation était très long. M.P. a déclaré que, au moment où il avait convoqué la rencontre, il ignorait qu’elle alléguait avoir subi du harcèlement.

[177] Lorsque M.P. a commencé à lui lire les commentaires de C.W., la plaignante lui a dit que C.W. lui avait crié après et avait dit que les femmes ne devraient pas travailler sur le chemin de fer. Selon le témoignage de M.P., la plaignante a contredit tous les commentaires de C.W. et a déclaré qu’elle ne ferait jamais quelque chose de dangereux. M.P. a déclaré qu’au lieu d’assumer la responsabilité de ses actes dans les situations décrites, elle avait nié tout ce que C.W. avait noté à son sujet, en laissant plutôt entendre que celui-ci avait un problème avec elle en tant que femme. M.P. croyait qu’elle cherchait à protéger son emploi en répondant comme elle l’avait fait. Compte tenu de son expérience positive avec C.W., il ne voyait pas ce qui aurait pu motiver celui-ci à faire de tels commentaires dans le rapport sur le rendement s’ils étaient tous faux.

[178] Lors de la rencontre, M.P. a dit à la plaignante qu’elle devait aborder le travail avec un certain degré d’humilité, car il s’agissait d’un travail dangereux. Il a déclaré qu’il avait lui‑même été autrefois un chef de train débutant, et qu’à son avis, l’humilité signifiait que, si des gens ayant plus d’expérience que vous vous offraient de l’encadrement, plus vous pouviez en apprendre d’eux, plus vous étiez en sécurité dans l’exercice de vos fonctions. À son avis, les stagiaires devaient être réceptifs à la rétroaction concernant leur travail. M.P. a toutefois déclaré que cela ne signifiait pas que la plaignante devait endurer du harcèlement.

[179] Au cours de cette même rencontre du 27 octobre, la plaignante a également mentionné B.C., et dit qu’il l’avait insultée et ne voulait pas travailler avec elle. M.P. a témoigné avoir été surpris par ces allégations. Même s’il n’avait pas beaucoup traité avec B.C., il le trouvait [traduction] « positif et joyeux ». M.P. a déclaré que, bien qu’il ait douté des allégations de la plaignante au sujet de B.C., il ne les avait pas écartées.

[180] L’intimée a présenté en preuve un document appelé [traduction] « tableau de bord de l’employé » dans lequel les gestionnaires pouvaient entrer des renseignements sur les employés. Dans le tableau de bord de la plaignante, M.P. a noté, le 27 octobre 2014, après sa rencontre avec elle, qu’il lui avait fait part de ses préoccupations à la suite de l’examen de ses dossiers de rendement et qu’elle [traduction] « a[vait] souligné qu’il y avait un conflit de personnalités entre elle et quelques formateurs ». Il a indiqué qu’elle avait l’impression d’être ciblée par l’un de ses formateurs et des amis à lui au sein du syndicat. Il a écrit : [traduction] « Pas une seule fois elle n’a assumé la responsabilité des conflits qu’elle a eus et des multiples commentaires négatifs qu’elle a reçus. Elle s’est empressée de rejeter le blâme sur tout le monde et n’a pas abordé notre entretien avec humilité ». M.P. ajoute qu’elle a plutôt répliqué par ses propres allégations contre chaque personne qui avait fourni des commentaires négatifs. Je remarque que ce n’est pas tout à fait exact, car B.C. n’avait pas fourni de rétroaction négative au sujet de la plaignante dans son rapport sur le rendement. Celle-ci a mentionné B.C. indépendamment des commentaires sur son rendement.

[181] M.P. a également écrit, dans la même entrée du tableau de bord, qu’il avait effectué un suivi auprès de C.W. au sujet du fait qu’il aurait dit à la plaignante de coupler des boyaux pneumatiques alors que le train était encore en mouvement. C.W. lui avait répondu qu’il savait que les trains étaient immobiles, et que la manœuvre pouvait être exécutée en toute sécurité. M.P. n’a pas noté s’il avait parlé à C.W. de l’allégation de la plaignante selon laquelle celui-ci aurait déclaré [traduction] « c’est pour ça que les femmes ne devraient pas travailler ici ».

[182] M.P. a déclaré, dans l’enregistrement de la rencontre du 27 octobre et dans le tableau de bord, qu’il garderait à l’esprit que la plaignante était le dénominateur commun dans toutes les situations et évaluations qui faisaient l’objet de discussions, et qu’elle [traduction] « avait toutes les raisons du monde de faire des allégations pour détourner l’attention de ce qui avait été mis en évidence » au sujet de son rendement. M.P. a indiqué lui avoir expliqué que [traduction] « ceux qui la formaient n’avaient rien à perdre en lui donnant une mauvaise évaluation, alors qu’elle avait tout à perdre pour cette raison. Il était donc naturel qu’elle cherche à protéger son emploi en faisant et en affirmant tout ce qu’elle jugeait nécessaire à cette fin. »

[183] M.P. n’a pas indiqué dans le tableau de bord que la plaignante avait formulé des allégations de harcèlement ou de discrimination, bien que la politique du CN exige que ces plaintes soient consignées par écrit.

[184] M.P. a indiqué dans son témoignage qu’il avait fait un suivi auprès de B.C. et de C.W. et quils avaient tous deux nié les allégations de la plaignante. Il a ajouté qu’en conséquence, il ne croyait ni l’une ni l’autre des parties. Il estimait qu’aucun fait ne confirmait les allégations de la plaignante, même s’il a admis qu’il n’avait pas parlé à un contremaître qui, selon elle, était présent lorsque B.C. l’avait traitée de [traduction] « salope » et de « rat ». Il n’a pas non plus fait de suivi auprès de V.P. pour déterminer qui pouvait bien dire la vérité au sujet du fait que C.W. aurait dit à la plaignante de coupler les boyaux. Aux dires de M.P., V.P. savait qu’il appliquait une politique de la porte ouverte, alors s’il était contrarié, il aurait pu s’adresser à lui. Je remarque toutefois que la politique du CN mentionne expressément la nécessité d’interroger les témoins au cours d’une enquête.

[185] M.P. a déclaré qu’il n’avait pas refusé de croire la plaignante, mais qu’il ne savait pas non plus pourquoi B.C. et C.W. auraient agi comme elle le prétendait. Il estimait que c’était elle qui avait le plus grand intérêt à mentir, parce qu’elle essayait ainsi de protéger son emploi. M.P. a ajouté que, parce que la plaignante avait exprimé ses préoccupations au sujet de C.W. et de B.C. dans le cadre d’une discussion qui portait sur les inquiétudes concernant son rendement à elle, cela l’avait rendue moins crédible à ses yeux. Or, bien qu’il se soit interrogé sur ce qui pouvait pousser la plaignante à se plaindre, il n’a pas douté de ce qui pouvait motiver C.W. et B.C. à nier les allégations. M.P. a concédé, en contre‑interrogatoire, que dans le but de conserver son emploi, B.C. pouvait avoir été incité à lui mentir en prétendant qu’il n’avait pas fait les commentaires allégués.

[186] M.P. a témoigné que, comme la version des faits de B.C. et de C.W. différait de celle de la plaignante, il voulait s’assurer que, dans la mesure où il y aurait un conflit de personnalités entre eux, ils ne travaillent plus ensemble à l’avenir. Le CN soutient qu’il s’agissait là d’une mesure efficace faisant suite à une enquête raisonnable.

[187] L.V. a lui aussi témoigné que, même si ses tâches n’exigeaient pas d’enquêter sur les plaintes de la plaignante, il avait essayé de rendre le milieu de travail de la plaignante plus convivial en faisant en sorte qu’elle ne se retrouve plus aux côtés de C.W. et de B.C. pendant la formation. Il l’avait plutôt inscrite à l’horaire de manière à ce qu’elle travaille avec D.B. et V.P., deux formateurs qu’elle aimait bien. Il a déclaré qu’il s’efforçait d’éviter les [traduction] « conflits de personnalités » dans l’établissement des horaires.

[188] M.P. a indiqué n’avoir pas fait de suivi auprès de la plaignante au sujet de ses conversations avec B.C. et C. W., mais lui avoir laissé la possibilité de lui faire part dautres allégations. Il lui avait dit qu’il la soutiendrait si ce qu’elle disait au sujet de C.W. et de B.C. était vrai, et lui avait donné sa carte. Il a déclaré ne pas prétendre que cette façon de faire était idéale, mais a ajouté que, de toute façon, elle n’allait travailler que 10 jours de plus après leur rencontre, ce qui aurait laissé très peu de temps pour la rencontrer de nouveau alors qu’il était responsable de 300 à 400 autres employés.

[189] M.P. a déclaré qu’il n’avait pas eu d’autres interactions avec la plaignante après le 3 novembre, date à laquelle il l’avait rencontrée brièvement pour discuter de la blessure au bras qu’elle avait subie en traversant la gare de triage à bord d’un wagon couvert. Il a affirmé que, durant cet échange, il lui avait parlé uniquement de sécurité. Le CN avance que, puisque la plaignante n’avait pas soulevé d’autres préoccupations au sujet de B.C. ou de C.W. à cette rencontre du 3 novembre, il était raisonnable de conclure que laffaire était réglée, ce qui place le CN à labri de toute responsabilité en vertu du paragraphe 65(2).

[190] L.V. a déclaré que, lorsqu’il avait rencontré la plaignante le 31 octobre, il avait essayé de lui parler des préoccupations qu’il avait à son sujet en tant que stagiaire, mais la rencontre avait pris une direction différente pour porter sur C.W. et B.C. et leurs évaluations de la plaignante. Selon L.V., elle avait parlé d’eux comme de formateurs mauvais et dangereux, et il s’était senti mal à l’aise de parler d’autres employés pendant la rencontre. L.V. a indiqué qu’il avait essayé de revenir à l’évaluation et de lui transmettre ses commentaires, mais qu’il n’avait pas pu se faire entendre d’elle.

[191] Je remarque toutefois que, d’après l’enregistrement de la rencontre de groupe qui avait été tenue le 31 octobre — soit avant la rencontre individuelle de la plaignante avec L.V. et D.L. —, L.V. avait dit au groupe de stagiaires qu’ils devaient l’informer en privé de tout conflit de personnalités avec un formateur, et que si un même nom revenait constamment, il saurait que ce n’était pas vraiment un problème de personnalités, mais plutôt un problème lié au formateur.

[192] De plus, dans l’enregistrement du 31 octobre, on entend M.M. conseiller au groupe de stagiaires d’échanger ouvertement entre eux et de se dire les noms des mauvais formateurs, parce qu’ils sauraient alors que [traduction] « ce n’est pas [eux] le problème, mais le formateur ».

[193] Même si les stagiaires avaient été encouragés à s’exprimer au sujet de leurs problèmes avec les formateurs, lorsque la plaignante l’a fait, on a remis en question ses motivations. J’estime que M.P. n’a pas pris au sérieux le signalement, par la plaignante, des incidents de harcèlement fondé sur le sexe dont elle avait été victime de la part de C.W. et de B.C. Il a plutôt considéré qu’elle avait un [traduction] « conflit de personnalités » avec eux. Le fait que M.P. ne mentionne même pas les allégations de harcèlement discriminatoire de la plaignante dans ses entrées dans le tableau de bord de celle-ci confirme qu’il n’a pas pris les plaintes de la plaignante aussi sérieusement qu’il aurait dû. Certes, je comprends que la plaignante a peut‑être minimisé l’impact des remarques qu’on lui avait faites en disant à M.P. et à L.V. qu’elle avait travaillé toute sa vie dans des secteurs dominés par les hommes, et qu’elle pouvait donc composer avec, mais ils auraient dû prendre ses préoccupations au sérieux et y donner suite conformément à la Politique.

[194] Je suis d’avis qu’une personne raisonnable occupant le poste de M.P. aurait dû tenir compte du fait que la plaignante était l’une des très rares femmes dans le milieu de travail (selon L.V., sur environ 200 employés qui travaillent dans les gares, six, tout au plus, sont des femmes), et mener une enquête en bonne et due forme afin de démontrer que le CN prend de telles allégations de discrimination au sérieux.

[195] Si M.P. ne pouvait ou ne voulait pas mener ce genre d’enquête lui‑même, il aurait dû faire appel aux Ressources humaines pour obtenir de l’aide, comme l’exige la Politique. F.B. a également déclaré dans son témoignage que le « protocole » n’avait pas été suivi, parce que les allégations de harcèlement ne lui avaient jamais été signalées. En ce qui concerne la rencontre du 3 novembre 2014 entre M.P. et la plaignante, il s’agissait manifestement d’une brève discussion sur la blessure au bras de celle-ci et les pratiques sécuritaires. En fait, M.P. aurait eu là l’occasion de faire le point avec elle sur les discussions qu’il avait eues avec B.C. et C.W., ce qui ne s’est manifestement pas produit.

[196] La Politique exige également que l’on informe les personnes en cause du résultat de l’enquête, ce qui n’a clairement pas été fait en l’espèce, puisque M.P. a déclaré qu’il n’avait pas discuté avec la plaignante de nouveau, mais s’attendait plutôt à ce qu’elle vienne lui parler si le comportement allégué se poursuivait. Ce n’était pas une réponse adéquate à ses allégations de discrimination, surtout à la lumière des remarques qu’on lui avait faites en guise de représailles, en l’accusant d’être un rat pour s’être plainte.

[197] Je suis d’avis que le CN n’a pas satisfait aux exigences des deuxième et troisième volets du critère de la décision Laskowska pour ce qui est de prendre la plainte au sérieux, de mener une enquête adéquate et de tenir la plaignante au courant de ses conclusions et interventions. Je conclus que le CN a omis de mener une enquête raisonnable sur les allégations de discrimination de la plaignante. Il n’a pas pris toutes les mesures raisonnables possibles pour atténuer, du mieux qu’il le pouvait, la détresse que vivait la plaignante dans le milieu de travail, et pour la rassurer quant à sa détermination à maintenir un milieu de travail exempt de harcèlement fondé sur le sexe.

[198] Le CN n’a pas pris les mesures efficaces qui s’imposaient dans les circonstances de l’espèce. Par conséquent, j’estime que, bien que le CN n’ait pas consenti aux pratiques discriminatoires, comme en témoigne sa Politique, il n’a pas pris « toutes les mesures nécessaires » pour empêcher les actes discriminatoires et pour en atténuer ou annuler les effets, comme le paragraphe 65(2) de la Loi l’exige pour pouvoir se soustraire à la responsabilité.

[199] Je conclus que le CN est responsable des actes discriminatoires visés à l’alinéa 14(1)c) et commis par C.W. et B.C.

VII. Réparation

[200] Ayant conclu que l’intimée, le CN, est responsable du harcèlement discriminatoire visé à l’alinéa 14(1)c) de la Loi et commis par deux de ses employés, le Tribunal peut rendre une ordonnance fondée sur l’article 53 de la Loi. La plaignante a demandé au Tribunal de lui accorder une indemnité pour perte de salaire et d’avantages sociaux connexes (alinéa 53(2)c)), ainsi que des dommages‑intérêts pour préjudice moral (alinéa 53(2)e)) et des dommages‑intérêts au titre d’un acte discriminatoire délibéré et inconsidéré (paragraphe 53(3)).

(i) Perte de salaire

[201] En ce qui concerne la demande d’indemnité pour perte de salaire, il est admis qu’il doit y avoir un lien de causalité entre l’acte discriminatoire et la perte de salaire alléguée (Chopra c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 268 (CanLII), au par. 37). Comme je n’ai pas conclu que la plaignante avait perdu son emploi pour un motif discriminatoire, aucune indemnité pour perte de salaire ne sera accordée.

[202] Le seul acte discriminatoire qui peut donner lieu à des mesures de réparation en l’espèce est le harcèlement fondé sur le sexe exercé en contravention de l’alinéa 14(1)c) par B.C. et C.W au moyen des remarques qu’ils ont formulées.

(ii) Indemnité pour préjudice moral

[203] L’alinéa 53(2)e) de la Loi confère au Tribunal le pouvoir « d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral ».

[204] La plaignante soutient qu’elle devrait être indemnisée à hauteur du montant maximal prévu par la Loi. Elle fait valoir que le stress des six dernières années passées à se battre pour obtenir justice et à composer tant bien que mal avec des blessures physiques et psychologiques a eu un effet extrêmement négatif sur sa santé et sa vie, ce qui justifie une indemnité de 20 000 $.

[205] Comme l’intimée l’a souligné, le Tribunal n’accordera 20 000 $ que dans les cas les plus flagrants (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires autochtones et du Nord canadien), 2019 TCDP 39 (CanLII) [Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada], aux par. 13 et 128).

[206] Une ordonnance de réparation au titre du paragraphe 53(2) n’a pas pour objet de punir l’intimée, mais plutôt d’éliminer, dans la mesure du possible, l’effet discriminatoire de l’acte (Robichaud, précité, au par. 13).

[207] Il ressort clairement de la jurisprudence du Tribunal relative aux dommages‑intérêts pour préjudice moral que la preuve d’un préjudice moral subi par le plaignant est requise, ainsi que d’un lien de causalité entre ce préjudice et l’acte discriminatoire.

[208] La plaignante a déposé en preuve un rapport psychologique datant de juin 2018 et rédigé par un psychologue à la demande du Workers’ Compensation Board of British Columbia, la commission des accidents du travail de la Colombie‑Britannique. Le psychologue y concluait que la plaignante souffrait à ce momentlà dun trouble dépressif majeur ainsi que danxiété accompagnée de crises de panique intermittentes découlant de sa blessure au travail, de la cessation de son emploi et de son invalidité physique continue. Le CN a fait valoir que je ne devrais accorder que très peu de poids à l’opinion exprimée dans le rapport, puisque le psychologue n’a pas été cité comme témoin expert à l’audience.

[209] À mon avis, le rapport appuie simplement ce que j’ai observé chez la plaignante pendant l’audience, de même que son témoignage sur sa santé mentale. Comme je l’ai dit plus tôt, son anxiété était palpable tout au long de l’audience, et elle a notamment eu une crise de panique grave qui a nécessité un déplacement à l’hôpital.

[210] Bien que le rapport indique que la blessure et le congédiement sont les principaux facteurs ayant contribué aux problèmes de santé mentale de la plaignante, le psychologue mentionne également le harcèlement que la plaignante a subi au CN de la part de ses collègues masculins, en tant que l’une des seules femmes sur le lieu de travail. Le commentaire de C.W. sur les raisons pour lesquelles les femmes ne devraient pas travailler là‑bas est expressément mentionné. La plaignante a dit au psychologue qu’elle avait signalé ses préoccupations à un superviseur et qu’on lui avait dit qu’on s’en occuperait, mais que le harcèlement s’était poursuivi, y compris les commentaires selon lesquels elle était un rat. Elle a déclaré au psychologue : [traduction] « c’est un poste dans lequel la sécurité est essentielle; on ne peut pas regarder constamment par-dessus son épaule ».

[211] Le fait que la plaignante ait soulevé la question auprès du psychologue témoigne de l’incidence du harcèlement sur elle et appuie son témoignage selon lequel les commentaires harcelants ont porté atteinte à sa dignité et à son estime de soi et l’ont blessée. Au cours de l’audience, elle est devenue visiblement bouleversée en parlant des actes de harcèlement qui, comme je l’ai conclu, étaient contraires à la Loi.

[212] Je reconnais que la plaignante n’avait pas de problèmes de santé mentale graves au moment où elle a été victime de harcèlement. Elle a déclaré qu’elle était une personne forte qui avait vécu des moments difficiles, mais qui n’avait jamais eu de problèmes d’anxiété avant cette expérience.

[213] En réponse à la demande de dommages‑intérêts présentée par la plaignante au titre du préjudice moral, l’intimée renvoie à l’affaire Hunt c. Transport One Ltd., 2008 TCDP 23 (CanLII) [Hunt], qui, selon elle, est semblable à la présente affaire. Dans l’affaire Hunt, il y avait eu deux cas de harcèlement sexuel mettant en cause des commentaires et des attouchements du sein de la plaignante sous prétexte de fermer sa veste, ainsi que des propositions sexuelles de la part de superviseurs. Dans cette affaire, la plaignante s’était vu accorder 6 000 $ pour préjudice moral, car le Tribunal avait conclu qu’une partie de ses souffrances physiques et émotionnelles n’était pas liée à l’acte discriminatoire, mais à d’autres facteurs dans le milieu de travail (au par. 47).

[214] Comme dans l’affaire Hunt, le préjudice moral de la plaignante, en l’espèce, n’est pas entièrement attribuable au comportement discriminatoire qu’elle a subi. La plaignante admet que ses problèmes de santé mentale ont été causés par de nombreux facteurs, notamment [traduction] « le harcèlement au travail hostile et non résolu qu’elle a subi dans un milieu de travail présentant des risques mortels », son congédiement, sa blessure au dos et le fait de s’être occupée de sa plainte pour atteinte aux droits de la personne pendant de nombreuses années.

[215] J’ai déjà conclu que le commentaire de C.W., qui aurait lancé [traduction] « c’est pour ça que les femmes ne devraient pas travailler ici », et les remarques de B.C. selon lesquelles elle était une [traduction] « salope » ou une [traduction] « maudite salope » constituaient du harcèlement discriminatoire dont le CN est responsable. Le commentaire de C.W. a été fait une fois, et ceux de B.C., plus d’une fois, sur une période de deux mois. Ces commentaires ne figurent pas parmi les cas les plus graves de harcèlement fondé sur le sexe en milieu de travail du point de vue de leur contenu ou de leur persistance. Néanmoins, dans un milieu de travail où la sécurité était cruciale, la plaignante avait le droit d’apprendre et de se concentrer sur son travail sans craindre de faire l’objet de discrimination. Le fait d’être l’une des rares femmes dans le programme de formation rendait aussi de tels commentaires particulièrement importuns et blessants. J’estime qu’une indemnité de 10 000 $ pour préjudice moral est appropriée dans les circonstances.

(iii) Indemnité au titre d’un acte discriminatoire délibéré ou inconsidéré

[216] Le paragraphe 53(3) de la Loi dispose que, si le Tribunal conclut que l’acte discriminatoire de l’intimée était délibéré ou inconsidéré, il peut lui ordonner de verser à la victime une indemnité ne dépassant pas 20 000 $. La plaignante soutient qu’elle a droit à l’indemnité maximale prévue dans ce paragraphe.

[217] L’intimée a raison de dire que, comme dans le cas de l’indemnité pour préjudice moral, l’indemnité de 20 000 $ pour discrimination délibérée et inconsidérée devrait être réservée aux cas les plus graves (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, précitée, au par. 230).

[218] Pour déterminer le montant qu’il convient d’accorder en vertu de ce paragraphe, le Tribunal doit se pencher sur le comportement de l’intimée, et non sur l’effet qu’a eu son comportement sur la plaignante (Beattie et Bangloy c. Affaires autochtones et du Nord Canada, 2019 TCDP 45 (CanLII), conf. par 2021 CF 60 (CanLII) [Bangloy], au par. 210).

[219] Par ailleurs, dans la décision Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2013 CF 113 (CanLII), conf. par 2014 CAF 110 (CanLII), au paragraphe 155, la Cour fédérale a déclaré ce qui suit au sujet du paragraphe 53(3) :

Il s’agit d’une disposition punitive visant à dissuader ou à décourager ceux qui se livrent de façon délibérée à des actes discriminatoires. […] On entend par « acte inconsidéré » celui qui témoigne d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences et d’une manière d’agir téméraire ou insouciante.

[220] Si le Tribunal conclut que l’intimée « a agi sans se soucier des conséquences » de ses actes, il peut accorder des dommages‑intérêts en vertu de ce paragraphe (Warman c. Winnicki, 2006 TCDP 20 (CanLII), au par. 174). Plus les actes d’un intimé sont graves, plus l’indemnité doit être élevée (Bangloy, par. 211).

[221] L’intimée soutient qu’aucune preuve n’a été fournie au Tribunal à l’appui d’une demande d’indemnité en vertu du paragraphe 53(3). Elle souligne qu’elle avait en place une politique sur le harcèlement, et que les plaintes ont été prises au sérieux et ont fait l’objet d’une enquête.

[222] L’intimée s’était certes dotée d’une politique sur un milieu de travail sans harcèlement qui était assortie de lignes directrices exhaustives sur les plaintes et les enquêtes, mais la preuve démontre que M.P. n’a pas véritablement suivi la Politique lorsqu’il a traité les plaintes de discrimination de la plaignante. Comme je l’ai constaté, l’enquête n’a pas été menée de façon raisonnable. Même si la discrimination signalée par la plaignante en l’espèce n’offrait pas le pire exemple de harcèlement, dans le cas qui nous occupe, où la plaignante était l’une des très rares femmes dans le milieu de travail et s’était plainte d’une discrimination fondée sur le sexe exercée par des collègues, l’intimée avait l’obligation de prendre les plaintes au sérieux et d’enquêter sur elles conformément à sa Politique.

[223] Je ne suis pas convaincue, d’après la preuve et les circonstances de l’affaire, que l’intimée ait eu l’intention de commettre contre la plaignante un acte discriminatoire délibéré. Cependant, je suis d’avis qu’elle a agi de façon inconsidérée, c’est-à-dire que sa conduite témoignait d’un mépris ou d’une indifférence à l’égard des conséquences de ses actes, ou en l’occurrence, de son défaut d’agir conformément à la Politique. Toutefois, la conduite de l’intimée n’était pas grave au point de justifier l’octroi d’une indemnité spéciale se situant à l’extrémité supérieure de la fourchette.

[224] J’estime qu’une indemnité de 5 000 $ est appropriée dans les circonstances de la présente affaire.

(iv) Ordonnance supplémentaire en vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP

[225] Bien que la plaignante n’ait pas expressément demandé l’octroi d’une réparation fondée sur l’alinéa 53(2)a), elle a insisté sur le fait qu’elle ne voulait pas que d’autres personnes subissent ce qu’elle-même a subi dans le milieu de travail, c’est‑à‑dire que leurs plaintes pour harcèlement ne soient pas prises au sérieux.

[226] Comme l’intimée l’a souligné dans ses observations finales, le Tribunal, dans la décision Hunt, a octroyé une réparation au titre de l’alinéa 53(2)a) selon les termes suivants :

[48] Afin d’éviter que le harcèlement comme celui qu’a subi Mme Hunt se reproduise à l’avenir, il est nécessaire de rendre une ordonnance enjoignant à l’intimée de prendre certaines mesures. Au minimum, il faudrait fournir à toutes les personnes travaillant pour l’intimée des renseignements (que ce soit sous la forme de politiques et procédures, ou simplement d’une déclaration par un représentant de l’entreprise) lesquels expliquent en quoi consiste le harcèlement et que le harcèlement ne sera pas toléré et lesquels présentent les procédures qui seront suivies en cas de harcèlement. Il va sans dire que de tels renseignements ne préviennent efficacement le harcèlement que s’ils sont entièrement compris par toutes les personnes au travail. Dans ce but, des séances d’information ou des programmes de sensibilisation sont utiles pour transmettre aux employés, aux superviseurs et aux directeurs de l’entreprise les connaissances nécessaires pour que les politiques de prévention du harcèlement fonctionnent.

[227] Afin d’empêcher les actes discriminatoires de la nature de ceux dont avait été victime la plaignante dans cette affaire, le Tribunal, dans la décision Hunt, avait ordonné à l’intimée de soumettre à la Commission pour examen toute politique ou procédure en matière de harcèlement sexuel ou, si elle n’en avait pas, d’en élaborer certaines en consultation avec la Commission. Le Tribunal avait également ordonné à l’intimée d’offrir à ses employés, administrateurs et dirigeants une formation destinée à « les sensibiliser à la question du harcèlement sexuel » et élaborée en consultation avec la Commission (au par. 49).

[228] Je remarque que la société intimée, dans l’affaire Hunt, était de fort petite taille comparativement au CN, une très grande société qui compte des services des Ressources humaines partout au pays. Le CN a déjà une politique contre le harcèlement, quoiqu’aucune preuve n’ait été présentée au Tribunal qui indiquerait de quelle façon l’intimée procède pour informer ses employés et ses gestionnaires de l’existence de ce document, et s’ils reçoivent une formation sur les manières de s’y conformer.

[229] Un véritable engagement envers la diversité consisterait à faire en sorte que tous les stagiaires et les employés se sentent en sécurité dans le milieu de travail. Par conséquent, j’ordonne que le CN s’assure, dans les six mois suivant la date de la présente décision, et de la manière déterminée par son service des Ressources humaines, que soient fournis à tous les employés en milieu de travail des renseignements qui leur expliquent en quoi consiste le harcèlement, et qui les informent que le harcèlement ne sera pas toléré et qu’il existe des politiques et des procédures qui seront suivies en cas de harcèlement. Je suis certaine que les professionnels des ressources humaines du CN sont les mieux outillés pour déterminer la façon la plus appropriée de rappeler aux employés et aux membres de la direction les politiques de la société en matière de droits de la personne. Le CN n’est pas tenu de collaborer avec la Commission aux fins de l’exécution de la présente ordonnance.

VIII. Ordonnances

[230] Ayant conclu que la plainte de R.L. est en partie fondée, le Tribunal ordonne :

  • les noms de tous les témoins qui ont comparu à l’audience relative à la présente plainte, y compris le nom de la plaignante, doivent être rendus anonymes ̶ tous seront désignés par leurs initiales dans la présente décision;
  • le rapport psychologique concernant la plaignante présenté à l’audience à titre de pièce C-13 doit être mis sous scellés et ne pas être communiqué en cas de demande d’accès au dossier officiel;
  • dans les six mois suivant la date de la présente décision, et de la manière déterminée par son service des Ressources humaines, le CN doit fournir à tous les employés en milieu de travail des renseignements qui leur expliquent en quoi consiste le harcèlement, et qui les informent que le harcèlement ne sera pas toléré et qu’il existe des politiques et des procédures qui seront suivies en cas de harcèlement;
  • le CN doit verser à la plaignante une indemnité d’un montant de 10 000 $ au titre du préjudice moral;
  • le CN doit verser à la plaignante une indemnité spéciale d’un montant de 5 000 $;
  • des intérêts simples devront être payés sur les indemnités accordées, et seront calculés selon le taux d’escompte annuel moyen établi par la Banque du Canada, conformément au paragraphe 53(4) de la LCDP et au paragraphe 9(12) des Règles de procédure du Tribunal (03‑05‑04). Les intérêts courront du 31 octobre 2014 jusqu’à la date du versement des indemnités.

Signée par

Colleen Harrington

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 3 septembre 2021


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T2265/2018

Intitulé de la cause : R.L. c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada

Date de la décision du Tribunal : Le 3 septembre 2021

Dates et lieu de l’audience : Du 23 au 27 novembre et du 30 novembre au 4 décembre 2020

Par vidéoconférence

Comparutions :

R.L., pour elle même

Matthew Sveinson, avocat pour l'intimée

Tomasz Cerazy , stagiaire en droit pour l'intimée

 

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