Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2021 TCDP 37

Date : le 18 octobre 2021

Numéro du dossier : T1810/4012

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Première Nation des Mississaugas de New Credit

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Procureur général du Canada

l'intimé

Décision sur requête

Membre : Edward P. Lustig

 



I. CONTEXTE

[1] Dans la lettre que j’ai fait parvenir aux parties le 6 octobre 2021, après avoir instruit virtuellement une requête en divulgation le 24 septembre 2021, j’ordonne à l’intimé de divulguer sans délai aux parties une copie complète et non caviardée de la feuille de calcul Excel contenant le modèle de financement provisoire (le « MFP ») applicable à l’Ontario utilisé par l’intimé. Cette directive fait suite à la demande conjointe de la plaignante et de la Commission exposée dans la lettre que l’avocat de la plaignante m’a envoyée en date du 3 septembre 2021, et dont une copie a été jointe à ma lettre aux parties. Dans ma lettre, je faisais également savoir aux parties que des motifs écrits suivraient. Les motifs de ma décision sont donc énoncés dans les paragraphes suivants.

[2] La copie caviardée de la feuille de calcul Excel contenant le MFP qui faisait l’objet de la requête en divulgation avait été transmise aux parties par l’intimé le 29 juillet 2021 après avoir expurgé des données relatives à chacune des écoles. Ce document ne sera pas annexé à la présente décision sur requête en raison de sa taille et de son format, mais il peut être obtenu sur demande.

[3] Un résumé du contexte de la présente affaire figure aux paragraphes 3 à 6 de la décision sur requête 2021 TCDP 31 que j’ai rendue récemment.

II. QUESTION EN LITIGE

[4] En l’espèce, la seule question en litige est celle de savoir si les données relatives aux années 2021 et 2022 qui ont été expurgées de la feuille de calcul contenant le MFP sont potentiellement pertinentes, ne sont pas visées par un privilège et doivent donc être divulguées.

III. CADRE JURIDIQUE

[5] Les parties ont déposé un recueil conjoint des textes à l’appui qui renvoie, avec exactitude, à diverses sources relativement à la divulgation de documents potentiellement pertinents. Ce cahier énonce ce qui suit :

[traduction]

  1. Chaque partie a droit à la divulgation de tous les documents potentiellement pertinents en la possession de la partie adverse. Bien que le critère de la pertinence potentielle soit peu exigeant, il incombe à la partie requérante de prouver qu’il existe un lien entre les questions à démontrer et les documents demandés. Les demandes de documents doivent contenir une description suffisamment précise des documents demandés, mais cette description ne doit pas être trop large ni trop générale.

Egan c. Agence du revenu du Canada, 2017 TCDP 33, au par. 31 (CanLII).

Guay c. Canada (Gendarmerie royale), 2004 TCDP 34, aux par. 40, 42 [CanLII]

T.P. c. Forces armées canadiennes, 2019 TCDP 19, au par. 36 (CanLII)

  1. Dans la décision Brickner c. la Gendarmerie royale du Canada, le Tribunal a énoncé ainsi les principes clés relatifs au critère applicable à la divulgation :

« [5] Pour décider de la divulgation des renseignements, le Tribunal doit déterminer la pertinence des éléments d’information en cause (voir Warman c. Bahr, 2006 TCDP 18, au paragraphe 6). Cette norme vise à « empêcher qu’on se lance dans des demandes de production "qui reposent sur la conjecture et qui sont fantaisistes, perturbatrices, mal fondées, obstructionnistes et dilatoires" » (voir Day c. Ministère de la Défense nationale et Hortie, décision no 3, 2002/12/06). Cela garantit également le caractère probant des éléments de preuve.

[6] Il ne s’agit pas d’une norme particulièrement élevée à satisfaire pour la partie requérante. S’il existe un lien rationnel entre un document et les faits, les questions ou les formes de redressement mentionnés par les parties en cause, les renseignements devraient être divulgués conformément aux articles 6(1)d) et 6(1)e) des Règles de procédure du Tribunal (03-05-04) (Règles) (voir Guay c. Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2004 TCDP 34, au paragraphe 42 (Guay); Rai c. Gendarmerie royale du Canada, 2013 TCDP 6, au paragraphe 28; et Seeley c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2013 TCDP 18, au paragraphe 6 (Seeley)).

[7] Toutefois, la demande de divulgation ne doit pas être spéculative ou équivaloir à une “partie de pêche” (voir Guay, au paragraphe 43). Les documents demandés devraient être décrits de manière suffisamment précise. Le Tribunal est d’avis que dans la recherche de la vérité, et malgré la pertinence probable des éléments de preuve, le Tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire de rejeter une demande de divulgation, dans la mesure où les exigences de la justice naturelle et les Règles sont respectées, afin d’assurer l’instruction informelle et expéditive de la plainte (voir Gil c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8407 (CF), au paragraphe 13; voir également l’article 48.9(1) de la Loi).

[8] Le Tribunal a déjà reconnu dans ses décisions antérieures qu’il peut refuser d’ordonner la divulgation d’éléments de preuve lorsque la valeur probante de ces éléments de preuve ne l’emporte pas sur leur effet préjudiciable sur l’instance. Le Tribunal doit notamment faire preuve de prudence avant d’ordonner une perquisition lorsque cela obligerait une partie ou une personne étrangère au litige à se soumettre à une recherche onéreuse et fort étendue de documentation, surtout lorsque le fait d’ordonner la divulgation risquerait d’entraîner un retard important dans l’instruction de la plainte ou lorsque les documents ne se rapportent qu’à une question secondaire plutôt qu’aux principales questions en litige (voir Yaffa c. Air Canada, 2014 TCDP 22, au paragraphe 4; Seeley, au paragraphe 7; voir aussi R. c. Seaboyer [1991] 2 R.C.S. 577, aux pages 609 à 611). »

Brickner c. la Gendarmerie royale du Canada, 2017 TCDP 28 (CanLII).

  1. Dans la décision Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier c. Bell Canada, le Tribunal a examiné la portion d’un arrêt de la Cour suprême du Canada intitulée « L’exigence de la pertinence » et a déclaré ce qui suit :

[…] À l’égard de la question de la pertinence, la Cour suprême a mentionné qu’un défendeur doit démontrer non pas que la preuve est pertinente au sens traditionnel du mot, mais que la divulgation du document sera utile, est appropriée, est susceptible de faire progresser le débat et repose sur un objectif acceptable qu’il cherche à atteindre dans le dossier, et que le document se rapporte au litige [numéro de paragraphe omis].

Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier c. Bell Canada, 2005 TCDP 34, au par. 11 (CanLII), citant Clegg c. Smith & Nephew Inc., 2005 CSC 31, au par. 23.

  1. Dans la décision Dominique (de la part des Pekuakamiulnuatsh) c. Sécurité publique Canada, le Tribunal a statué que la partie requérante doit démontrer que les documents demandés sont pertinents même dans les cas où des questions de discrimination systémique sont soulevées.

Dominique (de la part des Pekuakamiulnuatsh) c. Sécurité publique Canada, 2019 TCDP 21 (CanLII).

[6] L’intimé et la plaignante ont également invoqué les affaires suivantes, qui portent sur le privilège de non‑divulgation des documents lorsque des questions de protection de la vie privée d’une tierce partie et une immunité d’intérêt public sont invoquées : T.P c. Forces armées canadiennes, 2019 TCDP 14; Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637.

[7] Le Tribunal a déjà reconnu le droit à la vie privée de tierces parties à une instance et a protégé ce droit de diverses façons. Bien qu’il soit difficile d’établir de manière générale comment et quand ce droit peut être invoqué, si les questions ou les éléments de preuve soulevés lors d’une instruction du Tribunal font intervenir ou mettent en péril sérieusement le droit à la vie privée d’une tierce partie, il est dans l’intérêt public de veiller à ce que l’on prenne ce droit en considération et qu’on le protège, le cas échéant. Cela pourrait inclure, notamment, les mesures prises en vertu du pouvoir conféré par la common law au Tribunal sur ses propres procédures, ou l’article 52 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le poids à accorder aux droits des tierces parties doit être contextuel et propre à l’affaire en question.

Clegg c. Air Canada, 2019 TCDP 4 (CanLII) aux par. 75, 77, 78 et 79.

[8] Par ailleurs, la common law reconnaît que, dans certaines circonstances particulières, les gouvernements peuvent revendiquer l’immunité pour ne pas divulguer certains documents au motif que leur divulgation serait préjudiciable à un intérêt public déterminé; par exemple, l’intérêt public qu’il y a à protéger le pays d’un préjudice à la sécurité nationale susceptible d’être causé par la divulgation d’un secret d’État, ou encore d’un préjudice au processus d’élaboration de politiques ou au processus décisionnel du gouvernement. De telles revendications d’immunité peuvent toutefois donner lieu à des conflits entre différents intérêts publics qui doivent être soupesés par le décideur au cas par cas. À tout coup, la question à trancher est alors celle de savoir si l’intérêt public dans l’administration de la justice, qui favorise l’accès complet des parties à un litige à tous les renseignements potentiellement pertinents afin qu’elles connaissent la cause qu’elles doivent faire valoir, l’emporte sur les préoccupations que peut avoir le gouvernement selon lesquelles la divulgation de ces renseignements porterait préjudice à la sécurité du public ou à un autre intérêt public en raison de leur caractère délicat. Pour trancher cette question, les tribunaux s’appuient sur différents facteurs que l’on appelle les [traduction] « facteurs de l’arrêt Carey ».

T.P. c. Forces armées canadiennes, 2019 TCDP 14 (CanLII) aux par. 62‑81.

[9] Bien que l’immunité d’intérêt public puisse être soulevée par n’importe laquelle des parties ou par le tribunal de révision lui‑même, c’est au gouvernement qu’il incombe d’établir qu’un document est visé par cette immunité et qu’il ne devrait donc pas être divulgué. Le gouvernement doit présenter un affidavit détaillé pour appuyer sa prétention relative à l’immunité d’intérêt public. Cet affidavit doit être le plus clair et le plus utile possible et contenir suffisamment de détails concernant les points de politique précis et l’intérêt public que l’on cherche à protéger en ne divulguant pas les documents.

Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20 (CanLII) au par. 102; Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637 (CanLII) au par. 40 (Carey).

IV. RÉSUMÉ DE LA POSITION DES PARTIES

A. Position de la plaignante

[10] La plaignante prétend que la feuille de calcul Excel contenant le MFP où des données ont été expurgées est potentiellement pertinente et n’est pas protégée contre la divulgation puisqu’aucun privilège n’a été revendiqué à l’égard de ce document. Elle fait valoir qu’elle demande seulement que l’intimé lui fournisse cette feuille de calcul, qui est simple à produire; et qu’elle ne se livre pas ainsi à une partie de pêchee en vue d’obtenir de nombreux documents.

[11] La plaignante soutient que la question centrale dans la présente affaire est le MFP, sur lequel repose l’ensemble du dossier. Selon elle, il est essentiel d’avoir accès aux données expurgées de la feuille de calcul Excel pour pouvoir déterminer s’il y a discrimination en l’espèce, car c’est de cette feuille de calcul et du modèle qu’elle contient dont on se sert pour calculer le financement des services d’éducation en Ontario. Or sans ces données, il est impossible d’effectuer les calculs nécessaires. Par conséquent, la plaignante affirme que la copie complète et non caviardée du document contenant les données relatives aux inscriptions dans les écoles des Premières Nations et à l’emplacement de ces écoles, qui ont été expurgées de la feuille de calcul mise à sa disposition, satisfait non seulement au critère peu exigeant de la pertinence potentielle, mais est aussi le document le plus pertinent en la possession de l’intimé.

[12] Plus précisément, la plaignante allègue qu’il est impossible d’utiliser la feuille de calcul caviardée pour déterminer les incidences du modèle en question sur le financement qui peut être accordé à une école des Premières Nations, car certains types de subventions dépendent des sommes qui ont déjà été allouées à d’autres écoles. Elle demande donc une copie non caviardée du document afin de pouvoir pleinement comprendre les incidences de l’emplacement des écoles, du nombre d’élèves et des interdépendances au sein du modèle de financement. Un tel document lui permettra également d’estimer la valeur financière des présumées lacunes du modèle et de sa mise en œuvre. La plaignante a en outre déclaré qu’elle a essayé d’appliquer le modèle en utilisant des données hypothétiques, mais que l’exercice s’est avéré infructueux.

[13] La plaignante fait valoir que ni la Commission ni elle-même n’ont l’intention de rendre publics les renseignements qui leur seront divulgués sur chacune des Premières Nations. Néanmoins, la plaignante et la Commission conviennent que si les données demandées leur étaient divulguées, celles-ci seraient protégées par la règle de la présomption d’engagement. Qui plus est, elles s’engagent à ne pas déposer en preuve ces données sans avoir d’abord obtenu l’autorisation du Tribunal ainsi que toute ordonnance de confidentialité qu’il jugera indiquée.

[14] La plaignante prétend que le MFP ne respecte pas les normes de l’égalité réelle parce qu’il n’est pas fondé sur les besoins et qu’il ne tient donc pas compte du fait que les besoins des enfants vivant dans les réserves sont supérieurs à ceux des autres enfants, tout comme le sont les coûts associés à la prestation de services d’éducation dans les réserves. De plus, le MFP ne respecte même pas la norme de comparaison la moins stricte, car les Premières Nations sont désavantagées par les hypothèses utilisées pour appliquer le modèle à des Premières Nations individuelles, alors que celui-ci avait initialement été conçu pour des commissions scolaires provinciales. La plaignante soutient que le modèle ne peut fonctionner sans les données expurgées, parce qu’il est impossible alors d’en comprendre le fonctionnement; d’ajuster les variables utilisées; de confirmer l’exactitude des données; et même de procéder à une vérification pour relever tout problème, le cas échéant, et déterminer si les résultats obtenus cadrent avec la réalité.

[15] La plaignante affirme que le refus de divulguer les données demandées parce qu’elles contiennent des renseignements concernant des Premières Nations qui ne sont pas parties à la présente instance n’est pas un motif pour revendiquer un privilège. En effet, aucune des catégories de privilège, comme le secret professionnel de l’avocat, ne s’applique en l’espèce. Les données sur les Premières Nations demandées ne sont pas de nature délicate puisqu’elles concernent, par exemple, le nombre d’élèves par niveau et l’emplacement des écoles des Premières Nations. Il ne s’agit donc pas de renseignements personnels sur les élèves. La décision de principe en matière d’immunité d’intérêt public est l’arrêt Carey, mais, dans cette affaire, il était plutôt question de renseignements confidentiels du Cabinet. Quoi qu’il en soit, la plaignante et la Commission ont convenu de prendre les mesures mentionnées au paragraphe 17 ci‑dessus pour préserver la confidentialité des données.

B. Position de la Commission

[16] La Commission soutient que les données expurgées ont une valeur probante; elle ajoute que la demande de divulgation vise précisément à répondre à la question centrale dans la présente affaire et qu’elle n’a pas une portée assez vaste pour qu’il soit préjudiciable à l’intimé d’accéder à cette demande.

[17] L’allégation de mise en œuvre discriminatoire du MFP en Ontario est au cœur de la présente affaire. Il est donc essentiel d’obtenir la feuille de calcul Excel utilisée pour effectuer les calculs relatifs au modèle de financement afin de savoir si l’application du modèle a donné lieu à de la discrimination. Selon la Commission, la feuille de calcul produite par l’intimé où les données sur les écoles des Premières Nations ont été expurgées est très peu utile.

[18] En raison de l’interdépendance des diverses données, les résultats des calculs ne seront pas exacts si on utilise la feuille de calcul caviardée. Par conséquent, il ne sera pas possible de déterminer comment ou si le modèle de financement répond aux normes de comparaison, est fondé sur les besoins et satisfait aux normes de l’égalité réelle. Les parties devront donc croire sur parole l’intimé lorsqu’il affirme que ces facteurs ont été pris en compte et elles ne pourront pas vérifier que tel est le cas.

[19] La Commission fait valoir que même si le Programme d’éducation spécialisée à coûts élevés (PESCE) compense les manques de fonds, le MFP sera encore utilisé pour calculer le financement à accorder. De plus, dans les cas où des ententes régionales en matière d’éducation ont été conclues, ces ententes sont encore fondées sur le MFP. Les calculs figurant dans la feuille de calcul doivent donc être analysés pour savoir si le PESCE permet de remédier adéquatement aux manques à gagner découlant du MFP, qui serait appliqué de manière discriminatoire. Or, cette analyse ne peut être effectuée si l’intimé ne produit pas les données qui ont été expurgées de la feuille de calcul.

C. Position de l’intimé

[20] L’intimé affirme que les renseignements demandés ne sont pas pertinents. Selon lui, le Tribunal devrait examiner principalement l’incidence de l’application du modèle sur la Première Nation des Mississaugas de New Credit ainsi que ses répercussions systémiques sur les autres Premières Nations. D’ailleurs, les données sur la Première Nation des Mississaugas de New Credit ont été divulguées, de même que des données agrégées visant à répondre à l’allégation de discrimination systémique. Pour ce qui est de l’argument selon lequel la formule ne peut être exécutée sans les données demandées, l’intimé soutient qu’elle peut l’être en tant que simulation. Les résultats issus de cette simulation ne permettraient certes pas de connaître le montant réel des fonds octroyés à la Première Nation des Mississaugas de New Credit ou à d’autres Premières Nations, mais, d’après l’intimé, cette information n’est pas nécessaire puisque les données sur la Première Nation des Mississaugas de New Credit et des données agrégées ont déjà été divulguées. L’exécution du modèle à l’aide des données demandées permettrait en effet de connaître le montant des fonds alloués aux communautés qui ne sont pas parties à la présente instance, mais il ne s’agit pas de l’objet de la présente instruction.

[21] L’intimé prétend qu’il ne veut pas faire obstacle à l’examen de la question de savoir si la mise en œuvre du modèle de financement est discriminatoire, comme l’allègue la plaignante. Il a déjà fourni de nombreux renseignements aux parties. La feuille de calcul telle qu’elle a été produite contient tout de même les formules ou les calculs mathématiques permettant de comprendre comment les allocations de fonds sont établies dans le cadre du modèle. Qui plus est, l’intimé a présenté un guide explicatif décrivant le fonctionnement de chaque élément du modèle et la façon dont les allocations de fonds sont établies. De plus, l’intimé a répondu à des questions sur la façon d’appliquer le modèle, et il est prêt à continuer de le faire.

[22] L’intimé fait valoir qu’il a également produit une grande quantité de données agrégées sur le financement de l’éducation en Ontario de façon générale relativement aux demandes de financement au titre de chaque composante du modèle, dont le financement par élève dans l’ensemble de la province, et qu’il a aussi présenté des données agrégées concernant les autorités scolaires des Premières Nations.

[23] L’intimé refuse de fournir des données au sujet des communautés des Premières Nations qui ne sont pas parties à la présente instance et qui n’ont pas approuvé l’utilisation de données les concernant. Le Canada prend la question au sérieux, car son expérience lui a appris que les communautés des Premières Nations ne veulent pas qu’il divulgue des renseignements confidentiels de nature délicate à leur sujet. Par conséquent, comme la plaignante ne représente pas les autres communautés des Premières Nations de l’Ontario qui ne sont pas parties à la présente instance et pour lesquelles des données sont demandées, ces données ne se rapportent pas à la plainte en l’espèce, n’ont aucune valeur probante et ne sont donc pas pertinentes.

[24] L’intimé soutient par ailleurs qu’il ne s’agit pas, en l’espèce, d’examiner la situation et les besoins des autres Premières Nations qui ne sont pas parties à l’instance et qui ne peuvent pas présenter leur position, mais plutôt d’examiner l’incidence du modèle sur la plaignante. Les données agrégées permettent quant à elles d’examiner les répercussions systémiques générales du modèle.

[25] La formule peut être exécutée pour simuler des résultats, mais elle ne permet pas de connaître le montant des fonds qui sont bel et bien alloués aux autres Premières Nations ou à la plaignante. Il est inutile de divulguer les données sur la plaignante, car elles ont déjà été produites par l’intimé en réponse à la plainte de la plaignante. De plus, le fait de produire les données demandées en ce qui a trait aux sommes octroyées aux communautés des Premières Nations non parties à la présente instance est dénué de valeur probante et de pertinence.

[26] L’intimé a également revendiqué l’immunité d’intérêt public à l’égard des données réclamées. Selon lui, une fois que l’on a mis en équilibre, d’une part, l’intérêt public qu’il y a à divulguer les renseignements à la plaignante et à la Commission pour les aider à comprendre les questions en litige, et d’autre part, la protection de la confidentialité des renseignements de nature délicate au sujet des Premières Nations non parties à l’instance, il s’avère que la nécessité de préserver la confidentialité de ces données l’emporte nettement sur la valeur probante qu’elles revêtent, le cas échéant.

V. ANALYSE

[27] En l’espèce, les parties conviennent que la question centrale consiste maintenant à déterminer si le MFP mis en œuvre en Ontario donne lieu à de la discrimination dans l’allocation de fonds à la plaignante. Elles conviennent également que la feuille de calcul en litige est utilisée pour exécuter le MFP, et que les données qui y sont saisies sont donc essentielles pour connaître le montant des fonds attribués aux Premières Nations de l’Ontario.

[28] Par conséquent, il me semble, à première vue, que les données expurgées par l’intimé en ce qui a trait notamment aux inscriptions dans les écoles des Premières Nations et à l’emplacement de ces écoles dans la province permettraient à la plaignante de savoir si le financement qui lui est alloué est insuffisant d’une manière qui peut être qualifiée de discriminatoire. Qui plus est, ces données devraient être divulguées, car elles satisfont au critère peu exigeant de la pertinence potentielle, lequel, selon les parties, est la norme de divulgation qu’il convient d’appliquer.

[29] Cela dit, à la lumière des renseignements qui m’ont été présentés, il m’est très difficile pour l’instant d’interpréter la feuille de calcul caviardée ne contenant pas les données demandées et de bien comprendre la valeur probante qu’elle revêt au bout du compte. Même si je disposais de données telles que les inscriptions dans les écoles et l’emplacement des écoles, je ne sais pas encore exactement quels sont les programmes et les méthodes qui doivent être utilisés pour appliquer la feuille de calcul dans le contexte de la présente instance. Il se peut qu’après un examen plus approfondi, je conclue que les données demandées sont utiles — comme le prétendent la plaignante et la Commission — ou que je conclue qu’elles ne sont ni utiles ni nécessaires, et qu’elles pourraient être mal interprétées par la plaignante et la Commission si elles sont utilisées aux fins de l’exécution du modèle, comme l’affirme l’intimé. Bien que je n’aie acquis aucune certitude à cette étape‑ci de l’instance, compte tenu des renseignements qui ont été fournis jusqu’à maintenant et de l’importance du MFP dans la présente affaire, j’estime qu’il existe un lien rationnel entre la feuille de calcul non caviardée et les questions soulevées en l’espèce. Je suis également d’avis que ce document pourrait être utile dans la recherche de la vérité quant à savoir si la discrimination alléguée a bien eu lieu.

[30] Si, après une analyse plus poussée, je conclus que les données demandées ne sont pas utiles, les parties qui en ont fait la demande devront revenir sur la question à une étape ultérieure de l’instance. En définitive, si les données demandées sont déposées en preuve à l’audience et sont contestées par l’intimé, je devrai alors me prononcer sur leur admissibilité, leur pertinence et le poids à leur accorder, le cas échéant. Je suis d’avis qu’à ce stade préliminaire de l’instance, la plaignante et la Commission ont apporté une preuve suffisante pour satisfaire au critère peu exigeant de la pertinence potentielle.

[31] En outre, je ne vois aucune raison d’expurger les données sur la base d’un quelconque argument juridique quant à l’existence d’un privilège. L’intimé n’a aucunement établi qu’aux yeux des communautés des Premières Nations pour lesquelles la plaignante et la Commission demandent des données, il s’agit de renseignements confidentiels ou de nature délicate. Qui plus est, comme ces données concernent par exemple les inscriptions dans les écoles et l’emplacement des écoles des Premières Nations, je doute de l’existence de telles préoccupations en matière de confidentialité. De plus, il n’existe aucune autre raison de penser que ces données sont visées par l’immunité d’intérêt public, car elles ne constituent pas des renseignements confidentiels du Cabinet, et leur divulgation ne risque pas de causer un préjudice à la sécurité nationale ni de nuire au processus d’élaboration de politiques ou au processus décisionnel du gouvernement. Par ailleurs, les engagements implicites et directs de la plaignante et de la Commission quant à la préservation de la confidentialité de ces données, ainsi que les ordonnances de confidentialité qui pourraient être rendues, écartent tout risque que ce type de préjudice soit causé.

[32] Après avoir mis en équilibre l’intérêt public relatif à la divulgation des données expurgées — pour qu’elles puissent être utilisées aux fins de l’exécution du modèle, et ainsi peut‑être aider à découvrir la vérité en l’espèce — et le refus de divulguer cette information en raison d’un préjudice qui pourrait être causé aux communautés des Premières Nations non parties à la présente instance, je conclus que le besoin d’obtenir la divulgation de ces données potentiellement pertinentes l’emporte sur celui de refuser leur divulgation. Par conséquent, j’ordonne que les données relatives aux années de financement 2020‑2021 et 2021‑2022 soient divulguées sans délai aux parties.

Signée par

Edward P. Lustig

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 18 octobre 2021

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du Tribunal : T1810/4012

Intitulé de la cause : Première Nation des Mississaugas de New Credit c. Procureur général du Canada

Date de la décision sur requête du Tribunal : Le 18 octobre 2021

Date et lieu de l’audience : Le 24 septembre 2021, par vidéoconférence sur la plateforme Zoom

Comparutions :

Kent Elson, pour la plaignante

Sheila Osborne-Brown , Jessica Walsh et Sonia Beauchamp, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Dan Luxat et Sophia Gabbani, pour l'intimé

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